1948
Publication
# | Year | Text | Linked Data |
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1 | 1946 |
Claudel, Paul. Chine [ID D3524]. Er schreibt im Vorwort : «...Et moi, aujourd'hui, dans ma retraite de Brangues, au-delà de cette limite normale de la longévité qui me confère une situation quasi, comment dire? posthume et de ces années qui furent, dit-on, nécessaires à la gestation de Laotzeu, je dispose de cette épaisse pile de talismans photographiques que m'a laissée, pour en humer le dégagement incantatoire, mon amie Hélène Hoppenot. Or moi aussi, en des temps plus anciens que n'ont été pris, me dit-on, ces prélèvements sur le futur passé, j'ai habité la Chine : en pleine force, en pleine jeunesse, je me suis fourré avec elle pour vivre dedans d'une plénitude de corps, d'âme et de sens dont il serait difficile aujourd'hui de faire comprendre l'agrément voluptueux. Tout me plaisait en elle, et j'oserai dire non pas même, mais surtout, son désordre, son incurie, sa saleté, son anarchie, sa sagesse imbécile, cette civilisation bon enfant tout entière basée sur la tradition et la pratique, ce goût de l'art partout aussi naturel et spontané qu'une industrie animale, sa dégoûtante et profonde et savoureuse cuisine, sa religion, source pour moi continuelle d'une indulgence coupable, sa magique et magnifique écriture, et surtout cette intensité de la qualité humaine propre, de ce que j'appellerai l'HUMANITA : tout de même qu'un blaireau ou un putois aspire de tous ses poumons au fond de son terrier à tout ce qu'il peut y avoir de plus blaireau et de plus putois! C'était le temps des Taotaïs, des mandarins à plumes de paon et à boutons de toutes couleurs, des pelisses de zibeline, des examens qui chaque année, à l'époque du choléra, mettaient en mouvement un peuple de pinceaux, je parle des examens civils, les militaires ne faisant pas fi pour l'obtention des grades du jet de pierre comme aux temps de l'Iliade et du tir à l'arc. L'équipement de leurs troupes était fait d'une blouse rouge où flambait, redoutable et noir, un énorme caractère de velours, et leur armement d'un trident et d'une cage où gazouillait un petit oiseau (qui me rappelait les vers d'Alfred Jarry que j'avais lus, le matin même, dans la « Revue Blanche » : Le Gazouillis de l'Oisillon, le Gazillon de l'oisouillis...} Quelques-uns de ce? sacripants, (les Satellites pour employer le langage missionnaire), précédés par un tonnerre de cuivre formaient mon cortège quand j'allais rendre visite au Vice-Roi ou au Maréchal tartare. Je me rappelle ces dépositions alors dans ma chaise verte, après une heure de marche au travers de la Cité fantastique, à l'ombre des grands letchis chargés de leurs fruits rouges. Que d'idées j'ai échangées avec les géants peints sur la porte du yamen, qui essayaient en vain de m'effrayer de leurs grimaces horrifiques! Cela, ma chère Hélène, c'était la Chine du Sud, la Chine du Tao, où j'ai accompli mes dix années de stage, le stage du magicien sans doute au pays des Génies! Mon fleuve n'était pas le morne Peiho, mais le Min sacré qui descendait pour moi d'un pays sauvage et inexploré, d'un horizon diaphane et bleu, d'un pays de montagnes et de forêts, asile à jamais de ma rêverie. Mon pont n'était pas celui du Palais d'été que représente une de vos photos, qui se courbe mystérieusement, et comme conjuré, sous les pas d'un poète solitaire. C'était le Pont des nuages, c'était le Pont des Dix mille Ages, rudement et maladroitement établis au moyen de blocs énormes par je ne sais quels cyclopes en colère. L'eau violente et turbide m'apportait d'interminables trains de bois que, sous le regard délabré de cette idole à perruque de fiente, les hautes jonques peinturlurées se chargeaient de distribuer sur la côte. Mon temple n'était pas ce Temple du Ciel, avec ses trois toits circulaires de tuiles bleues que vous nous faites solennellement entr'apercevoir par l'ouverture de je ne sais quelle ruine (car tout est ruine dans ce pays le plus vivace et le plus vivant que je connaisse!). C'était ce temple de Ku chang au milieu d'une forêt de pins, vers qui j'ai accompli maints pèlerinages, écoutant la cloche bouddhique qui dit à toutes le? vanités et à toutes les amours de ce monde : Non! Non! Non! Ré dièse! Ré dièse! Ré dièse! Plus tard, eh bien, je l'ai connue aussi cette Chine du Nord, la vôtre, chère Hélène, celle de vos magnifiques photographies, la Chine impériale, la Chine du vent jaune, de l'air jaune, de l'eau jaune, de la Terre jaune! Je l'ai connue à son moment suprême, quand Pékin, vidé de son antique autorité allait rejoindre dans la nullité historique son cimetière à ceux de Singan fou et de Lao yang. J'ai assisté aux funérailles simultanées du dernier Mandchou, du pauvre petit Empereur et de son affreuse marâtre, que devaient suivre tant d'autres effondrements l'un sur l'autre, tant d'autres funérailles d'Empereurs et d'Empires, le Japon, la Russie, l'Autriche, l'Allemagne, l'Espagne, l'Italie. D'un bout à l'autre de l'Ancien Continent a soufflé la catastrophe. Elles se sont abattues l'une sur l'autre, les dynasties, tous ces arbres minés qui occupaient inutilement la terre! Il survit cette espèce de pie malade que vous nous représentez accrochée à une branche moite. Il surgit ce vieillard insouciant qui nous amène du fond de l'Inconnu je ne sais quel monstre pour nous envisager de son oeil diabolique. Dans cette représentation que vous nous apportez de l'énorme Chine, de cette survivance à peine défunte des âges fabuleux de la Perse, de l'Egypte et de l'Assyrie, vous n'avez pas choisi pour braquer dessus avec votre objectif l'attention de vos lecteurs — lecteurs, oui, c'est le mot qu'il faut employer—les grands textes, ces portes, ces temples, ces palais, qui en écrasant l'imagination effraient la rêverie. Vous avez choisi le détail accusateur qui suggère autour de lui un vide peuplé de possibilités. Posant, si je puis dire, l'énigme. Et savez-vous l'impression que je ressentais, hier, cependant que j'interrogeais l'une après l'autre d'un doigt pensif... mais non, c'étaient elles plutôt qui interrogeaient à mesure en moi un contemporain de l'immémorial! Oui, une idée assez étrange m'est venue en compulsant ces images, suivant l'expression byzantine, Achiropites, et en laissant le hasard y établir des ordres différents. Tout le monde connaît ces caractéristiques de l'écriture chinoise qui, par des figures très concrètes, sait suggérer des idées souvent très subtiles, très complexes et très profondes. On sait aussi que pour l'association de ces idées le rédacteur chinois ne procède pas par suite logique et articulation grammaticale, mais par simple juxtaposition. C'est au lecteur de deviner le sens en profitant des repères qu'on a l'obligeance de lui fournir. Et alors je me demandais si les images ainsi mises ensemble par le hasard à ma disposition : un panier d'oies, un pont, un lotus en train d'éclore, une collection de faux cheveux et de chaussures, une touffe d'arbres, une statue d'homme ou d'animal devant un horizon de collines, ne constituaient pas une espèce de rébus hiéroglyphique, de provocation sibylline à l'exégèse d'un Oedipe. Tout cela en tout cas m'a aidé, et aidera peut-être un autre contemplateur, à penser la Chine. Quelque chose d'immémorial, de permanent, de démesuré et de clos. Quelque chose qui pour arriver à la conscience de soi-même, au lieu de son propre récit, a besoin d'énormément d'espace et de temps. Épars, disjoint, tout cela tient ensemble, Longuement incliné sur son propre mystère. Brangues, 3 septembre 1946. |
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2 | 1948.1 |
Claudel, Paul. Sous le signe du dragon [ID D3550]. (1) Table des matières Chap. I : L'Asie. Chap. II : La civilisation et gouvernement. Chap. III : Quelques traits de la physionomie chinoise. Chap. IV : La religion. Chap. V : L'Europe en Chine. Chap. VI : Le commerce et l'industrie. Chap. VII : Les finances et la monnaie. Chap. VIII : La position actuelle des Puissances. Préface Parvenu au terme d'une longue carrière, il m arrive de faire, non sans mélancolie, le compte de tous ces empires que j'ai vus, l'un après l'autre, péricliter et périr, à la manière d'un édifice où par le fait d'une obscure solidarité le dommage d'une des composantes architecturales peu à peu entraîne la ruine de tout l'ensemble. C'est la Chine qui ouvre la marche, et j'ai encore dans les yeux te cortège incohérent et dépenaillé qui en 1909 conduisit à la demeure suprême, avec les cadavres simultanés de la vieille Goule et de sa victime, le dernier Empereur, toute une antique civilisation. Combien différentes, dix-huit ans plus tard, dans leur majesté immémoriale, les funérailles du souverain en qui le pays du Soleil levant devait connaître la fin, probablement irréparable, de son étonnante ascension! J'entends encore, par ce jour d'hiver, le grincement aux dix-huit notes rituelles du chariot barbare attelé de deux taureaux noirs où reposait le descendant falot d'une lignée de demi-dieux. Et dans l'intervalle, après la première Guerre Mondiale, c'est toute l'Europe qui s'effondre par le milieu, l'énorme Russie d'abord, puis l'Allemagne, avec cette Autriche féodale et la forêt généalogique entre le Rhin et le Danube qui laisse tomber à la fois de ses branches tous ces blasons inconsistants. Puis vient le tour de l'Espagne, et, tout récemment, de l'Italie et des principautés balkaniques. De la construction cossue qui, aux jours de mon adolescence et de ma jeunesse, toute pareille aux propositions avantageuses de la philosophie matérialiste dans un complet oubli de Dieu faisait la gloire et la sécurité de peuples désormais soustraits, semblait-il, aux caprices de la Destinée, il ne reste plus qu'une aire encombrée de décombres où tournoient, sous la menace d'un avenir pire encore que le hideux présent, des corps désossés à la recherche d'une armature. Du haut d'un des plus humbles clochers de cette France, encore frémissante de l'affreuse marée qui pendant quatre ans l'a recouverte, j'envisage à l'infini un paysage de démolitions. Et c'est aujourd'hui à cette vieille Chine, quittée par moi à la veille même de son écroulement, et ou, quinze ans de suite, j'ai vécu la partie, peut-être la plus importante, en tout cas la plus dramatique, de mon existence, que se reporte ma contemplation. Dans mon coffre de navigateur par hasard interrogé, j'ai retrouvé une liasse survivant bizarrement à bien des aventures. Il s'agit d'une espèce de rédaction où, sur le point de quitter un pays et un milieu que je savais condamnés et auxquels cependant tant de fibres poignantes me tenaient attaché, j'essayais par le moyen de l'intelligence de les confier à ma mémoire. C'était la coutume au Japon que les généraux et les diplomates, arrivés au terme de leur mission, fissent leur rapport à la tablette ancestrale. Quoi de plus naturel, pour le fonctionnaire convaincu que j'ai toujours été, que, au-delà de l'actualité d'un Quai d'Orsay toujours pour moi solennisé par la distance, j'aie éprouvé, moi aussi, le besoin de faire mon rapport général à ce Comité secret de Puissances invisibles qui préside aux destinées de la Patrie? C'est à cet auditoire idéal que j'essayais respectueusement de présenter le résumé de mes idées et de mes observations. Peut-être les lecteurs actuels de cette année 1947, qui ne refusent pas de déchiffrer d'un œil amusé par exemple l'obscure chronique dérobée au tombeau d'un scribe égyptien, ne trouveront-ils pas dénué de tout intérêt l'honnête regard d'un petit consul de France sur un site disons prédiluvien. Qu'on ne me reproche pas les chiffres et les statistiques qu'en professionnel consciencieux je n'ai pas voulu manquer d'y adjoindre. Ce