Claudel, Paul Louis Charles Marie
# | Year | Text | Linked Data |
---|---|---|---|
1 | 1889 |
Paul Claudel avait eu son premier contact avec l'Asie à l'Exposition [universelle à Paris]. Er schreibt : « J'ai été en contact avec le théâtre chinois pour la première fois à l'Exposition de 1889. » Gilbert Gadoffre : Exposition, théâtre, musique, restaurants, telles sont les premières découvertes chinoises de Claudel, découvertes de touriste, sans aucune intention d’approfondissement. Il lui a suffi d'avoir vu. Sa curiosité ne va pas jusqu'aux livres. Tout au plus a-t-il feuilleté deux recueils d'adaptations assez lâches, les Poèmes de Chine d'Emile Blémont [ID D21856] et Le livre de jade de Judith Gautier [ID D12659]. |
|
2 | 1895 | Paul Claudel kommt in Shanghai an. |
|
3 | 1895-1955 |
Paul Claudel : Quellen 1895-1955 Diverse Rapporte und Zeitungsartikel Blémont, Emil. Poèmes de Chine [ID D21856]. Brenier, Henri Cheu king. Trad. de Séraphin Couvreur [Shi jing]. [ID D2588]. Dao de jing Edkins, Joseph. Religion in China [ID D2381]. Gaultier, Judith. Le livre de jade [ID D12659]. Harlez, Charles [Joseph] de. Religions de la Chine [ID D2527]. Hoang, Pierre. Mélanges sur l'administration [ID D7635]. Hoang, Pierre. Notions techniques sur la propriété en Chine [ID D6887]. Huc, Evariste Régis. L'empire chinois [ID D2142]. Jamieson, James William. Land Taxation in the province of Honan Julien, Stanislas Korigan, Pol = Korrigan, P. La Couperie, Terrien de Morse, Hosea Ballou. The gilds of China, with an account of the gild merchant or Co-hong of Canton [ID D10009]. Morse, Hosea Ballou. The trade and administration of the Chinese empire [ID D10003]. Parker, Edward Harper. China, her history, diplomacy and commerce [ID D21911]. Pelliot, Paul Prémare, Joseph Henri-Marie de. Notitia linguae sinicae [ID D1815]. Prémare, Joseph Henri-Marie de. Vestiges des principaux dogmes chrétiens [ID D2382]. Richthofen, Ferdinand von Rêve d'une nuit d'hiver. Trad. par Tsen Tsongming [ID D21973]. Simon, G. Eugène. La cité chinoise [ID D2437]. Smith, Arthur Henderson. Chinese characteristics [ID D2512]. Pu, Songling. Liao zhai zhi yi. Wieger, Léon Yi jing Zi, Etienne. Pratique des examens littéraires en Chine [ID D21909]. |
|
4 | 1895-1955 |
Paul Claudel allgemein 1895-1955. Yvan Daniel : L'exotisme « chinois » claudélien n'est ni un exotisme de pacotille ni une croisade assimilant par force l'Asie au monde catholique. Dans toutes les oeuvres de la période, et même, singulièrement, dans Le Repos du. septième jour, les spécificités authentiques de la culture chinoise - au moins telle qu'elle était comprise à l'époque - sont présentes, et l'effort fourni pour les comprendre est partout visible. Cette volonté de comprendre prend forme dans deux mouvements : le premier consiste à adopter poétiquement le point de vue du Chinois, le second à approfondir l'observation à force de définitions et d'analyses. Voyageur, visiteur, marcheur, spectateur, habitant, poète, dramaturge, diplomate, infatigable lecteur... la multiplication des points de vue et des approches conduit à la production de textes de types différents : rapports consulaires, poésies, drame, études et conférences. Tous les domaines sont alors abordés et liés : économie, histoire, géographie, droit, finance, religion, ethnologie, science, zoologie... Cette multiplication permet, lorsqu'on en considère dans le même temps les différentes parties, de prendre la mesure de la vision holistique claudélienne. Les Cinq Grandes Odes sont en ce sens le moment d'un tournant important, elles contiennent en effet la justification du désir d'unité dans la récapitulation poétique, qui apparaissait déjà implicitement dans certains poèmes antérieurs. Le statut de l'étranger, dans ces conditions, est à la fois magnifié et mis en péril : l'exotisme claudélien est paradoxal. D'une part, l'empire du Milieu est l'objet de tout l'intérêt de l'auteur qui l'habite poétiquement et n'hésite pas à adopter son point de vue pour le mieux comprendre, d'autre part, il est profondément relié à l'« univers indéchirable » et soumis au regard globalisant du poète. L'intérêt porté à la Chine va parfois jusqu'à la fascination mais ne peut bien sûr pas être considéré séparément de la foi catholique de l'auteur, et le rêve de l'unité spirituelle de l'humanité n'est pas séparable du désir de la conversion universelle. De ces ambiguïtés naîtront certaines tensions contradictoires que nous étudierons. Les fonctions diplomatiques de Claudel sont : Economie, échanges commerciaux, statistiques, analyses, développement des transports, négociation du chemin de fer Beijing-Hankou, l'influence militaire et l'arsenal de Fuzhou, le système politique et le fonctionnement de la société. Claudel ignore le chinois mais les observations qu'il fait sur le terrain sont complétées par les échanges qu'il peut avoir avec les religieux présents sur place, évidemment for attentifs aux traditions loca.es. Les soirées au Consulat étaient occupées à discuter les coutumes religieuses des Chinois, aussi bien avec les Jésuites qu'avec les missionnaires appartenant à d'autre ordres. Les allusions aux différentes spritualités de l'Asie – hindouisme, bouddhisme, confucianisme, taoïsme – parcourent toute l'oeuvre claudélienne, de façon apparemment dispersée et décousue : on découvre au fil des textes des analyses, des comparisons, éventuellement des condamnations, mais aussi des analogies, des rapprochements, des condisérations syncrétiques qui peuvent a priori sembler étonnantes. Si l'on rapproche toutes ces allusions pour en faire la synthèse afin de saisir l'ensemble du point de vue claudélien, on est tout d'abord frappé par d'apparentes incohérences, mais elles finissent par se résoudre dans la perspective d'une singulière preparatio evangelica dédiée à l'Extrême-Orient. Gilbert Gadoffre : Pour un homme qui avait décidé d'aborder la Chine avec ses yeux, les arts plastiques posaient moins de problèmes et moins de pièges que la philologie. Du bouddhisme il côtoie les monastères et les ermites, les seuls, dans le Fujian, à pouvoir offrir une image de sa vie contemplative, qui croit avoir entendu l'appel du cloître ; mais pour peu qu'il ouvre un livre sur Bouddha ou qu'il prête l'oreille aux propos des missionnaires, il entrevoit dans la quête du Nirvâna un peu de cette complaisance au Néant des philosophes fin de siècle contre laquelle il avait réagi avec violence. Il est également très sensible à la poésie des cultes chinois, à l'omniprésence du sacré dans la ville et dans la campagne, à « ce sentiment partout du surnaturel, ces temples, ces tombeaux, ces humbles petits sanctuaires sous un arbre où le culte se compose d’une bauette d'encens et d’un morceau de papier ; tout cela m'était comestible ». Mais quand il se renseignait sur ces cultes, il ne pouvait que trouver à l'origine des croyances et des superstitions indiscutablement païennes. Aussi courait-il le double risque de fermer les yeux sur certaines incompatibilités, ou bien, en réagissant trop brutalement, d'atteindre dans ses fondements la notion même de surnaturel. Lucie Bernier : Après quatorze ans en Chine, Paul Claudel ne connaît pas la langue chinoise et n'a donc qu'une connaissance indirecte de la littérature et de la philosophie chinoise. A le lire, on s'aperçoit que l'appropriation des écrits de Laozi de de Zhuangzi dans son oeuvre exprime non seulement l'assimilation d’idées philosophiques vues à travers des traductions, principalement celles du Père Léon Wieger et de Stanislas Julien, mais aussi l'influence d'une littérature populaire chinoise à thème daoiste. La préoccupation de Claudel pour la philosophie daoiste se déroule en deux temps. La première phase consiste en ses premières années en Chine (1895-1909), interrompus par des séjours en France d'une durée respective d'un an en 1900 et 1905. La deuxième phase est marquée par son retour en Asie grâce à l'obtention d'un poste d’ambassadeur à Tokyo de 1922-1927. Ces années au Japon le ramènent dans le temps et peuvent être désignées dans ses écrits comme étant une période de réminiscences de la Chine. Converti au catholicisme depuis 1886, Claudel sera dans les années suivantes en proie à une crise existentielle et spirituelle qui le laisse dans l'incertitude. Vers les années 1890 qu'il 'découvrira' le dao. Il cherchera dans l'inconnu la confirmation de sa foi. Même si ces connaissances sur la philosophie daoiste sont très limitées, l'influence en est apparante dès la première version de La ville avec des images telles les associations père-ciel / mère-terre. Ces éléments daoistes sont empruntés au chapitre XX du Dao de jing. Claudel suit le courant européen et au Japon, il relit le Dao de jing tout en élargissant ses connaissances par la lecture dautres livres daoistes tel celui de Zhuangzi, Nan hua zhen jing. L^influence de ce livre inspire plusieurs écrits de Claudel dans lesquels apparaissent en filigrane les éléments reliés à Zhuangzi. Tout au long de sa vie, Claudel est convaincu de la supériorité de la religion chrétienne. Certes, il idéalise la Chine mais c^est justement parce qu'il se tourne vers son passé qu'il ne peut s'empêcher d'émettre certains commentaires défavorables sur l'état présent de la Chine et sa soi-disant inertie. |
|
5 | 1895 | Paul Claudel schreibt vor seiner Abreise nach China : « Quitter Paris, quitter ma famille, quitter enfin tout ce qui m'entourait : cela, j'en avais un désir extrêmement violent. » |
|
6 | 1895 | Claudel, Paul. Le cocotier. In : La nouvelle revue ; 15 sept. (1895). [Connaissance de l’Est ; ID D1653]. |
|
7 | 1895 |
Paul Claudel schreibt in der ersten Woche im Hotel in Shanghai : « Je suis tout seul, je n'ai plus de pays, plus de famille, je suis dans l'abandon le plus complet et l'avenir est incertain. Je suis dans un milieu complètement différent, beaucoup plus différent que ne l'était encore l'Amérique, et un avenir, un avenir redoutable pour moi m'attend, en même temps que le passé sombre derrière moi. » Gilbert Gadoffre : Les consulats étaient le centre de la vie de société, une société riche et brillante, qui dépasse les moyens de Claudel et lui fait remâcher son aversion pour la vie mondaine. |
|
8 | 1895 |
Briefe von Paul Claudel an Stéphane Mallarmé. « Me voici au milieu de mon papier sans vous avoir encore parlé de la Chine. J'y vis et je m'y plais, mais les pays tropicaux que j'ai vus à mon passage ont pour moi un charme que je ne puis oublier. La chaleur du paradis de la vie y est trop forte et la diarrhée qui prend au ventre ceux qui y séjournent trop est comme la dissolution de l'individu qui cède. La Chine est un pays ancien, vertigineux, inextricable. La vie n'y est pas atteinte par le mal moderne de l'esprit qui se consière lui-même, cherche le mieux et s'enseigne ses propres rêveries. Elle pullule, touffue, naïve, désordonnée, des profondes ressources de l'instinct et de la tradition. J'ai la civilisation moderne en horreur, et je m'y suis toujours senti étranger. Ici, au contraire, tout paraît naturel et normal. » « C’est déjà chose faite, et des esquisses de Pagode, Jardins, Ville la nuit sont déjà en chantier. » |
|
9 | 1895 |
Brief von Paul Claudel an Maurice Pottecher. "Quant à mes impressions de la Chine, je suis sorti encore trop peu pour en avoir de précises et de détaillées. Les deux plus vives sont, la première, celle de je ne sais quoi de laiteux et de matinal, qu'il y a ici dans la profonde et radieuse atmosphère et dont j'ai senti la première caresse à Singapour. La seconde est celle-ci : d'un peuple qui fait tout par lui-même et avec ses mains. Ceci me frappe beaucoup, me donne bien des idées nouvelles et en modifie bien d'autres que j'avais laissées se former en moi. Ce spectacle seul d'un peuple ayant éliminé tous ses auxiliaires animaux ou mécaniques me frappe depuis mon arrivée. Il y a, d'ailleurs, dans la ville chinois où je n'ai fait que passer, un pittoresque étourdissant." |
|
10 | 1895 |
Brief von Paul Claudel an Jules Renard. "Il n'y a rien de plus beau au monde que le théâtre chinois. Quand on a vu ça, on ne peut plus rien voir." |
|
11 | 1895-1899 | Paul Claudel ist Konsul des französischen Konsulats in Shanghai. |
|
12 | 1896 | Paul Claudel ist Konsul in Fuzhou (Fujian). |
|
13 | 1896 | Paul Claudel sieht sich ein kantonesisches Theaterstück an. Er schreibt darüber : „Je vois une tarte de têtes vivantes, un pavage de crânes et de faces rondes et jaunes, si dru qu'on ne voit pas les membres et les corps ; tous adhèrent, les coeurs du tas battant l'un contre l'autre. Cela oscille d'un seul mouvement. Dans ces grands rassemblements d'hommes que sont les célébrations folkloriques dépeintes dans 'Fête des morts le septième mois' et 'Le Jour de la Fête-de-tous-les fleuves', le Chinois est encore immergé dans la masse : on ne voit que mouvements de foule et actes rituels. Pas un visage humain, mais des barques bondées, des flûtes, des gongs, des pétards, des 'bras de cent pagayeurs nus'. Tout au plus aperçoit-on dans ce tumulte des formes humaines sous des robes de soir : Tout grouille, tout tremble d'une rive à l’autre de sampans et de bateaux, où les convives de soie pareils à de clairs bouquests boivent et jouent ; tout est lumière et tambour. Comme on nous avait montré au théâtre le drame s'agiter sous l'étoffe vivante de la foule, ici la fête a transformé ces hommes et ces femmes en acteurs anonymes d'un grand spectacle de mouvement. » |
|
14 | 1896 |
Brief von Paul Claudel an Stéphane Mallarmé. « J'ai trouvé dans le peuple chinois avec sa salubre horreur de tout changement le peuple selon mon coeur. La Chine devient le seul pays où un individu décent peut vivre sans souffrance. » |
|
15 | 1896 | Paul Claudel besichtigt den Konfuzius-Tempel in Fuzhou. Er schreibt in seine Agenda : "Promenade avec L.W. dans la ville chinoise. Pagode noire, pagode blanche. Temple de Confucius." |
|
16 | 1896 | Paul Claudel schreibt auf einem Blatt die Texte aus Kap. XI und V aus dem Dao de jing, die er vermutlich aus der englischen Übersetzhung von James Legge ins Französische übersetzt hat : "Les trente rais de la roue se réunissent en un seul essieu, mais c'est de la place vide que l'usage de la voiture dépend. On fait des vases avec de la terre, mais c'est leur vacuité qui constitue leur usage. Les portes et les fenêtres sont fabriquées pour faire l'appartement, mais c'est de la place vide que l'appartement est fait. L'espace qui est entre le Ciel et la Terre n'est-il pas comparable à un soufflet de forge ? Il se vide et ne s'épuise pas, et il envoie encore de l'air. Beaucoup de paroles épuisent la respiration. Garde ce qui est intérieur." |
|
17 | 1896 | Erster Sommeraufenthalt von Paul Claudel in Kuliang (Fuzhou), das ihn inspiriert. Er schreibt Vers la montagne und La mer supérieure. Nach dem Besuch des Temple de la fontaine murmurante schreibt er Le temple de la conscience. |
|
18 | 1896 |
Claudel, Paul. En Chine : Pagode. Ville la nuit. Jardins. In : La revue de Paris, 15 août (1896). Pagode « Je descends de la ricksha et un épouvantable mendiant marque le commencement de la route... Je vois la Pagode au loin entre les bosquets de bambous, et, prenant à travers champs, je coupe au court. La campagne est un vaste cimetière. Partout, des cercueils ; des monticules couverts de roseau flétris, et, dans l'herbe sèche, des rangées de petits pieux en pierre, des statues mitrées, des lions, indiquent les sépulture antiques. Les corporations, les riches, ont bâti des édifices entourés d'arbres et de haies. Je passe entre un hospice pour les animaux et un puits rempli de cadavres de petites filles dont leurs parents se sont débarrassés... Il faut d'abord parler de la Pagode proprement dite. Elle se compose de trois cours et de trois temples, flanqués de chapelles accessoires et de dépendances. Le lieu religieux ici n'enferme pas, comme en Europe, unique et clos, le mystère d'une foi et d'un dogme circonscrits. Sa fonction n'est pas de défendre contre les apparences extérieures l'absolu ; il établit un certain milieu, et, suspendu en quelque sorte du ciel, l'édifice mêle tout la nature à l'offrande qu'il constitute. Multiple, de plain-pied avec le sol, il exprime, par les relations d'élévation et de distance des trois arcs de triomphe ou temples qu'il lui consacre, l'Espace ; et Bouddha, prince de la Paix, y habite avec tous les dieux. L'architecture Chinoise supprime, pour ainsi dire, les murs ; elle amplifie et multiplie les toits, et, en exagérant les cornes qui se relèvent d'un élégant élan, elle en retourne vers le ciel le mouvement et la courbure ; il demeurent comme suspendus, et plus la fabrique du toit sera ample et chargée, plus, par sa lourdeur même... De chaque coté de la salle, deux à droite, deux à gauche, quatre colosses peints et vernis, aux jambes courtes, aux torses énormes, sont les quatre démons, les gardiens des quatre plages du ciel. Imberbes comme des enfants, l'un agite des serpents, un autre joue de la viole, un autre brandit un engin cylindrique pareil à un parasol fermé ou à un pétard. Je pénètre dans la seconde cour ; un grand brûle-parfums de fonte, tout couvert d'écriture, se dresse au milieu. Je suis en face du pavillon principal. Sur les arêtes du toit, des groupes de petits personnages coloriés se tiennent debout comme s'ils passaient d’un côté à l'autre ou montaient en conversant... La salle est haute et spacieuse, quatre ou cinq colosses dorés en occupent le fond. Le plus grand est assis au milieu sur un trône... Assis sur le lotus, ce sont les Bouddhas célestes, Avalokhita, Amitabha, le Bouddha et la lumière sans mesure, le Bouddha du Paradis de l'Ouest. A leurs pieds les bonzes accomplissent les rites... Quatre bonzes, juchés sur des escabeaux, médietent à l'intérieur de la porte... » Ville la nuit « ...Ce sont des ateliers de menuiserie, de gravue, des échoppes de tailleurs, de cordonniers et de marchands de fourure ; d'innombrables cuisines, d'où, derrière l'étalage des bols pleins de nouilles ou de bouillon, s'échappe un cri de friture ; des enfoncements noirs où l'on entend un enfant qui pleure ; parmi des empilements de cervueils, un feu de pipe ; une lampe, d'un jet latéral, éclaire d'étranges fouillis. Aux coins des rues, au tournant ces massifs petits ponts de pierre, derrière des barreaux de fer dans une niche, on distingue entre deux chandelles rouges des idoles naines... En marche ! Les rues deviennent de plus en plus misérables, nous longeons de hautes palissades de bambous, et, enfin, franchissant la porte du Sud, nous tournons vers l'Est. .. La cité est purement humaine. Les Chinois observent ceci d'analogue à un principe de ne pas employer un auxiliaire animal et mécanique à la tâche qui peut faire vivre un homme... Une fumerie d'opium, le marché aux prostituées, les derniers remplissent le cadre de mon souvenir. La fumerie est un vaste vaisseau, vide de toute la hauteur de ses deux étages qui superposent leurs terrasses intérieures. La demeure est remplie d'une fumée bleue, on aspire une odeur de marron brûlé... Je passe et j'emporte le souvenir d'une vie touffue, naïve, désordonnée, d'une cité à la fois ouverte et remplie, maison unique d'une famille multipliée. Maintenant, j'ai vu la ville d'autrefois, alors que libre de courants généraux l'homme habitait son essaim dans un désordre naïf. Et c'est, en effet, de tout le passé que j’eus l'éblouissement de sortir, quand, dans le tohu-bohu des brouettes et des chaises à porteur, au milieu des lépreux et des convulsionnaires franchissant la double poterne, je vis éclater les lampes électriques de la Concession. » Jardins « Il est trois heures et demie. Deuil blanc : le ciel est comme offusqué d'un ligne. L'air est humide et cru. J'entre dans la cité. Je cherche les jardins. Je marche dans un jus noir. Le long de la tranchée dont je suis le bord croulant, l'odeur est si forte qu'elle est comme explosive. Cela sent l'huile, l'ail, la graisse, la crasse, l'opium, l'urine, l'excrément et la tripaille. Chaussés d'épais cothurnes ou de sandales de paille, coiffés du long capuce du 'foumao' ou de la calotte de feutre, emmanchés de caleçons et de jambières de toile ou de soie, je marche au milieu de gens à l'air hilare et naïf. Le mur serpente et ondule, et sa crête, avec son arrangement de briques et de tuiles à jour, imite le dos et le corps d'un dragon qui rampe ; une façon, dans un flot de fumée qui boucle, de tête le termine. – C'est ici. Je heurte mystérieusement à une petite porte noire : on ouvre. Sous des toits suplumbants, je traverse une suite de vestibules et d’étroits corridors. Me voici dans le lieu étrange. C'est un jardin de pierres. Comme les anciens dessinateurs italiens et français, les Chinois ont compris qu'un jardin, du fait de sa clôture, devait se suffire à lui-même, se composer dans toutes ses parties. Ainsi la nature s'accommode particulièrement à notre esprit, et, par un accord subtil, le maître se sent, où qu'il porte son oeil, chez lui... les Chinois construisent leurs jardins à la lettre, avec des pierres. Ils sculptent au lieu de peindre... Assise sur des pilotis de granit rose, la maison-de-thé mire dans le vert-noir du basin ses doubles toits triomphaux, qui, comme les ailes qui se déploient, paraissent le lever der terre.... Je m'engage parmi les pierres, et par un long labyrinthe dont les lacets et les retours, les montées et les évasions, amplifient, multiplient la scène, imitent autour du lac et de la montagne la circulation de la rêverie, j'atteins le kiosque du sommet. Le jardin paraît creux au-dessous de moi comme une vallée, plein de temples et de pavillons, et au milieu des arbres apparaît le poëme des toits... Les Chinois font des écorchés de paysages. Inexplicable comme la nature, ce petit coin paraissait vaste et complexe comme elle. Du milieu de ces rocailles d'élevait un pin noir et tors ; la violente dislocation de ses axes, la disproportion de cet arbre unique avec le pays fictif qu'il domine, - tel qu'un dragon qui, fusant de la terre comme une fumée, se bat dans le vent et la nuée, - mettaient ce lieu hors de tout, le constituaient grotesque et fantastique... » Gilbert Gadoffre : Les poèmes Pagode, Jardins et Ville la nuit ont été écrits à Shanghai et inspirés par des visites à la ville chinoise. La première partie a un thème obsédant : celui de l'ermite bouddhiste. Ni les motivations religieuses ni les lieux ne sont nommés, mais les itinéraires de promenade favoris de Claudel à Fuzhou passaient par les monastères et les ermitages bouddhistes de l'arrière-pays, comme en témoignent des poèmes tels que Vers la montagne, La mer supérieure, Le temple de la conscience, Décembre, Le contemplateur, La maison suspendue, La source, Libation au jour futur, ainsi que les dernières pages du Repos du septième jour. Dans Jardins tout suggère des complicités occultes entre la Nature et l'esprit, entre les matériaux naturels et l'art du jardinier chinois, entre les labyrinthes du jardin et 'la circulation de la rêverie', entre l'angle des toits et les mouvements de la danse, entre la structure du jardin et la complexité de la nature. |
|
19 | 1897 | Paul Claudel ist 6 Monate Vize-Konsul des französichen Konsulats in Hankou (Hubei). Er reist auf dem Yangzi von Shanghai nach Hankou und zürück auf dem Yangzi über Nanjing, Zhenjiang (Jiangsu) nach Shanghai. |
|
20 | 1897 |
Claudel, Paul. Lettres de Chine : le Transchinois. In : Le Temps ; 10.1.1897. [Attribué à Claudel]. La question des chemins de fer continue à exciter de l'intérêt. Ce qui a été fait jusqu'à présent, vos lecteurs le savent déjà. — La ligne de Takou à Tien-Tsin et à Shan haï-Khouen a été prolongée jusqu'aux environs de Pékin. Le ministre de France a obtenu, au bénéfice de la Compagnie de Fives-Lille, la continuation jusqu'à Lang-Tchéou (70 kilomètres environ sur territoire chinois), dans la province de Kouang-Si, de la voie ferrée tonkinoise de Phulang-Thuong à Lang-Son. La première de ces lignes qui entrera en exploitation au printemps prochain, évitera aux diplomates et aux « globe-trotters » les ennuis de la jonque et les cahots de la charrette. La seconde, dont les travaux ont été commencés le mois dernier, par les embranchements éventuels qu'elle pourra diriger, d'un côté sur Vu-Chow et de l'autre sur le Yun-Non, nous permettra de prendre position et de disputer au commerce de Hong-Kong les avantages qu'il se promet de l'ouverture de la rivière de l'Ouest, ouverture que toute la diplomatie britannique n'a su rendre, jusqu'à présent, effective. Mais le gros morceau sur lequel se portent depuis un an les convoitises et les compétitions des faiseurs d'affaires est la concession du tronçon Han-Kéou-Pékin de la grande ligne qui doit relier un jour Canton à la capitale. Ce serait le rétablissement de l'ancienne route terrestre que le commerce et les voyageurs ont longtemps suivie, avant que la concurrence de la navigation à vapeur des côtes et du fleuve l'eût fait abandonner. Il ne faut pas oublier que la grande cause de cette hostilité, qui a rendu jusqu a présent la province du Hou-Nan à peu près inacessible aux étrangers, est la disparition de l'énorme trafic qui se faisait autrefois entre les Trois-villes (Hang-Kéou, Nan-King, Kiou-Kiang) et Canton, par le lac Toung-Ting, le Siang et la rivière du Nord, qui n'est séparée du Siang que par le portage insignifiant du seuil de Kouéï-Yang. Quoi qu'il en soit, le tronçon septentrional est seul actuellement en projet. Sur ce terrain, deux syndicats étaient en présence, l'un anglais, l'autre américain ; c'est ce dernier qui, par la supériorité de sa stratégie et, sans aucun doute, de son matériel roulant, s'est assuré l'avantage. L'histoire du transchinois est déjà ancienne. Son premier promoteur paraît avoir été le vice-roi qui gouverne encore actuellement les Deux-Hous, le fameux Chang Chih Tung, l'un de ces « vieux enfants » dont la Chine abonde, qui, comme le Lao Tzé de la légende paraissent être nés avec une barbe blanche et qui unissent dans leurs entreprises la naïveté de la première enfance aux confuses prévoyances de la seconde. Honnête et plein de bonnes intentions Chang Chih Tung avait reconnu que la Chine ne pouvait se passer de chemins de fer, mais dans un mémorial adressé à l'empereur, il déclarait que la grande ligne qui traverserait l'empire du nord au sud ne pouvait être construite qu'avec de l'argent et un matériel, l'un trouvé et l'autre fabriqué en Chine : Pékin le prit au mot et le chargea de l'exécution du programme qu'il avait lui-même tracé. Chang Chih Tung commença donc par le commencement, et comme, pour un chemin de fer, il faut d'abord du fer, il se mit en demeure de fabriquer celui dont il avait besoin. Je ne veux pas retracer ici l'histoire de ces hauts-fourneaux de Han-Yang, qui compte tant de pages surprenantes. Un seul fait donnera une idée des méthodes et de la direction chinoise. Un des éléments importants de la métallurgie est la fabrication du coke, à laquelle on emploie en Europe des fours spéciaux, de construction assez compliquée. Se fondant sur le principe exclusivement national qui présidait à l'entreprise, la direction chinoise, au lieu de faire venir et d'établir simplement l'un de ces appareils, mit au concours la fabrication de son coke, et pendant plusieurs mois, il n'y eut malandrin ou soldat licencié qui ne fit cuire dans un trou de terre sa motte de houille, pour la soumettre aux essais. Quoi qu'il en soit, pas plus sous la direction belge qui commença l'affaire que sous celle des Allemands, qui en prirent la succession, l'usine ne donna de résultats. Le fer est excellent, comme partout en Chine, mais le charbon utilisable pour la métallurgie reste encore à trouver. Chang Chih Tung se trouva donc fort embarrassé de cet « éléphant blanc », qui lui avait coûté sa fortune. C'est à ce moment qu'intervint comme un sauveur un homme dont le nom remplit en ce moment les journaux, Sheng. Taotaï de Tien-Tsin, directeur des télégraphes chinois, Sheng commence à être regardé de tous côtés comme le « coming man », qui prendra, comme patron des idées européennes, la place que Li Hung Chang, vieilli, lui laisse. Ses amis, comme ses ennemis, le reconnaissent pour un homme adroit et madré et que nuls vains scrupules ne gênent. Le principal grief qu'on paraît lui faire est de n'avoir pas encore tiré cette « ligne » glorieuse grâce à laquelle l'Américain enrichi devient son propre héritier et recommence, intact, une vie neuve. En tout cas, il n'est pas douteux que Sheng saura se servir, au mieux de ses propres intérêts, du levier et du point d'appui qu'il a eu la bonne fortune de trouver. Ce levier est l'argent que lui fournit libéralement un syndicat américain, dit Syndicat Bash, dont fait partie, dit-on, le « grand » ou plutôt le « big » Huntington, le directeur du Pacific Mail et du Railroad King de la Californie, et le point d'appui est la position que la recommandation de Chang Chih Tung lui a fait obtenir. Toutes les chances, en effet, d'une entreprise qui prendrait à sa charge la construction de la ligne de Han-Kéou à Pékin résidaient dans l'appui que lui donnerait l'homme qui en fut le promoteur. Or Chang Chih Tung ne voulait accorder sa recommandation qu'à celui qui le débarrasserait du malencontreux « éléphant » dont il était encombré. Sheng se présenta, qui proposa de lui acheter comptant cette non-valeur, et la paya, dit-on, avec l'argent d'Amérique, 2 millions de taëls (8 millions de francs environ). Chang en retour, le recommanda à Pékin pour les fonctions de directeur du nouveau chemin de fer, et sa nomination ne fait actuellement pas de doute bien qu'elle n'ait pas encore été publiée à la Gazette de Pékin, comme le Times l'annonce à tort. Sheng se targue de construire la ligne, qui aura une longueur de 650 milles (1 100 kilomètres environ) avec les seuls capitaux chinois. Et il est possible qu'il trouve, en effet, quelques fonds auprès de la plus qu'opulente corporation du sel du Yant-Tzé, (qui a versé il y a quelque temps, comme don dit volontaire, un million de taëls pour la défense des côtes du Kiang-Sou) et des grands marchands de Canton et de Singapour, mais à la condition indispensable qu'ils voient derrière lui des Européens. La principale ressource de Sheng consiste dans le syndicat dont je vous ai parlé, qui met, dit-on, à sa disposition une somme de 20 millions de taëls (environ 80 millions de francs), dont il sera couvert par des fournitures de matériel et remboursé par des parts de la future entreprise. Il paraît certain que la ligne, si elle peut arriver à un fonctionnement normal, sera, au point de vue financier, d'un bon rapport. Les pays qu'elle aura à traverser sont, ou des plaines, comme dans le Hou-Nan, ou comme dans le Chan-Si, des vallées dont elle n'aura qu'à prendre le fond. A l'exception du pont sur le Hoang-Ho, qui sera la grosse difficulté, les travaux d'art seront, relativement, assez peu importants, et l'abondance et le bon marché de la main-d'œuvre, en Chine, permettra, si on le veut, une exécution rapide et peu coûteuse. La future ligne trouvera dans les gisements de charbon, de fer et de métaux de toute espèce sur lesquels la province du Chan-Si repose, pour ainsi dire tout entière, aussi bien que dans les riches provinces agricoles du Hou-Po et du Hou-Nan, les éléments de transports rémunérateurs, tandis que le mouvement des fonctionnaires, des troupes et de tous ceux que leurs devoirs ou leurs affaires appellent à la capitale lui assurera une clientèle considérable. Les Chinois, en effet, comme l'a prouvé l'expérience du chemin de fer de Shanghaï à Wosung, et comme un voyage de Takou à Tien-Tsin le fait voir aujourd'hui, saveni parfaitement apprécier les avantages d'un chemin de fer, et il est hors de doute que le fret de chair jaune ne manquera pas plus à la future ligne qu ne fait défaut aux grands vapeurs qui remontent tous les jours le fleuve Mais une entreprise si considérable et si nouvelle en Chine présent bien des difficultés et des points obscurs. Il est, d'abord, à remarquer deux ports qui constitueront les terminus de la ligne, l'un, Tien-Tsin, e fermé, l'hiver, par les glaces ; l'autre, Han-Kéou, n'est accessible, pendant cette même période, qu'à des bâtiments spéciaux qui doivent rompre charge à Shanghaï. Mais, en dehors de cet inconvénient spécial, la nouvelle entreprise rencontrera devant elle toutes les difficultés qui se sont opposées jusqu'ici à l'établissement des voies ferrées dans ce pays. En premier lieu la mauvaise volonté des fonctionnaires, ennemis de tout ce qui peut les soumettre à un contrôle plus direct de l'autorité centrale. Puis, les craintes des populations, qui savent que toute entreprise de travaux publics est l'occasion d'extorsions et de squeezes de toute espèce. Enfin, l'opposition formidable et, dans un pays à minimum de gouvernement, comme la Chine, à peu près insurmontable, des droits acquis et des intérêts coalisés, sans négliger la question de superstition qui a aussi son importance. En outre, il ne faut pas oublier que la Chine, avec son immense réseau de voies navigables qui pénètrent le pays jusque dans ses moindres recoins, car il n'est pas de fossés bourbeux où les bateliers ne sachent insinuer leur barque à fond plat, avec le bon marché des transports et le peu de souci que l'on a ici du temps, peut se passer plus aisément qu'aucune autre région du monde de voies ferrées. La situation est en grand celle de la Hollande qui est le dernier pays d'Europe où les chemins de fer se soient établis, et celui où leur rapport est le moindre. De plus cette division du travail qui s'est établie dans nos Etats d'Occident, entre les différentes régions qui les composent, et qui rend indispensable une communication intime et continuelle, de l'une à l'autre, n'existe pas au même degré dans ce vaste empire où chaque province vit sur son fonds et sur des ressources indépendantes. Enfin, il est à considérer qu'une grande partie de la pullulante population chinoise vit toujours sur la limite extrême de la famine et qu'une modification légère des conditions économiques peut priver de leur gagne-pain une horde de misérables et exciter les troubles les plus graves. Une forte recrudescence de la piraterie a suivi le développement du cabotage à vapeur sur les côtes de Chine qui a ruiné les propriétaires de jonques. Si, cependant, le projet tant de fois agité de la ligne Pékin-Han-Kéou doit, cette fois, entrer en voie de réalisation, il est à croire que les grands pouvoirs industriels européens ne voudront pas laisser à l'Amérique la totalité d'une proie si riche, et insisteront pour que le système des adjudications soit employé comme il l'a été jusqu'ici et que les commandes subissent une répartition judicieuse et internationale. On verra donc, comme sur la ligne de Takou-Pékin des locomotives américaines remorquant un matériel anglais, rouler sur une voie dont l'Allemagne aura fourni les rails, la Russie ou le Japon les traverses, la France les ponts, etc. Mais il est non moins certain qu'au bout d'un temps limité Américains, Anglais, Allemands, Russes, Japonais et Français seront également éliminés par leurs auxiliaires chinois, comme ils sont en train de l'être du commerce des ports ouverts. |
|
21 | 1897 |
Briefe von Paul Claudel an Stéphane Mallarmé. « J'ai ouvert, depuis un an, sous le titre Description du pays de l'Est, un carton où je mets mes papiers sur la Chine, notes ou poèmes. » Er schreibt über seinen Sommeraufenthalt in Guling : « Les dragons et les hydres de la mythololgie chinoise qui montent vers notre plateau des pentes toujours fumantes d'une double vallée. » |
|
22 | 1897 | Paul Claudel schreibt auf den letzten Blättern im Dezember in seine Agenda die chinesischen Zeichen : 大 (da) [Erwachsener], 木 (mu) [Baum]. In Le repos du septième jour schreibt er : "L'homme n'est-il pas un arbre qui marche ? Comme il élève sa tête, comme il étend ses branches ver le ciel, C'est ainsi qu’il enfonce ses racines vers la terre." Als drittes Zeichen schreibt er 王 (wang) [König]. Le souverain est l'homme qui relie entre eux le Ciel, la terre et l’humanité. |
|
23 | 1897 |
Claudel, Paul. Paysages de Chine [geschrieben 1896] : Fête des morts le septième mois, Théâtre, Villes, Tombes-Rumeurs, L'entrée de la terre, Religion du signe, Le banyan. In : La revue blanche ; 1er juillet (1897). Paysages de Chine II : La dérivation [1896-1897], Portes [1896-1897], Le fleuve [1897] . In : La revue blanche ; 15 août (1897). Fête des morts le septième mois « ...La barque part et vire, laissant dans le large mouvement de son sillage une file de feux : quelqu’un sème de petites lampes... Un bras saisissant le lambeau d'or, la botte de feu qui fond et flamboie dans la fumée, en touche le tombeau des eaux : l'éclat illusoire de la lumière, tel que des poissons, fascine les froids noyés. D'autres barques illuminées vont et viennent ; on entend au loin des détonations, et sur les bateaux de guerre deux clairons, s'enlevant l'un à l'autre la parole, sonnent ensemble l'extinction des feux... Le bateau se rapproche, il longe la rive et la flotte des barques amarrées, et s'engageant dans l'ombre épaisse des pontons à opium, le voici à mes pieds. Je ne vois rien, mais l'orchestre funèbre, qui d'un long intervalle, à la mode de chiens qui hurlent, s'était tu, fait de nouveau explosion dans les ténèbres. Ce sont les fêtes du septième mois, où la Terre entre dans son repos. » Théâtre « ... Le rideau, comparable à ce voile qu’est la division du sommeil, ici n'existe pas. Mais, comme si chacun, y arrachant son lambeau, s'était pris dans l'infranchissable tissu, dont les couleurs et l'éclat illusoire sont comme la livrée de la nuit, chaque personnage dans sa soie ne laisse rien voir de lui-même que cela dessous qui bouge ; sous le plumage de son rôle, la tête coiffée d'or, la face cachée sous le fard et le masque, ce n'est plus qu'un geste et une voix. L'empereur pleure sur son royaume, la princesse injustement accusée fuit chez les monstres et les sauvages, les armées défilent, les combats s'engagent devant les vieillards, les dieux descendent, le démon surgit d'un pot... L'orchestre par derrière, qui tout au long de la pièce mène son tumulte évocatoire, comme si, tels que les essaims d'abeilles qu’on rassemble en heurtant un chaudrom, les phantasmes scéniques devaient se dissiper avec le silence, a moins le rôle musical qu'il ne sert de support à tout, jouant, pour ainsi dire, le souffleur, et répondant pour le public. C'est lui qui entraîne ou ralentit le mouvement, qui relève d'un accent plus aigu le discours de l'acteur, ou qui, se soulevant derrière lui, lui en renvoie, aux oreilles, la bouffée et la rumeur. Il y a des guitares, des morceaux de bois, que l'on frappe comme des tympans, que l'on heurte comme des castagnettes, une sorte de violon monocorde quie comme un jet d'eau dans une cour solitaire, du filet de sa cantilène plaintive soutient le développement de l'élégie ; et enfin, dans les mouvements héroïques, la trompette... » Tombes.-Rumeurs «... La mort, en Chine, tient autant de place que la vie... Les liens entre les vivants et les morts se dénouent mal, les rites subsistent et se perpétuent. A chaque instant on va à la tombe de la famille, on brûle de l'encens, on tire des pétards, on offre du riz et du porc, sous la forme d'un morceau de papier on dépose sa carte de visite et on la confirme d'un caillou. Les morts dans leurs épais cercueils restent longtemps à l'intérieur de la maison, puis on les porte en plein air, ou on les empile dans de bas réduits, jusqu'à ce que le géomancien ait trouvé le site et le lieu. C'est alors qu’on établit à grand soin la résidence funèbre, de peur que l'esprit, s'y trouvant mal aille errer ailleurs. On taille les tombes dans le flanc des montagnes, dans la terre solide et primitive, et tandis que, pénible multitude, les vivants se pressent dans le fond des vallées, dans les plaines basses et marécageuses, les morts, au large, en bon lieu, ouvrent leur demeure au soleil et à l'espace... Les villes chinoises n'ont ni usines, ni voitures : le seul bruit qui y soit entendu quand vient le soir et que le fracas des métiers cesse, est celui de la voix humaine... Chacun croit qu'il parle seul : il s'agit de rixes, de nourriture, de faits de ménage, de famille, de métier, de commerce, de politique. » Religion du signe « ... Le Signe Chinois développe, pour ainsi dire, le chiffre ; et, l'appliquant à la série des êtres, il en différencie indéfiniment le 'caractère'. Le mot existe par la succession des lettres, le caractère par la proportion des traits. Et ne peut-on rêver que dans celui-ci la ligne horizontale indique, par exemple, l'espèce, la verticale l'individu, les obliques dans leurs mouvements divers l'ensemble des propriétés et des énergies qui donnent au tout son 'sens', le point, suspensu dans le blanc, quelque rapport qu’il ne convient que de sous-entendre ? On peut donc voir dans le Caractère Chinois un être schématique, une personne scripturale, ayant, comme un être qui vit, sa nature et ses modalités, son action propre et sa vertu intime, sa structure et sa physionomie. Par là s'explique cette piété des Chinois à l'écriture ; on incinère avec respect le plus humble papier que marque le mystérieux vestige. Le signe est un être, et, de ce fait qu'il est général, il devient sacré. Telle est la base de cette religion scripturale qui est pariculière à la Chine. Hier j'ai visité un temple Confucianiste... » Le fleuve « ...Le ciel est bas, les nuées filent vers le Nord ; à ma droite et à ma gauche, je vois une sombre Mésopotamie. Point de villages ni de cultures ; à peine, çà et là, entre les arbres dépouillés, quatre, cinq huttes précaires, quelques engins de pêche sur la berge, une barque ruineuse qui vogue, vaisseau de misère arborant pour voie une loque. L'extermination a passé sur ce pays, et ce fleuve qui roule à pleins bords la vie et la nourriture n'arrose pas une région moins déserte que n'en virent ces eaux issues du Paradis, alors que l'homme, ayant perforé une corne de boeuf, fit entendre pour la première fois ce cri amer et rude dans le milieu de la terre inhabitée. » Gilbert Gadoffre : Dans Le fleuve l'étagement des significations est marqué. Dès les premières lignes on nous présente une analyse du débit du Yangzi qui pourrait sortir de la plume d'un ingénieur hydrographe. Définies d'abord en termes techniques la masse et la force sont alors transposées, situées dans le milieu magique où microcosme et macrocosme se confondent : le lit du fleuve, ses eaux, ses alluvions, s'anthropomorphisent et deviennent artères, sang, plasma. Le poète nous a fait passer successivement par trois registres : le scientifique, le magique et la mythique. |
|
24 | 1897 |
Claudel, Paul. La tombe. MS Nach dem Besuch der Ming-Gräber in Nanjing schreibt er La tombe. "Je puis jusqu'au mont droit embrasser la disposition de la nécropole, et, préparant mon coeur, par la route des funérailles, je me mets en marche au travers de ce lieu réservé à la mort. Voici le porche et l'apprentissage de la terre ; c'est ici, dis-je, que la mort faisait halte sur un double seuil, je vois devant moir s'ouvrir le pays des Mânes.... Plus loin sont rangés les mandarins militaires et civils. Aux funérailles du Pasteur les animaux et les hommes ont député ces pierres. Et comme nous avons franchi le seuil de la vie, plus de véracité ne saurait convenir à ces simulacres... Maintenant, par une série d'escaliers dont le bandeau médien divulgue encore le reptile impérial, je traverse le cadre ravagé des terrasses et des cours... Au centre, le trône supporte, le baldquin encore abrite l’inscription dynastiques... Et voici devant moi la tombe. Entre les avancements massifs des bastions carrés qui le flanquent, et derrière la tranchée profonde et définitive du troisième ru, un mur ne laisse point douter que ce soit ici le terme de la route. Un mur et rien qu'un mur, haut de cent pieds et large de deux cents. Meurtrie par l'usure des siècles, l'inexorable barrière montre une face aveugle et maçonnée. Seul dans le milieu de la base un trou rond, geule de four ou soupirail de cachot... " |
|
25 | 1897 |
Claudel, Paul. Considération de la Cité. MS Er schreibt das Gedicht nach einem Spazierung nach Boyang. Gilbert Gadoffre : Il ne voit plus devant lui des dragons et des hydres, mais des murailles, des maisons et les tours d’une ville imaginaire. |
|
26 | 1898-1900 | Paul Claudel ist Generalkonsul in Shanghai. |
|
27 | 1898 | Paul Claudel ist Konsul in Fuzhou (Fujian) und kehrt nach Shanghai zurück. Er reist nach Ningbo (Zhejiang), nach Dinghai und den Inseln Zhousan (Zhejiang), nach Suzhou und nach Japan. |
|
28 | 1898 |
Claudel, Paul. La politique française en Chine de 1894 à 1898 : d'après le nouveau Livre jaune. In : L'écho de Chine ; 26-27., 29.8.1898. [Attribué à Claudel]. L'Imprimerie Nationale a procédé récemment à la distribution d'un Livre Jaune relatif aux Affaires de Chine. Les 77 dépêches contenues dans ce document se répartissent sur un espace de quatre années, la première portant la date du 24 septembre 1894 et la dernière du 11 juin 1898. C'est un laps de temps déjà long et qui permet de dégager les lignes générales de notre action en Chine, d'en éprouver la valeur et d'en apprécier les résultats. La lecture des 56 pages du Livre Jaune fait voir combien sont peu mérités les reproches de défaut de netteté et de suite que l'on adresse souvent à notre politique extérieure. La diplomatie française, servie à Pékin par une série d'excellents ministres qui ont su réparer les conséquences de notre longue inertie, paraît s'être proposé dès l'abord un objet précis dans un champ d'action nettement limité et à aucun moment ne s'est laissée dévier ou fourvoyer. Les dépêches du récent Livre Jaune peuvent se diviser en deux séries ; les unes se rapportant à la constitution de notre « Sphère d'influence » en Chine, à un point de vue politique comme à un point de vue commercial ; les autres au protectorat que nous exerçons sur les Missions Catholiques. C'est sur les régions limitrophes de son Empire d'Indo-Chine que la France était le plus naturellement appelée à concentrer son intérêt. Nous avions conquis le Tonkin, il importait tout d'abord d'assurer pour ainsi dire, la fermeture de nos nouvelles possessions et d'achever le dessin de notre frontière. Cette opération languissait depuis de longues années ; elle est aujourd'hui terminée. « La frontière sino-annamite, dit M. Gérard dans une dépêche en date du 19 juin 1897, est donc aujourd'hui entièrement abornée depuis la mer jusqu'au Mékong. Il n'avait pas fallu moins de neuf ans, de 1885 à 1894, pour achever les travaux d'abornement entre Mon-kay et les limites communes du Kouang-si et du Yun-nan. La section infiniment plus étendue, comprise entre la frontière commune du Kouang-si et du Yun-nan et Je Mékong, a été tout entière abornée en moins de dix-huit mois. Cette différence seule suffit à marquer le changement survenu dans les dispositions de la Chine à l'égard de la France et de l'Annam. Le Gouvernement chinois a témoigné de la sorte, non seulement qu'il acceptait les faits accomplis et consacrés par les traités et conventions de 1885, 1886, 1887 et 1895, mais qu'en délimitant exactement les domaines respectifs de la Chine et de l'Annam, il entendait entretenir avec nos possessions de l’Indo-Chine les rapports les plus étroits de bon voisinage, d'amitié et de commerce. » [Livre Jaune, p. 40, n°51] II est superflu de rappeler que la nouvelle délimitation a été faite dans le sens le plus favorable pour nous. La Convention du 20 juin 1898 nous permettait d'enclore dans nos possessions du Tonkin l'enclave importante formée par la principauté de Déo van tri et nous laissait tout le territoire à l'Est du Mékong. On se souvient des réclamations justifiées que fit entendre l'Angleterre à cette époque. Mais après avoir complété la clôture de nos propriétés et par là même en avoir assuré la police, il importait que nous prissions nos garanties contre les risques d'un voisinage importun. La constitution de notre banlieue, la création à notre bénéfice d'une situation privilégiée dans les trois provinces limitrophes de nos possessions Tonkinoises, Yunnan, Kouang-Si et Kouangtoung, fut l'œuvre qui, grâce à une série d'actes successifs se complétant l'un par l'autre, est aujourd'hui à peu près entièrement terminée. Nous passerons tout d'abord en revue les clauses de ces arrangements qui offrent un caractère purement politique. La Convention de Commerce Complémentire du 20 juin 1895 ouvrait au Commerce français les trois ports de Tong-hing, Hok'eou et Szemao et prévoyait l'établissement dans ces villes d'agents consulaires de notre nation. Le 1er février 1897, à la suite de l'ouverture de la Rivière de l'Ouest obtenue par l'Angleterre, M. Hanotaux donnait l'instruction à M. Gérard de réclamer des compensations en vue de rétablir l'équilibre ainsi troublé à notre détriment. Un télégramme de M. de Montebello en date du 12 février mandait au Département que le « Gouvernement russe avait prescrit au ministre de l'Empereur à Pékin d'appuyer de tout son pouvoir les démarches de son représentant ». L'action énergique de M. Gérard fut couronnée de succès : nous obtînmes entre autres avantages sur lesquels nous aurons à revenir plus loin, la promesse écrite du Tsong li-Yamen que l'île de Haïnan ne serait aliénée ni concédée à aucune autre puissance. Voici le texte de cette pièce importante : A M. HANOTAUX, Ministre des Affaires étrangères. Pékin, le 18 mars 1897. Votre Excellence m'avant invité à réclamer du Tsong-ly-Yamen la réponse du à ma Note du 2 mars, j'ai, le 13, dans une entrevue avec le Prince King et les Ministres, et malgré le refus antérieur de Son Altesse d'aborder de nouveau ce sujet, insisté pour que, selon les instructions très nettes dont j'étais muni, l'incident ne fût clos que quand toutes satisfactions nous auraient été données. Après un court débat, le Prince céda et me promit que cette réponse allait m'être adressée, en m'indiquant sommairement le sens dans lequel elle serait conçue. Le 15 mars, me parvint la réponse annoncée. J'en envoie, sous ce pli, à Votre Excellence la traduction française. A.GÉRARD Annexe à la dépêche du Ministre de la République à Pékin en date du 18 Mars 1897. Le TSONG-LY-YAMEN à M. GÉRARD, Ministre de la République française à Pékin. Le 13e jour de la 2e lune de la 24e année Kouang-siu (15 mars 1897). Le 1er jour de la 2e lune de la 23e année Kouang-siu [3 mars 1897], Nous avons reçu la dépêche par laquelle vous nous dites que la France, étant donné les relations étroites d'amitié et de bon voisinage qu'elle entretient avec la Chine, attache un prix particulier à ce que jamais l'île de Haï-nan ne soit aliénée ni concédée par la Chine à aucune autre Puissance étrangère, à titre de cession définitive ou temporaire, ou à titre de station navale ou de dépôt de charbon. Notre Yamen considère que Kiong-tchéou (l'île de Haï-nan) appartient au territoire de la Chine qui, de règle, y a son droit de souveraineté. Comment pourrait-elle la céder aux nations étrangères ? D'ailleurs, le fait n'existe nullement à présent, qu'elle en ait fait le prêt temporaire aux nations étrangères. Il convient que Nous répondions ainsi officiellement à Votre Excellence. » [Suivent les signatures du Président et des Membres du Tsong-ly-Yamen]. [Livre Jaune, p. 33, n" 43] Enfin à la suite de la concession à l’Allemagne de la baie de Kiao-tcheou, de l'occupation par la Russie de Port-Arthur et de Talienwan et des avantages de nature diverse accordés à la Grande-Bretagne, nous eûmes à faire valoir les titres que nous possédions, nous aussi, à des gages positifs de l'amitié de la Chine. Dans les premiers jours d'avril 1898, un échange de lettres fort intéressantes avait lieu entre notre Chargé d'Affaires à Pékin et le Tseng li-Yamen. Les deux clauses les plus importantes de l'accord ainsi constaté avaient pour objet, l'une la prise à bail de la baie de Kouang-tcheou-ouan qui nous fut louée pour une durée de 99 ans, avec la faculté d'y établir une station navale et un dépôt de charbon ; l'autre une garantie d'inaliénabilité analogue à celle déjà consentie par la Chine en ce qui concerne l'île de Hainan, se rapportant aux trois provinces limitrophes du Tonkin, Yunnan, Kouang-Si et Kouang-toung. Nous donnons ci-dessous le texte de l'engagement soucrit par le Tsongli-yâmen : M. DUBAIL, Chargé d'affaires de la République française à Pékin, au TSONG-LY-YAMEN. Pékin, le 4 avril 1898. Dans la pensée d'assurer les rapports de bon voisinage et d'amitié de la Chine et de la France, dans la pensée également de voir maintenir l'intégrité territoriale de l'Empire chinois et en outre par suite de la nécessité de veiller à ce que, dans les provinces( limitrophes du Tonkin, il ne soit apporté aucune modification à l'état de fait et de" droit existant, le Gouvernement de la République attacherait un prix particulier à recueillir du Gouvernement chinois l'assurance qu'il ne cédera à aucune autre Puissance tout ou partie du territoire de ces provinces soit à titre définitif ou provisoire, soit à un titre quelconque. Je serai reconnaissant à Vos Altesses et à Vos Excellences, en m'accusant réception de cette lettre, de vouloir bien répondre par dépêche officielle au désir du Gouvernement de la République. G. DUBAIL [Livre Jaune, p. 49, n° 12] Annexe no 2 à la dépêche du Chargé d'affaires de la République française à Pékin, en date du 11 avril 1898. Taduction Le TSONG-LY-YAMEN à M. DUBAIL, Chargé d'affaires de la République française à Pékin. Le 20e jour de la 3e lune de la 24e année Kouang-siu (le 10 avril 1898). Le 14e jour de la 3e lune de la 20e année Kouang-siu (le 4 avril 1898), Nous avons reçu de Votre Excellence la dépêche suivante : (Voir la pièce à-dessus.) Notre Yamen considère que les provinces chinoises limitrophes du Tonkin, étant des points importants de la frontière, qui l'intéressent au plus haut degré, devront être toujours administrés par la Chine et rester sous sa souveraineté. Il n'y a aucune raison pour qu'elles soient cédées ou louées à une Puissance. Puisque le Gouvernement français attache un prix particulier à recueillir cette assurance, Nous croyons devoir adresser la présente réponse officielle à Votre Excellence, en La priant d'en prendre connaissance et de la transmettre. » (Suivent les signatures du Président et des Membres du Tsongli-Yamen.) La formule employée paraît analogue à celle dont se servirent les ministres chinois en ce qui concerne la garantie d'inaliénabilité de la Vallée du Yangtsze, ainsi qu'il résulte de la pièce suivante : Pékin, 18 avril 1898. Le Ministre d'Angleterre m'a dit que, contrairement à certaines allégations, il est depuis plusieurs semaines, en possession d'une lettre du Tsong-ly-Yamen, par laquelle il est déclaré que la Chine ne cédera ni ne louera à aucune Puissance les territoires de la vallée du Yangtse-king. La formule employée est identique à celle qui se trouve dans la lettre qui m'a été écrite au sujet de l'inaliénabilité des provinces limitrophes du Tonkin. G. TONKIN [Livre Jaune, p. 51, n° 66] Nous avons indiqué dans notre article d'hier les garanties que le Gouvernement de la République a su obtenir de la Chine pour la préservation de sa zone d'influence. Ces garanties constituent un privilège d'ordre purement négatif. Il importait de lui donner des applications positives et pratiques. Aussi parallèlement à leur action proprement politique, nos représentants à Pékin ont-ils porté tous leurs efforts à assurer à la France l'usufruit d'un domaine dont nous ne désirions pas voir passer en d'autres mains la nu-propriété. On sait que la France fut la première à se préoccuper des perspectives qu'ouvrait l'établissement en Chine d'un système de voies ferrées. Malgré les restrictions fâcheuses et l'insuffisance de sa rédaction, l'art. XII du traité du 9 juin 1885 constituait à notre bénéfice un véritable droit moral de préférence : « ...La France construira des Chemins de fer au Tonkin. Quand la Chine, de son côté, aura décidé de construire des Chemins de fer, il est convenu qu'elle aura recours à l'industrie française et que le Gouvernement de la République française donnera toutes facilités pour qu'elle se procure en France le personnel nécessaire... » En 1895, la France avait rempli sa part de cet engagement réciproque et un chemin de fer avait été construit entre Pha-Lang-Thuong et la frontière chinoise. L'article 5 de la Convention Complémentaire signée le 20 juin 1895 vint préciser la nature des obligations souscrites, huit ans auparavant : « II est convenu que les voies ferrées soit déjà existantes, soit projetées en Annam pourront, après entente commune et dans des conditions à définir, être prolongées sur le territoire chinois. » Le 9 juin 1896, M. Gérard annonce à M. Hanotaux, qu'après une année de négociations, le Gouvernement chinois vient de remplir ses engagements en accordant à la Compagnie de Fives-Lille le prolongement jusqu'à Langson de la ligne de Longtcheou. (Livre Jaune, p. 21). Les travaux commencèrent aussitôt. Mais chacun savait que le tronçon concédé n'avait que la valeur d'une amorce et qu'il n'acquerrait d'importance véritable que si la ligne pouvait être poussée jusqu'aux grands marchés de la haute rivière de l'Ouest, Nanning et Pesé. Par l'arrangement du 12 juin 1897, nous obtînmes toutes les facilités désirables : « II est entendu que, conformément à l'article V de la Convention commerciale complémentaire du 20 juin 1895, ainsi qu'au contrat intervenu le 5 juin 1896 entre la Compagnie de Fives-Lille et l'Administration officielle du chemin de fer de Dong-dang à Long-tcheou, et aux dépêches échangées les 2 et 25 juin de la même année entre la Légation de la République et le Tsong-ly-Yamen, si la Compagnie de Fives-Lille a convenablement réussi, et dès que la ligne de Dong-dang à Long-tcheou sera achevée, on ne manquera pas de s'adresser à elle pour les prolongements de ladite ligne dans la direction de Nan-ning et de Pe-se. » [Livre Jaune, p. 38) Nous nous étions assuré une voie de pénétration dans le Kouang-si ; il importait davantage encore que les mêmes facilités nous fussent attribuées en ce qui concerne le Yunnan. L'arrangement du 12 juin stipulait déjà dans son troisième paragraphe que « la Chine entreprendra des travaux pour l'amélioration de la navigabilité du haut Fleuve Rouge et qu'en vue des intérêts du commerce, elle aplanira et amendera la route de Ho-keou à Man-hao et Mong-tse jusqu'à la capitale provinciale. Il est entendu, en outre, que faculté sera donnée d'établir une voie de communication ferrée entre la frontière de l'Annam et la capitale provinciale, soit par la région de la rivière de Pe-se, soit par la région du haut Fleuve Rouge, les études et la mise à exécution par la Chine devant avoir lieu graduellement ». (Livre Jaune, p. 38) Le 9 avril 1889, nous obtenions plus et mieux. Dans une dépêche adressée à M. Dubail, le Tsong li-Yamen déclare que « le Gouvernement chinois accorde au Gouvernement français ou à la compagnie française que celui-ci désignera, le droit de construire un chemin de fer allant de la frontière du Tonkin à Yunnan-fou, le Gouvernement chinois n'ayant d'autre charge que de fournir le terrain pour la voie et ses dépendances. Le tracé de cette ligne est étudié en ce moment et sera ultérieurement fixé d'accord avec les deux Gouvernements. Un règlement sera fait d'accord ». (Livre Jaune, p. 50) Enfin, et tout récemment, nous complétions dans le Kouangtoung, le plan du réseau dont le tracé était déjà indiqué pour le Kouang-si et le Yunnan. Par une dépêche en date du 28 mai 1898, M. Pichon annonçait à M. Hanotaux que « le Gouvernement chinois consentait à nos demandes pour le Chemin de fer de Pakhoi au Sikiang. Il est entendu que seule une Compagnie française ou franco-chinoise pourra construire tous les chemins de fer ayant Pakhoi pour point de départ ». Enfin notre position économique dans les trois provinces limitrophes du Tonkin était consolidée par le paragraphe 2 de l'arrangement du 12 juin 1897 qui stipulait que « il est entendu que, conformément à l'article V de la Convention commerciale complémentaire du 20 juin 1895, dans les trois provinces limitrophes du Sud, Kouang-tong, Kouang-si et Yun-nan, le Gouvernement chinois fera appel, pour les mines à exploiter, à l'aide d'ingénieurs et industriels français ». (Livre Jaune, p. 50) II nous reste à examiner les conditions dans lesquelles, au cours des quatre dernières années, la France a rempli son rôle de protectrice des Missions Catholiques en Chine. Ce protectorat est la partie la plus grande des attributions de notre représentant à Pékin ; c'en est peut-être aussi la plus importante comme elle est la plus honorable. Sur toute l'étendue d'un territoire plus grand que celui de l'Europe, quinze cent mille catholiques tournent leurs yeux vers le Ministre de France pour le libre exercice de leurs croyances et la sauvegarde de leurs propriétés et de leurs vies. A chaque instant, aux points les plus divers des trente-sept Vicariats sur lesquels l'Eglise répartit ses travaux apostoliques, ce sont des troubles à réprimer ou à prévenir, de vieilles injustices à réparer, des enquêtes à mener, des compensations à estimer, des droits à faire reconnaître, et partout des procédures laborieuses à poursuivre, à travers les détours et les embûches ménagés par la mauvaise foi et la mauvaise volonté des Autorités Chinoises. De ce chef est dévolu à nos Ministres et aux Agents placés sous leurs ordres, un rôle multiple et chargé qui exige d'eux une vigilance sans relâche, une patience à toute épreuve, et aussi cette espèce d'énergie, la plus précieuse et la plus rare, qui s'appelle la persévérance. On ne saurait donc s'étonner que quelques-uns de nos représentants aient parfois défailli sous le fardeau. Mais on ne doit aussi que plus d'éloges, à ceux qui ont exercé leur action avec tant de discernement et de fermeté, que, depuis quatre ans, on chercherait vainement l'occasion où leur intervention ait été inefficace. Le plus important succès remporté sur le terrain du protectorat religieux par M. Gérard, et qui est pour nos missions d'une conséquence infinie est la mise en vigueur de la Convention Berthemy, qui permet aux Missionnaires Catholiques d'acquérir des immeubles sans avoir obtenu l'autorisation préalable des mandarins. «J'ai reçu, dit M. Gérard, dans une lettre adressée à M. Hanotaux et datée du 30 avril 1896, (Livre Jaune, p. 6, n" 9), la dépêche par laquelle Votre Excellence a bien voulu répondre à la suggestion que je lui a avais soumise concernant l'opportunité de donner à la Convention conclue le 20 février 1865 entre M. Berthemy et le Tsong-ly-Yamen, une consécration et une autorité nouvelles. Cette Convention, qui concerne l'acquisition à titre collectif, par les missions, de terrains et de maisons dans l'intérieur du pays, se recommandait à notre attention, d'abord, parce que la plupart des affaires récentes sont des contestations en matière d'immeubles, ensuite parce que ladite convention semble n'avoir été portée à la connaissance des Vice-Rois qu'avec des additions et commentaires qui en dénaturent le sens. Un règlement adressé en 1863 aux Vice-Rois par le surintendant du commera des ports du Nord a, en effet ajouté à cette Convention une clause aux termes de laquelle tout Chinois doit, avant de vendre aucune propriété aux missionnaires demander aux autorités locales une autorisation préalable, qui, en fait, es d'ordinaire refusée. La Légation a souvent protesté contre ce règlement ; le Tsong-ly-Yamen a admis le bien-fondé de ses réclamations, notamment dans le: lettres du 5 février 1882 et du 31 août 1888, dont j'ai donné lecture aux Ministres Et cependant la Convention, dans la plupart des cas, n'est pas observée, ou plutô les autorités locales continuent à y adjoindre l'obligation de l'autorisation préalable qui en est comme l'abrogation. J'ai eu la satisfaction d'annoncer il y a quelque temps à Votre Excellence qui mes efforts avaient abouti, et qu'après une série de pourparlers et un échange de dépêches qui s'étendent du 24 juillet au 3 décembre, j'avais réussi à obtenir de Tsong-ly-Yamen le rétablissement intégral et l'envoi aux autorités provinciales di l'Empire du texte authentique réglant le droit d'achat, par les missions catholiques de terrains et de maisons dans l'intérieur de la Chine. » Nous donnons ci-dessous ce texte déjà publié, mais dont 1; connaissance ne saurait être trop répandue. (Livre Jaune, p. 7. Annexe à L dépêche du ministre de la République à Pékin en date du 30 avril 1895.) « A l'avenir, si des missionnaires français vont acheter des terrains et de maisons dans l'intérieur du pays, le vendeur (tel ou tel, son nom) devra spécifiei dans la rédaction de l'acte de vente, que sa propriété a été vendue pour faire parti des biens collectifs de la mission catholique de la localité. Il sera inutile d'y inscrir les noms du missionnaire ou des chrétiens. La mission catholique, après conclusioi de l'acte, acquittera la taxe d'enregistrement fixée par la loi chinoise pour tous le actes de vente, et au même taux. Le vendeur n'aura ni à aviser les autorités locale de son intervention de vendre ni à demander au préalable leur autorisation. » il convient de remarquer que le bénéfice de l'acte précité est réserv aux seules missions catholiques ; la rédaction de cette pièce ne laisse à c sujet aucun doute. Quelque temps après, les émeutes du Szechuen virent [sic] fournir notre diplomatie l'occasion d'un nouveau succès. Par une mesure jusque-L inouïe, le Vice-Roi du Szechuen fut dégradé et dut lui-même payer sur le ressources qu'il avait accumulées par quatre années d'exactions le indemnités dues aux missions dont il avait organisé le pillage. Pendant les années qui suivent, il y eut une sorte de liquidatioi générale des affaires religieuses qui depuis de longues années restaient san solution ; nous citerons les affaires de Koueïtcheou qui attendaient leu règlement depuis 1883 ; celles du Thibet où les missionnaires puren rentrer après vingt années d'exil ; enfin celles du Kiang-si ; nous voyon que M. de Bezaure vient tout récemment d'obtenir la réintégration de 1 Mission Lazariste dans la capitale de la province, à Nantchang, d'où, depui 1865, et malgré la démarche personnelle de M. de Rochechouart, elle s trouvait expulsée [Livre Jaune, pp. 44, 47 et 56]. Il convient aussi de mentionner la reconstruction de la Cathédrale de Tientsin qui efface le dernier souvenir de l'attentat de 1870. Enfin nous avons obtenu pour le meurtre des P.P. Mazel et Berthollet, au Kouang-si, les satisfactions que nous réclamions. On peut dire aujourd'hui, avec vérité, que la situation des Missions Catholiques en Chine est meilleure qu'elle ne l'a jamais été à aucun moment. Le Saint-Siège au mois de juillet 1897 en a fait exprimer officiellement sa reconnaissance à notre Légation. Comme le dit M. Dubail dans sa lettre du 12 septembre 1897, « ce témoignage de gratitude est légitime. Je ne crois pas, ajoute-t-il, qu'à aucun moment notre protectorat religieux ait été aussi solidement établi en Chine et ses résultats aussi efficaces ». En dehors des grandes catégories d'affaires que nous avons déterminées, l'activité de nos ministres, a remporté sur des terrains différents d'autres succcès. C'est ainsi que nous avons obtenu que l'Arsenal de Foutcheou fût confié à une direction française. C'est ainsi que la Chine a pris envers nous l'engagement de placer son service des Postes sous le contrôle d'un de nos compatriotes. En somme, comme nous le disions au début de ce travail, la lecture du nouveau Livre Jaune laisse une impression des plus favorables. La diplomatie française ne désire pas la dissolution définitive de ce vaste corps sans tête et sans organes qu'est à l'heure actuelle l'Empire chinois. Nous avons été les derniers à entrer dans la voie des acquisitions territoriales. Mais d'autre part, on ne saurait nous reprocher d'avoir d'ores et déjà déterminé la zone où nous jugeons que l'intervention politique et économique d'autres Puissances serait préjudiciable à notre sécurité ou à nos intérêts. C'est l'œuvre que nos ministres ont menée aujourd'hui à bonne fin. Mais leur intérêt ne saurait se limiter à un seul point du vaste Empire. La France est une puissance européenne, et en cette qualité, rien de ce qui est chinois ne saurait lui être indifférent. Il n'est pas de région où depuis quelques années l'action de notre pays se soit exercée d'une manière aussi continue et aussi bienfaisante. De la Mandchourie au Tonkin, du Thibet à la mer Jaune, dans les coins les plus reculés de Ta-tsin, tous savent que ce n'est jamais en vain qu'on s'est adressé à la France pour la défense du droit et de la faiblesse opprimés. Ce sont là des traditions dont nous aurons à cœur de ne pas déchoir, et le passé nous répond de l'avenir. |
|
29 | 1898 | Claudel, Paul. Quatre petits poèmes en prose [geschrieben 1897] : La pluie, La nuit à la vérandah, Splendeur de la lune, Rêves. In : La revue blanche ; 15 sept. (1898) |
|
30 | 1898 |
Claudel, Paul. Tao teh king. MS « Tous les hommes paraissent heureux comme s'ils étaient assis à une table pleine, comme celui qui est monté sur une tour au printemps. Moi seul, je suis silencieux et indifférent, et mes désirs ne sont pas encore montrés. Je suis comme un enfant qui n'a pas encore souri. Je parais égaré, comme qui n'a nulle part où aller. Tous les autres hommes ont assez et de reste ; moi seul, comme si j'avais perdu toutes choses. Mon esprit est celui d'un homme stupide ; je suis dans un état de chaos. Les gens ordinaires ont l'air très intelligent ; seul je suis noir. Les gens ordinaires sont pleins de juegement et de connaissance, moi seul n'en ai pas. Je suis en dérive sur la mer ; je suis le jouet du vent, comme s'il n'était pas de repos pour moi. Tous les autres ont leur capacité ; moi seul je suis stupide comme un rustre. Je suis seul et différent des autres, et ce que j'apprécie est la mère. » Bernard Hue : Le thème de la Mère a une place exceptionnelle pour Claudel. Il sera repris dans Le repos du septième jour, dans le Journal, dans Le poète et le vase d'encens et sur La mère. Les variantes, d'un texte à l'autre, font nettement ressortir que Claudel voit dans le tao une école de connaissance. |
|
31 | 1898 |
Claudel, Paul. Salutations. MS "Et je salue de nouveau cette terre pareille à celles de Gessen et de Chanaan. Cette nuit, notre navir à l’entrée du fleuve ballotté dans le clair-de-lune couleur de froment, quel signe bien pas au delà de la mer m’a fait le feu des 'Chines'... Et je saluerai cette terre, non point avec un jet frivole de paroles inventées, mais en moi que la découverte soudain d'un immense discours cerne le pied des monts comme une mer d'épis traversée d’un triple fleuve... » Gilbert Gadoffre : Hymne d'action de grâces du consul revenu à sa terre promise du Fujian, Salutation est placée sous le signe de la plénitude. Claudel nous transporte en divers points : au large des côtes du Fujian, sur un bateau qui remonte le Min, dans les faubourgs de Fuzhou. Mais ces changements de lieu sont imperceptibles tant le lieu géographique s'efface derrière un cadre imaginaire qui se dessine en transparence : un paysage liquide et blanc où le poète est immergé. |
|
32 | 1899 | Paul Claudel ist Konsul in Fuzhou (Fujian). |
|
33 | 1899 | Claudel, Paul. Le sédentaire. Proposition sur la lumière. [1898]. In : Mercure de France ; juin (1899). |
|
34 | 1899 |
Claudel, Paul. Bronzes des Song. In : L'écho de Chine ; 27 févr. (1899). [Geschrieben unter dem Namen Figulus]. « ... Car nous voyions là les premiers cette unique collection de bronzes des Song, qui, réunie par le concours du goût le plus fin et de la chance la plus méritée, deviendra un jour ou l'autre, ornement de quelque royal musée, aussi fameuse que les trésors de Bosco-reale ou de Mycènes. ... La première impression, je l'ai dit, est de surprise et presque de gêne. Le sens d'abord et le canon de cet art grotesque et ramassé nous échappent en même temps, la lourdeur de ces lingots et de ces boulets, l'extravagance funèbre, l’insultante originalité, l'exorbitant parti pris des formes nous déconcertent. Tout au plus apprécions-nous la beauté du métal, dont l'épaisse et sonore pulpe, recélant les substances les plus riches, se montre marbrée sous l'action des siècles successifs, d'oxydes bleuâtres et vineux, noirs et verts ; tout au plus admirerons-nous l'élégance concise et robuste des niellures et des arabesques dont les arêtes nettes et grasses se détachent avec une pureté de nervure végétale... » |
