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1948.2

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Claudel, Paul. Sous le signe du dragon [ID D3550] (2)
CHAPITRE III
QUELQUES TRAITS DE LA PHYSIONOMIE CHINOISE
Je n'ai pas l'intention dans ce chapitre de refaire un abrégé du livre si amusant du Rév. Arthur Smith [Chinese caracteristics] et d'entreprendre un portrait qui, comme disent les peintres, « tourne » sur la toile, un dessin minutieusement étudié de points de vue convergents. Je n'ai ici d'autre objet que d'appeler l'attention du lecteur, appelé à vivre avec les gens de l'autre bord de ce continent, sur les traits principaux qui me paraissent commander leur physionomie.
Bien entendu je ne me fais pas d'illusion sur ce qu'une pareille étude peut offrir d'arbitraire. Il n'y a pas de propos plus décevant que celui de peindre un type national. Avant même qu'il ait ouvert la bouche, des yeux quelque peu expérimentés ont reconnu du premier coup sous l'uniforme banal des trains et des paquebots un Français, un Italien, un Américain, un Anglais, un Russe. Mais lorsqu'on ne s'en tient plus à cette espèce de flair instinctif et qu'il s'agit de donner expression à des traits à la fois très généraux et très subtils, on ne peut s'étonner que l'écrivain n'arrive jamais qu'à des approximations. Et cependant le Chinois donne l'impression d'une variété ethnique beaucoup moindre que celle des Européens, en même temps qu'une civilisation et une éducation beaucoup plus uniformes ont contribué davantage à faire «sortir sous les physionomies particulières le type.
Parlons tout d'abord du type physique.
C'est vrai, le premier regard montre aussitôt que le Chinois est jaune. Sa large figure présente un teint qui varie de la couleur du thé clair à celle d'un bronze presque africain chez les travailleurs de plein air, en passant par toutes les nuances de l'oignon et de la couverture de la « Revue des Deux Mondes ». Je pense que ce phénomène doit être attribué à un travail particulier du foie, qui est comme chacun sait, notre usine intime de teinturerie.
II est remarquable en effet que les Européens ayant longtemps séjourné en Chine, même sous des latitudes élevées, acquièrent un teint qui est comme une imitation maladive de celui de leurs domestiques. Beaucoup d'enfants de pure race blanche, surtout à la seconde génération, ont le visage mat et basané.
On se moque souvent des Européens qui trouvent que tous les Chinois se ressemblent et l'on a prétendu qu'eux-mêmes, aux yeux d'un Oriental, ne diffèrent guère. Cependant l'uniformité est en réalité beaucoup plus grande d'un côté que de l'autre. Tous les Chinois se coiffent de même depuis que les Mandchous leur ont imposé la tresse et le crâne à demi rasé. Notons en passant que ce mode de coiffure est très heureux et contribue à dégager et à éclairer une physionomie souvent lourde et bestiale. Notons aussi que le cheveu chinois, quatre fois plus gros que celui de l'Européen, n'est pas en réalité noir, mais rougeâtre, sa couleur d'ébène n'est que l'effet de son lustre. Tous les Chinois s'habillent de même, sauf le plus ou moins de richesse de l'étoffe. Aucun Chinois ne porte de barbe jusqu'à quarante ans. La teinte de l'œil est toujours brune et ne s'éloigne jamais des deux ou trois premiers numéros du tableau de M. Bertillon. Le nez n'a pas la variété de formes que l'on trouve en Occident et ne comporte guère que deux ou trois patrons. La bouche presque toujours bordée de grosses lèvres ne fournit pas non plus au signalement un trait bien délicatement distinctif. Enfin la peau épaisse et sans couleur reçoit beaucoup moins facilement la marque des émotions et des pensées. (Un Chinois ne rougit que sous l'influence du vin de Bordeaux, qu'il ne peut supporter).