sont ces détails précis qui renseignent sur le « régime » d'une communauté sociale. Mon ami Philippe Berthelot, dont je n'ai jamais oublié qu'il était aussi pour moi un chef respecté, et qui fut le confident et l'inspirateur de ce petit ouvrage, m'avait encouragé à les maintenir. Voici donc, lecteur, Sous le signe du Dragon, cette vieille Chine que j'ai si profondément sentie et si passionnément aimée. PAUL CLAUDEL. Brangues, le 20 juin 1947. SOUS LE SIGNE DU DRAGON (1909) Au cours d'un séjour de quelque quinze ans prolongé dans les régions les plus diverses de l'Empire Céleste, l'auteur a été amené à faire et à contrôler un certain nombre d'observations sur le pays et les gens qui l'entouraient. C'est le résumé de ces observations qu'on trouvera consigné aux pages de ce petit livre. J'ai voulu donner sinon un tableau au moins une impression de cette vieille Chine qui s'en va. Il aidera peut-être l'étranger à comprendre mieux celle qu'on veut lui substituer, pour lui servir ainsi d'Introduction, permettant de reconnaître sous le paysage dévasté l'orientation primitive et tout le gisement du site. CHAPITRE PREMIER L'asie est le pays de ce qu'on appelle les Nations Ermites, telles que l'Egypte et la Mésopotamie nous en ont fourni les exemples les plus anciens, et qui se sont, pour ainsi dire, élaborées en vase clos. Isolées par la mer ou le désert, sans autre contact extérieur que celui fourni par quelques expéditions aventureuses, elles ont donné nais-nance, sur pied, à des civilisations autochtones et originales. Meus est fluvius, dit Ézechiel faisant parler Mizraün, et ego feci memet ipsum. La Chine est de nos jours, depuis la transformation du Japon, la dernière survivance de ce type primitif, et le problème que pose la dissolution de cette Société quasi fossile et son rattachement au reste de l'humanité, n'est pas de médiocre conséquence. La Chine, ai-je dit, reproduit sur une échelle amplifiée, l'image de ces régions heureuses et séquestrées, comme la Mésopotamie et l'Élam, contenues entre le sable et l'eau, où l'Humanité primitive fut versée comme le métal dans une lingotière. Au sud et à l'ouest, elle est close par un système de montagnes et de vallées presque imperméable, à l'est par l'Océan, au nord par les glaces sibériennes. Au nord-ouest seulement s'ouvrait autrefois cette grande route d'Asie par laquelle Marco-Polo fit sa chevauchée. Tout laisse croire qu'à une époque relativement récente, le Kan-sou, le Turkestan chinois, le bassin du Tarim et du Lob-Nor étaient beaucoup plus peuplés qu'aujourd'hui et par une chaîne de stations aux mailles assez rapprochées venaient rejoindre les riches régions situées au sud de l'Altaï. Un grand travail de dessèchement qui se poursuit encore sous nos yeux est venu peu à peu flétrir cette artère maîtresse de l'Asie. Dans les sables du Takla-makan, Sven Hedin, Stein, Pelliot ont retrouvé des villes abandonnées, les restes d'une civilisation composite qui, entre l'Inde, la Chine et la Perse hellénisée, formait comme un milieu ouvert à l'échange des marchandises, des arts et des idées. A cette époque l'isolement de l'orbe chinoise était sans doute moins complet qu'il ne le fut plus tard. Le théâtre chinois si curieux avec sa mimique stylisée, ses évolutions scéniques, sa mélopée continuelle, ses masques, ses cothurnes, l'intrigue uniforme de ses drames, où la supposition d'enfants joue un rôle aussi grand que dans les comédies de Térence ou de Minan-dor, est assez vraisemblablement une adaptation du théâtre antique. L'aile recourbée des chevaux funéraires qui gardent les tombes du Honan, l'allure de ce guerrier d'un bas-relief qui arrache un trait du poitrail de sa monture, sont des vestiges de l'Assyrie [Voir aussi les thèses assez aventureuses de Terrien de la Couperie]. Enfin il est un trait commun à tout l'art chinoir que nous nous permettons d'indiquer, en rappelant une fois pour toutes au lecteur qu'aucune des idées générales exprimées dans ce livre n'a la valeur d'une affirmation, mais simplement d'une hypothèse, d'une proposition. Le trait essentiel de cet art aussi bien en architecture que dans le bibelot le plus usuel, c'est le porte-à-faux, l'évidement par le bas, la moulure concave de la plinthe. Ne peut-on voir là un héritage de ces temps oubliés où la Chine constituait en quelque sorte, non pas le « Far West », mais le « Far East » des populations primitives, et où celles-ci dans leur long exode n'avaient conservé que les objets les plus portatifs, la tente, le faisceau, le lit de sangle, le trépied de la marmite? Ainsi s'expliquerait le caractère essentiellement mobilier de tout l'art chinois. On a depuis longtemps remarqué que les coins relevés des toits semblent l'image des angles pinces d'un pavillon de toile. Les palais impériaux eux-mêmes ne sont que des huttes sur une terrasse. Enfin l'architecture si caractéristique de la pagode avec ses toits superposés suggère l'idée d'un arbre à demi ébranché qui reste seul au milieu d'un vaste défrichement. La fantaisie là-dedans peut se donner carrière! Il n'en reste pas moins établi que la Chine pendant toute la durée de son histoire antérieure au XVIe siècle ne fut rattachée au reste du monde que par une route de terre longue et difficile, traversant des régions de régime politique incertain entre des montagnes infranchissables et les vagues solitudes du Nord. Sa civilisation originale put donc se développer à l'aise, dans le vaste orbe fermé que dessinent encore ses frontières actuelles, sans autres incidents extérieurs que quelques pirateries sur ses côtes et les incursions périodiques des bandes de sauterelles du Nord. Le dos tourné à l'Europe, la face vers cette mer aussi vaste et aussi déserte que le firmament où l'inclinaient la pente de toute son aire et le poids de tous ses fleuves, la Chine n'était assise que sur elle-même et formait à elle seule un système organique et complet. Les montagnes chez elle ne se trouvent qu'à la périphérie, elle a plutôt une carapace qu'une ossature. Parker remarque avec beaucoup de justesse que c'est le seul pays où le mouvement de la civilisation se soit dessiné du dedans au dehors. Les Fils de Han ont refoulé graduellement les populations aborigènes vers les hauts lieux et vers la mer. De là vient l'infinie diversité des dialectes qu'on parle sur tout le littoral, tandis qu'à l'intérieur prévaut un idiome à peu près unique. Ce travail de conquête et de digestion s'est fait très lentement et progressivement : au xvme siècle par exemple le Fokien avait encore ses chefs de tribus indépendants. Nulle violence, une alluvion humaine qui s'étale en isolant, en encerclant les corps réfractaires et irréductibles (Lo-los, Miaotze, etc.). Tel est le premier trait de la physique chinoise : c'est ici un pays fermé, c'est un lac et comme un réservoir d'hommes. Et le second trait qui ne frappe pas moins l'observation, c'est le niveau. Le promeneur qui contemple la campagne chinoise ne voit jamais, comme en Europe, un pays largement vallonné, plein de mouvements et d'ondulations, avec des rivières profondément encaissées et forcées à de longs circuits. Et ce que je vais dire est aussi vrai au sud qu'au nord, à Canton et à Foutchéou comme à Shanghaï, à Hankéou et à Tientsin. La distinction entre la montagne et la plaine apparaît nette et comme dessinée au trait, ainsi qu'une courbe hypsométrique. La montagne surgit de la plaine (et je parle d'une vraie plaine, « aussi plate que le fond d'une poêle ») comme une île ou un archipel sort de la mer. Presque partout les limites de la plaine sont aussi celles de la culture et de la population. Le Chinois, outre celui de cimetière, ne fait autre usage des montagnes que de les ravager et de leur arracher poil et chair. Quand il les utilise, ce n'est pas pour une production qui leur soit propre, c'est en créant à leur flanc au moyen de terrasses superposées une série de petites plaines artificielles. Toute la Chine du sud au nord, quand on en a franchi l'enceinte extérieure et en tenant compte de certains compartiments plus ou moins spacieux ménagés sur ses glacis [Canton, Sze chuen], apparaît comme un vaste niveau, sans aucun cloisonnement indiqué par la nature. Au sud le miroir égal des rizières, au nord la nappe des millets et des moissons de grains durs qu'entretient la lente circulation des eaux souterraines. Nulle part l'élément spécial appelé la terre ne constitue une matière plus spécifiée, mieux préparée par la nature et comme pâtissée d'avance pour les œuvres des hommes. C'est là où l'on comprend pleinement cette expression de la Bible « la graisse de la terre ». Le loess par exemple qui forme le sol de deux ou trois provinces et dont l'origine reste assez mystérieuse malgré les théories de Richthofen, n'est ni du sable, ni de l'argile, ni de l'humus. C'est comme de la terre caillée, c'est une matière homogène et compacte que je ne puis mieux comparer qu'au gruyère, qui ne se dissout ni ne se pulvérise. Les fleuves énormes qui coulent au ras du sol dans cette vaste plaine, sans vallées, sans rives naturelles et presque sans aucune pente [De Ichang à la mer, soit 1000 milles, la pente n'est, jusqu'à Hankéou que de 2 pouces 1/2 et à partir de Han-Kéou d'un pouce par mille. Les derniers 200 milles sont au niveau de la mer. Encyl, Britannica.], sont à chaque crue en travail de déplacement. Le Hoang-ho par exemple hésite depuis des siècles entre ses deux embouchures situées au nord et au sud de la péninsule du Chantoung à de nombreux kilomètres de distance. On peut comparer le mouvement de ces fleuves à celui du bras d'un maçon qui étale son mortier. Mais comme ils ont servi autrefois à construire la Chine, ils servent aujourd'hui à la dévaster. Pour suppléer à l'absence de bords et de reliefs, les Chinois se sont ingéniés à construire le long de leurs cours d'eau de grandes digues qui ont parfois plusieurs centaines de kilomètres. Ce n'est pas là évidemment la meilleure solution du problème qui se posait à eux, et celle des réservoirs et des saignées que l'on voit pratiquée chez d'autres peuples est bien supérieure. Mais la race semble incapable de concevoir ou d'exécuter un plan d'ensemble. Il lui suffit d'élever au jour le jour un bout de mur entre elle et le danger. La Grande Muraille est tout à fait comparable à ces longues digues de Shasi et de Kaïfong ou à la jetée marine de Hang Tchéou. De même que celles-ci ont été édifiées contre les incursions des eaux vagues, celle-là oppose un rempart aux cavaleries du nord qui, une fois la montagne franchie par ses défilés, peuvent balayer l'Empire d'un bout à l'autre. Pendant des siècles chaque souverain a construit sa tour et son pan de mur, bouchant tous les trous par lesquels la bête puante pouvait pénétrer dans la vaste ferme. Il est vrai que de ce travail immense une grande partie a certainement été toujours inutile. De ce réseau de murailles entrecroisées que l'on voit de la passe de Nantchang, il en est pour qui l'esprit ne saurait trouver aucune justification. Pour ma part, je crois que les travaux militaires ont toujours été en Chine une source abondante de « squeezes » et de profits. La construction de murailles devait être alors ce qu'est aujourd'hui l'achat des fusils, des canons et des bateaux de guerre : il s'agissait d'en faire le plus possible, de mettre le plus possible d'argent en mouvement pour s'en approprier le plus possible. Le troisième caractère physique de la Chine qui est une conséquence du précédent, est que, dans son ensemble, en dehors des bastions qui la flanquent et de ses compartiments annexes, elle constitue une région homogène et communicante dans toutes ses parties. Ces communications ne se font pas comme en Europe par un système d'artères