|
35 | 1899 | Paul Claudel reist per Schiff von Shanghai zur Pagoda Anchorage, über Nantai (Liaoning) nach Fuzhou. Er schreibt an Jean Amrouche : « J'en profitais pour faire de grandes excursions dans le pays. Comme il y avait le bateau qui n'apportait la malle que tous les hui jours ou tous les quinze jours, cela me laissait énormément de liberté. J'avais beaucoup de temps pour lire, pour réfléchir et pour me promener. » |
|
36 | 1899 |
Claudel, Paul. Propositions sur la lumière, Bouddha. In : Mercure de France ; 1er juin (1899). Bouddha. « Puisque chaque créature née de l'impression de l'unité divine sur la matière indéterminée est l’aveu même qu'elle fait à son créateur, et l'expression du Néant d'où il l'a tirée. Tel est le rythme respiratoire et vital de ce monde, dont l’homme doué de conscience et de parole a été instituté le prêtre pour en faire la dédicace et l'offrande, et de son néant propre uni à la grâce essentielle, par le don filial de soi-même, par une préférence amoureuse et conjugale. Mais ces yeux aveuglés se refusèrent à reconnaître l’être inconditionnel, et à celui qu'on nomme le Bouddha il fut donné de parfaire le blasphème païen. Pour reprendre cette même comparaison de la parole, du moment qu'il ignorait l'objet du discours, l'ordre et la suite lui en échappèrent ensemble, et il n'y trouva que la loquacité du délire. Mais l'homme porte en lui l'horreur de ce qui n’est pas l'Absolu, et pour rompre le cercle affreux de la Vanité, tu n'hésitas point, Bouddha, à ambrasser le Néant. Car, comme au lieu d’expliquer toute chose par sa fin extérieure il en cherchait en elle-même le principe intrinsèque, il ne trouva que le Néant, et sa doctrine enseigna la communion monstrueuse. La méthode est que le sage, ayant fait évanouir successivement de son esprit l'idée de la forme, et de l'espace pur, et l'idée même de l'idée, arrive enfin au Néant, et, ensuite, entre dans le Nirvana. Et les gens se sont étonnés de ce mot. Pour moi j'y trouve à l'idée de Néant ajoutée celle de jouissance. Et c'est là le mystère dernier et Satanique, le silence de la créature retranchée dans son refus intégral, la quiétude incestueuse de l'âme ssise sur sa différence essentielle. » Yvan Daniel : L'attaque du Bouddhisme est bien plus violente dans Bouddha. Ce texte est essentiel pour comprendre et mesurer l'étendue de la condamnation claudélienne. L'on peut y distinguer quatre parties, dans la première, Claudel explique l’origine du 'roman mythologique' humain de la même façon qu'il le fera dans Sous le signe du dragon, comme le désir d'imposer 'un nom propre' aux 'forces de la Nature', puis décrit brièvement le culte idolâtrique, quelque peu ridiculisé par la multiplication démesurée des statues adorées. La seconde partie est plus importante, elle s'attache à considérer ce que l'on pourrait appeler la pensée chinoise - tant le terme de 'philosophie' semble peu idoine – avant l'arrivée du Bouddhisme. La troisième partie envisage l'hypothèse d'un monde chinois ayant progressé en dehors des influences bouddhiques. Claudel accepte de considérer que la philosophie ancienne des Chinois, du moins celle des 'Classiques' traduits par les jésuites, ne s'oppose pas aux fondement du Christianisme. |
|
37 | 1899 | Paul Claudel schreibt in seine Agenda über das Begräbnis eines Bauern : "Prom[enade] le soir. Le chemin qui serpente et se perd dans les tombes. Au ciel la tache rouge jaune clair. Les pas de gens, Emigrant des derniers mois. Le cercueil porté par 6 hommes s’appuyant sur des bâtons. Les torches de bambous. L'homme au turban noir. Ch[ant] inexprimablement touchant des grillons sous l'herbe. Sommeil dans le chagrin." |
|
38 | 1900 | Paul Claudel hält sich in Frankreich auf. |
|
39 | 1900-1904 |
Paul Claudel et Rosalie Vetch : une relation née au cours du voyage vers la Chine en 1900. Claudel rejoint alors son poste à Fuzhou et c'est précisément là que Francis Vetch, ainsi que sa femme Rosalie et ses quatre enfants, comptent se rendre pour faire fortune. Rosalie et Francis Vetch ne connaissent, à cette époque, rien de l'Asie et veulent s'appuyer sur Paul Claudel. C'est sans compter sur le charisme et la puissance intellectuelle du diplomate. Claudel propose d'héberger la famille pour les aider. Francis Vetch s'éloigne rapidement, occupé à combiner ses multiples trafics, et Rosalie Vetch succombe sincèrement aux charmes du consul. Pendant quatre ans, elle vit un amour fou avec Paul Claudel, au point même que le fonctionnaire du quai d'Orsay refuse une promotion de taille en 1904 : le consulat de Hong Kong ! Il préfère rester à Fuzhou pour Rosalie. Hong Kong représente pour lui une Chine pervertie, par les Anglais et le modernisme. C’est une marque de profond désintéressement pour la carrière diplomatique mais aussi l'aveu de sa passion pour une Chine qu'il juge plus authentique. En 1904 Rosalie tombe enceinte de Claudel et retourne en Europe. En avril 1905, Paul Claudel et Francis Vetch se retrouvent associés dans une rocambolesque expédition, à arpenter ensemble la Belgique et les Pays-Bas pour retrouver Rosalie, en vain. Ils apprennent à cette période, que leur femme et maîtresse a décidé de refaire sa vie avec un troisième homme. |
|
40 | 1900 |
Claudel, Paul. Connaissance de l'Est [ID D2653]. [Enthält neben publizierten Gedichten folgende Gedichte, die zum ersten Mal publiziert sind] : Pensée en mer [1896]. Vers la montagne [1896]. La mer supérieure [1896]. Le temple de la conscience [1896]. Octobre [1896]. Novembre [1896]. Peinture [1896]. Le contemplateur [1896]. Décembre [1896]. Tempête [1896]. Le porc [1896]. Ardeur [1897]. Considération de la cité [1897]. La descente [1897]. La cloche [1897]. La tombe. [1897] Tristesse de l’eau [1898]. La navigation nocture [1897]. Halte sur le canal [1898]. Le pin [1898]. L’arche d’or dans la forêt [1898]. Le promeneur [1898]. Ca et là [1898]. La terre vue de la mer [1898]. Salutation [1898]. La maison suspendue [1898]. La source [1898]. La marée de midi [1898]. Le risque de la mer [1899]. Heures dans le jardin [1899]. Sur la cervelle [1899]. La terre quittée [1899]. Halte sur le canal "...La Chine montre partout l'image du vide constitutionnel dont elle entretient l'économie. 'Honorons', dit le Tao teh king, 'la vacuité qui confère à la roue son usage, au luth son harmonie'... La Chine ne s'est pas, comme l'Europe, élaborée en compartiments ; nulles frontières, nuls organismes particuliers n'opposaient dans l’immensité de son aire de résistance à la propagation des ondes humaines. Et c'est pourquoi, impuissante comme la mer à prévoir ses agitations, cette nation, qui ne se sauve de la destruction que par sa plasticité, montre partout, - comme la nature, - un caractère antique et provisoire, délabré, hasardeux, lacunaire... » Gilbert Gadoffre : Halte sur le canal. Le symbole des vides qui alternent avec les pleins dans la démographie chinoise, et du vide taoïste tel qu'il est défini dans le Dao de jing. Dans Peinture se présente comme un tableau monochrome, un lavis à l'encre de Chine, la couleur intervient brusquement aux dernières lignes, et c'est le trait final de la douve circulaire, avec, dans 'un morceau d'azur au lieu d'eau, les trois quarts d'une lune à peine jaune'. Heures dans le jardin « ... On a fermé par mon ordre la porte avec la barre et le verrou. Le portier dort dans sa niche, la tête avalée sur la poitrine ; tous les serviteurs dorment. Une vitre seule me sépare du jarin, et le silence est si fin que tout jusqu'aux parois de l'enceinte, les souris entre deux planchers, les poux sous le ventre des pigeons, la bulle de pissenlit dans ses racines fragiles, doit ressentir le bruit central de la porte qu j'ouvre. La sphère céleste m'apparaît avec le soleil à la place que j'imaginais, dans la splendeur de l'après-midi... » Gilbert Gadoffre : Tout se passe dans le jardin du consulat de France à Fuzhou. Dans les premières séquences nous voyons se succéder des images végétales : grappes de raisin qui mûrissent au soleil, algue dans le courant 'que son pied seul amarre', palmier d'Australie immobile malgré ses battements d'ailes dans le vent, aloès triomphal qui meurt au moment même où il arrive à la maturité sexuelle. Puis vient la séquence de la claustration dans le jardin et le dispositif en spirale qui conduit le poète jusqu'au puits central ; c'est ensuite l'apparition de l'arbre blanc and la nuit, et enfin le thème de la marée. Zhang Xinmu : Connaissance de l'Est apparaît comme un recueil de récits de voyage, apportant différents éléments consituant l'identité de la Chine du début du XXe siècle. Nous apercevons que ces récits sont plutôt des nominations subjectives en série, issues d'une exaltation poétique, tantôt affective, tantôt répugnante. La connaissance que constitutent ces chinoiseries à peine nommables n'est qu'un prétexte, un lieu où l'auteur pourrait laisser libre cours à son imagination et à son élan poétique. La connaissance ici se montre comme résultat d'une signifiance, comme trame de signes reliant le monde naturel au monde social, la culture à la langue, et le poète, émerveillé d'abord par le cadre naturel, dégoûté ensuite par ce monde abominable, erre dans son territoire imaginaire. Il a quand même retrouvé la grandeur culturelle de ce monde abominable et y a aperçu une éclaircie de la répugnance, du dégoût, du sentiment de l'abjection. Connaissance de l'Est est en réalité une représentation du monde chinois par les signes. Ces signes si nombreux et si hétérogènes en apparence, pourraient être regroupés en quatre catégories : signes du monde naturel, signes de la sociöté, signes de la culture et enfin, signes de la langue. Claudel a créé les différents signes en utilisant plusieurs façons de représenter le monde chinois. On y remarque surtout trois oppositions : le monde naturel s'oppose au monde humain, le monde réel au monde supposé, le monde substantiel au monde sémiologique. Par le transfert des signes, ces mondes en opposition constitutent l'ensemble du monde chinois tel que Claudel l'a senti et perçu, et qu'il voudrait cristalliser en lettres. Le parcours de reconnaissance est marché d'abord par un enchantement, puis par une déception, et enfin par une sublimation en signes littéraires. Si le monde social a déçu le poète, le monde culturel lui laisse quand même un espoir. Il constate la grandeur de la culture chinoise, et le caractère chinois lui inspire de riches images. |
|
41 | 1901 | Paul Claudel organisiert geologische Expeditionen in China. |
|
42 | 1901 |
Claudel, Paul. L'arbre ; Tête d'or ; L'échange ; Le repos du septième jour ; La ville ; La jeune file violaine. (Paris : Mercure de France, 1901). [Geschrieben 1890-1897]. Le repos du septième jour. Acte I : Administration de la Terre. Acte II : Descente dans l'abîme. Acte III : Ascension vers le Ciel – Sainteté. Er schreibt 1954 : « D'une part un peuple plein de sève, fidèle à ses 'manières' immémoriales, d'autre part à travers les superstitions, à travers le Bouddhisme, le Confucianisme et le Tao (combien amusant et intéressant le Tao !) quelque chose d'antique et de vénérable, où les anciens Jésuites avaient vu comme une ombre de la Vérité révélée ! Que de conversations j'eus à ce sujet avec mon saint ami, le Père [Emile-Genest-Auguste] Colombet, qui me prêta le fameux livre du Père [Joseph] de Prémare ! C'est de ces conversations qu'est issu ce drame le Repos du septième jour. » Yvan Daniel : Claudel ne cite pas précisément les écrits de Joseph Henri-Marie de Prémare, mais de nombreux indices permettent d'affirmer qu'il a lu certains d'entre eux. Les oeuvres chinoises ayant influencé Le repos du septième jour étaient toutes contenues dans les premières lignes du Notitia linguae sinicae [ID D1815]. Une lecture profonde permet de suggérer que Claudel n'a pas voulu illustrer grossièrement les théories de Prémare, il les a fait apparaître 'en figure', c’est-à-dire, par définition, de façon indirecte et symbolique. Il n'avait utilisé pour préparer la rédaction de son drame que les éléments fournis par cette oeuvre, réutilisant ces morceaux de phrases traduits sans contexte ni référence précise. Mais la lecture du Notitia ne suffit pas, pour expliquer les autres allusions présentes dans le drame, et les passages qui montrent une connaissance réelle de la culture chinoise des Classiques. Pour ce qui concerne l'antiquité chinoise, Claudel a vraisemblablement étudié les traduction d'ouvrages historiques, annales ou 'chants' des Classiques. L'étude de l'antiquité chinoise dans Le repos du septième jour a montré que de nombreux passages de l'oeuvre semblent directement issus des lectures de l'auteur qui disposait d'un fonds assez important à l'époque de la rédaction. L'imagination et le style claudélien sont venus transformer et enrichir un matière originelle d'ailleurs sèche et souvent brève à cause des impératifs de la traduction ; on voit mal cependant comment tant d'éléments proprement chinois et remontant à la plus haute antiquité auraient pu être entièrement inventés par l'auteur avec tant de justesse. Ce sont ces ouvrages qui pouvaient apporter à Claudel le plus d'informations, et donner au Repos ce ton et ce lexique qui rappellent sans cesses les traductions jésuites. Claudel partage d'ailleurs avec la Compagnie de Jésus cette fascination pour la figure du Fils du ciel. Claudel néglige la disposition rituelle du souverain et des dignitaires dans le palais, le premier étant 'tourné vers le midi pour montrer qu'il est ce que le principe de lumière et de chaleur est pour la nature', et les autres 'tournés vers le Nord'. Mais une telle mise en scène théâtrale n'aurait sans doute pas pris son sens face à un public occidental. La seule 'erreur' importante est celle de la procédure d'intronisation du nouvel empereur, à l'acte III. Selon la tradition, l'empereur est 'l'homme unique' et il ne peut y avoir de nouvel empereur de son vivant, car il ne peut y avoir 'deux rois dans le monde'. L'auteur fait de l'empereur un sage retiré du monde, ou même un saint, entremêlant ainsi habilement l'idéal confucianiste de la sagesse et l'idéal monastique chrétien. Cette fin est d'ailleurs préméditée, puisque Claudel n'ignorait pas que la tradition chinoise refuse que deux empereurs vivent en même temps. Si la mise en scène du protocole impérial est imparfaite, parfois 'occidentalisée' ou déformée par les modifications nécessaires dues au sens se l'oeuvre, les points majeurs de l'étiquette et la répartition des fonctions de cour sont conformes à la tradition. Claudel imagine et met en scène l'apparition des prémices du christianisme dans la Chine antique. Ses références sont alors essentiellement religieuses, fondées sur les ouvrages des anciens figuristes jésuites qui pensaient avoir retrouvé 'en figure' dans les Classiques chinois, les vestiges de la révélation chrétienne. Yvonne Y. Hsieh : Segalen first conceived the play Le combat pour le sol as a response to Paul Claudel's Le repos du septième jour. In a letter to Pierre d'Ythurbide (1913), Segalen expresses his disappointment over Claudel's work : "Ici, empoignant le grand mythe dur et pur du Fils du Ciel, il a produit un chaos sans consistance, et ce qui est pis que tout, une oeuvre bien ennuyeuse. Il avait un sujet précisément et admirablement dramatique. Il tenait entre ses deux grands poings un conflit, l'un des plus grands conflits qu'on puisse imaginer sous le Ciel puisque le Ciel de Chine rencontrait le Ciel Latin. Le résultat : deux fort longs sermons ennuyeux." The emperor in Claudel's play ventures into the netherworld in search of an explanation. There, he learns of the true God first from the demon, then from an angel who reveals the solution to his problem ; namely the consecration of the seventh day of the week as a day of rest. Lucie Bernier : Claudel juxtapose les éléments daoistes et chrétiens. L'Empereur Nouveau habillé des habits pontificaux reflète bien cette façon de s'exprimer. Dans cette première étape de l'interprétation de Laozi, l'image du Vide est récurrente mais sans toutefois contenir encore l'osmose entre les deux cultures qui caractérisera les écrits ultérieurs à 1921. La ville Bernard Hue : Les premières traces de taoïsme dans l'oeuvre de Claudel, peuvent être décelées dès 1890, dans la première version. Claudel converti se montre plus soucieux d'idées, de doctrines, de pensées que d'expression plastique et de recherches esthétiques. Deux appels simultanément se font entendre : celui de Dieu et celui du siècle, de ce monde tout rempli d'amour et de beauté, fait, lui semble-t-il, pour être passionnément conquies. C'est dans cette atmosphère de partage que se situe la découverte du tao. La ville reflète les permieères traces d'une connaissance toute récente du tao. Deux images, celles de la Terre et celle du Ciel, font penser à la conception du yin et du yang. Lucie Bernier : La ville devient la pièce témoin des premières tentatives de recherche vers l'Autre de Claudel. |
|
43 | 1902 |
Claudel, Paul. La délivrance d'Amaterasu. Visite. La lampe et la cloche. In : L'Occident ; nov. (1902). Gilbert Gadoffre : Visite. L'anecdote qui sert de point de départ – la visite protocolaire que le consul doit faire au Vice-Roy de Fuzhou pour négocier un accord sur le riz indo-chinois – est presqu'imperceptible. La chasie à porteurs conduit le consul dans un nouveau tracé de jeu de l'Oie. Elle l'arrache aux rumeurs des quartiers commerçants périphériques de la ville de Fuzhou et l'engage dans le quartier patricien de la Montagne Noire ; au milieu de ce quartier, le yamen mandarinal ; au milieu de la cour du yamen, un encols de banyans ; à l'ombre des banyans, le noble toit de la Résidence ; une fois la porte de la maison franchie, le petit salon d'attente ; dans ce salon, le consul ne voit plus que les barreaux des fenêtres qui 'l'excluent' et 'l'aussurent par le dedans'. Le mot 'seul', qui donne au texte son point d'orgue, ne fait que matérialiser le sentiment d'oppression que donne au lecteur le resserrement du décor. |
|
44 | 1902 |
Paul Claudel wird zum Konsul in Hong Kong ernannt, was er ablehnt. Er schreibt ans Ministère des affaires étrangères : « Monsieur le Ministre, J'ai reçu hier la lettre de Votre Excellence en date du 12 du mois dernier par laquelle Elle me fait par de ma nomination au consulat de Hong Kong. Je suis très sensible aux termes flatteurs dans lesquels Elle veut bien m’annoncer cette mutation et je sais qu'en m'appelant à ce poste important, Elle n'a été animée que par des sentiments de bienveillance à mon égard. Je me permets cependant, comme je l'ai fait hier par télégramme, comme je l'avais fait 15 auparavant dès la première nouvelle de mon changement que j'avais reçue par le chancelier de Hong Kong, de vous demander respectueusement et instamment de me laisser au poste que j'occupe actuellement. » « En ce qui concerne Hong-kong, je prie Votre Excellence de vouloir bien remarquer que je suis totalement étranger aux affaires de ce poste, qui sont essentiellement différentes de celles que j’ai l'habitude de traiter... Or les différentes séjours que j'ai faits à Hong-kong m'ont donné pour cette ville une profonde aversion, et je déclare ouvertement que je préfère ma mise en disponibilité à l'obligation d'y fixer ma résidence... » |
|
45 | 1903 | Paul Claudel reist nach Indochina. |
|
46 | 1903 |
Claudel, Paul. Quatre petits poèmes : Le riz, Le point, Libation au jour futur, Le jour de la fête-de-tous-les-fleuves. In : L'Occident ; nov. (1903). Le riz Gilbert Gadoffre : La tête-à-tête avec la Nature chinoise permet de surprendre des affinités essentielles entre l'homme et son milieu, le végétal et l'animal, le minéral et l’humain, les procédés du paysan et ceux de la Nature. Il est fait d'un contrepoint d'analogies : le soleil qui fait mûrir les rizières et le four, le repiquage du riz et la fécondation, les eaux d'irrigation et les eaux menstrulles, la marée haute et l'allaitement, la maturation des récoltes et la cuisson chinois du riz à la vapeur. Le jour de la Fête-de-tous-les-fleuves « Le jour de la fête-de-tous-les-fleuves, nous sommes allés souhaiter la sienne au nôtre, qui est large et rapide... Mais aujourd’hui c'est la fête du fleuve ; nous célébrons son carnaval avec lui dans le roulant tumulte des eaux blondes. Si tu ne peux passer le jour enfoncé dans le remous comme un buffle jusqu'aux yeux à l'ombre de ton bateau, ne néglige pas d'offrir au soleil de midi de l'eau pure dans un bol de porcelaine blanche ; elle sera pour l'an qui vient un remède contre la colique... Que chacun, par cette après-midi de pleine crue et de plein soleil, vienne palper, taper, étreindre, chevaucher le grand fleuve minicipal, l'animal d'eau qui fuit d'une échine ininterrompue vers la mer... » |
|
47 | 1903 |
Brief von Paul Claudel an Gabriel Frizeau. "Moi aussi j'ai lu autrefois des poèmes indiens et les livres bouddhistes. Ils contiennent le blasphème radical qui est l'amour et la recherche du Néant. L'homme diffère de Dieu par le degré d'être qui lui manque : l'inversion diabolique par excellence est d'aimer l'absence de tout être. D'ailleurs depuis dix ans que je vis dans ces pays, je comprends mieux l'inénarrable enfantillage des Asiatiques." |
|
48 | 1904 | Paul Claudel hat die Mission der Beaufsichtigung des Ministère des affaires étrangères in Fuzhou (Fujian). |
|
49 | 1904-1909.1 |
Claudel, Paul. Livre sur la Chine [ID D21908]. [Auszüge (1)]. Gilbert Gadoffre : Les archives de la Société Paul Claudel possèdent un précieux text qui permet de suivre le premier état du projet. Il s’agit d’un ensemble de quarante-hui feuilles de grand format, dactylographiées recto-verso et groupées en sept cahiers. Index Idées sur la politique de la France en Chine Politique de l’Indochine Faire un répertoire d’idées Organisation d’une banque française en Chine Indochine Conclusions générales Chap. 1 : La Chine et les Chinois Chap. 2 : L’Europe en Chine Chap. 3 : Les missions Chap. 4 : Les écoles Psychologie de l’Européen en Chine Chap. 5 : L’Européen et le commerce en Chine Chap. 6 : Géographie commerciale de la Chine Chap. 7 : La monnaie et le Change Chap. 8 : Industries en Chine Chap 9 : Entente possible de l’Europe contre le Japon en Chine « La Chine a beaucoup changé au cours de ces dernières années, plus peut-être que dans bien des siècles de sa tranquille existence passée : Les idées quon se fait de la Chine en Europe doivent aussi changer. Le présent livre a pour ambition de renouveler le fonds de lieux communs sur lesquels les personnes qui sont appelées à exercer une action quelconque sur les affaires d’Extrême-Orient sans les connaître sont bien forcées de vivre ; qu’il soit donc le modeste répertoire qu’un journaliste ou un homme d’Etat puisse feuilleter sans ennui. Les auteurs ont beaucoup pratiqué la Chine. Ils ont pensé ne pouvoir donner une forme plus utile au résultat de leur expérience et se rendre ainsi agréables au plus grand nombre de leurs contemporains qu’en composant un ‘guide-âge’ qui les promènera sans fatigue à travers les poins de vue divers d’un site compliqué. » Idées sur la politique de la France en Chine Principes 1) La France n’a pas, en Chine, de ces intérêts que l’on peu appeler nécessaires et organiques : c’est-à-dire dont le développement ou la mise en échec ragit sur l’existence même de la nation et qui sont l’objet naturel de l’attention qu’elle porte au-dehors. On ne saurait la comparer à ce point de vue au Japon, à la Russie, ni même à la Grande-Bretagne. 2) La France a en Chine trois espèces d’intérêts positifs : 1. des intérêts politiques et locaux du fait de ses possessions d’Indo-Chine ; 2. des intérêts commerciaux ; 3. des intérêts financiers, du fait du mouvement de fonds qu’entraînera la réorganisation économique et administrative de l’Empire Céleste. 3) Le rôle de la France en Chine est donc essentiellement un rôle de conservation et de progrès ; elle désire sincèrement la paix et la prospérité de l’Empire à titre de voisin, à titre de client et à titre de bailleur de fons. Chap. 1 : La Chine et le Chinois (1. Le pays. 2. La civilisation. 3. L’administration. 4. Le peuple). 1. Un pays est une chose qui a une forme et qui est caractérisé par une direction. Ex[emple] : L'Allemagne est une plaine orientée, vers le S[ud]-E[st]. Un pays est une civilisation, un groupement social au service d'une direction géographique. La Chine est close de tous les côtés (Thibet, Montagnes du Sud, déserts du Nord, solitudes de la Sibérie) : c'est un pays fermé, avec des communications naturelles faciles entre ses bassins. C'est un pays de production homogène qui suffit à tous ses besoins dans toutes ses parties, chacune produisant elle-même pour tous ses besoins : riz, produits textiles, blé, etc. : pas besoin des autres pays. Comme la terre est riche, la population est dense ; la circulation est intense et courte dans la vieille Chine, qui se procure à de faibles distances tout ce qui lui est nécessaire ; c'est une circulation « capillaire ». Pas de spécification organique (tout ceci doit être présenté sans explications, ni discussion, sous forme d'énoncés oraculaires, d'affirmations). L'état politique de la Chine est le produit d'une nivellation spontanée ; c'est un immense bien-fonds : ayant les mêmes besoins partout, cela supprime les différences politiques, conséquence de la suppression des différences sociales. Les principautés existant du temps de Confucius se sont détruites d'elles-mêmes : les cloisons entre les parties ne séparaient pas des choses différentes et ont disparu par la force des choses ; l'amalgame était forcé puisque tout était pareil, les divisions politiques tenaient plus à des circonstances de hasards locaux qu'à des différences réelles. L'état social de la Chine résulte d'une exploitation de la terre aussi minutieuse que possible et s'est étendue à mesure que la mise en culture des terres refoulait les peuples plus loin. L'état politique s'est forcément unifié à l'état social. C'est une formation qui s'est produite sans réaction du dehors ; c'est un produit foncier. Les guerres avec les Turcs n'ont affecté que les frontières ; l'intérieur est resté à l'abri de toute attaque sérieuse. La grande invasion mongole du XIIIème siècle n'est qu'un accident passager de 70 ans. 2. La civilisation. - Le trait dominant créateur de la civilisation chinoise est la transaction. La Chine se présente comme un immense bien-fonds ; c'est une masse de terre arable compacte qu'il s'est agi d'aménager. Ce trait domine toute la civilisation chinoise et les mœurs du pays. Elle a un caractère réel au sens juridique c'est-à-dire (en donnant au mot un tour de main) un caractère réaliste. Le contrat et la transaction aussi sont d'une très grande antiquité, toutes les formes d'achat, vente, hypothèque, etc. dominent la civilisation ; l'accommodation de la terre à la population ; aménager la terre par l'agriculture, construire des canaux, tout est basé là-dessus. Si l'on veut trouver l'équivalent d'une civilisation autochtone, agricole, foncière, c'est l'Egypte. Caractère démocratique de tous les pays de population dense : l'Egypte. De cette habitude et nécessité des contrats s'est formé le trait principal du caractère chinois, de tout régler par des compromis, par des titres. Cette civilisation a une immémoriale accoutumance de l'homme à la terre et de la terre à l'homme ; ils ont pris l'habitude l'un de l'autre, si bien que l'on a pu dire que les saisons obéissent au calendrier impérial, les périodes du grand froid, du petit froid, le réveil des insectes dans toute l'étendue de la Chine, correspondent du Nord au Kouang-si, aux indications impératives, prophétiques du calendrier. 3. L'administration. - De ce caractère foncier, réel, de la terre résulte l'importance prise par les scribes, ceux qui enregistrent les contrats : la forme, la formule, la stèle, le titret la fiche, la brique, tout ce qui sert à l'enregistrement des contrats. A Suse, on a trouvé au fond des puits d'énormes accumulations de briques contenant tous leurs exercices (?)... Étant donnée la nécessité du caractère authentique des contrats, les greffiers étaient la conséquence sine qua non. Le scribe est devenu par là même le maître du pays comme dans les vieilles civilisations de l'Assyrie. Un célèbre passage d'un papyrus égyptien exalte l'importance du scribe « pas marin, pas soldat... ». Ce trait explique toute la civilisation babylonienne. La répartition de la terre et de l'eau, deux choses sur quoi vivent les vieilles civilisations agricoles babylonienne et égyptienne ; le contrat est la base et la stèle qui le constate. L'administration est déterminée tout entière par l'écriture. Cette civilisation actuellement est très intéressante, car elle présente l'état des plus anciennes civilisations telle que les Elamites. Le caractère n'est pas du tout basé sur des principes idéalistes de bien public, de justice absolue. Ce sont des idées étrangères à la civilisation chinoise, appartenant à des couches d'idées extérieures à la Chine, à l'Asie antique même. Cette vieille civilisation chinoise éprouve le besoin de parasiter, exactement à la manière des sociétés animales ; ce parasitisme soulage tout le système, aplanit les inégalités sociales qui peuvent se produire ; elle régularise, réglemente les conflits qui peuvent se produire et au besoin les provoque. Le parasite est attiré et s'applique là où il y a pléthore dans ce corps social. Jamais une grande fortune ne dure en Chine, n'est ancienne et ne se perpétue. On estime que celui qui a fait fortune en jouit de 10 à 15 ans, puis le mandarin intervient et vous engage dans une affaire où l'on vous ruine, ou pressure. L'administration est une couche sociale superposée à une autre, comme dans les sociétés animales, la réglementation et la régularisation des conflits amènent le soulagement des inégalités ; le corps social a besoin d'être exploité, débarrassé de son trop-plein et il se produit ainsi un certain niveau constant auquel il est toujours ramené. Les conflits d'intérêts sont nécessaires au bien public, ils empêchent les trop gros monopoles, la puissance excessive des associations, corporations, congrégations qui, en Chine, se créent naturellement et sans cesse par une sorte d'organisation spontanée, de force nécessaire. Ainsi : sociétés de scribes et sociétés d'exploiteurs : l'exploitation est légitime et bienfaisante. 4. La psychologie du Chinois. - Aussi difficile que la psychologie de tout autre peuple ; cependant ils se ressemblent plus entre eux que n'importe quelle autre nation et présentent en somme moins de différences. On peut dire trois choses : 1° Ce sont des rats, sales, pullulents, granivores, rongeurs, il a une queue, des dents avancées et « ces yeux impitoyables », ricaneurs, curiosité inintelligente éternellement renouvelée, sans tact, sans pudeur, sans initiative, fuyant brusquement, puis acharnés en légions se ruant à l'assaut. 2° Ce sont des commerçants avant tout, qu'ils soient agriculteurs, marins, industriels, ils évaluent toujours leur travail à sa juste valeur ; quoi qu'il fasse, le Chinois vend tout son travail, donnant le moins possible pour le plus possible. 3° C'est un être collectif : ceci est la clé de toutes ses bizarreries. Pour le reste, sa psychologie est la même que celle des autres hommes ; il éprouve de même des sentiments, des passions, il a des instincts, une intelligence qui ne diffèrent pas sensiblement des nôtres, sauf l'absence de nerfs. Mais il tient à la même tige, fait partie d'une touffe. Il est forcé dans toutes ses actions de tenir compte d'une quantité de choses : moeurs, habitudes, état social. Ainsi la Chine est un immense réservoir, un amalgame compact qu'on ne sait par où prendre. C'est une civilisation élaborée en vase clos, d'après des bases très anciennes qui ont disparu des autres races ; elle a été soustraite à toute comparaison. Dans ce pays homogène composé de terre arable s'est développée une civilisation basée sur le contrat ; la classe la plus importante est celle qui rédige le contrat, c'est le scribe. La conséquence c'est que le Chinois n'est pas un être déraciné ; il tient au sol par toutes ses racines et à la touffe dont il n'est qu'une partie. C'est là le vieil état de la civilisation chinoise qui tend à se modifier de plus en plus. Cependant cela tient à des nécessités foncières qui ne peuvent disparaître : cette immense quantité de terre arable continuera à être cultivée. Mais la circulation est insuffisante et devra se développer ; actuellement il n'y a que les canaux, les sentiers. Hammabi et les lois de l'eau. Parker remarque qu'à l'inverse des pays d'Europe où la civilisation a été apportée par la mer, par la Gaule, la civilisation en Chine s'est développée de l'intérieur, du continent et peu à peu la masse continentale a refoulé et gagné vers les côtes, refoulant les populations autochtones dont les populations côtières n'ont encore qu'une assimilation incomplète : la grande variété des langages et dialectes patois n'existe que sur la côte. La Chine n'est arrivée à la mer qu'à la fin de son évolution. Le régime du commerce européen en Chine est très spécial : les rapports anglais, toute une énorme littérature spéciale, très consciencieuse, mais avec les défauts anglais, aucun ordre, un manque d'idées absolu, des renseignements très précieux, mais noyés ; mine de renseignements qu'il faut péniblement extraire. La prése[nce] et la situation des Japonais en Chine [sont] complètement artificielles ; le Chinois déteste le Japonais, les mandarins leur sont hostiles ; aucune sympathie de nature ; le Chinois préfère le blanc, l'Européen ; mais il est lâche, peureux, et très effrayé des airs de Matamore pris par les Japonais. L'action de ceux-ci est uniquement extérieure, violente, mais elle se caractérise par une impudence, une audace sans frein ; ils ont essayé de fonder des banques, des écoles, des maisons de commerce : façades vides ; des lignes de navigation qui ne vivent que des subventions de la métropole. Chap. 2 : L'Europe en Chine Cette civilisation s'était développée sur elle-même et était restée fermée, aussi étrangère à la nôtre que les anciennes civilisations de Babylone. Les Européens qui avaient évolué se trouvèrent en contact avec elle au milieu du XIXème siècle. Ici se pose la question : 1° Quel est le droit d'un pays à rester fermé ? Les autres nations peuvent-elles l'obliger à s'ouvrir ? En vertu du droit qu'a un organisme de communiquer avec toutes ses parties, on est intervenu : on envoie des expéditions dans les champs glacés du pôle, dans les brûlantes régions désertiques du Sahara : comment s'imaginer qu'un peuple de 300 millions d'hommes puisse prétendre échapper à la connaissance et aux rapports avec les autres ; comment admettre qu'une si grande partie de l'humanité reste fermée, soustraite à la circulation des grands courants commerciaux et civilisateurs. 2° L'action de l'Europe a-t-elle été utile ou nuisible ? nuisible certainement. La Chine se suffit, mais absorbe sa production, ses productions laissent rarement un superflu ; elle n'a pas ainsi de monnaie d'échange fixe constante avec l'extérieur (Remarquer le rapport de Bauer (maison suisse) en 1899 sur la situation du commerce North China Herald). On peut apprécier le dommage causé à la Chine : la grande voie commerciale, le sens dans lequel se fait le mouvement était du Sud au Nord, il se faisait d'abord par la côte et aussi par la grande voie intérieure du Méelin (Canton) Rivière de l'Ouest ou du Nord [Blanc - En marge : leur seuil ?] montagneux : le Méelin, entre Kouang-toung et Hou-nan, puis par le lac Toung Ting ou le lac Poyang et le Grand Canal ; dans le sens de la latitude car les productions ne varient pas dans le sens de la longitude (les chemins de fer du S[ud] au Nord payent toujours mieux, même en France sur de petits trajets). Le récit de l'Ambassadeur Macartney en 98 relate déjà l'extrême intensité du commerce par cette voie. Les Européens ont reçu dès leur arrivée le droit exorbitant de cabotage, ce qui a ruiné le commerce du Méelin et causé de grandes souffrances. La population chinoise très dense vit toujours à la limite de la famine, tout le peuple de la batellerie et des jonques, des porteurs a beaucoup souffert : le commerce du riz a passé par le cabotage à vapeur. Plus tard la Chine a créé la « China Merchant » avec Li Hong-tchang et son âme damnée Cheng. Un autre dommage venant des Européens a été celui résultant de l'opium qui a sensiblement détérioré la classe des mandarins qui a beaucoup baissé ; or ce commerce a été toute la politique de l'Angleterre pendant bien des années et ce sont les Sassoon, les juifs de Bagdad d'abord, puis Bombay puis la Chine où ils possèdent une grande partie des concessions de Shanghai et Hankéou. Ainsi double dommage porté à la Chine par l'opium et le droit de cabotage extorqué par l'Europe au nom du droit du plus fort ; les deux ont abaissé le niveau de l'administration chinoise et causé d'énormes souffrances. Autre dommage : depuis longtemps la balance du commerce est au détriment de la Chine, la différence devenant de plus en plus sensible ; l'administration des douanes cherche à pallier cette différence en disant que bien des éléments d'appréciation nous échappent : par l'argent payé aux coolies sur les concessions, l'argent apporté par les missions, le commerce par voie de terre. Mais réciproquement il faut tenir compte des intérêts de la dette chinoise devenue assez considérable. Il y a un débet annuel considérable de la Chine qu'on pourrait trouver dans les comptes de Trésorerie des Directeurs, s'ils étaient faits sérieusement La Chine a été ainsi appauvrie par le contact des Européens. Ajoutons les indemnités à payer à l'Europe, qui s'aggravent de jour en jour et qu'il faut multiplier par 10 au moins pour avoir une idée de ce que paye la population ; de là résulte aussi une dépréciation de l'argent par suite de la nécessité d'acheter de l'or. Tout cela pèse sur une population très pauvre, comme celle de l'Inde toujours à la limite d'une famine. Avant l'arrivée des Européens, c'était un pays clos, plein, se suffisant sans produire de superflu ; le contact avec l'Europe a causé de vives souffrances - Autre cause plus grave et plus profonde : c'est le contact de deux civilisations sans points communs dont l'une a exercé sur l'autre une action destructrice ; en Chine il n'y a pas d'organisation méthodique. C'est une masse amorphe qui tient par une sorte de force agglutinante des moeurs, des habitudes se maintenant par une force centripète, parce qu'elle était isolée ; du moment où il y a eu des sollicitations extérieures, des actions exercées de l'extérieur, comme elle ne possède pas d'armature extérieure, pas d'organisation comportant un échange raisonné de services, comme ce qui existe en Europe, il s'est produit des troubles profonds, des désagrégations. Jusque-là on vivait ainsi parce qu'on ne pouvait faire autrement, ni on n'en avait l'idée ; la Chine se maintenait par la force des habitudes. La grande différence avec l'Europe, ce dont la Chine ne peut se faire une idée, c'est la règle uniforme appliquée à tout le monde également ; l'idée d'une règle générale est difficile à comprendre par eux, que chacun ait à payer la même chose à la douane, l'idée d'une règle extérieure uniforme, mathématiquement imposée à tous est pour eux inadmissible. Tout est question de marchandage, compromis individuel, telle est la situation de l'individu, telle est la somme à payer (cela est ainsi aussi pour l'achat des objets par les mandarins, par rapport à la position occupée, au nombre d'intermédiaires nécessaires) : autant de personnes, autant de compromissions différentes, de moyens différents de s'arranger. Les droits de douane donnaient lieu à des marchandages indéfinis : c'est universel, cela se passe d'ailleurs encore ainsi quand les Chinois se retrouvent entre eux seuls, on a le moyen de retarder et compromettre les examens de douanes pour les obliger à payer un tour de faveur. Ce qu'on paye dépend de la situation de la personne. Une unité rigide, extérieure, mécanique, imposée à tous sans distinction, voilà le régime que l'Europe apporte avec elle partout et dont elle ne peut se passer : les Chinois ne le comprennent pas. Ainsi l'Europe par là a apporté une perturbation profonde dans cette vieille organisation depuis 1840 ; on en a ressenti profondément les effets, doublement : 1° trouble intérieur et 2° difficulté de plus en plus grande d'exercer une action à la périphérie (Ex[emple] les Taipings 1852, attribuables directement aux Européens puisque le fondateur est un élève des missions protestantes ; les Wangs, les 7 rois, le Grand Roi de l'Ouest, le principal fondateur de la secte des Longs cheveux ; de plus, leur doctrine est une caricature de la religion chrétienne : cette rébellion a été créée indirectement par l'Europe et aussi étouffée par elle directement. Autre exemple : les Boxers si pitoyablement réprimés en 1900 par l'Europe.) Ainsi, troubles intérieurs, convulsions violentes d'un organisme qui cherche à résister et pouvoir régulateur affaibli. Le pouvoir d'élimination, l'exutoire des concours qui occupe et emploie les intelligences par des examens continuels, a diminué beaucoup. La détérioration de la classe mandarine est un autre dommage très grave : voyant leur autorité très diminuée, leur dignité disparaître, ils n'ont plus confiance dans leur hiérarchie et dans l'appui du pouvoir central, ils ne cherchent plus qu'à gagner de l'argent par tous les moyens ; la préoccupation du bien général a disparu complètement. On ne trouve plus de ces grands fonctionnaires honnêtes comme autrefois : Tchang Tche-tong est la dernière épave des fonctionnaires anciens. Cela provient de la décomposition de l'organisme, chacun cherche à tirer à soi la couverture ; il n'y a plus de contrôle du centre aux extrémités ; il n'y a plus de ces vieux patriotes chinois dont la férocité fanatique est un modèle pour les Chinois comme ce « vieux Chinois » vice-roi du Chan-si [Yu-hien] qui a fait commander de si épouvantables massacres en 1900 ; (les missions protestantes ont fait un rapport secret si épouvantable qu'on a jugé imprudent de le livrer à la publicité pour ne pas soulever d'indignation l'Europe ; seules les missions catholiques et protestantes en ont eu connaissance). Le manque de confiance dans le pouvoir et la recherche d'un nouvel ordre de choses se traduisent par des émeutes : et ces troubles se produisent sur la grande voie, du Sud au Nord, du commerce, les Taipings venant du Kouang-si. 2° Autre effet de l'intervention de l'Europe. - Diminution de l'influence extérieure de la Chine et impuissance à retenir les anciens royaumes tributaires et les provinces extérieures éloignées de Pékin : Ex[emple] Annam 1885, Birmanie, Lieoukiéou 1873 au Japon, insurrection du Yunnan, Kachgarie aux Yakoublihan en 1873, insurrection du Chen-si, la Corée en 1894, tout le système d'état qui gravitait autour de la Chine. (En 1797 Kien-long faisait une expédition au Népaul). Aujourd'hui enfin le Thibet, dernier pays tributaire de la Chine, se détache. La vie se retire des extrémités et au-dedans il y a des troubles et des convulsions (plus tard on verra pourquoi ce résultat). L'Europe s'effraye de cette action dissolvante si rapide que dès 1842, 10 ans plus tard, la Chine est sur le point de tomber en décomposition ; il faut lui prêter des soldats pour maintenir la dynastie et la centralisation du pouvoir au moment où on la combat (Gordon, Giquel, etc). En même temps on introduit un service administratif organisé, le Service des Douanes. Partout où va l'Européen il porte son administration avec lui, établissant un régime nouveau qui sauvegarde ses intérêts, mais accélère la dissolution ; le système s'est développé, après les Douanes il a embrassé toutes les questions de navigation, le service des phares, la poste, la navigation intérieure, les likins, les douanes chinoises ; c'est une tache d'huile qui s'étend, non par suite d'un plan préconçu, mais au hasard des événements et d'une direction autocratique. Ce système des douanes ne mérite pas sa réputation ; il est très onéreux par rapport aux services qu'il rend ; il a été l'objet des plus vives plaintes du commerce britannique pendant longtemps de 1860 à 1870 constamment, puis l'autorité de Sir Robert Hart a grandi, il a fait tout accepter en raison des services ; les statistiques sont très mal /ailes et suspectes, incomplètes, beaucoup de choses leur échappent. (Étude de Brenier sur la position respective réelle de la France et de l'Angleterre en Chine 1903). Pour toute l'Europe il n'y a qu'une rubrique en bloc avec des contradictions incroyables dans les chiffres. Pour les États-Unis, le chiffre seul du pétrole est supérieur au total indiqué par ses importateurs ; pour l'Angleterre, tout est distingué, chaque colonie. De plus, toute une partie de l'administration est secrète, ce qui est incroyable et contraire à cette organisation établie conventionnellement par les traités. Elle n'est pas même à l'abri de la critique au point de vue de la concussion et on ne peut empêcher les Chinois entre eux de squeezer pour l'examen retardé des objets ; les Européens même ne sont pas toujours à l'abri de tout soupçon. Le personnel est très médiocre et trop payé pour ses services : il ne mérite pas sa renommée. Le seul mérite c'est qu'il donne des chiffres certains pour le commerce ce qui oblige les mandarins à verser réellement à une banque spéciale sous le contrôle chinois [Sir R. Bredon]. Les Douanes sont un des moyens employés par les Européens pour consolider la Chine et maintenir leur commerce. Par la force des choses cette administration s'est étendue et Sir Robert Hart rêve de retendre à une réorganisation de la monnaie. Le régime intérieur chinois devenant cependant de plus en plus mauvais, on en arrive à la perspective immédiate d'une dissolution de la Chine. On prit des précautions : 1° la porte ouverte, mais les Chinois créèrent aussitôt tout un système inextricable de portes entrebâillées comme dans les rues chinoises, ouvertures si incommodes où il faut savoir se faufiler ; le régime intérieur des likins est une création récente pour se défendre contre l'Europe ; dans le Nord il n'y en a pas. Il y aurait un livre à écrire sur les efforts de l'Europe pour échapper à ces droits grâce aux passes de transit inappliquées ; on retrouvera des polémiques indéfinies dans les archives de la chambre de Commerce de Shanghai ; pendant 40 ans l'Angleterre s'est défendue contre les likins, toute sa politique y était engagée ; depuis 1898, changement de front, ils sont reconnus, obtiennent une existence conventionnelle et servent même en partie à couvrir un emprunt anglo-allemand (partie des likins du Tche-kiang et du Hou-pé) ; en 1900, nouvelle consécration : on prévoit que certains likins seront admis par la Douane qui n'en publie pas les statistiques. On est obligé d'envisager la création de ce régime. Cette fameuse porte ouverte à laquelle Lord Ch. Beresford attachait tant d'importance. Cela revient à la clause de la nation la plus favorisée ; pas de régime différentiel ; le mot est impropre. En résumé, le système d'entraves a été augmenté par les likins, il n'y a pas eu de progrès réel. Aussi a-t-on passé à une autre politique, celle des sphères d'influence, ouverte par l'Allemagne à Kiao-tcheou en 1898, c'est le « Break up of China » de Beresford, chacun prend ses positions pour la dissolution de la Chine : les nations comme la France et l'Angleterre prennent position de fait sans chercher à développer leur acquisition, dans un cul-de-sac qui n'aboutit à rien ; les autres comme la Russie et l'Allemagne prennent des positions de politique pure. La Russie et l'Allemagne, au contraire font de la politique à très grande envergure qui tend à englober des morceaux énormes de la Chine. Au point de vue diplomatique, la campagne russe est magnifique ; mais elle a été trop loin, bluffé, n'a pas été finalement assez forte. Reste l'Allemagne qui poursuit la campagne d'assimilation du Chantoung. Ainsi la Chine complètement fermée à l'Europe se trouve par son contact avec elle profondément troublée, dérangée dans ses aplombs, elle cherche à se retrouver et [subit des] convulsions intérieures. L'Europe inquiète de cette dissolution si rapide de la Chine cherche à réparer le mal en l'organisant, puis prévoyant la désorganisation mortelle elle prend des positions politiques. Aucune mesure jusqu'ici n'a servi pour retrouver la cristallisation chinoise, l'équilibre amorphe, instinctif existant par une sorte de consentement tacite qui est devenu impossible à la suite du dérangement venu de l'extérieur. L'histoire de ces rapports est celui des efforts des Européens pour empêcher la catastrophe trop rapide ; aujourd'hui la décomposition est complète ; il n'y a plus rien à faire. Les Chinois refusent tout ; même ce qui est prévu formellement par les articles des traités ne peut être obtenu, à moins d'une grande pression des Légations, si les intérêts sont suffisants. La Chine est un produit artificiel ; si l'Europe se retire d'elle, elle tombera en décomposition, en pourriture ; politiquement c'est une fiction diplomatique ; l'administration chinoise n'existe pas par elle-même, c'est un organisme parasite, superposé. (Francqui disait que l'on peut tracer une ligne, celle du chemin de fer Canton-Hankéou-Pékin : tout ce qui est à l'Est est la partie détachable, même par une désagrégation, et subit l'action de l'Europe ; tout ce qui est à l'Ouest, c'est la vieille Chine, intacte, qu'il faut laisser mûrir). Il reste la force agglutinante des mœurs, des mêmes habitudes ; ce qui reste solide en Chine c'est la force d'une civilisation agricole, conservatrice. Mais elle a besoin de s'organiser : elle ne peut continuer à vivre avec ce régime spongieux : il faut créer de grands organes de circulation, les anciens, route du Méelin, grand canaux sont abandonnés, ensablés. Il faut de grands troncs artériels, des routes qui rétablissent l'unité dans le pays et ne peuvent être l'œuvre que d'une administration européenne qui arrêtera ainsi la dissolution de la Chine au contact d'une civilisation différente de l'Europe. Chap. 3 : Les Missions Les commerçants en Chine ne font des affaires que sur les concessions et sur de rares points de l'intérieur ; ils ne cherchent pas à tirer parti des missions toujours prêtes à rendre service, à servir d'intermédiaires, à les mettre en relations directement avec les Chinois ; on ne cherche pas à se servir de cette force énorme que donne le contact direct avec la Chine. 1° Historique. 2° Répartition géographique. (D'abord ce fut le désordre complet qui a causé la perte du Japon pour le christianisme : livre traité de main de maître par le P. Louvet : Les Daimios chrétiens du Japon et l'Aubin, psychologie du missionnaire). Il faut distinguer les missions protestantes limitées à un rôle éducationnel ; hôpital, écoles ; ils ont exercé une influence énorme au point de vue du développement des idées libérales et révolutionnaires. Le Chinois élevé par eux devient un hybride, tandis que le Chinois chrétien remplace simplement le culte des tablettes par les images saintes et reste chinois. Utilité des missions. - Elles pourraient rendre de grands services aux commerçants. Les missions ont une connaissance complète du caractère chinois, ont avec lui le contact immédiat, des relations très fortes, des rapports directs et constants. Livre de l'abbé Hue sur l'Empire chinois, livre très supérieur aux voyages en Mongolie et au Thibet, compte rendu de Pelliot des Écoles d'Extrême-Orient, livre classique comme celui de Tocqueville sur les États-Unis ; il y a aussi une multitude de faits précieux dispersés dans le « Bulletin de la Propagande ». On se rend compte que l'administration est simplement superposée, n'est qu'un parasite et n'administre pas ; les missions pourraient renseigner les Consuls mieux que personne et disposer le terrain pour une action commerciale ; la mission mettrait en rapport direct le commerçant avec le consommateur. (De l'Écho de Chine, monographies d'ouvriers chinois, de métiers, du P. Korrigan, jésuite de Wou-hou, véritable petite encyclopédie des métiers chinois. Claudel sous le nom de Figulus fait en 1898 des articles de bibelots, un sur [blanc]. On reproche aux missions d'absorber l'influence française, de multiplier « les affaires », mais plus il y en a et mieux cela vaut avec la Chine ; c'est une monnaie d'échange, monnaie courante des transactions ; il ne faut pas les fuir. Si la France a une position en Chine, c'est dû uniquement aux missions et non à son commerce (qui dit catholique dit français, les Chinois se disent aussi « francs », fille de Gotta. [blanc] au Japon. Influence française et anglaise (protestante). La situation de désorganisation actuelle de la Chine est défavorable aux missions. Jamais la Chine n'a été tolérante à l'égard du christianisme ; la prétendue tolérance des bouddhistes est inexacte (compte rendu excellent du livre de Groot (du Bulletin des Écoles d'Extrême-Orient) et avisé de Maître, article magistral d'exposé sur les causes de la guerre russo-japonaise et historique des faits). Action personnelle du P. Robert qui amène les capitaux chinois ; l'extension de la concession lui est due, il a fondé un journal, sauvé Racine, etc. Tous les rapports des commerçants, des Consulats avec les Chinois se font par l'intermédiaire du P. Robert qui met en relation avec les gros capitalistes chinois, tous méfiants, qui ne traitent qu'avec ceux qu'ils connaissent et avec qui ils sont en confiance. Le caractère chinois exige toujours un intermédiaire. C'est le rôle que joue la mission, car la position officielle du Consul les effraye. Les missions pourraient dans l'intérieur de la Chine contrebalancer l'influence japonaise et résister à leur action : elles ont un besoin énorme du gouvernement français qui ne demande rien en échange. Pratiquement, elles ne rendent pas service au commerce français qui n'existe pas. On ne s'étend pas dans l'intérieur. Le caractère français préfère, d'ailleurs, crier toujours contre les autres que d'agir. Chap. 4 : Les écoles Dans la suite du développement des relations entre la Chine et l'Europe viennent les écoles. La première idée qui vient à l'esprit quand il s'agit de réformer, c'est par le moyen de l'éducation. Le Chinois, par essence, est un être studieux, il aime aller à l'école, les relations de professeur à élèves ont une grande importance dans toute la vie, sont sacrées : c'est une des 5 relations sacrées établies par Confucius. Le Chinois toute sa vie va à l'école ; il y a des récompenses spéciales pour les vieux étudiants de 80 ans qui continuent à se présenter aux examens. (Renseignements sur examens : Vetch). Le temple de Confucius de Foutchéou avec les 7 puits de science, de la forme de la Grande Ourse, qui est la constellation des Lettrés ; cela vient du Véda, ce sont les 7 rishis, les 7 sages. Le respect de l'étude est si grand que le marmiton, élève de cuisine, est « student », le 2ème boy apprenti ; tout prend ce nom. Le jeune chinois de 8 ans a des facultés inouïes pour apprendre, il met une application inlassable à l'étude 40, travaille dix heures par jour sans fatigue : ils considèrent que c'est un métier d'étudier, qu'on doit être payé pour étudier ; c'est un but de la vie ; « que fait votre fils ? - il apprend « l'anglais », c'est une profession, les lettres sont un métier. On ouvre une école, les Chinois y affluent de suite ; le fait seul d'apprendre exerce une attraction ; on ouvrirait des cours de sanscrit, d'iroquois, on aurait des élèves en Chine ; d'ailleurs savoir quelque chose de spécial vous donne une position (comme chez nous cela fait vivre son homme, toutes les langues étrangères) un esprit studieux y trouve à vivre de sa science, à [blanc] : tout aboutit à cela. Il ne faut pas croire que cela répond à un besoin réel, ce n'est pas nécessaire. Cependant à Souifou, les gens que l'on paie ne viennent que pour cela et prolongent leurs études ; si on les fait payer, très peu cependant, car ils ne sont pas riches, cela vaut mieux, mais ils veulent aussi tirer parti de suite dès qu'ils savent quelques mots ; et puis ils se considèrent comme clients de la France, on leur doit une place (le lettré de Bons qui ne veut pas faire du commerce). Il ne faut pas s'émouvoir des contradictions : en Chine on admet de suite le contraire près d'une vérité constatée. Ainsi si l'on veut que la Chine se mette à l'école de l'Europe : 2 moyens. 1° Ecole ; 2° Missions de jeunes Chinois venant s'initier à la science en Europe. Ce second moyen a été employé d'abord ; aussitôt après la guerre de 1857, mission en Amérique sous la direction de [blanc] ; d'autres missions envoyées par la douane en Angleterre sous la direction de Lay (Sir Robert Hart s'en débarrasse comme d'un rival) mission en Allemagne. Le meilleur exemple ce sont les missions envoyées par Giquel sous la direction de M. de Segonzac entre 1870-1878, tradition reprise en 1898 après le second contrat de l'Arsenal, une autre mission fut envoyée en France sous la direction de Lin fusillé comme espion par erreur en 1900. Le Directeur général de ces missions Ou-Tai-tchang résida longtemps en France, chargé de la direction de ces jeunes Chinois, invité constamment à dîner dans le monde, trouvait à se nourrir, mais les autres ne recevant rien étaient affamés : ils ne restèrent que 3 ans (5 ans est le minimum pour pétrir à notre influence ces esprits) - un de ceux-là est vaguement interprète à Yunnan-sen. Depuis les étudiants sont envoyés au Japon (quelques ingénieurs dernièrement en Belgique). La 1ère des Écoles fut celle de la Douane, le collège de Toung-se-Suan à Pékin. Les Écoles protestantes. - (Enquête générale faite par la Légation, prescrite par S. Pichon, reprise par M. Dubail). Ils ont consacré énormément d'argent et de travail à cette œuvre : ils ont fondé des écoles de filles, des écoles professionnelles, des sortes d'universités, de grands collèges (rapports de Doire sur l'œuvre éducationnelle des protestants en Chine). Les écoles non confessionnelles anglaises et américaines : deux à Shanghai ; d'Allemagne à Ichang et Chantoung. École française : celle de la Municipalité française de Shanghai qui a très bien réussi, à Tientsin, à Pékin, grande utilité pour fournir les interprètes, chemin de fer Hankéou-Pékin, etc. L'école de l'Arsenal (34 000 Fr. nouveau-central, 2 professeurs, Médard, la Légation devrait lui [blanc] : il apprend le calcul différentiel. Il y a à Foutchéou une petite école Koung où l'on apprend le français. Les pères Jésuites à Zikawei enseignent le français. Apprécier cette œuvre-là et le rôle de ces écoles. Il faut distinguer entre les écoles françaises et anglaises. L'œuvre éducationnelle anglaise a des résultats très importants, c'est à elle qu'on doit cette poussée libérale actuelle dans toutes les villes de Chine, la jeunesse qui est affamée de places, d'affaires, qui sort tous les ans des écoles anglaises. On les reconnaît d'ailleurs, ils ressemblent aux Japonais trait pour trait ; les anciens Chinois étaient courtois, bien élevés, cédaient le pas ; les nouveaux regardent les femmes en face, les bousculent même, sont insolents, affectent des manières européennes, ne respectent pas ceux-ci, sont à l'affût des affaires. Cet élément libéral et révolutionnaire de toutes les villes est maintenant manufacturé régulièrement par les écoles anglaises. Les filles élevées par les protestants sont pareilles : au lieu de cette tournure modeste, chaste, traditionnelle chinoise (qui sont paillards, mais ont extérieurement le respect des apparences, des formes), elles font des mouvements de gymnastique contraires à la décence, à la réserve timide et décente, elles ont les cheveux taillés à la chien, vous regardent dans les yeux comme des filles de la rue ; certaines font des études médicales dans les universités américaines du Michigan. Ces Chinois de la nouvelle Chine sont des ferments de troubles et d'insurrection ; ils ne présentent aucune garantie morale et n'apportent pas la prudence et la réserve des Européens en touchant aux affaires chinoises. Conformément au caractère chinois, ils cherchent toujours de suite à battre monnaie avec ce qu'ils savent et veulent en tirer parti au point de vue pratique. Les Anglais leur apprennent admirablement leur langue ; elle est facile, langue où les mots n'ont pas de sexe, petit nègre ; ils ont beaucoup d'occasions de parler, et puis il faut mieux le savoir car la concurrence est plus grande, placés entre Hongkong et Shanghai, ils trouvent toujours à utiliser leur science. Depuis trois ans l'anglais se répand énormément, dans les villes mêmes de l'intérieur par les Douanes, la poste : on voit, ce qui est tout nouveau, des enseignes dans les villes intérieures. C'est une chose très importante de pouvoir causer directement avec les Chinois : l'anglais est appelé à devenir la langue commerciale. Les débouchés sont innombrables sur les concessions : douanes, coolies, boys, dans les administrations et maisons de commerce. Il y a intérêt à très bien parler la langue à cause de la concurrence. En regard, il y a les écoles françaises, le débouché est très limité, peu de places ; plus difficile ; quelques places d'interprètes pour l'Indo-Chine, les chemins de fer, pour quelques voy. [blanc] ; ils parlent très très mal, connaissances rudimentaires, ou bien ils ne savent pas le mandarin ([blanc] sache le français, un autre le mandarin). Le niveau intellectuel des étudiants est bien inférieur à celui des étudiants qui apprennent l'anglais ; le temps d'instruction dans les écoles françaises est moins long, l'éducation primaire très rudimentaire, aussi n'a-t-on pas la prise énorme des écoles anglaises sur la Chine, par insuffisance de ressources et de débouchés. Il n'y a pas lieu de développer davantage cette tentative ; les écoles existantes sont amplement suffisantes. Peut-être y aurait-il place, cependant, pour des Écoles d'enseignement supérieur, qui manque en Chine ; mais il faudrait étudier cette idée avec beaucoup de réserve et de toute façon il serait bien meilleur d'envoyer des étudiants en Europe. Les élèves parlant français ont des débouchés très restreints en Chine où les maisons de commerce et banques françaises ne font correspondre qu'en anglais, les employés ne parlent qu'anglais, on ne peut réagir. La devise de l'Alliance française « ...tout h[omme] q[ui] parle français est un client forcé de l'influence française » rien n'est plus faux. Les Allemands apprennent la langue du pays, cela ne nuit pas à leur commerce. Tout au plus faut-il développer les écoles dans les pays limitrophes du Tonkin qui doit être soumis à notre influence et cette œuvre ne regarde que l'Indo-Chine. Encore le recrutement des instituteurs laïques est-il très difficile (à Pakhoï il était [blanc]) : or ce n'est pas un vice pour les enfants qui sont très bien soignés et préservés dans les familles convenables, on en a le plus grand soin ; ce sont les coolies qui vivent publiquement ainsi tous ensemble. Berthet avait quatre boys, un seul avait une femme ; les autres le considéraient comme un cochon, l'avaient mis en quarantaine pour avoir introduit une femme dans une maison honnête ; la séparation des hommes et des femmes a développé [blanc]. Si on veut continuer cette œuvre grossière d'école primaire, d'apprendre le français aux indigènes, il faut préparer un plan régulier, économique non plus basé sur des considérations sentimentales, multiplier les petites écoles au Yunnan (C'est une bonne observation, comme on dit dans les thèses médicales, celle de Bons sur interprète). La question des Facultés de Médecine - difficile de trouver [blanc] pour la direction, difficile d'obtenir des élèves pour une longue période d'études, l'enseignement supérieur est une chose de luxe et n'est possible que dans des pays riches ; d'ailleurs on ne peut apprendre que sur des figures, des machines de petit modèle, c'est un enseignement supérieur théorique. Est-ce utile ? est-ce durable ? Cela ne donne aucune prise. Les théories générales sur la solidarité ont même valeur que Confucius et [blanc]. On ne peut se rendre compte sans voir fonctionner les organisations administratives, les grands services publics, la science appliquée. L'idée d'une Université est tout d'abord séduisante. Les universités anglaises, américaines n'ont cependant pas donné de bons résultats : ce sont des écoles secondaires où l'on apprend seulement sérieusement à parler anglais, mais jamais des connaissances approfondies (la médecine chinoise : l'opothérapie, soigner les maladies des organes par des liqueurs tirées de ces organes... Brown Sequ[?]l, organes génitaux, foie, rate). 2° Éducation en Europe. C'est ce qu'il y a de plus intéressant. La France a besoin non de coolies, de fruits secs, d'interprètes, mais de gens rendant des services réels dont la formation dépend d'elle. Les missions de Giquel ont fourni beaucoup de jeunes gens remarquables. L'esprit français produit une véritable hybridation et donne un mélange plus fort que l'anglais dans aucun cas (général Tchenk toi tay, fameux type de ces hommes de Foutchéou ; Wei Yan est à Canton ; on lui doit les deux contrats, pas soutenu par M. Dubail ; Li tao taï, si imbu d'esprit français ; Lin fang examen de droit, même promotion que Claudel, chose de première importance ; Hu, instrument le plus actif du contrat H-P ; Ou-Tai-tchang [blanc] à Vienne, à Nankin. L'esprit français est plus insinuant, très contagieux quand on y est soumis suffisamment longtemps. Services considérables : les interprètes, intermédiaires auprès des autres Chinois ; il faut le temps de se pénétrer des habitudes françaises, 5 ans au minimum. La plupart nous sont acquis, non pour des raisons sentimentales, mais ils sont devenus suspects ; des Français ne sont à l'aise qu'avec des Français, bon gré mal gré ils sont forcés de s'adresser à nous quel que soit leur sentiment intime. Il faut un bain suffisant d'esprit et de civilisation française, ce que jamais aucune école ne donnera, [pour créer] un état d'esprit français. Il est très fâcheux que les missions aient été interrompues, que la diplomatie française s'en soit désintéressée. Elles gardent cependant les moeurs et les habitudes chinoises intactes, le plus grand respect pour les tombeaux de leurs parents et dépensent de grosses sommes pour les entretenir ; Elles conservent aussi les superstitions chinoises (Lin fang, médecin chinois, a incisé le bubon pesteux, enfoui le rat vivant ; voilà comment ils comprennent ce qu'on dit, que les rats causent la peste et illustrent les enseignements et les faits. Un soir de peste ils sont dans les rues nocturnes de Foutchéou et, suivant deux personnes qui causent, j'écoute leur conversation : ils laissent tomber une liste qu'ils ramassent ; ce sont tous les gens qui doivent mourir le lendemain. Il la ramasse, efface son nom : les deux génies de la peste reviennent pour chercher leur liste, tous meurent, sauf lui. Histoires de renards, de possession, très fréquentes et crues ; maisons abandonnées, inhabitées, hantées ; [blanc] est possédée ; phénomènes diaboliques, des incendies éclatent spontanément. Doyêre, ses ingénieurs lui disaient « croyez-vous vraiment que les Boxeurs soient invulnérables pour les balles ?» Il est impossible de changer la crédulité chinoise.) Il est malheureux que cette excellente pratique des missions ait toujours été limitée au Fokien, pas développée et abandonnée par la mauvaise volonté du gouvernement chinois. Il ne faut pas laisser au seul Japon la formation intellectuelle de la nation, la formation de l'administration future, de la réorganisation administrative de la Chine. Il faudrait des jeunes gens admis après examen très sérieux, des garanties d'intelligence, de famille, de caractère. Cinq ans au moins, ils suivraient les cours de nos grandes écoles scientifiques, feraient des stages dans les grands établissements industriels comme Le Creusot, seraient formés [blanc] jointe au groupe chinois. École extrême-orientale, ce mélange de nos élèves interprètes serait inappréciable, leur donnerait une connaissance familière de la langue et créerait des relations précieuses pour l'avenir. Il faudrait que ces jeunes Chinois revenus ne fussent pas suspects, soient connus de la Légation, appuyés par elle, suivis dans toute leur carrière, défendus comme nos clients. Ainsi : choix très sévère à l'entrée, contrôle très suivi à la sortie de manière à ce qu'ils ne soient pas tenus en quarantaine en Chine. La France payerait l'École pour [blanc] bon marché Japon. Psychologie de l'Européen en Chine Passé le Canal de Suez, les Dix Commandements n'existent plus, dit Kipling. L'Européen se croit en vacances ; les conditions de vie sont beaucoup plus faciles : il gagne beaucoup plus d'argent, il se sent spécialement protégé ; il constitue au milieu des Chinois une aristocratie investie d'un pouvoir exceptionnel, rien que par le fait d'être blanc ; en Europe, l'homme n'est qu'une unité ; en Extrême-Orient, il prend la valeur d'un coefficient. Les Chinois cherchent à l'intéresser à leurs affaires ; une multitude de gens interlopes n'ont d'autres moyens d'existence que de servir d'enseignes aux affaires chinoises ; le Consul ne peut intervenir, il doit même fermer les yeux, car il trouve là un moyen d'influence. On reçoit largement, on dépense beaucoup, on a une domesticité nombreuse, l'habitude du « chit » et du chèque est dangereuse ; jamais on n'a d'argent sous la main, les banques sont très larges pour le crédit ; l'épargne n'existe pas ; tous ces éléments sont des agents de démoralisation actifs ; la communauté rapatrie aisément les enfants laissés sans ressources, assure des bourses aux veuves : l'Européen en Chine est très généreux, il laisse en Occident ses instincts d'avarice et même d'économie. L'honnêteté est d'ailleurs très rare, il est difficile de trouver des gens sérieux sur qui l'on puisse compter ; la question qui domine tout, c'est celle des clerks pour les commerçants : il est très difficile d'en trouver ; les Anglais n'ont de bon que les Écossais, leurs meilleurs agents ; les Allemands ont seuls d'excellents employés qui viennent apprendre le commerce et sont très peu payés (ils sont tenus de jouer du violon, de faire la cour à la demoiselle de la maison et ils trouvent encore le moyen d'attraper des maladies secrètes, tout cela pour 75 dollars par mois) ; il y a les employés volontaires, « freiwillig », c'est la grande force du commerce allemand, avec leur force de travail. Les Français montrent souvent des initiatives intéressantes (ils ont été les premiers à organiser Hankéou et le commerce avec le Setchouen) ; mais ils manquent de suite dans les idées et de sérieux dans les affaires. Ils n'ont pas de grandes maisons solides, bien connues des Chinois, établies depuis longtemps dans le pays, inébranlables comme les grandes maisons allemandes et anglaises. Les maisons françaises sont branlantes, à la merci d'une mauvaise année ou de mauvais employés. On peut d'ailleurs s'étonner que les grandes maisons d'exportation de soie s'adressent à des maisons anglaises de préférence (Jardine) : si le commerce et le commerçant étaient la même chose, les Français auraient une plus grosse situation. Le Français se décide malaisément à passer sa vie au loin, il s'attend toujours à quitter ; il considère dans tous les cas qu'il a fait un sacrifice héroïque et veut en être payé grassement. Il exagère tous les défauts de l'Européen en Chine : de dépensier il devient prodigue, les autres sont indépendants : il ne supporte aucune subordination ; il ne peut consentir à rester employé ; ses qualités même d'économie, de prévoyance, sont grandement diminuées hors de France : Marty doit son succès à ce qu'il a été gagne-petit, grippe-sou, inattaquable pour les Chinois. Le grand défaut de l'Européen en Chine c'est l'importance que donne ce privilège de l'exterritorialité : le plus petit employé, le plus mince [blanc] est un personnage important, protégé par le Consul ; il s'exagère son importance, perd l'esprit d'économie, de famille : il vit tout le temps comme à l'hôtel en Chine. |