En somme, le type que l'échantillon soit prélevé au Sud ou au Nord, présente plutôt des différences de masse et de surface que des variétés de construction bien sensibles. Le Chinois du Nord est plus grand et plus lourd, il a la face plus large et plus camuse, les pommettes plus saillantes, la mâchoire plus avancée, et se rapproche parfois d'une manière surprenante du type Chamitique (qui dans la préhistoire ne semble pas avoir été confiné à l'Afrique et auquel appartient certainement l'effigie traditionnelle du Bouddha). Le Chinois du Sud est plus fin, d'aspect plus délié, le nez est mieux dessiné, le teint plus clair. Mais chez tous la figure est construite par surfaces courbes, et jamais par plans et par arêtes comme il arrive souvent en Europe, l'oeil est proéminent en sorte qu'il s'inscrit souvent en relief sur le profil, les attaches sont délicates, les extrémités petites, le corps dégarni de poils est toujours d'apparence plus enveloppée et le système musculaire, n'a jamais de relief et de saillie comme chez nos travailleurs.
Bien entendu beaucoup de traits personnels, peu sensibles pour nous, n'échappent pas aux indigènes. La physiognomonie en Chine est depuis longtemps en honneur, et dans toutes les foires, sur les ponts, aux portes des grandes villes, on trouve toujours quelque praticien ayant pour enseigne le dessin d'une face humaine divisée en compartiments, qui est prêt à prendre mesure de votre destinée sur les lignes de votre moule. On attache dans les affaires beaucoup d'importance à l'aspect des gens qui traitent avec vous. J'ai connu un ingénieur qui s'est fait mal voir parce que la peau mince et pâle de son front annonçait, au dire des connaisseurs, peu de chance.
Enfin pour achever ce portrait physique du fils de Han, il faut insister sur ce fait maintes fois signalé que son système nerveux n'est pas réglé comme le nôtre, son voltage n'est pas le même. Je ne veux pas parler seulement de son indifférence relative à la douleur. On dira peut-être qu'elle résulte des conditions de vie extrêmement dures que les gens du peuple sont habitués à supporter. Un médecin me disait que les coulis de Tientsin « réagissent comme les animaux ». J'ai vu les émigrants de Mandchourie qu'on transportait par trains entiers au plus dur de l'hiver par des froids de 20 degrés dans des wagons découverts, où pressés l'un contre l'autre ils restaient parfois vingt-quatre heures sans pouvoir s'asseoir. D'autre part la classe des boys, des commerçants et des lettrés, sans aucun ressort, supporte moins la fatigue que les Européens. D'une manière générale on peut dire que l'excitation sensorielle sur le Chinois produit une réaction beaucoup moins rapide que la nôtre.
Le Chinois se développe plus lentement, pense, apprend, agit plus lentement que l'Européen. Il lui est beaucoup plus facile qu'à nous de rester à l'état d'indifférence et d'inertie.
D'autre part je ne sais si on a jamais parlé de cette étrange hystérie, de ce détraquement soudain des nerfs qui lui sont communs avec tous ses congénères de la race jaune. Un Malais par exemple est saisi tout à coup comme d'un accès de folie. Il s'empare d'un couteau et frappe tout ce qu'il rencontre à droite et à gauche. Dans la langue du pays on dit qu'il est devenu amok (he has run amok). Cet étrange délire se rencontre aussi chez les Chinois : les affreuses grimaces, les convulsions dont leurs dieux peints et sculptés ou leurs acteurs nous donnent la représentation, sont des images empruntées à la réalité journalière. La rapidité avec laquelle votre interlocuteur se décompose, passe d'un calme presque bovin aux convulsions de la rage, est semblable à l'écroulement soudain d'une muraille. De temps en temps dans le silence d'un quartier paisible on entend un solo ou un duo de cris épouvantables, déchirants; il semble que leur auteur résolu à atteindre les limites du son, se déracine pour ainsi dire le souffle, exprime si complètement le contenu de son soufflet intérieur que, c'en est fait! il ne lui restera plus le moyen d'en distendre à nouveau les parois! C'est simplement deux commères qui se disputent, une femme qui a son accès de tchi [Comparez les feminei ululatus de la littérature classique], qui se délivre, suivant l'expression populaire de sa ventrée de tchi.