largement épanouies et ramifiées autour d'un tronc naturel, mais par un réseau à mailles serrées de canaux qui est l'œuvre confondue à la fois de l'homme et de la nature : c'est une circulation capillaire et endosmotique. On ne voit nulle part une province dépendant entièrement, au moins pour les denrées les plus nécessaires, de la production d'une autre province dont elle n'a pas l'analogue. Ce n'est pas un corps dont les organes sont complémentaires l'un de l'autre, c'est une masse spongieuse dont les cellules se trouvent à des degrés différents de saturation. Seule la capitale attire régulièrement à elle les tributs et les subsides de toutes les parties de l'Empire. II faut remarquer qu'en Chine les transports par mer n'ont jamais eu qu'une importance relativement secondaire et toute locale. Les déprédations des pirates qui trouvaient sur cette côte semée d'îles sans nombre un champ également favorable à l'embuscade et à la fuite, les dangers d'une mer difficile avec ses courants et ses tourbillons (ce qu'on appelle en pidgin les « chow-chow waters »), ses vastes bas-fonds, ses écueils, ses brouillards, ses tempêtes du nord et ses typhons, l'art médiocre des constructeurs, tout s'opposait également au développement de la grande navigation. C'est toujours par voie de terre jusqu'à l'avènement des Européens, dans le fossé intérieur qui sous-tend l'arc du littoral, que les transports d'une extrémité à l'autre de l'Empire se sont faits. Les considérations qui précèdent conduisent à comprendre la situation excentrique, et qui d'abord nous surprend, occupée par la capitale historique de l'Empire, Pékin : à regarder simplement la carte, des villes comme Wuchang ou Nankin sembleraient plutôt appelées par leur position naturelle à servir de siège au Gouvernement. Mais en fait on s'aperçoit bien vite que la possession de ces deux villes, au cours des longs siècles pendant lesquels la Chine a vécu isolée, n'assurait aucun avantage spécial à ses détenteurs. L'Empire n'était vulnérable que par le nord, c'est par là qu'arrivaient tous les envahisseurs. C'est là où le souverain devait exercer sa vigilance, c'est là où il devait avoir sa tente et son camp. Au terme extrême de ce vaste réseau de canaux qui couvre la Chine, pénétré jusqu'au fond de ses circonvallations de cette eau même qui imbibe tout le vaste corps, Pékin de sa grande enceinte carrée barre la plaine qui au pied des montagnes de l'Ouest s'ouvre toute grande aux invasions et que ferme d'une manière insuffisante la Grande Muraille qui à Shan haïkevan vient s'agrafer à la mer. Et de l'autre côté la capitale surveille cette passe de Nantchang qui est une des grand'routes de l'humanité, l'embouchure de l'Asie, le pôle par où passe tout l'axe du Vieux Continent. Que les pierres de cet étroit défilé usé par les files interminables et parallèles des hommes et des animaux dont le mouvement alternatif n'a jamais pris fin depuis les premiers jours de l'histoire, sont émouvantes à gravir, et quel spectacle solennel que de voir, au coucher du soleil, la ligne régulière des chameaux historier comme une frise ininterrompue ou comme une autre muraille ou marche aux créneaux animés, la paroi verticale de la montagne mongole! Cette importance politique que sa position naturelle confère à Pékin est appelée peut-être à décroître maintenant que la mer s'est peuplée et que l'arrivée des Européens a troublé si profondément l'équilibre de l'Empire. Dès aujourd'hui on peut signaler un autre site qui est d'une importance vitale pour tout l'Empire. C'est le point où le doigt de la mer vient pour ainsi dire se poser sur le pouls de la Chine, sur l'artère principale où bat la vie de tout le corps. A quelques centaines de kilomètres de son embouchure, le Yangtzé se trouve resserré entre les hautes collines, aujourd'hui couvertes de fortifications, de Kiang yin. C'est là un véritable Gibraltar en pleine terre et celui qui s'en est saisi tient les clefs du plus énorme réceptacle de richesses et d'hommes qui existe sur la planète. CHAPITRE II LA CIVILISATION ET LE GOUVERNEMENT Nous avons vu dans le précédent chapitre que la Chine n'était pas, comme l'Europe, un pays différencié dans sa nature et ses productions, dont les parties sont complémentaires et solidaires l'une de l'autre. Sauf l'éventualité de mauvaises récoltes, chaque village se suffit à lui-même et n'a guère à demander au dehors que quelques instruments, quelques tissus, quelques objets de luxe. Sur toute l'étendue de son territoire, le Chinois se voit semblable à lui-même, cultivant le même sol avec les mêmes méthodes, sans que la nature pareille oblige ses voisins à aucun contraste, ni à une opposition d'occupations et de moeurs. La plante humaine y est aussi uniforme, épandue en nappe aussi égale que les moissons interminables de gas-liang et de riz. C'est seulement quand la récolte vient à manquer que se produisent de grands déplacements de population, qui en somme aboutissent rarement à causer un désordre important. On meurt en masse et tout est fini. Il faut aux mouvements dits révolutionnaires d'autres causes connexes, la facilité congénère à d'immenses troupeaux à fuir devant quelques excitateurs et, parmi l'apathie commune, cette étrange hystérie spéciale aux peuples asiatiques dont je parlerai plus tard. Encore ces grandes séditions ou pilleries ont-elles eu jusqu'ici le caractère hasardeux et incertain des phénomènes de la nature. L'aire qu'elles dévastent présente le dessin irrégulier de ces clairières que fait dans une steppe l'incendie allumé par une flammèche égarée. Rien n'est plus curieux à cet égard que l'histoire de l'insurrection des Taipings qui s'est propagée sans aucun plan préconçu d'un bout à l'autre de la Chine, s'éteignant ici, se rallumant ailleurs, ici consumant toute une province, là s'arrêtant devant un village résolu. Une poignée de révoltés s'échappe de Hankéou investi, et, allant tout droit devant eux, sans aucune opposition, ils mettent le feu à toute la Chine du Nord jusqu'aux portes de la capitale, d'où une saute du vent par fortune les éloigne. Les mêmes traits se sont reproduits au moment de la guerre des Boxers. Les pays de nature et de production homogènes comme la Chine, la Russie, la Pologne, ne se sont jamais prêtés à l'établissement d'une féodalité et d'une hiérarchie héréditaires. Tout y est de plain-pied. Rien ne peut être mis à part et circonscrit. Toutes les cloisons s'abolissent entre des milieux indifférents. Mais tandis que la Russie ou la Pologne étaient de toutes parts ouvertes aux envahisseurs et que, pour défendre le sol, une gendarmerie mobile, une caste militaire, un « ordre équestre », ont pu s'y constituer, la Chine, à l'abri derrière ses murailles, n'avait qu'à payer tribut au souverain, indigène ou étranger, préposé à la garde de ses barrières. Les principautés qui par intervalles se sont élevées à l'intérieur de l'Empire n'ont jamais été que des phénomènes temporaires et accidentels. Les querelles intérieures n'étant jamais commandées par des différences géographiques profondes, par des besoins organiques, n'ont jamais eu qu'un caractère temporaire et localisé : après quelques brigandages, pilleries et moulinets de sabre, l'ordre renaît comme de lui-même. Jamais le besoin d'une force militaire aux cadres permanents et fortement assise ne s'est fait sentir dans ce pays sans voisins. De là la supériorité toujours reconnue aux magistrats civils sur les mandarins militaires qui n'étaient que les commandants d'une mauvaise police. De là aussi la rapide absorption des envahisseurs de race plus guerrière qui n'avaient aucune fonction vitale à assumer, et plutôt une vaste ferme à exploiter que le commandement de rien à prendre. Ces vastes régions agricoles où l'homme avance et gagne par germination comme une céréale sont aussi celles où la possession individuelle a le plus de peine à se constituer. Là où la terre n'a pas de figure, de propriété à elle, n'appelle pas pour acquérir sa pleine valeur une main-d'œuvre intelligente, un art propre, la propriété, telle que nous la concevons en Europe, n'a pas de racine. C'est ainsi que nous voyons subsister en Russie le régime de la propriété communale, du mir : c'est ainsi que dans une grande partie de l'Amérique et de l'Australie les titres de propriété sont comparables à ceux d'une société par actions. En Chine on peut dire que le statut normal et de fait de la terre est celui de l'indivision. Tant que faire se peut, le chef de famille garde sous son toit ses enfants et ses alliés qui travaillent tous ensemble à l'exploitation d'un même patrimoine; tant que l'on peut ajouter de nouveaux bâtiments à la collection de petits pavillons qui constitue la maison chinoise, tant que le lopin suffit à la vie commune, le groupe reste entier et compact. Dès qu'il devient trop nombreux, la famille dans les temps antiques essaimait et un nouveau centre se constituait un peu plus loin; mais le carré primitif, le ti-fan restait à peu près invariable. Aujourd'hui on remédie à la surabondance des bouches à nourrir par des expédients, émigration, meurtre des filles, etc. D'ailleurs de temps en temps les inondations, les épidémies et les famines viennent donner de l'air et creuser dans la masse trop compacte des vides bientôt comblés. [Il est bien entendu que ce que nous venons de dire de la propriété chinoise dépeint une situation de fait et non de droit. En droit la division de l'héritage peut être demandée et la propriété partagée entre tous les mâles. Seule demeure inaliénable et indivisible la partie du bien fonds affectée au culte familial et au culte des ancêtres, aux cérémonies (banquets, processions, etc.).] Sur cette constitution de la propriété se fonde celle de la famille : la terre étant indivise, l'élément principal de la famille est cette unité originelle en qui elle est indivise : le père. De là l'autorité absolue dont il est investi en théorie (et qui en fait est souvent exercée par la mère, la terrible moumou que représentent les comédies populaires, auprès de laquelle nos plus farouches belles-mères paraissent timides et suaves). L'élément principal de la société n'est pas l'individu, c'est la touffe, C'est elle qui dans son ensemble est responsable des actes de chacun des individus qui la composent. L'ensemble des familles est groupé en l'un de ces villages compacts qui semblent ne former qu'une seule demeure comme un guêpier, et qui sont placés sous le contrôle patriarcal de l'ancien ou ti pao. Elle est la cellule vitale de tout l'Empire. Les autres divisions administratives ne sont que des formes artificielles. Souvent et surtout dans le Sud un village, un groupe de villages, ne forment qu'une seule famille et constituent alors une sorte de clan; entre ces clans régnent des inimitiés séculaires et se livrent parfois de véritables batailles. Le Chinois ne perd jamais le souvenir de son origine, du plan initial : à la tablette des ancêtres se rattachent tous ses droits d'homme et de citoyen. (De là la grandeur du sacrifice exigé des catéchumènes chrétiens à qui on en impose la destruction.) Si l'on demande à un Chinois son pays, il répondra sans hésiter : Je suis de Pékin, ou de Canton. Et cependant il y a parfois plusieurs siècles que sa famille, transplantée de Pékin ou de Canton, habite le pays. En règle générale chaque village produit tout ce qui est nécessaire à l'existence de ses habitants : les céréales, la viande (représentée uniquement par le porc ou la chèvre), les volailles (canards et poulets), les œufs, l'alcool, distillé sur place, les légumes, le tabac, les textiles, qui sont suivant le climat le coton, le chanvre, le jute et la ramie; les maisons sont faites de terre battue, le bois arrive facilement par les