|
50 | 1904-1909.2 |
Claudel, Paul. Livre sur la Chine [ID D21908]. [Auszüge (2)]. Chap. 5 : L'Européen et le commerce en Chine L'Européen, c'est le commerçant, il n'y en a pas d'autres ; ses rapports avec la Chine, c'est son commerce, les moyens sont les traités (Voir] Bard ; Bavier, North China Daily News 1898, Baie ; Écho de Chine, 2 articles de Bottu sur le régime de la concession, juillet 1898 ; Mayers, chez Nils (pas de bibliothèque étrangère à Paris !). Le principe des Européens en Chine étant donné qu'ils ont deux civilisations disparates, l'une basée sur le règlement impersonnel, et l'autre sur le marchandage et le compromis continuel, c'est que l'Européen a dû emporter sa loi avec lui (c'est ce qu'on appelle le principe d'exterritorialité, dont la définition restreinte en droit a dû être développée). 1° Exterritorialité de son séjour: (concession où il habite) ; 2° Exterritorialité de la personne : dans les commencements, on a délimité un périmètre spécial destiné à la résidence des Européens dans tous les ports ouverts ; quels que soient les accroissements ultérieurs, successifs, l'Européen réside dans un coin spécial, loin des Chinois et reste différent sans se mélanger. Ce coin est régi par des lois, une police, une voirie européenne, c'est un coin d'Europe transporté en Chine, une petite découpure. 2° Exterritorialité de la personne : comme conséquence du fait que l'Européen emporte partout sa loi avec lui, là où il échappe complètement à la juridiction locale ; il faut préciser et distinguer soigneusement entre la police et la juridiction. Dans l'intérieur où le consul ne peut pas étendre son pouvoir, un criminel est soumis à la répression chinoise : il ne faut pas confondre comme le font les Japonais, le droit d'empêcher de commettre un crime et le droit de le juger ; le consul a sa police restreinte et ne peut mettre la main au collet d'un malfaiteur dans l'intérieur. L'Européen emporte sa juridiction, son administration, son régime fiscal (impôts auxquels il est soumis), et est soustrait à la juridiction locale. Les Français continuent à appliquer les ordonnances surannées de 1778, 1833, 1852 non préparées pour ces cas là ; l'appareil de juridiction est compliqué et encombrant ; au lieu d'avoir une sorte de juridiction de juge de paix étendue, nous avons des tribunaux composés du Consul et de deux assesseurs, appareil difficile à mouvoir pour des cas souvent peu importants : aussi est-on obligé de recourir à l'arbitrage, ce qui présente des inconvénients. Nos consuls ne sont pas préparés à ce rôle et ne sont pas magistrats : il y a dans les concessions des intérêts très graves se chiffrant par millions : ce sont des villes de 100 000 habitants, comme Shanghai, qui nécessitent un homme très au courant, un magistrat imbu de l'esprit juridique français (les Anglais ont un spécialiste). Le consul français est seul maître sur la concession française et a mêmes droits que tous les autres sur la concession internationale. Il y a un Conseil Municipal avec des pouvoirs très peu définis, l'administration d'une ville de 100 000 habitants ; il faudrait un consul suppléant spécial très versé dans le droit, ou un Consul à demeure à qui l'on ferait une situation brillante et qui y ferait toute sa carrière. Il est difficile d'ailleurs de diviser ces attributions disparates : administrateur, magistrat, rôle politique important. Le régime des concessions soulève tant de questions multiples, très compliquées, qu'on peut se contenter ici de poser le point d'interrogation ; d'ailleurs en Chine il ne faut jamais renoncer à rien. La situation politique du Consul Général de Shanghai entre la concession internationale et la Cité chinoise indigène est magnifique, capitale. Il y faut un homme très prudent, de grand bon sens, réfléchi, timoré un peu, un homme âgé sans initiative, rassis, ayant beaucoup de relations et voyant clair. Le régime français est suranné : la concession est exploitée par un régime coutumier qui change d'après les lubies du Consul ; les principes ne sont jamais clairement définis. Les Anglais ont un régime, une législation toute spéciale à laquelle ils sont soumis par les « Orders in Council », qui répond aux besoins spéciaux de la petite communauté établie dans les ports ouverts. Ils ont un chief-justice à compétence très étendue allant jusqu'à la Cour d'assises et des vice-consuls spécialement chargés des attributions [pour les] tribun[aux]. Ils ont fait un travail judiciaire et administratif spécial qui nous manque complètement. Nous avons une juridiction consulaire avec un appel devant la Cour de Saïgon. La loi française, le Code civil tel qu'il existe à Fouilly-les-oies, sont appliqués en Chine. Quand les Européens disent « actio sequitur forum rei » il s'agit avant tout d'avoir la position du défendeur en Chine, la situation est la meilleure puisqu'on est jugé par la loi de son pays et non sans partialité. Les rapports avec les Chinois au point de vue judiciaire sont mal prévus dans les traités, les textes sont assez vagues dans les traités français et anglais. Si le Chinois est défendeur la justice stricte exigerait qu'on applique la loi chinoise. L'action purement diplomatique ou consulaire s'exerce dans la plupart des cas civils. Sur la concession juridique spéciale de la Cour mixte, qui est en dehors des traités et a été précisée par les Anglais par des actes spéciaux, par une entente avec les Chinois, les Français ont appliqué l'organisation anglaise sans acte écrit ; le principe c'est qu'un magistrat est délégué par le taotai et a à côté de lui un assesseur français. Ainsi, 3 cas : 1° Affaires entre Chinois domiciliés n'importe où et un Européen : action diplomatique. - 2° dans les concessions : action d'un Européen contre un Chinois, Cour mixte, résultat de la coutume, avec un magistrat chinois qui est censé juger seul, et près de lui un assesseur. - 3° La Cour mixte juge tout ce qui intéresse la police intérieure de la concession (dans la concession internationale, l'assesseur est désigné par le corps consulaire). Tels sont les rapports entre Chinois et Européens : rapports purement personnels. En dehors de ces cas, les traités prévoient des cas où les Chinois ont des rapports avec les Européens : si les domestiques, employés, gens ayant des rapports avec les Européens, étaient livrés à la juridiction chinoise, il en résulterait une gêne pour les Européens ; aussi ceux-là sont-ils dérobés en partie à la juridiction chinoise après entente. Cette action exercée par les consuls, cette protection, les Chinois y attachent un prix énorme : c'est la vraie raison de la situation, de l'existence même des Européens en Chine et le service le plus appréciable qu'ils rendent aux indigènes. Les rapports entre les Européens constituent un des plus importants avantages ; les Consuls ont la main large à ce sujet : ils exercent une action officielle individuelle dans beaucoup de cas : boy arrêté, caution ; de même si un Européen a un créancier chinois, on exerce une action sur le débiteur : les traités reconnaissent ce droit. C'est une question très importante dans le cas des Banques et dont découlerait la reconnaissance des créances chirographaires. Le créancier protège son débiteur, ayant intérêt à ce qu'il ne soit pas ruiné dans ses affaires ou gêné par d'autres. Les traités reconnaissent également les droits de propriété dans les ports ouverts, sans préciser que ce soit uniquement dans les concessions ; on a tendance à restreindre à une emphytéose, mais en fait la propriété est reconnue : c'est une question très importante pour les droits hypothécaires (propriété de la racine et de la surface, toute une étude à faire sur la propriété foncière, livre du P. Hoang (Var[iétés] Sinologiques). Le traité de Tchefou constitue un recul, mais il n'a pas été ratifié51 et le dernier traité japonais ne parle plus que de bail, cependant les premiers traités sont formels ; 2 ou 3 laissent place à un doute sur le droit absolu de propriété : c'est le traité américain le plus net à cet égard «. Avec la question des rapports d'affaires on entre dans la question commerce. Position extérieure de l'Europe en Chine. - La première question est le régime sous lequel les marchands européens entrent en Chine. Il était impossible de laisser subsister l'ancien système douanier chinois, à cause de l'arbitraire et de la lenteur funeste de ce système. Il fallait une administration européenne pour les rapports de douanes entre Chinois et Européens. Les Douanes sont soumises à un régime administratif unique qui règle l'entrée et la sortie des marchandises : remarquez qu'elles perçoivent non seulement un droit d'entrée, mais un de sortie, originalité par rapport aux douanes du monde entier. Le régime des entrepôts n'existe pas : les « bonded ware houses » n'existent qu'à Shanghai et n'y rendent aucun service. Il n'y a pas d'admission temporaire : on connaît le draw back qui est difficile et ennuyeux (une marchandise entrant et réexportée plus tard, on laisse une caution appelée draw back). De plus un droit spécial s'applique à toutes les marchandises allant d'un port à l'autre, égal à 1/2 droit d'entrée, soit 2 1/2, qui a pris une grande importance depuis 1900 où toutes les marchandises européennes sont taxées, cela constitue une surcharge très sérieuse. C'est un droit de transit. Ainsi 7 ½ % constitue un minimum pour toutes marchandises entrant en Chine non prévues au tarif 5%. Tracasseries [blanc] par les Consulats, même cotés fort. La 2ème question : c'est ce que l'on a fait pour que les ports soient réellement ouverts ; c'est la question des likins. Histoire de la lutte des Européens contre toutes les entraves successives. Malice des Chinois qui rendent illusoires toutes les précautions des traités. Les passes de transit s'appliquent aux marchandises qui ont besoin d'être rapidement transportées ; on rend l'examen très difficile et l'on paye un nouveau droit pour hâter cet examen : en définitive, le nouveau droit de transit vient se superposer à l'ancien qui a pour lui d'être traditionnel. (Il ne faut jamais accepter de nouveaux droits se substituer aux anciens). Le droit de transit sert de garantie aux emprunts et est perçu par la Douane tandis que les administrations locales perçoivent le likin, aussi s'arrangent-elles pour les rendre inférieurs aux droits de transit. D'ailleurs c'est une précaution vaine : les likins n'existent que depuis 1840 et ont été inventés contre l'étranger ; les passes de transit n'existent d'ailleurs que pour les marchandises de provenance ou à destination exclusivement européenne ; les droits de likin retombent de tout leur poids dès que les marchandises redeviennent chinoises. C'est donc très précaire. Il y aurait une curieuse étude à faire sur les passes de transit, mais elle serait très technique et il faudrait les suivre sur les tables des Douanes. D'autres précautions ont été prises contre les coalitions de commerçants contre les Européens, interdites par l'art. 33 les coalitions de marchandises et fournisseurs chinois contre les Européens, les boycottages : Marty à Pakhoi obtint grosse indemnité, les chargeurs chinois ayant refusé de fournir du fret. C'est un des seuls exemples, c'est là un privilège considérable. Mais il est difficile de mettre en mouvement l'action diplomatique à Pékin. Les Anglais se sont basés sur cet article pour protester contre le monopole du camphre. L'Européen enfermé dans sa concession et son exterritorialité a beaucoup de peine à commercer dans l'intérieur. Combien peu de racines dans le pays, quelles faibles attaches, quels médiocres moyens d'exercer son influence ! En Europe quelle est la raison du commerce ? C'est un besoin mutuel de production qui se complète, une division du travail entre les divers états ; l'Angleterre, par exemple, s'est spécialisée dans certaines productions industrielles ; elle a un besoin absolu d'autres États pour lui fournir des produits qu'elle s'est mise hors d'état de fabriquer. En Chine cette réciprocité de besoins avec l'Europe n'existe pas (Bavier, Taylor, dans ses rapports annuels des Douanes). Le commerce entre l'Europe et la Chine a toujours un caractère de commerce de luxe ; d'une part, l'Europe demande à la Chine des produits dont elle n'a pas un besoin absolu ; le thé, la soie (celle-ci fournie de plus en plus par le Japon et le Levant) de même, les peaux, les soies de porc, tresses de paille, huiles de bois, articles peu nombreux qu'elle demande à la Chine. De même, la Chine demande à l'Europe un certain nombre de produits dont elle n'a pas un besoin absolu, qu'elle trouve plus avantageux, plus économique de ne pas produire. Mais le commerçant ne doit jamais oublier que la marge sur laquelle il peut jouer est excessivement étroite ; une différence de prix très minime suffit à arrêter net une importation, de même le changement des conditions de la vie, un impôt nouveau (cela surtout), un fléau suffit à arrêter les achats. En Chine, après 1900 les importations ont considérablement augmenté et de plus, l'administration est d'une incompétence absolue. La Chine trouve plus avantageux de les fabriquer dès qu'une certaine limite est dépassée ; si le pétrole dépasse un certain prix, il se resservira des huiles de haricots, de thé ou de n'importe quoi. L'acheteur, le vendeur chinois n'est pas compressible, la marge est vite mangée. Ce commerce qui a si peu de racines et de marge est empêché par de nombreuses causes. Dans les rapports entre Etats européens, le commerçant peut aller dans l'intérieur se rendre compte des besoins, causer avec les producteurs, étudier les marchés, créer des industries spéciales. En Chine ces facilités indispensables n'existent pas. Le Chinois a besoin de vivre d'abord et produit pour se nourrir, se vêtir, ce qu'il lui faut ; s'il lui reste quelque chose en surplus, il le vend. Pas d'industrie spécialisée ; c'est la production familiale dont le surplus seul arrive à être vendable, est mis sur le marché. Conséquences inévitables : 1° précarité de la fourniture, il suffit d'une mauvaise récolte ou de diminution de ressources de la famille pour que le produit manque à l'acheteur. À Nankin, une année il y a eu vente de 100 000 dollars de graines de sésame, l'année suivante, rien ; 2° difficulté de faire des marchés importants et pour de longues périodes ; 3° diversité des intérêts des producteurs : de l'état de la division de la propriété toujours répartie en une multitude de petits producteurs ayant entre eux tous les rapports compliqués des Chinois (question des familles, de clans, créances des uns à l'égard des autres, superstitions) ; la production est disséminée et sans variété entre eux. 4° Étendue du périmètre dans lequel la cueillette doit être faite, puisque c'est un produit de luxe. Tout cela rend la position de l'Européen très précaire. Les Européens ne connaissent pas la langue du pays, ils ne sont pas connus du consommateur ou acheteur qui, par conséquent, se défie toujours de lui. En outre, leur paresse d'esprit, leurs habitudes routinières, ils ont pris les habitudes chinoises ; ils estiment qu'on a toujours fait ainsi, qu'il n'y a pas moyen de faire autrement. Il y a des Européens qui vivent depuis 30 ans dans la concession sans en être sortis ; cela indique le peu de mélange ; la paresse d'esprit des uns, la difficulté de faire une chose nouvelle, il ne sort pas du coin où il est cantonné et l'on s'étonne d'entendre les vieux résidents réciter des âneries toujours les mêmes sur les Chinois : l'ignorance est complète. Ainsi, par la nature des choses, il n'y a pas de nécessité rigoureuse d'un commerce européen avec les Chinois, et d'autre part, en fait, il n'y a pas de contact. Si l'Européen vit complètement isolé dans son coin, il est dans l'ignorance complète de la masse ambiante qui se trouve autour de lui, de ses besoins, de ses produits. Il attend simplement sur sa concession, déballe ses marchandises, attend qu'on vienne lui acheter. On aperçoit de là le rôle immense joué par le compradore qui est tout le commerce européen, seul chargé du contact avec les Chinois. Ce rôle est actuellement nécessaire : il use et abuse de cette connaissance des conditions. Le compradore résume en lui une bande énorme d'intermédiaires : pour le thé il y en a soixante-dix entre le producteur de la feuille et l'acheteur dans un magasin de la rue St-Honoré. L'Européen au lieu de s'adresser à cette foule énorme, s'adresse au compradore, intermédiaire unique ; les questions de change rendent la situation plus inextricable encore. Rôle du compradore : il sert de garantie à la fois des deux côtés, l'Européen pour l'exécution des marchés et le Chinois pour la solvabilité. Pourquoi les Chinois ne font-ils pas des affaires directes avec l'Européen ? d'abord l'ignorance des maisons européennes qui ne les connaissent pas. Le rôle capital du commerçant européen en Chine c'est qu'il fournit l'argent à bon marché ; tout le commerce consiste en ceci : le Chinois apporte des marchandises dans un magasin et l'Européen obtient des banques un prêt sur ces marchandises à un taux inférieur à celui du Chinois. Ainsi : rôle précaire, aucun contact avec l'intérieur et pas de besoin réciproque d'un pays par rapport à l'autre. Pas besoin de l'étranger qui apporte plutôt du trouble. Il manquait deux choses à cette masse spongieuse : organes d'épargne générale, organes de circulation ; les banques qui ont des quantités d'argent considérables (le Chinois est incapable de mettre de côté) et fournissent l'argent à bon marché. La circulation plus rapide, les organes de grande circulation fournis par la navigation à vapeur européenne qui établit des rapports réguliers et rapides entre les extrémités de cet immense corps, qui va se compléter par les chemins de fer. Les habitudes du commerce chinois, les questions de crédit sont à développer dans un chapitre spécial « questions monétaires et financières » - de même « Géographie commerciale de la Chine ». Quelles sont les marchandises prises par l'Europe à la Chine : étude de la place occupée par les différentes nations. Par suite de l'impossibilité d'établir des rapports directs avec le consommateur, celui-ci n'a souvent pas le produit qu'il désire ; il est impossible de faire produire un progrès : par exemple, il n'y a pas moyen d'améliorer le thé, ce qui a fait baisser beaucoup ce commerce ; de même pour les tresses de paille impossible d'obtenir les qualités demandées, aussi a-t-on cessé d'acheter et la plus forte partie va-t-elle au Japon. C'est là une grande cause d'infériorité pour la Chine, qui s'oppose au développement de son commerce. Exportations. - L'Europe demande à la Chine le thé (vert uniquement) ; la soie chinoise filée brute, d'une qualité supérieure à toutes les autres ; des peaux, soies de porc, huile de bois, graines de sésame, musc, laine du Nord (Tien-tsin) ; l'exportation chinoise tend à diminuer ; elle est continuellement menacée : le sucre brun est détruit par le sucre blanc de Java manufacturé à Hongkong ; partout on arrache les champs de canne à sucre à Swatow qui représentent une exportation de 100000 tonnes ; comme il est impossible de modifier la culture pour l'adapter aux nécessités du commerce, la canne disparaît ; de même pour la ramie et le chanvre. Importations. - Les tissus de coton où les Américains ont remplacé en grande partie les Anglais, les tissus de laine, les riblons, déchets de fer envoyés à Shanghai par bateaux énormes, les [blanc] les transformant en outils à leur manière. Pétrole, farine américaine se développent énormément, le sucre blanc produit par les deux énormes raffineries de sucre de Hongkong, Jardine et Butterfield, (Rapports Réau et Claudel 1903). Le Chinois est amateur de produits européens, mais limité par ses ressources. La disproportion s'accroît de temps en temps entre importations et exportations. La Chine achète plus qu'elle ne vend, point assez grave, mais qui indique plus de ressources qu'on ne le signale généralement. Rien n'a le caractère d'un échange nécessaire, régulier comme il en existe entre l'Angleterre et la France qui ne peuvent pas se passer l'une de l'autre. Il y a des éléments de désordre, de trouble qui produit des changements, de là des années de désastre. Le Chinois est très joueur, très spéculateur : autre élément de trouble ; il joue et parie à la manière américaine, sans étude. En septembre 1897 il y a eu ainsi une saute du dollar, tombé à 1 Fr. 92, remonté à 2 Fr. ; la Banque russo-chinoise a prêté à 32 % par mois à cette époque ; c'est un autre élément qui vient désorganiser le commerce et empêcher les rapports normaux réguliers. Quelle place se sont faits malgré cela les différents États ? L'Angleterre : Elle a eu la priorité, établie en Chine depuis l'ouverture ; elle a fondé de très vieilles et très solides maisons ayant très bonne réputation auprès des Chinois qui aiment faire des affaires avec elle ; elles sont soutenues par des banques considérables qui donnent du crédit à ses négociants et aidées par un service de navigation établi partout. Ce qu'elle a contre elle c'est que ses commerçants assez loyaux en affaires, sont très peu travailleurs, peu intelligents, peu d'initiative, très routiniers et en somme très loin d'avoir tiré parti de la situation unique et des avantages de toute nature qu'ils ont entre les mains. D'autre part, l'aide qu'ils reçoivent de leur gouvernement, ministre et consuls, est très considérable : c'est un corps composé de gens honorables, instruits, mais ayant mêmes défauts que leurs administrés : corps fermé, avancement très lent, carrière assez peu brillante offrant peu de champ aux activités qui veulent se développer : les gens une fois arrivés à une situation plantureuse, large, ne cherchent plus qu'à employer leurs loisirs à la sinologie, travaux de vieux garçons sans but, d'autres font des rapports très instructifs, consciencieux, intéressants : la série de leurs rapports a une valeur considérable, littérature de première main, très intéressante, mais renseignements noyés. Ils ont beaucoup de nationaux et ne peuvent pas favoriser les uns aux dépens des autres ; ils ont une administration très collet monté, des attributions rigoureuses et ne peuvent pas recommander un commerçant spécialement, c'est une règle administrative inflexible et une cause d'infériorité. Ils font strictement leur métier, des rapports, de juge, d'administrateur et informateur, n'essayent pas de développer le commerce anglais, d'étudier de nouvelles entreprises, ils n'ont pas de rôle de pionnier actif, de créer de nouveaux débouchés comme les Allemands. Les Américains ont pris beaucoup de développement et ne vendent uniquement que des produits américains sans l'interférence de grandes maisons en Chine (n'ayant que American Trading Co et Fearon et Daniel, tissus) et comme banque, l'« International Banking Co ». Cependant ils se développent énormément pour importer entre les mains de commerçants anglais (machines, farines, tissus de coton, pétrole). C'est l'Angleterre qui vend le plus, la France qui achète le plus. Cela alimente cette grosse navigation qu'ils sont en train de créer de San Francisco à Shanghai. On peut prévoir que quand la Chine aura développé ses énormes ressources de combustible, elle fournira la côte américaine dépourvue de charbon et recevra en échange des denrées alimentaires nécessaires puisqu'elle est toujours à la limite de la disette. C'est l'Amérique qui a le plus d'intérêt à se réserver ce marché-là. Roosevelt, en esprit politique, attache une importance énorme à l'Extrême-Orient. L'Allemagne : C'est elle qui a compris pour la 1ère fois que les affaires de Chine reposaient entièrement sur le crédit ; ils ont commencé à étendre les crédits accordés aux Chinois et fait connaissance directement avec les mandarins locaux pour leur prêter de l'argent, des fournitures d'armes ; ils ont capté leur confiance par des emprunts provinciaux en 1887 (Karlberg, Carlowitz, Melchen and Co) faits au vice-roi des deux Kouang, à Tchang Tche-tong pour l'organisation de ses filatures de coton, des usines de Han-yang. Ils sont très travailleurs, ont d'excellents clerks, une banque très bien dirigée, fondée par les anciens employés allemands du Comptoir d'Escompte français qui possédait une grosse position avant 1870 : ce sont ces employés qui ont fondé la Deutsche Bank, soutenue par Bliichroder ; ils ont développé leurs intérêts par des lignes de navigation. Toujours épargne et circulation appuyées l'une sur l'autre. Lignes de navigation sur l'Europe alimentées par ligne [blanc], fluviales Réseau complet comme celui de l'Angleterre, deux lignes sur le Yang-tzé, Kiao-tcheou, Tien-tsin, deux lignes de Swatow sur le Siam, une ligne de Hongkong sur Haïphong [blanc] quantité de bateaux irréguliers. Ils sont soutenus par un corps consulaire et diplomatique très énergique, travaillant en bras de chemise, ne croyant aucune besogne au-dessous d'eux, très bien renseignés, très brutaux, ce qui n'a que des avantages, servis par des desseins bien formés et bien suivis. Ils avancent à pas de géants. Actuellement ils possèdent les intérêts et les positions les plus considérables entre le Fleuve Jaune et le Yang-tzé. Politique intelligente, soutenant les mandarins, plaçant dans tous les postes des créatures à eux. Aucune politique de luxe (de faste comme la France) s'occupant peu d'écoles, de développer leur influence. Magnifique concession de Hankéou, un mille de frontage sur la rivière. Les Français : Ils ont l'Indo-Chine, tenue à l'écart volontairement sauf du temps de Doumer. Initiative intéressante, efforts mal coordonnés. Des Français au courant des affaires nouvelles, mais pas d'esprit de suite. Position superbe des Messageries, ont vendu leur frontage à Shanghai sans raison, doivent emprunter les [blanc] des autres compagnies, ont abandonné toutes leurs positions aux malles allemandes qui en ont hérité (« Tant qu'il y aura un de ces gredins de payants dans la salle, nous ne serons pas sûrs du succès » dit le chef de claque). Voilà l'esprit. (Comme Delcassé qui ne veut nommer personne « jugeant inutile de faire quatre-vingt-dix-neuf mécontents et un seul ingrat »). Dès 1895 tous les Consuls répétaient qu'il fallait des cargo-beats, des lignes annexes : maintenant sur le Yang-Tzé il y a deux lignes allemandes, deux japonaises, chinoise, anglaise ; elles se décideront à la fin et gagneront encore. Comme la Banque de l'Indo-Chine qu'on a eu tant de mal à décider à venir à Shanghai où elle gagne de l'or, qu'il a fallu contraindre par le Ministère à établir des succursales à Hankéou pour un an, etc. Le Comptoir d'Escompte avait une position superbe en Chine, étranglé par des statuts imbéciles, cède la place à la russo-chinoise, quitte l'agence de Shanghai ; la Banque russo-chinoise capitaux français employés à la politique russe, Directeur français subordonné à ses collègues russes, tout ce qui est important est secret et très [blanc]. Tout ce qui s'est fait à Shanghai résulte des efforts de jeunes gens, entreprenants, courageux, d'initiative, peu de capitaux, Olivier, Racine, Bouchard, les [blanc] constituent une aristocratie dédaigneuse, ne voyant rien d'autre que leurs affaires. Tout le commerce français s'est concentré sur Shanghai et Hankéou, Canton pour la soie, Tientsin pour [blanc] mais les épiciers font des affaires magnifiques (Mondon et Gaillard). Le corps consulaire a les défauts de ses administrés ; longtemps une fantasia de ministres et de consuls venus de tous les pays du monde, ce qui n'est pas absolument mauvais ; mais il faudrait une juste moyenne et que les désirables agents de Chine puissent retourner à Paris et faire bénéficier de leurs connaissances l'Administration centrale, qu'il y ait un roulement établi ; c'est le meilleur personnel qu'il y ait en Chine. Légation mauvaise, ne travaille pas autant, ne répond pas aux lettres. Conclusion : C'est à regretter qu'il n'y ait pas plus de consuls, pas plus de postes créés, [blanc] consul doit suivre le commerce ; en Chine, doit précéder le commerce et ouvrir les voies, multiplier les consulats dans les ports du sud où sont nos principaux intérêts. Partout à étudier la création des deux agents, capitaux de l'influence française en Chine : Banque et circulation. Etudier les questions de crédit à donner aux Chinois et développer cela dans des limites où les autres nations européennes moins favorisées au point de vue de l'épargne anonyme ne peuvent pas nous suivre. Développer les voies de commerce en s'appuyant sur l'Indo-Chine comme base surtout pour la navigation et les chemins de fer. Résumé des idées de ce chapitre : 1. - Situation des Européens en Chine : exterritorialité et ce n'est qu'un pied à terre. 2. - Le commerce est dans la même situation que le commerçant, précaire, à la merci des intermédiaires chinois. 3. - double utilité pour les Chinois : épargne et circulation. 4. - Revue de chaque pays européen étudié au double point de vue argent et circulation ; 5. - France : ce qu'elle peut faire dans cette double direction. Chap. 6 : Géographie commerciale de la Chine Quand on voyage dans la campagne chinoise ce qui frappe le plus c'est la disparité entre la plaine toujours cultivée et la montagne qui en émerge comme un îlot sans culture (réservé en général aux tombeaux ou à une population très différente de celle de la plaine ; cependant on y voit souvent des champs de riz, de patates, s'élever à une certaine hauteur) ; également dans des pays comme le Chen-si et le Chan-si, spéciaux grands marchés [blanc] cultivés en escaliers descendant de la Mongolie aux bords du Fleuve Jaune, fertiles et aménagés en [blanc]. D'une manière générale, si on pouvait faire des cartes tant au point de vue agricole qu'ethnographique (densité de la population), entre les parties montagneuses et la plaine on verrait des contrastes frappants. Le Chinois est seulement un homme de plaine, il n'a jamais su aménager les parties montagneuses de son domaine. Il en résulte que la Chine a été divisée ipso facto en un certain nombre de compartiments séparés entre eux par des seuils montagneux plus ou moins infranchissables. La partie principale de la Chine consiste en une immense cuvette qui va des monts du Kouang-toung et du Kouei-tcheou jusqu'aux steppes de Mongolie et dont le débouché sur la mer est séparé en deux par le bloc du Chantoung ; cette partie de la Chine a d'ailleurs été dépeuplée, ravagée dans le courant du siècle dernier, d'une part au Nord par les débordements chroniques du Fleuve Jaune et dans le Sud par les épouvantables destructions de la guerre des Taipings ; néanmoins c'est encore la partie la plus riche et la plus fertile de la Chine. Le Kiang-si en est pour ainsi dire le grenier. De chaque côté de ce vaste bassin sont installés une série de compartiments d'une richesse plus ou moins grande ; le plus important est celui du Setchuen, presque complètement fermé celui-là, qui n'a de communication avec la dépression centrale que par une étroite et dangereuse fissure, le boyau du Yang-tzé. Du côté de la mer se trouve également une série de compartiments échelonnés le long de la côte dans les plaines formées par le bassin et l'estuaire des fleuves, délimitées par l'écran naturel des montagnes : formation régulière tout le long de la côte. Le plus important est celui de Canton, formé par l'éventail de rivières ayant leur débouché dans la Rivière des Perles. On trouve ensuite les plaines de Swatow, avec les villes de Tchang-tcheou dans l'intérieur, d'Amoy, de Pagoda et Foutchéou. Partout la situation est la même : petit port où vont les bateaux et grande ville chinoise dans l'intérieur des terres... La montagne s'arrête à quelque distance et envoie de petits chaînons vers la mer ; dans la plaine intérieure isolée vit une population autochtone, ayant des mœurs, un langage spécial, séparée de la Chine propre par une muraille ; le seuil de Canton est très mince. En ce qui concerne les deux issues de la grande plaine centrale, les ports qui commandent leur accès à la mer se trouvent dans la même situation : Shanghai et Tien-tsin ; ils commandent une grande étendue (Fleuve Bleu et Pei-ho). Ainsi, le 1er fait général, c'est un grand bassin central et de chaque côté, une série de compartiments plus ou moins fermés. Le 2ème fait général : Toutes les routes commerciales de la Chine sont dirigées de l'Ouest à l'Est ; la plus importante est le Fleuve Bleu, puis la Rivière de l'Ouest, la Rivière des Perles, Hoangho, etc. Le plus souvent, à l'exception du Fleuve Bleu, ces voies naturelles sont obstruées et rendues inutiles sur une grande partie de leur parcours, enfermées du côté de la mer par des bancs ; donc grande gêne au point de vue de la circulation de ce côté-là. Aucune communication naturelle du Sud au Nord, ce qui est pourtant la direction naturelle des échanges, puisque les zones climatiques s'espacent d'après les degrés de latitude. Pour y remédier, les anciens empereurs avaient fait ce travail admirable du Canal Impérial, maintenant inutilisé. Il résulte de ces deux considérations que le principal besoin de la Chine pour le développement de ses richesses intérieures économiques, serait la création de grandes voies internationales de communication, de grands troncs artériels, d'une part, pour mettre les compartiments en communication les uns avec les autres ; d'autre part, la création de voies de communication dans le sens de l'axe économique. Ces voies de communication sont très indiquées ; elles sont en réalité doubles, partant en fuseau de Canton pour se réunir en un point quelconque situé sur le Golfe du Petchili, probablement à Tsing wan tao, le seul port libre, l'une par le Poyang, l'autre par le Toung ting (c'est le seul port, de navigation du moins, ce qui est autre chose que commercial). C'est de ce manque de communication dont souffre la Chine et que mettra en lumière l'étude des différents ports que nous allons passer sommairement en revue. Setchuen. - Bassin fermé ayant débouché simplement sur Fleuve Bleu, dans des conditions très onéreuses, difficiles, les compagnies d'assurances prenant 500% de la valeur des marchandises. Il est riche en soie, opium, musc et produits originaux. En ce qui concerne l'espoir de détourner le commerce du Setchuen par le Tonkin, c'est chimérique. Un chemin de fer qui a des dénivellations de 1500 mètres, quelle marchandise pourrait supporter un tarif kilométrique pareil ?, De plus, le Tonkin n'offre pas de contrepartie, tandis que Shanghai est un grand port où les relations d'échanges sont depuis longtemps établies. Le Tonkin ne peut pas même conserver le commerce du Yunnan qui va à Hongkong. C'est donc chimérique pour l'instant, peut-être en serait-il autrement d'un chemin de fer qui doublerait le Yang-tzé ou irait vers le N[ord] - E[st]. Au Nord du Fleuve Bleu et du Fleuve Jaune se trouve une région d'une richesse agricole très grande, potentielle au moins, qui aurait besoin d'une issue vers la mer intérieure chinoise pour développer leurs ressources et combler leur déficit, ce qui leur manque. Impossible actuellement d'arrêter la famine, par manque de communications. Au centre de la grande cuvette chinoise, se trouve un point d'une importance capitale qui est Hankéou, point terminus de la navigation où les plus gros bateaux peuvent arriver à 1200 kilomètres de la mer, à l'issue de toutes les voies fluviales qui convergent là de tous les côtés et des chemins de fer ; véritable Chicago, centre des industries de transformation future, appelé à une importance incalculable. (Quand on pense qu'après 1900, après avoir occupé Pékin, la Cour en fuite, les vice-rois isolés, on en est maintenant réduit à mendier des concessions de mines que la Chine nous refuse !) À l'issue du même bassin se trouve Shanghai, port de toute la Chine, au bout de la grande voie commerciale et digestive qui aboutit là, point d'escale pour les bâtiments, si médiocre et peu commode que soit son port, capitale d'un district très riche par lui-même, produisant la soie en abondance, avec une population très dense, très bien desservi par un système de canaux qui n'est comparable qu'à celui de la Hollande. Au Nord, se trouve un port infiniment moins bien servi par la nature, Tien-tsin, d'un accès très difficile, malgré tous les efforts faits pour l'améliorer, qui commande un hinterland infiniment moins riche et moins peuplé. Le plus important des compartiments est Canton ; autrefois sa grande importance résultait de ce qu'il servait de voie d'accès du Sud au Nord. Cela a fait l'énorme importance de Canton pour les Européens, et sa fortune. Cela se retrouvera quand les chemins de fer seront créés et partiront de Canton. Le portage est facile du Meilin pour correspondre avec le bassin central ; la branche de la Rivière du Nord et celle de Tchang-cha ne sont séparées que par un isthme très mince. La population est à l'étroit, le caractère commun de tous ces compartiments est caractérisé par deux faits : émigration énorme (chiffres des Rapports des Douanes) et d'autre part, déficit chronique dans les récoltes, caractérisé ici par des importations de riz : il y aurait matière à des relations normales et importantes avec notre colonie d'Indo-Chine ; on parle depuis de longues années d'établir un service de navigation français de Saigon à tous les ports de la côte jusqu'à Shanghai. Mais c'est un principe d'interdire à notre colonie toute relation avec la Chine, de la claquemurer. Cependant, nous devrions être comme une menace à peser constamment sur la Chine ; dans tous les pays limitrophes on ne devrait jamais nommer un mandarin sans notre approbation, c'est un principe absolu que les Allemands au Chantoung, les Anglais à Canton mettent en pratique : nous lâchons nos protégés comme le Général Sou par Beau. Swatow, capitale commerciale d'un pays extrêmement riche, spécialement en cannes à sucre, 100000 T de sucre brun exporté sur les ports du Nord, à Nioutchouang, qui lui envoie les tourteaux de haricots [beancake] servant d'engrais : ce commerce est actuellement menacé par la guerre qui empêche l'approvisionnement des tourteaux et la concurrence européenne des grandes raffineries de Hongkong qui remplace la cassonade par le sucre blanc. Caractéristique de Swatow : c'est un commerce exclusivement chinois où les maisons européennes n'ont qu'une très petite importance. Centre d'un mouvement d'émigration énorme aux mains des lignes de navigation allemande. On peut comparer les gens de Swatow aux Italiens de la Basilicate et du Piémont qui vont gagner leur vie à l'étranger, mais toujours avec esprit de retour : aller travailler six mois aux mines d'étain des settlements et revenir passer les six autres mois dans le pays. Ce mouvement sert de support à une quantité d'autres industries de toute nature, vêtements chinois etc., tout cela prospère malgré un énorme désordre, une gabegie incroyable, un gaspillage insensé, un véritable pillage. Quand un bateau arrive, il est pris d'assaut, ses marchandises éventrées, ballots arrachés à cause de l'incurie chinoise ; les compagnies de bateliers sont les maîtresses et prélèvent leur part en nature sous les yeux impassibles des propriétaires et destinataires chinois des marchandises. Amoy, centre également, vie commerciale, mouvement d'émigration intense. Foutchéou, deux caractéristiques : commerce du thé qui va tout entier sur l'Europe, irrégularité d'échantillonnage, droit de sortie exorbitant, réorganisé (trop tard) depuis deux ans, frets doubles de ceux de Ceylan dont le thé a une décoction double, goût plus fort, décoction bien plus étendue. Commerce des bois très important, purement indigène, Européens pas mêlés. (Une compagnie de chemin de fer pourrait, au lieu de garantie, obtenir le droit d'exploiter les réserves forestières de l'État. Dans les dossiers du consulat Claudel a laissé des provisions d'idées pour 50 ans, sur les mines, les chemins de fer, water works, émigration, ligne de navigation, relation avec l'Indo-Chine). Tchefou, centre petit, commerce spécial du tussor, soie de chêne, petit mouvement d'émigration, coolies du Chantoung. En somme, la situation de la Chine, au point de vue du commerce est : deux grands ports d'importation, Shanghai et Hongkong, placés aux deux issues de la grande masse peuplée et cultivée de la Chine, tous les petits ports venant s'y approvisionner sans l'intermédiaire des maisons européennes. D'une part, au centre, une grande étendue dont les potentialités sont énormes et qui, par suite de malheurs politiques ou physiques, est bien loin de répondre à ce qu'elle pourrait être. Telle qu'elle est, elle est le grenier de la Chine, celle qui approvisionne les parties moins prospères. Cette plaine manque d'aménagement, de communication, bien que la nature semble solliciter la main de l'homme pour établir des communications faciles à faire. De chaque côté de cette plaine, d'une part un petit monde très prospère, mais difficilement accessible jusqu'ici : le Setchuen ; d'autre part, du côté de la mer, une série de compartiments composés de populations extrêmement disparates, souffrant à la fois de pléthore de population et de manque de moyens de subsistance, d'alimentation, ce qui produit une émigration énorme au dehors. De l'une à l'autre, les communications ne pouvant se faire que par des détours, coûteux, hasardeux, longs, des transbordements continuels et ce qui en est la conséquence, moyens de banque insuffisants ; contrepartie mal assurée, tous les paiements et transports d'argent rendus très onéreux, souvent pas inférieurs à 10 ou 15% (les deux véhicules matériel et banque, lettre de change qui est la contrepartie de l'autre). La Chine se présente sous la forme d'un immense cloisonné dont les cloisons sont à peu près imperméables et qui n'a d'issue que vers la mer où tout se passe. Les contreparties n'existent pas, n'ayant pas lieu aux mêmes époques et les choses ne se nivellent pas ; quelle que soit l'insuffisance des statistiques des Douanes auxquelles échappe complètement tout ce qui se passe par les jonques (bien qu'elle en soit chargée maintenant, elle les garde). On est frappé de la difficulté des communications d'une partie de la Chine à l'autre. C'est ainsi que certains produits européens font concurrence sur les marchés chinois à des produits de la Chine même, aussi difficiles à se procurer que d'Europe ou d'Amérique, à venir d'un port chinois, sucre, coton. L'œuvre à faire par l'Europe de travaux publics se pose naturellement, comme d'elle-même : 1° Création de grandes voies de communication du Sud au Nord, aussi important que le Canal de Suez. 2° Percement de ces différentes cloisons, communication des différentes parties de la Chine entre elles. La réserve centrale, le grand bassin central est comme le grand plat de riz médian dans un repas, entouré de toute une série de petits plateaux contenant les produits spéciaux variés. Exagération folle des chiffres de la population ; travaux fantaisistes de Sir Robert Hart sur le rendement possible des impôts. Toutes les grandes idées chinoises de lui comme des autres vrais Chinois imprégnés de la culture locale, s'expliquent par une intrigue obscure, personnelle, profonde ; les grands plans, les écoles normales, les établissements techniques, ne sont que des moyens de soutirer de l'argent, de squeezer. Nous aurions intérêt à avoir un Consul sur tous les points capitaux de la Chine. Deux séries à ouvrir 1° urgents sur les points appelés à avoir des rapports avec l'Indo-Chine ; ces relations se sont établies comme d'elles-mêmes ; capitales, Amoy-Swatow. 2° Nécessité dans l'état actuel de la Chine d'avoir des représentants dans toutes les capitales de provinces qui sont ouvertes, étudier la création de consulats à Nankin (où toutes les puissances en ont), à Tchang-cha, à Nantchang. Ce sont aux centres des provinces qu'il faut s'établir : tout y va au centre toujours. Il est regrettable que l'état de nos finances ne nous permette pas de faire comme les Anglais, d'établir un Consul partout où il y a des ports ouverts. Le commerce suit le Consul en Chine. Il y a place pour les interprètes et pour les consuls sortant des concours. D'une manière générale, il est mauvais d'avoir des consuls limités à la Chine, on les prive du meilleur moyen d'introduction qui est la comparaison ; c'est la raison de l'infériorité relative (au point de vue seulement technique des connaissances) du corps consulaire anglais. Canton. Deux choses : aboutissement d'un éventail de rivières drainant un pays très riche, soie, culture, population très intelligente qui lui donne son importance d'aujourd'hui. Autrefois seul point de contact avec l'Europe et terminus de la voie de communication ; tout prêt à se transformer en république sous l'influence anglaise quand l'Angleterre le voudra ; tout le Kouang-toung passera en république sous le protectorat anglais. |
|
51 | 1904 |
Das Ministère des affaires étrangères schickt zwei Inspektoren nach Fuzhou, um die Aktivitäten und das Privatleben von Paul Claudel zu überwachen. Philippe Berthelot wohnt einige Wochen bei Claudel in Fuzhou, was der Anfang einer grossen Freundschaft ist. Gilbert Gadoffre : La situation fausse de Claudel, les orages de sa vie privée, les déboires du Syndicat du Fujian, la méfiance à l'égard des fonctionnaires cléricaus, tout contribuait à faire de Claudel une cible facile, et quand les deux inscpecteurs arrivèrent à Fuzhou, il avait quelques raisons d'avoir des craintes. Er schreibt an Henri Guillemin : "C'est Philippe Berthelot qui m'a tiré d'affaires. C'est pourquoi je lui ai dédié le Partage de midi." |
|
52 | 1905 | Paul Claudel hält sich in Frankreich auf. |
|
53 | 1905 | Claudel, Paul. L'heure jaune. Dissolution. In : L'Occident ; mai (1905). |
|
54 | 1906-1909 | Paul Claudel ist Konsul in Tianjin. Er reist nach seiner Heirat mit Elisabeth Sainte-Marie Perrin und zwei Monaten an der Gesandtschaft in Beijing per Schiff nach Shanghai, Yangzi, Hankou (Hubei) bis Tianjin. |
|
55 | 1906 |
Brief von Paul Claudel an Francis Jammes. Er schreibt : « Cette vieille ville [Beijing] donne à tous les rêves un cadre vraiment grandiose. Le vent embrasé et sablonneux de Mongolie, qui parfois souffle des journées entières ; les murailles de l'enceinte carrée, lieu quotidien de ses promenades, et du haut desquelles on ne voit que des arbres, car les toits sont bas et chaque maison entretien l'arbre de sa cour qui la couvre comme une ombrelle ; les tourbillons d'oiseaux pareils à des nuées de moucherons, autour des vieilles portes abandonnées ; enfin, émergeant seule de la verdure, la Cité interdite : On ne voit au-dessus de la verdure que les toits merveilleux de la Cité impériale, les grands toits brillants de porcelaine jaune ; et, dominant l'horizon le temple du Ciel avec ses trois toits de tuiles bleues, au milieu de grandes enceintes désertes et d’une forêt de genévriers hauts comme des ormes. » |
|
56 | 1907 |
Claudel, Paul. Art poétique [ID D21970]. Gilbert Gadoffre : Depuis l'époque de Fuzhou, Claudel n'a cessé de réfléchir aux versets du Dao de jing sur le Vide. Dans l'Art poétique il systématise : « L'être animé est creux. L'être est organisé autour d'un vide, comme le vase et le moyeu du Tao-tö king ; à l'imitation de l'être, l'image n'est point seulement le moulage inerte du vide que laissent entre eux des termes irréductibles... elle est adaptée. Ce ne sont pas les parois autour d'elle, mais des points de mise en marche. Elle est pareille à une clef, dont la figure est la forme de son ouvment. Pour le poète qui manie l'analogie en lui donnant la dignité d'une seconde logique, la connaissance est la constatation de mon contour. En fin de compte, tout est dessiné, aussi bien que du dedans par lui-même, du dehors par le vide qu'y tracerait absente sa forme. » |
|
57 | 1908 |
Claudel, Paul. Voyage en Chansi, au Honan et au Tche-li Ouest : la question du charbon dans le nord de la Chine. [Shanxi, Henan, Zhili]. Er schreibt im Journal über das Bergwerk in Linzheng : "Je suis descendu dans le puits de la mine de Lin-Tcheng qui est encore exploitée à la chinoise. C'est un spectacle pitoyable de voir ces malheureux, en général des jeunes gens de 12 à 20 ans, entièrement nus, ployés en deux dans des galeries dont la hauteur varie de 1 m 20 à 65 cm, encore obstruées par un tuyau de pompe et qui ont juste la largeur nécessaire pour laisser passer de front deux corps humains. Le charbon est monté par de petits paniers, roulant sur quatre disques de bois, et traînés au moyen d'une bricole. Autrefois, l'allure de ces tristes bêtes était activée à coup de bâton... Les malheureux qui sont soumis à cet horrible travail sont de véritables esclaves, parqués dans des espèces de prisons par les entrepreneurs avec qui seule la Compagnie a affaire, et qui leur donnent juste la nourriture. Le travail est de douze heures par jour... Je suis revenu compètement épuisé de l'excursion que j'ai faite en rampant jusqu'au fond des galeries. Et cependant des enfants à peine nourris ont à faire près de trois cents fois par jour leva-et-vient, traînant derrière eux une lourde charge et passant sans aucune protection d'une atmosphère étouffante à un froid glacial." |
|
58 | 1908 | Paul Claudel schreibt im Journal : « Cette nuit rencontré un Chinois, les deux pieds coupés, qui chantait à tue-tête en marchant à genoux sur des planchettes, la tête coiffée d'un casque colonial, le torse nu et s'éventant avec une feuille de palmier. » |
|
59 | 1908 |
Stephen Pichon erhält einen Besuch von Maurice Berteaux, der ihm ein Mémoire des Sekretärs des Bürgermeisteramtes der Concession française (französische Konzession) in Tianjin über Paul Claudel bringt. "1. Claudel est incontestablement un clérical. Il est arrivé de Fou-tcheou précédé de la réputation, d'être très clérical, très entier dans ses idées religieuses et très dévoué aux intérêts des congrégations établies au Nord de la Chine. Au commencement de l'année 1907, M. Claudel froissa gravement les Français de Tientsin en recevant chez lui le P. [Léon-Gustave] Robert. De plus il a tenté de faire pression sur lui, secrétaire de mairie, en l'obligeant à recruter le personnel chinois de la mairie parmi les catéchumènes des missions catholiques – ce qu'il a refusé avec indignation. 2. Lors des querelles entre 'cléricaux' et 'républicains' sur le plan des élections municipales, il a toujours pris le parti des cléricaus. Lors des élections municiplaes de février 1908, il a soutenu la liste cléricale. 3. Dans sa rage d'être battu, le consul s'en est pris à son secrétaire de mairie et l'a fait révoquer, sous prétexte qu'un employé chinois de la municipalité, surpris en train de déchirer des bulletins de vote de la liste cléricale, avait déclaré pour sa défense qu'il avait agi sur l'instigation du secrétaire de mairie – lequel était d'ailleurs depuis deux mois en Europe." |
|
60 | 1909 | Paul Claudel kehrt nach Europa zurück. |
|
61 | 1909-1910 |
Segalen, Victor. Briques et tuiles [ID D21834]. Er schreibt : Le livre sur la Chine. "De quelle tarentule sont-ils donc tous piqués ! 'L'âme chinoise' ! 'La Chine en main' ; 'Toute la Chine en trois cents pages'... Reportons ces titres en Europe, à la France, et savourons leur ridicule précis ! Esprit de Reclus et traités d'instituteurs ! Puis, cette obstination après avoir (non pas sans profit ni finesse toujours) regardé le Chinois, cet entêtement à vouloir fixer à jamais, et ce qu'il est, et ce qu'il n'est pas ! Stupidité audacieuse et boiteuse ! Définir, cataloguer, limiter, classer ! Tout d'abord, toute affirmation chinoise (ou autre, n'est-ce pas) appelle sa négation même... Et dans quel but ? Que ce jeu m'indiffère ! Ceux qu'il l'ont joué furent des gens qui croyaient avoir tout dit en prononçant leurs arrêts comiques. je ne crois pas être de ceux-là." Yvan Daniel : Segalen, qui prononça décidément un jugement direct ou indirect sur tous les travaux de Paul Claudel, parla de cette vague d'Européens désireux de rendre compte du monde chinois et, bien qu'on ignore si Claudel lui avait parlé de ses projets, les propos qu'il tient évoquent pour nous le travail du Consul. |
|
62 | 1909 |
Paul Claudel schreibt im Journal : « Deux carriers accroupis l'un en face de l'autre, l'un enlevant un éclat de pierre dans l'oeil de l'autre. » « Concert chinois sur l'eau. L'un chante en grattant une guitare et l'autre l'accompagne en tapant sur un bol de porcelaine avec un chopstick. » |
|
63 | 1909 |
Brief von Paul Claudel an Henry Manceron. "Le caractère chinois ne m'est pas sympathique, ou du moins ce que j'en vois autour de moi. Je n'éprouve pour lui ni admiration, même méfiante, ni sentiment de grandeur ou de force. J'accepte l'aristocratie que je n'ai fait qu'entrevoir." |
|
64 | 1909 |
Brief von Victor Segalen über Paul Claudel an seine Frau. Pékin, 16 juin Je suis resté deux jours à Tien-Tsin (Tien-Tsin est à 3 H. de Pékin. Voie plate sans intérêt. Pays d'alluvions assez riche). L'après-midi, je me rends au Consulat, et voici Claudel. Froid et aimable d'abord, plus aimable que froid. Tête ronde, yeux porcelaine très vifs ; menton et bouche empâtée comme son parler un peu. Il a reçu mon livre et ma lettres, les a lus. Il me retient longuement. Il m'emmène en voiture pour me montrer Tien-Tsin. D'abord l'église neuve, couronnée des épitaphes des massacrés de 1870. Puis, dans la ville chinoise, vers le temple de Li-hong-tchang, le dernier vice-roi du Tcheli, que l'on vient de écréter dieu. Claudel me parle ensuite fort à la légère de l'hindouisme, qu'il me semble ne connaître qu'à travers [Jules] Michelet. Mais, comme moi, il est d'emblée en Chine, allé vers le Tao-tö King, l'abyssale pensée du vieux Lao-tseu. Et là encore, il ne la pense qu'à travers une vague traduction ; car, - voici le piquant ! Si [Louis] Laloy et moi avions reconnu, clair comme le jour, l'influence du style chinois écrit, sur sa prose, Claudel m'apprend qu'il 'ne sait pas un mot de chinois'. J'ai employé cette matinée aux visites officielles du corps consulaire. |
|
65 | 1910 |
Claudel, Paul. Les superstitions chinoises : conférence prononcée à Prague en mai 1910. Au temps jadis la légende nous raconte que les conducteurs du char de l'Empereur de Chine ne manquaient jamais avant de s'engager dans un défilé dangereux à faire une libation à l'essieu et au timon de leur véhicule. Vous m'excuserez si je réserve le verre d'eau placé sur cette table à un meilleur usage, et j'espère que sans aucun sacrifice vous accorderez votre indulgence à un conférencier fort inexpert et qui s'aventure aujourd'hui non sans appréhension dans une carrière toute nouvelle pour lui. Espérons que vous et moi sortirons du défilé sans encombres. En prenant pour sujet de ma conférence, La Superstiton chinoise, j'ai conscience de m'attaquer à un sujet immense qu'une bibliothèque ne suffirait pas à couvrir. La superstition est partout en Chine, elle existe dans toutes les classes de la société, même chez les gens les plus cultivés. Au temps de la révolte des Boxers, j'ai connu des Chinois élevés en Europe, sortis de nos grandes écoles, et qui étaient convaincus que grâce à leurs incantations magiques les insurgés s'étaient rendus invulnérables. Le Chinois est un être pratique, et les choses qui ne lui sont pas indispensables à la conduite de sa vie et de ses affaires ne sont pour lui ni sujet de foi, ni invitation a l'enquête, niais motif à imagination. La superstition provient d'un besoin essentiel de notre nature. Le monde est trop grand pour l'homme, il n'est pour ainsi dire, à l'échelle ni de son corps, ni de son âme. La superstition chez les peuples primitifs joue un peu le rôle dévolu chez nous aux hypothèses scientifiques. Elle met la nature à notre proportion, elle écarte l'inattendu, elle établit partout des cloisons, des écrans, des portants, des paravents. Dans cette menuiserie fantastique les Chinois sont passés maîtres. Ils ont aménagé leurs rêves comme ils savent aménager les paysages et c'est au milieu de cette création imaginaire que je voudrais aujourd'hui vous promene, non pas comme un guide qui a tout un programme à épuiser mais en choisissant quelques sites d'où la vue sur certains cantons de l'âme céleste est plus intéressante et plus étendue. Je vous parlerai donc dans cette conférence du « feng-shui », qui nous ouvrira un jour sur l'idée que les Chinois se font de la nature, du « yang et du yin » qui nous donneront un aperçu de leur philosophie autochtone, de l'idée de renaissance, qui nous initiera a certaines de leurs théories religieuses, et enfin, si nous en avons le temps, du personnel surnaturel qui ligure dans leurs légendes et dont la représentation anime tous les coins de leur art et de leur littérature. Le « Feng-shui » est un terme intraduisible qui est composé de deux mots, « Feng » qui signifie le vent et « shui « qui veut dire l'eau. C'est la science des directions et des courants. (C'est une espèce de physiognomonie de la nature. c'est en quelque sorte l'art de Gall et de Lavater appliqué à un paysage dont il interprète le sens profond et les intentions latentes. Construire une maison trop haute, couper tel bouquet d'arbres, détourner telle rivière, ce sont, autant de dommages causés a l'édifice permanent de la création, autant de violences faites à ce récipient destiné à recueillir comme une coupe les influences bénéfiques du ciel et de la terre; de ces profanations ne peuvent résulter que des inondations, des épidémies, des désastres de toute nature. Au contraire le Chinois a l'impression que certains sites ne sont pas complets, ont besoin d'être pour ainsi dire répares, achevés de main d'homme. Il élèvera dans ce coin un temple, la la haute tour d'une pagode, à ce tournant il plantera des pins ou des banyans. il dressera un arc de triomphe. Nulle part plus qu'en Chine la nature et l'homme n'ont l'air de vivre en si bon accord ; nulle part ils ne se comprennent aussi bien, tantôt c'est l'homme qui imite la nature, comme si ses oeuvres en étaient des productions spontanées, et tantôt c'est la nature même qui a l'air d'imiter l'art des hommes. Les principes permanents qui guident les Chinois dans leurs constructions et dans leur fantaisie décorative sont si anciens et si instructifs qu'ils semblent l'oeuvre du sol même comme le travail des termites ou des castors. L'homme ne détruit pas la nature pour substituer ses idées aux siennes, il y occupe sa place comme les fourmis et les oiseaux. A propos de cette idée de réparation et de restauration des malfaçons de la nature dont je vous parlais tout à l'heure, je vous raconterai une jolie légende coréenne. Dès les temps les plus reculés la pauvre Corée parait avoir connu l'état précaire et tourmenté où nous la voyons aujourd'hui, victime des agressions du dehors et de convulsions intestines. Un ancien roi du pays, affligé de ces misères, se rendit en Chine pour demander la consultation d'un expert fameux, et comme qui dirait d'un rebouteux des infirmités de la terre. Le sage vieillard se fit apporter une carte détaillée du pays (vous connaissez l'aspect bizarre de cette péninsule placée au nord du golfe du Petchili qui a un peu la forme d'un pied de cheval) et après l'avoir longuement considérée, il donna la consultation suivante : « Votre pays soutire d'une malformation congénitale. Les axes en sont disjoints, les articulations en sont disloquées, l'architecture vitale en est hors de la règle et de la proportion. Il faut faire avec ce pays ce que font sur le corps humain les médecins qui pratiquent l'acupuncture. Vous savez que l'on apprend aux étudiant ; en médecine en même temps que l'art de distinguer les quelques centaines de pouls qui donnent le diagnostic de toutes les maladies, la position de tous les endroits du corps où l'enfoncement d'une longue aiguille provoque des révulsions salutaires. Pour faire l'éducation de ces jeunes gens on se sert même d'un mannequin où les trous produits par ces piqûres sont menagé d'avance ; il y en a plus d'une centaine et l'éducation de l'homme de l'art n'est complète que lorsqu'au travers d.'une feuille de papier que l'on colle sur ce mannequin il aura réussi sans reprise ni hésitation à introduire l'aiguille dans le pertuis qui l'attend. C'est un procédé du même genre que vous devez employer pour votre pais. Je vais vous marquer de mon pinceau sur cette carte tous les points dangereux et funestes. A chacun d'eux vous mettrez suivant le cas une pagode, un temple, un autel avec une statute, une inscription, un arbre sacré et votre empire pourrait ainsi mériter vraiment le nom de « Royaume de la tranquillité du matin » qu'il porte sur les protocoles officiels Ce, sentiment de l'orientation est d'ailleurs très développé chez les Chinois ; nous n'avons que deux cotés, la gauche et la droite. Le Chinois emporte toujours avec lui ses quatre points cardinaux, il sait toujours où se trouvent, par rapport à lui, le nord et le sud, l'ouest et l'est. Dans une chambre, aux repas, aux funérailles, dans toutes les cérémonies, ces positions éternelles sont toujours soigneusement définies et considérées. Mais c'est surtout dans le choix de la disposition des sépultures que cet art de l'orientation et de la géomancie a aujourd'hui ses applications pratiques et sociales les plus importantes. Avant que le cercueil ne soit confié à la terre, il se passe souvent des mois pendant lesquels le géomancien, armé de sa bizarre boussole, se livre à son travail de prospection. Si le site choisi esi favorable, les influences occultes et bienfaisantes de la terre, de ce sol d'où sort toute richesse, sont en quelque sorte captées, et le tombeau des ancêtres continue à fructifier pour leurs descendants en fruits de bénédiction. Il arrive même parfois que pour s'assurer le bénéfice d'une orientation exceptionnelle, les familles déposent furtivement leurs morts dans un tombeau qui ne leur appartient pas. C'est une source fréquente de procès. - Nous touchons là au plus vieux fond de l'humanité, à cette religion de la terre et des morts qui est commune à toutes les races et dont les usâges sont presque partout identiques. Ces superstitions qui vont encore en Chine vivantes et pratiquées nous éclairent sur bien des rites correspondants de la Grèce, de Rome cl de la plus vieille Egypte. Les tombeaux en Chine n'ont pas une forme unique. La bosse que fait le corps sous la terre en est toujours le point essentiel. Mais tantôt comme dans les grandes plaines du nord le tombeau n'est que cette bosse exagérée en tumulus ou régularisée en une hémisphère pareille à celles que fabriquent les enfants en moulant le sable humide au moyen d'une tasse ; tantôt comme dans les régions montagneuses du sud, les tombes aménagées au flanc des collines, taillées dans un sol sec et recouvertes de stuc, montrent une disposition complexe d'autels, de stèles et de terrasses que les constructeurs de nos églises pourrraient consulter avec intérêt. Mais partout il faut qu'autour de la tombe, il faut qu'il y ait quelque chose qui s'agite et qui fasse un bruit dans le vent. Dans le nord ce sont des grands roseaux qui servent aux divinations Confucéennes du « Livre des Changements », dans le sud ce sont des pins, enfin les tombes impériales s'entourent de véritables forêts. Je voudrais ici pouvoir vous donner un sentiment du charme étrange de ces profondes résidences vers lesquelles il y a un an, en ce même mois de mai, j'ai vu s'acheminer lentement, précède de l'appareil des chasses antiques, les archers, le fauconnier, les files de chameaux caparaçonnés de soie jaune et portant pendue sous le cou une peau de zibeline dans le tourbillon des disques de papier blanc, monnaie funèbre que l'on jette à pleine poignée, et tandis que bien haut dans l'air on entend le sifflet mélancolique attaché sous l'aile des pigeons qui tournent en grandes bandes au-dessus des tours et des bastions colossaux de Pékin, la dépouille immatérielle, comme une coque d'insecte, de celui qui fut l'empereur Kouang-hsi. Là les Chinois ont réellement ce que les poètes païens nous racontent de la demeure des ombres. C'est un vaste pays enclos de murs infranchissables où nul vivant jadis, avant les profanations européennes, n’était admis a pénétrer, a l'exception de quelques gardiens caducs et c'est là que les Noms impériaux reposent au milieu d'un océan de feuillages. Domaine du songe et du souffle ! La voix gémissante des dix mille arbres, pareille à ce qu'ils entendaient jadis de leur peuple au delà de l'enceinte interdite, soupir à peine sensible et comme (défendu) ou sombre tumulte dans la nuit, enveloppe l'âme souveraine qui dort amèrement. Dans l'herbe fleurissent d'étranges anémones au coeur noir. Ça et là s'ouvrent d'immenses avenues qui par des arches et des ponts de marbre, entre une double rangée d'animaux agenouillés conduit enfin vers une cité d'or, aux toits couleur de soleil, qui luit mystérieusement, vide de toute humanité, que la syllabe funèbre en son centre proférée par une stèle de marbre, au milieu du noir profond des cyprès. Au delà s'élèvent de hautes montagnes verticales pareilles à la barrière irréparable de la vie. Et de tous côtés du milieu de la forêt ensevelie s'élèvent ainsi les pavillons d'or des empereurs, les toits d'azur et de turquoise des princesses et des concubines. Ici tout est fini, à jamais, tout est tari, même l'eau de ces fleuves illusoires qu'aucune larme vivante n'enrichit, et tout est épuisé excepté le vent qui passe. Vous avez sans doute entendu dire bien souvent que les Chinois étaient un peuple essentiellement matérialiste. C'est une manière assez inexacte de s'exprimer. Il n'y a rien dans l'esprit chinois qui ressemble à cette confiance intrépide dans les « lois » de la science, à cette conviction dogmatique des Büchner ou des Hoeckel que tout dans la nature est réductible à des chiffres et que tous les êtres exprimant de simples états différents d'une manière homogène, ne sont que des états différents d'une même équation à des phases diverses de sa résolution. La Chine est le conservatoire de toutes les idées de l'humanité à l'état primitif ; elle ressemble à ces jardins du Caucase et de l'Altaï où l'on dit que l'on retrouve à l'état sauvage toutes nos céréales et tous nos arbres fruitiers, tels qu'ils étaient avant que la culture ne les eût transformés, tels la vigne, le blé, le cerisier, le pommier, etc. Parmi ces idées primitives, le matérialisme est certainement une des plus naïves, à la portée des esprits les plus simples. On peut même dire qu'il n'exclut pas toute idée religieuse, puisqu'on peut croire que les dieux sont le résultat d'une évolution purement matérielle aussi bien que les hommes et les animaux. Le matérialisme chinois ressemble beaucoup à celui des anciens philosophes grecs, d'un Thalès, d'un Heraclite, d'un Empédocle, d'un Anaximandre, qui croyaient que le monde entier résultait des jeux et des conflits d'un ou de plusieurs éléments, de la rencontre capricieuse des atomes et des homoeoméries. D'autre part le Chinois est frappé d'une certaine incapacité dont témoigne son écriture si curieuse, à se représenter les idées autrement que sous une forme concrète et sensible. Cela ne l'a pas empêché d'exprimer souvent dans les livres de ses philosophes les conceptions les plus ingénieuses et les plus profondes sous une forme naïve et comme rustique que je trouve, pour ma part, pleine de saveur. Le fond de cette vieille philosophie chinoise, c'est ce qu'on appelle le Yang et le Yin. Plutôt que d'entrer dans de longues explications au sujet de ces deux termes, je crois que le plus simple est de vous en donner la représentation graphique, telle qu'elle figure à profusion en Chine sur les objets d'art, sur les meubles, sur les ustensiles, dans les étoffes, au fond des temples les plus vénérés comme sur les objets les plus usuels : le yang et le yin entourés des trigrammes magiques formaient même autrefois le blason national du royaume de Corée. Ce cercle formé de l'accolement tête-bêche de deux espèces de têtards, l'un blanc, l'autre noir, représente la conjonction des deux principes opposés dont les éternelles transformations constituent l'évolution universelle. Vous voyez que les Chinois, bien avant Hegel, avaient eu l'idée de l'identité des contradictoires. Le Yang représente le blanc, le Yin le noir, le premier le plein, l'autre le vide, l'un le chaud, l'autre le froid, l'un la terre, l'autre le ciel, l'un le relief, l'autre le creux, l'un le mâle, l'autre la femelle, etc. Ces termes sont tellement passés dans le langage usuel, que si vous allez chez un ciseleur par exemple, l'ouvrier vous demandera si vous voulez les caractères gravés yang ou yin, en relief ou en creux. Le cercle formé de ces deux figures constitue pour ainsi dire par ces transformations le moteur central, il en est l'engin rotatif, l'âme circulaire, la turbine perpétuelle roulant sans frottements et sans déchet. Au moment où le Yang est à son apogée (partie renflée) l'autre se substitue à lui insensiblement (partie effilée). Chacune porte en soi le germe de l'autre, ainsi qu'il est figuré par l'oeil de couleur contraire dans la partie renflée. Cette conception du Yang et du Yin vous permettra de comprendre l'idée que les Chinois se font de la vie future. Évidemment, je suis forcé d'exagérer et de simplifier des imaginations qui provenues de sources différentes ont un caractère complexe et souvent contradictoire. Mais d'une manière générale, on peut dire que pour les Chinois la vie future est comme la complémentaire de celle-ci. La vie future est pour ainsi dire en vide et en creux ce que celle-ci est en plein et en relief. On y trouve les mêmes moeurs, les mêmes habitudes, le même gouvernement, la même administration que dans celle-ci. C'est une Chine spirituelle superposée pour ainsi dire à la Chine matérielle et dont les frontières demeurent parfois incertaines et mal fixées. Le folklore chinois abonde en histoires de vivants qui s'y sont aventurés. C'est: un mandarin qui se fait descendre par une corde dans un puits profond, c'est un cavalier surpris par un tourbillon de vents jaunes (le jaune est en Chine couleur fantastique, comme le blanc l'est dans la plupart des autres pays), c'est un voyageur égaré dans un pays sauvage qui lit tout à coup dans le brouillard sur une stèle vermoulue cette inscription à demi effacée : Limite des deux mondes. Là les âmes légères et désincarnées, comme celles de la Nekuia homérique attendent que le mouvement du Yang et du Yin les ramène en ce monde sublunaire. Les Chinois se font de l'âme une idée singulièrement matérielle. L'âme désincarnée craint les courants d'air et les coups de vent violents qui l'emportent, les explosions et les bruits violents qui la désagrègent, elle est susceptible de se diviser en deux ; il arrive de même que deux âmes se confondent en une seule ; invisible pendant le jour, elle est visible pendant la nuit, comme ces animaux transparents que l'on ne distingue dans la mer que suivant une certaine inclination des rayons solaires. Certains magiciens peuvent même à leur gré séparer leur âme de leur corps et la reprendre ensuite. Je trouve à ce sujet dans le livre du Père Wieger une légende assez curieuse : [Celle d'un jeune homme qui avait commis tant de crimes « que ses dossiers judiciaires formaient une montagne de papier. Des mandarins l'avaient à diverses reprises battu à mort, décapité, jeté à la rivière. Chaque fois le troisième jour il était ressuscité et avait recommencé dès le cinquième jour à commettre de nouveaux crimes... Un jour il battit sa mère, mal lui en prit. La vieille alla trouver le mandarin, lui remit un bocal, lui dit : Dans ce vase est contenue l'âme supérieure de mon méchant fils. Quand il se prépare à faire un mauvais coup, il commence par la retirer de son corps, la réconforte et l'enferme dans ce vase. Ce que le mandarin châtie ensuite, ce n'est que son corps... Maintenant qu'il m'a battue, il a comblé la mesure de ses forfaits. Prenez ce vase, brisez-le, mettez-le dans un tarare. Le mandarin fit comme la vieille venait de dire. Il dissipa l'âme et fit assommer le corps... Le vaurien ne ressuscita pas. »] Parfois même il arrive qu'un homme voit devant lui sa propre âme qui lui annonce l'avenir : [« Liou Chaoyou était un devin fort habile ... un client se présenta chez lui, offrant une pièce de taffetas comme honoraire. Que désirez-vous? lui demanda Chaoyou... Je désire savoir combien de temps il me reste à vivre, dit le client... Chaoyou consulta les mutations. Quand l'opération fut terminée, il dit en soupirant : Le pronostic n'est pas favorable, vous mourrez ce soir-même... Le client parut très affligé et demanda à boire. Le petit domestique qui apporta la boisson demandée vit deux Chaoyou absolument pareils. Quand il eut bu, le client prit congé... Le petit domestique rentra et demanda à son maître : Êtes-vous si intime avec cette personne ? elle m'a dit votre passé. Alors Chaoyou comprit que le client était sa propre âme supérieure... Il mourut de fait le soir de ce jour. »] Si le cadavre du défunt est resté intact par suite de la nature du terrain ou de toute autre circonstance, il arrive que l'âme peut venir momentanément ranimer le corps, et ainsi se produisent ces phénomènes de vampirisme que l'on retrouve si fréquemment dans les légendes chinoises et japonaises. Je vous raconterai l'une de ces légendes les plus célèbres, celle de la jeune fille aux pivoines, qui a été d'ailleurs adaptée, je crois, par l'un de vos poètes les plus célèbres J. Zeyri. Enfin le moment venu et son temps de stage fini l'âme désincarnée est ramenée à ce monde sublunaire et recommence sous une forme nouvelle son éternelle existence. Peu d'idées forment un thème aussi riche de légendes que ce thème des réincarnations. La littérature chinoise n'est pas moins riche à ce sujet que celle de l'Inde avec cette différence toutefois que l'on y voit très rarement des âmes humaines réincarnées dans le corps d'animaux. Dans l'abondante collection que j'ai sous la main, je choisirai un seul récit qui me paraît caractéristique. C'est le cas d'une âme que l'Hermès psychopompe chinois a oublié de faire boire à ces « eaux jaunes » qui jouent là-bas le rôle du Léthé : [« A Yang Tchéou un certain Tchenn élevait des chevaux et des mules. Il avait cinquante ans passés, quand il tomba malade. Un jeune homme monté sur un cheval entra chez lui, lui donna sur la nuque une tape qui l'étourdit, le tira sur son cheval et partit en toute hâte en l'emportant. Le jeune homme emmène Tchenn, au bout de trois jours ils entrent dans une maison. Une femme étendue sur un lit se tordait de douleur. Ayant plié le Tchenn en arc, de manière à joindre sa tête à ses pieds, le jeune homme le jeta vers cette femme. Il sembla au Tchenn qu'il perdait connaissance, qu'il étouffait dans un endroit étroit, obscur et infect. Enfin un rayon de lumière filtra jusqu'à lui. Il fit effort et se sentit dégagé. Aussitôt il entendit un concert de félicitations proférées par des voix inconnues : C'est un beau garçon, disaient-elles. Il voulut parler, mais ne put tirer de sa bouche qu'un faible vagissement... On le porta, on l'allaita et le reste. Ce régime abrutissant fit son œuvre. Peu à peu ses souvenirs perdirent de leur vivacité et il se résigna, mais sans arriver à oublier tout à fait. II raconte un jour son histoire et parviendra même à retrouver son fils, âgé d'une vingtaine d'années.] Il me resterait pour épuiser le programme que je vous traçais au début de cette conférence à vous parler de tous les êtres fantastiques qui peuplent la légende chinoise. Mais je m'aperçois que la matière est trop abondante et que je serais entraîné trop loin. Il ne me reste qu'à souhaiter que mes histoires de bonne femme vous procurent un agréable sommeil et à vous demander pardon d'avoir abusé si longtemps de votre patience. |