Les individus les plus calmes ne sont pas exempts de cette frénésie. Elle est souvent épidémique et sert à expliquer des convulsions populaires comme celles des Boxers. Aussi trouve-t-on chez les Chinois un grand nombre de sujets médianimiques, et tous les phénomènes spirites, notamment ceux de l'écriture par la « planchette » lui sont connus depuis des siècles.
Au point de vue de la force physique et du rendement en travail, la valeur du Chinois est sensiblement inférieure à celle de l'Européen. J'ai recueilli à ce sujet le témoignage unanime des employeurs dans les industries les plus diverses. Cette infériorité varie de dix fois pour les mineurs de charbonnages et ouvriers de filatures jusqu'à trois et quatre fois pour certains ouvriers cantonais de constructions mécaniques. Evidemment l'absence d'expérience, l'insuffisance d'alimentation, la division moindre du travail sont pour beaucoup dans cette médiocrité du rendement, mais ne suffisent pas à l'expliquer. Il faut ajouter que les heures de travail ne sont pas limitées comme en Europe et qu'il n'y a pas de jours de chômage, à l'exception des quinze jours du commencement de l'année, et de quelques jours pour les fêtes du Dragon et en automne. Le Chinois reste plus longtemps à son travail, mais il flâne bien davantage, il dort, il bavarde avec les camarades, il boit une tasse d'eau chaude, il fume une petite pipe; il est bien rarement capable de donner un grand coup de collier.
Ces traits physiques précisés, nous pouvons maintenant essayer de placer quelques touches d'une espèce de portrait moral ou du moins d'en éclairer les plans principaux.
Les observations générales faites au cours des chapitres qui précèdent nous donnent déjà une indication capitale : le Chinois n'est jamais un individu isolé, il est toujours le représentant d'une collectivité. De là son absence d'initiative, sa circonspection, sa lenteur, sa timidité, parfois sa mauvaise foi. Il n'est pas libre de ses mouvements, et, pour reprendre l'image employée antérieurement, toute traction exercée sur l'une des tiges intéresse la touffe entière jusqu'aux derniers filaments de ses racines entre-mêlées.
Cette remarque va nous aider à comprendre la démesurée, l'incomparable vanité, l'inexpugnable orgueil, l'amour-propre exaspéré, qui forme peut-être le trait le plus général et le plus marquant du caractère chinois : si froid et si calculateur qu'il soit dans la vie ordinaire, si peu disposé à sacrifier le côté pratique à des considérations d'ordre sentimental, le Chinois n'hésitera jamais à faire passer les questions d'amour-propre avant toutes les autres, au détriment de ses intérêts les plus urgents et les plus chers.
C'est là pour l'Européen inexpérimenté un sujet d'étonnement continuel, c'est la cause la plus fréquente d'aberration dans les tractations qu'il conduit avec les indigènes, c'est l'écueil occulte de beaucoup de projets et d'entreprises. C'est aussi la grande raison qui s'oppose en Chine à tout progrès sérieux. Jamais le Chinois n'avouera, jamais il ne s'avouera à lui-même sincèrement une faute, une erreur, une infériorité quelconque; pris sur le fait, il trouvera toujours pour se dénier quelque subterfuge misérable; jamais il ne s'humiliera, jamais il ne consentira dans le domaine intellectuel ou moral à faire table rase de l'édifice artificiel élevé par sa vanité, jamais il ne se prêtera sincèrement à la critique. Il est de ce côté comme de bien d'autres impénétrable, irréductible et incompressible. Quelle est la raison chez lui d'une vanité si solide et si coriace? Evidemment on peut dire d'abord qu'il est fait comme ça et c'est peut-être la meilleure explication. Mais là encore nous retrouvons sur l'individu la prise de cette collectivité à laquelle il appartient. L'individu n'est jamais seul, il n'agit jamais, il ne parle jamais pour lui seul, il représente toujours son groupe, il est toujours en représentation, c'est un acteur toujours en scène, un mandataire en état de perpétuelle citation. Il est donc plus