canaux qui circulent partout. Il ne reste à acheter au dehors que le sel, quelques teintures parfois, et les objets de métal, instruments et ustensiles de cuisine. (Cette description qui répond à l'état pur de la civilisation chinoise est encore vraie aujourd'hui dans une large mesure, mais il faut ajouter à la liste des importations indispensables les allumettes et le pétrole.) Le village, complet par lui-même, dépourvu en général de troupeaux et d'animaux de transport, qui seraient pour l'homme des concurrents autant que des auxiliaires, n'a pas besoin de routes. Quelques sentiers, dans le Sud, ménagés entre les rizières [Voir le caractère Kiang (limites), levées qui séparent deux pièces de terre], quelques pistes dans le Nord où peut cheminer une petite charrette, suffisent largement aux communications. Les routes dites impériales ne valent guère mieux. Quel voyageur n'a maudit ces chaussées formées de dalles branlantes posées à plat comme des dominos! Les ponts sont faits de pierres non cimentées ou de quelques planches posées au hasard sur des chevalets. Les femmes restent au logis et pour réprimer leurs tendances vabagondes les Chinois ont pris une précaution barbare et naïve, assez analogue à celle de nos paysans quand ils coupent le bout des ailes de leurs volailles : ils leur ont mutilé les pieds. Ce procédé, s'il n'assure pas toujours leur vertu, garantit au moins leur dépendance et leur sédentarité. Ni en droit ni en fait, la personne en Chine ne possède cette indépendance individuelle, cette franchise de son propre mouvement, qui est la condition de l'Européen. L'homme là-bas fait toujours partie d'un ensemble, il est, comme les mots de sa langue, agglutinant. On connaît assez, sans que nous entrions à ce sujet dans des chemins rebattus, la force des corporations chinoises, le développement de l'esprit syndical, la sévérité de la discipline de groupe, la puissance de ces organisations de boycottage qui pendant un temps ont empêché l'importation à Canton des marchandises américaines et japonaises et mis en échec la vieille politique des canonnières. C'est la faiblesse du Gouvernement qui fait la vigueur et la nécessité de ces organisations spontanées. Enfin l'état de civilisation naturel, traditionnel, et, en quelque sorte, animal, que je viens de décrire, est éminemment favorable à la prolificité. Plus les membres d'une famille sont nombreux, plus sa force de résistance s'accroît, en même temps que sa capacité d'envahissement. Plus les billets sont nombreux, plus les chances de gain augmentent à la loterie de la vie; plus il y a de semence, plus il y a de chances de récolte. L'épargne partout en Chine étant nulle, tout croît nouveau du cheptel familial profite à l'actif et ne grève pas sensiblement le passif, la mort au besoin intervenant toujours en fin de compte, à la satisfaction générale, pour rétablir une balance trop chargée. Il en résulte que la matière première humaine est toujours surabondante et que les deux tiers de la population vivent dans un état de demi-servitude, fournissant le travail en échange de la nourriture. Cette abondance de la domesticité jointe au développement du parasitisme contribue activement au nivellement des conditions sociales. Il est rare de voir en Chine, pour ces raisons et pour bien d'autres, trois générations d'hommes riches. Celui qui fait fortune se voit bientôt entouré d'une nuée de serviteurs, de clients et de parents pauvres, les siens et ceux de ses femmes, qui vivent à ses dépens et tiennent garnison chez lui. C'est une conséquence de la richesse qui est universellement acceptée et imposée. Le nivellement des conditions, en même temps que des raisons de race plus profondes, a produit celui des capacités. L'individu n'a aucun champ pour se développer et ne réagit pas contre son milieu. La grande infériorité des Chinois et en général des Orientaux à l'égard des Européens est qu'ils n'ont pas d'élite. Prenez au hasard dans une classe quelconque de la Société, cultivateurs, marins, commerçants, hommes de peine (je ne parle pas des ouvriers d'industries nouvelles où la formation traditionnelle n'a pu jouer aucun rôle), un Chinois et son congénère européen, le premier sera rarement inférieur en habileté sinon toujours en force physique au second, et lui sera souvent supérieur. Mais l'excellence et l'exception font également défaut. L'état social dont j'ai essayé dans les pages qui précèdent de déterminer les bases présente deux caractères, dont le premier, égalitaire et démocratique, a été souvent signalé par les observateurs européens. Dans une société de ce genre, du moment où la force est incapable d'imposer ses directions et où, d'ailleurs, nulle autorité n'est là, comme nous le verrons tout à l'heure, pour les formuler, les rapports des individus entre eux ne peuvent être régis que par la coutume et par un agrément mutuel. De là le caractère à la fois très simple et très compliqué de toutes les transactions. Très simples parce qu'il s'agit d'individus traitant de plain-pied et de choses dont les valeurs depuis longtemps établies ne sont guère susceptibles de varier. Très complexes parce qu'il ne s'agit jamais d'un individu qui traite avec un autre individu, mais d'un groupe qui traite avec un groupe. De là la longueur et la minutie des discussions, de là le rôle capital joué en Chine par l'Intermédiaire (middleman) qui cumule en quelque sorte les fonctions de courtier, de témoin et de notaire. Jamais en Chine aucune négociation de quelque ordre que ce soit, onéreux ou privé, commercial ou judiciaire, ne se poursuit directement entre les parties intéressées. Entre des forces équilibrées joue un arbitrage permanent. Entre des horizons si étroits, il faut que le connu couvre l'inconnu, le représente et le garantisse. C'est ce qui explique l'importance du rôle que tient auprès des commerçants européens le « com-prador », de qui nous aurons à parler ci-après. Le deuxième caractère de la civilisation chinoise, qui lui est commun avec les républiques antiques auxquelles nous la comparions au début de cet ouvrage, c'est qu'elle est, si l'on peut dire, réelle; j'entends que la raison de la société est moins la volonté et la force inégale des individus que le fonds commun livré à leur exploitation. Il s'agit moins d'un arrangement, d'une convention de personnes, que de l'aménagement d'une propriété au mieux de l'utilité générale. Dans un pays comme la Chine, l'eau, nourricière ou destructive, est l'élément commun qui donne forme à la vie sociale et agrège les habitants de ces champs qu'elle menace et fertilise. L'usage de la terre et de l'eau, c'est la grande préoccupation du législateur chinois, non moins que de ses congénères d'Egypte et de Chaldée. L'abornement, l'irrigation, l'entretien des canaux, les mesures à prendre contre les inondations, la reprise des alluvions, tous ces points sont minutieusement réglés par une Coutume dont les stipulations sont presque semblables à celles que formulait, trois mille ans avant le Christ, le Code rural d'Hammurabi. Si les personnes n'ont pas d'état-civil, les propriétés en ont un qui s'appelle le cadastre et qui a toujours été tenu avec assez de soin (relativement bien entendu). La dernière révision en a été faite en 1783 sous l'Empereur Kienlong. Elle est donc à peine plus vieille que la nôtre. Le titre de propriété, par une fiction qui devance de bien des siècles celle de l'Act Torrens, est en quelque sorte l'image réduite et portative de la terre elle-même. Tout détenteur du titre est considéré, jusqu'à preuve du contraire, comme le propriétaire légal. Cette prise facile permet le crédit fondé sur toutes les formes de l'hypothèque. La nécessité de donner aux différents états de la propriété une individualité juridique permanente explique l'importance prise en Chine, comme en Egypte et en Chaldée, par l'écriture et le rôle prépondérant, ici comme là, attribué de bonne heure au scribe, à l'homme qui sait le secret des injonctions éternelles. On a cité souvent le testament du scribe pharaonique qui vante à son fils les avantages de son métier par rapport à d'autres, plus actifs : « Pourquoi dis-tu que l'officier est plus heureux que le Scribe? Arrive, que je te peigne le sort de l'officier d'infanterie et l'étendue de ses misères! On l'amène tout enfant, pour l'enfermer dans la caserne, une plaie coupante se forme sur son ventre, une plaie d'usure sur son oeil, une plaie de déchirure sur ses deux sourcils; sa tête est fendue et pleine de croûtes. Arrive que je te dise ses marches vers la Syrie, ses expéditions en pays lointains! Son pain et son eau sont sur ses épaules, comme le faix d'un âne; les jointures de son échine sont brisées : il boit d'une eau corrompue, puis il retourne à sa garde. Atteint-il l'ennemi, il est comme une oie qui tremble, car il n'a plus de valeur dans tous ses membres. Finit-il par rentrer en Egypte, il est comme un bâton vermoulu. Est-il malade, on le met sur un âne; ses vêtements, les voleurs les enlèvent; ses domestiques se sauvent. Voilà pour le fantassin. « Le cavalier n'est pas beaucoup mieux traité. Arrive que je te dise les devoirs fatigants de l'officier de chars. Lorsqu'il est placé à l'école par son père et sa mère, sur cinq voitures qu'il possède, il en donne deux. Après qu'on l'a dressé, il part pour choisir un attelage dans les écuries de Sa Majesté. A peine a-t-il pris les bonnes cavales, il se réjouit à grand bruit. Pour arriver avec elles à son bourg, il se met au galop, mais il n'est bon qu'à galoper sur un bâton. Comme il ne connaît pas l'avenir qui l'attend, il lègue tous ses biens à son père et à sa mère, puis emmène son char, dont le timon pèse trois ont en, tandis que le char pèse cinq ont en. Aussi lorsqu'il veut s'en aller au galop sur ce char, il est forcé de mettre pied à terre et de le tirer. Il tombe sur un reptile, se jette dans les broussailles. Lorsqu'on vient inspecter son équipement, sa misère est au comble. Il est allongé sur le sol et frappé de cent coups. » Et ainsi des autres professions. Pendant de longs siècles, la Chine non moins que l'antique Egypte, a été pénétrée de l'importance suréminente qui s'attache à la connaissance des idéogrammes et des lois subtiles qui règlent leur assemblement, et la page que nous venons de citer, avec son caractère naïvement pratique, trouverait dans la littérature extrême-orientale, bien des analogues. Chaque village, chaque famille souvent avait son lettré qui servait à la fois de secrétaire, de conseiller, d'avocat, d'archiviste, de pédagogue, un peu de sorcier, un peu de médecin, en un mot l'organe général de mémoire et d'articulation, et le procureur de la communauté. Il n'est pas besoin de dire que, vivant des discordes et des querelles dont il était le médiateur obligé, il jouait souvent le rôle de boute-feu et qu'on trouve sa main dans toutes les séditions. La suppression des examens et de l'antique hiérarchie littéraire en 1902 est venue bouleverser cet état de choses et là, comme nous le verrons plus tard, est une des principales causes des troubles dont nous sommes en ce moment les spectateurs. La longue exposition que nous venons de faire des principes fondamentaux de la Civilisation chinoise, nous permettra de faire comprendre en peu de mots le rôle dévolu jusqu'au début de ce siècle, au Gouvernement. Ce Gouvernement a une raison d'être, c'est d'assurer tant bien que mal la sécurité et la paix au peuple qui vit sous son administration, et il a un objet, qui est d'exploiter les administrés au meilleur intérêt des administrateurs. On chercherait en vain dans toute la tradition chinoise rien qui réponde à notre idée occidentale et moderne de l'État, d'un corps constitué et spécialement appointé pour veiller