|
66 | 1913 |
Segalen, Victor. Le combat pour le sol [ID D21487]. Brief von Victor Segalen an Pierre d'Ythurbide. "J'ouvre Le repos du septième jour. Et malheureusement, tristement, je n'admire plus. Claudel, en prise avec le carton coloré du Sud, en fait du diorit et du marbre. - Ici, empoignant le grand mythe dur et pur du Fils du Ciel, il a produit un chaos sans consistance, et ce qui est pis que tout, une oeuvre bien ennuyeuse. Il avait un sujet précisément et admirablement dramatique. Il tenait entre ses deux grands poings un conflit, l'un des plus grands conflits qu'on puisse imaginer sous le Ciel puisque le Ciel de Chine rencontrait le Ciel Latin. Le résultat : deux fort longs sermons ennuyeux. J'ai peine à indiquer la pauvreté du décor impérial, les maladresses and un protocole dogmatique qu'il vaut mieux ne pas aborder si l'on en est pas maître. Enfin ceci pouvait se racheter par le conflit signalé : mais un conflit suppose deux adversaires. L'un, le Fils du Ciel, est déjà bien terne, embarrassé, verbeux à l'extrême. L'autre, le Fils de Dieu, n'est pas encore devenu le magnifique Dieu Claudélien. Et je ne puis pas dire autre chose que l'ennui douloureux de voir un aussi grand sujet enterré sous des pelletées de mots." Yves Daniel : Le combat pour le sol, dans le contexte agraire de la civilisation chinoise, rappelle bien évidemment le labeur des paysans qui oeuvrent à la fécondation de la terre, au centre de ce que Segalen appelle la 'splendeur céréale'. Les travaux agricoles quotidiens, dans ce drame, sont suspendus par une mystérieuse malédiction, mais le 'combat' ne prend pas pour autant fin, l'effort des laboureurs devenu inefficace s'élève à la hauteru de l'Empereur, seul à pouvoir combattre 'l'influx' maléfique. Le drame est né de la lecture du Repos du septième jour de Paul Claudel et fut conçu au cours d'une 'nuictée d'opium', 1913. Il existe deux manuscrits, le premier fut rédigé 1913, le second 1918. Le repos du septième jour est le répit hebdomadaire, jour où le travail des champs cesse pour lasser place au recueillement paisible, jour où les acteurs de la création et le Créateur lui-même s’accordent le relâchement au profit de la prière. Le Prologue met en scène un messager impérial qui constate, au milieu des paysans de la province, que la « terre est malade », touchée par une mystérieuse malédiction à propos de laquelle les personnages savent peu de choses. L'acte I se déroule dans la Cité Interdite, les concubines attendent une cérémonie au cours de laquelle on va attribuer un nom particulier à l'une des plus appréciées, « L'Étrangère », qui est occidentale. Mais l'heure est grave car l'« influx » néfaste qui touche l'Empire a forcé l'impératrice à inviter le Fils du Ciel à procéder à des sacrifices particuliers pour ramener l'abondance et la bénédiction. L'Empereur paraît, attristé, offre à l'Étrangère son nom, « Élue-du-Ciel », et annonce qu'il doit s'isoler dans le Temple de la Pureté pour se préparer aux sacrifices. Un cortège pénal interrompt le dialogue : on présente à l'Empereur un homme dont la condamnation ne peut attendre, tant il trouble la paix de l'Empire, un prêtre missionnaire. Sa condamnation est prononcée, et c'est en vain qu'Élue-du-Ciel intercède auprès de l'Empereur qui ne comprend pas sa langue. La deuxième scène se déroule dans les ténèbres d'une salle du Temple, le Fils du Ciel médite et jeûne, seul. Torturé par la faim, il goûte l'huile de sa lampe, unique nourriture accessible. Il s'interroge, dans un long monologue, sur l'opportunité de la condamnation prononcée, alors une voix intervient : il s'agit de celle du prêtre exécuté il y a peu qui prophétise que le « Ciel descendra ». Mais les conceptions « religieuses » des deux personnages sont si différentes qu'elles conduisent à des incompréhensions et à des quiproquos. Leur seul lien est Élue-du-Ciel qui apparaît et peut maintenant tenter de se faire comprendre. Ces propos de chrétienne, néanmoins, se heurtent aux conceptions de l'Empereur : « Je comprends les mots... l'idée reste creuse... », dit-il. Un cortège rituel interrompt le dialogue : le sacrifice « ordinaire » a lieu, mais il échoue. L'acte II se déroule sur la « Terrasse aux Étoiles », observatoire impérial. Les astrologues sont dans une grande confusion car les présages sont néfastes. Le Duc Grand Astrologue apprend par un eunuque la nouvelle de la maladie d'Élue-du-Ciel. L'Empereur, quant à lui, prononce sur la Terrasse des mots qui ne sont pas « conformes » aux rites. La cour rend l'« Influx » responsable de la mort prochaine de l'Étrangère, craignant la colère du Fils du Ciel. C'est à la scène III que l'un et l'autre se rencontrent. Élue-du-Ciel répond à l'amour terrestre de l'Empereur par une tentative pour le convaincre de l'Amour chrétien du Ciel, sacrifice absolu. Mais les deux ne peuvent s'entendre et l'Empereur lui reproche d'avoir « importé » ses dieux avec elle. La mort, finalement, emporte la jeune femme et toutes les catastrophes touchent l'Empire : mort du prince héritier, pétitions, rébellions... L'Empereur prend la parole pour clore l'acte, mais ses mots, une fois encore, ne sont point « conformes ». L'acte III a lieu dans le Temple du Ciel. Le cérémoniaire s'interroge car rien de ce qui est prévu ne respecte les rites. L'Empereur paraît, vêtu en homme pauvre, le fantôme du prêtre vient à lui, avec Élue-du-Ciel - nous sommes à la dernière « veille de la nuit avant l'aube du printemps ». Le Fils du Ciel refuse aux deux fantômes l'accès de ce Ciel qu'il dit être le sien, mais les deux personnages sont emportés vers les deux, « enveloppés comme de flammes », le laissant dans une grande perplexité. Finalement, la pluie tombe, l'abdication un moment envisagée est oubliée, la malédiction prend fin. L'Empereur renvoie les personnages présents à l'audience : « Voici le riz et voici l'abondance. Allez manger dans le rassasiement. » Lui seul aura encore faim, car il a livré son coeur, « et mêlée aux fumées quelque chose d'insaisissable et d'inconnu s'est enfuie... » Yvonne Y. Hsieh : Segalen first conceived the play as a response to Paul Claudel's Le repos du septième jour. The action takes place in an equally inderterminate era of Chinese history. For the décor of the play, Segalen makes use of the architecture with which he became familiar during his stay in Beijing. In the play, not only is there a prolongued duel between the Chinese and the Latin Heaven, but also a more personal debate between the Emperor and 'l’Etrangère', between him and the martyr, and between the Epress and the foreign favourite. Anne-Marie Grand : Dans une 'lettre circulaire' pour ses amis et adressée à l'un d'eux, il analyse les emprunts de Paul Claudel à l'art chinois et conclut que le champ reste ouvert car pour ce dernier "toute inspiration 'formelle', toute rénovation dans les formes n'a rien à faire ici avec la Chine. Claudel n'a pas vu les ressources nouvelles d'un texte bref et jaloux, adouci de commentaires. Ni tout le symbolisme brutal et originel contenu dans les figurations primitives. Ni cette réthorique prudente de l'ode qui s'avance par une sorte de piétinement ; - ni l'impersonnalité fonctionnelle de l'histoire annalistique. Ni ce dialogue impérial où des réticences, des chutes soudaines de voix remplacent le mot Empereur". Cette lettre est importante dans la mesure surtout où Segalen y recense les formes littéraires chinoises qu'il transplantera dans son oeuvre, les explorant systématiquement les unes après les autres. Il est notable, qu'il ne s'attache qu'à des formes que l'on peut qualifier d'archaïques, ce que confirme même un rapide survol des textes. Les emprunts du poète ne concernent que la littérature la plus antique de la civilisation chinoise : le Shi jing, le Li ji et les Annales historiques. |
|
67 | 1921-1927 | Paul Claudel ist Botschafter in Tokyo. |
|
68 | 1922-1923 |
Paul Claudel und Zhuangzi. Gilbert Gadoffre : Claudel revient à Laozi avec plus d’attention, mais il va aussi entreprendre à Tokyo la lecture de Zhuangzi, dont la hardiesse métaphysique, les spéculations paradoxales et l'humour dévastateur étaient bien faits pour le séduire. A Tianjin il avait pu lire les quelques passages de Zhuangzi qui se trouvaient dans les Textes philosophiques de Léon Wieger, mais en 1923 il a entre les mains les Pères du système taoïste qui comprend une traduction intégrale du livre de Zhuangzi, ce livre 'admirable' et il ne ménage pas son admiration à l' 'Homme de génie' qui en est l'auteur. Bernard Hue : Paul Claudel ne s'est pas contenté de transposer des apologues de Zhuangzi. Ayant lu ce philosophe dès son arrivée au Japon, il lui emprunte deux thèmes qu'il développe à son tour dans les oeuvres : celui de l'Ombre et celui du Papillon. |
|
69 | 1924 | Gründung des Maison franco-japonaise in Japan durch Paul Claudel, in dem sich auch viele französische Sinologen aufhalten. |
|
70 | 1925 |
Claudel, Paul. Le soulier de satin [ID D22147]. Claudel sagt 1944 in einer Ansprache in Paris : « Le sujet du Soulier de satin, c'est celui de la légende chinoise des deux amants stellaires qui chaque années après de longues pérégrinations arrivent à s'affronter, sans jamais pouvoire se rejoindre, d'un côté et de l'autre de la voie lactée. » Yu Zhongxian : Cette légende de deux amants stellaires est sans aucun doute l’histoire du Bouvier (Niulang) et de la Tisserande (Zhinü), qui est tellement connue des Chinois et si souvent reprise par la poésie et le folklore : dans le Shi jing, dans Su shi shi jiu shou, dans la version Allusions littéraires de Corentin Pétillon [ID D22148], dans Fantômes de Chine de Lafcadio Hearn [ID D22151]. L'action principle du Soulier de satin reste dans la même structure que celle de la légende chinoise au sujet des deux amants stellaires. La séparation des amants à une grande distance et pendant une longue durée. Dans l'un comme dans l'autre cas, règne une contradiction, und désaccord entre les désirs humains de l'amour, du bonheur, de l'aisance et l'injonction d'un impératif fort, impératif divin et céleste. Avec le dénouement tragique, dans les deux cas, les spectateurs, auditeurs et lecteurs peuvent concevoir un petit espoir lumineux. Claudel n'avait pas l'intention d'écrire une historie orientale, mais une pièce de théâtre de sacrifice au sens catholique. Les différences entre la légende chinoise et le drame français sont plus évidentes que leurs analogies. Le soulier de satin : 1. L'aspiration des héros vers Dieu. 2. L'idée d'un sacrifice pour Dieu. 3. Une lutte intérieurs. 4. La séparation volontaire ou consentie. 5. La séparation comme devoir. 6. Une dure tache de conquête de la terre et de l'âme. 7. Dieu occupe la première place dans l'amour. 8. Dieu est omniprésent et omnipotent. 9. Un drame à la gloire de Dieu. Le Bouvier et la Tisserande : 1. L'aspiration d'une immortelle vers le monde terrestre. 2. L'idée d'une recherche du bonheur humain. 3. Un interdit extérieur. 4. La séparation forcée. 5. La séparation comme châtiment des crimes. 6. Un bonheur familial où l’homme laboure et la femme tisse. 7. Un amour excluant les dieux. 8. Les dieux sont méchants et puissants. 9. Une légende contre les Dieux. Le soulier de satin est la conséquence de longues méditations, de nombreuses lectures et de profondes réflexions de Claudel sur la civilisation chinoise et et sur la comparaison de deux grandes civilisations différentes, l'occidentale et l’orientale. |
|
71 | 1925 |
Claudel, Paul. Morceaux choisis [ID D21915]. Er schreibt über seine Sommerstation Kuliang (Fuzhou) im Vorwort : « Derrière moi la plaine, comme jadis en Chine quand je montais l'été vers Kou-liang, Le pays aplati par la distance et cette carte où l'on ne voit rient tant que l'on marche dedans, Le chemin qu'il a fallu faire avec tant de peine et de sueur de ce point jusqu'à un autre point, Tant de kilomètres et d'années qu l'on couvrirait maintenant avec la main ! Le soleil d'un brusque rayon çà et là fait revivre et reluire Un fleuve dont on ne sait plus le nom, telle ville comme une vieille blessure qui fait encore souffrir ! Là-bas la fumée d'un paquebot qui part et la clarté spéciale que fait la mer. |
|
72 | 1926 |
Claudel, Paul. Le poète et le shamisen. In : Commerce ; no 9 (1926). Er schreibt : « L'observation de la Route, le Tao, était chose pariculièrement importante. La route était comme l'axe de toute la composition : dans l'abstrait, c'était le moyen par lequel l'énorme indifférence de la nature était mise dans une parenté compréhensible avec l'homme ; dans le concret, c'était le moyen de relier organiquement les plans superposés de la peinture narrative des temps primitifs et d'enregistrer leurs registres disjoints dans une vivante unité. Il n'est pas non plus sans signification que le mot Tao soit le même que celui employé pour le principe créateur du Cosmos de Lao Tzeu. » |
|
73 | 1926 |
Claudel, Paul. Idéogrammes occidentaux [ID D21947]. Er schreibt : « Il y a un livre délicieux qui est pour moi une source inépuisable d'intérêt et d'amusement, c'est l'ouvrage du savant jésuite, le P. Wieger, sur les caractères chinois et sur le passage à l'écriture et de l'image au signe, de l'être concret qu’ils ont commencé par représenter. Par exemple l’homme c'est une paire de jambes, un arbre, une espèce d’homme avec des racines et des branches. L'Est le soleil qui se lève derrière un arbre, un enfant une tête, des bras, un corps sans jambes. » |
|
74 | 1927 |
Claudel, Paul. Hong-Kong. In : Connaissance de l’Est. Préface. (Paris : Pichon, 1928). [Geschrieben 1927]. « ...Cette nuit pour la dernière fois jusqu'au matin je m'en vais coucher avec la Chine. Les choses n'ont pas cessé d'exister derrière nous parce que nous passons ailleurs. Ce vieux monde une seule chose avec tant de siècles ténébraux, la Chine des Dix-huit Provinces et des Quatre Grandes Dépendances une seule chose sous son dernier Empereur... La vieille Chine des taotaïs et des chaises à porteurs, pleine d'ordures, de lanternes et de diableries, Ce radeau une sule chose avec l'immense passé dont j'ai hanté le bord un moment et dont j'ai fait partie, Parce qu'il s’est enfoncé en arrière je ne puis croire que ce soit fini !... Ah, laissez-moi rejoindre une dernière fois derrière moi ce pays plein de délice et d’amertume ! Laissez-moi revérifier Fou-Tchéou d'une visite rétrospective et posthume !... » |
|
75 | 1927 |
Claudel, Paul. Cent phrases pour éventails. = Hyakusenchô. (Tokyo : Koshiba, 1927). [Darin enthalten sind 172 kurze Gedichte]. Claudel schreibt im Vorwort der Ausgabe von 1942 : Er schreibt im Vorwort : « Il est impossible pour un poète d'avoir vécu quelque temps en Chine et au Japon sans considérer avec émulation tout cet attirail qui accompagne l'expression de la pensée : le bâton d'encre de Chine d'abord aussi noir que notre nuit intérieure... ce pinceau léger et comme aérien qui le long de nos phalanges communique au fond de nous à la déflagration du poëme. Quelques traits délibérés... et voici, de quelques mots, débarrassés du harnais de la syntaxe et rejoints à travers le blanc par leur seule simultanéité, une phrase faite de rapports. » Ce livre de poèmes, ou l'auteur a essayé d'appliquer, en les transformant suivant son propre goût, les principes de la poésie japonaise, est animé par les idées suivantes : Chaque poème est très court, une phrase seulement, ce que peut supporter de son, de sens et de mots une haleine, un souffre, ou le battement de l'aile d'un éventail. L'écriture y joue un grand rôle, car en français comme en chinois la forme extérieure des lettres n'est pas étrangère à l'expression d'une idée. Mille intentions secrètes se cachent dans la calligraphie opérée avec le pinceau par le poète lui-même et reproduite lithographiquement par un des plus habiles artisans de Tokyo. Le poème est en général réparti sur deux pages, la première contenant en général le titre du poème, le mot essential qui le résume, ou simplement une invitation au lecteur, un signe presque muet. On a voulu que dans la disposition des lignes et des mots, par l'interposition des blancs, par le suspens dans le vide des consonnes muettes, des points et des accents, la collaboration de la méditation et de l'expression, du sens, de la voix, du rêve, du souvenir, de l'écriture et de la pensée, la vibration intellectuelle de chaque mot ou de la partie essentielle de chaque mot devînt perceptible à un lecteur patient qui déchiffrera chaque texte l'un après l'autre avec lenteur, comme on déguste une petite tasse de thé brûlant. Zhu Jing : Claudel se servit du pinceau pour écrire les lettres occidentales en imitant l'idéogramme oriental. Il peignit les lettres d'après le sens, par exemple pour le mot 'serpent', en donnant à la lettre 's' la forme d'un serpent. D'autre part, l'espace de chaque poème étant constituté des intervalles des lettres écrites au pinceau noir et du vide, Claudel profita de la forme composée du groupe de lettres et du vide pour exprimer directement le thème du poèmes, comme pour la phrase 'Fenêtre'. Dans la forme de l'écriture de ce poème, se perçoit clairement un carré blanc (vide), dans lequel les lecteurs peuvent voir l'image de la fenêtre avec son ouverture carrée, et le soleil rouge deviné à travers le brouillard blanc du matin. La composition de ce carré blanc reflète l'idéogramme du 'Paysage matinal' qui s'ouvre dans l'esprit du poète. Claudel imita encore la forme de l'éventail oriental dans la conception de la forme extérieure matérielle du recueil de poèmes, afin d'exprimer l'idée que l'on se sert de l'éventail pour avoir du vent qui rafraîchit et duquel les idées proviennent. C'est pour élargir l'espace de la poésie occidentale et rendre l'écriture alphabétique occidentale plus idéographique dans la forme que Claudel fit ces efforts. |
|
76 | 1927 |
Brief von Paul Claudel an Frédéric Lefèvre. « Je me suis surtout initié à la philosophie hindoue et aux livres chinois sur le Taô. » |
|
77 | 1929 |
Claudel, Paul. L'oiseau noir dans le soleil levant [ID D21969]. L'abîme solaire. [Geschrieben 1926]. Quelle : Schmetterlingstraum von Zhuangzi. « Le vent souffle et le ciel se nettoie, d'une force égale et continue, déplaçant un immense air, il souffle du même côté ! les portes du Nord se sont ouvertes, le Règne de l'Esprit commence ! et tous les tuyaux de l'orgue l'un après l'autre, depuis les groupes de colonnes, depuis les faisceaux de canons, depuis les guirlandes de cannes et de flageolets jusqu'aux plus minces chalumeaux, entrent en jeu sous les poumons de la mer ! Il n'y a pas moyen de résister au ronflement général, tout ce qui est flûte piaule, tout ce qui est corde se tend, le sang brûle, la grande symphonie passe en tempête, et tout ce qui avait commencé par le désir se termine par le son ! Ah, pour répondre à ce souffle inépuisable, et la graine une fois en sécurité, la nature n'avait pas trop de cette prodigieuse accumulation de combustible, et sous la réquisition de la Banque elle liquide d'un seul coup tout son papier, il n'est valeur que de l'or ! Impossible de résister plus longtemps à la nécessité de l'évidence et refuser cette lumière à moi dont j'étais débiteur ! Je suis interrogé avec le feu et je m'accuse dans la flamme ! sous l'insistance de l'Esprit tout ce qui était existence en moi est devenu couleur et tout ce qui était action est devenu intelligence. Je ne survivrai pas éternellement à un monde mangé par la gloire ! » Le poète et le vase d'encens. [Geschrieben 1923]. Quelle : Laozi. Dao de jing. « La multitude des hommes paraît heureuse et satisfaite, comme les convives à un grand festin, comme les gens qui du haut d'une tour regardent la terre fleurie. Moi seul je suis silencieux et disjoint, mes désirs ne m'ayant pas encore donné indication de leur présence. Je suis comme un enfant qui n'a pas encore souri. Je parais éperdu et accablé comme si je ne savais où aller. La multitude des hommes a assez et davantage. Moi seul j'ai l'air d'avoir tout perdu. Mon esprit est celui d'un homme stupide. Je suis dans un état de chaos. Les hommes ordinaires ont l'air déluré et intelligent, et moi j'ai l'air d'être dans les ténèbres. Ils sont pleins de raisonnements et de discriminations, et moi je suis pesant et embarrassé. Je suis emporté comme par la mer, je dérive comme s'il n'était pas de repos. Tous les hommes ont leur sphère d'action, moi seul je suis incapable. Et ainsi je suis différent des autres hommes, mais la chose que j'apprécie est la Mère. Qu'appelez-vous la Mère ? demande le poète. Le Tao, répond le vase d'encens, et le dialogue se poursuit alors sur la définition du Tao : Au-dessous de toutes les formes ce qui n'a pas de forme, ce qui voit sans yeux, ce qui guide sans savoir, l'ignorance qui est la suprême connaissance. Serait-il erooné d’appeler la Mère ce suc, cette saveur secrète des choses, ce goût de Cause, ce frisson d’authenticité, ce lait qui instruit de la source ? Ah, nous sommes au milieu de la nature comme une portée de marcassins qui sucent une truie morte ! Que nous dit Lao Tzeu sinon de fermer les yeux et de mettre la bouche à la source même de la création ?. » Jules ou l'homme-aux-deux-cravates. [Geschrieben 1926]. « C'est la même nature qui, dans un profond sommeil, a lâché ce papillon dont vous me parliez l'autre jour, cet instrument à tâter la nuit, cet expert en velours de lune, ce fils du brouillard et du phosphore !... Cela m'amuse... de vous égarer et de lâcher deux papillons à la fois qui se poursuivent et que l'oeil n'arrive plus à distinguer. Avec mon pinceau, je dispose de cette cause qui fait. Ce n'est qu'en faisant les choses qu'on en apprend le secret. Comme je participe à cet art poétique de la nature je suis admis au mystère de ses intentions. » Paola d'Angelo : Claudel cherche dans l'art et dans la sagesse d'Extrême-Orient tout d'abord l'Univers, le monde tout entier, et ce qui l'intrigue, c'est la possibilité de saisir ce qu'il appelle 'les intentions de la nature'. |
|
78 | 1931 |
Claudel, Paul. Le départ de Lao Tzeu. In : La vie intellectuelle (1931) . À mon ami Paul Petit. Quand Lao Tzeu, parvenu à un âge avancé, arriva au pied de cette passe de l'Ouest qu'il devait franchir le lendemain pour ne plus reparaître parmi les hommes, il alla présenter ses devoirs au Gouverneur de la localité-frontière, et pendant qu'ensemble ils prenaient le thé le Sage le félicita sur la situation agréable de la ville confiée à son administration. « J'ai passé ma vie, lui dit-il, dans une plaine sans horizon où les seuls bruits liquides que l'on entende sont les hoquets de cette sauce fangeuse que les pieds d'un rustique vont chercher au fond d'un trou pour la déverser, mêlée à leur propre sueur, sur leur petit champ. Combien par contraste il m'est agréable de saluer cette montagne toute gazouillante de courants naturels et d'en recevoir sur le visage le souffle salubre ! En vérité les administrés de Votre Excellence ont à la fois les avantages du déplacement et ceux de la sédentarité : car, habitants des premiers mouvements de la montagne, ils sont comme le voyageur qui vient de prendre place sur sa bête et qui n’a plus qu'à se laisser porter. – Mais je vois, dit le Préfet, que vous-même n'avez pas de cheval, à l'exception de ces deux animaux lourdement chargés qui vous suivent. – La passe que j'ai à négocier, dit le Sage, à ce que j'ai appris aujourd'hui, est difficile et les forces d'une bête de somme n'y suffiraient pas. C'est pourquoi je me permets de solliciter votre obligeance. Ces deux animaux ne sont pas chargés, comme vous croyez, de marchandises destinées à m’acquérir la bienveillance des étrangers. Hélas ! ce ne sont que des ballots de livres, tous les livres que j'ai écrits depuis le commencement de mon pèlerinage littéraire, ou plutôt toute la route étroite de papier blanc que j'ai suivie depuis les jours de ma jeunesse avec chacun de mes pas marqué dessus en noir. Comment s'étonner que l'échine de ces pauvres serviteurs ploie sous un tel fardeau quand la route qu’ils ont sur le dos s'ajoute à celle qu'ils ont sous les pieds ? Si je les emmène avec moi les officiers de la Douane n'auront jamais fini de les examiner et je crains de ne pouvoir passer. – Que faut-il donc que je fasse ? dit le Préfet. Ma maison est bien petite pour y emmagasiner tant de papier. – Que Votre Excellence, se munissant d'un pinceau et d'un carnet, veuille bien seulement relever le titre de chacun de ces ouvrages ; qu'elle en marque soigneusement la date ; que se faisant apporter une balance, elle les pèse ; qu'elle en compte et recense les feuilles suivant leur dimension ; qu'elle marque tout cela sur une table préparée ; puis, par un jour de grand vent ayant fait amasser un bon tas de branches sèches et de pommes de pin, qu'elle livre joyeusement aux flammes le contenu de ces deux ballots. – Et en effet quand j'ai devant moi une route vivante à dévorer, ce que les gens m'ont entendu appeler autrefois le Tao, que voulez-vous que je fasse de ce cadavre de route qui s'attache à mes talons ? J'ai entendu parler d'un conquérant autrefois qui avait brûlé ses vaisseaux ; et moi ce ne sont pas des vaisseaux seulement, c'est la route d'un bout à l'autre à quoi je voudrais mettre le feu. – Quoi, de tant de mots et de lignes, dit le Préfet, de tant de sentiments et d'idées, il ne restera plus rien ? – Dites-vous, répondit Lao tzeu, qu'il ne restera plus rien, alors qu'il en reste le titre ? Que restera-t-il de votre père et de votre mère sinon leur nom respectueusement inscrit sur une tablette ? Ainsi un livre, quand nous en connaissons le titre, quand nous l'avons soupesé dans notre main, quand nous en avons étudié l'apparence, quand nous en avons respiré l'âme de ce trait unique de l'haleine qui suffit à un connaisseur pour l'épuiser, quel besoin y a-t-il de tout le reste ? – C'est ce que fit, dit le Préfet, un certain empereur quand il livra aux flammes la Sagesse accumulée des académies. – Mon ami Confucius, dit Lao tzeu, lui en a fait beaucoup de reproches, mais que voulait en réalité Sa Majesté sinon rendre hommage, suivant les devoirs de sa charge, au Ciel bleu par un sacrifice approprié ? Les paroles faites d'air et de salive n'appartiennent-elles pas au vent ? et les caractères noirs, se détachant par leur propre poids, quoi de meilleur pour faire de la cendre ? – Je ferai, dit le Préfet, ce que vous me demandez, mais c'est un bien mince souvenir que vous allez laisser dans l’esprit des hommes. – Que reste-t-il d'un ami disparu ? dit Lao Tzeu. Non pas toute sa biographie et l'encombrant mémorial d'une existence compliquée, mais un épisode familier, une phrase dont on ne se rappelle pas la fin, une simple intonation, et cela nous suffit à le faire revivre. Ainsi en ce moment vous contemplez ma figure où le temps a inscrit son document fait de mille lignes déliées, vous appréciez ce crâne monumental, accru par la Sagesse, qui plus tard fera l'admiration des peintres. Mais demain quand je vous tournerai le dos vous ne verrez plus que ma forme et mon allure. Quand j'arriverai à ce petit temple là-haut au premier tournant du chemin vous pourrez distinguer encore ce signe d'amitié que je vous adresserai. Plus tard il n'y aura plus qu'une tache blanche. Plus haut encore vous ne verrez plus rien, sinon le vol irrité de ces corneilles que mon pas aura dérangées. Et plus tard encore en prêtant l'oreille si vous entendez quelque chose, ce sera cette pierre que mon pied fait rouler au fond d'un précipice imperceptible. – Et quel est, dit le Préfet, cette mince fumée, ce léger filet que je vois s'élever au ciel dans l'ouverture de la passe ? – Ce sont mes deux sandales de paille, dit Lao Tzeu, que je brûle, n'en ayant plus besoin ; ce sont mes sandales de pèlerin que j'offre en sacrifice aux génies de la Montagne ! » |
|
79 | 1935 |
Claudel, Paul. Conversations dans le loir-et-cher [ID D21971]. Samedi Gilbert Gadoffre : Claudel reprend le thème du vide à l'occasion d'un vase chinois, et nous assistons alors à un nouvel avatar du Tao claudélien : il va s'identifier au vide ménagé en soi par l'âme pieuse qui fait place nette à son Dieu. Le « pur épanouissement qu'est un vase blanc de l'époque Song » devient ainsi « l'exhalation suprême du profond lotus, le globe sacré qui s'ouvre, le réceptacle de l'âme qui fleurit et offre son néant... une espèce de nonne céramique. |
|
80 | 1935 |
Claudel, Paul. Un poète regarde la croix. (Paris : Gallimard, 1935). Er schreibt : « Puise dans mon seul visage cet oubli de toi-même que jusqu'ici tu ne savais demander qu'à une discipline abrutissante, Je suis la voie. C'est Moi que le vieux Lao-tseu est allé chercher de l'autre côté des montagnes de l'Ouest. Car c'est Moi qui sui le Tao, cette route oubliée dont il cherchait en vain l'accès parmi les replis nébuleux du vieux Dragon. » |
|
81 | 1935 |
Claudel, Paul. Petits poèmes d'après le chinois [ID D21972]. In : La revue de Paris ; 15 août (1935). Adapté du recueil de Tang de Zeng Zhongming. Rêve d'une nuit d'hiver (cent quatrains des Thang). [ID D21973]. Trad. en anglais par l'auteur. Li Taï Pé [Li Bo]. Parting = Départ. Li Pin. Return = Le retour I. Hoo Ti Chan. Unwelcome = Le retour II. Kio Tin. Sheltering from the moon = A l’abri de la lune. Tcho Lo. Mi do = Appel. Chang Hu. The morning star = Regard. Li Taï Pé [Li Bo]. Lying in moonshine = La gelée blanche. Lou Lan. The arrow = La flèche. Lieou Tchang King. Blue darkness = La uit bleue. Lieou Tcheng. Wrinkles = Le visage ridé. Lieou Fan Pin. The palace a-flame = Désespoir dans le soleil. Kia Tao. The gift of the sword = Don de l'épee. Kou Fong. A cruel autumn = Sur une montagne sauvage. Auteur inconnu. The cuckoo = Le coucou. Lou Lan. War song = Chant de guerre I. Lou Lan. Another war song = Chant de guerre II. Lieou Toung Yen. The frozen river = La rivière gelée. Li Ka Yo. The bell = Le son de la cloche. Auteur inconnu. Another pair of eyes = Double regard. Gilbert Gadoffre : Claudel n'a sur les écrivains chinois qu'il traduisait que des idées très vagues, il les différencie à peine et met sur le même plan des poètes majeurs tels que Li Bo, Du Fu, Su Shi des auteurs de troisième ordre. Dans les deux recueil, les textes ne sont pas groupés par auteurs mais par thèmes, et ce mode de sélection à lui seul pourrait nous faire comprendre les intentions du poète. Il soufflit de parcourir les poèmes pour s'apercevoir qu'ils fourmillent de thèmes claudéliens : à deux reprises le thème de la cloche et celui du retour du voyageur sonnent comme des échos de Connaissance de l'est et du Repos du septième jour. Si Claudel avait voulu faire une sélection objective, on aurait pu s'étonner de l’absence de quatorze des poèmes de Li Bo du recueil de Zeng Zhongming, de tous ceux de Wang Wei, ainsi que de la plus grand partie de Du Fu du Livre de jade. |
|
82 | 1936 |
Claudel, Paul. Choses de Chine [ID D21895]. J' ai passé quinze ans de ma vie en Chine comme consul, cinq ans au Japon comme ambassadeur. Quand, généralement sur l'initiative d'une voisine de table, je décline sans plaisir ces états de service, ma surdité ne réussit pas toujours à éluder la remarque attendue ! Oh, alors, comme vous devez bien connaître l'Extrême-Orient ! Non, madame. La Chine, le Japon, ont profité de mon absence pour devenir tout autre chose que l'image qu'ils ont laissée dans mon souvenir et que j'ai essayé de fixer au cours de maintes pages aujourd'hui plus ou moins oubliées. La politique de 1936 n'a plus rien de commun avec celle que je discutais en ces jours abolis avec Emile Francqui, avec le Père Robert, avec Auguste Gérard, avec le maréchal Nychara, avec Sun Yat-sen lui-même avec qui j'ai vécu quelques jours sur un bateau des Messageries. Quelque chose s'est réalisé, quelque chose par derrière se laisse déjà deviner, à quoi je n'ai aucune peine à préférer le passé et ce paysage mélancolique qu'éclairé le soleil des morts. Car, il est vrai, je n'ai qu'à fermer les yeux et je me retrouve tout de suite sous la véranda de Fou-tchéou que ventile la brise de l'après-midi. Seul moment de fraîcheur entre la fournaise matinale et la cuisson noâurne ! J'entends battre les larges stores qui s'agitent d'un bout à l'autre de la galerie, les cigales au dehors font un vacarme assourdissant, ces cigales chanteuses de là-bas dont le répertoire comporte un triple motif et que tout à l'heure le choeur innombrable des grenouilles, interrompu par quelque hurlement de chien paria, va relayer. Je suis seul dans cette immense maison solitaire d'où la tragédie n'a pas été toujours absente. Au-dessous de moi dans le sous-sol s'agite le petit peuple des serviteurs, augmenté des visiteurs occasionnels, femmes, parents, camarades, colporteurs, barbiers, un petit village d'où se dégage une faible odeur d'opium. De temps en temps, les figures changent et quand la peste ou le choléra, comme il arrive, viennent chez moi, on dirait sur la pointe du pied, vérifier ce qu'il y a pour eux, il n'est pas exceptionnel que l'on voie discrètement émaner quelque cercueil. Mais les cercueils ne sont pas rares en Chine, ceux qui sont déjà confortablement installés au centre de l'oméga rituel ou ceux qui attendent sur le seuil la décision du géomancien : j'habite moi-même un cimetière dont le repos n'a jamais inquiété le mien. Il fait si chaud que ma leccture préférée est celle de quelque exploration polaire, à moins que ce ne soit un tome fraîchement découvert de cette magnifique littérature anglaise qui vient de s'ouvrir tout entière à moi, Kipling, Conrad, Hudson, Thomas Hardy, Emily Brontë, Herman Melville et tous les autres. La bibliothèque du petit club, comme celle de tous les ports de Chine à l'usage des merchants, est magnifiquement et intelligemment fournie. Il n'y a qu'à Pékin, séjour des diplomates, où les rayons poussiéreux ne livrent que quelques brochures dépareillées et les épaves souillées de cette production stercoraire qu'on appelle « romans policiers ». Tout cela c'était la part du loisir et de la rêverie. Le travail c'était l'élaboration et la copie (à ce moment la machine à écrire n'était pas inventée et je n'avais d'autre auxiliaire que mon lettré indigène, M. Tchao, un miniaturiste remarquable) de rapports économiques sur le thé ou la monnaie, l'humble comptabilité, les affaires de l'Arsenal de Pagoda Anchorage où j'avais réussi à ramener une mission française, les longues visites dans ma chaise à porteurs verte jusqu'à l'autre bout de la ville au yamen du vice-roi ou du maréchal tartare, les interminables discussions et chicanes sur les achats et procès de la mission catholique qui m'ont appris tout ce que je puis savoir de diplomatie. Je me revois, le torse nu, une serviette autour du front et cuirassé de papier buvard pour éviter les taches de sueur, rédigeant ma correspondance en latin avec l'évêque catalan, Mgr Masot : Venum datas efî ager Tien cho Tang pretii quinque millia patacarum — Lis composita etf—. Irruperunt satellites in Petrum catechifîam cum fufiibus et sclopetis — Comperi cito advenire quamdam navem vapoream Gallicam munitam viginti quatuor tormentisbellicis. Et caetera! Deux ou trois fois par an un télégramme, et tous les quinze jours ce drapeau au mât du consulat d'Angleterre qui annonçait l'arrivée du courrier. Alors c'était la grande émotion joyeuse, comme quand les trois boules noires en pleine furie de l'été annonçaient l'expédition par les soins de l'observatoire de Hongkong d'un bon typhon rafraîchissant. Plus tard, après un court séjour dans un endroit infernal appelé Hankéou où bivouaquaient dans les cartes et le gin une compagnie cosmopolite de bons enfants assez analogue aux Fortyniners de Californie, j'émigrai dans le Nord où je fus chargé de l'administration de la concession française de Tien-tsin (ce n'était pas peu de chose !). Je fis connaissance avec Pékin, je fus présenté à la vieille impératrice et au dernier empereur, j'assistai à ces doubles funérailles qui furent celles de l'antique monarchie, je retrouve dans ma mémoire les archers, les chameaux défilant avec une peau de martre suspendue à la mâchoire, la distribution aux démons funèbres d'une monnaie illusoire, je revois le gros Yuan Che-K'aï cheminant derrière le catafalque, le bâton de deuil à la main, dans une houppelande de toile grossière. Autour de moi c'était le désert, la terre jaune, que Pearl Buck a si bien décrite et au-dessus la lucidité, à peine interrompue par quelques coups de sable, de ce ciel inaltérable. Comme j'ai aimé la Chine ! Il y a ainsi des pays, que l'on accepte, que l'on épouse, que l'on adopte d'un seul coup comme une femme, comme s'ils avaient été faits pour nous et nous pour eux ! Cette Chine à l'état de friture perpétuelle, grouillante, désordonnée, anar-chique, avec sa saleté épique, ses mendiants, ses lépreux, toutes ses tripes à l'air, mais aussi avec cet enthousiasme de vie et de mouvement, je l'ai absorbée d'un seul coup, je m'y suis plongé avec délices, avec émerveillement, avec une approbation intégrale, aucune objection à formuler ! Je m'y sentais comme un poisson dans l'eau ! Ce qui me semblait particulièrement délicieux, c'était cette spontanéité, cette ébullition sans contrainte, cette activité ingénieuse et naïve, tous ces petits métiers charmants, cette présence universelle de la famille et de la communauté, et aussi, faut-il le dire, ce sentiment partout du surnaturel, ces temples, ces tombeaux, ces humbles petits sanctuaires sous un arbre où le culte se compose d'une baguette d'encens et d'un morceau de papier, tout cela m'était comestible. Je me suis toujours senti, je l'avoue, beaucoup plus à mon aise au milieu des païens qu'avec ceux qu'on nous engage à appeler, je ne sais pourquoi, « nos frères séparés ». Spontané, ai-je dit tout à l'heure. Oui, la Chine était un pays spontané, aussi intensément et spécifiquement humain qu'une fourmilière peut être formique, elle devait tout à une espèce de sagesse vitale et innée enracinée dans le goût et dans 1'instinct. Quelle impression éblouissante, j'ai gardée de l'ancien Canton, cette ville sublime de bois doré, aujourd'hui détruite par les révolutionnaires, là comme partout ennemis de tout art et de toute beauté ! La Chine, telle qu'elle existait alors, était le pays le plus vraiment et le plus pratiquement libre que j'ai jamais connu, c'est-à-dire libre pour les choses immédiates qui seules après tout ont de l'importance. Et puisque j'ai commencé à faire de la philosophie, je me hasarde à la fin de cette évocation mélancolique et presque douloureuse, à favoriser d'une petite conclusion la voisine synthétique à ma droite dont les questions supposées ont servi de prétexte à la présente effusion. La Chine m'a fait l'effet d'une de ces colonies animales où différents groupes séparés ont appris par l'usage à vivre à l'état, comme disent les naturalistes, de symbiose, c'est-à-dire d'une coopération amicale et réciproque basée sur la différence. Rien de plus éloigné de ces monstrueux États totalitaires formés d'individus tous pareils à qui l'on se demande pourquoi la nature a pris la peine de fournir des traits particuliers. Le type le plus réussi que je connaisse de cette symbiose, est le port de Singapour. Là vivent en paix et dans un grouillement fraternel des groupes de toutes les races et de toutes les sociétés possibles, chacune ayant sa loi, ses coutumes, sa religion, ses mœurs, son organisation et s'appliquant à une activité traditionnelle et appropriée. Les Malais sont pêcheurs, bûcherons et maraîchers. Les Chinois sont commerçants, financiers, industriels et intermédiaires, les Chettys sont usuriers, les Siks font la police, les Anglais sont magistrats et administrateurs, les Philippins jouent du saxophone, il y a des soeurs françaises dans les hôpitaux. Et tout cela forme le monde le plus varié, le plus sain et le plus amusant qu'on puisse voir. Ce type social, qui était celui des Échelles du Levant et de l'Orient tout entier, se retrouve dans les grandes concessions internationales de la côte de Chine. Là, toutes les races européennes et quelques autres vivent en bon accord au milieu des indigènes à qui leur présence procure l'ordre, la sécurité et le bien-être, chacune sans avoir renoncé à sa propre loi et sous la protection de son consul. Liberté, fraternité, je n'ai jamais vu la formule célèbre si bien appliquée, il n'y a que l'égalité qui est avantageusement remplacée par la réciprocité et par l'équilibre. On peut dire que cette symbiose est l'une des conditions nécessaires à la vie d'une société orientale et qu'elle ne peut se procurer un des éléments indispensables à son fonctionnement qu'en s'adressant à une autre race à elle juxtaposée. Ainsi les Russes naguère administrés par les Allemands et aujourd'hui par les Juifs et les Géorgiens. Les Européens ont jadis pourvu en Chine à ce besoin latent et c'est grâce à eux que ce pays a connu l'une des périodes certainement les plus heureuses, sinon les plus glorieuses, de son histoire, quand on pouvait le parcourir librement d'un bout à l'autre sans armes et sans protection. Aujourd'hui il semble que ce soit le Japon qui veuille se charger du rôle abandonné par les Mandchous, par l'Angleterre et par la France. Souhaitons qu'il y réussisse aussi bien. En tout cas, il ne s'agira jamais d'une domination accablante et tyrannique, comme celle que subit actuellement, à la grande admiration de nos littérateurs et philosophes bolchévisants, la malheureuse Russie. (Mais après tout n'est-ce pas à la Convention, parmi les fondateurs de notre liberté, que se trouvait le législateur qui n'osait s'accouder à son pupitre, de peur que Robespierre ne pensât qu'il pensait?) Le Chinois, sous une apparence hilare et polie, est dans le fond un être fier, obstiné, malin, indépendant, incompressible et, somme toute un des types humains les plus sympathiques et les plus intelligents que j'aie connus (sans préjudice des crises de folie furieuse, ce qu'on appelle là-bas la « ventrée déjà »). Allons à ta santé, vieux frère, homme libre ! Je t'aime bien ! |
|
83 | 1936 |
Claudel, Paul. L'affût du lutteur. In : Nouvelles littéraires ; 9 mai (1936). « Pendant de longues années, j'ai assisté avec horreur à cette hideuse période d'anarchie qui a suivi la destruction de l'ancien empire. J'ai vu des photographies, représentant, à la porte des villages détruits, des piles de têtes qui rappelaient les expéditions des anciens Arabes esclavagistes au centre de l'Afrique. Les provinces du centre ont été ravagées par la famine, la peste et l'inondation, de telle sorte qu'on ignore si elles pourront jamais être restaurées célèbres. Tous les ans réguilèrement on asistait aux débats à main armée de Tchang Tsao-lin, et de Wou Pei-fin, sans parler d'un tas d'autres rapaces. Le commerce était détruit, les étrangers, lâchement abandonnés par leurs Etats respectifs, insultés et maltraités jusque dans leurs concessions. » |
|
84 | 1937 |
Claudel, Paul. Souvenirs de Pékin. In : Le Figaro ; 9 août 1937. Une fois de plus apparaissent, traduites à la première page des journaux en ces caraftères impérieux qu'imposé l'actualité, les deux syllabes sous lesquelles transparaît le double idéogramme familier à ma jeunesse : Pékin, la Cour au Nord. Quand je débarquai pour la première fois en Chine, — c'était aussitôt après la guerre sino-japonaise, du temps où l’on se déclarait solennellement la guerre, par acte notarié comme un contrat de mariage, — Pékin était encore la cité impériale et à demi interdite. Les sacs de dépêches de Shanghai mettaient en été une semaine pour y parvenir et en hiver, le Peï-ho étant gelé, trois semaines par la voie du grand canal. A côté du Palais qui réalisait assez bien l'image de ces empyrées d'azur et de cinabre où sur les vieilles peintures résident les sages et les bienheureux, à côté de l'enclos catholique où la piété naïve des missionnaires avait réussi à dresser comme un défi la plus épouvantable des cathédrales pseudo-gothiques, s'élargissait le kampong diplomatique où florissaient en vase clos l'intrigue, la philologie et l'adultère. La tradition orale nous a livré à ce sujet bien des détails que les archives officielles ont pudiquement dissimulés. A ce moment nous étions représentés dans la capitale par le plus extraordinaire des plénipotentiaires, M. Gaston Lemaire, plus Chinois qu'un Chinois et plus lettré qu'un han lin, à qui j'espère bien que Bouddha aura réservé un coussin de son nirvana. Et puis le fil se consolida peu à peu qui rattachait à la tore ce paradis du loisir. Ce fut d'abord le chemin de fer de Hankéou à Pékin, exploit de mon ami Francqui auquel je ne suis pas peu fier d'avoir collaboré. Et puis éclata le dernier sursaut du vieux Dragon, et ce fut la révolte des Boxers, le siège des Légations, celui du Pétang où s'immortalisa à côté de l'évêque Fabvier l'enseigne Henry, le massacre général des chrétiens, et puis la croisade internationale sous les auspices de Guillaume II, le pillage. Histoire épique et sinistre à qui a manqué la plume d'un Suétone ! L'Empire était frappé à mort. C'est en vain que Li Hung-Tchang se jetant dans les bras de la Russie représentée à ce moment par le plus astucieux des diplomates, Cassini, essaya de prolonger son agonie. J'arrivai à Pékin juste à temps pour contempler la suprême péripétie, la mort mystérieuse et simultanée de la vieille Sémiramis et du pauvre simulacre qu'elle tenait dans ses serres. Je vois encore ces étranges funérailles, que dépassaient de beaucoup en dignité et en splendeur celles de l'empereur du Japon dont je fus plus tard le témoin, les archers, les chameaux avec une dépouille de zibeline suspendue au bridon, la monnaie de papier d'or et d'argent qu'on éparpillait aux quatre vents pour satisfaire la cupidité des mânes, et dont je me moquais alors, ignorant de nos futures dévaluations ! Et Yuan Che-K'aï, en chemise de chanvre, un bâton tortueux à la main escortant ces cadavres qu'il allait bientôt essayer de supplanter. Suivent la république, la révolution, les querelles de généraux, l'anarchie et, dans la carence passablement ignominieuse de l'Angleterre, le Japon qui débarque et qui n'est pas près de rembarquer. La Mandchourie une fois digérée, c'est toute la Chine du Nord que l'ambition du Nippon militariste essaye visiblement de s'adjuger par les armes conjointes de la force et de l'intrigue. Proie enviable entre toutes par la richesse du sol et du sous-sol : tout le territoire, que j'ai visité en détail, de Tien-tsin au Hoang-ho n'est qu'un bloc d'alluvion, de loess, de fer, et de charbon. Mais surtout position stratégique et économique de premier ordre. C'est le terminus de cette vieille route de la soie reconnue par Marco Polo. C'est le véritable point de départ de la diagonale transasiatique qui un jour partira de Tien-tsin pour aboutir à travers la Mongolie à la Steppe sibérienne. Pékin pendant des siècles a eu surtout une importance militaire. C'était le G.Q.G.; le poste de commandement qui soutenait le vaste réseau de fortifications destiné à contenir, tels les rideaux à sauterelles, les essaims périodiques des barbares du Nord, Hounghouses, Mongols, Mandchous. Ce rôle de capitale, à la fois centrale et excentrique, qui toujours après bien des essais manques a fini par revenir à Pékin, les nouveaux envahisseurs sans doute espèrent bien en bénéficier. Néanmoins, on ne saurait se dissimuler que les Japonais engagent une grosse partie. Il est douteux que déjà la Mandchourie leur ait rapporté tous les avantages qu'ils escomptaient et que les profits balancent les pertes. Ce n'est pas tout que de conquérir un pays, il faut l'occuper, le défendre et le conserver, et dans l'œuvre même de conquête on ne peut pas s'arrêter où l'on veut. La Chine est, un pays de plusieurs centaines de millions d'habitants, remarquablement homogène sinon dans sa constitution organique, du moins dans sa culture et dans ses moeurs, dans ce que les philosophes nomment la conscience de sa propriété spécifique. On n'arrivera pas à la dominer dans une résistance sourde et à surmonter cette résistance sans un déploiement militaire serré. Et puis il y a la Russie, il y a l'Angleterre et l'Amérique, il y a le monde entier dont la mauvaise volonté générale est certaine, le jour où le Japon essayera de transformer sa prépondérance armée en exclusivité économique. Tous les gens qui ont eu affaire aux Chinois connaissent en même temps que leur intelligence et leur adresse leurs ressources d'opposition passive, que sera-ce le jour où ils sentiront le monde entier derrière eux ? En attendant, la Cour du Nord est découronnée. La Cité Violette est déserte. Le magnifique ensemble de Légations que les puissances se sont construit avec l'indemnité des Boxers, est laissé assez ridiculement au sec, ainsi que les petits corps d'occupation dont elles disposent. Déjà les portes gigantesques de l'enceinte carrée, où tournoyaient de mon temps les vols de pigeons, un sifflet à la queue, le temple du Ciel, la lamaserie, se délabrent et sur l'antique Combaluc s'étend l'ombre des grandes choses déchues. |
|
85 | 1938 |
Claudel, Paul. La poésie française et l'Extrême-Orient. In : Conférencia ; 15 mars (1938). [Geschrieben 1937]. Comme il y a une marée de l'océan et une marée de l'atmosphère, il y a entre les différentes tribus de l'humanité une espèce de balance barométrique des âmes, des coeurs et des imaginations. Je veux dire qu'entre les divers peuples, entre les diverses civilisations, il y a un contact psychologique plus ou moins avoué, un commerce plus ou moins actif, un rapport comme de poids et de tensions diverses qui se traduit par des courants et par des échanges, par cet intérêt qui ne naît pas seulement de la sympathie, mais de la réalisation d'un article idéal, dont la conscience d'une certaine insuffisance en nous fait naître le besoin, un besoin qui essaye plus ou moins gauchement de se traduire par l'imitation. Tantôt la balance dont je viens de vous parler se traduit par un actif et tantôt par un passif. Tantôt un peuple éprouve la nécessité de se faire entendre, et tantôt — et pourquoi pas en même temps ? — celle de se faire écouter, celle d'apprendre et de comprendre. De cette espèce de désir, que je me permets d'appeler interpsychique, des différentes parties de l'humanité entre elles, l'histoire des relations de l'Europe et de l'Extrême-Orient nous fournit une bonne illustration. Je ne remonterais pas jusqu'à l'ambassade des Antonins, jusqu'à la route de la soie, jusqu'aux missions nesto-riennes et franciscaines, ni même jusqu'à Marco Polo. Mais on ne saurait oublier que c'est le livre de ce dernier, le récit qu'il fait de Cathay et de Cipango, qui a suscité dans le coeur de Christophe Colomb, comme dans celui des essaims d'hirondelles à l'automne, l'idée de quelque chose d'absent et de nécessaire, celle d'une main là-bas tendue de l'autre côté de la mer, celle d'une certaine unité à récupérer, d'une richesse qui nous attend. Ces murailles qui lentement de nos jours, de tous côtés, se reconstituent, le siècle qui nous a précédés n'avait qu'une idée, qui était de les démolir, fût-ce, comme les Anglais dans la guerre de l'opium, à coups de canon. Mais bien avant les commerçants et les conquistadors, les missionnaires, sur les pas de saint François Xavier, avaient pénétré l'Inde et la Malaisie, et la Chine et le Japon. Ils en avaient épelé la langue, étudié les moeurs, intégré l'histoire, bégayé la philosophie, goûté l'art et la littérature. Il est impossible d'oublier que la découverte de l'Extrême-Orient et le développement de l'art baroque au XVIIe et XVIIIe siècles ont été synchroniques et que c'est de la première que le second a probablement reçu l'accentuation décisive. Dans les Temples et les vieilles demeures chinoises, j'ai vu des autels, des sièges et des tables qui présentent exactement le gabarit de ces meubles et de ces fauteuils, si commodes à l'usage et si gracieux au regard que nous avons, aujourd'hui, toutes les peines du monde à en abdiquer l'habitude. L'élément essentiel en est cette courbe qui répond au bois et qui, à l'équilibre mort de deux perpendiculaires, substitue l'énergie et le ressort de la vie. N'est-ce pas la courbe, après tout, qui, à la fin du Moyen Age est venue reprendre et relayer le rôle de l'ogive ? Mais, en même temps que les comptoirs de Canton approvisionnaient l'Europe de laques et de porcelaines en échange de nos montres et de nos boîtes à musique, les Lettres édifiantes lui faisaient connaître quelque chose de l'histoire, des lois et de la philosophie de ce vaste empire qui, au regard de nos aïeux, dégageait une lumière lointaine, paisible et blafarde, assez comparable à celle de la lune. Tous les utopistes, et au premier rang Voltaire, y construisaient des châteaux, ou du moins comme on disait à l'époque des folies, des pagodes, comme celle de Chanteloup, toutes garnies, de haut en bas, de clochettes. Confucius plut à tous les rêveurs qui se plaisaient à l'idée d'une humanité insouciante du surnaturel et nageant dans un océan de bienveillance. L'histoire de Chine, mieux regardée, leur aurait appris que les plus belles théories ne changent rien à une humanité que l'on ne réforme pas de fond en comble avec de belles sentences. Même du temps des grands empereurs Kang Shi et Kien Lung, la Chine devait être telle que je l'ai connue de mon temps. Dans les moeurs, une effroyable corruption ; dans le peuple, une misère sans nom, accrue de temps en temps, par des cataclysmes ; dans l'administration, un pédantisme sinistre, une malhonnêteté générale et des mesures d'une invraisemblable stupidité. Il me suffira de rappeler que, pour mettre la population à l'abri des incursions des pirates japonais, le grand empereur Kang Shi ne trouva rien de mieux que d'ordonner à toute la population du littoral de se retirer à dix li à l'intérieur des terres. Quant à ce qu'on appelle la religion chinoise, c'est un mélange inouï de superstitions indigènes et étrangères, de rites de politesse, de recettes de sorcellerie, au milieu de quoi se joue une des philosophies les plus paradoxales, et, je dois le dire, les plus amusantes que l'esprit humain ait inventées, celle de Lao Tzeu et celle de cet homme de génie, dont malheureusement, l'oeuvre n'a pas été traduite en français, Tchouang Tzeu. Je veux parler du taoïsme. Mais c'est de l'art de la littérature, ou plutôt de la poésie seulement, que nous nous occupons aujourd'hui. Je laisse de côté le roman qui est plutôt le domaine de nos amis anglais. Il y a les impressions très précieuses de Pierre Loti. Il y a le beau livre de Segalen sur la fin de Pékin, mais nous n'avons rien de comparable à montrer aux admirables ouvrages de Mme Pearl Buck. Et je voudrais considérer avec vous si la Chine a eu sur notre poésie une influence comparable à celle qu'elle a exercée sur notre art. Car, à côté de la Chine réelle, il y a une Chine Régence, une Chine Boucher, une Chine de Saxe, une Chine de la soie et de la laque, et de la porcelaine, une espèce de Chine au Bois Dormant, devant précisément son charme à son caraftère chimérique, et qui a, longtemps, fourni à l'imagination de nos aïeux des thèmes de rêverie et un vestiaire de travestissement assez analogues à ceux qu'ils trouvaient dans les contes de fées. Au XIXe siècle, la planète lointaine et peuplée de fables se rapprocha de nous ; elle adhéra, si l'on peut dire, à notre système et s'y rattacha par toutes sortes de passerelles de plus en plus fréquentées. Les premiers visiteurs célestes débarquèrent à Paris tout de suite à leur aise, et l'un d'eux devient le professeur de la charmante fille de Théophile Gauthier, Judith. De ce contact qu'il lui permet de prendre avec les grands poètes de l'époque des Tang, dont, à la même époque, un professeur du Collège de France, Hervey de Saint-Denis, donnait les premières traductions, est né un recueil charmant et trop peu connu, le Livre de jade. J'y ai choisi un certain nombre de pièces dont Mme Kyriakos va vous donner lefture. Je me suis permis de changer moi-même quelque peu, et parfois même complètement, le texte de Judith Gauthier, et même celui des auteurs merveilleux dont les noms seuls : Li Tai Pé, Thou Fou, Tchang Jo Sou, font battre le coeur de ces amateurs qui, après bien des siècles révolus, se sentent nés pour être des citoyens du même clair de lune et pour raccrocher leurs propres rêves à cette onde née d'une rame exotique et lointaine, à ce chevalet brisé d'un luth dont la corde retenue est toute prête à fournir une vibration parente. Mme Nada Kyriakos va vous faire entendre quelques-unes de ces petites odes qui appartiennent à l'âge d'or de la poésie chinoise, qui est aussi une des grandes époques de la peinture, celui des Tang : NUAGES. — « La pleine lune sort de l'eau... » PAYSAGE. — « Parmi les bambous qui bougent... » LE PECHEUR. — « L'oiseau d'une aile rapide... » LES DEUX AMANTS. — « Au bord du fleuve céleste... » L'ombre des feuilles d'oranger... DESESPOIR. — « Appelle ! appelle !... » LA FEUILLE DE SAULE. — « Mon luth, cette fois, c'est drôle... » LA LUNE A L'AUBERGE. — « La lune monte, il fait noir... » LA MAISON DANS LE COEUR. — « Les flammes ont dévoré... » JEUNESSE. — « Ce jeune homme qu'il est beau...» Les petits poèmes que vous venez d'entendre ; les petits tableaux que Mme Nada Kyriakos vient de dessiner devant vous d'une voix flexible et comme d'un ongle léger, vous ont certainement rappelé qu'en Extrême-Orient le peintre et le poète usent d'un même instrument qui est le pinceau. Le caractère chinois n'est autre chose que la traduction d'un être, d'une idée, et, comme je le voyais indiqué récemment dans un excellent article de M. Fenellosa, d'une action, disons un ensemble de ces caractères juxtaposés et séparés par le blanc, une espèce de volée, non plusde cygnes blancs, comme ceux dont vous parlait tout à l'heure mon confrère Li Oey, mais d'ailes noires, établissant dans l'invisible des points de repère. L'esprit n'est plus conduit, comme chez nous, du sujet à l'objet par la ligne continue de la syntaxe, par une chaîne ininterrompue de verbes, de prépositions et d'incidentes. Le poème n'est pas livré tout fait, il se fait dans l'esprit du lecteur, à qui on laisse le soin d'établir les rapports entre une série de positions déterminées. En somme, le blanc, le désert de papier qui épouvantait Mallarmé, la page et la mise en page jouent un rôle aussi important que les jalons qui s'y trouvent plantés, que les signes écrits qui s'y trouvent placardés et qui, au lieu d'être successifs comme chez nous, sont, en quelque sorte, sortis simultanés, et, au lieu de nous donner la sensation du temps et de la mélodie, nous procurent plutôt celle de la fixité et de l'harmonie dans l'espace. Cette idée de l'importance du vide dans toute composition philosophique ou artistique est une des plus anciennes et des plus essentielles de la pensée chinoise. C'est le patriarche taoïste Lao Tzeu qui l'a le mieux indiquée dans le dixième chapitre de cet admirable ouvrage qu'on appelle le Tao Teo King : une roue est faite de treize jantes qui sont visibles, mais la roue ne tourne qu'à raison de ce qui est non visible : dans le moyeu. Le vase est fait d'argile visible, mais son utilité provient de ce non-visible qu'il enclôt. De même les parties essentielles d'une maison sont la capacité des chambres et ces ouvertures que sont portes et fenêtres. Partout, c'est le non-visible qui donne aux choses efficacité. La peinture chinoise fournit une admirable illustration de ces principes, dont on trouverait aussi le reflet dans la peinture hollandaise. L'artiste n'y met que l'essentiel, et la perspective y est remplacée par la justesse exquise des intervalles. À ce propos, je trouve dans le livre d'une dame américaine de grande science et de grand goût, Mme Agnès Meyer, consacré à l'art de ce prodigieux artiste que l'on appelle Li Lung Mien, le passage suivant : « Les artistes chinois n'intellectualisaient pas seulement la forme, mais l'espace, et, par l'adroite juxtaposition d'un plan terrestre et d'un plan céleste, arrivaient à nous suggérer de vastes distances, réalisant ainsi une perspective aérienne plutôt que terrestre. Le procédé un peu naïf de suggérer l'espace en mettant au premier plan des objets larges et d'autres de plus en plus petits dans l'éloignement leur aurait paru grossier et enfantin, car une distance de ce genre reste toujours mesurable et ce qui est mesurable en réalité n'est pas une distance. » Dans les peintures chinoises, les plans ne se prolongent pas, ils se composent. Le spectacle, en s'élevant par degrés à la fois successifs et simultanés, se simplifie et se spiritualise. L'étude approfondie de l'esthétique chinoise est toute récente, et je doute que les poètes dans les oeuvres de qui je vais flâner l'aient vu transparaître au travers de rares documents qui se trouvaient à leur portée et des fantaisies de leur imagination. Mais ce ne serait pas la première fois qu'une oeuvre exotique est féconde, autrement que par les copies qu'elle suggère, par une déformation pittoresque et amusante, comme sont, par exemple, les chinoiseries de Boucher ou par le coup d'éperon qu'elle donne en nous à l'émulation. Les quelques pièces que je vais vous lire montrent trois poètes dont le palais a été, si je peux dire, agacé par trois grains de poivre ou de camphre. Le premier, et je dois dire le plus immédiat et le plus efficace, est le goût du « bibelot », du « curio », comme disent les Anglais, de la nouveauté dans l'étrange et dans le baroque. C'est à lui que nous devons les charmantes contre-rimes de Toulet que vous allez entendre. Le second est le goût de l'essentiel et du raccourci, se rattachant aux considérations que je développais devant vous. Je parlais d'un grain de poivre, il s'agissait plutôt d'une pastille d'encens qui se consume en dégageant une fumée odorante. Le troisième est le pouvoir de suggestion, l'idée exprimée n'ayant de valeur que par rapport à cet espace autour d'elle qui ne l'est pas. A ce point de vue, les deux poèmes de Mallarmé et de Verlaine que je vais vous lire sont très caractéristiques. Le premier se rapprocherait plutôt à ce que les Chinois appellent l'École du Nord, où le pinceau cherche l'enchantement dans une observation exquise et sévère de la règle. Le second se rattacherait à l'École du Sud, que nous aurions tendance à qualifier de romantique, où la science n'exclut pas la fantaisie, la gaieté et une certaine liberté magistrale. Voici le poème — ou plutôt, le fragment de poème de Mallarmé. Il m'est particulièrement cher pour l'avoir entendu souvent délicieusement déclamé par mon grand ami Philippe Berthelot : Je veux délaisser l'Art vorace d'un pays Cruel, et, souriant aux reproches vieillis, Que me font mes amis, le passé, le génie, Et ma lampe qui sait pourtant mon agonie, Imiter le Chinois au coeur limpide et fin De qui l'extase pure est de peindre la fin Sur des tasses de neige à la lune ravie D'une bizarre fleur qui parfume sa vie Transparente, la fleur qu'il a sentie, enfant, Au filigrane bleu de l'âme se greffant. Et, la mort telle avec le seul rêve du sage, Serein, je vais choisir un jeune paysage Que je peindrai encor sur les tasses, distrait. Une ligne d'azur mince et pâle serait Un lac, parmi le ciel de porcelaine nue. Un clair croissant perdu par une blanche nue Trempe sa corne calme en la glace des eaux, Non loin de trois grands cils d'émeraude, roseaux. Le second est un quadruple quatrain de Verlaine où l'on trouve les qualités parfaites de ce délicieux poète, et le dernier vers de dix-sept pieds fait, à la fin du morceau, une espèce d'éblouissant paraphe : Lourd comme un crapaud, léger comme un oiseau, Exquis et hideux, l'art japonais effraie Mes yeux de Français dès l'enfance acquis au Beau jeu de la Ligne en l'air clair qui l'égaie. Au cruel fracas des trop vives couleurs, Dieux, héros, combats et touffus gynécées, Je préférerais, d'entre les oeuvres leurs, Telles scènes d'un bref pinceau retracées. Un pont plie et fuit sur un lac lilial, Un insecte vole, une fleur vient d'éclore, Le tout fait d'un trait unique et génial. Vivent ces aspects que l'esprit seul colore ! Si je blasonnais cet art qui m'est ingrat Et cher par instants, comme le fit Racine Formant son écu d'un cygne et non d'un rat, Je prendrais l'oiseau léger, laissant le lourd crapaud dans sa piscine. Et enfin, voici les pièces de Toulet que je vous ai promises et dont vous aimerez comme moi l'allure élégante et désinvolte : LE PAON Vous qui retournez du Cathay Par les Messageries, Quand vous berçaient à leurs féeries L'opium ou le thé, Dans un palais d'aventurine Où se mourait le jour, Avez-vous vu Boudoulboudour, Princesse de la Chine ? Plus blanche en son pantalon noir Que nacre sous l'écaillé ? Au clair de lune, Jean Chicaille Vous est-il venu voir ? En pleurant comme l'asphodèle Aux îles d'Ouac-Wac, Et jurer de coudre en un sac Son épouse infidèle, Mais telle qu'à travers le vent Des mers sur le rivage S'envole et brille un paon sauvage Dans le soleil levant ? LA SOURCE J'ai beau trouver sympathique Feu Loufoquadio, Ses japs en sucre candio Son Bouddha de boutique, J'aime mieux le subtil schéma, Sur l'hiver d'un ciel morne De ton aérien bicorne, Noble Foujiyama, Et tes cèdres noirs, et la source Du temple délaissé, Qui pleurait comme un cœur blessé Qui pleurait sans ressource. LE JAPON Le Jap !... qui raffole, dit-on, De chaussure vernie, Les porte (chacun sa manie) Au bout de son bâton. Ainsi, l'éclat les en décore Sans blesser leurs pieds nus, Ainsi, sans doute, eût fait Vénus. J'en sais d'autres encore... Et enfin, je ne puis résister au plaisir de vous dire un assez long poème de mon ami Francis Jammes, qui donne bien l'atmosphère paisible et sentencieuse du pays de Confucius. CONPUCIUS Confucius rendait les honneurs qui leur conviennent aux morts, dans l'Empire bleu du Milieu. Il souriait parce que l'eau éteint le feu comme la Vie éteint l'homme vers l'époque moyenne. iL n'ornait pas ses paroles merveilleusement comme certaines coupes des Grands de l'Empire. La tanche, qui est comme un vase de pagode riche, n'a pas besoin d'être ornée artistiquement. II allait avec une grande modestie au Palais, écoutant sans colère les joueurs de flûte qui adoucissent les sentiments comme la lune adoucit, sur la montagne, les arbres violets. Il parlait avec une respectueuse cérémonie aux principaux de la ville et au chef de guerre. Il était bon, sans familiarité vulgaire, avec les gens du commun et mangeait leur riz. Il se plaisait aux choses de la Musique, mais préférait les instruments de simple roseau cueilli près des marais de vase douce et jaune où l'oiseau sans nom qui fait yu-yu se niche. Il se permettait, pour le bien de son estomac, les épices. Il aimait, vers le soir, à discuter de belles sentences. Et il aurait voulu qu'on suspendit aux potences qui servent aux lanternes, des moraleries. Il parlait peu d'amour, davantage de la mort, quoiqu'il déclarât que l'homme ne peut la connaître. Il aimait voir les jeunes gens à la fenêtre, les trouvant bien, à demi cachés par les ricins gris, mais rouges. Le soir il allumait des baguettes de parfum puis tournait gravement un moulinet où les prières s'enlaçaient comme de belles pensées dans la cervelle d'un jurisconsulte ou d'un poète de talent. Il allait aussi voir les bâtiments de la province, se réjouissant de leur propreté et du bon ton des navigateurs policés dont les réflexions étaient profondes et claires comme le désert marin. A ceux lui demandant des choses sur la chair, Confucius dit : « La vôtre est pareille à l'autre Et la mienne à la vôtre; le sens de ceci est clair. » Puis il regarda en souriant son cercueil. Maintenant j'en ai fini avec la Chine. J'aurais voulu vous parler aussi de la poésie japonaise. Mais pour cela, il me faudrait encore toute une conférence. Je prierai simplement ma charmante collaboratrice de vous lire toute une série de petits poèmes traduits, ou plutôt inspirés, de la poésie populaire japonaise et de cette forme d'odelette très courte et formant tableau, ou plutôt vignette, que l'on appelle là-bas dodoitzu. Je me suis permis de les interpréter avec la plus grande liberté, d'après le beau recueil de M. Georges Bonneau. |
|
86 | 1938 |
Claudel, Paul. Autres poèmes d'après le chinois. In : La revue de Paris ; 7 mai (1938). Sou Tong Po [Su Shi]. Parmis les bambous. Tchan Jo Sou. Sur la rivière. Li Oey. La pleine lune. |
|
87 | 1938 |
Claudel, Paul. Un poète regarde la croix. (Paris : Gallimard, 1938). Er schreibt : « Je suis la Voie. C'est Moi que le vieux Lao-Tseu est allé chercher de l'autre côté des montagnes de l'Ouest. Car c'est Moi qui sui le Tao, cette route oubliée dont il cherchait en vain l'accès parmi les replis nébuleux du vieux Dragon. C'est Moi dont Confucius a ressenti la présence au milieu de tout. » Yves Daniel : Cette citation se fonde sur l'idée que les pensées taoïste et confucéenne contiennent une part de la vérité chrétienne qu'elles ignorent pourtant. On peut y voir un effort de Claudel pour intégrer à sa réflexion certains éléments de la pensée asiatique sans renoncer à ses propres convictions religieuses. Ce mouvement d'assimilation entraîne certes des choix et des condamnations, et le bouddhisme n'est pas représenté ici. |