important pour lui que pour un individu isolé de préserver son caractère, de sauver sa face, car il a derrière lui toute une galerie de spectateurs intéressés et peu bienveillants qui lui ont confié leur mise. Une seconde explication réside dans cet instinct de la barrière, de la défensive, que nous avons déjà signalé. Comme il met un mur autour de son village, de son quartier et de sa maison, un écran au-devant de toutes ses portes, le Chinois s'est fait autour de lui-même une espèce d'enceinte artificielle qu'il défend et entretient avec un soin jaloux. Toutes les décorations extérieures qu'il reçoit s'incorporent aussitôt à sa personnalité, prennent un caractère en quelque sorte définitif et immobilisé, elles tiennent à sa peau, elles se fixent sur lui comme l'esprit des ancêtres sur la tablette qui porte leur nom, elles l'accompagnent au-delà du tombeau. Le personnage qu'il fait est pour le Chinois la plus littérale des propriétés à l'égard de laquelle toutes les entreprises sont aussi vivement ressenties que sur sa propriété matérielle. Ajoutez que là-bas chaque homme doit se faire lui-même et ne reçoit que rarement de la naissance, d'un génie exceptionnel ou d'une fortune établie, des avantages qui s'imposent par eux-mêmes. Dès lors toute notion par exemple qu'un étudiant se sera procurée fera partie de son actif, il ne songera jamais à la déserter de lui-même, il la considérera non pas comme un instrument, mais comme une propriété dont la jouissance lui sera d'autant plus chère qu'il l'aura acquise avec plus de peine et de dépenses. Le convaincre d'erreur, c'est le léser dans sa personne et dans ses biens.
Aussi presque toujours dans les différentes occasions qui peuvent mettre les Chinois aux prises, les adversaires les plus acharnés ont bien soin de laisser à leur opposant une porte de sortie : cela s'appelle sauver l'échelle. Ce principe s'appliquait autrefois également dans l'art de la guerre. Quand les Chinois eurent affaire aux armes des Européens, ils s'indignèrent fort que ceux-ci s'efforçassent de leur couper la retraite. Dans les arbitrages et arrangements qui terminent les procès on s'arrange toujours pour que la partie perdante obtienne quelques menues satisfactions de forme.
De même dans une discussion l'objet n'est pas tellement d'attaquer l'adversaire de front, de l'évincer de vive force de la position qu'il occupe, que de lui montrer qu'elle est intenable. C'est ce qu'indiqué le caractère yim, employé aujourd'hui dans le sens de cause, raison, argument, qui montre un homme enfermé dans un cercle. De même un procédé très fréquent et fort irritant pour les Européens, consiste à substituer à l'affirmation la négation de toutes les alternatives. « Ce n'est pas telle chose, ce n'est pas telle autre, ni cette troisième, ni cette quatrième... —Alors c'est donc celle-ci? — C'est vous qui l'avez dit! »
Après l'orgueil le sentiment le plus fort au cœur du Chinois est l'amour du gain. La main-d'œuvre qu'il applique à ses biens n'est pas celle de l'agriculteur, mais celle du maraîcher, dont la terre incessamment ameublée, amendée, arrosée, produit chaque an huit ou dix récoltes différentes. Il est impitoyable au sol et à l'argent. Il est trop pauvre lui-même pour laisser jamais reposer l'un ou l'autre. Il est par excellence l'exploiteur à outrance et l'usurier à la petite semaine. Les considérations d'ordre général, les vues de longue portée, lui sont absolument étrangères. Il démolira un pont pour se faire une brouette, il fera sauter une chaudière pour économiser quelques dollars de réparation. C'est le rongeur et le dévastateur par excellence. Sous l'hémisphère de fonte mince dans laquelle il fait cuire son riz, par la gueule insatiable de son fourneau de terre, ont passé toutes les forêts de la Chine. Il arrache jusqu'aux broussailles, jusqu'aux racines, jusqu'à l'herbe, il ratisse les feuilles mortes, il dérobe chaque jour quelques copeaux aux arbres que les rites religieux obligent de laisser debout. Tout a une valeur pour lui. On m'a