aux intérêts généraux de la communauté. Il n'y a eu en Chine jusqu'à ces dix dernières années ni Travaux Publics, ni Instruction Publique, ni souci quelconque de veiller au bien-être des particuliers et au développement de la richesse générale. La police et la gendarmerie étaient réduites à quelques « satellites » pouilleux qui ne rassuraient pas les bons et ne faisaient guère trembler les méchants. Les soldats avaient pour équipement en outre d'un fusil rouillé généralement tenu par le canon, un parasol, un éventail et une cage où chantait un petit oiseau. Les tribunaux étaient surtout un moyen d'intimidation qui maintenait un peuple naturellement disputeur et processif dans une modération relative par la redoutable alternative d'avoir recours à eux. La Chine en un mot n'était pas un État, c'était un domaine soumis à l'exploitation d'une armée innombrable de fonctionnaires inutiles. Le mot d'inutile ne répond pas cependant complètement à ma pensée. Tout d'abord il est juste de constater que, jusqu'à ces derniers temps, le mandarin chinois a toujours eu une prise très forte sur ses administrés, qu'en tout semblable à eux il les connaît littéralement par coeur, qu'il a pour les manier un tact incomparable, qu'il est passé maître dans l'art des arbitrages et des transactions qui constitue là-bas toute la science du Gouvernement des hommes, qu'il sait toujours au plus juste le point critique jusqu'où l'on peut aller sans jamais passer par-delà, qu'il fait en somme de son peuple ce qu'il veut, et que les missionnaires ne se trompent pas quand ils imputent aux autorités la responsabilité première de tous les troubles. Il y a une entente naturelle et séculaire entre le peuple et ses parasites. Le Chinois a naturellement le sens et le goût de l'exploitation, du « Squeeze ». Cela le rafraîchit suivant le mot célèbre attribué à un grand financier. L'idée de chef n'est pas séparable pour lui de celle d'exploiteur. Parmi les bandes de coulis envoyés aux Indes, aux Amériques ou dans les usines, toujours se dégagent quelques individus qui prennent l'ascendant, organisent des jeux de hasard, empochent les salaires des autres et les font travailler à leur place, dans une véritable servitude. II paraît que sans cette pratique le bon ordre serait compromis. Les Chinois vivent l'un de l'autre, comme les tribus de la mer, d'une série d'exploitations superposées. Le produit pour arriver au consommateur passe par d'innombrables intermédiaires qui le grèvent chacun de sa commission. Le Gouvernement n'est que l'image de l'état général et personne autrefois ne songeait à s'étonner de ses pratiques ou même à s'en plaindre. Ce rôle parasitaire du Gouvernement avait, d'ailleurs, au point de vue du maintien de la constitution égalitaire qui est celle de la Chine un avantage qui n'a jamais été signalé. Elle ne permet pas le maintien des grandes inégalités sociales, la création de fortunes énormes et rapides, l'institution d'une noblesse héréditaire, l'établissement d'une classe privilégiée. Toute personne qui s'élève, toute fortune qui s'accroît, a aussitôt à payer rançon. Elle doit acquitter entre les mains de l'autorité une sorte de patente, sous forme de contributions plus ou moins volontaires. Et encore bien des parvenus n'évitent pas l'étranglement. Ce qui rend, d'ailleurs, ces exploitations acceptables, c'est que chacun, un jour ou l'autre peut avoir l'espoir d'en profiter. Les emplois sont ouverts à tous. Non pas à tous les talents, bien entendu, « car », comme l'a remarqué judicieusement Laotzeu dans son livre immémorial qui donne encore aujourd'hui la meilleure clef de l'âme chinoise, « si les emplois étaient donnés aux talents, chacun se croirait en droit de les obtenir, personne ne serait si satisfait de son sort qu'il n'en crût mériter un autre, ce serait un mécontentement universel. Il faut donc qu'une place ne soit jamais occupée par la personne qui en est le plus digne. » Non point donc aux talents, mais aux valeurs déterminées, aux forces naturelles d'énergie, de patience, de naissance, d'intrigue et d'argent. Et c'est ici qu'il convient de rendre hommage à l'antique institution des examens, aujourd'hui périmée, un des plus parfaits artifices que le génie d'un homme ou d'un demi-dieu ait jamais inventés dans l'art difficile de gouverner les mortels. Rien ne m'empêchera d'attribuer cette invention merveilleuse, aussi précieuse que la brouette ou la charrue, à quelque législateur fils-de-nymphe, à l'un des pa-hsiens célestes, tel par exemple celui-ci qui préside présentement à mes écritures, curieusement sculpté dans le bois de Singepore, du haut d'un des piliers de ma bibliothèque. Je me plais à mettre dans sa bouche le langage suivant : « Remercions le Ciel bienveillant qui a donné à notre race une terre large et copieuse pour y paître, en sorte que chacun ait à peu près la même part et une faible raison d'envier celle de son voisin. Je regarde vers les quatre points cardinaux et je vois de toutes parts un peuple laborieux et satisfait, soumis aux volontés également transcendantes et indiscutables du Ciel, de l'Empereur et des mandarins qui en sont en tous lieux l'image immédiate et visible. Il convient foit que les gens n'aient ni trop peu, ni trop, afin de n'être tentés, ni par la misère, ni par la conscience d'une force supérieure à excéder la juste limite. Notre tâche n'est aucunement d'assurer le bonheur du peuple, un dieu même n'y suffirait pas; elle est assez grande si nous lui conservons la paix. Pour cela notre devoir est en premier lieu de le défendre contre les ennemis de l'extérieur, et à cette fin nous n'avons eu qu'à compléter par une muraille l'enceinte que le Ciel nous a donnée. En second lieu d'étouffer les rébellions, principalement par des moyens de prudence et de considération, nous souvenant que le feu s'éteint quand il n'a plus d'aliment. En troisième lieu de faire la guerre aux voleurs et petits pillards sans prétendre les exterminer plus que la vermine qui renaît d'elle-même sous le peigne. Pour le reste les gens seront toujours contents s'ils ont de quoi remplir leur ventre. Mais l'abondance ne dépend que du ciel qui envoie la pluie. C'est pourquoi je veux que les autorités ne ménagent pas les cérémonies et les sacrifices. Au reste si les gens ne mangent pas, ils meurent et passent sous une autre juridiction : nous n'avons pas à nous en occuper davantage. Et la part des autres est plus grande. « Un seul danger reste à prévenir, le plus grave de tous : celui des rêves et de l'imagination. Une seule classe d'hommes est dangereuse, l'ennemie de l'État et de tout ordre politique, celle qui vit de rêves et d'imagination. Le désir et la pensée de ce qui n'est pas sont les ennemis naturels de ce qui est, le mieux est l'ennemi du bien. Or, il est également dangereux de laisser la carrière ouverte à l'imagination et à l'ambition personnelle et de leur refuser toute espèce de jour. Que l'illusion serve donc de salaire à l'illusion. C'est à quoi servira le système des examens dont je vais présentement promulguer les règles sacrées. » De ces règles abolies je ne referai pas après tant d'autres la description. [La meilleure est celle qu'ont donnée les Pères jésuites dans les Variétés sinologiques.] Il s'agit en somme de compositions littéraires donnant accès à différents grades honorifiques superposés, et dont l'élégance du pinceau et la connaissance des textes antiques formaient les mérites principaux. Les candidats reçus à chacun de ces examens constituaient en théorie les cadres où l'Empereur pouvait choisir les fonctionnaires. En fait pour ce choix bien d'autres considérations et surtout celle de l'argent sont toujours entrées en jeu, et les fonctions publiques n'ont jamais sans doute été considérées autrement que comme des offices, des fermes. Néanmoins la plupart des fonctionnaires avaient reçu au moins les grades inférieurs. Les règles adoptées pour les examens avaient les avantages suivants : elles tournaient l'esprit des jeunes gens vers le passé et éteignaient en eux le désir des nouveautés; elles donnaient à l'autorité le prestige, elles la plaçaient dans un domaine réservé où l'on parle un langage interdit au vulgaire; enfin elles développaient la mémoire, faculté principalement nécessaire à un administrateur et à un magistrat, chargé du soin d'intérêts qui ne varient guère, aucune connaissance spéciale et technique ne se trouvant, d'ailleurs, requise. Enfin et surtout les examens canalisaient les besoins d'activité de cette classe d'hommes la seule vraiment dangereuse pour la sécurité de l'État, qu'on appelle les intellectuels, et qu'on devrait appeler plutôt les inadaptés, ceux qui ne trouvent pas dans leur métier ou dans leur fonction l'emploi exact de leurs connaissances et de leurs facultés. Le législateur antique avait vu très finement que cette espèce de gens est surtout accessible à la vanité et ne leur avait pas refusé de ce côté toutes les satisfactions qu'ils pouvaient désirer : plumes, costumes, boutons, chapeaux, titres, pétards, etc. Pendant que l'étudiant était engagé de toute son ardeur dans l'inextricable filière des examens, il ne songeait pas à troubler la république. Spectacle admirable! on voyait aux examens des candidats de quatre-vingts ans! Parle même moyen le Gouvernement élevait devant le flot énorme des candidats aux emplois publics une série de barrières artificielles qui amusaient les ambitions. Les lettrés eux-mêmes étaient le plus intéressés au maintien de l'ordre général qui seul leur permettait l'accès des grades nouveaux et le bénéfice de ceux qu'ils avaient reçus. Il n'y a pas de plus bel exemple de domestication des forces les plus dangereuses d'une société, rendues, d'ennemies, auxiliaires de l'ordre constitué, et le connaisseur ne peut vraiment réprimer devant une machine si bien combinée un mouvement d'admiration. Il est fâcheux pour la Chine qu'après tant de siècles de bons services la marche de cet incomparable régulateur soit devenue impossible. Pour terminer ce petit tableau de la vieille Chine, telle qu'elle a été pendant des milliers d'années et tant qu'elle a pu se développer sur son propre plan à l'abri de tout contact avec le monde extérieur, je ne crois pouvoir mieux faire que de reproduire les lignes suivantes de Parker : « Tant que le Gouvernement Provincial envoie régulièrement ses contributions à Pékin, étouffe les rébellions, donne de l'emploi à l'armée des « fonctionnaires en expectative », élude les réclamations étrangères, évite les scandales de toute nature, en un mot garde une surface extérieure de respectabilité, on ne pose pas de questions, les rapports et promotions sont agréés, le Vice-Roi et ses collègues vivent en parfaite quiétude et chacun fait tranquillement son sac. Le Gouvernement de Pékin ne fait pas de lois, ne fait quoi que ce soit pour qui que ce soit, laisse chaque Province à ses propres idées, et, comme l'État-Major Général d'une armée, absorbe les personnalités qui ont réussi et retourne celles qui ont besoin de réussir. Chacun, « squeezeur », intermédiaire ou « squeezé », a, ou espère avoir un jour ou l'autre, sa petite part du gâteau. Aucun snobisme en Chine, bien qu'il y ait abondance de pédanterie. Pas de paysan et de marchand de légumes qui ne puisse étudier et acheter un emploi et un bouton, pas de Chinois qui ait honte de ses parents pauvres. Il y a partout un sentiment général de vivre et laisser vivre. La poêle est là, le lard est là, à chacun de le tirer du feu suivant sa chance et son adresse. Aucun passeport aucune restriction de la liberté, pas de frontières, pas de préjugés de castes, pas de scrupules alimentaires, pas de mesures sanitaires, pas de lois excepté les coutumes populaires et quelques injonctions pénales. La Chine en un certain sens est une vaste république où les restrictions de la liberté personnelle n'existent pas. » |