|
88 | 1938 |
Claudel, Paul. Méditations sur une paire de chaussures [MS]. Er schreibt : « Les Chinois ont remarqué que les objets usuels longuement employés par un même maître ont pris une espèce de personnalité, un visage propre, j'allais presque dire une âme, et le folklore de toutes les nations est rempli de ces êtres plus humains que l’homme, puisque c'est à l'homme seul qu'ils doivent leur existence, et qui, à son contact éveillés, ont pris peu a peu une espèce de vie propre et d'activité autonome, une espèce de volonté latente et fée. |
|
89 | 1939 |
Claudel, Paul. La montée. In : L'épée et le miroir. (Paris : Gallimard, 1939). Yves Daniel : C'est la géographie qui apparaît dans le motif de la montagne, très présent dans la pensée confucéenne et taoïste, lorsqu'il s'agit pour Claudel d'évoquer la dimension spirituelle des paysages chinois qu'il a parcourus. Dans le beau passage La montée, le poète se souvient de la saison chaude qu'il passait à Kuliang, dans les hauteurs fraîches de Fuzhou. Le texte superpose trois plans : le souvenir, qui relève de l’expérience vécue, est transposé dans la description d’un paysage peint à la manière asiatique, minutieusement décrit de bas en haut ; l’ascension évoquée prend dans le même temps une dimension religieuse, car la montagne chinoise devient la ‘montagne du Seigneur’ du Psaume 23. Le paysage chinois apparaît sanctifié par la vision poétique ; il est plus qu’un décor, puisqu’il devient le lieu liturgique d’une cérémonie cosmique et rocheuse qui se déploie aussi bien dans la réalité que sur le rouleau du peintre. La montagne est une symbole essentiel. |
|
90 | 1942 |
Claudel, Paul. Seigneur, apprenez-nous à prier. (Paris : Gallimard, 1942). Er schreibt : « L’Evangile nous dit : Cherchez et vous trouverez ! Mais le Tao des Chinois nous dit de son côté : Ne cherchez pas et l'on vous trouvera. Les deux méthodes sont également recommandables. » « Le Tao nous dit que l’homme sage agit en n'agissant pas, qu'il gouverne en ne gouvernant pas. » |
|
91 | 1943 |
Claudel, Paul. Paul Claudel interroge le Cantique des cantiques. (Paris : Gallimard, 1948). Bernard Hue : Claudel voit dans le Yi jing 'un livre tout à fait singulier'. Ce qui le frappe, c'est l'exposé sur les nombres, sur les soixante-quatre hexagrammes, l'aspect géométrique, architectural, qui se dégage de la représentation des nombres. En 1943, composant son commentaire, il lui arrive de recourir à des représentations graphiques pour mieux faire comprendre sa pensée. Ainsi, parlant de la figure constitutée par la réunion de deux triangles symétriquement opposés, il constate qu'ils forment un hexagone assorti de triangles. Il illustre cette figure et il ajoute : « les symboles que nous venons d'exposer rappelleront aux spécialistes les curieux commentaires du livre classique chinois Yi-king. » |
|
92 | 1946 |
Claudel, Paul. L'oeil écoute. (Paris : Gallimard, 1946). Er schreibt : « Cette unanimité avec la direction au centre de tous nos instincts qu'on appelle l'orientation, ce rythme de la marche qui peu à peu discipline la pensée, ce pacte austère avec la ligne droite... qui est le vrai Tao des sages chinois. » |
|
93 | 1946 |
Claudel, Paul. Autres poèmes d'après le chinois. In : Le Figaro littéraire ; 11 mai ; 9 sept. (1946). Tchan Tiou Lin. La feuille de saule. Li Taï Pé [Li Bo]. Jeunesse. Auteur inconnu. Les deux amants. |
|
94 | 1946 |
Claudel, Paul. Chine [ID D3524]. Er schreibt im Vorwort : «...Et moi, aujourd'hui, dans ma retraite de Brangues, au-delà de cette limite normale de la longévité qui me confère une situation quasi, comment dire? posthume et de ces années qui furent, dit-on, nécessaires à la gestation de Laotzeu, je dispose de cette épaisse pile de talismans photographiques que m'a laissée, pour en humer le dégagement incantatoire, mon amie Hélène Hoppenot. Or moi aussi, en des temps plus anciens que n'ont été pris, me dit-on, ces prélèvements sur le futur passé, j'ai habité la Chine : en pleine force, en pleine jeunesse, je me suis fourré avec elle pour vivre dedans d'une plénitude de corps, d'âme et de sens dont il serait difficile aujourd'hui de faire comprendre l'agrément voluptueux. Tout me plaisait en elle, et j'oserai dire non pas même, mais surtout, son désordre, son incurie, sa saleté, son anarchie, sa sagesse imbécile, cette civilisation bon enfant tout entière basée sur la tradition et la pratique, ce goût de l'art partout aussi naturel et spontané qu'une industrie animale, sa dégoûtante et profonde et savoureuse cuisine, sa religion, source pour moi continuelle d'une indulgence coupable, sa magique et magnifique écriture, et surtout cette intensité de la qualité humaine propre, de ce que j'appellerai l'HUMANITA : tout de même qu'un blaireau ou un putois aspire de tous ses poumons au fond de son terrier à tout ce qu'il peut y avoir de plus blaireau et de plus putois! C'était le temps des Taotaïs, des mandarins à plumes de paon et à boutons de toutes couleurs, des pelisses de zibeline, des examens qui chaque année, à l'époque du choléra, mettaient en mouvement un peuple de pinceaux, je parle des examens civils, les militaires ne faisant pas fi pour l'obtention des grades du jet de pierre comme aux temps de l'Iliade et du tir à l'arc. L'équipement de leurs troupes était fait d'une blouse rouge où flambait, redoutable et noir, un énorme caractère de velours, et leur armement d'un trident et d'une cage où gazouillait un petit oiseau (qui me rappelait les vers d'Alfred Jarry que j'avais lus, le matin même, dans la « Revue Blanche » : Le Gazouillis de l'Oisillon, le Gazillon de l'oisouillis...} Quelques-uns de ce? sacripants, (les Satellites pour employer le langage missionnaire), précédés par un tonnerre de cuivre formaient mon cortège quand j'allais rendre visite au Vice-Roi ou au Maréchal tartare. Je me rappelle ces dépositions alors dans ma chaise verte, après une heure de marche au travers de la Cité fantastique, à l'ombre des grands letchis chargés de leurs fruits rouges. Que d'idées j'ai échangées avec les géants peints sur la porte du yamen, qui essayaient en vain de m'effrayer de leurs grimaces horrifiques! Cela, ma chère Hélène, c'était la Chine du Sud, la Chine du Tao, où j'ai accompli mes dix années de stage, le stage du magicien sans doute au pays des Génies! Mon fleuve n'était pas le morne Peiho, mais le Min sacré qui descendait pour moi d'un pays sauvage et inexploré, d'un horizon diaphane et bleu, d'un pays de montagnes et de forêts, asile à jamais de ma rêverie. Mon pont n'était pas celui du Palais d'été que représente une de vos photos, qui se courbe mystérieusement, et comme conjuré, sous les pas d'un poète solitaire. C'était le Pont des nuages, c'était le Pont des Dix mille Ages, rudement et maladroitement établis au moyen de blocs énormes par je ne sais quels cyclopes en colère. L'eau violente et turbide m'apportait d'interminables trains de bois que, sous le regard délabré de cette idole à perruque de fiente, les hautes jonques peinturlurées se chargeaient de distribuer sur la côte. Mon temple n'était pas ce Temple du Ciel, avec ses trois toits circulaires de tuiles bleues que vous nous faites solennellement entr'apercevoir par l'ouverture de je ne sais quelle ruine (car tout est ruine dans ce pays le plus vivace et le plus vivant que je connaisse!). C'était ce temple de Ku chang au milieu d'une forêt de pins, vers qui j'ai accompli maints pèlerinages, écoutant la cloche bouddhique qui dit à toutes le? vanités et à toutes les amours de ce monde : Non! Non! Non! Ré dièse! Ré dièse! Ré dièse! Plus tard, eh bien, je l'ai connue aussi cette Chine du Nord, la vôtre, chère Hélène, celle de vos magnifiques photographies, la Chine impériale, la Chine du vent jaune, de l'air jaune, de l'eau jaune, de la Terre jaune! Je l'ai connue à son moment suprême, quand Pékin, vidé de son antique autorité allait rejoindre dans la nullité historique son cimetière à ceux de Singan fou et de Lao yang. J'ai assisté aux funérailles simultanées du dernier Mandchou, du pauvre petit Empereur et de son affreuse marâtre, que devaient suivre tant d'autres effondrements l'un sur l'autre, tant d'autres funérailles d'Empereurs et d'Empires, le Japon, la Russie, l'Autriche, l'Allemagne, l'Espagne, l'Italie. D'un bout à l'autre de l'Ancien Continent a soufflé la catastrophe. Elles se sont abattues l'une sur l'autre, les dynasties, tous ces arbres minés qui occupaient inutilement la terre! Il survit cette espèce de pie malade que vous nous représentez accrochée à une branche moite. Il surgit ce vieillard insouciant qui nous amène du fond de l'Inconnu je ne sais quel monstre pour nous envisager de son oeil diabolique. Dans cette représentation que vous nous apportez de l'énorme Chine, de cette survivance à peine défunte des âges fabuleux de la Perse, de l'Egypte et de l'Assyrie, vous n'avez pas choisi pour braquer dessus avec votre objectif l'attention de vos lecteurs — lecteurs, oui, c'est le mot qu'il faut employer—les grands textes, ces portes, ces temples, ces palais, qui en écrasant l'imagination effraient la rêverie. Vous avez choisi le détail accusateur qui suggère autour de lui un vide peuplé de possibilités. Posant, si je puis dire, l'énigme. Et savez-vous l'impression que je ressentais, hier, cependant que j'interrogeais l'une après l'autre d'un doigt pensif... mais non, c'étaient elles plutôt qui interrogeaient à mesure en moi un contemporain de l'immémorial! Oui, une idée assez étrange m'est venue en compulsant ces images, suivant l'expression byzantine, Achiropites, et en laissant le hasard y établir des ordres différents. Tout le monde connaît ces caractéristiques de l'écriture chinoise qui, par des figures très concrètes, sait suggérer des idées souvent très subtiles, très complexes et très profondes. On sait aussi que pour l'association de ces idées le rédacteur chinois ne procède pas par suite logique et articulation grammaticale, mais par simple juxtaposition. C'est au lecteur de deviner le sens en profitant des repères qu'on a l'obligeance de lui fournir. Et alors je me demandais si les images ainsi mises ensemble par le hasard à ma disposition : un panier d'oies, un pont, un lotus en train d'éclore, une collection de faux cheveux et de chaussures, une touffe d'arbres, une statue d'homme ou d'animal devant un horizon de collines, ne constituaient pas une espèce de rébus hiéroglyphique, de provocation sibylline à l'exégèse d'un Oedipe. Tout cela en tout cas m'a aidé, et aidera peut-être un autre contemplateur, à penser la Chine. Quelque chose d'immémorial, de permanent, de démesuré et de clos. Quelque chose qui pour arriver à la conscience de soi-même, au lieu de son propre récit, a besoin d'énormément d'espace et de temps. Épars, disjoint, tout cela tient ensemble, Longuement incliné sur son propre mystère. Brangues, 3 septembre 1946. |
|
95 | 1947-1948 |
Paul Claudel überarbeitet sein Livre sur la Chine. Yvan Daniel : Le Livre sur la Chine dans ses premières versions avait la vivacité et la sagacité d'une autre ambition. Sans réduire, si l'on ose dire, à l'Empire Céleste, il présentait déjà les idées fondamentales de ce qui allait devenir und vision envisageant la majeure partie de l'Asie orientale : Chine, Japon, mais aussi Union indochinoise française. Il proposait dans une langue claire et directe und analyse perinente, élargie et complexe de la situation géographique, politique, straté gique, économique et financière de cette région du globe. |
|
96 | 1948.1 |
Claudel, Paul. Sous le signe du dragon [ID D3550]. (1) Table des matières Chap. I : L'Asie. Chap. II : La civilisation et gouvernement. Chap. III : Quelques traits de la physionomie chinoise. Chap. IV : La religion. Chap. V : L'Europe en Chine. Chap. VI : Le commerce et l'industrie. Chap. VII : Les finances et la monnaie. Chap. VIII : La position actuelle des Puissances. Préface Parvenu au terme d'une longue carrière, il m arrive de faire, non sans mélancolie, le compte de tous ces empires que j'ai vus, l'un après l'autre, péricliter et périr, à la manière d'un édifice où par le fait d'une obscure solidarité le dommage d'une des composantes architecturales peu à peu entraîne la ruine de tout l'ensemble. C'est la Chine qui ouvre la marche, et j'ai encore dans les yeux te cortège incohérent et dépenaillé qui en 1909 conduisit à la demeure suprême, avec les cadavres simultanés de la vieille Goule et de sa victime, le dernier Empereur, toute une antique civilisation. Combien différentes, dix-huit ans plus tard, dans leur majesté immémoriale, les funérailles du souverain en qui le pays du Soleil levant devait connaître la fin, probablement irréparable, de son étonnante ascension! J'entends encore, par ce jour d'hiver, le grincement aux dix-huit notes rituelles du chariot barbare attelé de deux taureaux noirs où reposait le descendant falot d'une lignée de demi-dieux. Et dans l'intervalle, après la première Guerre Mondiale, c'est toute l'Europe qui s'effondre par le milieu, l'énorme Russie d'abord, puis l'Allemagne, avec cette Autriche féodale et la forêt généalogique entre le Rhin et le Danube qui laisse tomber à la fois de ses branches tous ces blasons inconsistants. Puis vient le tour de l'Espagne, et, tout récemment, de l'Italie et des principautés balkaniques. De la construction cossue qui, aux jours de mon adolescence et de ma jeunesse, toute pareille aux propositions avantageuses de la philosophie matérialiste dans un complet oubli de Dieu faisait la gloire et la sécurité de peuples désormais soustraits, semblait-il, aux caprices de la Destinée, il ne reste plus qu'une aire encombrée de décombres où tournoient, sous la menace d'un avenir pire encore que le hideux présent, des corps désossés à la recherche d'une armature. Du haut d'un des plus humbles clochers de cette France, encore frémissante de l'affreuse marée qui pendant quatre ans l'a recouverte, j'envisage à l'infini un paysage de démolitions. Et c'est aujourd'hui à cette vieille Chine, quittée par moi à la veille même de son écroulement, et ou, quinze ans de suite, j'ai vécu la partie, peut-être la plus importante, en tout cas la plus dramatique, de mon existence, que se reporte ma contemplation. Dans mon coffre de navigateur par hasard interrogé, j'ai retrouvé une liasse survivant bizarrement à bien des aventures. Il s'agit d'une espèce de rédaction où, sur le point de quitter un pays et un milieu que je savais condamnés et auxquels cependant tant de fibres poignantes me tenaient attaché, j'essayais par le moyen de l'intelligence de les confier à ma mémoire. C'était la coutume au Japon que les généraux et les diplomates, arrivés au terme de leur mission, fissent leur rapport à la tablette ancestrale. Quoi de plus naturel, pour le fonctionnaire convaincu que j'ai toujours été, que, au-delà de l'actualité d'un Quai d'Orsay toujours pour moi solennisé par la distance, j'aie éprouvé, moi aussi, le besoin de faire mon rapport général à ce Comité secret de Puissances invisibles qui préside aux destinées de la Patrie? C'est à cet auditoire idéal que j'essayais respectueusement de présenter le résumé de mes idées et de mes observations. Peut-être les lecteurs actuels de cette année 1947, qui ne refusent pas de déchiffrer d'un œil amusé par exemple l'obscure chronique dérobée au tombeau d'un scribe égyptien, ne trouveront-ils pas dénué de tout intérêt l'honnête regard d'un petit consul de France sur un site disons prédiluvien. Qu'on ne me reproche pas les chiffres et les statistiques qu'en professionnel consciencieux je n'ai pas voulu manquer d'y adjoindre. Ce sont ces détails précis qui renseignent sur le « régime » d'une communauté sociale. Mon ami Philippe Berthelot, dont je n'ai jamais oublié qu'il était aussi pour moi un chef respecté, et qui fut le confident et l'inspirateur de ce petit ouvrage, m'avait encouragé à les maintenir. Voici donc, lecteur, Sous le signe du Dragon, cette vieille Chine que j'ai si profondément sentie et si passionnément aimée. PAUL CLAUDEL. Brangues, le 20 juin 1947. SOUS LE SIGNE DU DRAGON (1909) Au cours d'un séjour de quelque quinze ans prolongé dans les régions les plus diverses de l'Empire Céleste, l'auteur a été amené à faire et à contrôler un certain nombre d'observations sur le pays et les gens qui l'entouraient. C'est le résumé de ces observations qu'on trouvera consigné aux pages de ce petit livre. J'ai voulu donner sinon un tableau au moins une impression de cette vieille Chine qui s'en va. Il aidera peut-être l'étranger à comprendre mieux celle qu'on veut lui substituer, pour lui servir ainsi d'Introduction, permettant de reconnaître sous le paysage dévasté l'orientation primitive et tout le gisement du site. CHAPITRE PREMIER L'asie est le pays de ce qu'on appelle les Nations Ermites, telles que l'Egypte et la Mésopotamie nous en ont fourni les exemples les plus anciens, et qui se sont, pour ainsi dire, élaborées en vase clos. Isolées par la mer ou le désert, sans autre contact extérieur que celui fourni par quelques expéditions aventureuses, elles ont donné nais-nance, sur pied, à des civilisations autochtones et originales. Meus est fluvius, dit Ézechiel faisant parler Mizraün, et ego feci memet ipsum. La Chine est de nos jours, depuis la transformation du Japon, la dernière survivance de ce type primitif, et le problème que pose la dissolution de cette Société quasi fossile et son rattachement au reste de l'humanité, n'est pas de médiocre conséquence. La Chine, ai-je dit, reproduit sur une échelle amplifiée, l'image de ces régions heureuses et séquestrées, comme la Mésopotamie et l'Élam, contenues entre le sable et l'eau, où l'Humanité primitive fut versée comme le métal dans une lingotière. Au sud et à l'ouest, elle est close par un système de montagnes et de vallées presque imperméable, à l'est par l'Océan, au nord par les glaces sibériennes. Au nord-ouest seulement s'ouvrait autrefois cette grande route d'Asie par laquelle Marco-Polo fit sa chevauchée. Tout laisse croire qu'à une époque relativement récente, le Kan-sou, le Turkestan chinois, le bassin du Tarim et du Lob-Nor étaient beaucoup plus peuplés qu'aujourd'hui et par une chaîne de stations aux mailles assez rapprochées venaient rejoindre les riches régions situées au sud de l'Altaï. Un grand travail de dessèchement qui se poursuit encore sous nos yeux est venu peu à peu flétrir cette artère maîtresse de l'Asie. Dans les sables du Takla-makan, Sven Hedin, Stein, Pelliot ont retrouvé des villes abandonnées, les restes d'une civilisation composite qui, entre l'Inde, la Chine et la Perse hellénisée, formait comme un milieu ouvert à l'échange des marchandises, des arts et des idées. A cette époque l'isolement de l'orbe chinoise était sans doute moins complet qu'il ne le fut plus tard. Le théâtre chinois si curieux avec sa mimique stylisée, ses évolutions scéniques, sa mélopée continuelle, ses masques, ses cothurnes, l'intrigue uniforme de ses drames, où la supposition d'enfants joue un rôle aussi grand que dans les comédies de Térence ou de Minan-dor, est assez vraisemblablement une adaptation du théâtre antique. L'aile recourbée des chevaux funéraires qui gardent les tombes du Honan, l'allure de ce guerrier d'un bas-relief qui arrache un trait du poitrail de sa monture, sont des vestiges de l'Assyrie [Voir aussi les thèses assez aventureuses de Terrien de la Couperie]. Enfin il est un trait commun à tout l'art chinoir que nous nous permettons d'indiquer, en rappelant une fois pour toutes au lecteur qu'aucune des idées générales exprimées dans ce livre n'a la valeur d'une affirmation, mais simplement d'une hypothèse, d'une proposition. Le trait essentiel de cet art aussi bien en architecture que dans le bibelot le plus usuel, c'est le porte-à-faux, l'évidement par le bas, la moulure concave de la plinthe. Ne peut-on voir là un héritage de ces temps oubliés où la Chine constituait en quelque sorte, non pas le « Far West », mais le « Far East » des populations primitives, et où celles-ci dans leur long exode n'avaient conservé que les objets les plus portatifs, la tente, le faisceau, le lit de sangle, le trépied de la marmite? Ainsi s'expliquerait le caractère essentiellement mobilier de tout l'art chinois. On a depuis longtemps remarqué que les coins relevés des toits semblent l'image des angles pinces d'un pavillon de toile. Les palais impériaux eux-mêmes ne sont que des huttes sur une terrasse. Enfin l'architecture si caractéristique de la pagode avec ses toits superposés suggère l'idée d'un arbre à demi ébranché qui reste seul au milieu d'un vaste défrichement. La fantaisie là-dedans peut se donner carrière! Il n'en reste pas moins établi que la Chine pendant toute la durée de son histoire antérieure au XVIe siècle ne fut rattachée au reste du monde que par une route de terre longue et difficile, traversant des régions de régime politique incertain entre des montagnes infranchissables et les vagues solitudes du Nord. Sa civilisation originale put donc se développer à l'aise, dans le vaste orbe fermé que dessinent encore ses frontières actuelles, sans autres incidents extérieurs que quelques pirateries sur ses côtes et les incursions périodiques des bandes de sauterelles du Nord. Le dos tourné à l'Europe, la face vers cette mer aussi vaste et aussi déserte que le firmament où l'inclinaient la pente de toute son aire et le poids de tous ses fleuves, la Chine n'était assise que sur elle-même et formait à elle seule un système organique et complet. Les montagnes chez elle ne se trouvent qu'à la périphérie, elle a plutôt une carapace qu'une ossature. Parker remarque avec beaucoup de justesse que c'est le seul pays où le mouvement de la civilisation se soit dessiné du dedans au dehors. Les Fils de Han ont refoulé graduellement les populations aborigènes vers les hauts lieux et vers la mer. De là vient l'infinie diversité des dialectes qu'on parle sur tout le littoral, tandis qu'à l'intérieur prévaut un idiome à peu près unique. Ce travail de conquête et de digestion s'est fait très lentement et progressivement : au xvme siècle par exemple le Fokien avait encore ses chefs de tribus indépendants. Nulle violence, une alluvion humaine qui s'étale en isolant, en encerclant les corps réfractaires et irréductibles (Lo-los, Miaotze, etc.). Tel est le premier trait de la physique chinoise : c'est ici un pays fermé, c'est un lac et comme un réservoir d'hommes. Et le second trait qui ne frappe pas moins l'observation, c'est le niveau. Le promeneur qui contemple la campagne chinoise ne voit jamais, comme en Europe, un pays largement vallonné, plein de mouvements et d'ondulations, avec des rivières profondément encaissées et forcées à de longs circuits. Et ce que je vais dire est aussi vrai au sud qu'au nord, à Canton et à Foutchéou comme à Shanghaï, à Hankéou et à Tientsin. La distinction entre la montagne et la plaine apparaît nette et comme dessinée au trait, ainsi qu'une courbe hypsométrique. La montagne surgit de la plaine (et je parle d'une vraie plaine, « aussi plate que le fond d'une poêle ») comme une île ou un archipel sort de la mer. Presque partout les limites de la plaine sont aussi celles de la culture et de la population. Le Chinois, outre celui de cimetière, ne fait autre usage des montagnes que de les ravager et de leur arracher poil et chair. Quand il les utilise, ce n'est pas pour une production qui leur soit propre, c'est en créant à leur flanc au moyen de terrasses superposées une série de petites plaines artificielles. Toute la Chine du sud au nord, quand on en a franchi l'enceinte extérieure et en tenant compte de certains compartiments plus ou moins spacieux ménagés sur ses glacis [Canton, Sze chuen], apparaît comme un vaste niveau, sans aucun cloisonnement indiqué par la nature. Au sud le miroir égal des rizières, au nord la nappe des millets et des moissons de grains durs qu'entretient la lente circulation des eaux souterraines. Nulle part l'élément spécial appelé la terre ne constitue une matière plus spécifiée, mieux préparée par la nature et comme pâtissée d'avance pour les œuvres des hommes. C'est là où l'on comprend pleinement cette expression de la Bible « la graisse de la terre ». Le loess par exemple qui forme le sol de deux ou trois provinces et dont l'origine reste assez mystérieuse malgré les théories de Richthofen, n'est ni du sable, ni de l'argile, ni de l'humus. C'est comme de la terre caillée, c'est une matière homogène et compacte que je ne puis mieux comparer qu'au gruyère, qui ne se dissout ni ne se pulvérise. Les fleuves énormes qui coulent au ras du sol dans cette vaste plaine, sans vallées, sans rives naturelles et presque sans aucune pente [De Ichang à la mer, soit 1000 milles, la pente n'est, jusqu'à Hankéou que de 2 pouces 1/2 et à partir de Han-Kéou d'un pouce par mille. Les derniers 200 milles sont au niveau de la mer. Encyl, Britannica.], sont à chaque crue en travail de déplacement. Le Hoang-ho par exemple hésite depuis des siècles entre ses deux embouchures situées au nord et au sud de la péninsule du Chantoung à de nombreux kilomètres de distance. On peut comparer le mouvement de ces fleuves à celui du bras d'un maçon qui étale son mortier. Mais comme ils ont servi autrefois à construire la Chine, ils servent aujourd'hui à la dévaster. Pour suppléer à l'absence de bords et de reliefs, les Chinois se sont ingéniés à construire le long de leurs cours d'eau de grandes digues qui ont parfois plusieurs centaines de kilomètres. Ce n'est pas là évidemment la meilleure solution du problème qui se posait à eux, et celle des réservoirs et des saignées que l'on voit pratiquée chez d'autres peuples est bien supérieure. Mais la race semble incapable de concevoir ou d'exécuter un plan d'ensemble. Il lui suffit d'élever au jour le jour un bout de mur entre elle et le danger. La Grande Muraille est tout à fait comparable à ces longues digues de Shasi et de Kaïfong ou à la jetée marine de Hang Tchéou. De même que celles-ci ont été édifiées contre les incursions des eaux vagues, celle-là oppose un rempart aux cavaleries du nord qui, une fois la montagne franchie par ses défilés, peuvent balayer l'Empire d'un bout à l'autre. Pendant des siècles chaque souverain a construit sa tour et son pan de mur, bouchant tous les trous par lesquels la bête puante pouvait pénétrer dans la vaste ferme. Il est vrai que de ce travail immense une grande partie a certainement été toujours inutile. De ce réseau de murailles entrecroisées que l'on voit de la passe de Nantchang, il en est pour qui l'esprit ne saurait trouver aucune justification. Pour ma part, je crois que les travaux militaires ont toujours été en Chine une source abondante de « squeezes » et de profits. La construction de murailles devait être alors ce qu'est aujourd'hui l'achat des fusils, des canons et des bateaux de guerre : il s'agissait d'en faire le plus possible, de mettre le plus possible d'argent en mouvement pour s'en approprier le plus possible. Le troisième caractère physique de la Chine qui est une conséquence du précédent, est que, dans son ensemble, en dehors des bastions qui la flanquent et de ses compartiments annexes, elle constitue une région homogène et communicante dans toutes ses parties. Ces communications ne se font pas comme en Europe par un système d'artères largement épanouies et ramifiées autour d'un tronc naturel, mais par un réseau à mailles serrées de canaux qui est l'œuvre confondue à la fois de l'homme et de la nature : c'est une circulation capillaire et endosmotique. On ne voit nulle part une province dépendant entièrement, au moins pour les denrées les plus nécessaires, de la production d'une autre province dont elle n'a pas l'analogue. Ce n'est pas un corps dont les organes sont complémentaires l'un de l'autre, c'est une masse spongieuse dont les cellules se trouvent à des degrés différents de saturation. Seule la capitale attire régulièrement à elle les tributs et les subsides de toutes les parties de l'Empire. II faut remarquer qu'en Chine les transports par mer n'ont jamais eu qu'une importance relativement secondaire et toute locale. Les déprédations des pirates qui trouvaient sur cette côte semée d'îles sans nombre un champ également favorable à l'embuscade et à la fuite, les dangers d'une mer difficile avec ses courants et ses tourbillons (ce qu'on appelle en pidgin les « chow-chow waters »), ses vastes bas-fonds, ses écueils, ses brouillards, ses tempêtes du nord et ses typhons, l'art médiocre des constructeurs, tout s'opposait également au développement de la grande navigation. C'est toujours par voie de terre jusqu'à l'avènement des Européens, dans le fossé intérieur qui sous-tend l'arc du littoral, que les transports d'une extrémité à l'autre de l'Empire se sont faits. Les considérations qui précèdent conduisent à comprendre la situation excentrique, et qui d'abord nous surprend, occupée par la capitale historique de l'Empire, Pékin : à regarder simplement la carte, des villes comme Wuchang ou Nankin sembleraient plutôt appelées par leur position naturelle à servir de siège au Gouvernement. Mais en fait on s'aperçoit bien vite que la possession de ces deux villes, au cours des longs siècles pendant lesquels la Chine a vécu isolée, n'assurait aucun avantage spécial à ses détenteurs. L'Empire n'était vulnérable que par le nord, c'est par là qu'arrivaient tous les envahisseurs. C'est là où le souverain devait exercer sa vigilance, c'est là où il devait avoir sa tente et son camp. Au terme extrême de ce vaste réseau de canaux qui couvre la Chine, pénétré jusqu'au fond de ses circonvallations de cette eau même qui imbibe tout le vaste corps, Pékin de sa grande enceinte carrée barre la plaine qui au pied des montagnes de l'Ouest s'ouvre toute grande aux invasions et que ferme d'une manière insuffisante la Grande Muraille qui à Shan haïkevan vient s'agrafer à la mer. Et de l'autre côté la capitale surveille cette passe de Nantchang qui est une des grand'routes de l'humanité, l'embouchure de l'Asie, le pôle par où passe tout l'axe du Vieux Continent. Que les pierres de cet étroit défilé usé par les files interminables et parallèles des hommes et des animaux dont le mouvement alternatif n'a jamais pris fin depuis les premiers jours de l'histoire, sont émouvantes à gravir, et quel spectacle solennel que de voir, au coucher du soleil, la ligne régulière des chameaux historier comme une frise ininterrompue ou comme une autre muraille ou marche aux créneaux animés, la paroi verticale de la montagne mongole! Cette importance politique que sa position naturelle confère à Pékin est appelée peut-être à décroître maintenant que la mer s'est peuplée et que l'arrivée des Européens a troublé si profondément l'équilibre de l'Empire. Dès aujourd'hui on peut signaler un autre site qui est d'une importance vitale pour tout l'Empire. C'est le point où le doigt de la mer vient pour ainsi dire se poser sur le pouls de la Chine, sur l'artère principale où bat la vie de tout le corps. A quelques centaines de kilomètres de son embouchure, le Yangtzé se trouve resserré entre les hautes collines, aujourd'hui couvertes de fortifications, de Kiang yin. C'est là un véritable Gibraltar en pleine terre et celui qui s'en est saisi tient les clefs du plus énorme réceptacle de richesses et d'hommes qui existe sur la planète. CHAPITRE II LA CIVILISATION ET LE GOUVERNEMENT Nous avons vu dans le précédent chapitre que la Chine n'était pas, comme l'Europe, un pays différencié dans sa nature et ses productions, dont les parties sont complémentaires et solidaires l'une de l'autre. Sauf l'éventualité de mauvaises récoltes, chaque village se suffit à lui-même et n'a guère à demander au dehors que quelques instruments, quelques tissus, quelques objets de luxe. Sur toute l'étendue de son territoire, le Chinois se voit semblable à lui-même, cultivant le même sol avec les mêmes méthodes, sans que la nature pareille oblige ses voisins à aucun contraste, ni à une opposition d'occupations et de moeurs. La plante humaine y est aussi uniforme, épandue en nappe aussi égale que les moissons interminables de gas-liang et de riz. C'est seulement quand la récolte vient à manquer que se produisent de grands déplacements de population, qui en somme aboutissent rarement à causer un désordre important. On meurt en masse et tout est fini. Il faut aux mouvements dits révolutionnaires d'autres causes connexes, la facilité congénère à d'immenses troupeaux à fuir devant quelques excitateurs et, parmi l'apathie commune, cette étrange hystérie spéciale aux peuples asiatiques dont je parlerai plus tard. Encore ces grandes séditions ou pilleries ont-elles eu jusqu'ici le caractère hasardeux et incertain des phénomènes de la nature. L'aire qu'elles dévastent présente le dessin irrégulier de ces clairières que fait dans une steppe l'incendie allumé par une flammèche égarée. Rien n'est plus curieux à cet égard que l'histoire de l'insurrection des Taipings qui s'est propagée sans aucun plan préconçu d'un bout à l'autre de la Chine, s'éteignant ici, se rallumant ailleurs, ici consumant toute une province, là s'arrêtant devant un village résolu. Une poignée de révoltés s'échappe de Hankéou investi, et, allant tout droit devant eux, sans aucune opposition, ils mettent le feu à toute la Chine du Nord jusqu'aux portes de la capitale, d'où une saute du vent par fortune les éloigne. Les mêmes traits se sont reproduits au moment de la guerre des Boxers. Les pays de nature et de production homogènes comme la Chine, la Russie, la Pologne, ne se sont jamais prêtés à l'établissement d'une féodalité et d'une hiérarchie héréditaires. Tout y est de plain-pied. Rien ne peut être mis à part et circonscrit. Toutes les cloisons s'abolissent entre des milieux indifférents. Mais tandis que la Russie ou la Pologne étaient de toutes parts ouvertes aux envahisseurs et que, pour défendre le sol, une gendarmerie mobile, une caste militaire, un « ordre équestre », ont pu s'y constituer, la Chine, à l'abri derrière ses murailles, n'avait qu'à payer tribut au souverain, indigène ou étranger, préposé à la garde de ses barrières. Les principautés qui par intervalles se sont élevées à l'intérieur de l'Empire n'ont jamais été que des phénomènes temporaires et accidentels. Les querelles intérieures n'étant jamais commandées par des différences géographiques profondes, par des besoins organiques, n'ont jamais eu qu'un caractère temporaire et localisé : après quelques brigandages, pilleries et moulinets de sabre, l'ordre renaît comme de lui-même. Jamais le besoin d'une force militaire aux cadres permanents et fortement assise ne s'est fait sentir dans ce pays sans voisins. De là la supériorité toujours reconnue aux magistrats civils sur les mandarins militaires qui n'étaient que les commandants d'une mauvaise police. De là aussi la rapide absorption des envahisseurs de race plus guerrière qui n'avaient aucune fonction vitale à assumer, et plutôt une vaste ferme à exploiter que le commandement de rien à prendre. Ces vastes régions agricoles où l'homme avance et gagne par germination comme une céréale sont aussi celles où la possession individuelle a le plus de peine à se constituer. Là où la terre n'a pas de figure, de propriété à elle, n'appelle pas pour acquérir sa pleine valeur une main-d'œuvre intelligente, un art propre, la propriété, telle que nous la concevons en Europe, n'a pas de racine. C'est ainsi que nous voyons subsister en Russie le régime de la propriété communale, du mir : c'est ainsi que dans une grande partie de l'Amérique et de l'Australie les titres de propriété sont comparables à ceux d'une société par actions. En Chine on peut dire que le statut normal et de fait de la terre est celui de l'indivision. Tant que faire se peut, le chef de famille garde sous son toit ses enfants et ses alliés qui travaillent tous ensemble à l'exploitation d'un même patrimoine; tant que l'on peut ajouter de nouveaux bâtiments à la collection de petits pavillons qui constitue la maison chinoise, tant que le lopin suffit à la vie commune, le groupe reste entier et compact. Dès qu'il devient trop nombreux, la famille dans les temps antiques essaimait et un nouveau centre se constituait un peu plus loin; mais le carré primitif, le ti-fan restait à peu près invariable. Aujourd'hui on remédie à la surabondance des bouches à nourrir par des expédients, émigration, meurtre des filles, etc. D'ailleurs de temps en temps les inondations, les épidémies et les famines viennent donner de l'air et creuser dans la masse trop compacte des vides bientôt comblés. [Il est bien entendu que ce que nous venons de dire de la propriété chinoise dépeint une situation de fait et non de droit. En droit la division de l'héritage peut être demandée et la propriété partagée entre tous les mâles. Seule demeure inaliénable et indivisible la partie du bien fonds affectée au culte familial et au culte des ancêtres, aux cérémonies (banquets, processions, etc.).] Sur cette constitution de la propriété se fonde celle de la famille : la terre étant indivise, l'élément principal de la famille est cette unité originelle en qui elle est indivise : le père. De là l'autorité absolue dont il est investi en théorie (et qui en fait est souvent exercée par la mère, la terrible moumou que représentent les comédies populaires, auprès de laquelle nos plus farouches belles-mères paraissent timides et suaves). L'élément principal de la société n'est pas l'individu, c'est la touffe, C'est elle qui dans son ensemble est responsable des actes de chacun des individus qui la composent. L'ensemble des familles est groupé en l'un de ces villages compacts qui semblent ne former qu'une seule demeure comme un guêpier, et qui sont placés sous le contrôle patriarcal de l'ancien ou ti pao. Elle est la cellule vitale de tout l'Empire. Les autres divisions administratives ne sont que des formes artificielles. Souvent et surtout dans le Sud un village, un groupe de villages, ne forment qu'une seule famille et constituent alors une sorte de clan; entre ces clans régnent des inimitiés séculaires et se livrent parfois de véritables batailles. Le Chinois ne perd jamais le souvenir de son origine, du plan initial : à la tablette des ancêtres se rattachent tous ses droits d'homme et de citoyen. (De là la grandeur du sacrifice exigé des catéchumènes chrétiens à qui on en impose la destruction.) Si l'on demande à un Chinois son pays, il répondra sans hésiter : Je suis de Pékin, ou de Canton. Et cependant il y a parfois plusieurs siècles que sa famille, transplantée de Pékin ou de Canton, habite le pays. En règle générale chaque village produit tout ce qui est nécessaire à l'existence de ses habitants : les céréales, la viande (représentée uniquement par le porc ou la chèvre), les volailles (canards et poulets), les œufs, l'alcool, distillé sur place, les légumes, le tabac, les textiles, qui sont suivant le climat le coton, le chanvre, le jute et la ramie; les maisons sont faites de terre battue, le bois arrive facilement par les canaux qui circulent partout. Il ne reste à acheter au dehors que le sel, quelques teintures parfois, et les objets de métal, instruments et ustensiles de cuisine. (Cette description qui répond à l'état pur de la civilisation chinoise est encore vraie aujourd'hui dans une large mesure, mais il faut ajouter à la liste des importations indispensables les allumettes et le pétrole.) Le village, complet par lui-même, dépourvu en général de troupeaux et d'animaux de transport, qui seraient pour l'homme des concurrents autant que des auxiliaires, n'a pas besoin de routes. Quelques sentiers, dans le Sud, ménagés entre les rizières [Voir le caractère Kiang (limites), levées qui séparent deux pièces de terre], quelques pistes dans le Nord où peut cheminer une petite charrette, suffisent largement aux communications. Les routes dites impériales ne valent guère mieux. Quel voyageur n'a maudit ces chaussées formées de dalles branlantes posées à plat comme des dominos! Les ponts sont faits de pierres non cimentées ou de quelques planches posées au hasard sur des chevalets. Les femmes restent au logis et pour réprimer leurs tendances vabagondes les Chinois ont pris une précaution barbare et naïve, assez analogue à celle de nos paysans quand ils coupent le bout des ailes de leurs volailles : ils leur ont mutilé les pieds. Ce procédé, s'il n'assure pas toujours leur vertu, garantit au moins leur dépendance et leur sédentarité. Ni en droit ni en fait, la personne en Chine ne possède cette indépendance individuelle, cette franchise de son propre mouvement, qui est la condition de l'Européen. L'homme là-bas fait toujours partie d'un ensemble, il est, comme les mots de sa langue, agglutinant. On connaît assez, sans que nous entrions à ce sujet dans des chemins rebattus, la force des corporations chinoises, le développement de l'esprit syndical, la sévérité de la discipline de groupe, la puissance de ces organisations de boycottage qui pendant un temps ont empêché l'importation à Canton des marchandises américaines et japonaises et mis en échec la vieille politique des canonnières. C'est la faiblesse du Gouvernement qui fait la vigueur et la nécessité de ces organisations spontanées. Enfin l'état de civilisation naturel, traditionnel, et, en quelque sorte, animal, que je viens de décrire, est éminemment favorable à la prolificité. Plus les membres d'une famille sont nombreux, plus sa force de résistance s'accroît, en même temps que sa capacité d'envahissement. Plus les billets sont nombreux, plus les chances de gain augmentent à la loterie de la vie; plus il y a de semence, plus il y a de chances de récolte. L'épargne partout en Chine étant nulle, tout croît nouveau du cheptel familial profite à l'actif et ne grève pas sensiblement le passif, la mort au besoin intervenant toujours en fin de compte, à la satisfaction générale, pour rétablir une balance trop chargée. Il en résulte que la matière première humaine est toujours surabondante et que les deux tiers de la population vivent dans un état de demi-servitude, fournissant le travail en échange de la nourriture. Cette abondance de la domesticité jointe au développement du parasitisme contribue activement au nivellement des conditions sociales. Il est rare de voir en Chine, pour ces raisons et pour bien d'autres, trois générations d'hommes riches. Celui qui fait fortune se voit bientôt entouré d'une nuée de serviteurs, de clients et de parents pauvres, les siens et ceux de ses femmes, qui vivent à ses dépens et tiennent garnison chez lui. C'est une conséquence de la richesse qui est universellement acceptée et imposée. Le nivellement des conditions, en même temps que des raisons de race plus profondes, a produit celui des capacités. L'individu n'a aucun champ pour se développer et ne réagit pas contre son milieu. La grande infériorité des Chinois et en général des Orientaux à l'égard des Européens est qu'ils n'ont pas d'élite. Prenez au hasard dans une classe quelconque de la Société, cultivateurs, marins, commerçants, hommes de peine (je ne parle pas des ouvriers d'industries nouvelles où la formation traditionnelle n'a pu jouer aucun rôle), un Chinois et son congénère européen, le premier sera rarement inférieur en habileté sinon toujours en force physique au second, et lui sera souvent supérieur. Mais l'excellence et l'exception font également défaut. L'état social dont j'ai essayé dans les pages qui précèdent de déterminer les bases présente deux caractères, dont le premier, égalitaire et démocratique, a été souvent signalé par les observateurs européens. Dans une société de ce genre, du moment où la force est incapable d'imposer ses directions et où, d'ailleurs, nulle autorité n'est là, comme nous le verrons tout à l'heure, pour les formuler, les rapports des individus entre eux ne peuvent être régis que par la coutume et par un agrément mutuel. De là le caractère à la fois très simple et très compliqué de toutes les transactions. Très simples parce qu'il s'agit d'individus traitant de plain-pied et de choses dont les valeurs depuis longtemps établies ne sont guère susceptibles de varier. Très complexes parce qu'il ne s'agit jamais d'un individu qui traite avec un autre individu, mais d'un groupe qui traite avec un groupe. De là la longueur et la minutie des discussions, de là le rôle capital joué en Chine par l'Intermédiaire (middleman) qui cumule en quelque sorte les fonctions de courtier, de témoin et de notaire. Jamais en Chine aucune négociation de quelque ordre que ce soit, onéreux ou privé, commercial ou judiciaire, ne se poursuit directement entre les parties intéressées. Entre des forces équilibrées joue un arbitrage permanent. Entre des horizons si étroits, il faut que le connu couvre l'inconnu, le représente et le garantisse. C'est ce qui explique l'importance du rôle que tient auprès des commerçants européens le « com-prador », de qui nous aurons à parler ci-après. Le deuxième caractère de la civilisation chinoise, qui lui est commun avec les républiques antiques auxquelles nous la comparions au début de cet ouvrage, c'est qu'elle est, si l'on peut dire, réelle; j'entends que la raison de la société est moins la volonté et la force inégale des individus que le fonds commun livré à leur exploitation. Il s'agit moins d'un arrangement, d'une convention de personnes, que de l'aménagement d'une propriété au mieux de l'utilité générale. Dans un pays comme la Chine, l'eau, nourricière ou destructive, est l'élément commun qui donne forme à la vie sociale et agrège les habitants de ces champs qu'elle menace et fertilise. L'usage de la terre et de l'eau, c'est la grande préoccupation du législateur chinois, non moins que de ses congénères d'Egypte et de Chaldée. L'abornement, l'irrigation, l'entretien des canaux, les mesures à prendre contre les inondations, la reprise des alluvions, tous ces points sont minutieusement réglés par une Coutume dont les stipulations sont presque semblables à celles que formulait, trois mille ans avant le Christ, le Code rural d'Hammurabi. Si les personnes n'ont pas d'état-civil, les propriétés en ont un qui s'appelle le cadastre et qui a toujours été tenu avec assez de soin (relativement bien entendu). La dernière révision en a été faite en 1783 sous l'Empereur Kienlong. Elle est donc à peine plus vieille que la nôtre. Le titre de propriété, par une fiction qui devance de bien des siècles celle de l'Act Torrens, est en quelque sorte l'image réduite et portative de la terre elle-même. Tout détenteur du titre est considéré, jusqu'à preuve du contraire, comme le propriétaire légal. Cette prise facile permet le crédit fondé sur toutes les formes de l'hypothèque. La nécessité de donner aux différents états de la propriété une individualité juridique permanente explique l'importance prise en Chine, comme en Egypte et en Chaldée, par l'écriture et le rôle prépondérant, ici comme là, attribué de bonne heure au scribe, à l'homme qui sait le secret des injonctions éternelles. On a cité souvent le testament du scribe pharaonique qui vante à son fils les avantages de son métier par rapport à d'autres, plus actifs : « Pourquoi dis-tu que l'officier est plus heureux que le Scribe? Arrive, que je te peigne le sort de l'officier d'infanterie et l'étendue de ses misères! On l'amène tout enfant, pour l'enfermer dans la caserne, une plaie coupante se forme sur son ventre, une plaie d'usure sur son oeil, une plaie de déchirure sur ses deux sourcils; sa tête est fendue et pleine de croûtes. Arrive que je te dise ses marches vers la Syrie, ses expéditions en pays lointains! Son pain et son eau sont sur ses épaules, comme le faix d'un âne; les jointures de son échine sont brisées : il boit d'une eau corrompue, puis il retourne à sa garde. Atteint-il l'ennemi, il est comme une oie qui tremble, car il n'a plus de valeur dans tous ses membres. Finit-il par rentrer en Egypte, il est comme un bâton vermoulu. Est-il malade, on le met sur un âne; ses vêtements, les voleurs les enlèvent; ses domestiques se sauvent. Voilà pour le fantassin. « Le cavalier n'est pas beaucoup mieux traité. Arrive que je te dise les devoirs fatigants de l'officier de chars. Lorsqu'il est placé à l'école par son père et sa mère, sur cinq voitures qu'il possède, il en donne deux. Après qu'on l'a dressé, il part pour choisir un attelage dans les écuries de Sa Majesté. A peine a-t-il pris les bonnes cavales, il se réjouit à grand bruit. Pour arriver avec elles à son bourg, il se met au galop, mais il n'est bon qu'à galoper sur un bâton. Comme il ne connaît pas l'avenir qui l'attend, il lègue tous ses biens à son père et à sa mère, puis emmène son char, dont le timon pèse trois ont en, tandis que le char pèse cinq ont en. Aussi lorsqu'il veut s'en aller au galop sur ce char, il est forcé de mettre pied à terre et de le tirer. Il tombe sur un reptile, se jette dans les broussailles. Lorsqu'on vient inspecter son équipement, sa misère est au comble. Il est allongé sur le sol et frappé de cent coups. » Et ainsi des autres professions. Pendant de longs siècles, la Chine non moins que l'antique Egypte, a été pénétrée de l'importance suréminente qui s'attache à la connaissance des idéogrammes et des lois subtiles qui règlent leur assemblement, et la page que nous venons de citer, avec son caractère naïvement pratique, trouverait dans la littérature extrême-orientale, bien des analogues. Chaque village, chaque famille souvent avait son lettré qui servait à la fois de secrétaire, de conseiller, d'avocat, d'archiviste, de pédagogue, un peu de sorcier, un peu de médecin, en un mot l'organe général de mémoire et d'articulation, et le procureur de la communauté. Il n'est pas besoin de dire que, vivant des discordes et des querelles dont il était le médiateur obligé, il jouait souvent le rôle de boute-feu et qu'on trouve sa main dans toutes les séditions. La suppression des examens et de l'antique hiérarchie littéraire en 1902 est venue bouleverser cet état de choses et là, comme nous le verrons plus tard, est une des principales causes des troubles dont nous sommes en ce moment les spectateurs. La longue exposition que nous venons de faire des principes fondamentaux de la Civilisation chinoise, nous permettra de faire comprendre en peu de mots le rôle dévolu jusqu'au début de ce siècle, au Gouvernement. Ce Gouvernement a une raison d'être, c'est d'assurer tant bien que mal la sécurité et la paix au peuple qui vit sous son administration, et il a un objet, qui est d'exploiter les administrés au meilleur intérêt des administrateurs. On chercherait en vain dans toute la tradition chinoise rien qui réponde à notre idée occidentale et moderne de l'État, d'un corps constitué et spécialement appointé pour veiller aux intérêts généraux de la communauté. Il n'y a eu en Chine jusqu'à ces dix dernières années ni Travaux Publics, ni Instruction Publique, ni souci quelconque de veiller au bien-être des particuliers et au développement de la richesse générale. La police et la gendarmerie étaient réduites à quelques « satellites » pouilleux qui ne rassuraient pas les bons et ne faisaient guère trembler les méchants. Les soldats avaient pour équipement en outre d'un fusil rouillé généralement tenu par le canon, un parasol, un éventail et une cage où chantait un petit oiseau. Les tribunaux étaient surtout un moyen d'intimidation qui maintenait un peuple naturellement disputeur et processif dans une modération relative par la redoutable alternative d'avoir recours à eux. La Chine en un mot n'était pas un État, c'était un domaine soumis à l'exploitation d'une armée innombrable de fonctionnaires inutiles. Le mot d'inutile ne répond pas cependant complètement à ma pensée. Tout d'abord il est juste de constater que, jusqu'à ces derniers temps, le mandarin chinois a toujours eu une prise très forte sur ses administrés, qu'en tout semblable à eux il les connaît littéralement par coeur, qu'il a pour les manier un tact incomparable, qu'il est passé maître dans l'art des arbitrages et des transactions qui constitue là-bas toute la science du Gouvernement des hommes, qu'il sait toujours au plus juste le point critique jusqu'où l'on peut aller sans jamais passer par-delà, qu'il fait en somme de son peuple ce qu'il veut, et que les missionnaires ne se trompent pas quand ils imputent aux autorités la responsabilité première de tous les troubles. Il y a une entente naturelle et séculaire entre le peuple et ses parasites. Le Chinois a naturellement le sens et le goût de l'exploitation, du « Squeeze ». Cela le rafraîchit suivant le mot célèbre attribué à un grand financier. L'idée de chef n'est pas séparable pour lui de celle d'exploiteur. Parmi les bandes de coulis envoyés aux Indes, aux Amériques ou dans les usines, toujours se dégagent quelques individus qui prennent l'ascendant, organisent des jeux de hasard, empochent les salaires des autres et les font travailler à leur place, dans une véritable servitude. II paraît que sans cette pratique le bon ordre serait compromis. Les Chinois vivent l'un de l'autre, comme les tribus de la mer, d'une série d'exploitations superposées. Le produit pour arriver au consommateur passe par d'innombrables intermédiaires qui le grèvent chacun de sa commission. Le Gouvernement n'est que l'image de l'état général et personne autrefois ne songeait à s'étonner de ses pratiques ou même à s'en plaindre. Ce rôle parasitaire du Gouvernement avait, d'ailleurs, au point de vue du maintien de la constitution égalitaire qui est celle de la Chine un avantage qui n'a jamais été signalé. Elle ne permet pas le maintien des grandes inégalités sociales, la création de fortunes énormes et rapides, l'institution d'une noblesse héréditaire, l'établissement d'une classe privilégiée. Toute personne qui s'élève, toute fortune qui s'accroît, a aussitôt à payer rançon. Elle doit acquitter entre les mains de l'autorité une sorte de patente, sous forme de contributions plus ou moins volontaires. Et encore bien des parvenus n'évitent pas l'étranglement. Ce qui rend, d'ailleurs, ces exploitations acceptables, c'est que chacun, un jour ou l'autre peut avoir l'espoir d'en profiter. Les emplois sont ouverts à tous. Non pas à tous les talents, bien entendu, « car », comme l'a remarqué judicieusement Laotzeu dans son livre immémorial qui donne encore aujourd'hui la meilleure clef de l'âme chinoise, « si les emplois étaient donnés aux talents, chacun se croirait en droit de les obtenir, personne ne serait si satisfait de son sort qu'il n'en crût mériter un autre, ce serait un mécontentement universel. Il faut donc qu'une place ne soit jamais occupée par la personne qui en est le plus digne. » Non point donc aux talents, mais aux valeurs déterminées, aux forces naturelles d'énergie, de patience, de naissance, d'intrigue et d'argent. Et c'est ici qu'il convient de rendre hommage à l'antique institution des examens, aujourd'hui périmée, un des plus parfaits artifices que le génie d'un homme ou d'un demi-dieu ait jamais inventés dans l'art difficile de gouverner les mortels. Rien ne m'empêchera d'attribuer cette invention merveilleuse, aussi précieuse que la brouette ou la charrue, à quelque législateur fils-de-nymphe, à l'un des pa-hsiens célestes, tel par exemple celui-ci qui préside présentement à mes écritures, curieusement sculpté dans le bois de Singepore, du haut d'un des piliers de ma bibliothèque. Je me plais à mettre dans sa bouche le langage suivant : « Remercions le Ciel bienveillant qui a donné à notre race une terre large et copieuse pour y paître, en sorte que chacun ait à peu près la même part et une faible raison d'envier celle de son voisin. Je regarde vers les quatre points cardinaux et je vois de toutes parts un peuple laborieux et satisfait, soumis aux volontés également transcendantes et indiscutables du Ciel, de l'Empereur et des mandarins qui en sont en tous lieux l'image immédiate et visible. Il convient foit que les gens n'aient ni trop peu, ni trop, afin de n'être tentés, ni par la misère, ni par la conscience d'une force supérieure à excéder la juste limite. Notre tâche n'est aucunement d'assurer le bonheur du peuple, un dieu même n'y suffirait pas; elle est assez grande si nous lui conservons la paix. Pour cela notre devoir est en premier lieu de le défendre contre les ennemis de l'extérieur, et à cette fin nous n'avons eu qu'à compléter par une muraille l'enceinte que le Ciel nous a donnée. En second lieu d'étouffer les rébellions, principalement par des moyens de prudence et de considération, nous souvenant que le feu s'éteint quand il n'a plus d'aliment. En troisième lieu de faire la guerre aux voleurs et petits pillards sans prétendre les exterminer plus que la vermine qui renaît d'elle-même sous le peigne. Pour le reste les gens seront toujours contents s'ils ont de quoi remplir leur ventre. Mais l'abondance ne dépend que du ciel qui envoie la pluie. C'est pourquoi je veux que les autorités ne ménagent pas les cérémonies et les sacrifices. Au reste si les gens ne mangent pas, ils meurent et passent sous une autre juridiction : nous n'avons pas à nous en occuper davantage. Et la part des autres est plus grande. « Un seul danger reste à prévenir, le plus grave de tous : celui des rêves et de l'imagination. Une seule classe d'hommes est dangereuse, l'ennemie de l'État et de tout ordre politique, celle qui vit de rêves et d'imagination. Le désir et la pensée de ce qui n'est pas sont les ennemis naturels de ce qui est, le mieux est l'ennemi du bien. Or, il est également dangereux de laisser la carrière ouverte à l'imagination et à l'ambition personnelle et de leur refuser toute espèce de jour. Que l'illusion serve donc de salaire à l'illusion. C'est à quoi servira le système des examens dont je vais présentement promulguer les règles sacrées. » De ces règles abolies je ne referai pas après tant d'autres la description. [La meilleure est celle qu'ont donnée les Pères jésuites dans les Variétés sinologiques.] Il s'agit en somme de compositions littéraires donnant accès à différents grades honorifiques superposés, et dont l'élégance du pinceau et la connaissance des textes antiques formaient les mérites principaux. Les candidats reçus à chacun de ces examens constituaient en théorie les cadres où l'Empereur pouvait choisir les fonctionnaires. En fait pour ce choix bien d'autres considérations et surtout celle de l'argent sont toujours entrées en jeu, et les fonctions publiques n'ont jamais sans doute été considérées autrement que comme des offices, des fermes. Néanmoins la plupart des fonctionnaires avaient reçu au moins les grades inférieurs. Les règles adoptées pour les examens avaient les avantages suivants : elles tournaient l'esprit des jeunes gens vers le passé et éteignaient en eux le désir des nouveautés; elles donnaient à l'autorité le prestige, elles la plaçaient dans un domaine réservé où l'on parle un langage interdit au vulgaire; enfin elles développaient la mémoire, faculté principalement nécessaire à un administrateur et à un magistrat, chargé du soin d'intérêts qui ne varient guère, aucune connaissance spéciale et technique ne se trouvant, d'ailleurs, requise. Enfin et surtout les examens canalisaient les besoins d'activité de cette classe d'hommes la seule vraiment dangereuse pour la sécurité de l'État, qu'on appelle les intellectuels, et qu'on devrait appeler plutôt les inadaptés, ceux qui ne trouvent pas dans leur métier ou dans leur fonction l'emploi exact de leurs connaissances et de leurs facultés. Le législateur antique avait vu très finement que cette espèce de gens est surtout accessible à la vanité et ne leur avait pas refusé de ce côté toutes les satisfactions qu'ils pouvaient désirer : plumes, costumes, boutons, chapeaux, titres, pétards, etc. Pendant que l'étudiant était engagé de toute son ardeur dans l'inextricable filière des examens, il ne songeait pas à troubler la république. Spectacle admirable! on voyait aux examens des candidats de quatre-vingts ans! Parle même moyen le Gouvernement élevait devant le flot énorme des candidats aux emplois publics une série de barrières artificielles qui amusaient les ambitions. Les lettrés eux-mêmes étaient le plus intéressés au maintien de l'ordre général qui seul leur permettait l'accès des grades nouveaux et le bénéfice de ceux qu'ils avaient reçus. Il n'y a pas de plus bel exemple de domestication des forces les plus dangereuses d'une société, rendues, d'ennemies, auxiliaires de l'ordre constitué, et le connaisseur ne peut vraiment réprimer devant une machine si bien combinée un mouvement d'admiration. Il est fâcheux pour la Chine qu'après tant de siècles de bons services la marche de cet incomparable régulateur soit devenue impossible. Pour terminer ce petit tableau de la vieille Chine, telle qu'elle a été pendant des milliers d'années et tant qu'elle a pu se développer sur son propre plan à l'abri de tout contact avec le monde extérieur, je ne crois pouvoir mieux faire que de reproduire les lignes suivantes de Parker : « Tant que le Gouvernement Provincial envoie régulièrement ses contributions à Pékin, étouffe les rébellions, donne de l'emploi à l'armée des « fonctionnaires en expectative », élude les réclamations étrangères, évite les scandales de toute nature, en un mot garde une surface extérieure de respectabilité, on ne pose pas de questions, les rapports et promotions sont agréés, le Vice-Roi et ses collègues vivent en parfaite quiétude et chacun fait tranquillement son sac. Le Gouvernement de Pékin ne fait pas de lois, ne fait quoi que ce soit pour qui que ce soit, laisse chaque Province à ses propres idées, et, comme l'État-Major Général d'une armée, absorbe les personnalités qui ont réussi et retourne celles qui ont besoin de réussir. Chacun, « squeezeur », intermédiaire ou « squeezé », a, ou espère avoir un jour ou l'autre, sa petite part du gâteau. Aucun snobisme en Chine, bien qu'il y ait abondance de pédanterie. Pas de paysan et de marchand de légumes qui ne puisse étudier et acheter un emploi et un bouton, pas de Chinois qui ait honte de ses parents pauvres. Il y a partout un sentiment général de vivre et laisser vivre. La poêle est là, le lard est là, à chacun de le tirer du feu suivant sa chance et son adresse. Aucun passeport aucune restriction de la liberté, pas de frontières, pas de préjugés de castes, pas de scrupules alimentaires, pas de mesures sanitaires, pas de lois excepté les coutumes populaires et quelques injonctions pénales. La Chine en un certain sens est une vaste république où les restrictions de la liberté personnelle n'existent pas. » |
|
97 | 1948.2 |