raconté que dans certaines mines les ouvriers grattaient quelques parcelles de l'amorce de cuivre destinée à faire détonner la dynamite. Les explosions qui se produisaient n'empêchaient nullement les survivants de continuer le lendemain leurs pratiques. Les voies de chemin de fer sont l'objet de pillages continuels; au risque des accidents les plus graves on dévisse les rails, on enlève les tirefonds, les éclisses, les boulons, les aiguilles, les fils de signaux. Ce rongeur qui s'attaque au fer et au cuivre ne laisse pas naturellement les métaux précieux intacts. Dans certaines régions jamais une pièce d'argent ne passe d'une caisse à l'autre sans que, sous prétexte de contrôle, on lui inflige un poinçon qui en détache quelques parcelles. Les dollars du Sud sont couverts de ces petits trous tout pareils à des empreintes de dents de rats qui à force d'en affirmer la valeur finissent par la faire disparaître. Des changes multipliés prélèvent une part supplémentaire sur tous les transports et mouvements de numéraire. L'usure naturellement sévit partout et s'élève parfois à des taux extravagants, 8 ou 10 % par mois. L'argent liquide a une telle valeur que certains marchands achètent à crédit des marchandises qu'ils revendent aussitôt à perte pour se procurer des fonds qu'ils prêtent aussitôt. Le Chinois estime tout, il connaît le prix de tout. On dit que le temps n'existe pas pour lui, ce n'est pas exact, mais il en connaît le prix au juste et ne veut pas payer plus cher qu'ils ne valent les rabais qu'il peut obtenir. Sur un des premiers chemins de fer construits en Chine la ligne entre deux stations formait une courbe presque fermée. A la première station tous les voyageurs descendaient, louaient des brouettes et allaient rejoindre le train à la seconde. Le Chinois, dans les métiers traditionnels qu'il exerce, ceux du moins qui comportent la perfection de l'instinct plutôt que celle de l'intelligence, atteint une excellence relative. Mais il est avant tout un « gaigneur », un marchand [On peut voir un indice de cet instinct mercanti dans la forme des interrogations en Chinois qui consiste en une affirmation aussitôt suivie de la négation : Tu as — tu n'as pas — tu es — tu n'es pas — comme un marchand qui offre les divers objets placés sur son éventaire, en laissant le choix.] qui cherche toujours à donner le moins possible pour le plus possible. Si pour gagner, il faut travailler, il travaillera, mais s'il peut vivre sans travailler ou en travaillant moins il fera de son mieux pour remplir cet idéal. Aussi la plupart des coulis qui partent pour l'étranger, comme travailleurs manuels se transforment-ils au bout de peu de temps en usuriers, en boutiquiers et en mercantis. Plus qu'un ouvrier il est marchand, plus que marchand, il est spéculateur et joueur effréné.
Cet amour du jeu est, d'ailleurs favorisé par l'absence de l'épargne et de l'instinct d'épargne. Cette vertu a trouvé jusqu'ici en Chine un terrain où elle pouvait malaisément se développer. L'individu est trop pauvre, il est trop entouré de pillards faméliques, surveillé par un gouvernement trop avide, trop peu assuré de la sécurité de ses placements. Il n'y a pas de rentiers en Chine, il n'y a que des chercheurs d'affaires à la recherche de la Fortune. Il n'y a pas de fils de Han que la passion des Affaires ne tienne aux entrailles. Un évêque me disait que le plus difficile pour ses prêtres indigènes était de les garantir de la tentation des expéditions et aventures financières. L'argent gagné est d'ailleurs en général libéralement dépensé et pourrait difficilement être économisé.
Le Chinois a d'ailleurs peu de besoins et se contente du confort le plus rudimentaire.
L'idée du bonheur parfait est exprimée par un idéogramme représentant un toit sous lequel fume une marmite. Quelques pavillons branlants composent son domaine, quelques vêtements de soie, quelques bibelots de luxe, et malgré les apparences la différence du plus riche au plus pauvre est beaucoup moins grande là-bas qu'en Europe.