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3 | 1948.2 |
Claudel, Paul. Sous le signe du dragon [ID D3550] (2) CHAPITRE III QUELQUES TRAITS DE LA PHYSIONOMIE CHINOISE Je n'ai pas l'intention dans ce chapitre de refaire un abrégé du livre si amusant du Rév. Arthur Smith [Chinese caracteristics] et d'entreprendre un portrait qui, comme disent les peintres, « tourne » sur la toile, un dessin minutieusement étudié de points de vue convergents. Je n'ai ici d'autre objet que d'appeler l'attention du lecteur, appelé à vivre avec les gens de l'autre bord de ce continent, sur les traits principaux qui me paraissent commander leur physionomie. Bien entendu je ne me fais pas d'illusion sur ce qu'une pareille étude peut offrir d'arbitraire. Il n'y a pas de propos plus décevant que celui de peindre un type national. Avant même qu'il ait ouvert la bouche, des yeux quelque peu expérimentés ont reconnu du premier coup sous l'uniforme banal des trains et des paquebots un Français, un Italien, un Américain, un Anglais, un Russe. Mais lorsqu'on ne s'en tient plus à cette espèce de flair instinctif et qu'il s'agit de donner expression à des traits à la fois très généraux et très subtils, on ne peut s'étonner que l'écrivain n'arrive jamais qu'à des approximations. Et cependant le Chinois donne l'impression d'une variété ethnique beaucoup moindre que celle des Européens, en même temps qu'une civilisation et une éducation beaucoup plus uniformes ont contribué davantage à faire «sortir sous les physionomies particulières le type. Parlons tout d'abord du type physique. C'est vrai, le premier regard montre aussitôt que le Chinois est jaune. Sa large figure présente un teint qui varie de la couleur du thé clair à celle d'un bronze presque africain chez les travailleurs de plein air, en passant par toutes les nuances de l'oignon et de la couverture de la « Revue des Deux Mondes ». Je pense que ce phénomène doit être attribué à un travail particulier du foie, qui est comme chacun sait, notre usine intime de teinturerie. II est remarquable en effet que les Européens ayant longtemps séjourné en Chine, même sous des latitudes élevées, acquièrent un teint qui est comme une imitation maladive de celui de leurs domestiques. Beaucoup d'enfants de pure race blanche, surtout à la seconde génération, ont le visage mat et basané. On se moque souvent des Européens qui trouvent que tous les Chinois se ressemblent et l'on a prétendu qu'eux-mêmes, aux yeux d'un Oriental, ne diffèrent guère. Cependant l'uniformité est en réalité beaucoup plus grande d'un côté que de l'autre. Tous les Chinois se coiffent de même depuis que les Mandchous leur ont imposé la tresse et le crâne à demi rasé. Notons en passant que ce mode de coiffure est très heureux et contribue à dégager et à éclairer une physionomie souvent lourde et bestiale. Notons aussi que le cheveu chinois, quatre fois plus gros que celui de l'Européen, n'est pas en réalité noir, mais rougeâtre, sa couleur d'ébène n'est que l'effet de son lustre. Tous les Chinois s'habillent de même, sauf le plus ou moins de richesse de l'étoffe. Aucun Chinois ne porte de barbe jusqu'à quarante ans. La teinte de l'œil est toujours brune et ne s'éloigne jamais des deux ou trois premiers numéros du tableau de M. Bertillon. Le nez n'a pas la variété de formes que l'on trouve en Occident et ne comporte guère que deux ou trois patrons. La bouche presque toujours bordée de grosses lèvres ne fournit pas non plus au signalement un trait bien délicatement distinctif. Enfin la peau épaisse et sans couleur reçoit beaucoup moins facilement la marque des émotions et des pensées. (Un Chinois ne rougit que sous l'influence du vin de Bordeaux, qu'il ne peut supporter). En somme, le type que l'échantillon soit prélevé au Sud ou au Nord, présente plutôt des différences de masse et de surface que des variétés de construction bien sensibles. Le Chinois du Nord est plus grand et plus lourd, il a la face plus large et plus camuse, les pommettes plus saillantes, la mâchoire plus avancée, et se rapproche parfois d'une manière surprenante du type Chamitique (qui dans la préhistoire ne semble pas avoir été confiné à l'Afrique et auquel appartient certainement l'effigie traditionnelle du Bouddha). Le Chinois du Sud est plus fin, d'aspect plus délié, le nez est mieux dessiné, le teint plus clair. Mais chez tous la figure est construite par surfaces courbes, et jamais par plans et par arêtes comme il arrive souvent en Europe, l'oeil est proéminent en sorte qu'il s'inscrit souvent en relief sur le profil, les attaches sont délicates, les extrémités petites, le corps dégarni de poils est toujours d'apparence plus enveloppée et le système musculaire, n'a jamais de relief et de saillie comme chez nos travailleurs. Bien entendu beaucoup de traits personnels, peu sensibles pour nous, n'échappent pas aux indigènes. La physiognomonie en Chine est depuis longtemps en honneur, et dans toutes les foires, sur les ponts, aux portes des grandes villes, on trouve toujours quelque praticien ayant pour enseigne le dessin d'une face humaine divisée en compartiments, qui est prêt à prendre mesure de votre destinée sur les lignes de votre moule. On attache dans les affaires beaucoup d'importance à l'aspect des gens qui traitent avec vous. J'ai connu un ingénieur qui s'est fait mal voir parce que la peau mince et pâle de son front annonçait, au dire des connaisseurs, peu de chance. Enfin pour achever ce portrait physique du fils de Han, il faut insister sur ce fait maintes fois signalé que son système nerveux n'est pas réglé comme le nôtre, son voltage n'est pas le même. Je ne veux pas parler seulement de son indifférence relative à la douleur. On dira peut-être qu'elle résulte des conditions de vie extrêmement dures que les gens du peuple sont habitués à supporter. Un médecin me disait que les coulis de Tientsin « réagissent comme les animaux ». J'ai vu les émigrants de Mandchourie qu'on transportait par trains entiers au plus dur de l'hiver par des froids de 20 degrés dans des wagons découverts, où pressés l'un contre l'autre ils restaient parfois vingt-quatre heures sans pouvoir s'asseoir. D'autre part la classe des boys, des commerçants et des lettrés, sans aucun ressort, supporte moins la fatigue que les Européens. D'une manière générale on peut dire que l'excitation sensorielle sur le Chinois produit une réaction beaucoup moins rapide que la nôtre. Le Chinois se développe plus lentement, pense, apprend, agit plus lentement que l'Européen. Il lui est beaucoup plus facile qu'à nous de rester à l'état d'indifférence et d'inertie. D'autre part je ne sais si on a jamais parlé de cette étrange hystérie, de ce détraquement soudain des nerfs qui lui sont communs avec tous ses congénères de la race jaune. Un Malais par exemple est saisi tout à coup comme d'un accès de folie. Il s'empare d'un couteau et frappe tout ce qu'il rencontre à droite et à gauche. Dans la langue du pays on dit qu'il est devenu amok (he has run amok). Cet étrange délire se rencontre aussi chez les Chinois : les affreuses grimaces, les convulsions dont leurs dieux peints et sculptés ou leurs acteurs nous donnent la représentation, sont des images empruntées à la réalité journalière. La rapidité avec laquelle votre interlocuteur se décompose, passe d'un calme presque bovin aux convulsions de la rage, est semblable à l'écroulement soudain d'une muraille. De temps en temps dans le silence d'un quartier paisible on entend un solo ou un duo de cris épouvantables, déchirants; il semble que leur auteur résolu à atteindre les limites du son, se déracine pour ainsi dire le souffle, exprime si complètement le contenu de son soufflet intérieur que, c'en est fait! il ne lui restera plus le moyen d'en distendre à nouveau les parois! C'est simplement deux commères qui se disputent, une femme qui a son accès de tchi [Comparez les feminei ululatus de la littérature classique], qui se délivre, suivant l'expression populaire de sa ventrée de tchi. Les individus les plus calmes ne sont pas exempts de cette frénésie. Elle est souvent épidémique et sert à expliquer des convulsions populaires comme celles des Boxers. Aussi trouve-t-on chez les Chinois un grand nombre de sujets médianimiques, et tous les phénomènes spirites, notamment ceux de l'écriture par la « planchette » lui sont connus depuis des siècles. Au point de vue de la force physique et du rendement en travail, la valeur du Chinois est sensiblement inférieure à celle de l'Européen. J'ai recueilli à ce sujet le témoignage unanime des employeurs dans les industries les plus diverses. Cette infériorité varie de dix fois pour les mineurs de charbonnages et ouvriers de filatures jusqu'à trois et quatre fois pour certains ouvriers cantonais de constructions mécaniques. Evidemment l'absence d'expérience, l'insuffisance d'alimentation, la division moindre du travail sont pour beaucoup dans cette médiocrité du rendement, mais ne suffisent pas à l'expliquer. Il faut ajouter que les heures de travail ne sont pas limitées comme en Europe et qu'il n'y a pas de jours de chômage, à l'exception des quinze jours du commencement de l'année, et de quelques jours pour les fêtes du Dragon et en automne. Le Chinois reste plus longtemps à son travail, mais il flâne bien davantage, il dort, il bavarde avec les camarades, il boit une tasse d'eau chaude, il fume une petite pipe; il est bien rarement capable de donner un grand coup de collier. Ces traits physiques précisés, nous pouvons maintenant essayer de placer quelques touches d'une espèce de portrait moral ou du moins d'en éclairer les plans principaux. Les observations générales faites au cours des chapitres qui précèdent nous donnent déjà une indication capitale : le Chinois n'est jamais un individu isolé, il est toujours le représentant d'une collectivité. De là son absence d'initiative, sa circonspection, sa lenteur, sa timidité, parfois sa mauvaise foi. Il n'est pas libre de ses mouvements, et, pour reprendre l'image employée antérieurement, toute traction exercée sur l'une des tiges intéresse la touffe entière jusqu'aux derniers filaments de ses racines entre-mêlées. Cette remarque va nous aider à comprendre la démesurée, l'incomparable vanité, l'inexpugnable orgueil, l'amour-propre exaspéré, qui forme peut-être le trait le plus général et le plus marquant du caractère chinois : si froid et si calculateur qu'il soit dans la vie ordinaire, si peu disposé à sacrifier le côté pratique à des considérations d'ordre sentimental, le Chinois n'hésitera jamais à faire passer les questions d'amour-propre avant toutes les autres, au détriment de ses intérêts les plus urgents et les plus chers. C'est là pour l'Européen inexpérimenté un sujet d'étonnement continuel, c'est la cause la plus fréquente d'aberration dans les tractations qu'il conduit avec les indigènes, c'est l'écueil occulte de beaucoup de projets et d'entreprises. C'est aussi la grande raison qui s'oppose en Chine à tout progrès sérieux. Jamais le Chinois n'avouera, jamais il ne s'avouera à lui-même sincèrement une faute, une erreur, une infériorité quelconque; pris sur le fait, il trouvera toujours pour se dénier quelque subterfuge misérable; jamais il ne s'humiliera, jamais il ne consentira dans le domaine intellectuel ou moral à faire table rase de l'édifice artificiel élevé par sa vanité, jamais il ne se prêtera sincèrement à la critique. Il est de ce côté comme de bien d'autres impénétrable, irréductible et incompressible. Quelle est la raison chez lui d'une vanité si solide et si coriace? Evidemment on peut dire d'abord