Claudel, Paul. Sous le signe du dragon [ID D3550] (2) CHAPITRE III QUELQUES TRAITS DE LA PHYSIONOMIE CHINOISE Je n'ai pas l'intention dans ce chapitre de refaire un abrégé du livre si amusant du Rév. Arthur Smith [Chinese caracteristics] et d'entreprendre un portrait qui, comme disent les peintres, « tourne » sur la toile, un dessin minutieusement étudié de points de vue convergents. Je n'ai ici d'autre objet que d'appeler l'attention du lecteur, appelé à vivre avec les gens de l'autre bord de ce continent, sur les traits principaux qui me paraissent commander leur physionomie. Bien entendu je ne me fais pas d'illusion sur ce qu'une pareille étude peut offrir d'arbitraire. Il n'y a pas de propos plus décevant que celui de peindre un type national. Avant même qu'il ait ouvert la bouche, des yeux quelque peu expérimentés ont reconnu du premier coup sous l'uniforme banal des trains et des paquebots un Français, un Italien, un Américain, un Anglais, un Russe. Mais lorsqu'on ne s'en tient plus à cette espèce de flair instinctif et qu'il s'agit de donner expression à des traits à la fois très généraux et très subtils, on ne peut s'étonner que l'écrivain n'arrive jamais qu'à des approximations. Et cependant le Chinois donne l'impression d'une variété ethnique beaucoup moindre que celle des Européens, en même temps qu'une civilisation et une éducation beaucoup plus uniformes ont contribué davantage à faire «sortir sous les physionomies particulières le type. Parlons tout d'abord du type physique. C'est vrai, le premier regard montre aussitôt que le Chinois est jaune. Sa large figure présente un teint qui varie de la couleur du thé clair à celle d'un bronze presque africain chez les travailleurs de plein air, en passant par toutes les nuances de l'oignon et de la couverture de la « Revue des Deux Mondes ». Je pense que ce phénomène doit être attribué à un travail particulier du foie, qui est comme chacun sait, notre usine intime de teinturerie. II est remarquable en effet que les Européens ayant longtemps séjourné en Chine, même sous des latitudes élevées, acquièrent un teint qui est comme une imitation maladive de celui de leurs domestiques. Beaucoup d'enfants de pure race blanche, surtout à la seconde génération, ont le visage mat et basané. On se moque souvent des Européens qui trouvent que tous les Chinois se ressemblent et l'on a prétendu qu'eux-mêmes, aux yeux d'un Oriental, ne diffèrent guère. Cependant l'uniformité est en réalité beaucoup plus grande d'un côté que de l'autre. Tous les Chinois se coiffent de même depuis que les Mandchous leur ont imposé la tresse et le crâne à demi rasé. Notons en passant que ce mode de coiffure est très heureux et contribue à dégager et à éclairer une physionomie souvent lourde et bestiale. Notons aussi que le cheveu chinois, quatre fois plus gros que celui de l'Européen, n'est pas en réalité noir, mais rougeâtre, sa couleur d'ébène n'est que l'effet de son lustre. Tous les Chinois s'habillent de même, sauf le plus ou moins de richesse de l'étoffe. Aucun Chinois ne porte de barbe jusqu'à quarante ans. La teinte de l'œil est toujours brune et ne s'éloigne jamais des deux ou trois premiers numéros du tableau de M. Bertillon. Le nez n'a pas la variété de formes que l'on trouve en Occident et ne comporte guère que deux ou trois patrons. La bouche presque toujours bordée de grosses lèvres ne fournit pas non plus au signalement un trait bien délicatement distinctif. Enfin la peau épaisse et sans couleur reçoit beaucoup moins facilement la marque des émotions et des pensées. (Un Chinois ne rougit que sous l'influence du vin de Bordeaux, qu'il ne peut supporter). En somme, le type que l'échantillon soit prélevé au Sud ou au Nord, présente plutôt des différences de masse et de surface que des variétés de construction bien sensibles. Le Chinois du Nord est plus grand et plus lourd, il a la face plus large et plus camuse, les pommettes plus saillantes, la mâchoire plus avancée, et se rapproche parfois d'une manière surprenante du type Chamitique (qui dans la préhistoire ne semble pas avoir été confiné à l'Afrique et auquel appartient certainement l'effigie traditionnelle du Bouddha). Le Chinois du Sud est plus fin, d'aspect plus délié, le nez est mieux dessiné, le teint plus clair. Mais chez tous la figure est construite par surfaces courbes, et jamais par plans et par arêtes comme il arrive souvent en Europe, l'oeil est proéminent en sorte qu'il s'inscrit souvent en relief sur le profil, les attaches sont délicates, les extrémités petites, le corps dégarni de poils est toujours d'apparence plus enveloppée et le système musculaire, n'a jamais de relief et de saillie comme chez nos travailleurs. Bien entendu beaucoup de traits personnels, peu sensibles pour nous, n'échappent pas aux indigènes. La physiognomonie en Chine est depuis longtemps en honneur, et dans toutes les foires, sur les ponts, aux portes des grandes villes, on trouve toujours quelque praticien ayant pour enseigne le dessin d'une face humaine divisée en compartiments, qui est prêt à prendre mesure de votre destinée sur les lignes de votre moule. On attache dans les affaires beaucoup d'importance à l'aspect des gens qui traitent avec vous. J'ai connu un ingénieur qui s'est fait mal voir parce que la peau mince et pâle de son front annonçait, au dire des connaisseurs, peu de chance. Enfin pour achever ce portrait physique du fils de Han, il faut insister sur ce fait maintes fois signalé que son système nerveux n'est pas réglé comme le nôtre, son voltage n'est pas le même. Je ne veux pas parler seulement de son indifférence relative à la douleur. On dira peut-être qu'elle résulte des conditions de vie extrêmement dures que les gens du peuple sont habitués à supporter. Un médecin me disait que les coulis de Tientsin « réagissent comme les animaux ». J'ai vu les émigrants de Mandchourie qu'on transportait par trains entiers au plus dur de l'hiver par des froids de 20 degrés dans des wagons découverts, où pressés l'un contre l'autre ils restaient parfois vingt-quatre heures sans pouvoir s'asseoir. D'autre part la classe des boys, des commerçants et des lettrés, sans aucun ressort, supporte moins la fatigue que les Européens. D'une manière générale on peut dire que l'excitation sensorielle sur le Chinois produit une réaction beaucoup moins rapide que la nôtre. Le Chinois se développe plus lentement, pense, apprend, agit plus lentement que l'Européen. Il lui est beaucoup plus facile qu'à nous de rester à l'état d'indifférence et d'inertie. D'autre part je ne sais si on a jamais parlé de cette étrange hystérie, de ce détraquement soudain des nerfs qui lui sont communs avec tous ses congénères de la race jaune. Un Malais par exemple est saisi tout à coup comme d'un accès de folie. Il s'empare d'un couteau et frappe tout ce qu'il rencontre à droite et à gauche. Dans la langue du pays on dit qu'il est devenu amok (he has run amok). Cet étrange délire se rencontre aussi chez les Chinois : les affreuses grimaces, les convulsions dont leurs dieux peints et sculptés ou leurs acteurs nous donnent la représentation, sont des images empruntées à la réalité journalière. La rapidité avec laquelle votre interlocuteur se décompose, passe d'un calme presque bovin aux convulsions de la rage, est semblable à l'écroulement soudain d'une muraille. De temps en temps dans le silence d'un quartier paisible on entend un solo ou un duo de cris épouvantables, déchirants; il semble que leur auteur résolu à atteindre les limites du son, se déracine pour ainsi dire le souffle, exprime si complètement le contenu de son soufflet intérieur que, c'en est fait! il ne lui restera plus le moyen d'en distendre à nouveau les parois! C'est simplement deux commères qui se disputent, une femme qui a son accès de tchi [Comparez les feminei ululatus de la littérature classique], qui se délivre, suivant l'expression populaire de sa ventrée de tchi. Les individus les plus calmes ne sont pas exempts de cette frénésie. Elle est souvent épidémique et sert à expliquer des convulsions populaires comme celles des Boxers. Aussi trouve-t-on chez les Chinois un grand nombre de sujets médianimiques, et tous les phénomènes spirites, notamment ceux de l'écriture par la « planchette » lui sont connus depuis des siècles. Au point de vue de la force physique et du rendement en travail, la valeur du Chinois est sensiblement inférieure à celle de l'Européen. J'ai recueilli à ce sujet le témoignage unanime des employeurs dans les industries les plus diverses. Cette infériorité varie de dix fois pour les mineurs de charbonnages et ouvriers de filatures jusqu'à trois et quatre fois pour certains ouvriers cantonais de constructions mécaniques. Evidemment l'absence d'expérience, l'insuffisance d'alimentation, la division moindre du travail sont pour beaucoup dans cette médiocrité du rendement, mais ne suffisent pas à l'expliquer. Il faut ajouter que les heures de travail ne sont pas limitées comme en Europe et qu'il n'y a pas de jours de chômage, à l'exception des quinze jours du commencement de l'année, et de quelques jours pour les fêtes du Dragon et en automne. Le Chinois reste plus longtemps à son travail, mais il flâne bien davantage, il dort, il bavarde avec les camarades, il boit une tasse d'eau chaude, il fume une petite pipe; il est bien rarement capable de donner un grand coup de collier. Ces traits physiques précisés, nous pouvons maintenant essayer de placer quelques touches d'une espèce de portrait moral ou du moins d'en éclairer les plans principaux. Les observations générales faites au cours des chapitres qui précèdent nous donnent déjà une indication capitale : le Chinois n'est jamais un individu isolé, il est toujours le représentant d'une collectivité. De là son absence d'initiative, sa circonspection, sa lenteur, sa timidité, parfois sa mauvaise foi. Il n'est pas libre de ses mouvements, et, pour reprendre l'image employée antérieurement, toute traction exercée sur l'une des tiges intéresse la touffe entière jusqu'aux derniers filaments de ses racines entre-mêlées. Cette remarque va nous aider à comprendre la démesurée, l'incomparable vanité, l'inexpugnable orgueil, l'amour-propre exaspéré, qui forme peut-être le trait le plus général et le plus marquant du caractère chinois : si froid et si calculateur qu'il soit dans la vie ordinaire, si peu disposé à sacrifier le côté pratique à des considérations d'ordre sentimental, le Chinois n'hésitera jamais à faire passer les questions d'amour-propre avant toutes les autres, au détriment de ses intérêts les plus urgents et les plus chers. C'est là pour l'Européen inexpérimenté un sujet d'étonnement continuel, c'est la cause la plus fréquente d'aberration dans les tractations qu'il conduit avec les indigènes, c'est l'écueil occulte de beaucoup de projets et d'entreprises. C'est aussi la grande raison qui s'oppose en Chine à tout progrès sérieux. Jamais le Chinois n'avouera, jamais il ne s'avouera à lui-même sincèrement une faute, une erreur, une infériorité quelconque; pris sur le fait, il trouvera toujours pour se dénier quelque subterfuge misérable; jamais il ne s'humiliera, jamais il ne consentira dans le domaine intellectuel ou moral à faire table rase de l'édifice artificiel élevé par sa vanité, jamais il ne se prêtera sincèrement à la critique. Il est de ce côté comme de bien d'autres impénétrable, irréductible et incompressible. Quelle est la raison chez lui d'une vanité si solide et si coriace? Evidemment on peut dire d'abord qu'il est fait comme ça et c'est peut-être la meilleure explication. Mais là encore nous retrouvons sur l'individu la prise de cette collectivité à laquelle il appartient. L'individu n'est jamais seul, il n'agit jamais, il ne parle jamais pour lui seul, il représente toujours son groupe, il est toujours en représentation, c'est un acteur toujours en scène, un mandataire en état de perpétuelle citation. Il est donc plus important pour lui que pour un individu isolé de préserver son caractère, de sauver sa face, car il a derrière lui toute une galerie de spectateurs intéressés et peu bienveillants qui lui ont confié leur mise. Une seconde explication réside dans cet instinct de la barrière, de la défensive, que nous avons déjà signalé. Comme il met un mur autour de son village, de son quartier et de sa maison, un écran au-devant de toutes ses portes, le Chinois s'est fait autour de lui-même une espèce d'enceinte artificielle qu'il défend et entretient avec un soin jaloux. Toutes les décorations extérieures qu'il reçoit s'incorporent aussitôt à sa personnalité, prennent un caractère en quelque sorte définitif et immobilisé, elles tiennent à sa peau, elles se fixent sur lui comme l'esprit des ancêtres sur la tablette qui porte leur nom, elles l'accompagnent au-delà du tombeau. Le personnage qu'il fait est pour le Chinois la plus littérale des propriétés à l'égard de laquelle toutes les entreprises sont aussi vivement ressenties que sur sa propriété matérielle. Ajoutez que là-bas chaque homme doit se faire lui-même et ne reçoit que rarement de la naissance, d'un génie exceptionnel ou d'une fortune établie, des avantages qui s'imposent par eux-mêmes. Dès lors toute notion par exemple qu'un étudiant se sera procurée fera partie de son actif, il ne songera jamais à la déserter de lui-même, il la considérera non pas comme un instrument, mais comme une propriété dont la jouissance lui sera d'autant plus chère qu'il l'aura acquise avec plus de peine et de dépenses. Le convaincre d'erreur, c'est le léser dans sa personne et dans ses biens. Aussi presque toujours dans les différentes occasions qui peuvent mettre les Chinois aux prises, les adversaires les plus acharnés ont bien soin de laisser à leur opposant une porte de sortie : cela s'appelle sauver l'échelle. Ce principe s'appliquait autrefois également dans l'art de la guerre. Quand les Chinois eurent affaire aux armes des Européens, ils s'indignèrent fort que ceux-ci s'efforçassent de leur couper la retraite. Dans les arbitrages et arrangements qui terminent les procès on s'arrange toujours pour que la partie perdante obtienne quelques menues satisfactions de forme. De même dans une discussion l'objet n'est pas tellement d'attaquer l'adversaire de front, de l'évincer de vive force de la position qu'il occupe, que de lui montrer qu'elle est intenable. C'est ce qu'indiqué le caractère yim, employé aujourd'hui dans le sens de cause, raison, argument, qui montre un homme enfermé dans un cercle. De même un procédé très fréquent et fort irritant pour les Européens, consiste à substituer à l'affirmation la négation de toutes les alternatives. « Ce n'est pas telle chose, ce n'est pas telle autre, ni cette troisième, ni cette quatrième... —Alors c'est donc celle-ci? — C'est vous qui l'avez dit! » Après l'orgueil le sentiment le plus fort au cœur du Chinois est l'amour du gain. La main-d'œuvre qu'il applique à ses biens n'est pas celle de l'agriculteur, mais celle du maraîcher, dont la terre incessamment ameublée, amendée, arrosée, produit chaque an huit ou dix récoltes différentes. Il est impitoyable au sol et à l'argent. Il est trop pauvre lui-même pour laisser jamais reposer l'un ou l'autre. Il est par excellence l'exploiteur à outrance et l'usurier à la petite semaine. Les considérations d'ordre général, les vues de longue portée, lui sont absolument étrangères. Il démolira un pont pour se faire une brouette, il fera sauter une chaudière pour économiser quelques dollars de réparation. C'est le rongeur et le dévastateur par excellence. Sous l'hémisphère de fonte mince dans laquelle il fait cuire son riz, par la gueule insatiable de son fourneau de terre, ont passé toutes les forêts de la Chine. Il arrache jusqu'aux broussailles, jusqu'aux racines, jusqu'à l'herbe, il ratisse les feuilles mortes, il dérobe chaque jour quelques copeaux aux arbres que les rites religieux obligent de laisser debout. Tout a une valeur pour lui. On m'a raconté que dans certaines mines les ouvriers grattaient quelques parcelles de l'amorce de cuivre destinée à faire détonner la dynamite. Les explosions qui se produisaient n'empêchaient nullement les survivants de continuer le lendemain leurs pratiques. Les voies de chemin de fer sont l'objet de pillages continuels; au risque des accidents les plus graves on dévisse les rails, on enlève les tirefonds, les éclisses, les boulons, les aiguilles, les fils de signaux. Ce rongeur qui s'attaque au fer et au cuivre ne laisse pas naturellement les métaux précieux intacts. Dans certaines régions jamais une pièce d'argent ne passe d'une caisse à l'autre sans que, sous prétexte de contrôle, on lui inflige un poinçon qui en détache quelques parcelles. Les dollars du Sud sont couverts de ces petits trous tout pareils à des empreintes de dents de rats qui à force d'en affirmer la valeur finissent par la faire disparaître. Des changes multipliés prélèvent une part supplémentaire sur tous les transports et mouvements de numéraire. L'usure naturellement sévit partout et s'élève parfois à des taux extravagants, 8 ou 10 % par mois. L'argent liquide a une telle valeur que certains marchands achètent à crédit des marchandises qu'ils revendent aussitôt à perte pour se procurer des fonds qu'ils prêtent aussitôt. Le Chinois estime tout, il connaît le prix de tout. On dit que le temps n'existe pas pour lui, ce n'est pas exact, mais il en connaît le prix au juste et ne veut pas payer plus cher qu'ils ne valent les rabais qu'il peut obtenir. Sur un des premiers chemins de fer construits en Chine la ligne entre deux stations formait une courbe presque fermée. A la première station tous les voyageurs descendaient, louaient des brouettes et allaient rejoindre le train à la seconde. Le Chinois, dans les métiers traditionnels qu'il exerce, ceux du moins qui comportent la perfection de l'instinct plutôt que celle de l'intelligence, atteint une excellence relative. Mais il est avant tout un « gaigneur », un marchand [On peut voir un indice de cet instinct mercanti dans la forme des interrogations en Chinois qui consiste en une affirmation aussitôt suivie de la négation : Tu as — tu n'as pas — tu es — tu n'es pas — comme un marchand qui offre les divers objets placés sur son éventaire, en laissant le choix.] qui cherche toujours à donner le moins possible pour le plus possible. Si pour gagner, il faut travailler, il travaillera, mais s'il peut vivre sans travailler ou en travaillant moins il fera de son mieux pour remplir cet idéal. Aussi la plupart des coulis qui partent pour l'étranger, comme travailleurs manuels se transforment-ils au bout de peu de temps en usuriers, en boutiquiers et en mercantis. Plus qu'un ouvrier il est marchand, plus que marchand, il est spéculateur et joueur effréné. Cet amour du jeu est, d'ailleurs favorisé par l'absence de l'épargne et de l'instinct d'épargne. Cette vertu a trouvé jusqu'ici en Chine un terrain où elle pouvait malaisément se développer. L'individu est trop pauvre, il est trop entouré de pillards faméliques, surveillé par un gouvernement trop avide, trop peu assuré de la sécurité de ses placements. Il n'y a pas de rentiers en Chine, il n'y a que des chercheurs d'affaires à la recherche de la Fortune. Il n'y a pas de fils de Han que la passion des Affaires ne tienne aux entrailles. Un évêque me disait que le plus difficile pour ses prêtres indigènes était de les garantir de la tentation des expéditions et aventures financières. L'argent gagné est d'ailleurs en général libéralement dépensé et pourrait difficilement être économisé. Le Chinois a d'ailleurs peu de besoins et se contente du confort le plus rudimentaire. L'idée du bonheur parfait est exprimée par un idéogramme représentant un toit sous lequel fume une marmite. Quelques pavillons branlants composent son domaine, quelques vêtements de soie, quelques bibelots de luxe, et malgré les apparences la différence du plus riche au plus pauvre est beaucoup moins grande là-bas qu'en Europe. Vivant au milieu d'horizons restreints, parmi des circonstances qui ne varient guère, le Chinois a peu d'aptitude pour l'abstrait et le général. Les mots de son langage sont moins des idées que des signes, des symboles, des rébus, moins des expressions que des allusions. C'est là la principale origine de cette « intellectual turbidity » à laquelle le Rév. Smith consacre dans son livre quelques pages fort divertissantes et fort justes que je regrette de ne pouvoir reproduire d'un bout à l'autre. Le Chinois apporte dans son langage la même nonchalance, la même indifférence que dans la vie pratique, le même goût de l'a peu près, du « chapouto ». Avec ses noms qui n'ont ni genre, ni cas, ni nombre, ses verbes qui n'ont ni temps, ni personne, ses mots qui fuient de tous côtés comme les vieux seaux dont se servent ses ménagères, il lui suffit que le sens le plus commun et le plus nécessaire parvienne à l'esprit de son interlocuteur; dès qu'il a passé par trois ou quatre bouches il n'en reste plus grand chose. D'autre part la lenteur d'accommodation de ses organes de perception l'oblige à un effort pour se prêter aux notions les plus simples. Enfin il manque de perspective, et, comme le dit Smith, tout est pour lui sur le même plan et fait partie du même ensemble, la mouche sur la vitre et le paysage qui est par derrière. Enfin si l’on veut faire le tableau le plus complet des infériorités du Chinois, on est bien obligé de ne pas omettre la plus grave, qui est son manque de courage militaire. C'est là un trait qui a été souvent contesté bien qu'il ne soit guère discutable. Marco-Polo l'attribue déjà aux habitants du Manzi (le pays des Man, le Sud de la Chine). « Mes si sachiez qu'il n'estoit homes valianz d'armes... ni n'estaient costumes de batailles ni d'armes ni des hostes, pour ce que cette province don Manzi est moût fortis-sime lieu... car toutes les cités sont environées d'eau large et profonde,. et que je vorz die que si les jons fais sont esté homes d'armes, jamès ne l'ussent perdue. Mais par se che ils n'estoient valianz ou costumés d'armes, la perdirent-ils. » Le Chinois manque essentiellement de dévouement à une idée supérieure, ou, plus simplement de ces réactions violentes que produit, chez les Européens, le sentiment du danger [Cf. Marbot : « Le danger ne produit pas la peur, mais le désir de détruire la cause du danger. » Christine de Suède : « Nous autres sommes ainsi faits que nous trouvons qu'il y a moins de difficulté à étrangler les gens qu'à les craindre. ».] Il n'a ni la joie de se battre, la plus grande que puisse éprouver chez nous un homme normal et sain, ni celle de donner enfin tout son plein d'énergie, ni le désir de vaincre. Il est capable de tenir derrière des retranchements, mais jamais sans y être forcé il n'attaquera à découvert, jamais il ne donnera dans le sens superbe que possède ce mot en français. Ce qui a pu donner parfois le change sur ce « manque de cœur », c'est l'impassibilité de l'homme jaune devant la mort. Mais, comme le dit avec profondeur l'écrivain anglais Chesterton, le vrai courage n'est pas le mépris de la vie, c'est le mépris de la mort. L'Oriental est toujours prêt à accepter, à « rapetisser son cœur » [Cependant cette expression célèbre signifie surtout faire attention. Siao sin. crient les bateliers, « rétrécis ton esprit, prends garde ».] et là où il ne peut suffisamment se rapetisser, plutôt que de lutter, il disparaît, il se tue. Je crains d'avoir donné jusqu'ici une peinture trop peu aimable de mon sujet et qui ne lui fait pas justice. Il est temps d'en mettre en lumière les bons côtés. Le Chinois de toutes les classes, à l'exception des étudiants qui ont reçu l'éducation protestante ou européenne, est toujours parfaitement poli et bien élevé, (malgré certaines pratiques étrangères à nos usages, comme de cracher par terre, d'éructer avec bruit, ou de chercher rêveusement, tout en causant, sa vermine.) Beaucoup ont des manières charmantes, vraiment nobles, et dont nous n'avons plus l'habitude en Europe. Contrairement aux idées reçues, le Chinois n'est pas ingrat et ressent vivement les bons offices. Il est aimable convive et comprend la plaisanterie; on peut causer avec lui, tandis qu'on ne peut pas le faire avec un Japonais qui a toujours l'air de se méfier et qui ne fait que rire nerveusement et réprimer la tentation qu'il a de se frotter les genoux. Il est ingénieux et débrouillard : il fera du pain dans un bidon à pétrole, du café dans une chaussette, du beurre dans une bouteille, et une omelette, je crois, dans le seul air atmosphérique. Ses outils primitifs sont des merveilles d'adaptation : la godille de Shanghaï, la brouette à roue centrale, la charrette du nord, le fourneau de cuisine, sont des instruments, j'allais dire des organes, aussi admirables que la patte du castor et l'œil de l'oiseau. Son honnêteté en affaires a été longtemps proverbiale et il est rare dans les pays qui ne sont pas trop européanisés d'avoir à se plaindre de vols domestiques. Le plus pauvre a l'air gai et content de son sort. La demière image que j'aie rapportée de Chine est celle de deux bateliers sur une vieille barque à demi pourrie qui servait à transporter l'engrais Humain; l'un soufflait dans un flageolet, l'autre pour l'accompagner tapait en mesure sur une tasse avec un petit bâton. Hommes vraiment libres! C'était le soir, ils avaient mangé, ils allaient dormir tout à l'heure, et rien ne semblait manquer à leur félicité. L'opium ne provoque jamais de spectacles honteux et dégoûtants comme ceux auxquels l'alcool donne lieu en Europe. Le paysan Chinois, surtout celui du Nord, est le plus souvent un homme humble et excellent, qui mérite de tous points les éloges que les missionnaire? lui décernent. Il est rare que l'impression qu'un Européen rapporte d'un long séjour parmi les Chinois ne soit pas celle de l'estime et d'une sympathie affectueuse. Je terminerai ce chapitre comme le précédent par une citation de l'excellent livre de Parker. Les lignes qui suivent pourraient avoir pour titre : Ce que tout Chinois sait de naissance et ce qu'il ne saura jamais : « Tout Chinois sait l'heure sans montre, il sait quand la nécessité se présente, acheter, préparer et cuire sa nourriture, laver, raccommoder et, au besoin, confectionner ses vêtements; juger du temps; cultiver; porter un bambou et des fardeaux; indiquer le nord; en bateau se servir de la gaffe et de la voile; attraper des poissons ; seller un cheval; il sait comment s'y prendre avec toute espèce d'animaux, quadrupèdes, volatiles ou reptiles; aller à de longues distances à pied ou à cheval; dormir n'importe où et à n'importe quelle heure; ne prendre aucun exercice que ce soit pour aussi longtemps que l'on voudra; rester sans rien faire; gagner la bonne grâce des femmes, de quelque nationalité qu'elles soient (si elles s'y prêtent); manger n'importe quoi; aller partout. « Ce qu'un Chinois ne sait pas faire, le voici : se raser et se coiffer lui-même, guérir ses propres maladies, se garder de la vermine, se battre, conduire un bateau à vapeur, garder la discipline militaire ou navale, être honnête avec l'argent déposé, dire la vérité, être ponctuel, avoir du nerf en cas de danger soudain, manger du fromage, servir un maître féminin. » |
|
98 | 1948.3 |
Claudel, Paul. Sous le signe du dragon [ID D3550]. (3) CHAPITRE IV LA RELIGION La religion : Ce singulier surprendra sans doute quelques lecteurs habitués à entendre parler des trois cultes chinois : Confucéisme, Taoïsme et Bouddhisme. Mais cette division est factice et incomplète. Factice en ce qu'elle laisse croire à l'existence de doctrines isolées, exclusives et concurrentes; incomplète en ce qu'elle néglige des faits religieux d'une importance capitale, par exemple, les Cérémonies Impériales, les dieux, la divination, etc. D'autre part j'emploie le mot de religion faute d'un meilleur et ne lui donne pas ici le sens étroit et précis que le lecteur européen est porté plus ou moins consciemment à lui attribuer. Ce mot en effet signifie pour nous le code réglé jusque dans ses détails des rapports qui relient l'homme à une Divinité personnelle, qui le relient et qui l'obligent, comme dans un certain sens ils obligent la Divinité elle-même. Vu de ce jour, le christianisme, et les deux doctrines qui s'y rattachent, islamisme et judaïsme, serait seul une religion. J'emploie cependant ce terme, en lui donnant une valeur purement conventionnelle, en lui faisant désigner tout le département des choses transcendantes, toute prise exercée sur l'âme et sur la volonté par une réalité admise en dehors de l'actuel et du concret. De ce point de vue la Chine offre à l'observateur un spectacle d'un intérêt peut-être sans égal. Tout l'ensemble de traditions, de spéculations et d'imaginations qui constituait le système religieux de l'Antiquité classique, le paganisme, nous le retrouvons en Chine agissant et vivant : nous devenons les contemporains du passé, des gens pensent autour de nous à peu près comme pensaient le vieux Caton et la matrone de Juvénal. En Chine comme dans l'Empire romain, et à la différence de l'Inde, aucune des doctrines élaborées par l'esprit religieux n'a pris avec le temps de force suffisante pour évincer les autres; toutes se sont ensemble combinées tant bien que mal en une sorte de syncrétisme, aussi intéressant que ces sites naturels qui sont l'œuvre de forces diverses et contraires. En Chine comme partout le paganisme populaire est en fait dominé par deux préoccupations au-dessus et au-dessous de tout : le culte des ancêtres et la croyance aux Génies (les daimônes grecs), ces volontés extérieures à l'homme à qui son imagination attribue un habitat et des pouvoirs plus ou moins arbitraires. Je sais bien que la plupart du temps on voit dans les cultes idolâtriques une manière de symboliser les forces et les drames de la nature. J'ignore le fond de réalité sur lequel cette théorie peut s'appuyer dans d'autres pays, quoique je sois à ce sujet assez sceptique. Cette mythologie raisonnable et plate inventée par des hommes de cabinet me semble bien étrangère aux inexplicables fantaisies de l'âme populaire. Il existe à Pékin un temple de la Lune et du Soleil, ceux qui sont consacrés aux dieux du vent, du tonnerre etc., à l'étoile du nord, abondent. Dans certaines régions il existe un jour de naissance du soleil, que l'on célèbre en faisant par quelques pas sur la route au matin et au soir le simulacre de le précéder et de le suivre. Dans tout cela il y a plus de poésie que de religion, l'instinct naturel de représenter les objets qui nous frappent le plus vivement. Les phénomènes célestes ont toujours été employés dans les comparaisons hyperboliques. Encore aujourd'hui on parle du Roi-Soleil et d'une étoile de café-concert. Les sculpteurs ont fait le portrait en pierre solide de l'Architecture, du Suffrage Universel et de la Gravure en taille douce, et nous connaissons tous cette vignette de la Justice qui rayonne sur le papier timbré. Il est tout simple de passer de temps en temps du nom commun au nom propre et à la majuscule. D'autre part ces vagues personnifications satisfont à ce besoin général d'interpellation qui réside dans le cœur de l'homme, elles lui permettent de parler à ce qui l'entoure et de répondre à ces intentions bienveillantes ou hostiles dont il sent que les choses autour de lui sont obscurément animées. Nous diviserons ce chapitre en trois parties. Dans la première nous parlerons de la Chine surnaturelle et du personnel qui la peuple; dans la seconde de l'idée générale que les Chinois se font de l'univers et de l'homme; dans la troisième enfin de la religion proprement dite et des rapports et des sanctions qui relient entre eux ces deux mondes. I. Le culte primordial de la Chine, celui dont les documents les plus anciens portent témoignage, et dont le rite essentiel depuis bien des siècles est réservé au seul Empereur, a pour objet le Ciel (Tieon). Par ce mot il semble bien qu'il ne faille pas entendre ou qu'il ne faille entendre qu'à titre accessoire, le ciel matériel, la Voûte azurée. C'est une espèce de métonymie qui signifie l'habitant par l'habitation. Le Ciel est l'Être Supérieur, « le Sublime Ciel », « le Sublime Souverain » (Shang Ti). Cette interprétation est celle de tous les textes traditionnels. Elle a été affirmée une dernière fois de la manière la plus positive par l'Empereur Kang hsi lui-même au moment de la dispute des Jésuites et des Dominicains et de l'enquête du Cardinal de Tournon. « Le Ciel donne, conserve ou ravit l'existence. Il est l'auteur de toutes les relations, de toutes les lois. Il considère les hommes et les juge. Il récompense ou punit selon le mérite et le démérite. De lui viennent la disette et l'abondance, l'adversité et la prospérité. Le Ciel prédestine à longue échéance et prépare son élu pendant des siècles [Wieger, Textes philosophiques]. » C'est plus tard seulement que la Terre fut associée au ciel comme elle l'est encore aujourd'hui dans les Cérémonies Impériales; l'Empereur est le pôle et le souverain de l'une comme Shangti est le maître de l'autre. Les idoles, d'ailleurs assez rares, qui représentent la copulation du Ciel et de la Terre sont de date relativement moderne et d'origine vraisemblablement étrangère. Le culte du Ciel n'est d'ailleurs pas absolument réservé au souverain. Dans bien des villes, dans bien des demeures privées, existe une esplanade sur laquelle on vient de temps en temps accomplir les salutations antiques. Le Dieu dont on trouve le nom le plus souvent dans la bouche du peuple, bien qu'il n'ait sa représentation nulle part, est le « Tien laojen », le Vieillard du Ciel; sans qu'on sache au juste ce que les gens entendent par ce personnage.Cette idée du Ciel comme siège du pouvoir souverain est d'ailleurs tellement naturelle qu'on la trouve dans toutes les religions : Le Ciel est supérieur à tout, il domine tout, il voit tout, manifeste et pénètre tout, vivifie tout. Ce qui est spécial à la Chine, c'est que ce culte soit resté dégagé de toute idolâtrie, c'est le rôle de l'Empereur, souverain et prêtre, mandataire du Ciel et lui sacrifiant au nom de toute la Terre à laquelle il est préposé. Ces Cérémonies Impériales, dont je ne veux pas refaire ici la description maintes fois donnée [La meilleure est celle d’Etkins : Religion in China] sont d'une imposante grandeur. Le Temple du Ciel au milieu de sa forêt de cyprès, avec sa triple toiture bleue, est un admirable monument qui domine tout l'Empire, tel que le vieux culte « pur-et-auguste » au milieu de l'amas informe des superstitions. Le culte du Ciel est aussi ancien que la Chine, mais le culte des Morts est aussi ancien que l'Humanité. L'instinct obstiné de la race, parlant plus haut que le sens individuel, s'est toujours refusé à accepter que, quel que fût le destin ultérieur du souffle étrange qui l'animait, rien ne restât tant que le corps restait. Le soin minutieux de l'Egypte à ensiler son peuple funèbre est l'exemple classique de cette obscure piété, qui a pris toutes les formes. L'incinération même semble bien n'avoir été d'abord que l'expédient désespéré de peuplades mouvantes et menacées pour garder leurs morts avec elles : L'existence de cette pratique en Chine, signalée par Marco-Polo, semble n'avoir été que de courte durée. En dehors des raisons puissantes d'affection et de sentiment, d'autres encore intéressaient l'humanité primitive à la conservation de ces reliques. Le nom gravé sur la pierre irrécusable d'un tombeau était le fondement de l'état civil et la source du droit. La piété envers un mort commun était le lien du clan et de la tribu; tous les vivants se sentaient ensemble attachés à ce patriarche souterrain. Le tombeau par sa nature profond, immobilier et permanent, fixait en quelque sorte le sol, lui donnait, suivant l'expression chinoise, une « racine », le rendait susceptible de nom et de propriété. Enfin la mort, dépouillant l'homme de son caractère fragile et passager, le soustrayait au temps et lui conférait désormais la dignité des choses éternelles et immuables. Presque tous les dieux sont sortis de la tombe, et le mythe, j'en suis persuadé, n'a eu qu'une bien faible part aux accoutrements que l'imagination s'est plu à leur donner. La représentation religieuse assez fréquente des organes génitaux de l'homme et de la femme a peut-être même un caractère plus naïf qu'obscène et veut-elle simplement marquer, comme la circoncision juive le caractère sacré de l'origine. Dans tout l'Extrême-Orient le culte rendu au mort s'adresse à son double vestige, le nom et le tombeau. Le Nom a en Chine une importance spéciale, lui aussi est une racine, entre toutes prolifique. Quatre cents syllabes au plus, voilà à quoi se rattachent les quatre cent millions d'êtres humains qui remplissent l'orbe jaune. Des morts aux vivants le nom reste commun, et du disparu même il est ce qui reste prononçable, ce qui lui permet d'être appelé, invoqué, évoqué. Sa représentation graphique sur la tablette n'est pas seulement un mot, un chiffre conventionnel, c'est une présence abrégée, un véritable individu scriptural, donnant de lui-même énonciation et impulsion à l'esprit qui le répète. Comme le nom qu'il porte, le Chinois honore solennellement les os qui sont sa propre fondation. C'est une grande affaire pour lui que l'ensevelissement d'un père et le provignage nouveau du sarment au soin de la terre ancestrale. Le choix de la sépulture forme tout un art auquel président des rites anciens et compliqués. Avant que le lieu favorable ne soit trouvé, le défunt dans le grand cercueil laqué d'épaisses planches demeure souvent plusieurs mois, parfois des années entières, dans la salle principale de la maison ou dans un champ voisin. Toute une classe de praticiens, les géodésiens, armés de bizarres boussoles, n'a d'autre métier que de chercher pour le corps un emplacement auspicieux. On estime que la position du gisant a pour effet d'orienter la fortune et que la plantation en un site bien choisi ressort pour les survivants en fruits de bénédiction. Cette conviction est si forte que des ensevelissements frauduleux et furtifs se font au détriment des occxipants légitimes dans les lieux considérés comme fastes. Dans le Nord on se contente pour la tombe d'une calotte de terre hémisphérique assez semblable aux gâteaux de sable moulé que font les enfants avec un bol : les plus riches enclosent d'un mur ces taupinières. Dans le Sud et partout où le terrain inutilisé des montagnes le permet, les tombeaux largement et curieusement aménagés et recouverts d'une espèce de ciment, présentent toute une disposition souvent fort harmonieuse et pittoresque d'autels, d'escaliers, de balustrades et déterrasses. Mais, partout, que ce soit la touffe des roseaux divinatoires ou trois pins plaintifs, ou la grande forêt de saules et de peupliers des sépultures impériales, le Chinois veut qu'il y ait au-dessus de ses morts le bruit d'un feuillage ému et du vent qui passe. En Chine comme chez les peuplades antiques, autant le culte du reste humain, de la dépouille mortelle, présente un caractère profondément sincère, réel et poignant, autant la croyance à une survivance quelconque est générale, autant les petits romans composés pour remplir le vide et rendre compte de ce que peuvent être cette survivance et les occupations d'une âme détachée, sont-ils vagues et faiblement inventés. Le tableau que l'on se fait en général d'une vie ultérieure est celui d'un monde qui reproduit celui-ci pour ainsi dire en blanc et en creux, avec son empereur, ses campagnes, ses cités, ses tribunaux et ses fonctionnaires. Le bouddhisme doit une part de son succès à l'idée poétique introduite par lui de la métempsycose, dont nous dirons quelques mots tout à l'heure. Entre ces deux Chines les frontières demeurent incertaines et mal fixées, et le folklore abonde en histoires d'aventuriers qui les ont outrepassées. C'est un mandarin résolu qui se fait descendre par une corde au fond d'un puits abandonné. C'est un cavalier surpris et emporté par un tourbillon de vent jaune (le jaune est la couleur fantastique en Chine, comme est le blanc dans la plupart des autres pays). C'est un voyageur égaré dans un pays sauvage, qui, dans le brouillard, lit tout à coup sur une stèle ruinée cette inscription presque éteinte : « Limite des Deux Mondes. » Et les morts de leur côté n'ont pas moins de facilité à revenir se mêler aux vivants. Les légendes sont pleines d'histoires de succubes et de vampires, de cheuns (esprits désincarnés) qui hantent les lieux solitaires et jouent des tours aux passants. Quant aux cérémonies du culte funéraire elles ne varient guère sur tout le territoire de l'Empire : quelques prostrations, quelques lamentations aux époques prescrites, quelques visites solennelles affirmées par une carte, un petit monde de papier découpé qu'on brûle [Aux funérailles du dernier roi de Siamun riche marchand chinois a offert pour une valeur de cent mille francs de ces figures ou silhouettes qui un moment font la même ombre que les choses réelles] pour accompagner le défunt insubstantiel, une monnaie illusoire jetée au vent pour égarer les esprits de cupidité qui s'attachent à lui, un bâton d'encens qui se consume, un peu de vin et de nourriture que l'on partage avec l'ombre, comme nous offrons nos fleurs... A la différence de ce qui existe pour l'Inde, pour l'Egypte, pour l'Europe et pour l'Asie Occidentale, la grande mythologie, les amples légendes, complexes et profondes, n'existent pas en Chine. Les histoires du Chouking, les exploits des anciens Empereurs ne sont jamais sortis des livrer et n'ont jamais eu d'action bien évidente sur l'imagination populaire. Les dieux, presque tous de même fort modestes, ont poussé, en quelque sorte en Chine au petit bonheur, au hasard des lieux et des doctrines. Ici comme partout, c'est naturellement la tombe où les habitants du Panthéon sont venus pour la plupart se recruter. Ici, comme chez tous les peuples antiques, la différence qui sépare le mort du dieu n'a guère été autre que celle qui, vivants, séparait l'homme public du citoyen. L'opuscule de Maspero « Comment on devient dieu » est aussi vrai sur les bords du Yang tsé que sur ceux du Nil. Il suffit de quelques heures passées dans une grande ville de Chine pour y trouver des temples élevés à la mémoire de Li Hung Tchang, de Tseng Kouofan et d'autres fonctionnaires célèbres, promus aux honneurs de la divinité et du culte domestique à un culte général. Naturellement la chance joue un grand rôle dans la carrière d'un dieu comme dans celle d'un simple mortel. La plus brillante a été celle du dieu de la guerre, Koanti, ancien général d'une dynastie du VIIe siècle, dont on trouve encore aujourd'hui l'image dans toutes les pagodes. De même l'étrange Tumo et la populaire Kwanggin, déesse de la merci et de la mer, qu'on représente vidant sur la terre l'étroite fiole de sa miséricorde, ont vraisemblablement une origine historique. D'autres, comme le dieu du tonnerre, avec son bec de perroquet et son marteau, semblent être sortis tout entiers de l'imagination populaire. N'oublions pas le dieu de la cuisine, qui chaque année doit rendre compte à la cour céleste de la conduite de la famille qui lui est conférée, et dont on a soin, au moment où le terme fatal expire, d'enduire astucieusement les lèvres de mélasse. Les Chinois, comme les anciens et comme les Hindous, croient à la présence réelle de la divinité dans l'effigie qui la représente : Cette espèce d'incarnation appelée k'ai kan (ouverture des yeux) est censée avoir lieu au moment où l'on peint les yeux de l'idole. Quand on répare un temple, on colle sur les yeux du dieu un morceau de papier rouge pour lui épargner le spectacle du désordre et de la saleté environnants. Enfin les trois grandes doctrines chinoises ont ajouté chacune quelques figures à ce panthéon incohérent : Le Tao, Laotzea lui-même, devenu le dieu de la longévité, avec le buffle qui lui sert de monture, son crâne en forme de courge et son bâton tortueux; le Confucéisme son fondateur, seul honoré, comme le Ciel lui-même, d'un sacrifice d'animaux, et dont la tablette hante les prétoires et les écoles; le bouddhisme avec san Amitofou dont le nom constitue la sempiternelle litanie des bonzes, et tout le petit peuple des ermites et des poussahs (boddhisats). [« Le Ciel, Sublime Souverain, Père Auguste, sait par lui-même tout ce qui se passe sur la terre. Mais en règle générale, il fait comme s'il ne savait pas, attend qu'il soit informé par voie administrative, et répond par la même voie, exactement comme fait l'empereur de la Chine. Ses officiers sont, de haut en bas, Koan ti, ministre général; puis les mandarins, gouverneurs, préfets ou sous-préfets, puis le maire de chaque village, appelé guide du lieu, enfin dans chaque famille le génie du foyer. Organisation hiérarchique du monde inférieur (Yin) absolument identique à celle du monde supérieur (Yang). La plupart de ces officiers sont des hommes défunts. Ils sont promus, cassés, sujets à toutes les vicissitudes de carrière de leurs confrères du monde supérieur. On parle parfois de leurs épouses. Le temple est pour les défunts de chaque district ce que le prétoire est pour les vivants du même district. Ces fonctionnaires infernaux ont à leur service des satellites, lesquels ne valent pas plus cher que ceux du monde supérieur », etc. (Wieger, Folklore).] Enfin cette peinture du monde extranaturel ne saurait être complète si elle ne rendait compte de certaines colorations subtiles qu'elle ajoute à celui-ci. Quel promeneur de la campagne chinoise ou des vieux faubourgs solitaires n'a été souvent frappé de l'aspect fantastique que prenaient peu à peu les choses autour de lui, du caractère comme intentionnel du paysage, délicatement accentué par tel détail humain, un pont, une stèle, une pagode, un bouquet d'arbres? C'est cette mystérieuse et mutuelle entente de la nature et de l'homme que les Chinois désignent du nom de « fong shui » (vent — eau, tout ce qui au ciel et sur la terre se meut et va dans un sens). Le Fengshui est donc la science des directions et des courants. C'est une espèce dephysiognomonie de la nature, c'est en quelque sorte l'art de Gall et de Lavater appliqué à un paysage dont il interprète le sens profond et les dispositions latentes. Construire une maison trop haute, détourner telle rivière, mener tout droit tel chemin, ce sont autant de dommages causés à l'édifice permanent de la création, autant de violences faites à ce récipient destiné à recueillir comme une coupe les influences bénéfiques du ciel et de la terre : de ces profanations ne peuvent résulter que des désordres. Ou bien, au contraire, c'est l'homme qui sent le besoin de réparer et de restaurer les arcanes malfaçons de la nature. Tel ce prince de Corée qui, sur le conseil d'un ermite, pour guérir l'infirmité de son royaume souffrant, aux axes disloqués et aux organes mal répartis, comme un médecin habile dans l'art de l'acuponcture, choisit les cent points critiques de ce vaste corps pour y loger des temples et des monastères. Le Dragon aussi, âme circulante et reptile de la vaste Plaine, dont la queue traîne sur tous les fleuves, tandis que la mousson déjà pousse contre les montagnes sa tête flamboyante et cornue, demande à ne pas être dérangé dans ses habitudes [La plupart des Chinois croient à l'existence matérielle et concrète du Dragon. C'est même un point, sur lequel ils sont assez chatouilleux]. Le Chinois comme nous souffre d'avoir autour de lui un monde trop grand et qui n'est à l'échelle ni de son corps ni de son âme. La superstition joue chez lui le rôle à peu près qui est dévolu chez nous aux hypothèses scientifiques. Elle met la nature à notre proportion, elle écarte l'inattendu, elle établit partout des cloisons, des écrans, des portants, des paravents. Dans cette menuiserie fantastique l'homme jaune est passé maître, et les expédients les plus simples et les plus enfantins suffisent à établir autour de lui le cadre et le point de vue qu'il cherche. Tout pour lui prend un sens et une importance. Dans le calendrier chinois les jours fastes et néfastes sont aussi soigneusement spécifiés que dans le pontifical des vieux Romains. Il faut se défier des bêtes souterraines et furtives, renards, blaireaux, rats, serpents, hérissons, qui hantent les vieux temples et les cimetières. [J'ai connu un vice-roi qui fit tuer un renard, antique client de son yamen, et fut frappé quelques jours après d'une attaque d'apoplexie, où chacun vit l'effet d’une juste vengeance.] . Il ne peut faire aucun mal de se mettre en règle à leur égard et de ne pas oublier leurs titres; le tigre par exemple a droit à celui de laoyé. Aux objets inanimés eux-mêmes le temps en les marquant de son empreinte confère une espèce d'individualité suspecte. Par exemple tous les habits sont semblables quand ils sont neufs; mais un vieil habit a pris vraiment une physionomie, il est comme imprégné d'une vie personnelle. « Tout objet antique, dit Wieger, devient avec le temps transcendant, intelligent, animé, parfois bienfaisant, ordinairement malfaisant. Par exemple les stèles, les lions (kilings) et les tortues de pierre s'animent la nuit, revêtent d'autres formes et font des choses inimaginables. Idem tous les objets renfermés dans les tombeaux... Mais il n'en faut pas tant que cela. Une vieille corde, un vieux balai, un vieux soulier, un morceau de bois pourri peut devenir un méi, être transcendant, féroce et homicide. « Pour ne pas parler des figurines des pagodes, des sculptures des ponts, des pièces d'un jeu d'échecs, etc. Il faut absolument briser et brûler ces objets néfastes... Ils répandent alors du sang et une odeur infecte [Wieger, Folklore chinois, introd., XIX]. » II. — De même que l'imagination humaine a toujours cherché à coloniser, pour ainsi dire, ces vastes régions de l'univers visible et invisible qui nous demeurent étranges et fermées, à y introduire des puissances, des consciences, des volontés et des intentions, de même en Chine comme ailleurs, l'intelligence aussi s'est attachée à digérer le monde, à se rendre compte du fonds permanent des phénomènes dont notre vie sensible est affectée et à relier nos actes aveugles et disjoints à des lois générales et supérieures. Mais en Orient et en Occident, le développement de la pensée philosophique s'est fait sur des lignes entièrement différentes. Tandis qu'en Occident, depuis les Sophistes de Platon jusqu'aux Scolastiques et à Descartes, la philosophie, dominée par l'immense et incomparable génie d'un Aristote, et reposant sur la distinction radicale et réciproquement exclusive du Oui et du Non, a été surtout une élaboration logique, la promulgation de cette grammaire de l'Être qui nous permet de tout ramener à son mode, à son temps, à son nombre et à son genre, et, en somme la réduction de l'Univers extérieur aux formes de l'Esprit humain, la philosophie extrême-orientale de Laotzeu à Tchouhi, a été essentiellement une contemplation de cette éternelle balance où toutes les choses s'échangent et se contre-pèsent en un incommutable équilibre, une éducation de l'homme exhorté à se soumettre à la norme naturelle. On a souvent dirigé contre la métaphysique chinoise l'imputation de n'être qu'un matérialisme grossier. Cette accusation n'est pas complètement juste. La langue chinoise n'est pas faite pour l'abstraction; les mots comme en Occident n'ont pas une valeur intérieure; ils ne sont pas le résultat d'un effort déterminé, d'une tension particulière, d'une information (pour parler le langage scolastique) de l'âme qui parle par l'objet qu'elle nomme. Ce sont des représentations abrégées et graphiques de l'objet lui-même qui forment un sens en s'agrégeant l'une à l'autre moins par la syntaxe que par la juxtaposition. Mais souvent dans son style incohérent et concret, avec ses phrases bizarrement symétriques, ses comparaisons naïves et familières, l'écrivain chinois parvient à exprimer des idées très fines et très profondes. D'autre part le matérialisme chinois, excepté la simplicité de sa conception, n'a guère de points communs avec les thèses mécanistes et monistes des modernes. Il se rapproche plutôt de l'hylozoïsme des premiers philosophes grecs, Thaïes, Heraclite, Empédocle, Anaximandre. Toute matière pour lui est douée de vie, et il accepte bonnement toutes les transformations qu'elle subit, sans chercher le moins du monde à les expliquer en détail, comme on accepte un œuf ou un fruit. De toutes les doctrines philosophiques, ce matérialisme est la plus élémentaire, la plus naturelle, la plus à la portée d'esprits rustiques et primitifs sans culture logique, et il est intéressant de la retrouver dans ce conservatoire des vieux ustensiles de l'humanité qu'est la Chine, comme on retrouve encore à l'état sauvage dans certains cantons reculés de l'Altaï nos céréales et nos arbres fruitiers. Loin d'être irréligieux, ce matérialisme est le fonds naturel de la mythologie et ne s'étonne pas plus de la naissance d'un dieu que de celle d'un moustique ou d'un canard. Je crois que toutes les idées de la métaphysique chinoise peuvent se réduire à deux : Celle de la rotation et celle de l'activité spontanée de la matière. Sans accepter sous une forme rigide et dogmatique les théories de Montesquieu et de Taine, on ne peut nier que, comme le poète, le philosophe primitif ne convie les choses qui l'entourent telles que les mots d'un dictionnaire à fournir expression à ses idées : II résume et il interprète le spectacle qui lui est offert. En Chine ce spectacle est beaucoup plus simple qu'en Europe, plus régulier aussi et présentant des contrastes plus tranchés. Toutes les saisons se réduisent à deux, l'une de pluie et l'autre de sécheresse, suivant que c'est la Mer ou le Continent qui souffle. D'autre part l'homme comme chez nous n'a pas fait son habitation dans un petit coin d'où tout a l'air de couler vers lui. La plaine qu'il colonise n'a guère plus de variété et de limites que l'Océan et le Ciel; le pouls cosmique, la balance des éléments y sont plus sensibles, le rythme essentiel de toute cette humanité est la vicissitude alternative de l'eau qui laisse ou revient vivifier son pâturage. Il n'est donc pas étonnant que cette idée de la rotation et de l'oscillation éternelle se retrouve chez tous les philosophes chinois : « Tout ce qui est naquit de l'Être et l'Être naquit du Non-Être. Avant le Ciel ou la Terre était le Tao, ou Principe, mère de l'Univers... L'espace médian entre le Ciel et la Terre est comme la cavité d'un soufflet plein de k'i (principe principié). Il paraît vide, mais donne sans cesse. L'énergie expansive du creux médian (du k'i contenu entre le ciel et la terre) ne s'éteint jamais. Il est au Principe ce que la femelle est au mâle. D'eux deux sont issus le ciel et la terre. » « L'alternance des deux principes yin et yang constitue la voie naturelle, le cours ordinaire » (Confucius). « Le ciel est supérieur, la terre est inférieure. Le ciel donne, la terre reçoit. Le mouvement et le repos engendrent tous les êtres entre le ciel et la terre... Le ciel est yang et agit par les corps célestes. La terre est yin, ses pôles d'émanation sont les monts et les fleuves. Le ciel et la terre émettent les cinq éléments et les quatre saisons qui se succèdent et se supplantent. L'homme est le coeur du ciel et de la terre, la quintessence des Cinq éléments. En l'homme se concentrent l'action du Ciel et de la Terre, des deux Principes, des Mânes » (Disciples de Confucius). « Tout ce qui a forme est issu de ce qui n'a pas de forme. L'homme naquit de la matière harmonisée. La vie et la mort, aller et venir, les contraires sont un,sont identiques » (Lioutzeu, taoïste). « La vie est la voie de la mort, la mort est la voie de la vie. Quand le k'i s'agglomère, l'homme naît; quand il se dissipe, l'homme meurt » (Tchangtchou, taoïste). « L'univers et tous les êtres qu'il contient sont composés de deux principes coéternels, infinis, distincts, mais inséparables : Li et k'i, norme et matière » (Tchouhi). « La matière existe et évolue de toute antiquité, changeant de forme sans repos, renaissant toujours la même dans mille êtres successifs et divers » (Successeur de Tchouhi.) [Toutes ces citations d'après Wieger, Textes philosophiques. Les taoïstes pensent qu'avec du temps et de la volonté, le Sage peut engendrer, constituer un être immortel ou enfan-fon qu'il détache à volonté de sa propre personne et qui s'échappe de son crâne par la fontanelle. On raconte qu'un disciple ayant demandé à un solitaire la raison de cette place nue qu'il voyait sur le sommet de son crâne, celui-ci lui répondit : « Tu vois que sur les grand-routes l'herbe ne pousse pas. De même par cette partie de mon crâne l'esprit passe et repasse si souvent que les cheveux en sont tombés. » - Mon professeur de philosophie, Burdeau nous enseignait sur l'imortalité de l'âme une doctrine qui n'était pas fort différente.] Toutes ces idées ont pris une forme populaire dans la représentation du Yang et du yin que l'on retrouve partout en Chine, servant d'ornement ou d'amulette, et qui est reproduite ci-dessous : Ce cercle formé de l'accollement tête-bêche de deux espèces de têtards, l'un blanc, 1'autre noir, représente l'étroite conjonction des deux principes opposés dont les éternelles transformations constituent l'évolution universelle. Le Yang est noir, le Yin est blanc, l'un est le plein, l'autre le vide l'un le chaud, l'autre le froid, l'un est l'acte, l'autre la puissance, l'un le ciel, l'autre la terre, l'un le relief, l'autre le creux, l'un le mâle, 1'autre la femelle, etc. Ces termes sont tellement passés dans le langage usuel, que si par exemple vous allez chez un graveur, l'ouvrier vous demandera si vous voulez que les caractères de votre cachet soit yang ou yin, pleins ou creux. Le cercle formé de ces deux figures constitue pour ainsi dire, par ses transformations, le moteur central de l'univers, il en est l'engin rotatif, l'âme circulaire, la turbine perpétuellement roulante sans frottements et sans déchet. Au moment où le yang est à son apogée (partie renflée), le yin se substitue à lui insensiblement (partie effilée). Chacun porte en soi le germe de l'autre, ainsi qu'il est figuré par l'œil, d'indice contrarié dans la partie renflée. L'autre idée, celle de l'énergie spontanée de la matière, semble bien aussi venir du fond de la pensée d'une population agricole qui voit chaque année tout renaître et croître comme par une force infuse d'un sol sans cesse moissonné. On connaît le texte fameux de Laotzeu dans lequel on a voulu mal à propos voir une intuition de la Trinité [Sur les prophéties du christianisme en Chine, voir l'ouvrage curieux du vieil auteur jésuite de Prémars] : Un a produit Deux, et tous Deux ont produit Trois. Ce texte trouve son application tous les ans dans la campagne chinoise, au moment où l'on repique le riz d'abord planté à part dans une petite planche séparée, et où toute la plaine couverte d'eau et divisée en carrés a l'air d'une immense table de Pythagore. Tout végète et se reproduit par une force matérielle et innée, sans qu'il soit besoin d'autre explication. La vie est incluse aux corps comme la pesanteur. Tout et l'homme lui-même n'est que semence et fruit, et matière amenée à sa maturité. « L'être commence par le concours du sperme yin et du souffle yang, qui forment son p'ai et son hoûn : c'est la période de progression. L'être finit par le départ du hoûn et la décomposition du p'ai : c'est la période de régression. Le p'ai est le principe de la régression et de la décadence, le hoûn est le principe de la progression et de l'activité. Le p'ai est d'origine spermatique : les quintessences puisées par les yeux et par les oreilles le nourrissent. Le hoûn est d'origine respiratoire : le souffle puisé par la bouche et le nez le nourrit. [Voir l'importance donnée par la mystique brahmaniste aux exercices respiratoires.] La combinaison du sperme et du souffle fait passer du non-être à l'être, l'abandon du p'ai par le hoûn fait passer de l'être au non-être. » Dans le fond cette philosophie simple et rustique ne diffère guère de celle de beaucoup d'Européens, qui l'expriment seulement moins bien. Bien entendu les qualités morales ne sont que la conséquence de la conformation physique. Le moral comme le physique a sa figure et son aspect que les spécialistes savent reconnaître. « La bonté morale tient à la large ouverture des sept orifices du coeur. Dès qu'un orifice est bouché, cela se manifeste (Lioutzeu). Mais nous touchons ici au chapitre de la morale, qui forme une autre division de notre sujet. Retenons seulement de ce court regard sur la métaphysique chinoise le tableau d'un monde où tout est de niveau, où tout est en état de stagnation, où tout, en restant le même, se renouvelle avec les saisons par une force propre et intime. La morale chinoise, telle que l'enseignent la tradition et les livres est adaptée à cet homme qui au milieu de la vaste rizière conduit attentivement son pas sur le rebord de son petit champ. Elle se résume en deux points que je définirai : L'attachement à la touffe et la précaution dans les mouvements. L'attachement à la touffe, c'est cette Piété filiale dont on a tant écrit et sur laquelle il me paraît inutile d'entrer en de longs développements. Il est certain que dans une communauté à la fois agricole et anarchique, en l'absence de lois et presque de Gouvernement, c'est dans les liens naturels, c'est dans le groupe de la famille que l'individu trouve sa force, son droit et sa protection. Le second commandement de ce code rudi-mentaire, celui de la précaution dans les mouvements est moins généralement connu et vaut qu'on y consacre quelque attention. Il se résume à ceci : Quand ses voisins sont nombreux et de force égale à la sienne, l'individu n'a pas la liberté de ses mouvements et doit se comporter à l'intérieur de son groupe suivant des conditions qui lui sont imposées. De là l'importance de tous temps accordée en Chine aux Rites et aux usages de la politesse extérieure. Les Chinois sont naturellement polis, comme des pierres en frottement perpétuel. Tous les rapports des individus entre eux sont réglés par un code impératif et minutieux. Chacun a sa place prescrite dont il ne saurait sortir sans déranger tout le corps social. Aussi les philosophes ont-ils toujours proposé au peuple et aux législateurs comme souverain bien la paix, la conservation de l'ordre obtenu. Il faut contenir son cœur, limiter son désir, observer les Cinq Relations comme le marin observe les points cardinaux, réprimer avec sévérité tous les éléments rebelles et aberrants. Je ne puis résister ici au plaisir de citer une page de l'antique Laotzeu, qui, mieux qu'aucun autre penseur, a su exprimer le fond de la pensée de ses compatriotes : « Celui qui a compris que tout revient au repos stable, celui-là est endurant, conciliant, semblable au Ciel, (taoïste, lequel traite tous les êtres avec une froide équité, sans amour ni haine) semblable au Principe (lequel n'agit pas) et durable comme lui. « Les hommes paraissent dans l'être par la naissance et rentrent dans le néant par la mort. Tous les êtres deviennent sans résistance, existent sans profit, agissent sans but. « La quiétude produit le vide. Il faut se vider au maximum du possible et défendre sa quiétude avec acharnement. « Agir comme n'agissant pas, faire comme ne faisant pas, jouir comme ne jouissant pas. « N'agissez pas, restez tranquille et le peuple se bonifiera de lui-même. Cela ne veut pas dire qu'il faille rester absolument inactif. Non, il faut prévoir, il faut s'y prendre d'avance, il faut faire attention à ce qu'on fait depuis le commencement jusqu'à la fin. Mais voici le point : il ne faut jamais interférer par son action dans le cours naturel d'une chose. Il faut respecter l'évolution spontanée. « Ah! si l'on mettait bon ordre à toutes ces sagesses et sciences, quel bonheur pour le peuple! Ah, si l'on supprimait toutes les théories sur l'humanité et la justice, le peuple redeviendrait pieux et bon. « II ne faut jamais mettre dans un emploi l'homme qui est le plus capable de l'exercer, car cela irrite le désir des autres qui se croient aussi capables que lui. « Le peuple doit être tenu dans une quiétude béate. Il faut éviter qu'il ait aucune ambition, aucun désir. Pour cela il faut vider sa tête et remplir son ventre, débiliter sa volonté et fortifier ses os. Il faut le tenir dans l'ignorance et empêcher ceux qui auraient quelque savoir d'en user. Que le peuple reste non-agissant et il sera facile à gouverner. « Ceux qui jadis appliquaient bien le principe n'éclairaient pas le peuple, mais s'efforçaient de l'abêtir. Le peuple n'est difficile à gouverner que quand il est instruit. Ceux qui donnent place à l'instruction dans leurs gouvernement sont les destructeurs des États. Diminuer les connaissances rend les États prospères. « Si j'étais le maître d'un pays, je n'emploierais aucun homme habile. J'interdirais l'usage des bateaux, des chars, des armes. En fait de science, je contraindrais mes sujets à en revenir aux cordes à nœuds (arithmétique primitive). Je les obligerais à se contenter d'une nourriture simple, d'habits simples, de demeures simples, de mœurs simples. Je les tiendrais tellement isolés, séquestrés, que les petits pays voisins, fussent-ils si proches que les coqs et les chiens pussent s'entendre, mes sujets mourraient de vieillesse avant d'avoir eu aucun rapport avec eux. « Envers les êtres qu'ils produisent, le Ciel et la Terre ne sont pas bons. Ils les traitent comme chiens de paille (poupées antiques). A l'Instar du Ciel et de la Terre, le Sage Gouvernant ne doit pas être bon pour ses sujets. Il doit les traiter comme chiens de paille. « II faut abhorrer la guerre et chérir la paix. Les armes sont des instruments néfastes dont le Sage ne se sert qu'à contre-cœur, quand il ne peut absolument pas faire autrement. » III. — Après avoir essayé de nous rendre compte de ce que sont les idées philosophiques religieuses et morales des Chinois, il nous reste à considérer les réactions qu'elles exercent sur leur vie pratique. Bien entendu, toutes les formes de la magie et du spiritisme sont connues en Extrême-Orient. Formes assez peu variées d'ailleurs, car, comme l'a montré Andrur Lang, depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, les essais de communication avec le monde surnaturel se sont toujours faits par le canal de procédés qui ne varient guère. On retrouve donc en Chine comme ailleurs le « poltergeist », les coups frappés dont parlent déjà les papyrus égyptiens et les sagas islandaises, l'écriture automatique, les cas de possession, les maisons hantées, etc. Mais c'est surtout la divination qui là-bas fournit un aliment aux besoins de spéculation sur l'inconnu. Dès les temps les plus antiques, en Chine comme à Rome, l'art d'interpréter les présages était une des plus hautes attributions du Gouvernement, et les textes les plus anciens contiennent des prescriptions minutieuses sur le rituel à employer pour consulter l'écaillé de tortue et les brins d'achillée. Aujourd'hui encore les clients les plus assidus des temples sont les femmes et les joueurs, et ces cavernes enfumées retentissent perpétuellement du bruit des fiches de bois que le client secoue dans un bambou creux jusqu'à ce que l'une d'elles venant à s'échapper lui révèle sa destinée. Mais le bouddhisme seul est venu donner à la Chine quelque chose qui réponde à la conception que nous nous faisons d'une religion proprement dite, c'est-à-dire l'idée de puissances supérieures qui s'intéressent à notre sort, de récompenses et de peines qui suivent nos actions bonnes ou mauvaises. Bien entendu le Bouddhisme extrême-oriental n'a pas grand'chose à voir avec le bouddhisme primitif au « Petit véhicule » qui n'est qu'une méthode progressive d'anéantissement (ou simplement d'abrutissement), et qui paraît d'ailleurs avoir eu une existence positive assez courte avant que quelques « cranks » Anglais lui aient rendu un semblant d'existence. Le « Grand Véhicule » facilite à ses fidèles l'accès du paradis et du Nirvana par le moyen d'intermédiaires divins appelés boddhisats (en chinois poussahs) et grâce à cette intervention nulle religion n'a plus de dieux que cette doctrine d'athéisme. Les plus achalandés sont Maitreya, le bouddha ou messie futur, Amida, le dieu de l'Ouest, Avalokiteçvara qui s'est amalgamé en changeant de sexe avec la Kouan yin taoïste. Le bouddhisme trouvait en Chine un accès d'autant plus facile que ses principales doctrines s'accommodaient admirablement avec le tempérament national. Sa théorie des Kalpas n'est que celle de la rotation qui a toujours été chère aux philosophes autochtones; sa recommandation du souverain bien placé dans le repos flattait les instincts les plus profonds de l'âme nationale. D'autre part certains apports nouveaux venaient, grâce à lui, combler les lacunes des anciennes doctrines. Le bouddhisme a introduit ou singulièrement fortifié l'idée du mérite ou du démérite, bien qu'entendue d'une manière toute différente de la nôtre et qui doit se rapprocher de la pensée des anciens Grecs [C'est là ce qu'on a appelé le fatalisme du théâtre grec' à propos duquel tant de sottises et de radotage.] Elle implique une conséquence toute physique et en quelque sorte automatique de certains actes à leur rétribution, « comme le son suit le coup sur la cloche ». Je ne sais s'il faut chercher là l'idée de péché, d'une souillure entraînant le désir de purgation. Les actes méritoires, la pratique des vertus, l'accomplissement de certains gestes, ont pour effet de délivrer non pas du péché, mais de la punition. Enfin le bouddhisme entraînant avec lui le dogme de la métempsycose satisfait aux besoins les plus profonds de sa clientèle : il fournissait pâture à son imagination en lui donnant une idée précise de l'autre monde sur lequel les autres doctrines n'apportaient que des renseignements vagues et incertains; il donnait satisfaction à son instinct de la justice, à la fois en expliquant les iniquités de ce monde par celles d'une existence antérieure et en ouvrant la perspective des vies futures à la réparation. Cette idée de la métempsycose, pratiquement aussi séduisante qu'elle est logiquement monstrueuse donnait matière à une infinité de contes et de légendes. Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'elle ait gardé une si forte prise sur l'âme populaire. Le bouddhisme n'est guère pratiqué aujourd'hui, sauf dans quelques régions du Sud, par exemple le Tché-Kiang, mais il n'est pas un Chinois qui ne croie à la métempsycose. C'est même un proverbe populaire pour faire entendre d'un homme qu'il est une brute que de dire : II ne croit pas à la métempsycose. Le lecteur, en parcourant ce tableau sommaire des croyances religieuses des Chinois, ne manquera pas de s'apercevoir qu'il présente bien des contradictions. Par exemple en ce qui concerne l'état de l'âme après la mort, il se demandera comment un seul et même homme peut croire à la fois qu'elle se dissout (doctrine des lettrés), qu'elle survit sous une forme plus ou moins personnelle (culte des morts et des héros divinisés), et qu'elle revient incessamment sous des formes. toujours nouvelles (métempsycose). Ces contradictions laissent le Chinois parfaitement insensible et ne l'incommodent en rien. Ses croyances ne lui sont pas fournies du dehors, par une révélation logiquement interprétée et développée. Elles sont le prolongement et l'œuvre des besoins simultanés de son cœur, de son intelligence et de son imagination, et il ne s'étonne pas plus de trouver la contradiction dans ses rêves que dans ses instincts. |
|
99 | 1948.4 |