Vivant au milieu d'horizons restreints, parmi des circonstances qui ne varient guère, le Chinois a peu d'aptitude pour l'abstrait et le général. Les mots de son langage sont moins des idées que des signes, des symboles, des rébus, moins des expressions que des allusions. C'est là la principale origine de cette « intellectual turbidity » à laquelle le Rév. Smith consacre dans son livre quelques pages fort divertissantes et fort justes que je regrette de ne pouvoir reproduire d'un bout à l'autre. Le Chinois apporte dans son langage la même nonchalance, la même indifférence que dans la vie pratique, le même goût de l'a peu près, du « chapouto ». Avec ses noms qui n'ont ni genre, ni cas, ni nombre, ses verbes qui n'ont ni temps, ni personne, ses mots qui fuient de tous côtés comme les vieux seaux dont se servent ses ménagères, il lui suffit que le sens le plus commun et le plus nécessaire parvienne à l'esprit de son interlocuteur; dès qu'il a passé par trois ou quatre bouches il n'en reste plus grand chose. D'autre part la lenteur d'accommodation de ses organes de perception l'oblige à un effort pour se prêter aux notions les plus simples. Enfin il manque de perspective, et, comme le dit Smith, tout est pour lui sur le même plan et fait partie du même ensemble, la mouche sur la vitre et le paysage qui est par derrière.
Enfin si l’on veut faire le tableau le plus complet des infériorités du Chinois, on est bien obligé de ne pas omettre la plus grave, qui est son manque de courage militaire. C'est là un trait qui a été souvent contesté bien qu'il ne soit guère discutable. Marco-Polo l'attribue déjà aux habitants du Manzi (le pays des Man, le Sud de la Chine).
« Mes si sachiez qu'il n'estoit homes valianz d'armes... ni n'estaient costumes de batailles ni d'armes ni des hostes, pour ce que cette province don Manzi est moût fortis-sime lieu... car toutes les cités sont environées d'eau large et profonde,. et que je vorz die que si les jons fais sont esté homes d'armes, jamès ne l'ussent perdue. Mais par se che ils n'estoient valianz ou costumés d'armes, la perdirent-ils. »
Le Chinois manque essentiellement de dévouement à une idée supérieure, ou, plus simplement de ces réactions violentes que produit, chez les Européens, le sentiment du danger [Cf. Marbot : « Le danger ne produit pas la peur, mais le désir de détruire la cause du danger. » Christine de Suède : « Nous autres sommes ainsi faits que nous trouvons qu'il y a moins de difficulté à étrangler les gens qu'à les craindre. ».] Il n'a ni la joie de se battre, la plus grande que puisse éprouver chez nous un homme normal et sain, ni celle de donner enfin tout son plein d'énergie, ni le désir de vaincre. Il est capable de tenir derrière des retranchements, mais jamais sans y être forcé il n'attaquera à découvert, jamais il ne donnera dans le sens superbe que possède ce mot en français. Ce qui a pu donner parfois le change sur ce « manque de cœur », c'est l'impassibilité de l'homme jaune devant la mort. Mais, comme le dit avec profondeur l'écrivain anglais Chesterton, le vrai courage n'est pas le mépris de la vie, c'est le mépris de la mort. L'Oriental est toujours prêt à accepter, à « rapetisser son cœur » [Cependant cette expression célèbre signifie surtout faire attention. Siao sin. crient les bateliers, « rétrécis ton esprit, prends garde ».] et là où il ne peut suffisamment se rapetisser, plutôt que de lutter, il disparaît, il se tue.