qu'il est fait comme ça et c'est peut-être la meilleure explication. Mais là encore nous retrouvons sur l'individu la prise de cette collectivité à laquelle il appartient. L'individu n'est jamais seul, il n'agit jamais, il ne parle jamais pour lui seul, il représente toujours son groupe, il est toujours en représentation, c'est un acteur toujours en scène, un mandataire en état de perpétuelle citation. Il est donc plus important pour lui que pour un individu isolé de préserver son caractère, de sauver sa face, car il a derrière lui toute une galerie de spectateurs intéressés et peu bienveillants qui lui ont confié leur mise. Une seconde explication réside dans cet instinct de la barrière, de la défensive, que nous avons déjà signalé. Comme il met un mur autour de son village, de son quartier et de sa maison, un écran au-devant de toutes ses portes, le Chinois s'est fait autour de lui-même une espèce d'enceinte artificielle qu'il défend et entretient avec un soin jaloux. Toutes les décorations extérieures qu'il reçoit s'incorporent aussitôt à sa personnalité, prennent un caractère en quelque sorte définitif et immobilisé, elles tiennent à sa peau, elles se fixent sur lui comme l'esprit des ancêtres sur la tablette qui porte leur nom, elles l'accompagnent au-delà du tombeau. Le personnage qu'il fait est pour le Chinois la plus littérale des propriétés à l'égard de laquelle toutes les entreprises sont aussi vivement ressenties que sur sa propriété matérielle. Ajoutez que là-bas chaque homme doit se faire lui-même et ne reçoit que rarement de la naissance, d'un génie exceptionnel ou d'une fortune établie, des avantages qui s'imposent par eux-mêmes. Dès lors toute notion par exemple qu'un étudiant se sera procurée fera partie de son actif, il ne songera jamais à la déserter de lui-même, il la considérera non pas comme un instrument, mais comme une propriété dont la jouissance lui sera d'autant plus chère qu'il l'aura acquise avec plus de peine et de dépenses. Le convaincre d'erreur, c'est le léser dans sa personne et dans ses biens. Aussi presque toujours dans les différentes occasions qui peuvent mettre les Chinois aux prises, les adversaires les plus acharnés ont bien soin de laisser à leur opposant une porte de sortie : cela s'appelle sauver l'échelle. Ce principe s'appliquait autrefois également dans l'art de la guerre. Quand les Chinois eurent affaire aux armes des Européens, ils s'indignèrent fort que ceux-ci s'efforçassent de leur couper la retraite. Dans les arbitrages et arrangements qui terminent les procès on s'arrange toujours pour que la partie perdante obtienne quelques menues satisfactions de forme. De même dans une discussion l'objet n'est pas tellement d'attaquer l'adversaire de front, de l'évincer de vive force de la position qu'il occupe, que de lui montrer qu'elle est intenable. C'est ce qu'indiqué le caractère yim, employé aujourd'hui dans le sens de cause, raison, argument, qui montre un homme enfermé dans un cercle. De même un procédé très fréquent et fort irritant pour les Européens, consiste à substituer à l'affirmation la négation de toutes les alternatives. « Ce n'est pas telle chose, ce n'est pas telle autre, ni cette troisième, ni cette quatrième... —Alors c'est donc celle-ci? — C'est vous qui l'avez dit! » Après l'orgueil le sentiment le plus fort au cœur du Chinois est l'amour du gain. La main-d'œuvre qu'il applique à ses biens n'est pas celle de l'agriculteur, mais celle du maraîcher, dont la terre incessamment ameublée, amendée, arrosée, produit chaque an huit ou dix récoltes différentes. Il est impitoyable au sol et à l'argent. Il est trop pauvre lui-même pour laisser jamais reposer l'un ou l'autre. Il est par excellence l'exploiteur à outrance et l'usurier à la petite semaine. Les considérations d'ordre général, les vues de longue portée, lui sont absolument étrangères. Il démolira un pont pour se faire une brouette, il fera sauter une chaudière pour économiser quelques dollars de réparation. C'est le rongeur et le dévastateur par excellence. Sous l'hémisphère de fonte mince dans laquelle il fait cuire son riz, par la gueule insatiable de son fourneau de terre, ont passé toutes les forêts de la Chine. Il arrache jusqu'aux broussailles, jusqu'aux racines, jusqu'à l'herbe, il ratisse les feuilles mortes, il dérobe chaque jour quelques copeaux aux arbres que les rites religieux obligent de laisser debout. Tout a une valeur pour lui. On m'a raconté que dans certaines mines les ouvriers grattaient quelques parcelles de l'amorce de cuivre destinée à faire détonner la dynamite. Les explosions qui se produisaient n'empêchaient nullement les survivants de continuer le lendemain leurs pratiques. Les voies de chemin de fer sont l'objet de pillages continuels; au risque des accidents les plus graves on dévisse les rails, on enlève les tirefonds, les éclisses, les boulons, les aiguilles, les fils de signaux. Ce rongeur qui s'attaque au fer et au cuivre ne laisse pas naturellement les métaux précieux intacts. Dans certaines régions jamais une pièce d'argent ne passe d'une caisse à l'autre sans que, sous prétexte de contrôle, on lui inflige un poinçon qui en détache quelques parcelles. Les dollars du Sud sont couverts de ces petits trous tout pareils à des empreintes de dents de rats qui à force d'en affirmer la valeur finissent par la faire disparaître. Des changes multipliés prélèvent une part supplémentaire sur tous les transports et mouvements de numéraire. L'usure naturellement sévit partout et s'élève parfois à des taux extravagants, 8 ou 10 % par mois. L'argent liquide a une telle valeur que certains marchands achètent à crédit des marchandises qu'ils revendent aussitôt à perte pour se procurer des fonds qu'ils prêtent aussitôt. Le Chinois estime tout, il connaît le prix de tout. On dit que le temps n'existe pas pour lui, ce n'est pas exact, mais il en connaît le prix au juste et ne veut pas payer plus cher qu'ils ne valent les rabais qu'il peut obtenir. Sur un des premiers chemins de fer construits en Chine la ligne entre deux stations formait une courbe presque fermée. A la première station tous les voyageurs descendaient, louaient des brouettes et allaient rejoindre le train à la seconde. Le Chinois, dans les métiers traditionnels qu'il exerce, ceux du moins qui comportent la perfection de l'instinct plutôt que celle de l'intelligence, atteint une excellence relative. Mais il est avant tout un « gaigneur », un marchand [On peut voir un indice de cet instinct mercanti dans la forme des interrogations en Chinois qui consiste en une affirmation aussitôt suivie de la négation : Tu as — tu n'as pas — tu es — tu n'es pas — comme un marchand qui offre les divers objets placés sur son éventaire, en laissant le choix.] qui cherche toujours à donner le moins possible pour le plus possible. Si pour gagner, il faut travailler, il travaillera, mais s'il peut vivre sans travailler ou en travaillant moins il fera de son mieux pour remplir cet idéal. Aussi la plupart des coulis qui partent pour l'étranger, comme travailleurs manuels se transforment-ils au bout de peu de temps en usuriers, en boutiquiers et en mercantis. Plus qu'un ouvrier il est marchand, plus que marchand, il est spéculateur et joueur effréné. Cet amour du jeu est, d'ailleurs favorisé par l'absence de l'épargne et de l'instinct d'épargne. Cette vertu a trouvé jusqu'ici en Chine un terrain où elle pouvait malaisément se développer. L'individu est trop pauvre, il est trop entouré de pillards faméliques, surveillé par un gouvernement trop avide, trop peu assuré de la sécurité de ses placements. Il n'y a pas de rentiers en Chine, il n'y a que des chercheurs d'affaires à la recherche de la Fortune. Il n'y a pas de fils de Han que la passion des Affaires ne tienne aux entrailles. Un évêque me disait que le plus difficile pour ses prêtres indigènes était de les garantir de la tentation des expéditions et aventures financières. L'argent gagné est d'ailleurs en général libéralement dépensé et pourrait difficilement être économisé. Le Chinois a d'ailleurs peu de besoins et se contente du confort le plus rudimentaire. L'idée du bonheur parfait est exprimée par un idéogramme représentant un toit sous lequel fume une marmite. Quelques pavillons branlants composent son domaine, quelques vêtements de soie, quelques bibelots de luxe, et malgré les apparences la différence du plus riche au plus pauvre est beaucoup moins grande là-bas qu'en Europe. Vivant au milieu d'horizons restreints, parmi des circonstances qui ne varient guère, le Chinois a peu d'aptitude pour l'abstrait et le général. Les mots de son langage sont moins des idées que des signes, des symboles, des rébus, moins des expressions que des allusions. C'est là la principale origine de cette « intellectual turbidity » à laquelle le Rév. Smith consacre dans son livre quelques pages fort divertissantes et fort justes que je regrette de ne pouvoir reproduire d'un bout à l'autre. Le Chinois apporte dans son langage la même nonchalance, la même indifférence que dans la vie pratique, le même goût de l'a peu près, du « chapouto ». Avec ses noms qui n'ont ni genre, ni cas, ni nombre, ses verbes qui n'ont ni temps, ni personne, ses mots qui fuient de tous côtés comme les vieux seaux dont se servent ses ménagères, il lui suffit que le sens le plus commun et le plus nécessaire parvienne à l'esprit de son interlocuteur; dès qu'il a passé par trois ou quatre bouches il n'en reste plus grand chose. D'autre part la lenteur d'accommodation de ses organes de perception l'oblige à un effort pour se prêter aux notions les plus simples. Enfin il manque de perspective, et, comme le dit Smith, tout est pour lui sur le même plan et fait partie du même ensemble, la mouche sur la vitre et le paysage qui est par derrière. Enfin si l’on veut faire le tableau le plus complet des infériorités du Chinois, on est bien obligé de ne pas omettre la plus grave, qui est son manque de courage militaire. C'est là un trait qui a été souvent contesté bien qu'il ne soit guère discutable. Marco-Polo l'attribue déjà aux habitants du Manzi (le pays des Man, le Sud de la Chine). « Mes si sachiez qu'il n'estoit homes valianz d'armes... ni n'estaient costumes de batailles ni d'armes ni des hostes, pour ce que cette province don Manzi est moût fortis-sime lieu... car toutes les cités sont environées d'eau large et profonde,. et que je vorz die que si les jons fais sont esté homes d'armes, jamès ne l'ussent perdue. Mais par se che ils n'estoient valianz ou costumés d'armes, la perdirent-ils. » Le Chinois manque essentiellement de dévouement à une idée supérieure, ou, plus simplement de ces réactions violentes que produit, chez les Européens, le sentiment du danger [Cf. Marbot : « Le danger ne produit pas la peur, mais le désir de détruire la cause du danger. » Christine de Suède : « Nous autres sommes ainsi faits que nous trouvons qu'il y a moins de difficulté à étrangler les gens qu'à les craindre. ».] Il n'a ni la joie de se battre, la plus grande que puisse éprouver chez nous un homme normal et sain, ni celle de donner enfin tout son plein d'énergie, ni le désir de vaincre. Il est capable de tenir derrière des retranchements, mais jamais sans y être forcé il n'attaquera à découvert, jamais il ne donnera dans le sens superbe que possède ce mot en français. Ce qui a pu donner parfois le change sur ce « manque de cœur », c'est l'impassibilité de l'homme jaune devant la mort. Mais, comme le dit avec profondeur l'écrivain anglais Chesterton, le vrai courage n'est pas le mépris de la vie, c'est le mépris de la mort. L'Oriental est toujours prêt à accepter, à « rapetisser son cœur » [Cependant cette expression célèbre signifie surtout