Claudel, Paul. Sous le signe du dragon [ID D3550]. (4) CHAPITRE V L'EUROPE EN CHINE Quand on parcourt l'histoire des peuples d'Orient ou qu'on voyage au travers des immenses plaines de l'Inde et de la Chine, l'impression qui domine nos esprits d'Occidentaux est celle de stagnation. Une dynastie succède à l'autre, une invasion triomphe puis s'épuise, les séditions avec des succès divers font rage dans un coin ou dans l'autre de la grande aire fermée, mais nulle part on ne voit ce qu'on est généralement convenu d'appeler le progrès, ou ce que Bos-suet appelait la Suite des Empires, nulle part un sens, un développement, une évolution, qui donne à chacune des périodes de l'histoire une figure distincte et empêche, à travers les dates,de les confondre. Ici chaqueévé-nement, qui semble provenir de l'extérieur et du hasard plutôt que d'un besoin intime et vital, détermine dans le bassin clos une série d'ondulations, d'oscillations, plus ou moins violentes, après quoi tout revient à l'inertie et reprend le niveau accoutumé. Qui a vu de nos jours un hameau du Honan et du Shantoung avec ses maisons de terre, ses charrettes aux roues grossières inscrites sur un H de planches, ses pagodes croulantes, sa digue, son petit canal, ou l'une de ces sous-préfectures du Tchi-li, toutes semblables dans leur quadrilatère de murailles crénelées, les a vues telles qu'elles étaient sans doute du temps de Kanghsi, ou de Marco-Polo, ou de Confucius, ou de l'Empereur Ou. En Asie tous les moments de l'histoire sont contemporains. Le ciel et la terre n'ont pas bougé, les idées n'ont pas bougé, les moeurs n'ont pas bougé, la grande nappe humaine n'a pas bougé. Il n'y a eu que le vent et la pluie, le soleil toujours là, l'Empereur toujours là, telle année une inondation, telle autre un incendie, telle autre une invasion de Hsieng Wu. Ces énormes masses humaines n'ont jamais connu le levain, j'entends ce prodigieux ferment de discorde et de civilisation qu'est le Christianisme et qui ne permet plus la paix aux peuples chez lesquels il a profondément pénétré. Et bien qu'il n'entre pas dans le plan du présent ouvrage de parler des Missions, je voudrais cependant ouvrir ici une sorte de parenthèse et dire quelques mots de la prétendue tolérance bouddhique à l'égard du Christianisme. Nulle part, à aucun moment, en aucun lieu du monde, le Christianisme, (j'entends éminemment par ce mot le Catholicisme), n'a rencontré et ne pouvait rencontrer l'indifférence, et son introduction ou son maintien, chez un peuple comme dans une âme, ont toujours été accompagnés de réactions énergiques. La raison en est que le Christianisme n'est pas une collection de croyances personnelles que chaque individu est libre d'accommoder aux circonstances où il se trouve placé; il apporte avec lui un organe nouveau, une cellule étrangère, l'Église, il introduit au sens suprême le principe d'exterritorialité. Il y a dans tout chrétien une part désormais qui n'est plus nationale, qui est soustraite à toute prise contingente, à toute autorité humaine, à toute tradition, à toute obligation sociale, tribale, ou familiale, qui est libre en un sens supérieur à tous les rêves de l'anarchie. Et il y a en même temps sur lui une autorité nouvelle, près de laquelle le plus étroit despotisme est indulgent, car ce n'est pas l'homme extérieur qu'elle contraint, mais l'homme intérieur qu'elle anime, qu'elle critique et qu'elle informe. Il n'y a donc pas à s'étonner du trouble profond que le Christianisme a causé dans le vieux pays de civilisation collective que nous venons de décrire. Par l'interdiction du culte rendu à la tablette des ancêtres, le néophyte est séparé de sa famille. Par l'interdiction de toute participation aux processions, banquets et cérémonies en l'honneur des idoles, il est séparé de son village. Par l'interdiction des sacrifices et prosternations en l'honneur de Con-fucius, il se sépare de la doctrine nationale, il est frappé d'incapacité à toutes les fonctions publiques. Par sa croyance à un dieu étranger, par son union bizarre avec des personnages exotiques que les anciens Chinois plaçaient en quelque sorte au-delà des limites de leur univers, il est comme excommunié de son propre peuple. Il n'est pas étonnant dans ces conditions, qu'au début, dans un pays aussi homogène, aussi compact et aussi exclusif, le Christianisme, une fois les malentendus écartés, ait fait si peu de prosélytes et seulement dans les classes inférieures, et qu'il ait suscité des persécutions violentes. Il n'en allait pas de lui en effet comme du Bouddhisme qui ne dérangeait rien et ajoutait seulement quelques figures au Panthéon indigène : ou même du maho-métisme qui, autant que je puis en juger, ne paraît pas avoir eu en Chine aucune activité de prosélytisme et dont les adhérents se sont multipliés ça et là simplement par prolificité naturelle. Les premiers chrétiens indigènes, comme leurs pasteurs, ont été soumis à de dures épreuves, et il serait injuste de ne pas reconnaître le courage souvent héroïque qu'ils ont mis à confesser leur foi. Aujourd'hui que la vieille Chine se dissout et que les missionnaires ont à peu près le champ libre, leur moisson s'accroît, et c'est par dizaines de mille que dans certaines régions de l'Empire, spécialement dans le Nord, ils comptent leurs recrues annuelles. Avant l'invention de la vapeur et le percement du Canal de Suez, l'accès des Européens à la Chine, qui suivirent les traces de saint François Xavier et de Raphaël Peres-trello, n'eut pas relativement de conséquences très graves pour le vieil Empire. La liste des barbares extérieurs s'accrut simplement dans les archives mandarinales de quelques noms bizarres. L'activité des missionnaires jésuites qui, grâce aux troubles résultant d'un changement de dynastie et à la faveur dont jouissaient auprès de l'Empereur Kanghsi certains membres éminents de la Société, avait pu quelque temps s'exercer avec succès, ne tarda pas à être cruellement réprimée, dès que les deux vieux adversaires, le paganisme et la chrétienté, sous de nouveaux accoutrements se furent reconnus et compris. Depuis le règne de Yung tchang jusqu'au traité de Whampoa (1844), le Christianisme fut légalement proscrit en Chine, et les missionnaires, pour la plupart cantonnés à Pékin ne purent se livrer qu'à un prosélytisme précaire et dispersé. Quant aux Européens venus pour faire du commerce à la Chine, il faut reconnaître que les opérations de ces aventuriers, soustraits à tout contrôle et à toute sanction de leurs propres gouvernements, se distinguaient peu au début de la simple piraterie. Aussi les Chinois, après avoir massacré 800 d'entre eux à Ningpo, enfermèrent-ils étroitement les marchands portugais dans l'unique concession de Macao, dans des conditions moins dures toutefois que celles acceptées du Japon par les HoÛandais de Desima. Macao resta pendant de longues années le seul point de contact entre la Chine et l'Europe et les ambassades envoyées à Pékin par les diverses puissances occidentales pour améliorer cette situation n'aboutirent à aucun résultat. Cependant si Macao était le seul point où l'Européen eût le droit de s'établir à demeure, dès le vme siècle celui-ci obtint ]e droit, suivant la nationalité à laquelle il appartenait d'avoir à Canton même une factorie et d'y séjourner tout le temps que son navire restait dans le port. Il y eut ainsi à Canton des factories hollandaises, anglaises (East India Company), suédoise, française, impériale, espagnole et danoise. Cette factorie était à la fois le comptoir, le magasin, le trésor et la résidence du « facteur » ou Agent pendant le temps de sa résidence à Canton. Du côté Chinois l'institution appelée Hong, ou Co-hong, ou Guilde, était le seul intermédiaire par lequel des relations commerciales pouvaient être nouées avec le Céleste-Empire. Ce corps reçut en 1725 le monopole absolu de toutes les relations avec les étrangers, en même temps qu'il se rendait responsable de leur solvabilité et de leur bonne conduite. Les membres de cette corporation étaient au nombre de treize. Naturellement le monopole dont ils étaient investis était pour eux une source d'énormes bénéfices. Chacun de ses membres avait à payer pour sa nomination 200.000 taëls, soit près de 1.500.000 francs. Ils étaient soumis de temps en temps à des souscriptions « volontaires » disons par exemple 100.000 taëls pour les inondations du fleuve Jaune; ils avaient à garder de bonnes relations avec la cour à Pékin et avec les fonctionnaires de Canton, spécialement celui qui leur était préposé, le Hoppo; enfin à se soumettre au vaste régime de squeezes et de pourboires qui a toujours existé en Chine. Néanmoins lorsque Canton en 1841 eut à payer une rançon de 6 millions de dollars (près de 30 millions de francs), les marchands du Hong à eux seuls contribuèrent pour le tiers. Le plus connu d'entre eux, Howqua avouait en 1834, c'est-à-dire neuf ans avant sa mort une fortune de 26 millions de dollars. Les étrangers réduits à un tête-à-tête redoutable avec la puissante Compagnie étaient d'autre part soumis à la réglementation la plus stricte qui avait encore été resserrée en 1760. Ils ne pouvaient avoir avec eux à Canton « ni femmes, ni fusils, ni armes d'aucune espèce ». Tous les Chinois ayant des rapports avec eux devaient être munis d'une licence spéciale. Le nombre de leurs domestiques était limité à huit dont les fonctions étaient spécifiées. Ils ne pouvaient sortir de leurs résidences que pour aller, trois fois par mois, aux Jardins de fleurs, (à 1 mille au-dessus de Canton). Il ne leur était pas permis de s'adresser directement aux autorités chinoises. Chaque navire à son entrée à Canton, avait à payer près de 10.000 francs en droits de toute nature. Le commerce entre la Chine et l'Europe était à cette époque exclusivement limité aux articles de luxe. Les cotonnades, qui aujourd'hui constituent à l'importation près de 44 % du chiffre total, n'avaient alors aucune place sur les manifestes. Bien au contraire on allait chercher en Chine certains articles légers, comme les nankins. On importait un peu de drap, un peu de mercure, du plomb pour l'emballage du thé, de la ferraille comme lest, de l'argent monnayé, dont l'usage se répandait peu à peu dans toute la Chine. (Encore aujourd'hui sur le Yang Tsé on fait usage des dollars espagnols de Charles IV, ou carolus). Une grande partie de la cargaison paraît avoir été composée de ce que les Anglais appellent des curios, représentant une grande valeur sous un petit volume. C'était la Chine en ce moment qui demandait à l'Europe les objets d'art et les bibelots que nous lui achetons aujourd'hui. On peut conclure de là, ce que d'autres signes indiquent par ailleurs, que la richesse et le luxe du pays étaient beaucoup plus grands à cette époque qu'ils ne le sont aujouid'hui. C'est de nos jours seulement que l'on peut se faire une idée de la quantité prodigieuse de jolis articles de bijouterie, de montres, de boîtes à musique, de fins émaux, de pendules d'un art parfois admirable, etc. qui furent importés à Canton pendant un siècle et demi et que les Européens commencent à racheter à leurs détenteurs ruinés. Il faut ajouter à cette liste le tabac dont les Chinois paraissent avoir connu l'usage par les Espagnols de Manille, et surtout l'opium, dont les propriétés médicinales n'étaient pas ignorées, mais que les Hollandais les premiers commencèrent à fumer, mélangé avec le tabac. Cette drogue, ainsi que l'arsenic, était à cette époque considérée, peut-être avec raison, comme un puissant remède contre la dysenterie et la malaria, partout répandues dans ce pays de rizières. Une lettre du médecin hollandais, Jacob Bontiers, datée de Batavia, 1629, contient le passage suivant : « si nous n'avions l'opium dans ces pays chauds pour en faire usage en cas de dysenterie, de choléra, de fièvre ardente et d'affections du foie, notre médecine serait désarmée ». Jusqu'en 1773 l'opium fut importé à Canton exclusivement par une maison portugai?e de Goa. Puis les ventes augmentèrent rapidement par l'instrument surtout des marchands anglais, spécialement de la Compagnie des Indes. Il faut surtout attribuer ce développement tant au goût des consommateurs indigènes qu'à la nécessité pour les importateurs de se procurer des articles de vente pour faire la contrepartie de leurs achats de thé. Différents édits prohibitifs, (le premier est de 1723, le dernier de 1800), ne parurent avoir d'autre effet que d'augmenter les bénéfices des marchands et les profits des autorités chargées d'assurer la non-exécution des ordres impériaux. On sait que la maladroite intervention d'un Vice-Roi honnête et borné vint changer cet heureux état de choses et détermina la guerre de 1842 et les grands événements qui en furent la conséquence. Les marchandises qu'en retour l'Europe à cette époque venait demander à la Chine étaient, en première ligne et presque exclusivement le thé, puis un peu de soie, et enfin quelques « curios », porcelaines, laques et ivoires sculptés. Il est même à remarquer que les fameuses manufactures de Kiang ti chen fabriquaient à ce moment et fabriquèrent jusqu'en 1840, des articles spéciaux destinés à l'exportation européenne que l'on ne trouve pas en Chine même (services de table, plaques décoratives pour meubles, potiches, etc.). En général la porcelaine destinée aux Européens de cette époque, celle qu'on appelle encore « le vieux Chine », est assez grossière, et si les couleurs et les émaux en sont remarquable?, les blancs sont bossues et remplis de défauts (mao-pings). Tous les achats se faisaient comptant et en numéraire. L'agent européen, placé en tête-à-tête avec les agents du Co-hong, n'avait aucun moyen de discuter les prix. «L'étranger, dit Morse à qui j'emprunte ces détails, était entouré d'un voile impénétrable, il n'avait aucun accès sur les marchés, il ne pouvait même se promener dans la ville : il ne pouvait avoir aucun moyen d'information et d'enquête sur la valeur réelle de ce qu'il vendait ou de ce qu'il achetait. » Jusqu'en 1834 les Chinois étaient maîtres absolus de la situation. Mais l'arrivée de Lord Napier à Canton changea la face des choses et les mesures prises contre les marchands d'opium précipitèrent une ciise inévitable. La guerre de 1842 éclata et produisit les résultats que l'on sait. Elle ouvre la seconde période des relations de la Chine avec l'Europe qui se clôt avec la guerre de 1860, avec les traités qui en sanctionnèrent les résultats et avec la reprise de Nankin sur les rebelles en 1864. Sur la question de la légitimité de la guerre de 1842, sur le droit qu'avait l'Angleterre de forcer les portes d'une partie d'un monde qui prétendait à l'isolement, on a versé beaucoup d'encre inutile. Il faut voir là simplement un épisode de ce grand mouvement d'expansion, de conquête et de curiosité qui au xixe siècle poussait l'Europe à prendre conscience de toutes les parties de la planète. Quand les Pôles eux-mêmes et le Centre de l'Afrique attiraient tant d'explorateurs, comment l'Extrême-Orient aurait-il pu maintenir ses cloisons? La seconde période qui comprend tout le milieu du XIXe siècle fut pour la Chine une des époques les plus critiques qu'elle eût jamais traversées. Une effroyable révolution, suscitée par un illuminé, élève des missionnaires protestants, qui se croyait une seconde incarnation du Christ, dévasta les provinces du centre de la Chine, les plus riches et les plus peuplées. Du côté des Rebelles aux longs cheveux comme des Impériaux, des exterminations démesurées, d'irréparables destructions (par exemple celles de la fameuse fabrique de porcelaines de Kiang te chen) furent consommées. L'insurrection (dont l'histoire si curieuse demeure en somme peu connue) échoua pour trois raisons. En premier lieu, c'était une révolte de coulis, de parias, de déclassés et de déracinés, dont tout le succès fut dû à l'inertie qu'elle rencontrait devant elle, car il n'est guère plus difficile de massacrer 10.000 moutons qu'un seul. Elle avait contre elle la « gentry », les fonctionnaires, les bonzes, les lettrés, toute la classe possédante et établie. En second lieu elle n'avait pas de gouvernement, pas d'administration à substituer à tout ce qu'elle détruisait. Son combustible une fois épuisé, elle s'éteignit comme un feu de prairie. Enfin et surtout elle eut contre elle les européens. C'est grâce aux armes européennes, à l'organisation européenne, aux officiers européens tels que les Gordon, les Gicquel et les Segonzac, qui s'engagèrent au service de l'Empire que la révolte fut vaincue et ses dernières citadelles emportées. C'est donc l'Europe à ce moment, il ne faut pas l'oublier, qui sauva la Chine, cependant qu'à Pékin ses armées arrachaient à celle-ci la reconnaissance définitive des droits de l'Occident. Cette période d'anarchie succédant à la profonde humiliation que l'Empire avait essuyée en 1842, fut éminemment favorable à la propagation de l'influence européenne. Les Missions se répandirent dans tout l'Empire, les anciennes chrétientés furent retrouvées et réorganisées, et de nombreux vicariats confiés à des prêtres de tous les ordres et de toutes les nations (surtout Français) se partagèrent les Dix-huit Provinces. D'autre part, en l'absence d'une administration des douanes sérieusement organisée, le commerce européen, mal contenu dans les cinq ports qui lui étaient ouverts jouissait en fait d'une grande liberté. La contrebande de l'opium florissait et l'usage de la drogue, avec une effrayante rapidité, se répandait dans tout l'Empire où les plantations de pavots couvrirent bientôt de vastes étendues. Les importations de cotonnades prenaient une importance considérable. Les fins clippers américains transportaient le thé dans des conditions de célérité inconnues jusque-là. Un vaste courant d'émigration s'établissait sur les deux Amériques, l'Océanie.rinsulinde. Les « Prince Merchant » sédifiaient leurs fortunes précaires dont de grandes maisons délabrées dans un « back port » abandonné ça et là demeurent les témoins pathétiques. La troisième période, qui commence au début des années soixante et se prolonge jusqu'à la deuxième prise de Pékin par les armées alliées en 1900, pourrait s'appeler le règne de Li Hung Tchang. Elle est, en effet, dominée par la figure du célèbre Vice-Roi, dont la faveur politique, née des services qu'il rendit en étouffant l'insurrection desTaiping, ne se démentit guère jusqu'au moment de sa mort. C'est la période des transactions où la Chine essaie de rester ce qu'elle est, en accordant au monde extérieur sur son autorité et sur son territoire un certain nombre de concessions. Elle réussit en effet à garder quelque temps une espèce d'équilibre provisoire et menacé que les guerres avec la France (1885), le Japon (1895) et enfin l'agression allemande de 1898 finissent par rompre. La brève convulsion des Boxers fait enfin éclater en plein jour la double impuissance par rapport l'une à l'autre, et de l'Europe et de la Chine. Cependant la période des grandes rébellions se ferme. Les deux insurrections musulmanes du Kan sou et du Yunnan sont étouffées dans le sang. Quelques sociétés secrètes, les Vieux-Frères, les Grands-Couteaux, les Végétariens, émeuvent de temps en temps les esprits contre les missionnaires. Mais ce ne sont jamais que quelques attentats isolés, quelques pilleries auxquelles l'apparition des canonnières européennes met prompt ement une fin. En même temps le Canal de Suez s'est ouvert, deux voies ferrées traversent de part en part le continent américain, au Sud et au Nord de l'Empire se fondent de grands établissements européens, les distances se raccourcissent, les lignes de navigation se multiplient, la Chine entre avec le reste du monde dans des rapports de plus en plus nombreux et serrés. L'introduction de la machinerie européenne est permise après le traité de Shimonoseki (1895) ; le premier chemin de fer, de Hankéou à Pékin est construit par les Belges et les Français, bientôt suivis par les Russes qui lancent leur Transsibérien à travers la Mandchourie. Une série d'emprunts est contractée à l'extérieur. Les Européens sont admis à s'établir et à faire le commerce dans une trentaine de « ports ouverts », situés non seulement sur la côte, mais au plus profond du continent chinois, sur des points tels que Mongtze, Szemao, Chungking. La plus complète liberté d'évan-gélisation est reconnue aux missions qui reçoivent même le droit de posséder dans toute l'étendue de l'Empire. Dans quelques-uns des ports ouverts, des parcelles de territoire chinois, sous le nom de Concessions ou Settle-ments, peuplés en majeure partie par des Chinois, sont soumises avec quelques restrictions, à l'administration des étrangers. (A Shanghaï 400.000 Chinois vivent actuellement sur les deux Concessions française et internationale). La personne des étrangers est considérée par une fiction juridique comme n'étant pas en Chine, tout en y étant. C'est ce qu'on a appelé le principe d'exterritorialité. [Sur l'exterritorialité voir l'ouvrage du juge de Hong-Kong Piggott, Exterritoriality.] L'étranger emporte partout sa patrie à la semelle de ses souliers. Il n'est soumis qu'à sa seule loi, il n'est responsable qu'au regard de ses propres magistrats, les Consuls. Si un litige s'élève entre deux étrangers, c'est le tribunal du défendeur qui est compétent. Entre un étranger et un Chinois, si le premier est défendeur, c'est le Consul; si c'est le second, c'est l'autorité chinoise, mais le Consul a le droit de se faire représenter aux audiences et des textes vagues et mal rédigés semblent indiquer qu'il doit avoir aussi une certaine part à la décision. Enfin les Douanes maritimes sont entièrement soumises à une autorité étrangère, l'Inspecteur général est forcément Anglais, le personnel directeur est entièrement composé d'étrangers. [L'administration des douanes I.M.C. est également chargée du service des ports et des phares, des inspections sanitaires, et pendant longtemps l'a été également de la poste.] La liberté du commerce le plus absolu est stipulée, moyennant le payement des droits de douane et d'un droit forfaitaire dit droit de transit, en ce qui concerne la personne des commerçants dans les limites des ports ouverts, et en ce qui concerne les marchandises pour tout l'Empire. Les coalitions à leur encontre sont formellement interdites. Il semble donc que les traités, toujours en vigueur, assurent aux Européens en Chine une situation non seulement normale mais privilégiée. Elle n'est pas cependant aussi favorable qu'elle le paraît. Tout d'abord en ce qui concerne uniquement la situation des étrangers au point de vue de leurs rapports entre eux, l'insuffisance des traités est devenue évidente. L'importance et la complexité des intérêts engagés, la nécessité de lois détaillées répondant aux circonstances du temps, de lieu et de fait au lieu d'ordonnances incomplètes et surannées, de textes communs et sûrs engageant également et sous les mêmes sanctions les deux parties, sont tout autres aujourd'hui qu'au moment où les traités de Tien-tsin furent signés. Pour ne citer que quelques faits, l'établissement des mines, des industries diverses, des chemins de fer où les Européens ont une part d'administration est venu changer la situation du tout au tout. En ce qui concerne les indigènes la question de leur statut judiciaire à l'égard des Européens ne s'était guère posée jusqu'à ce jour. Pendant longtemps les négociants chinois ont joui d'une réputation d'honnêteté en somme méritée, et l'on pouvait avoir confiance en leur seule parole. Peut-être d'ailleurs, en vertu de l'adage « Le besoin crée l'organe », faut-il voir dans cette probité une conséquence simplement de l'état social anarchique que nous venons de décrire, où, en l'absence de toute autorité capable de leur assurer une sanction, les obligations avaient toutes en quelque sorte le caractère de dettes d'honneur, comme chez nous les dettes de jeu. Cette antique moralité des négociants chinois est aujourd'hui bien détériorée, et en présence de l'incompétence, de la paresse et de la mauvaise volonté des autorités locales, l'absence de toute loi, de toute règle et de tout contrôle commence à se faire ciuellement sentir. D'autre part les barrières interposées entre le négociant européen et la clientèle indigène, dissipées théoriquement par les traités, se sont bientôt reformées un peu plus loin, plus étroites que jamais. Il est à peine exagéré de dire que l'Européen est redevenu aujourd'hui aussi isolé du pays avec lequel il cherche à trafiquer, aussi éloigné de tout rapport direct avec les producteurs et les clients qu'aux jours du Co-hong. Tout d'abord remarquons que, les ports à peine ouverts, l'établissement des péages, ou, suivant le terme chinois, des likins est venu mettre entre eux et la région extérieure, non pas une clôture, mais une série de digues et d'écluses qui épuisent le courant à peu de distance de l'aire privilégiée. Les longues protestations des Puissances sont demeurées lettre morte, les passes de transit prévues par les traités pour assurer la libre circulation des marchandises, devant la coalition d'innombrables mauvaises volontés sont tombées presque partout en désuétude. Enfin l'existence même des likins contre lesquels l'Angleterre avait si ardemment combattu, a été depuis dix ans reconnue et sanctionnée par divers traités : ils servent aujourd'hui de garantie à de nombreux emprunts conclus à l'étranger. En outre, pour diverses raisons dont la meilleure est l'ignorance générale de la langue et des usages locaux, l'Européen ne traite jamais directement avec son vendeur ou son acheteur (lui-même presque toujours un négociant en gros ou un courtier), mais par un intermédiaire qui porte le nom de comprador. C'est le comprador qui amène et qui discute toutes les affaires, c'est lui qui garantit la solvabilité du client chinois à l'égard de la maison européenne, et celle de l'Européen à l'égard des correspondants chinois. C'est lui qui met en mouvement toute la file des courtiers, qui se renseigne sur l'état des marchés, qui passe les contrats, qui sollicite les offres, qui contrôle les cautions, qui se procure le numéraire, qui traite avec les banques locales etc. L'Européen n'intervient que quand les marchandises sortent de son magasin et que l'argent entre dans sa caisse. Enfin la troisième barrière et peut-être la plus impénétrable est celle du change. Une partie d'un prochain chapitre sera consacrée à cette question. Il suffit de dire qu'entre le vendeur-acheteur européen et le vendeur-acheteur intérieur, il n'existe pas de commune mesure qui serve de base à leurs tractations. Toute marchandise avant d'être marchande à cinquante milles du « Godown » de Butterfield ou de Jardine a sa valeur reportée sur tout un ensemble d'échelles qui échappent au calcul d'une cervelle occidentale. Tel est le système transactionnel qui fonctionne tant bien que mal en Chine depuis une cinquantaine d'années et qui commence à montrer des signes certains d'usure et de décrépitude. Mais avant de clore ce chapitre d'histoire, il nous sera permis comme pendant au portrait bien insuffisant que nous avons tenté du Chinois, de tracer avec le rude crayon des anciens « Peintres de la Marine » un petit croquis de l'Européen à la Chine. Car bien que les « étrangers » appartiennent à des nationalités fort différentes, le climat et les conditions ambiantes font de lui un type assez uniforme. Tout d'abord disons que le caractère le plus commun, le plus sensible, de tous les résidents européens à la Chine, c'est la soif. Qu'il soit Anglais, Français, Allemand ou Belge, qu'il s'agisse de combattre les glaces du Nord ou les ardeurs de Canton, le vent jaune de Tien-tsin ou la malaria des « paddy fields », le dessèchement de l'air de Mongolie ou l'évaporation des étuves du Yang tze kiang, l'ennui des petits ports ou le surmenage des grands emporiums, le blanc absorbe du liquide dans des proportions magnanimes qui frappent le nouveau venu d'étonnement. Il boit de tout, de l'absinthe et du Champagne, du vermouth et du gin, du vin du Rhin et de la bière, cocktails, zizis et « brandy smashes », et surtout l'universel « whisky and soda » : par coupes, par petits verres, et de préférence par énormes gobelets ou récipients d'un demi-litre que l'on appelle des « tum-blers ». On boit au club, au salon, au bureau, dans la chambre à coucher, en chemin de fer, en house-boat. On souhaite la bienvenue de ceux qui arrivent, on porte la santé de ceux qui partent, on traite toutes les affaires, on règle tous les litiges, on célèbre tous les succès, on se console de tous les déboires en buvant. Ces mœurs aident beaucoup à expliquer la rapidité avec laquelle se renouvelle la population européenne des ports ouverts, en sorte que le revenant après une absence de cinq ou six années s'y trouve presque dépaysé. Beaucoup de ses vieilles connaissances font la sieste définitive, non plus sur les bons canapés du club, mais parmi les magnolias d'un joli petit cimetière au-dessous d'une tombe élevée par souscription. D'autres ont dû regagner l'Europe au plus vite : c'est eux que l'on rencontre dans les hôtels de Suisse se nourrissant de macaronis et s'abreuvant d'eau limpide et de « Château Lavache ». Les plus intrépides font monter jusqu'à leur bouche, au moyen d'une serviette passée autour de leur cou, une main qu'agité le D.T. (petit nom familier du delirium tremens), ou comme certain officier d'administration que j'ai connu, mouillent leur absinthe avec de l'eau de Vichy. Une des raisons de ce goût pour le boire est l'inoccupation complète où pendant une grande partie de l'année se trouvent les Européens. Je rappelle d'abord qu'une bonne partie de leur travail, souvent la plus pénible est faite par leurs employés chinois ou macaïstes. En outre tout le commerce du pays se fait par saisons. Il y a une saison pour le thé, une saison de la soie, des peaux, des arachides, etc. Pendant l'hiver en général, même lorsque les glaces comme dans les ports du Nord, ne viennent pas arrêter les communications, l'activité commerciale est suspendue, et le gros effort à donner coïncide précisément avec les mois les plus accablants de l'année. Il n'est vraiment pas étonnant que dans ces conditions, des malheureux, sans famille, sans patrie, sans distractions, cherchent dans l'alcool à la fois un stimulant et un stupéfiant. Quand on a eu le plaisir de connaître l'intérieur de ces marmites autoclaves qui sont les ports du Yang tze pendant les mois d'été, on est indulgent pour bien des excès. Il n'est que juste d'ailleurs, de noter un autre trait commun à tous les Européens d'Extrême-Orient, c'est qu'ils ont le cœur et la bourse larges. L'horrible défaut, si fréquent dans le vieux pays, si odieux à tout vrai colonial, désigné sous le nom de « mean-ness », ou pingrerie, est là-bas inconnu. Un hôte, une famille entière, à votre table ou sous votre toit, pour le temps qui leur convient, sont toujours généreusement accueillis. Un commerçant honnête et sérieux qui débute trouve partout du crédit. Celui qui ne réussit pas trouve la compassion et ce peu d'aide qu'on peut lui donner. On rapatrie les familles des morts et on se charge de leurs enfants. La solidarité qui n'existe pas toujours entre les vivants se rétablit avec les morts. L'Européen de Chine n'emploie pas d'ailleurs exclusivement tous ses loisirs à boire. Il fait du sport, il en fait beaucoup et même trop. Il lit, et pas toujours des romans. Dans les plus petits ports on tient à honneur que la bibliothèque du club soit abondamment fournie. On y trouve une riche littérature de mémoires, de livres d'histoires et de voyages, et même des collections dispendieuses comme les « Sacred Books of thé East ». La seule bibliothèque qui m'ait vraiment scandalisé par le petit nombre, par le choix et par l'état des livres qui la composent est celle de Pékin, dans un club fréquenté presque exclusivement par les diplomates. Mais toutes les Légations, comme on sait, sont abondamment pourvues par leurs propres moyens au point de vue de la nourriture imprimée. (Je regrette de ne pas avoir ici à ma disposition le fameux point d'ironie.) Somme toute, je pense toujours avec plaisir aux braves gens parmi lesquels j'ai vécu les quinze plus belles années de mon existence. Et puisque j'en trouve l'occasion, je voudrais les justifier du soupçon répandu parmi les consommateurs de littérature facile, que c'est parmi eux que l'on rencontre l'être bizarre connu sous le nom de « l'Aventurier à la volonté de fer ». On sait que parmi les faiseurs de romans les pays chauds sont considérés comme éminemment favorables à la constitution de ce métal psychologique, de même qu'il suffit à Denis ou à Raymond, quand ses amours avec Germaine ou Pétronille sont contrariées, de prendre la sombre résolution de s'expatrier et d' « acheter un ranch » (comme ce mot gratte délicieusement le palais!) pour atteindre la fortune. Quant à moi, au cours de mes voyages sur pas mal de grand'routes, je n'ai jamais rencontré ce type curieux, excepté peut-être à Marseille ou chez de très jeunes administrateurs civils. Pas plus d'ailleurs qu'à Paris même je n'ai rencontré de numéros aussi aimablement entr'ouverts, mois, souriants, détrempés et pantouflards que les héros préférés de nos comédies de boulevards. L'observation de Stevenson, ce grand connaisseur de toutes les choses exotiques est profondément vraie : si un homme s'expatrie, ce n'est pas en général par goût des aventures ou par l'élan d'un caractère impatient de la contrainte, c'est simplement parce qu'il ne tenait pas, et qu'il s'est comme de lui-même décroché. Interrogez-le : ce sont toujours les circonstances qui ont décidé de son départ. Vous ne trouverez jamais chez un expatrié cette foi extatique dans les choses de ce monde, cette ténacité de propos, ce féroce appétit de pouvoir et d'argent qu'on admire chez les héros de Balzac. L'expatrié a toujours quelque chose de loose, de mal attaché, de foncièrement indifférent dans son âme comme dans son corps nonchalant et dégingandé qui flotte sous le large vêtement de toile. Il s'engage dans l'aventure sans autre réflexion que le bouchon qui file vers le moulin. Mais il est juste de terminer ce chapitre par des paroles plus graves, et de rappeler que si l'histoire de ses rapports avec la Chine est souvent un récit de violence et de destruction, l'Europe a versé aussi généreusement dans cette étreinte avec l'antique barbarie le sang des plus purs et des plus généreux de ses enfants. La plus large part de cette précieuse libation est française, comme il convient. Et ce livre serait bien inutile s'il ne i appelait les noms de tant de héros, missionnaires, sol-dafs et médecins, morts au service de la Chine, pour l'humanité, pour le devoir, pour l'honneur, pour la gloire de Dieu, des Perboyre et du Protêt, des soeurs de charité de Tientsin, du consul Fontanier, de l'enseigne Henry, des docteurs Mesny et Chabaneix, et de tant d'autres! Et en somme on peut dire que c'est aux Européens et à l'ordre par eux tant bien que mal introduit que l'Empire chinois doit la période matériellement la plus heureuse de son histoire. |
|
100 | 1948.5 |
Claudel, Paul. Sous le signe du dragon [ID D3550]. (5) CHAPITRE VI LE COMMERCE ET L'INDUSTRIE Les indications éparses au cours des chapitres précédents, ont déjà donné l'idée de ce que peut être le commerce intérieur ou extérieur de la Chine. A l'intérieur, comme il faut s'y attendre dans ce pays de production homogène, on ne peut constater de grands coulants d'échanges, aucune province ne dépend absolument d'une autre pour les articles de première nécessité. Le seul exemple qu'on ait pu citer longtemps de ces compensations régulières est celui des sucres de la région de Swatow qui étaient envoyés en Mandchourie, d'où leurs vendeurs importaient des tourteaux de fèves destinés à l'engrais des champs de cannes. Ce trafic a servi longtemps de soutien principal à la navigation côtière. Aujourd'hui il est gravement menacé, sinon complètement interrompu. D'une part les sucres du Kwang-tung ne peuvent plus lutter avec ceux que raffinent à Hong-Kong les grandes usines de Butterfield; d'autre part les tourteaux de fèves, dont les vertus fécondantes viennent d'être révélées à l'Europe, sont achetés maintenant en grande quantité par les Japonais et la clientèle étrangère. Il faut mentionner aussi le commerce du riz. Certaines parties du Sud et de la Chine (Kwantung et Fo Kien) se trouvent en déficit alimentaire chronique et sont obligées de faire venir le surplus de céréales dont elles ont besoin du Yang tze, spécialement de la région du Wuhu. Cette nécessité économique, beaucoup moins grande aujourd'hui, depuis que les relations sont si faciles avec la Cochinchine et le Siam, sert à expliquer la dépendance politique par rapport au reste de l'Empire de ces provinces qui en sont séparées par la nature et par les tendances de leurs habitants. En dehors de ces exceptions et de quelques autres, le trafic intérieur de la Chine se limite à des articles de pacotille, ce que les statistiques de la douane appellent des « Sundries », faïences, papiers, médicaments, quincaillerie, fruits secs, etc. et au transport des marchandises étrangères entre les ports ouverts et les différents centres intérieurs. Avant de passer à l'examen du commerce extérieur une question préliminaire se pose : c'est l'évaluation du dommage que la concurrence étrangère a pu infliger à l'ertreprise locale. Sur un point au moins ce dommage paraît certain, comme d'ailleurs il était inévitable : c'est dans la substitution aux anciennes jonques et lorchas à voiles des bateaux à vapeur européens. Les vieux bâtiments, favorisés par le régime régulier des vents sur la côte de Chine, (brise du nord en hiver et mousson du sud en été) ont longtemps lutté : aujourd'hui leur sort est misérable et leur nombre diminue, au grand dommage du pittoresque. La sécurité des transports, la ponctualité des arrivages sont des avantages tels que la clientèle chinoise devait finir par leur faire le sacrifice de tous les menus tripotages que permettait la lente navigation indigène. [Part des différents pavillons dans la navigation de cabotage sur les côtes de Chine (1909). Importation de marchandises indigènes. Chiffre total 376.945.943 HK.T. Pavillon chinois (bateaux à vapeur) 136.176.552. Pavillon britannique 146.826.659. Pavillon japonais 47.563.029. Pavillon allemand 28.106.451. Pavillon français 7.066.492. Pavillon norvégien 8.563.543. Le chiffre des importations par jonques n'est pas donné.] Non seulement la marine locale a souffert mais le dommage s'est étendu à l'industrie des transports intérieurs : et certaines voies telles que la route historique de Canton à Pékin par le col de Meî Lin, le Yang Tze et le Grand Canal ont été peu à peu désertées. (Voir sur cette route la relation du voyage de l'ambassadeur Macartney.) Partout ailleurs l'ingérence de l'Europe a eu moins pour résultat de supplanter une ancienne branche de l'industrie locale, que de créer dans le peuple des besoins nouveaux à satisfaire. Nous avons cité l'exemple du tabac et de l'opium : nous pourrions aussi bien faire mention des allumettes, du pétrole et des appareils d'éclairage, du savon et de l'argent monnayé. Nous arrivons ainsi au caractère principal du commerce que la Chine entretient avec les nations extérieures : c'est que ce commerce, si important qu'il soit, ne porte pas sur des articles de première nécessité. Les relations du pays avec les nations étrangères pourraient être suspendues, sans que la vie économique du pays fût gravement compromise. A part les machines et le matériel de chemin de fer, la Chine n'importe aucun article dont elle ne puisse se passer ou fournir l'équivalent. C'est d'ailleurs ce qui se produit dès que le change devient trop élevé ou que les prix dépassent les facultés des acheteurs. La réciproque est d'ailleurs vraie. Si l'on parcourt la liste, d'ailleurs assez courte, des produits chinois qui font l'objet de la part de l'étranger d'une demande régulière, on voit en tête deux articles qui sont proprement des articles de luxe et dont les analogues sont fournis en quantités de plus en plus grandes par d'autres pays : la soie et le thé. Viennent ensuite les fèves de Mandchourie (soya bcans) qui n'ont pris que tout récemment place sur les statistiques, puis une série de matières premières qui n'ont rien de spécialement chinois et dont l'exportation prouve le peu d'avancement industriel du pays, peaux de toute espèce, laines, soies de porc, etc. dont le chiffre total, bien que sans cesse en accroissement, est encore bien insignifiant si l'on songe que la Chine est un des pays les plus riches en minéraux du monde entier. [La Chine avec ses champs de charbon qui couvrent des districts entiers n'en exporte pas une tonne et en importe au contraire (1909) 1.516.629 tonnes (8.377.186 HK. T.).] Si l'on se rappelle les observations faites au cours du chapitre précédent sur la manière dont s'exerce le commerce européen, sur son absence totale de contact avec les marchés intérieurs, si l'on songe qu'encore aujourd'hui les marchands européens sont comme isolés sur quelques pontons mal accrochés à la terre ferme, on verra que la prise économique de l'Europe sur la Chine et la pénétration par ce canal des deux civilisations est beaucoup moins intime qu'on ne l'imagine généralement. On peut même dire, en jetant un coup d'œil d'ensemble sur les cinquante années qui se sont écoulées depuis les traités de Tientsin, qu'il y a sur certains points régression. Les Européens ont été aujourd'hui presque entièrement évincés des petits ports où tout le commerce des marchandises étrangères est dans les mains des firmes indigènes. Toute la puissance économique étrangère s'est concentrée dans deux grands centres de distribution : Hong-Kong et Shanghaï; et dans trois centres d'exportation : Tientsin, Han-kéou et Canton. En réalité pour ses achats à l'étranger, le Chinois n'a besoin de l'Européen que par suite du mauvais état de son crédit et pour avaliser sa signature. Ces considérations générales épuisées, il nous reste à entrer dans quelques détails. IMPORTATIONS. Comme nous l'avons indiqué plus haut, les objets d'alimentation figurent sur les statistiques pour une somme relativement peu importante. C'est ainsi que sur un chiffre total d'importations étrangères (1909) de 418.158.057 HK. T. nous voyons figurer le riz pour 15 1/2 (millions de taëls), - je ne donne que les chiffres ronds, - la farine de froment pour 21/2, les poissons secs et divers pour 15, le sucre pour 25 (provenant de Java et des grandes raffineries de Hong-Kong : propriétés des deux principales firmes anglaises Butterfield et Jardine, qui assurent le fret des lignes de navigation qui battent leur fanion), les vins et liqueurs pour 3, les fruits secs pour 700.000 taëls. Rien pour la viande abattue ou sur pied : la Chine au contraire en a exporté pour près de 5 millions de taëls. La Chine, ayant une industrie très peu développée, importe fort peu de matières premières. Les métaux qu'elle achète, pour une valeur bien minime (17 millions de taëls en tout) sont ou des ferrailles, ou des articles soit complètement fabriqués soit ayant subi déjà une première main-d'œuvre. En raison de l'énorme consommation qu'elle en fait, pour sa batellerie, pour ses constructions de toute sorte, dont le bois est avec la terre comprimée et la brique l'unique élément, pour les cercueils, en raison aussi de la dévastation de ses réserves, la Chine est obligée de faire venir le bois de l'étranger en quantités de plus en plus considérables (près de 4 millions de taëls). Enfin comme elle apprécie de plus en plus les avantages du pétrole, elle en achète en Amérique, en Russie, à Bornéo, à Sumatra, des quantités toujours croissantes. Sous ces réserves on peut dire que la presque totalité des importations étrangères en Chine, consiste en articles fabriqués. Au premier rang de ces articles se présentait autrefois l'opium. Il ne figure plus aujourd'hui sur les statistiques que pour 35.000.000 de taëls et doit en disparaître totalement d'ici cinq ou six ans, quand la convention avec l'Angleterre aura reçu sa pleine application. Disons à ce sujet que. les vendeurs indiens n'ont subi jusqu'ici du fait de la prohibition éventuelle de l'opium aucun dommage : bien au contraire. La restriction de la vente et l'interdiction de la culture de l'opium indigène ont eu pour principal résultat de faire énormément monter le prix de la drogue. Le tabac représente 4 millions 1/2 de taëls. La place ainsi laissée vacante est occupée aujourd'hui par les filés et tissus qui représentent 145 millions de taëls sur le chiffre total de 418, soit plus du quart. Dans ce chiffre les filés et tissus de coton figurent pour 137, le reste étant la part des lainages et mélangés et des soieries. En 1867 l'importation des manufactures de coton était de T. 14.617.268. (Il est vrai que le taël valait à cette époque de 7 à 8 francs.) Comme le remarque M. Morse, déduction faite des tissus fins, blancs ou teintés, dont l'importation représente 17 % du chiffre total des cotonnades, tout le reste est composé de produits demi-achevés qui reçoivent dans le pays même leur complément de main-d'œuvre, la teinture par exemple pour les tissus. Pour les filés (en y comprenant le produit des filatures à vapeur de Shanghaï). M. Morse estime qu'ils représentent aujourd'hui la moitié de l'importation des cotonnades étrangères. « Ces filés, dit-il, sont importés pour fournir une forte trame sur laquelle les gens du peuple dans leurs foyers tissent une toile grossière et solide employant pour chaîne le coton chinois filé à la main. Ils pénètrent dans tous les coins de l'Empire, et dans toutes les rues des villages on peut voir les longs écheveaux blancs dévidés et tendus par les femmes en attendant le travail du métier. Dans les pays occidentaux le bon marché des filés à la machine a évincé les bobines de nos grands-mères. En Chine la machine a supplanté le rouet, mais non pas encore Je métier à bras ». Sur la liste des divers (sundries) qui s'allonge d'année en année et qui témoigne du goût croissant des indigènes pour les commodités européennes, il y a peu de gros chiffres à relever. Les plus forts se rapportent au matériel de chemins de fer (13 millions de taëls), aux teintures naturelles ou artificielles (9), aux machines (5 1/2), aux allumettes (5 1/2), aux papiers (4), aux sacs de jute (4), aux ci gardes (3 1/2), aux médicaments (2 1/2), au matériel électrique (1 1/2), au ciment (1 1/2), aux verres à vitre et véneries (1), au savon (1), aux bougies (1). Cet aperçu sommaire que nous venons de donner du commerce d'importation [Il faudrait ajouter les armes et munitions de guerre, importées pour le compte du gouvernement, et qui représentent une somme importante, quoique ne figurant pas au tarif.] de la Chine permet les réflexions suivantes : il est certain que les entrées de cotonnades (filés et tissus), ayant le caractère de demi-matière première, sont appelées à se restreindre notablement à mesure que la production mécanique du pays se développera. Il en ira de même sans doute pour tous les articles simples et grossiers que la Chine un jour ou l'autre sera sans doute en état de produire elle-même. En revanche, à mesure que la « civilisation » se. développer a, à supposer que les ressources du pays subissent un accroissement correspondant, la Chine verra s'accroître le nombre et l'importance de besoins que l'industrie étrangère seule sera en état de satisfaire. EXPORTATIONS. Nous n'avons ici qu'à ajouter quelques détails aux traits généraux indiqués plus haut. Remarquons tout d'abord que, tandis que tous les pays du monde s'efforcent de favoriser la vente au dehors de leurs produits, non seulement par une totale exemption de droits, mais par des rabais sur les tarifs de transport et par des primes, les marchandises exportées de Chine à l'étranger sont traitées peut-être plus sévèrement que les importations. Non seulement elles ont à payer des droits équivalents quand elles quittent le territoire chinois, mais elles ont moins de moyen d'échapper à l'avidité des mandarins et de profiter du secours précaire des « passes de transit ». Pour les articles qui forment encore aujourd'hui le gros de l'exportation chinoise, les producteurs indigènes jouissaient autrefois d'un véritable monopole. Mais tandis qu'ils s'attardaient dans la routine des vieux procédés et que des charges fiscales devenaient de plus en plus gênantes, leurs rivaux, bientôt suscités, à l'étranger, connaissant mieux les goûts de la clientèle européenne et sachant mieux s'y plier, arrivaient à les supplanter. Il en a été ainsi partiellement pour la soie qui figure en tête de la liste des articles d'exportation. Bien que le cocon chinois donne le fil qui est le meilleur du monde (surtout celui de la marque célèbre Gold Kiling) le Japon en fournit aujourd'hui plus que lui aux acheteurs étrangers. Les cultivateurs, malgré tous les avis, n'ont pris aucune précaution pour obtenir de meilleures sélections et pour combattre les ravages de la pébrine : leurs faibles ressources ne leur permettent aucun effort individuel et les avantages d'un effort général et concerté sont au-dessus de ce que peut concevoir leur cerveau. Même observation pour le thé, où l'Inde et Ceylan font aujourd'hui à la Chine la part congrue. Évidemment si les envois de ces deux premiers pays ont pris un aussi prodigieux développement, ils le doivent en partie à leur qualité naturelle de fournir à prix égal une décoction plus forte et à l'avantage d'une distance moindre des marchés de consommation. Mais ils le doivent aussi à la manière excellente dont leur exportation a été administrée : franchise d'impôts de circulation, publicité intensive, entente des producteurs, absence de fraudes, etc. Pour un autre article, les tresses de paille employées par les modistes et chapeliers, les Chinois avaient également autrefois un privilège de production exclusive. Mais les paysans du Shantung ne fabriquent qu'un article assez grossier; on essaya de leur faire faire autre chose : ce fut peine perdue. Les Japonais au contraire fournirent tout ce qu'on leur demandait. Aujourd'hui le seul article pour lequel la Chine jouisse encore d'un monopole est la fève de Mandchourie (soya bean), dont la vente a pris en quelques années un énorme développement et dont l'exportation sous toutes ses formes représente aujourd'hui un chiffre de près de 52 millions de taëls. [« Avec le soya bean lui-même comestible, on peut faire une espèce de café, une espèce de lait et une espèce de fromage : L'huile qu'on en tire peut servir à la cuisine et à la fabrication du savon. Les tourteaux sont excellents pour l'engrais et la nourriture du bétail. » Returns of Trade, etc. Rapport de M. Chaloner.] Mais il est probable que dans cette culture aussi la Chine trouvera bientôt des concurrents. Il faut noter aussi, comme produits spécialement chinois la cire végétale et le « woodoil » provenant du fruit de l'elococcus, très employé aujourd'hui pour les huiles et vernis. Le reste de l'exportation consiste surtout dans le surplus de matières premières que le pays est incapable d'utiliser, graines oléagineuses, surtout le sésame, laines de moutons et de chameaux, cuirs, peaux de pelleteries, soies de porc, etc. Nous avons noté tout à l'heure le faible chiffre d'exportation des minéraux, en dépit de l'étendue et de la situation exceptionnelle de certains gisements où les filons de charbon et de fer sont superposés. Pour profiter de ces avantages extraordinaires, la Compagnie européenne du Shansi avait autrefois projeté de procéder sur place à la fabrication d'un produit demi-manufacture, la fonte, qui aurait mieux supporté les frais d'un long transport. L'avenir montrera si, dans des conditions politiques meilleures, une idée de ce genre ne pourrait être reprise. Un fait universel en Chine tend à entraver le développement des exportations, c'est la pratique de la fraude et de l'adultération des denrées dont tous les négociants se plaignent amèrement. M. Bard, chef de la maison Olivier de Langenhagen, donne à ce sujet des détails intéressants. Les laines sont volontairement mouillées ou chargées de terre et d'ordures de toute espèce pour en augmenter le poids. Le thé est mélangé de feuilles de saule. Le musc est remplacé par de la farine saturée de parfum. Les fourrures sont teintes et rapiécées. Enfin on va jusqu'à ouvrir les cocons un par un et à y coudre des grains de plomb! La fraude poussée à ce degré acquiert la dignité imbécile de l'art pour l'art. Un obstacle plus puissant encore au développement des échanger et de la circulation vitale en Chine est l'établissement des likins ou douanes intérieures dont nous avons déjà dit quelques mots. Le premier essai en fut tenté de 1812 à 1858 dans la région des deux Hon, au début de la grande Sédition. De là leur usage s'étendit rapidement aux autres provinces, la Mandchourie exceptée (jusqu'à ces derniers temps). Il faut surtout attribuer le rapide développement des likins au fait qu'à partir du moment où l'administration des douanes maritimes fut confiée à des mains européennes, l'argent par elle recueilli fut versé intégralement à Pékin et les autorités locales furent mises hors d'état de faire sur ces fonds aucun prélèvement. Les chiffres que nous avons donnés pour le Hoppo font comprendre de quelle importante source de profits elles se virent ainsi privées. En même temps la rébellion de Taipings qui ravagea la partie la plus riche du pays réduisit notablement le produit de l'impôt foncier. Enfin l'Empire entraîné dans la voie des armements rejetait sur les provinces une bonne partie des charges nouvelles qui le grevaient : il obligeait, par exemple, l'une des plus pauvres, le Fo Kien, à construire à elle seule un arsenal et une flotte. Les négociants des ports ouverts, les Consuls et les Ministres, ne cessèrent pendant de longues années de protester contre les likins, mais leurs réclamations restèrent vaines. Bien mieux, pour couvrir les emprunts que la Chine en 1895 commença à faire au-dehors, elle fut amenée, dès que le revenu des douanes se trouva complètement engagé, à proposer une partie de ses likins comme garantie supplémentaire, et l'Angleterre fut la première à accepter un nantissement de cette nature. Le traité Mackay contient bien un article VIII qui prévoit la suppression des likins, mais cet instrument diplomatique est sans doute destiné à rester longtemps encore lettre morte. Les chiffres que nous avons donnés ci-dessus font ressortir la disproportion qui existe entre le chiffre des importations chinoises et celui des exportations, au détriment de ces dernières. Cette situation existe depuis de longues années déjà. Voici le tableau des chiffres afférents à la dernière décade : Années Importations Exportations Différence 1900 211.070.422 158.996.732 52.073.690 1901 268.302.918 169.636.757 98.666.161 1902 315.363.003 214.181.584 101.181.419 1903 326.7397133 214.352.407 112.386.726 1904 344.060.608 239.480.083 104.580.525 1905 441.400.791 267.888.197 213.512.694 1906 410.270.082 236.456.739 173.813.343 1907 416.401.369 264.380.697 152.020.672 1908 394.505.478 276.666.403 117.839.075 1909 418.156.067 338.992.614 79.154.453 On voit par ce tableau que, depuis de longues années la Chine n'est pas en état de payer avec ses propres produits les achats qu'elle fait à l'étranger. Elle est donc obligée de les solder, pour la plus grosse part, sur son capital, et par là elle est en voie de continuel appauvrissement. Maints détails confirment d'ailleurs cette observation : absence de véritable luxe, absence de grandes fortunes comme celles que nous citions à propos du Hoppo et du Co-hong, exportations de métaux et objets précieux, curios, etc. Les importations sont appelées par la force des choses et de besoins sans cesse accrus à toujours augmenter. Les exportations au contraire, si la Chine ne change pas tout son régime économique, fiscal et monétaire, sont condamnées à souffrir de plus en plus du handicap que leur imposent la concurrence et la distance. Il est juste de mentionner que les chiffres donnés ci-dessus doivent être corrigés par un essai d'évaluation de l'actif et du passif invisibles. J'en donne ci-dessous le tableau complet pour 1909 d'après M. Chaloner, secrétaire-statisticien des douanes maritimes : PASSIF. A. Valeur des marchandises importées dans les ports à traités de la Chine en 1909 au moment du débarquement. HK.T 418.058.067 B. Valeur des métaux précieux et monnaies importés. HK.T 81.889.376 C. Principal et intérêts des emprunts et indemnités. HK.T 53.700.000 D. Dépenses des légations et Consulats de Chine à l'étranger. HK.T 2.000.000 E. Dépenses des étudiants et voyageurs chinois au-dehors. HK.T 3.000.000 F. Profits nets des étrangers envoyés chez eux. HK.T 19.600.000 G. Frets et primes d'assurances. HK.T 6.750.000 H. Armes et munitions de guerre. HK.T 2.000.000 [Ce chiffre me paraît inférieur à la réalité et ne peut servir de moyenne.] Total HT 586.997.443 ACTIF. A. Valeur des marchandises exportées. HK.T 338.992.395 B. Valeur des métaux précieux et monnaies exportés. HK.T 21.840.459 C. Excès des exportations sur les importations dans le commerce non évalué par les frontières de terre. HK.T 2.600.000 (?) D. Dépenses pour les mines, chemins de fer, etc. HK.T 16.000.000 E. Dépenses pour les légations et Consulats étrangers en Chine. HK.T 5.300.000 F. Garnisons étrangères. HK.T 8.600.000 G. Dépenses des navires de guerre étrangers, y compris celles des équipages. HK.T 9.000.000 H. Dépenses des bateaux de commerce et équipages. HK.T 3.000.000 I. Réparations aux navires étrangers. HK.T 12.500.000 J. Dépenses des missions, écoles et hôpitaux. HK.T 10.500.000 K. Dépenses des voyageurs étrangers en Chine. HK.T 6.000.000 L. Envois d'argent des émigrants chinois du dehors. HK.T 77.000.000 (?) Total HT 511.332.854 Ainsi, en mettant les choses au mieux et dans une période relativement très favorable, la Chine aurait contracté en une seule année au regard de l'étranger une dette de 25 millions de taëls environ, soit près de 80 millions de francs. Cette situation, que l'on peut considérer comme normale, ne laisse pas que de prêter à réflexion. L'INDUSTRIE. Les premières tentatives d'introduction des procédés de l'industrie moderne en Chine ont eu une origine gouvernementale. Elles sont dues à l'initiative du fameux Vice-Roi Chang Chih Tung, (lui-même cependant un lettré de la vieille école), qui, après la guerre de 1885 avec la France, comprit la nécessité de donner à son pays l'outillage qui lui faisait défaut. Jusqu'à ce moment l'Empire n'avait eu d'autres établissements industriels que quelques « arsenaux » fondés ça et là, au hasard des bonnes volontés mandarinales. Le plus considérable fut celui de Foutcheou, où notre compatriote Gicquel construisit une petite flotte, anéantie par nos soins en 1885; le plus absurde celui de Kwei Yang, construit au beau milieu du Kwei Tcheou, une des provinces les plus pauvres et les plus difficiles d'accès. Chang Chih Tung honnête homme, mais esprit brouillon et d'ailleurs parfaitement ignorant en dehors des classiques et de la routine du prétoire, éleva à Hanyang, avec l'aide de quelques ingénieurs belges et luxembourgeois (dont l'un, le directeur actuel, M. Rupert est un homme remarquable), une formidable usine métallurgique (hauts fourneaux et aciérie), qui, au moins pour l'argent dépensé, ne connaît point d'égale au monde. Cet établissement, plusieurs fois réinstallé, semble aujourd'hui (1910) marcher d'une manière assez satisfaisante. Il a fourni une grande partie des rails des nouveaux chemins de fer chinois (de médiocre qualité d'ailleurs, m'a affirmé M. Claude Kierfer) et il vend sa fonte jusque sur le marché de San Francisco. Évidemment il aura toujours à souffrir du mauvais choix de l'emplacement initial, perché à l'étroit au milieu de marécages qu'il a fallu remblayer à grands frais, plus avec des dollars que de la terre : éloigné au surplus de tous les centres de production des matières premières. C'est à Ping yang dans le Houpé, disent les experts, qu'on aurait dû le construire, sur un point où l'on aurait trouvé à la fois le minerai, le charbon et le calcaire. A côté de ses hauts fourneaux, Chang Chih Tung établit une fabrique de fusils et de l'autre côté du fleuve à Wuchang des filatures de soie et de coton qui coûtèrent les yeux de la tête et n'ont jamais rien rapporté. Mais l'ouverture définitive de la Chine au mécanisme ne date que de 1895. Le traité de Shimonoseki, conclusion de la guerre sino-japonaise, contient dans son article VI, § 4, les dispositions suivantes : « Les sujets japonais (et par suite tous les étrangers) seront libres de se livrer à toutes espèces d'industries dans toutes les villes et ports ouverts de Chine et seront libres d'importer en Chine toutes espèces de machines, moyennant le paiement des droits d'entrée stipulés. « Toutes les marchandises manufacturées par les sujets japonais en Chine seront, sous le rapport des droits de transit et des taxes intérieures, ainsi que des droits et charges de toute nature, comme aussi sous le rapport des facilités d'entrepôt dans l'intérieur de la Chine, soumises au même traitement et jouiront des mêmes privilèges et exemptions que les marchandises importées par les sujets japonais en Chine. » On s'attendait, au moment de la signature de ce traité, à voir la Chine, si favorisée par la nature et pourvue d'une abondante main-d'œuvre, devenir le théâtre d'un immense développement industriel. Les journaux du temps portent la trace des inquiétudes alors éveillées par le péril jaune et M. d'Estour-nelles de Constant en porta l'expression à la tribune de la Chambre. Cette attente ne s'est pas réalisée. Le développement des industries mécaniques en Chine, quoique réel, est lent et pénible et ne répond pas aux vastes espérances des premiers spéculateurs. Les grandes filatures de soie et de coton fondées à Shanghaï ont eu des années très pénibles à passer. A côté d'elles, des établissements gouvernementaux et des ateliers de réparation des navires, on ne peut citer que quelques minoteries, papeteries, fabriques de ciment, toutes fondations dont la vie est assez précaire. Nous allons essayer de déterminer les causes de cette situation qui, au premier abord, paraît assez surprenante : 1° II est vrai que la main-d'oeuvre en Chine est abondante et bon marché : mais il est non moins vrai que son rendement est inférieur en quantité et qualité à celui de l'ouvrier européen. Le Chinois manque de conscience et de soin; l'appât du travail aux pièces n'agit pas sur lui comme sur l'Européen. L'a peu près, le « chapouto » lui suffisent. 2° Le Chinois s'est montré jusqu'ici parfaitement incapable de la conduite d'une entreprise industrielle quelconque. 3° II est très difficile de trouver un bon directeur européen et un état-major blanc capable et solide. 4° Le vol et le coulage sont toujours énormes et très difficiles à réprimer. Les outils sont mal soignés et manœuvres sans intelligence. 5° Par suite de l'extrême bon marché de la main-d'œuvre courante, les machines souvent ne peuvent lutter contre le travail humain. C'est ainsi que les scieries mécaniques établies à Foutcheou n'ont jamais pu évincer les anciens scieurs de long et ont fini par leur acheter des planches. 6° Les industries naissantes ne sont pas favorisées en Chine comme dans les autres pays par des tarifs protecteurs. Au contraire celles qui sont établies dans les ports ouverts sont traitées comme étrangères. 7° L'industrie chinoise souvent n'est pas mieux placée que ses rivales au point de vue des approvisionnements. Il en est ainsi par exemple pour le coton qu'elle est obligée de faire venir en grande partie de l'Inde, de l'Amérique et de l'Egypte. 8° Les transformations incessantes nécessitées par le progrès du machinisme sont beaucoup plus difficiles à suivre pour des industries naissantes, de faible production et de maigre capital. Beaucoup d'installations manufacturières de Chine sont déjà arriérées. L'avenir apprendra d'ailleurs si ces causes d'infériorité ne peuvent s'atténuer. |
|
101 | 1948.6 |
Claudel, Paul. Sous le signe du dragon [ID D3550]. (6) CHAPITRE VII LES FINANCES ET LA MONNAIE § I. LES FINANCES. Nous avons souvent insisté dans les chapitres précédents que le Gouvernement, jusqu'ici en Chine, a été moins une administration qu'un système d'exploitation, dont les fonctionnaires ne sont que les soumissionnaires patentés. Il serait donc vain de chercher rien qui ressemble à un budget : parmi les nombreuses réformes auxquelles les caprices de la mode donnaient une vogue momentanée, celle-ci parut toujours une des moins goûtées, bien qu'elle fût la condition de toutes les autres, une de celles qui heurtaient le plus d'intérêts et se heurtaient elles-mêmes au plus de mauvaise volonté. Cependant, en nous aidant des travaux remarquables qui ont été publiés au cours de ces dernières années par MM. Parker, Jamieson et Morse, nous allons essayer de nous rendre compte, d'une manière certes bien vague et bien insuffisante, de ce que sont chaque année les ressources et les besoins de l'Empire. Pour bien comprendre la valeur des chiffres avarement avoués par les rares documents officiels que ces auteurs ont pu consulter, il ne faut pas oublier qu'ils déterminent des contributions fixes et en quelque sorte forfaitaires dont les agents de perception assument la charge. Souvent l'emploi de ces fonds est prévu au moment de leur répartition, qui doit être assurée par le fermier lui-même. « Une province par exemple est taxée à 500.000 taëls pour sa contribution annuelle sur les likins. Elle reçoit l'ordre d'envoyer directement 100.000 taëls au taotaï de Shanghaï pour le service de la dette étrangère, 50.000 taëls au même fonctionnaire pour le compte des légations à l'étranger, 200.000 au Honan pour le fonds contre les inondations du Fleuve Jaune, 50.000 taëls pour les réparations aux fortifications de la Province, 50.000 taëls à Pékin pour la maison de l'Empereur et 50.000 autres taëls pour la réparation des tombes impériales » (Morse). On voit combien un pareil système de trésorerie facilite l'ordre et le contrôle! Toutes ces taxes, celles qui sont indiquées sur le papier et celles beaucoup plus nombreuses qui font l'objet avec l'amodiataire principal de Pékin d'un marchandage de gré à gré, une fois fixées, le percepteur se débrouille et s'arrange fort bien pour que l'opération financière dont il prend l'entreprise ne se termine pas pour lui par une perte. Les appétits légitimes satisfaits, personne ne met le nez dans sa comptabilité. C'est à lui de s'arranger avec le troupeau qu'il tond pour respecter les usages et pour éviter les clameurs. D'ailleurs à tout regard trop curieux la complication inextricable des changes, dont nous essayerons de donner une idée dans la seconde partie de cette étude, suffirait à opposer un obstacle invincible. « Prenons par exemple le cas tout à fait ordinaire d'une somme perçue dans le Kiangsou et destinée à servir de subside à la province de Kansou. La taxe sera fixée en taëls du Trésor, e'ie sera payée en taëls locaux; le résultat sera converti en Tsaoping taëls pour l'envoi à Shanghaï; puis de nouveau on aura à acquitter les frais de change en Tsaoping taëls de la traite sur le Kansou; puis conversion en taëls du Trésor pour l'état de comptes avec le Kansou, puis en taëls locaux pour le dépôt dans une banque, puis de nouveau en taëls du Trésor pour les comptes avec la Trésorerie Impériale, et de nouveau en taëls locaux et en sapèques pour les paiements aux particuliers. Soit neuf transactions dont chacune en dehors du péage légal de 1/2 ou 1 % laisse de nombreuses chances à des artifices de comptabilité. [Morse (Directeur de la Statistique des douanes impériales maritimes), The Trade and Administration of thé Chinese Empire]. » Deux sources de revenus seules peuvent être considérées comme strictement impériales : les tributs, et les recettes des douanes maritimes. Toutes les autres ont le caractère de reliquats versés au Trésor après solde des frais de perception et de toutes les dépenses de l'administration locale [Morse]. Nous chercherons à évaluer, avec l'aide des écrivains que nous venons de citer, en premier lieu quel est actuellement (1910) le revenu utile de l'Empire, celui qui entre réellement dans les caisses et qui est réellement employé aux besoins d'un service public; en second lieu quelle est la somme réellement débouisée par le contribuable. D'après un document officiel publié par M. Parker [I. China — Past and Présent], les recettes de l'Empire se répartissent comme il suit : T. 1. Taxe foncière (payée en argent). 25.887.000 2. Tributs (représentés ou non en argent). 7.400.000 3. Douanes indigènes. 4.160.000 4. Gabelle du sel. 12.600.000 5. Taxes diverses 3.856.000 6. Douanes maritimes (1905). 35.111.000 7. Likins sur les marchandises et l'opium. 15.890.000 Total : T. 104.904.000 De ces chiffres celui qui est attribué aux douanes maritimes, entièrement contrôlées par une administration étrangère, est le seul qui présente des garanties à peu près rigoureuses d'exactitude. C'est d'ailleurs le revenu de ce service qui a servi à gager les premiers emprunts étrangers souscrits par la Chine. Quant aux autres chiffres, on peut dire qu'ils ne représentent qu'une portion minime, un dixième au plus, des sommes réellement versées aux agents du fisc par les contribuables. La taxe foncière était autrefois la principale source des revenus de l'État, et il y a cent ans elle représentait encore près des deux tiers des recettes. Elle a été établie à son taux actuel par la dynastie mandchoue, à un moment où celle-ci avait intérêt à se concilier la bienveillance de ses nouveaux sujets. De là sa modération, de là aussi le fait que dans les cédules dressées les provinces éloignées sont beaucoup plus ménagées que celles qui sont rapprochées de Pékin. En 1713 l'Empereur publia un décret aux termes duquel l'impôt foncier par tout l'Empire serait dorénavant arrêté d'une manière fixe et immuable pour tous les temps à venir au total de ladite année. C'est donc le cadastre et le tarif de 1713 qui, en principe, servent encore aujourd'hui de base à la taxation de la terre chinoise. Mais bien entendu ils ne fournissent qu'un cadre, à une toile qui peu à peu par les soins du fisc s'est colorée d'une riche peinture. Les achats de terrains auxquels se livra le Syndicat du Honan entre 1901 et 1904 par l'intermédiaire de M. Jamieson, ancien Consul général d'Angleterre, et dont celui-ci a publié les résultats dans son livre Land Taxation in the Province of Honan éclairent le sujet de lumières assez vives. D'après les chiffres officiels fournis par les autorités locales au Syndicat qui avait à opérer des achats importants de terrains miniers, la taxe foncière dans un premier cas, avait subi des « accrétions parfaitement régulières et légales », pour change et frais de perception de 71 %, tandis que le tribut des graisses subissait de son côté une accrétion de 220 % ; dans un second cas l'accrétion était de 82 % et pour le tribut des grains de 210 %. Si ce taux « officiel » est en vigueur comme il est probable, pour toute la Province, M. Jamieson calcule qu'à elle seule, celle-ci payerait, sur pièces, aux agents du fisc une somme qui n'est pas inférieure à 28 millions de taëls, soit le chiffre indiqué, sur le tableau reproduit plus haut, pour l'Empire tout entier. Mais en fait, on doit admettre que le cultivateur chinois paye une somme bien supérieure à celle imposée sur des papiers administratifs à une puissante Société européenne; et l'on reste dans les limites de la plus sobre vraisemblance en admettant que les chiffres de M. Jamieson, pour répondre à la réalité, doivent au moins être triplés ou quadruplés. Cependant, même en s'en tenant aux chiffres des tableaux officiels et à l'évaluation la plus modérée des termes imposables du Honan, on arriverait encore pour l'impôt foncier de cette province au chiffre de T. 6.969.050. Sur les mêmes bases le rendement de l'impôt pour tout l'Empire serait de T. 102.461.852. « Mais en fait et en estimant la superficie totale de tous l'Empire à 2.400.000, moins j'estime, dit M. Jamieson, que le montant total de la somme payée par les contribuables n'est pas inférieur à T. 450 millions (un milliard et demi de francs). Dans le mémoire adressé par Sir Robert Hart au Gouvernement chinois pour lui recommander certaines réformes fiscales, les mêmes chiffres sont à peu près atteints, quoique par une autre voie ». Ainsi sur un revenu de 450 millions de taëls, moins d'un quart parvient effectivement au Trésor pour y être employé au service de l'État, — et encore sous les restrictions que nous verrons au chapitre des Dépenses ! Tribut. - Le tribut consiste en principe dans les envois en nature (grains, cuivre, fourrures, thé, soie, etc.) que les différentes provinces faisaient autrefois au Gouvernement de Pékin et dont l'expédition constitua longtemps le principal trafic du Grand Canal. La plupart de ces tributs sont aujourd'hui payables en argent. Nous avons vu au paragraphe précédent quelques exemples des énormes augmentations que les anciens chiffres ont subies. M. Morse cite un autre cas, également constaté par une quittance officielle, dans lequel le principal de cet impôt a été grevé de cinq fois et demie de sa valeur. Douanes intérieures. Les mêmes majorations, s'élevant parfois à 10 pour 1 ont été constatées dans les douanes indigènes, depuis qu'à la suite des traités de 1900, certaines d'entre elles, la douane de Tientsin par exemple, ont été confiées à une administration européenne. Sel. - Le régime du sel qui constitue un monopole de l'État et qui a toujours été considéré, ainsi que dans tous les pays à vaste domaine continental comme une espèce de monnaie, est en Chine très divers, très obscur et très compliqué. On peut prendre comme exemple la gabelle du Yangtze dite Hwai, dont le chef est le Vice-Roi de Nankin, à la tête d'une armée de percepteurs et de contrôleurs. La production, le transport et la vente sont entre les mains des particuliers moyennant patentes émises par l'administration. Le montant payé à titre d'impôt par les consommateurs est d'environ T. 2,67 par picul. En prenant ce chiffre minimum comme base et en évaluant la consommation de la Chine à la même quantité que celle de l'Inde, soit 243 millions de piculs, on voit que les contribuables payent sur ce chapitre une somme. Divers.- La nomenclature de ces impôts, dont le nombre a considérablement augmenté depuis 1900 et dont les uns sont d'État, les autres purement locaux, ne peut guère être donnée complètement. L'un des plus importants est le droit d'enregistrement sur les mutations de propriété. D'après les prix que le Syndicat du Honan a dû payer et en estimant que la propriété change de mains tous les soixante ans, M. Jamieson évalue le revenu total de cet impôt à 2 millions de taëls. Le chiffre porté sur les tableaux officiels est 200.000 taëls ! Likins. - Nous avons vu les conditions dans lesquelles s'est étendu à toute la Chine, après la guerre des Taïpings, le réseau aux mailles de plus en plus serrées des likins. La somme qui revient de ce chef au Trésor impérial est fixée dans le tableau donné plus haut (y compris les droits sur l'opium indigène) à T. 13.890.000. En ce qui concerne les perceptions réellement opérées, les évaluations les plus élevées risquent de rester au-dessous de la vérité. Mais les quittances et documents font défaut. En un cas particulier cependant une station de likin donna un reçu de T. 4 pour 12.000 sapèques (1 taël= 1200 sapèques environ) expliquant que ces 12.000 sapèques étaient la représentation des 4 taëls, une fois parvenus à Pékin! M. Parker estime les adjonctions à faire au chiffre officiel à 162 %, ce qui porterait le chiffre total perçu à T. 42.537.320. Chiffre certainement encore inférieur à la réalité. DÉPENSES. Le tableau auquel nous avons déjà emprunté les chiffres des recettes du Trésor impériales, donne pour les dépenses ceux qui suivent : T. 1. Numéraire envoyé à Pékin. 9.131.000 2. Grain (ou son équivalent en argent) et frais de transport. 5.780.000 3. Défense des frontières. 5.415.000 4. Fonds général de l'amirauté. 1.450.000 5. Armée, marine et fortifications. 25.200.000 6. Arsenaux. 3.385.000 7. Fleuve Jaune et autres commissions d'entretien. 1.389.000 8. Frais des Douanes maritimes et entretien des phare. 3.042.000 9. Douanes indigènes. 370.000 10. Diverses caisses de Pékin. 3.842.000 11. Fonds de développement des chemins de fer. 550.000 12. Subsides impériaux pour l'administration provinciale. 34.042.000 13. Intérêts et amortissements des emprunts étrangers. 