Je crains d'avoir donné jusqu'ici une peinture trop peu aimable de mon sujet et qui ne lui fait pas justice. Il est temps d'en mettre en lumière les bons côtés. Le Chinois de toutes les classes, à l'exception des étudiants qui ont reçu l'éducation protestante ou européenne, est toujours parfaitement poli et bien élevé, (malgré certaines pratiques étrangères à nos usages, comme de cracher par terre, d'éructer avec bruit, ou de chercher rêveusement, tout en causant, sa vermine.) Beaucoup ont des manières charmantes, vraiment nobles, et dont nous n'avons plus l'habitude en Europe. Contrairement aux idées reçues, le Chinois n'est pas ingrat et ressent vivement les bons offices. Il est aimable convive et comprend la plaisanterie; on peut causer avec lui, tandis qu'on ne peut pas le faire avec un Japonais qui a toujours l'air de se méfier et qui ne fait que rire nerveusement et réprimer la tentation qu'il a de se frotter les genoux. Il est ingénieux et débrouillard : il fera du pain dans un bidon à pétrole, du café dans une chaussette, du beurre dans une bouteille, et une omelette, je crois, dans le seul air atmosphérique. Ses outils primitifs sont des merveilles d'adaptation : la godille de Shanghaï, la brouette à roue centrale, la charrette du nord, le fourneau de cuisine, sont des instruments, j'allais dire des organes, aussi admirables que la patte du castor et l'œil de l'oiseau. Son honnêteté en affaires a été longtemps proverbiale et il est rare dans les pays qui ne sont pas trop européanisés d'avoir à se plaindre de vols domestiques. Le plus pauvre a l'air gai et content de son sort. La demière image que j'aie rapportée de Chine est celle de deux bateliers sur une vieille barque à demi pourrie qui servait à transporter l'engrais Humain; l'un soufflait dans un flageolet, l'autre pour l'accompagner tapait en mesure sur une tasse avec un petit bâton. Hommes vraiment libres! C'était le soir, ils avaient mangé, ils allaient dormir tout à l'heure, et rien ne semblait manquer à leur félicité. L'opium ne provoque jamais de spectacles honteux et dégoûtants comme ceux auxquels l'alcool donne lieu en Europe. Le paysan Chinois, surtout celui du Nord, est le plus souvent un homme humble et excellent, qui mérite de tous points les éloges que les missionnaire? lui décernent. Il est rare que l'impression qu'un Européen rapporte d'un long séjour parmi les Chinois ne soit pas celle de l'estime et d'une sympathie affectueuse.
Je terminerai ce chapitre comme le précédent par une citation de l'excellent livre de Parker. Les lignes qui suivent pourraient avoir pour titre : Ce que tout Chinois sait de naissance et ce qu'il ne saura jamais :
« Tout Chinois sait l'heure sans montre, il sait quand la nécessité se présente, acheter, préparer et cuire sa nourriture, laver, raccommoder et, au besoin, confectionner ses vêtements; juger du temps; cultiver; porter un bambou et des fardeaux; indiquer le nord; en bateau se servir de la gaffe et de la voile; attraper des poissons ; seller un cheval; il sait comment s'y prendre avec toute espèce d'animaux, quadrupèdes, volatiles ou reptiles; aller à de longues distances à pied ou à cheval; dormir n'importe où et à n'importe quelle heure; ne prendre aucun exercice que ce soit pour aussi longtemps que l'on voudra; rester sans rien faire; gagner la bonne grâce des femmes, de quelque nationalité qu'elles soient (si elles s'y prêtent); manger n'importe quoi; aller partout.
« Ce qu'un Chinois ne sait pas faire, le voici : se raser et se coiffer lui-même, guérir ses propres maladies, se garder de la vermine, se battre, conduire un bateau à vapeur, garder la discipline militaire ou navale, être honnête avec l'argent déposé, dire la vérité, être ponctuel, avoir du nerf en cas de danger soudain, manger du fromage, servir un maître féminin. »

Mentioned People (1)

Claudel, Paul  (Villeneuve-sur-Fère-en-Tardenois 1868-1955 Paris) : Dichter, Dramatiker, Schriftsteller, Diplomat

Subjects

History : China : General / Literature : Occident : France

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# Year Bibliographical Data Type / Abbreviation Linked Data
1 1948 Claudel, Paul. Sous le signe du dragon. (Paris : Ed. La table ronde, 1948). [Datiert 1909-1911]. Publication / Clau4
  • Cited by: Internet (Wichtige Adressen werden separat aufgeführt) (Int, Web)