42.000.000 Total : T. 135.696.000 Comme on le voit, les dépenses sont supérieures aux recettes de T. 30.792.000, ce qui, dès le premier abord, indique une certaine élasticité dans les budgets chinois! Quant au montant exact des sommes réellement dépensées, il est impossible de s'en faire une idée. Les chiffres donnés plus haut ne tiennent aucun compte des énormes accré-tions que nous avons signalées (en partie régulières et légales) et qui servent pour la moindre portion aux besoins des administrations locales, et pour la plus grosse à ceux des administrateurs. D'autre part les observations suivantes de Parker sont toujours exactes : « La tâche de déterminer le montant à ce jour des dépenses pour chaque chapitre n'est rien moins que facile, car tous les procédés de perception et de comptabilité en Chine semblent avoir été arrangés de manière à présenter autant de recoins, de détours, et de complications que possible, de sorte que l'argent, rencontrant sur son chemin tant d'obstacles, ait plus de chances de s'arrêter avant de parvenir à sa destination nominale. Ainsi il y a des frais prévus pour la fonte, pour l'usure, pour le transport, pour l'escorte, pour le « riz » des fonctionnaires qui le reçoivent, pour les poids locaux, les fournitures de bureau etc. Autant de charges (et nous en avons vu le nombre), autant d'occasions de « squeezes ». Puis il y a à tenir compte des avances et des arriérés, des prêts à d'autres Provinces, des prélèvements pour les besoins immédiats, tels que famines, guerres, emprunts étrangers, mariages impériaux, funérailles, jours de fête etc. Les remises de taxes causent beaucoup de désordre car ceux qui ont déjà payé ne revoient jamais leur argent, tandis que les agents de perception ont une merveilleuse occasion de tripoter en se servant de la date de remise qu'ils avancent ou retardent à leur gré. » Du court exposé que nous venons de faire découlent les conclusions suivantes : 1° Les ressources financières actuelles ou potentielles, de la Chine, sont considérables et suffiraient à faire face soit à d'importants emprunts étrangers, soit à un vaste programme de travaux publics et de réformes, tel que celui que suggérait Sir Robert Hart; 2° Ces ressources sont actuellement, pour la majeure partie, dévorées, sans aucun profit pour le pays, par une prodigieuse armée d'oisifs et de parasites, qui tous naturellement sont intéressés au maintien d'un état de choses si favorable pour eux; 3° L'état de désordre et de chaos des finances chinoises est en grande partie la conséquence de la mauvaise circulation monétaire qui empêche l'argent de courir aisément d'un bout à l'autre du pays et l'oblige à se résorber sur place; 4° II ne faut pas oublier, chaque fois qu'un nouvel impôt est établi en Chine, que le montant réellement perçu est huit ou dix fois supérieur à celui qu'indiquent les tableaux officiels. De là la haine excitée contre les étrangers par toutes les mesures fiscales auxquelles le règlement de la guerre des Boxers a servi de prétexte. § 2. LA MONNAIE. On parle souvent de la Chine comme d'un pays à étalon d'argent. C'est une manière de s'exprimer très inexacte. Il faut dire que la Chine est un pays à monnaies multiples sans aucun étalon de valeur fixe et absolue. Cette notion si étrange pour nous, habitués que nous sommes aujourd'hui à la simplicité presque abstraite des échanges, se comprend cependant dans un pays où la monnaie, d'usage d'ailleurs récent du moins en tant que véhicule de sommes élevées, dépourvue d'ailleurs de toute valeur légale ou fiduciaire, n'est qu'une denrée comme une autre. Sa forme et son pouvoir d'achat varient donc suivant les régions et les besoins. Que l'on se rappelle la condition de notre système de mesures avant la Révolution, alors que chaque province avait la sienne, que chaque marchandise pour ainsi dire comportait ses divisions propres de capacité et de poids. Cette même variété existe encore en Chine pour la monnaie. L'esprit oriental s'est jusqu'ici refusé à comprendre la nécessité d'une unité de valeur commune et abstraite. De même que l'on combine des moyens de transport différents suivant la nature de la marchandise que l'on fait voyager, celle des lieux qu'on traverse et la distance qu'on doit parcourir, de même pour la circulation des valeurs le Chinois utilise des véhicules différents et qui n'ont entre eux que des rapports changeants et arbitraires. Comme on se sert tour à tour du cheval, de la brouette, du sampan et du portefaix, il y a en Chine une monnaie de gros et une monnaie de détail, une monnaie de vente et unemonnaied'achat, une monnaie pour la ville, pour l'extérieur et pour l'étranger, une monnaie comptant et une monnaie à terme, et, comme dans tout marché il y a un vainqueur et un vaincu, une monnaie qui permette d'accentuer la victoire ou au contraire de sauver la face de la partie défaite, d'ouvrir jour à mille multiples et délectables pactes et stratagèmes, en un mot de constater pratiquement la balance des forces opposées. Entre toutes ces monnaies existe une échelle de changes toujours variable et qui permet au Chinois d'exercer cette passion de « 1'écorniflage » dont nous avons donné d'autres exemples. A chacune de ses transformations, l'argent laisse un peu de sa substance aux ongles avides qui s'y attachent. Tout Chinois d'ailleurs est né changeur, et jongle, rapide et imperturbable, avec des décimales qui se rapprochent de l'infini. Le mendiant qui achète quelques pépins de melon torréfiés connaît le cours de la sapèque réelle par rapport à la sapèque fiduciaire. Le boy qui est chargé de payer les autres domestiques réalise un bénéfice d'escompte en se procurant du papier chez le changeur. Monnaie de cuivre. La monnaie véritablement nationale de la Chine, celle que jusqu'à ces temps derniers on trouvait la même sur toute l'étendue du territoire et qui servait de base à toutes les transactions, c'est la pièce de cuivre, d'une valeur inférieure à celle de nos anciens liards que nous appelons sapèque et les Anglais cash. Tout le monde a vu ces belles pièces marquées de quatre caractères, qui sont rondes avec un trou carré au milieu (pour représenter l'union du ciel et de la terre, du yang et du yiri). Leur nombre immense autrefois s'est aujourd'hui bien réduit. On s'est aperçu en effet, en premier lieu, qu'à la suite des cours élevés atteints par le cuivre, leur valeur réelle dépassait leur valeur nominale, en second lieu, qu'à raison de leur mauvais raffinage les pièces antiques contenaient une certaine proportion d'argent et d'or. Aussi l'ancienne sapèque disparaît-elle rapidement et se trouve-t-elle remplacée par un mauvais jeton de zinc ou de plomb. C'est une cause de grandes souffrances pour le peuple, car cette poussière de monnaie lui permettait d'acheter les doses quasiment infinitésimales de marchandises qui suffisaient à ses humbles plaisirs et à l'entretien de sa pauvre vie, une petite pipée de tabac, deux morceaux de canne à sucre, un mince gâteau. Aujourd'hui, à part quelques tentatives isolées, les monnaies impériales ne frappent plus que des cents de cuivre. Le cent est en théorie la centième partie du dollar (1 = 2,20 environ). Mais par suite des bénéfices que les premières opérations de frappe procurèrent, on les étendit démesurément et le cent avili tomba au-dessous du rapport de 155. Ces variations de change ont causé le plus grand dommage au commerce, spécialement dans le Nord de la Chine. L'unité de mesure, pour les sapèques, telle qu'on les trouve chez tous les marchands, enfilés par longues guirlandes de dix, est la ligature ou tiao. Bien entendu ce chiffre de dix est purement idéal et varie suivant les régions. Ce qui manque représente le prix de la ficelle, le bénéfice du changeur, etc... Monnaie d'argent. L'ancien principe chinois, qui d'ailleurs prévaut encore aujourd'hui, est que l'argent n'est pas une monnaie, c'est une denrée. L'unité d'après laquelle on la débite n'est pas une unité de valeur, c'est une unité de poids, le taël (du malais tahel et de l'indoustani tola) que les Chinois appellent liang. Cet argent brut se trouve chez tous les banquiers en lingots qui affectent vaguement la forme d'un soulier. De là le nom de shoe ou sabot que lui donnent les Anglais. L'autre nom, sycee, est la prononciation cantonaise du terme hsisze (argent pur). Le lingot nominal pèse environ 50 taëls. Le lecteur pourra se faire une idée de cette monnaie barbare en allant au Louvre et en regardant l'étalon en airain du talent de Milet que les vainqueurs de la ville ionienne emportèrent à Suze et que M. de Morgan a découvert dans ses fouilles. La teneur en argent pur de cette masse est certifiée par un « bureau d'essai », selon les méthodes rudimen-taires du creuset et de la pierre de touche. Elle varie, suivant les régions de 980 à 992 %. (Dans ces dernières années de notables détériorations ont été constatées.) Dans beaucoup de régions de la Chine, le lingot d'argent sert même aux paiements de détail. Le voyageur le transporte avec lui et coupe dedans suivant ses besoins comme dans du saucisson. Il existe en Chine trois taëls ayant une valeur générale pour tout l'Empire et un nombre qui ne peut guère être calculé (M. Morse en compte près de 270) de taëls locaux. Chacun de ces taëls diffère de l'autre par le poids et par le titre. Les trois taëls qu'on peut appeler impériaux sont le Haikwantaël (taël de la douane) le Kuping (taël des impôts) et le Tsaoping (taël du tribut). Ils ont bien entendu, une existence purement idéale et se caractérisent uniquement par la plus ou moins grande quantité de monnaie locale qu'il faut verser à la banque pour en obtenir la représentation. Cependant par la pratique courante les Chinois n'ont pas été sans s'apercevoir rapidement de l'avantage que présentaient les pièces européennes. Nous avons vu que dès la fin du xviii6 siècle, ils commençaient à importer les pièces espagnoles, dites Carolus, que l'on trouve encore aujourd'hui en usage dans la vallée du Yangtze. Puis vinrent les piastres mexicaines encore aujourd'hui très répandues. Mais, toujours méfiant, le Chinois n'a jamais accepté de donner à ce petit disque d'argent une valeur purement fiduciaire. C'est pour lui un jeton qui n'acquiert sa valeur définitive que par l'endos d'une banque. (Dans toutes les banques et maisons de commerce existent des sonneurs de monnaie ou shroffs, qui, d'un rapide tintement, éprouvent la valeur des pièces qui entrent dans la caisse.) Cet endos est donné, soit par un lambeau de papier, soit par une marque à l'encre de Chine, soit, comme dans les ports du Sud, par un poinçon. La pièce prend alors le nom de « chop dollar ». Les poinçons finissent par tellement se multiplier et se superposer qu'à force d'être garantie la valeur de l'écu est endommagée. La pièce, creusée, informe et comme grignotée par mille dents acérées est envoyée à la fonte. A côté des pièces que je viens de décrire, on trouverait dans les grands sacs de paillasson qui contiennent les trésors des banques des piastres anglaises de Hongkong et de Singapour, des yens japonais et quelques dollars de frappe indigène, bien que ce numéraire soit toujours regardé avec méfiance. En revanche la monnaie divisionnaire, composée uniquement de pièces de 20 cents et de 10 cents sort exclusivement des établissements impériaux. Bien entendu entre le dollar et les pièces divisionnaires il existe un change au détriment de ces dernières. Entre les différentes places de Chine les changes varient, non seulement suivant la valeur intrinsèque des monnaies, mais suivant la situation des marchés par rapport l'un à l'autre et suivant le plus ou moins d'abondance des contreparties. Monnaie de papier. Pendant toute une période de son histoire, sous la dynastie mongole des Yuan et sous les premiers Ming, la Chine a connu une monnaie de papier ayant cours par tout l'Empire. Marco-Polo en parle avec admiration. [Au moment du second pillage du Palais d'Été, des soldats, renversant une statue de Bouddha, trouvèrent sous le socle tout un paquet de ces banknotes antiques.] Cette pratique causa de grands abus et finit par être abandonnée. Aujourd'hui, en dehors des traites émises par les marchands, il existe deux espèces de valeurs-papier, indigènes et étrangères. Les premières sont des billets à quelques jours de vue émis par les banques indigènes et dont le rayon d'emploi varie suivant l'importance de l'établissement qui les a émis. Les autres billets, payables à vue, sont émis par les banques étrangères, chaque coupure représentant un nombre plus ou moins grand de dollars locaux, variant de 10 à 100. Les billets n'ont de valeur que pour le port ouvert dont ils portent le nom, et sont soumis dans les autres ports, même ceux où la banque a une succursale, à un change onéreux. Pratique qui lui vaut l'abondante malédiction des infortunés et ignorants globetrotters. Sur ces bases mouvantes et disparates s'élève l'énorme et hasardeux édifice du crédit. Car il est surprenant de voir l'importance des opérations de toutes natures dans lesquelles le spéculateur indigène n'hésitera pas à s'engager avec un capital insignifiant. Il ressemble au cuisinier son compatriote qui fait toute une cuisine compliquée sur un seul mauvais fourneau de terre. Cet état vraiment chaotique de la monnaie chinoise que nous venons de décrire offre naturellement poui le commerce européen les plus graves inconvénients. D'une part il le bloque complètement dans les ports dits ouverts et lui interdit les échanges directs avec l'intérieur. D'autre part dans ses relations avec l'étranger, il l'expose au danger toujours présent des dénivellations de change les plus brusques et les plus déconcertantes. On joue à Shanghaï sur la hausse et la baisse du dollar comme on jouerait aux petits chevaux. Naturellement on a souvent cherché le moyen de remédier à cette situation désastreuse et différents plans ont été proposés, mais aucun ne répond aux difficultés presque inextricables de la situation. Il ne s'agit pas en effet de raccorder un système monétaire à un autre, il s'agit d'en créer un de toutes pièces, de substituer à la circulation lente et pour ainsi dire capillaire du métal la course rapide et à longue portée du crédit. C'est la vapeur et l'électricité qui doivent remplacer le sampan et la brouette. Le succès de cette entreprise ne sera pas l'œuvre d'un jour ! Pour donner une idée des difficultés de la situation et pour résumer en même temps les pages qui précèdent, je ne crois pouvoir mieux faire que de traduire ici les conclusions par lesquelles M. Morse termine son excellent chapitre sur The Currency. « En Chine la monnaie est comme une pyramide au sommet de laquelle se trouve le poids pur et simple, au milieu une combinaison du poids et du jeton fiduciaire, et à la base une pièce qui se suffit à elle-même et ne reçoit support d'aucune des autres unités de la série comme elle ne lui en fournit aucun. Au sommet est le taël (disons l'once, pour mieux nous faire comprendre), suivant lequel les paiements sont faits exactement à la manière dont on livrerait des barres d'argent. Puis vient le dollar qui n'a pas cours en tant que pièce, et dont les spécimens venant des fabriques indigènes ne portent même pas le nom « yuen » ou dollar, mais seulement l'indication : 72 centièmes de i taël; cette inscription ne suffit d'ailleurs nullement à leur donner une valeur proportionnelle fixe; leur change avec le taël, gouverné par la loi de l'offre et de la demande, varie dans une limite de 5 à 6 %. Puis viennent les monnaies divisionnaires d'argent (fractions de dollars), également soumises à un change qui varie de 95 à 100 cents pour un dollar. Puis le « cent » de cuivre, marqué à certaines monnaies pour une valeur d'un centième de dollar, à d'autres pour 10 sapèques, mais qui n'a aucune corrélation pratique avec le dollar : qu'on le prenne du côté dollar ou du côté sapèque il ne représente guère jamais plus que la moitié de sa valeur. Enfin vient la sapèque qui est la monnaie du peuple. Dans cette série de monnaies indépendantes, où chaque unité se trouve dans un état d'équilibre instable, sans nulle fixité ni en elle-même ni par rapport aux autres unités, on veut maintenant que la Chine introduise un ordre uniforme et systématique et donne au numéraire qu'elle adoptera un cours légal, alors que la Chine ne comprend et n'a jamais rien compris aux valeurs fiduciaires et fait de toute pièce de métal précieux un objet d'échange et de marchandage. Par où va-t-elle commencer ? Va-t-elle prendre la pièce fondamentale, la sapèque, avec sa valeur actuelle de la dix millième partie d'une livre sterling et construire dessus son édifice ? C'est la manière de faire qui semblerait la plus naturelle si l'on considère avant tout la nécessité et le bien-être de cette patiente et industrieuse population, où des familles entières vivent pour deux sous par jour et dont l'existence dépend en grande partie du maintien de cet atome de monnaie. Ou considérera-t-elle avant tout l'intérêt plus vaste de ses échanges internationaux et du puissant corps de négociants et de banquiers qui distribuent les marchandises à travers l'Empire ? « Quelles sont donc les classes de la population qui bénéficieraient d'une réforme de la monnaie dans un sens unitaire? Au premier rang il faut mettre le marchand étranger qui a un besoin urgent d'un change fixe entre l'or et l'argent et pour cela d'une unité monétaire également fixe. Puis viennent les banques étrangères qui peuvent mettre en balance de leurs profits actuels, résultant du nombre des changes et de leurs fluctuations, les avantages qui résulteraient pour elles d'un commerce florissant grâce à l'emploi d'une monnaie unique et saine. Le Gouvernement chinois sera heureux d'une mesure qui lui permettra d'arrêter d'une manière fixe le montant de l'indemnité qu'il doit verser chaque année aux Gouvernements étrangers : et, administraivement parlant, il sera sensible aux avantages que présente une monnaie uniforme, au point de vue de la perception des recettes et de leur emploi. Mais là s'arrête notre liste. A ces exceptions près, tous les intérêts existants seront contre la réforme. Les membres du Gouvernement, en tant qu'individus, depuis le ministre d'État jusqu'au plus humble secrétaire d'un magistrat de district, lui offriront une opposition plus ou moins avouée, mais résolue. Le percepteur entouré de sa troupe de recors et de clients, appuyé de toutes les familles jusqu'à la troisième et quatrième génération qui vivent de l'argent qu'il grappille, luttera avec la dernière énergie contre l'obligation qu'on veut lui imposer de verser au Trésor la somme exacte qu'il aura reçue du contribuable. Le corps puissant des banquiers chinois n'acceptera le changement que s'il est bien convaincu d'y trouver des avantages. Les compradors et les shroffs, tout le peuple des manieurs d'argent s'opposeront désespérément à toute mesure qui réduirait leurs privilèges et leurs profits. Le marchand indigène qui cependant réalisera d'énormes profits par la simplification de la monnaie sera hostile à cette réforme qui ne lui permettra plus des marchandages dont il espère toujours être le bénéficiaire. Enfin le prolétaire lui-même accueillera sans enthousiasme une réforme qui le priverait de son principal plaisir : car le plus humble couli qui gagne dix sous par jour pour un travail pénible sacrifiera sans hésiter une heure de son temps afin de se procurer par le change l'équivalent de dix minutes de travail ». Le tableau semble en effet effrayant, et cependant vers 1840 on en a fait de non moins redoutables de tous les intérêts coalisés contre l'établissement des chemins de fer. Malgré tout, je crois que la simplification graduelle du change sera une conséquence forcée d'une circulation désencombrée, de la rapidité nouvelle et de l'intensité des échanges. Dans quelle mesure le Gouvernement chinois, qui, par le traité Mackay et par le récent emprunt dit des Quatre Puissances, s'est engagé à entrer dans la voie des réformes, pourra-t-il agir efficacement, c'est ce qu'il est difficile encore de prévoir. Avant de se préoccuper de régler ces changes avec l'étranger, le premier soin de la Chine devrait être de se faire une monnaie nationale et de lui donner l'uniformité et la stabilité. A mon avis la base du système à adopter devrait être le poids. Il faudrait que sur toute l'étendue du territoire de l'Empire, on constituât des dépôts d'argent ayant un titre uniforme et qu'à tous les moments de l'année, sur tous les points du pays, tout détenteur d'un dollar ou d'un billet au porteur fût assuré de pouvoir retirer la même quantité du même métal. Ce seul progrès qui serait énorme est la condition de tous les autres. CHAPITRE VIII LA POSITION ACTUELLE DES PUISSANCES Comme nous le disions à la fin du chapitre V de cet ouvrage, la crise de 1900 a fait paraître un double résultat dont l'expression semble contradictoire. D'une part elle a fait éclater l'impuissance du Gouvernement Impérial au regard des Puissances et pour ainsi dire l'état de minorité du Gouvernement Impérial, n'ayant dû son maintien qu'à l'acceptation des conditions qui lui étaient dictées par les étrangers. D'autre part elle a manifesté solennellement, comme par une espèce de déclaration publique, l'impuissance des États de l'Occident à s'entendre pour imposer à leur pupille une réforme qui prévoit les convulsions comme celles dont les Légations venaient d'être victimes. De là le nouveau classement des Puissances qui s'est depuis lors opéré. Dans le premier groupe je placerais les.Puissances que j'appellerais le Conseil de famille du Vieillard Jaune, et qui, sans cesse attentives à sa succession future, cherchent, au mieux de leurs intérêts et même de ceux de leur malade, à lui vendre la sagesse, à lui inspirer quelques désirs d'amendement et d'hygiène politiques, à devenir à la fois ses mentors et ses fournisseurs. [De ce groupe font partie l'Angleterre, la France, l'Allemagne et les États-Unis : les « puissances » signataires des derniers emprunts.] D'autre part les Puissances qui n'ont aucun intérêt à voir le malade guérir et qui sont désignées par la nature et par les faits comme prétendant à une part plus ou moins large de ses possessions : ce dernier groupe est formé de la Russie et du Japon. Nous allons essayer de déterminer quel est au jour actuel la position au regard de la Chine de chacun des États que nous venons de nommer. Pendant de longues années, jusqu'à la période qui suit la guerre sino-japonaise, l'Angleterre eut en Chine un ascendant incontesté. C'est sa flotte qui avait ouvert l'Empire aux nations, c'est son armée avec celle de la France qui avait forcé les murs de Pékin, c'est un de ses soldats, Gordon, qui avait abattu l'insurrection triomphante. Un de ses nationaux, Robert Hart, prenait la direction des douanes, dont le personnel était aux quatre cinquièmes britannique. Presque tout le commerce, tout le cabotage à vapeur se trouvaient entre ses mains. La population des ports ouverts était composée presque exclusivement des sujets de Sa Gracieuse Majesté. Enfin le grand port maritime et militaire de Hong-Kong était le seul entrepôt et la seule citadelle que l'Europe possédât dans les murs de Chine. Cette situation s'est aujourd'hui grandement modifiée. Le commerce extérieur n'est plus uniquement entre les mains des Anglais, dans certains ports les maisons américaines, allemandes eu japonaises les contrebalancent en importance et en clientèle. L'indigène a chassé les étrangers des petits ports et les bloque étroitement dans les grands. La navigation où sévit une concurrence effrénée, soutenue par des subventions d'État ne rapporte plus de bénéfices. Certains articles hier considérés comme des « staple products » hier le thé, demain l'opium prennent une place de plus enpluslimitée dans les statistiques. Dans certaines branches où la Grande-Bretagne se considérait comme maîtresse exclusive, par exemple les tissus et filés de coton, la concurrence indienne, japonaise et américaine se fait de plus en plus apparemment sentir. Si au point de vue économique et surtout dans l'enceinte des grands ports ouverts, le Royaume-Uni occupe encore une situation prépondérante, il le doit en premier lieu à ses banques, dont l'une, la Hongkong et Sh'i B'g Co est une admirable institution dirigée par une longue suite d'hommes de premier ordre; en second lieu aux propriétés foncières que ses négociants arrivés les premiers ont pu acquérir dans des conditions excellentes et qui ont bénéficié ainsi des énormes plus-values survenues ultérieurement, en même temps qu'ils s'assuraient les meilleurs emplacements [Les plus grands propriétaires fonciers des ports ouverts ne sont pas des Anglais de pure race, mais des marchands d'opium juifs, originaires de Bagdad, les Sussoon.] Au point de vue politique les modifications d'équilibre se montrèrent encore plus profondes. L'Angleterre en 1895 et dans les années suivantes se montra également impuissante à défendre la Chine soit contre l'agression du Japon, soit contre la politique d'extensions territoriales qui fut un instant à la mode parmi les Puissances et à laquelle elle finit par s'associer. Le coup le plus grave porté à son hégémonie fut la cession à bail de Port-Arthur à la Russie et la concession du Transsibérien. La politique anglaise vacillante, incertaine, donna à un moment le spectacle d'une véritable faiblesse. La flotte anglaise esquissa une démonstration contre la Russie, puis se retira sans rien faire, laissant face à face de chaque côté des mers de Corée les deux champions de l'avenir en Extrême Orient dont les forces rivales n'allaient pas tarder à se mesurer. Bientôt la lamentable guerre sud-africaine absorba toutes les forces du pays. L'Angleterre après 1900 se trouvait impuissante à faire prévaloir ses vues et jouait dans le règlement de la guerre un rôle secondaire et effacé. Le conflit russo-japonais lui offrait une merveilleuse occasion de prendre sa revanche et de jouer un magnifique rôle d'arbitrage : elle ne sut pas la saisir. Tout entière à sa rancune et à l'absurde chimère d'une invasion de l'Inde par la Russie, elle ne sut que se jeter dans les bras du Japon et lui servir de second inerte et docile. Jamais l'Angleterre n'aurait dû laisser les choses arriver à ce point, la prise de Port-Arthur lui offrait l'occasion d'une intervention qu'elle aurait dû saisir et qui l'aurait rendue maîtresse de la situation. Elle laissa sans rien faire l'Amérique jouer ce rôle d'intermédiaire, avec quelle incompétence d'ailleurs et quelle maladresse. Elle se borna à signer avec le Japon un traité d'alliance parfaitement inutile, qui est un aveu de faiblesse et un véritable monument d'imbécillité. C'est le seul mot qu'on puisse employer en lisant la clause (aujourd'hui supprimée) d'après laquelle en cas de besoin, le Japon est requis d'envoyer deux corps d'armée dans l'Inde! En même temps l'Angleterre qui a toujours besoin d'un cauchemar se laissait terrifier par les menaces de débarquement allemand, retirait la plus grande partie de sa flotte des eaux de la Chine et laissait à son allié le Japon le soin de tenir sa place et de défendre ses intérêts. Ainsi affaiblie et déconsidérée, sans prise aucune sur le Gouvernement de Pékin, qui est la condition d'une action politique efficace, l'Angleterre incapable de faire prévaloir ses vues générales, ne joua plus qu'un rôle en quelque sorte suburbain. Grâce à sa position de Hong-Kong, elle domine encore la riche et populeuse région de Canton, qui est peut-être appelée à devenir un jour un état séparé sous son protectorat. Cette situation momentanément effacée de la Grande-Bretagne peut d'ailleurs être modifiée en quelque mesure, le jour où ce pays prendra une autre vue de la politique internationale. La France a aujourd'hui en Chine un ordre double d'intérêts, un intérêt financier et un intérêt colonial. Nous ne parlons que pour mémoire de ses intérêts commerciaux, car malheureusement bien que notre pays figure au premier rang des clients de la Chine, ses achats, principalement de soieries se font surtout par l'intermédiaire de maisons étrangères, anglaises ou allemandes. Mais sur les rives de la Mer Jaune comme partout ailleurs nous sommes devenus les grands bailleurs de fonds et les grands acheteurs de papier. Il n'est pas un des emprunts étrangers que la Chine a contractés depuis 1895 dans lequel nous ne soyons intéressés dans une mesure plus ou moins large et suivant des modes plus ou moins directs. De ce grand mouvement d'argent il n'est pas sûr que nous ayons tiré pour notre influence et pour notre industrie tout le parti possible. Sans doute la grande œuvre du Pékin-Hankeou que nous avons engagée, avec un esprit de décision et d'initiative qu'il faut reconnaître, a beaucoup contribué à la diffusion de notre langue : II faut avoir voyagé sur le Grand Central Chine pour se rendre compte des résultats magnifiques qui ont été obtenus de ce côté. (Malheureusement la direction de cette entreprise n'est plus aujourd'hui entre nos mains.) Mais au point de vue industriel, nos établissements de France, dont l'outillage est toujours étroitement limité aux besoins présents, sans aucune vue de l'avenir, sévèrement séparés des banquiers qui ne leur prêtent aucun concours, n'ont pu bénéficier dans la mesure possible des avantages que la diplomatie s'était assurés. Celle-ci a toujours fait ce qu'elle pouvait et plus qu'elle ne pouvait pour que les affaires financières bénéficiassent à notre travail national. Son mérite était d'autant plus grand que ce point de vue était moins partagé. Il faut avoir été mêlé à ce genre de négociations pour savoir ce qu'elles comportent de déceptions et d'écœurement. Au point de vue colonial, l'occupation de l'Indo-Chine en 1895 n'a pas donné à notre pays le poids dans les conseils de l'Empire qu'a confié, par exemple à la Russie, la construction du Transsibérien. Le Tonkin occupe une position exorbitante à la sphère chinoise : II n'a point pour ainsi dire de contact avec elle, séparé qu'il en est par une vaste région de montagnes et de quasi-solitudes. La construction si coûteuse du chemin de fer du Yunann n'a pas bien sensiblement modifié cette situation. Sans le large budget qui lui serait nécessaire pour s'assurer une clientèle sur ses confins, l'Indo-Chine se borne à assurer ses frontières que ses vues ne dépassent pas. Un voyage que j'ai fait autrefois au Tonkin m'a montré que la Chine y est aussi inconnue qu'en France ce qui n'est pas peu dire. Les quelques tentatives pour la création d'une politique étrangère qui ont été faites du temps de M. Doumer n'ont pas été suivies. Et cependant nous aurions intérêt à regarder parfois ce qui se passe chez nos voisins. Nous pourrions nous éclairer par la vue comparée de leur passé et de leur présent, des dangers d'une instruction d'ailleurs forcément rudiment aire et dérisoire, dispensée à des cerveaux qui ne sont pas faits pour la recevoir. L'Asiatique a toujours admis les conquérants, il est toujours disposé à payer à la force le plus large tribut auquel elle a droit. Mais il demande qu'on ne vienne pas le tracasser dans ses mœurs et ses habitudes. Bien des esprits chimériques et généreux de notre pays devraient à ce propos se pénétrer des paroles du sage Laotzeu que je cite plus haut et qui sont un véritable bréviaire de bonne administration asiatique. « Que vos sujets aient le ventre plein et la tête sans rêves. » Tout est dit en deux mots. Le danger pour toute autorité ne vient que des inadaptés. Il y a peu à dire de l'Allemagne qui en Chine comme partout ailleurs poursuit surtout, avec l'âpreté et la rudesse qu'on lui connaît, la défense et la promotion de ses intérêts économiques. Il est douteux que l'occupation de Kiaotcheou, opérée si brutalement en 1895, malgré beaucoup d'efforts intelligents, rapporte jamais au Gouvernement Impérial les avantages qu'il espérait en tirer. Si d'autres nations exercent sur la Chine un ascendant politique plus grand dû à la supériorité de leurs forces matérielles, aucune d'entre elles n'a exercé sur l'âme même de son peuple, grâce à ses missions, une action morale plus profonde que laFrance. Si ce pays est capable d'une transformation, c'est par les missions catholiques qu'elle se fera; des hommes comme le P. Chevalier à Chinkiang. le P. Limons à Nan-King, Mgr. Jaslin ou Mgr. Favier à Pékin, Mgr. Mutel en Corée, jouissent dans toute la région qu'ils habitent d'une influence et d'une autorité incomparables. Ce sont des conducteurs de peuples. Il n'y a qu'à les voir à l'œuvre pour se rendre compte de ce que devaient être au milieu des Barbares les grands évê-ques des premiers siècles, les Martin et les Boniface. Depuis le traité de Portsmouth, les États-Unis qui s'étaient plutôt jusque-là tenus à l'écart de la politique chinoise, y ont fait une entrée bruyante et même tapageuse, essayant de reprendre le rôle que l'Angleterre paraît pour un temps abandonner et se posant en champions de la « Porte Ouverte » et de l'indépendance du pays. L'Amérique tire son intérêt à la Chine autant du gros chiffre de son commerce qui ne fait que s'accroître de jour en jour, bien que placé en d'autres mains que celles de ses nationaux, que de l'importance incontestable qu'a pour elle dans l'avenir « l'Inde du Pacifique ». Jusqu'ici ses vues nouvelles se sont traduites, plutôt que par des actes, par des gestes emphatiques, mais demeurés inachevés : l'envoi de sa flotte qui après avoir traversé deux océans, rebrousse chemin sans être entrée dans un port de Chine, la circulaire mandchourienne de M. Knox qui maladroitement lancée a rencontré auprès des chancelleries le succès que l'on sait. Enfin elle a su s'imposer aux trois puissances qui négociaient il y a deux ans un emprunt avec l'Empire, sans leur apporter autre chose qu'un concours financier problématique. Les États-Unis sont-ils capables de jouer en Asie autre chose qu'un rôle de bluff tapageur? Sont-ils prêts à envisager dans toute leur étendue les conséquences d'une attitude qui les mettrait en conflit ouvert avec le Japon? C'est ce dont il est permis de douter. L'Amérique a des gages entre les mains d'un tel adversaire, elle n'a contre lui que des armes inefficaces. Nous passons aux deux Puissances réellement capables d'exercer une action puissante sur la Chine, parce qu'elles ont avec elle des rapports non pas accidentels et précaires, mais essentiels et organiques, parce qu'elles embrassent et enveloppent l'énorme masse, la Russie du côté de la terre, le Japon sur le front de mer. De Yermak à Mouravieff et aux constructeurs du Transsibérien, la Russie a mis quatre siècles à prendre possession de tout le nord du vieux continent et à recueillir l'héritage de ces nomades contre lesquels la vieille Chine édifiait sa Muraille. Ce ne sont plus maintenant quelques vols de pillards qu'il s'agit d'arrêter, c'est un Empire qui sur tous les points à la fois fait sentir sa pression systématique. La politique de la Russie à l'égard de la Chine présente avec celle des autres puissances cette différence qu'elle est commandée non par les vues ou les caprices de diplomates plus ou moins avisés ou intelligents disposant de moyens d'action irréguliers, mais par la nature des choses. En un mot la politique chinoise des autres puissances est une politique exotique, une politique de luxe, celle de la Russie est une politique vivante et vitale, inflexible comme un instinct naturel et ne connaissant guère plus que lui l'erreur. C'est une force incluse qui cherche son issue et qui la trouve naturellement là où la résistance opposée est la plus faible. Sans aucun combat, avec une poignée de cosaques, Mouravieft en 1860 atteint le Pacifique et achève le grand travail de circon-vallation entamé au temps d'Ivan et de Pierre. On put croire un instant qu'à aussi peu de frais la diplomatie russe allait avancer encore ses têtes de ligne et assurer ses positions sur la Méditerranée extrême-orientale. L'opposition victorieuse du Japon est venue pour un temps au moins contrecarrer ces plans grandioses et prématurés. Mais ils étaient légitimes et bien conçus et l'on ne peut refuser son admiration aux hommes qui ont entrepris de les exécuter. La partie valait la peine d'être jouée. Aujourd'hui même on ne peut dire que la guerre de 1904-1905, avec toutes ses défaites et ses humiliations ait été sans fruit pour la Russie. Que l'on compare sa situation actuelle dans ce qu'on peut appeler l'annexe mandchourienne de la terre chinoise à celle dont elle jouissait avant le traité de Portsmouth. Elle n'avait alors qu'une occupation de fait, ardemment contestée et dangereusement menacée par l'opposition des autres puissances. Aujourd'hui la garde du chemin de fer qui passe par toutes les villes de quelque importance et qui est l'organe vital, l'axe politique et économique de tout le pays lui est officiellement confiée par une convention internationale et Kharbine est en fait une ville aussi russe que Vladivostock. Elle exerce une hégémonie de fait, comme sur un domaine réservé, sur ces vastes régions de la Mandchourie du Nord où les millions d'âmes qui augmentent chaque année la population de l'Empire moscovite pourront venir se déverser mieux que sur les pauvres terres de la Transbaïkalie. Les larges vallées de la Nonna et de la Sungari sont des terres à blé d'une richesse prodigieuse, et les mines à peine explorées laissent cependant prévoir d'inépuisables richesses. Riche en terre, en combustibles et en hommes, cette marche d'une double race deviendra peut-être un jour une des régions les plus favorisées du globe. La possession indiscutée d'un tel domaine, sans doute amoindri mais consolidé, valait les sacrifices qu'elle a coûtés. Là d'ailleurs ne se limitent pas sans doute les horizons de la Russie. Les vastes plaines de la Mongolie et du Turkestan chinois, où déjà son influence contrebalance celle de Pékin, sont ouvertes sans défense à ses soldats et à ses pionniers. Là sans doute un jour ou l'autre de nouvelles lignes de chemin de fer viendront remplir le rôle joué dans l'Est par le Transsibérien. C'est tout un empire en quelque sorte vacant qu'elle aura dans le courant de ce siècle à prendre et à digérer. De tous les grands États le Japon est le plus rapproché de la Chine, le seul qui par la nature des choses ait son orientation politique entièrement dirigée vers ce pays. A peine est-il sorti des luttes de la Restauration qu'il commence sa politique d'enveloppement. En 1874 il s'empare des îles Riu-Kiu. En 1885 si l'intervention des Trois Puissances l'oblige provisoirement à lâcher les positions maîtresses qu'il avait prises à l'entrée du golfe du Petchili, il garde Formose, en attendant que le traité de Portsmouth lui rende la partie méridionale de Sakhaline. Aujourd'hui la chaîne de ses possessions maritimes est complète et l'on voit que depuis le Kamtchatka toutes les îles du côté du Pacifique formant une barrière aux mers séquestrées de l'ouest lui appartiennent. Sur le continent même les positions maîtresses qui dominent les détroits, Port-Arthur, la Corée, voient flotter son pavillon. Pour fermer définitivement la chaîne, il ne lui reste plus qu'à occuper sur le côté du Fokien le magnifique port d'Amoy. (Le seul port chinois qui soit en eau profonde, à l'abri des typhons et accessible par tous les temps.) Et ce n'est un secret pour personne que depuis longtemps ses regards sont dirigés de ce côté et qu'en 1900 l'occupation a bien failli devenir un fait accompli. Ainsi inverti d'une situation maritime de premier ordre, à peu près inattaquable dans son domaine insulaire, le Japon dont les ressources naturelles ne suffisent pas aux besoins de sa population sans cesse croissante est pour ainsi dire contraint et voué à une politique d'agression et de conquête économique et militaire. Cette politique se dessine après la guerre de 1904-1905 qui oblige son principal concurrent à reculer. Le Japon débarque sur le continent, ^ur cette péninsule de Corée qui ressemble à une jetée tendue vers les conquérants de la mer, ils prennent possession de la Mandchourie du Sud et commandent les accès de la capitale chinoise dont leurs troupes ne sont plus qu'à quelques jours de marche. En dépit d'une opposition impuissante, ils rattachent Moukden par un chemin de fer à leurs possessions de Corée et l'accord qu'ils signent avec la Russie leur permet, comme l'a prouvé la tentative impuissante des États-Unis en 1908, de se croire désormais dans ce nouveau domaine à l'abri de toute intervention internationale. Là certainement ne s'arrêtent pas leurs ambitions. Comme le montrent les intéressants rapports de M. Pila, le Japon, pays de pauvre agriculture et dont le sous-sol paraît moins riche qu'on ne le croit communément, ne trouve pas dans son propre territoire les énormes ressources qui lui sont nécessaires s'il veut continuer à jouer le rôle d'un grand État. C'est donc à l'industrie et au commerce qu'il doit demander de combler le déficit causé dans un pays sans épargne par les énormes achats d'un peuple qui en quelques années a dû s'armer et s'outiller de pied en cap. Or ces bénéfices économiques ce n'est guère l'Europe qui peut les lui procurer. Il n'y a pour lui qu'un client possible et indispensable, c'est la Chine, c'est le marché Chinois qu'il faut à tout prix conquérir et purger de la concurrence. Or à cet effet gigantesque les efforts des particuliers n'auraient pas suffi. Le Japonais tel qu'il était au moment de la Restauration, frugal, prolifique et médiocre négociant n'avait pas de capitaux [Si l'on excepte quelques sociétés familiales de forme assez curieuse, telles que « Mitsui ».], et c'est le Gouvernement qui a dû lui-même les faire sortir d'un sol ingrat à coups d'impôts. On peut dire aujourd'hui que tout l'outillage moderne du pays, ses chemins de fer, ses bateaux, ses banques, ses grandes usines, est plus ou moins la propriété de l'État ou subventionné par lui. Le Japon industriel dans son ensemble ne forme qu'une firme colossale dont l'État est le gérant. Ce sont toutes les forces de cet atelier centralisé qui s'emploient aujourd'hui à la conquête des marchés chinois. Certains succès ont été remportés, mais tant que les traités serviront encore à tenir la balance égale entre les concurrents, tant que la pression politique exercée par les agents du Mikado ne pourra être accentuée d'une manière plus décisive, les progrès resteront lents et disproportionnés aux besoins et à l'effort de la nation. De là vient que, encore aujourd'hui, le Japon place les dépenses militaires au premier rang de ses nécessités budgétaires. Il est clair que le pays ne s'impose pas un effort démesuré qui tend jusqu'aux dernières limites les forces du corps social et le fait pour ainsi dire craquer dans toutes ses jointures, si elles n'avaient pour but que la défense des possessions actuelles qui ne sont menacées par personne. Il est clair que le Japon a d'immenses visées d'avenir. La situation est celle-ci. D'un côté un État puissant, formidablement armé et pauvre; de l'autre et face à face un état immense, plein de richesses et dépourvu de toutes forces militaires sérieuses. Les conclusions s'imposent en évidence. Pour penser que des convoitises ne s'éveilleraient pas du côté du plus fort, il faudrait bien peu connaître la nature humaine. II est évident que dans une entreprise d'agression ouverte sur la Chine le Japon trouverait contre lui toutes les autres puissances. Mais il sait aussi que dès que ses antennes financières se seront un peu élargies il pourra aller très loin avant que la patience échappe à ses rivaux et qu'ils se risquent à un conflit ouvert. Que l'on se rappelle les énormes dépenses financières et militaires, la gêne politique et économique, qui résultent de toute campagne d'outremer, conduite à une grande distance des bases d'opération, celle de l'Angleterre contre les Boers par exemple, ou simplement notre guerre d'Indo-Chine. Or au Japon, ce qu'un Etat européen aurait en face de lui, ce ne serait pas quelques indigènes ou une poignée de paysans, mais une nation dont les forces militaires et maritimes se comparent à celle de l'Allemagne. Les chances de succès seraient bien douteuses et les moyens de récupérer les frais absolument nuls, le Japon n'ayant qu'à se retirer dans ses îles pour être invincible. Il peut donc un jour ou l'autre se permettre beaucoup. De quelle nature sera l'action dont le développement est dès maintenant dans ses desseins, c'est le secret de l'avenir. Le Japon n'a pas jusqu'ici montré des facultés d'organisation et d'assimilation portionnées à ses qualités militaires. Aucun peuple, moins que ce peuple jaune, ne paraît avoir le sens ou le souci ou le respect des traditions et des moeurs. De ses tentatives poursuivies jusqu'à Formose ou en Corée on ne peut pas dire que le résultat ait été jusqu'ici bien brillant (poursuivies avec une extrême brutalité). En Chine même par ses procédés violents et vexatoires, il a réussi en quelque années à perdre l'ascendant et le prestige que ses victoires sur un grand peuple européen lui avaient acquis. Il n'est pas sûr que le Japon puisse jamais jouer dans le vaste Empire un autre rôle que celui de Chien du Jardinier, et il est possible que ce rôle même en présence de certains faits tels que le percement du Canal de Panama et l'invention des Dreadnoughts ne lui soit pas facile à garder. |
|
102 | 1948.7 |
Claudel, Paul. Sous le signe du dragon [ID D3550]. (7) Sekundärliteratur Gilbert Gadoffre : Claudel voit dans la Chine au lendemain de la révolte des Boxers un état inadapté à l'économie mondiale, condamné par le déséquilibre chronique de la balance du commerce extérieur à être inéluctablement colorisée par les puissances européennes. Le tableau que Claudel nous propose de la religiosité chinoise est une sorte de négatif photographique de celui d'Eugène Simon. Ecrire trente-sept pages sur la religion des Chinois sans mentionner, ou presque, Confucius, sans accorder la moindre attention au culte ou aux livres confucéens peut sembler un tour de force aberrant. Il est vrai qu’un mode de présentation habile lui permet de se débarrasser du moule traditionnel des 'trois religions de la Chine' : il était légitime de montrer après Wieger, que l'homme du peuple n'a guère conscience de doctrines aux frontières tranchées, qu'il pratique une sorte de syncrétisme dans lequel Laozi, Confucius et Bouddha sont quelque peu confondus et jouent un moindre rôle que le culte des ancêtres, la croyance aux esprits et à la métempsychose. Claudel fait expier à Confucius le rôle de demi-dieu positiviste qu'on avait voulu lui conférer. La Chine redevenait ainsi le champ clos où l'Occident chrétien vidait ses querelles qu'il était si tentant de projeter sur l'image de Confucius. Le taoïsme par contre, est pour Claudel un objet de fascination. Non pas le taoïsme populaire, mais le Dao de jing, parcouru dès le premier séjour en Chine, et l'admirable livre de Zhuangzi qui sera une source d'inspiration à Tokyo. Tout plaît au poète chez les philosophes taoïstes : l'irrationalisme agressif, l'anti-confucéisme anarchisant, le goût du paradoxe, la cocasserie beroque, les préceptes de non-intervention, de non-action. Il interprète le taoïsme à travers un certain nombre d'images et de concepts symbolistes. C'est ainsi que le vide taoïste autour duquel s'organise l'être, le non-agir, oeil immobile au centre du cyclone qui gouverne le devenir, finit par se superposer aux notions mallarméennes de 'blanc' et de non-dit. Le taoïsme est ainsi digéré, assimilé par l'organisme claudélien qui en fait une synthèse complexe. Vers la fin de son séjour en Chine, Claudel a imaginé une explication rationnelle : l'existence de deux bouddhismes, un bon et un mauvais. Le mauvais, c'est le bouddhisme du Petit Véhicule, limité à quelques pays de l'Asie méridionale, et plus particulièrement Ceylan. Il n'est qu'une « méthode progressive d'anéantissement (ou simplement d'abrutissement) ». Il paraît avoir eu, ajoute Claudel, « une existence positive assez courte avant que quelques cranes anglais lui aient rendu un semblant d'existence ». Les philosophes à l'allemande et les cranks à l'anglaise ne connaissaient que ce bouddhisme-là, grâce auquel on pouvait se réclamer de l'assentiment de millions d'hommes pour fonder la croyance en un idéalisme philosophique de tendance nihiliste. Cette école, prétend Claudel, n'a plus guère qu'une existence livresque, alors que le bouddhisme bénéfique, celui du Grand Véhicule, est celui qu'on peut observer en Chine et au Japon. Celui-là est une vraie religion, au sens occidental du mot, il maintient l'idée de « puissances supérieures qui s'intéressent à notre sort », il fortifie « l'idée du mérite et du démérite », et même, dans une certaine mesure « l'idée de péché, d'une souillure entraînant le désir de purgation ». Yvan Daniel : Claudel ne retient pas les allusions historiques qui étaient rapidement évoquées dans le Livre sur la Chine, il laisse ainsi de côté les éléments historiques datant de l'Antiquité ou du XVIIe siècle, pour n'envisager le Japon qu'à partir de sa 'Restauration'. On ne peut que constater que les propos tenus dans le Livre sur la Chine sont pour le moins extrêmement hardis : ils remettent en cause toute la politique économique et commerciale des puissances occidentales en Chine, et n'hésitent pas à proposer de mettre en oeuvre des actions communes qui auraient bouleversé tout ce qui avait été accompli jusqu'alors et nui à bon nombre d'intérêts. Si les deux oeuvres d'éclairent indubitablement l'une l'autre, Sous le signe du dragon semble prudemment contourner ces propositions – presque révolutionnaires - : Claudel les jugea-t-il utopistes, estimant inutile alors de les reformuler ? Les différences importantes qui existent entre le Livre sur la Chine et Sous le signe du dragon sont souvent expliquées par la prudence de Claudel ou l'évolution de ses opinions ou façons de penser. Ces causes ne sont en effet nullement à négliger ; néanmoins, à considérer beaucoup plus simplement les textes on peut légitimement suggérer que l'auteur a souhaité faire le nécessaire, dans la dernière version, pour que le texte soit agréable à lire. Les premières versions, outre le caractère désordonné inhérent au plan incomplet et encore indécis, foisonnent en effet de développements particulièrement arides qui sont dans bien des cas issus de la réutilisation par Claudel des informations qui avaient servi à rédiger ses rapports consulaires. Même si Claudel a pu être amusé par les nombreuses anecdotes de Chinese characteristics, et a emprunté à Arthur Smith quelques idées piquantes pour décrire le Chinois dans sa vie quotidienne ou ses rapports à l'argent, l'approche quelque peu simpliste du religieux britannique a bien évidemment été volontairement 'oubliée'. Claudel s'emploie certes à rendre son texte plaisant, mais sans aller jusqu’à la plaisanterie moqueuse. Il ne pouvait d'ailleurs sans doute pas de satisfire de l'approche de Smith, en particulier dans le domaine spirituel et religieux, car celui-ci présente une analyse pour le moins malhabile et manquant de clairvoyance. Le chapitre 'Religion' sur confucianisme, taoïsme et bouddhisme, a été rédigé probablement en 1911. Il est marqué par l'influence de la lecture des ouvrages de Léon Wieger, mais il est aussi le résultat des livres de Smith, Edkins et Parker. L'auteur mets en valeurs dès le premier point, la religion archaïque chinoise du culte du Ciel. Le 'culte des morts' fait l'objet de la seconde partie. Il est directement lié au confucianisme qui est pour partie fondé sur la piété filiale. Claudel ne néglige nullement la doctrine de Confucius, même si le nom n'est pas explicitement cité. Le chapitre IV contient l'esposé de tous les points essentiels de la doctrine confucéenne : le culte des ancêtres, la piété filiale, l'intérêt majeur porté au 'nom' et à l'écriture, la question des rites. Les références et les explications confucéennes sont assez étrangement suivies d'une série de citations du Dao de jing de Laozi. La partie II se termine alors dans une certaine confusion : les allusions à Confucius ne sont pas clairement explicites, les extraits du Dao de jing ne sont pas commenté. Le chapitre contient une série de citations d'auteurs chinois qui établissent leur représentation du monde sur le principe yin-yang. Le commentaire claudélien commence par présenter ce système comme 'l'étroite conjonction des deux principes opposés' mais montre ensuite que l'alternance ne doit pas ici être uniquement comprise comme une succession d'influences contradictoires, car elle forme un tout complémentaire, et, surtout, lorsque l'un des influx domine, l'autre est présent, même sous sa form minimale ou latente. La philosophie chinoise est jugée 'matérialiste', mais non pas au sens occidental du terme. Il s'agit d’un matérialisme extrême-oriental, complexe et systématisé, envisagé 'sans logique' et de façon 'rustique'. L'insistance de l'auteur en ce sens est à peine nuancée : la langue, tout d'abord, 'n'est pas faite pour l'abstraction', la philosophie est fondée sur l'observation du monde matériel, et les vertus elles-mêmes 'ne sont que la conséquence de la conformation physique'. Claudel ait relégué le bouddhisme dans la dernière partie, mêlé aux superstitions et aux fantômes populaires. L'auteur se heurte violemment, dès 1899, à cette religion originaire d'Inde qu'est le Bouddhisme. La condamnation du bouddhisme qui apparaît en 1899 et s'affirme jusque dans les derniers écrits de Chine ne laisse pas la possibilité de suggérer une ambiguïté quelconque de l'opinion de Claudel. Il partage les thèses des milieux savans catholiques et très probablement est-ce là la même condamnation qu'il entendit prononcer par les Pères jésuites, souvent tolérants à l'égard du confucianisme, parfois à l'égard du taoïsme, mais fort rarement pour ce qui concerne le bouddhisme. Claudel reviendra avec constance sur l'anathème prononcé en 1899, sans jamais en changer le contenu ni l'argument théologique, sans jamais se pencher sur les nouvelles études concernant le bouddhisme. Bernard Hue : Claudel ne s'intéresse guère qu'aux aspects moraux et politiques du taoîsme. Il cite abondamment Laozi, mais il n'utilise à aucun moment les chapitres V, XI et XX qu'il connaît pourtant fort bien et d'òu émane, à ses yeux, l'essence même du taoïsme. Liang Pai-tchin : Claudel met en lumière le trait paticulier de la civilisation chinoise en disant que c'est la seule qui s'écoule de l'intérieur et se nourrit de ses propres sources. Car la terre chinoise vaste et riche est protégée par la nature, ayant des montagnes nombreuses et hautes au nord-ouest et l'océan au sud-est. Claudel consière comme un peule nourri des profondes ressources de l'instinct et de la tradition, peu cultivé et immobile. Mais les Chinois lui paraissaient spontanés, honnêtes, sachant rire ; et avec eux on se plairait à vivre. Ils sont des artisans-nés et ont le génie du signe. Dans les rapports humains, ils se montrent sensibles pour la moindre chose, polis pour ne pas humilier les autres, trop modestes pour être religieux, et prêts à tout faire et à tout accepter pour ne pas perdre la face. |
|
103 | 1949 |
Claudel, Paul. Eloge du chinois. In : Figaro littéraire ; 5 févr. 1949. [Geschrieben 22 nov. 1948]. Je me suis souvent demandé la raison de cette sympathie, allant jusqu'à la préférence, que j'éprouve pour le Chinois. Ne parlons point de ces idoles, azur et prune, un éventail à la main, le lourd luisant câble noir de queue suspendu à l'occiput, qui se déplacent indolemment dans mon souvenir, comme sur la convexité d'un bol de porcelaine. Je parle du Chinois actif, tel qu'il contribue sans doute encore aujourd'hui à l'ardente friture dorée d'une rue de Canton en pleine virulence ! Le Blanc ? Ce qu'on en a assez du blanc ! L'Indien a quelque chose de gras et de poisseux, et ces prunelles affectueuses qu'il attache sur vous empreintes d'une espèce de reproche féminin qui vous fait mal au cœur ! Et quant aux Arabes, à tous ces espèces de prophètes à la manque que j'ai vu dormir et traînasser sur les quais d'Oran et d'Alger, il n'y a pas autre chose à en dire que d'une exposition de lessive. Ça sèche ! Mais le Chinois, dès qu'on s'est mis à faire connaissance avec lui, ça commence à Singapour, quel intérêt il prend à l'existence, le frère ! Pas à demain, demain n'existe pas ! A la seconde présente, immédiate ! Une espèce de ferveur, une espèce de fureur, une espèce d'enthousiasme contenu, mais toujours présent, une espèce de foi, un appétit dévorant ! Regardez ces nuées de bateliers qui s'attaquent à l'un de ces grands paquebots en train d'épuiser à Shanghai ou à Hong-Kong ses dernières encablures. C'est un hourra qui monte jusqu'au ciel ! On dirait un millier de mouettes avec d'âpres cris qui s'abattent sur une baleine crevée. Essayons de comprendre un petit peu ! C'est le théâtre qui va nous y aider. Là ce n'est pas comme dans le civil. A tout prix, de toute son intelligence et de tout son cœur, il faut être là ! Il faut être là, il faut s'intéresser à son rôle. Celui d'un Monsieur qui ne fait rien ? Il s'agit de faire le monsieur qui ne fait rien, ce monsieur qui ne fait rien dont la pièce autour de moi a absolument besoin. Personne de passif, personne d'abandonné. Aucune place comme dans la vie courante accordée à l'habitude, à la somnolence, à la dérive, à cette espèce d'automatisme qu'entraîné une opération continue. La réplique est là, toujours nouvelle ! Impérieuse ! Le rôle est là bon gré mal gré comme un tapis roulant sous nos pieds auquel il n'y a pas moyen de se soustraire. Eh bien, le Chinois, c'est comme un acteur auteur qui serait toujours en scène, qui ne joue pas seulement la pièce, qui la fait à mesure, et qui prend à tout ce qu'il fait un intérêt que l'on peut bien appeler dévorant. Qu'il s'agisse d'un banquier, d'un maçon, d'un patron de rickshaw ou de sampan, avec sa petite famille, d'un garçon de restaurant, d'une belle-mère avec sa belle-fille, d'une prostituée, ça serait une pièce qu'on joue, et dont on aurait à se tirer le mieux possible qu'on ne la prendrait pas davantage au sérieux ! La seconde présente, le moment immédiat, mais il ne faut pas les laisser perdre comme ça ! La seconde présente, le moment immédiat, c'est quelque chose d'inestimable ! Un enterrement, par exemple, comme cela serait bête de ne pas profiter de toutes les énormes possibilités de jouissance qu'il nous procure ! Le chagrin d'abord, quelle occasion de s'en donner à plein ventre, à plein cœur, à pleins poumons, chacun encouragé dans sa petite performance particulière par les vociférations du camarade ! Et ce festin de consolations où chacun y va de son écot ! Cet élément excitant de fraîcheur et de nouveauté qu'apporté toute disparition, accompagnée d'un héritage ! Deux femmes qui se disputent, je vous assure qu'elles y vont bon jeu bon argent et que cela valait la peine d'accumuler depuis des mois tout ce capital d'injures et de griefs ! Sans préjudice entre deux bordées de quelques tasses de châ et graines de melon que l'on se partage poliment. Et une exécution capitale, quel prétexte à toutes sortes de beuveries fraternelles et de quolibets joyeux, en attendant que l'invité, un peu gris, se rende à la cérémonie finale, une chique dans le coin de la joue ! Ah ! l'on peut dire que l'on s'est bien amusé ! Et ces ascètes chinois du bon vieux temps, quelle différence avec leurs confrères hindous ! Ils ne méditent pas, ils mijotent ! Ils mijotent comme de grosses théières sur le feu. Dans un site bien choisi, dont ils se font une partie indispensable, ils mijotent, comme des chats qui ronronnent leur confort, et il n'y a qu'à voir leur petit œil malin qui se moque de nous ! Ces belles peintures que vous connaissez, ces poésies exquises, vous croyez que c'a été fait avec de l'eau et de l'encre de Chine ? Pas du tout. Il n'y avait qu'à tendre un écran. C'est de la contemplation émanée qui s'est déposée dessus. Comme on comprend que la nature ne se passe jamais d'un Chinois pour la regarder, telle qu'elle est, comme une belle femme, sans arrière-pensée ! Je me souviens de ma dernière soirée à Tien-tsin, un des plus affreux pays qu'il soit possible d'imaginer. Il y avait un coucher de soleil. Je ne trouve pas que la nature en général avec les moyens dont elle dispose se foule beaucoup en matière de couchers de soleil. Mais ce soir-là il aurait été injuste de ne pas y reconnaître quelque chose, je ne sais quoi, un petit effort ! Et j'en cherchais la raison. La raison, c'en était, amarré à l'orée d'un arroyo, un bateau de vidangeurs, un de ces bateaux qui partent chargés de toute la vidange d'une grande ville et qui reviennent le jour suivant, sans bien entendu qu'on ait pris la peine de les nettoyer, avec une cargaison de pastèques. Les bateliers avaient fini de dîner, ils étaient contents, et ils chantaient alternativement en s'accompagnant de leurs baguettes. J'entends encore ce tapement avec art des baguettes sur le bol de porcelaine. Bien sûr qu'ils ne faisaient aucune attention au coucher de soleil : mais ces braves gens, le ventre plein, qui chantaient, jamais sans eux le coucher de soleil n'aurait réussi à réussir comme il avait réussi ce soir-là ! |
|
104 | 1949 |
Claudel, Paul. Une promenade à travers la littérature japonaise. In : Revue de Paris (avril 1948). Er schreibt : « Je ne suis pas, malgré mes quinze ans de Chine et mes cinq ans de Japon, ce que les Anglais appellent un 'scholar', un spécialiste de l'Extrême-Orient, dont j'ignore les différents idiomes. Je n'ai poursuivi aucune étude méthodique et toute ma connaissance du pays résulte de l'atmosphère dont je me suis laissé imprégner, des circonstances, des entretiens, des excursions, des impressions recueillies au fil des jours et des nuits et des lectures plus ou moins incohérentes que j'ai picorées de tous côtés. » |
|
105 | 1949 |
Claudel, Paul. Partage de midi [ID D21914]. Er schreibt über Fuzhou : "D'une part on aperçoit les deux bras d'un fleuve couvert de bateaux, et, derrière, entourée de sa muraille crénelée, une immense ville chinoise avec ses portes et ses pagodes. D'autre part, vers le couchant, la rizière et de belles montagnes bleues." Rosalie Vetch est l'inspiratrice du personnage d'Ysé de Partage de midi. Yvan Daniel : Partage de midi est sans doute le drame dans lequel la Chine peut le plus apparaître reléguée au rang de simple décor exotique. La langue de l'empire du Milieu est considérée par les personnages avec désinvolture ; on entend certes quelques mots chinois, parmi lesquels le fameux 'Yang koui tze' (Diables d'étrangers) désignant dans la bouche des Chinois les Européens, et que l'on retrouve dans tous les récits de ces années-là. Partage de midi contient un tableau de la vie des Occidentaux enfermés dans leur Concession, avec leurs habitudes et leurs travers : consommation d'alcool, affairisme plus ou moins licite, adultère et pour finir sans doute, au moins sous-entendue, une satire en demi-tente de ce milieu. Il est caractéristique de voir Claudel faire dans certains passages de ce drame une sorte de portrait satirique de l'Européen à la Chine : la pluspart de ses contemporains, à la même période, faisait en effet plutôt la caricature du Chinois et de l'Empire du Milieu. On pourra dire que les éléments issus de la vie en Chine dans ce drame sont de l'ordre de l'anecdote, ils permettent néanmoins d'attirer l'attention sur les préoccupations professionnelles de l'auteur et de comprendre un peu mieux ce que fut la vie quotidienne des Occidentaux dans ce pays. Partage de midi est tout entière composée des souvenirs des différentes missions diplomatiques du consul en Chine ; souvent anecdotiques, volontairement renvoyés en second plan, ils ont l'intérêt de dévoiler ce que fut l'atmosphère quotidienne de la vie du diplomate. Il montrent cette 'Chine' des Européen refermée sur elle-même, dans le petit milieu des concessions et des préoccupations occidentales. Un monde hermétique qui laisse en vérité bien peu de place à l'univers chinois qui l'entoure, en dehors des échanges commerciaux, des tractations intéressées de toute sorte, ou des affrontements. |
|
106 | 1950 | Paul Claudel sagt zu Jean Amrouche : « Il y a un livre sur le Tao que j'ai beaucoup fréquenté, et que je trouve admirable, c'est le livre de Tchouang-tseu [Zhuangzi]. » |
|
107 | 1952 |
Claudel, Paul. Autres poèmes d'après le chinois. In : Oeuvres complètes, Extrême-Orient II. (Paris : Gallimard, 1952). Li Taï Pé [Li Bo]. Le pêcheur. Auteur inconnu. La lune à l'auberge. Li Y Hane. Désespoir. Tin Tun Ling. L'ombre des euilles d'orange. Thou Fou [Du Fu]. La maison dans le coeur. Tchan Jo Sou. Là-bas une femme chante. Thou Fou [Du Fu]. Ivre de littérature. Tchen Tsé Taï. O pauvres habitants. Tchan Jo Sou. J’ai voulu écrire. Tcheng Tsi. Il fait beau. Li Taï Pé [Li Bo]. Pour encre, poëte. |
|
108 | 1952 |
Claudel, Paul. J'aime la Bible. In : Revue de Paris (1952). Er schreibt : « Ma vie n'a pas été perdue puisqu'elle m'a permis de voir partout autour de moi en Extrême-Orient les prémices de la moisson. Je revois en Chine, à côté des pagodes abandonnées les églises remplies, bourrées de la compacte masse vivante et chaude, hurlante, des hommes, des femmes et des enfants... Le temps est fini de la mélancolie et toutes ces amères méditations du pessimisme païen ! » |
|
109 | 1952 |
Claudel, Paul. L'Asie et le démon. In : Le Figaro littéraire ; année 7, no 345 (29 nov. 1952). « J'ai habité longtemps l'Asie, mais je n'avais pas la vocation de l'Asie. Elle représentait simplement pour moi cet 'ailleurs' à quoi mon métier de consul et de diplomate me donnait droit. Je n'avais pas de lumière à en attendre et de questions à lui poser. J'étais chrétien et j'en savais plus qu'elle. Et c'est sans doute cette qualité de chrétien qui a déterminé le choix de René Grousset, quand, tout près de sa mort, il m'a légué à vous, si je peux dire, mon cher docteur, en qualité de préfacier : de ce livre de souvenirs que vous avez rapporté d'un long séjour parmi le sable et la neige dans l'antichambre du Diable. René Grousset, lui aussi comme moi, était un chrétien, c'est-à-dire un homme pour qui le surnaturel existe, pour qui les mythologies sont autre chose qu'une création pittoresque de l'imagination, et qui sait se fraver d'un pas paisible à travers les faux-semblants de l'abstraction, comme de ce que vous appelez 'la mascarade démoniaque', un chemin imperturbable. Le Diable, je peux dire que dès mon premier contact avec la terre d'Asie j'ai respiré son odeur suffocante, cette lourde émanation de péché et de néant, cette dégoûtante complaisance à soi-même, qui n'appartient qu'à lui. J'avais pénétré dans le sous-sol caverneux d'une espèce de temple - c'était à Ceylan - et là, tout de son long étendu par terre, abdominal et pareil à un énorme ver, je contemplais Buddha. Je dis Bouddha lui-même et non pas son simulacre seul, car je n'ai aucune raison de démentir l'artiste mongol dont vous parlez dans votre livre quand il affirme qu'il procure à son démon, par le moyen du ciseau et du maillet, une habitation effective. J'ai moi-même assisté en Chine à cette cérémonie de l'incamération du dieu qui consiste à peindre une prunelle fur l'oeil béant de l'idole. Je suis sûr que les Grecs en faisaient autant du temps de Périclès. Plus tard, mon long séjour en Extrême-Orient - comme le vôtre, m'est-il permis de penser, dans le 'no man's land' lamaïque et mongol - m'a permis de méditer longuement sur la double forme de la négation démoniaque. La première qui est celle du refus pur et simple, de l'immobilité dans le retranchement. L'autre qui est celle d'une opposition convulsive. De cet effort pour échapper à la forme que l'on appelle la contorsion... Ici, en Asie, il ne s'agit pas d'une perte, mais d'une absence, on ne sait de quoi, und 'absence réelle'. Ce vide qui joue un si grand rôle dans la philosophie chinoise. Cette vacance dont une multitude homogène est aussi bien l'image que l'océan ou le désert. L'absence de direction et l'absence d'être. Combien de fois là-bas, n'en ai-je pas senti sur moi l'oppression incommensurable ? Combien de fois, quand je montais dans ma chaise à porteurs vers Kouliang, n'ai-je pas interprété cette cloche comme hors du monde dans le repli de la montagne qui disait Non ! Quelle mélancolie !... » |
|
110 | 1954 |
Claudel, Paul. Mémoires improvisés [ID D21855]. Er schreibt : " ... je passais des journées entières à lire les récits de voyage en Chine et dans l'Amérique du Sud : c'étaient les deux pays qui avaient ma préférence... " Er gesteht Jean Amrouche : "Il y avait cette pensée lancinante : qu'est-ce qui m'attend, qu'est-ce que je vais faire quand je rentrerai en France, vais-je essayer la vie monastique ? C'est le problème que j'ai essayé de résoudre à mon retour, en 1900." Gilbert Gadoffre : Claudel précise que même à Shanghai, où il avait moins de loisirs qu'à Fuzhou, il faisait « pas mal d'excursions, dans ce qu'on appelle des 'house-boats'. Tout autour de Changhaï il y a une série de canaux sur lesquels on peut voyager, dans ces petits bateaux spécialement aménagés. On reste trois ou quatre jours dans ces maisons flottantes qui vous permettent de voir pas mal de choses. » |
|
111 | 1955 |
Claudel, Paul. Pour une exposition de Rikadou Harada. Er schreibt : « Un des principes essentiels de la philosophie extrême-orientale, telle que le tao nous en fournit la meilleurs expression, est l'importance du vide. C'est par le vide qu'un vase contient, qu'un luth résonne, qu'une roue tourne, qu'un animal respire. » |
|
# | Year | Bibliographical Data | Type / Abbreviation | Linked Data |
---|---|---|---|---|
1 | 1895-1905 | Claudel, Paul. L'arsenal de Fou-tchéou : oeuvres consulaires : Chine 1895-1905. [Réalisé par Jacques Houriez ; index par Andrée Hirschi]. (Lausanne : L'âge d'homme, 1995). (Collection du Centre Jacques Petit ; Bibliothèque l'âge d'homme). [Fuzhou (Fujian)]. | Publication / Cla5 |
|
2 | 1900 | Claudel, Paul. Connaissance de l'Est. (Paris : Mercure de France, 1900). = Claudel, Paul. Oeuvre poétique. Introd. par Stanislas Fumet. (Paris : Gallimard, 1957). (Bibliothèque de la Pléiade ; 125). | Publication / Clau1 |
|
3 | 1901 | Claudel, Paul. Le repos du septième jour. (Paris : Mercure de France, 1901). [Theater Nadorow, Warschau 1928 ; Fulda 1954 ; Théâtre de l'Oeuvre, Paris 1965]. | Publication / Clau25 |
|
4 | 1906 | Claudel, Paul. Partage de midi. (Paris : Ed. de l'Occident, 1906). | Publication / Clau26 |
|
5 | 1907 | Claudel, Paul. Art poétique : Connaissance du temps ; Traité de la connaissance au monde et de soi-même ; Développement de l'église. (Paris : Mercure de France, 1907). | Publication / Clau19 |
|
6 | 1910 | Claudel, Paul. Cinq grandes odes ; suivies d'un processional pour saluer le siècle nouveau. (Paris : L'Occident, 1910). | Publication / Clau2 |
|
7 | 1925 | Claudel, Paul. Morceaux choisis ; avec un portrait et un autographe de l'auteur. (Paris : Gallimard, 1925). | Publication / Clau15 |
|
8 | 1925 | Claudel, Paul. Le soulier de satin : première journée. (Paris : Plon-Nourrit, 1925). [Geschrieben 1919-1924]. | Publication / Clau31 |
|
9 | 1929 | Claudel, Paul. L'oiseau noir dans le soleil levant. (Paris : Gallimard, 1929). [Enthält : Le poète et le vase d'encens ; L'abîme solaire ; Jules ou l'homme-aux-deux-cravates]. | Publication / Clau18 |
|
10 | 1930 | Claudel, Paul. Samedi. In Claudel, Paul. Conversations dans le Loir-et-Cher. In : Vigile ; no 1 (1930). = (Paris : Gallimard, 1935). | Publication / Clau20 |
|
11 | 1936 | Claudel, Paul. Choses de Chine. In : Les nouvelles littéraires ; 22 mars (1936). | Publication / Clau11 |
|
12 | 1936 | Claudel, Paul. Figures et paraboles. (Paris : Gallimard, 1936). | Publication / Clau37 |
|
13 | 1938 | Claudel, Paul. Parmis les bambous ; Sur la rivière ; La pleine lune : autres poèmes d'après le chinois. In : Nouvelles littéraires ; 7 mai (1938). [Nachdichtungen von Walter, Judith [Gautier, Judith]. Le livre de jade = Pih yuh she shoo. (Paris : Alphonse Lemerre, 1867)]. | Publication / Clau22 |
|
14 | 1946 | Claudel, Paul. Chine. Texte de Paul Claudel, photographies d'Hélène Hoppenot. (Genève : A. Skira, 1946). | Publication / Clau3 | |
15 | 1948 | Claudel, Paul. Sous le signe du dragon. (Paris : Ed. La table ronde, 1948). [Datiert 1909-1911]. | Publication / Clau4 |
|
16 | 1949 | Claudel, Paul. Partage de midi : drame. (Paris : Gallimard, 1949). | Publication / Clau14 |
|
17 | 1954 | Claudel, Paul. Mémoires improvisés de Paul Claudel. Recueillis par Jean Amrouche. (Paris : Gallimard, 1954). [Entretiens avec Paul Claudel]. | Publication / Clau9 | |
18 | 1962 |
Hu Pinqing yi shi ji xin shi xuan. Hu Pinqing yi. (Taibei : Zhong guo wen hua yan jiu suo, 1962). [Anthologie französischer Gedichte]. [Enthält] : Théophile Gautier, Millevoye, Marceline Desbords-Valmore, Charles Baudelaire, Paul Verlaine, Emile Verhaeren, Paul Claudel, Anna de Noailles, Francis Jammes, Guillaume Apollinaire, Paul Valéry, Victor Segalen, Jean Cocteau, Robert Desnos, Jules Gille, Saint-John Perse, Jules Supervielle, Patrice de la Tour du Pin, Ivan Goll. 胡品清译诗及新诗选 |
Publication / HuP1 |
|
19 | 1965 | Claudel, Paul. Oeuvres en prose. Préf. par Gaëtan Picon ; textes établis et annotés par Jacques Petit, Charles Gelpérine. (Paris : Gallimard, 1965). (Bibliothèque de la Pléiade ; 179). | Publication / Clau36 |
|
20 | 1968-1969 | Claudel, Paul. Journal 1904-1932, 1933-1955. (Paris : Gallimard, 1968-1969). | Publication / Clau16 |
|
21 | 1991 | Claudel, Paul. Les agendas de Chine. Texte établi, présenté et annoté par Jacques Houriez. (Lausanne : L'âge d'homme, 1991). (Collection du centre Jacques-Petit). | Publication / Clau27 | |
22 | 1992 |
[Claudel, Paul]. Duan zi xie. Keluodai'er ; Yu Zhongxian yi. (Heifei : Anhui wen yi chu ban she, 1992). (Faguo 20shi ji wen xue cong shu). Übersetzung von Claudel, Paul. Le soulier de satin : première journée. (Paris : Plon-Nourrit, 1925). [Geschrieben 1919-1924]. 缎子鞋 |
Publication / Clau38 | |
23 | 1995 | Claudel, Paul. Livre sur la Chine. Volume réalisé par Andrée Hirschi sous la direction de Jacques Houriez. (Lausanne : L'âge d'homme, 1995). [2e version 1909 ; 3e version 1910-1911. Geschrieben 1904-1909]. | Publication / Clau12 | |
24 | 1997 |
[Claudel, Paul]. Yi mu dai er. Bao'er Keluodai'er zhu ; Luo Xinzhang yi. (Taibei : Guo li bian yi guan, 1997). (Shi jie xue zhu yi zhu. Faguo ming jia lun wen yi yi cong ; 2). Übersetzung von Claudel, Paul. L'oeil écoute. (Paris : Gallimard, 1946). 以目代耳 |
Publication / Clau6 | |
25 | 2005 | Claudel, Paul. Correspondance consulaire de Chine, 1896-1909. Introd. par Jacques Houriez ; établissement du texte et annotation par Andrée Hirschi ; index par Nicole Bertin et Maryse Bazaud. (Besançon : Presses universitaires de Franche-Comté, 2005). (Centre Jacques-Petit ; no 106. Annales littéraires de l'Université de Franche-Comté ; no 780). | Publication / Clau7 | |
26 | 2007 |
[Claudel, Paul]. Ren shi dong fang. Bao'er Keluodai'er zhu ; Xu Zhimian yi. (Shanghai : Shanghai ren min chu ban she, 2007). Übersetzung von Claudel, Paul. Connaissance de l'Est. (Paris : Mercure de France, 1900). 认识东方 |
Publication / Clau5 |
# | Year | Bibliographical Data | Type / Abbreviation | Linked Data |
---|---|---|---|---|
1 | 1966 | Faszbinder, Klara Marie. Paul Claudel und das alte China. (München : Ars sacra, 1966). | Publication / Fasz1 | |
2 | 1968 | Gadoffre, Gilbert. Claudel et l'univers chinois. (Paris : Gallimard, 1969). Diss. Univ. de Paris, Faculté des lettres et sciences humaines, 1968. | Publication / Clau8 |
|
3 | 1972 | Gadoffre, Gilbert. Claudel et le paysage chinois. In : Etudes de langue et littérature françaises ; 20 (1972). | Publication / Clau29 |
|
4 | 1978 | Hue, Bernard. Littérature et arts de l'Orient dans l'oeuvre de Claudel. (Paris : C. Klincksieck, 1978). (Publications de l'Université de Haute-Bretagne ; 8). | Publication / Clau33 | |
5 | 1987 |
[Maurois, André]. Cong Pulusite dao Sate. Moluoya zhu ; Yuan Shuren yi. (Guilin : Li Jiang chu ban she, 1987). Übersetzung von Maurois, André. De Proust à Camus. (Paris : Librairie académique Perrin, 1963). [Abhandlung über Marcel Proust, Henri Bergson, Paul Valéry, Alain, Paul Claudel, François Mauriac, Georges Duhamel, Antoine de Saint-Exupéry, Jacques de Lacretelle, Jules Romains, André Malraux, Albert Camus]. 從普魯斯特到薩特 |
Publication / Prou28 |
|
6 | 1996 | Hsieh, Yvonne Y. From occupation to revolution : China through the eyes of Loti, Claudel, Segalen, and Malraux (1895-1933). (Brimingham, Alabama : Summa Publications, 1996). | Publication / Seg31 | |
7 | 1999 | Littérature et Extrême-Orient : le paysage extrême-oriental = Le taoïsme dans la littérature européenne. Textes réunis par Muriel Détrie. (Paris : H. Champion ; Genève : Slatkine, 1999). (Champion-varia ; no 37). | Publication / Det4 | |
8 | 2000 | Bernier, Lucie. Loti, Segalen and Claudel in China, or the existential quest of three authors. In : East-West dialogue ; vol. 4, no 2 ; vol. 5, no 1 (June 2000). | Publication / Seg29 | |
9 | 2001 |
Les écrivains français du XXe siècle et la Chine : colloque internationale de Nanjin 99' = 20 shi ji Faguo zuo jia yu Zhongguo : 99' Nanjing guo ji xue shu yan tao hui. Etudes réunies par Christian Morzewski et Qian Linsen. (Arras : Artois presses Université, 2001). (Lettres et civilisations étrangères). 20世紀法國作家與中國 99'南京国际学朮硏讨会 |
Publication / Morz | |
10 | 2003 | Daniel, Yvan. Paul Claudel et l'Empire du Milieu. (Paris : Les Indes savantes, 2003). | Publication / Clau24 |
|
11 | 2003 | Daniel, Yvan. "Oriens nomen ejus" (Zach. VI, 12) : les spiritualités asiatiques dans la pensée et l'oeuvre religieuse de Paul Claudel. In : Bulletin de la Société Paul Claudel ; no 171 (Oct. 2003). | Publication / Clau28 |
|
12 | 2008 |
Hong Kong – France : 160 years together : http://francehongkong.blogspot.com/2008/11/paul-claudel-et-le-spleen-de-hong-kong.html. http://francehongkong.blogspot.com/2008/10/francis-vetch-les-dlires-dun-affairiste.html. [Betr. Paul Claudel, Rosalie und Francis Vetch]. |
Web / Clau30 |
|
13 | 2009 |
Paul Claudel : repères chronologiques. In : Le bulletin de la Société Paul Claudel. http://www.paul-claudel.net/homme/chronologie1.html. |
Web / Clau13 |
|