faire attention. Siao sin. crient les bateliers, « rétrécis ton esprit, prends garde ».] et là où il ne peut suffisamment se rapetisser, plutôt que de lutter, il disparaît, il se tue. Je crains d'avoir donné jusqu'ici une peinture trop peu aimable de mon sujet et qui ne lui fait pas justice. Il est temps d'en mettre en lumière les bons côtés. Le Chinois de toutes les classes, à l'exception des étudiants qui ont reçu l'éducation protestante ou européenne, est toujours parfaitement poli et bien élevé, (malgré certaines pratiques étrangères à nos usages, comme de cracher par terre, d'éructer avec bruit, ou de chercher rêveusement, tout en causant, sa vermine.) Beaucoup ont des manières charmantes, vraiment nobles, et dont nous n'avons plus l'habitude en Europe. Contrairement aux idées reçues, le Chinois n'est pas ingrat et ressent vivement les bons offices. Il est aimable convive et comprend la plaisanterie; on peut causer avec lui, tandis qu'on ne peut pas le faire avec un Japonais qui a toujours l'air de se méfier et qui ne fait que rire nerveusement et réprimer la tentation qu'il a de se frotter les genoux. Il est ingénieux et débrouillard : il fera du pain dans un bidon à pétrole, du café dans une chaussette, du beurre dans une bouteille, et une omelette, je crois, dans le seul air atmosphérique. Ses outils primitifs sont des merveilles d'adaptation : la godille de Shanghaï, la brouette à roue centrale, la charrette du nord, le fourneau de cuisine, sont des instruments, j'allais dire des organes, aussi admirables que la patte du castor et l'œil de l'oiseau. Son honnêteté en affaires a été longtemps proverbiale et il est rare dans les pays qui ne sont pas trop européanisés d'avoir à se plaindre de vols domestiques. Le plus pauvre a l'air gai et content de son sort. La demière image que j'aie rapportée de Chine est celle de deux bateliers sur une vieille barque à demi pourrie qui servait à transporter l'engrais Humain; l'un soufflait dans un flageolet, l'autre pour l'accompagner tapait en mesure sur une tasse avec un petit bâton. Hommes vraiment libres! C'était le soir, ils avaient mangé, ils allaient dormir tout à l'heure, et rien ne semblait manquer à leur félicité. L'opium ne provoque jamais de spectacles honteux et dégoûtants comme ceux auxquels l'alcool donne lieu en Europe. Le paysan Chinois, surtout celui du Nord, est le plus souvent un homme humble et excellent, qui mérite de tous points les éloges que les missionnaire? lui décernent. Il est rare que l'impression qu'un Européen rapporte d'un long séjour parmi les Chinois ne soit pas celle de l'estime et d'une sympathie affectueuse. Je terminerai ce chapitre comme le précédent par une citation de l'excellent livre de Parker. Les lignes qui suivent pourraient avoir pour titre : Ce que tout Chinois sait de naissance et ce qu'il ne saura jamais : « Tout Chinois sait l'heure sans montre, il sait quand la nécessité se présente, acheter, préparer et cuire sa nourriture, laver, raccommoder et, au besoin, confectionner ses vêtements; juger du temps; cultiver; porter un bambou et des fardeaux; indiquer le nord; en bateau se servir de la gaffe et de la voile; attraper des poissons ; seller un cheval; il sait comment s'y prendre avec toute espèce d'animaux, quadrupèdes, volatiles ou reptiles; aller à de longues distances à pied ou à cheval; dormir n'importe où et à n'importe quelle heure; ne prendre aucun exercice que ce soit pour aussi longtemps que l'on voudra; rester sans rien faire; gagner la bonne grâce des femmes, de quelque nationalité qu'elles soient (si elles s'y prêtent); manger n'importe quoi; aller partout. « Ce qu'un Chinois ne sait pas faire, le voici : se raser et se coiffer lui-même, guérir ses propres maladies, se garder de la vermine, se battre, conduire un bateau à vapeur, garder la discipline militaire ou navale, être honnête avec l'argent déposé, dire la vérité, être ponctuel, avoir du nerf en cas de danger soudain, manger du fromage, servir un maître féminin. » |
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4 | 1948.3 |
Claudel, Paul. Sous le signe du dragon [ID D3550]. (3) CHAPITRE IV LA RELIGION La religion : Ce singulier surprendra sans doute quelques lecteurs habitués à entendre parler des trois cultes chinois : Confucéisme, Taoïsme et Bouddhisme. Mais cette division est factice et incomplète. Factice en ce qu'elle laisse croire à l'existence de doctrines isolées, exclusives et concurrentes; incomplète en ce qu'elle néglige des faits religieux d'une importance capitale, par exemple, les Cérémonies Impériales, les dieux, la divination, etc. D'autre part j'emploie le mot de religion faute d'un meilleur et ne lui donne pas ici le sens étroit et précis que le lecteur européen est porté plus ou moins consciemment à lui attribuer. Ce mot en effet signifie pour nous le code réglé jusque dans ses détails des rapports qui relient l'homme à une Divinité personnelle, qui le relient et qui l'obligent, comme dans un certain sens ils obligent la Divinité elle-même. Vu de ce jour, le christianisme, et les deux doctrines qui s'y rattachent, islamisme et judaïsme, serait seul une religion. J'emploie cependant ce terme, en lui donnant une valeur purement conventionnelle, en lui faisant désigner tout le département des choses transcendantes, toute prise exercée sur l'âme et sur la volonté par une réalité admise en dehors de l'actuel et du concret. De ce point de vue la Chine offre à l'observateur un spectacle d'un intérêt peut-être sans égal. Tout l'ensemble de traditions, de spéculations et d'imaginations qui constituait le système religieux de l'Antiquité classique, le paganisme, nous le retrouvons en Chine agissant et vivant : nous devenons les contemporains du passé, des gens pensent autour de nous à peu près comme pensaient le vieux Caton et la matrone de Juvénal. En Chine comme dans l'Empire romain, et à la différence de l'Inde, aucune des doctrines élaborées par l'esprit religieux n'a pris avec le temps de force suffisante pour évincer les autres; toutes se sont ensemble combinées tant bien que mal en une sorte de syncrétisme, aussi intéressant que ces sites naturels qui sont l'œuvre de forces diverses et contraires. En Chine comme partout le paganisme populaire est en fait dominé par deux préoccupations au-dessus et au-dessous de tout : le culte des ancêtres et la croyance aux Génies (les daimônes grecs), ces volontés extérieures à l'homme à qui son imagination attribue un habitat et des pouvoirs plus ou moins arbitraires. Je sais bien que la plupart du temps on voit dans les cultes idolâtriques une manière de symboliser les forces et les drames de la nature. J'ignore le fond de réalité sur lequel cette théorie peut s'appuyer dans d'autres pays, quoique je sois à ce sujet assez sceptique. Cette mythologie raisonnable et plate inventée par des hommes de cabinet me semble bien étrangère aux inexplicables fantaisies de l'âme populaire. Il existe à Pékin un temple de la Lune et du Soleil, ceux qui sont consacrés aux dieux du vent, du tonnerre etc., à l'étoile du nord, abondent. Dans certaines régions il existe un jour de naissance du soleil, que l'on célèbre en faisant par quelques pas sur la route au matin et au soir le simulacre de le précéder et de le suivre. Dans tout cela il y a plus de poésie que de religion, l'instinct naturel de représenter les objets qui nous frappent le plus vivement. Les phénomènes célestes ont toujours été employés dans les comparaisons hyperboliques. Encore aujourd'hui on parle du Roi-Soleil et d'une étoile de café-concert. Les sculpteurs ont fait le portrait en pierre solide de l'Architecture, du Suffrage Universel et de la Gravure en taille douce, et nous connaissons tous cette vignette de la Justice qui rayonne sur le papier timbré. Il est tout simple de passer de temps en temps du nom commun au nom propre et à la majuscule. D'autre part ces vagues personnifications satisfont à ce besoin général d'interpellation qui réside dans le cœur de l'homme, elles lui permettent de parler à ce qui l'entoure et de répondre à ces intentions bienveillantes ou hostiles dont il sent que les choses autour de lui sont obscurément animées. Nous diviserons ce chapitre en trois parties. Dans la première nous parlerons de la Chine surnaturelle et du personnel qui la peuple; dans la seconde de l'idée générale que les Chinois se font de l'univers et de l'homme; dans la troisième enfin de la religion proprement dite et des rapports et des sanctions qui relient entre eux ces deux mondes. I. Le culte primordial de la Chine, celui dont les documents les plus anciens portent témoignage, et dont le rite essentiel depuis bien des siècles est réservé au seul Empereur, a pour objet le Ciel (Tieon). Par ce mot il semble bien qu'il ne faille pas entendre ou qu'il ne faille entendre qu'à titre accessoire, le ciel matériel, la Voûte azurée. C'est une espèce de métonymie qui signifie l'habitant par l'habitation. Le Ciel est l'Être Supérieur, « le Sublime Ciel », « le Sublime Souverain » (Shang Ti). Cette interprétation est celle de tous les textes traditionnels. Elle a été affirmée une dernière fois de la manière la plus positive par l'Empereur Kang hsi lui-même au moment de la dispute des Jésuites et des Dominicains et de l'enquête du Cardinal de Tournon. « Le Ciel donne, conserve ou ravit l'existence. Il est l'auteur de toutes les relations, de toutes les lois. Il considère les hommes et les juge. Il récompense ou punit selon le mérite et le démérite. De lui viennent la disette et l'abondance, l'adversité et la prospérité. Le Ciel prédestine à longue échéance et prépare son élu pendant des siècles [Wieger, Textes philosophiques]. » C'est plus tard seulement que la Terre fut associée au ciel comme elle l'est encore aujourd'hui dans les Cérémonies Impériales; l'Empereur est le pôle et le souverain de l'une comme Shangti est le maître de l'autre. Les idoles, d'ailleurs assez rares, qui représentent la copulation du Ciel et de la Terre sont de date relativement moderne et d'origine vraisemblablement étrangère. Le culte du Ciel n'est d'ailleurs pas absolument réservé au souverain. Dans bien des villes, dans bien des demeures privées, existe une esplanade sur laquelle on vient de temps en temps accomplir les salutations antiques. Le Dieu dont on trouve le nom le plus souvent dans la bouche du peuple, bien qu'il n'ait sa représentation nulle part, est le « Tien laojen », le Vieillard du Ciel; sans qu'on sache au juste ce que les gens entendent par ce personnage.Cette idée du Ciel comme siège du pouvoir souverain est d'ailleurs tellement naturelle qu'on la trouve dans toutes les religions : Le Ciel est supérieur à tout, il domine tout, il voit tout, manifeste et pénètre tout, vivifie tout. Ce qui est spécial à la Chine, c'est que ce culte soit resté dégagé de toute idolâtrie, c'est le rôle de l'Empereur, souverain et prêtre, mandataire du Ciel et lui sacrifiant au nom de toute la Terre à laquelle il est préposé. Ces Cérémonies Impériales, dont je ne veux pas refaire ici la description maintes fois donnée [La meilleure est celle d’Etkins : Religion in China] sont d'une imposante grandeur. Le Temple du Ciel au milieu de sa forêt de cyprès, avec sa triple toiture bleue, est un admirable monument qui domine tout l'Empire, tel que le vieux culte « pur-et-auguste » au milieu de l'amas informe des superstitions. Le culte du Ciel est aussi ancien que la Chine, mais le culte des Morts est aussi ancien que l'Humanité. L'instinct obstiné de la race, parlant plus haut que le sens individuel, s'est toujours refusé à accepter que, quel que fût le destin ultérieur du souffle étrange qui l'animait, rien ne restât tant que le corps restait. Le soin minutieux de l'Egypte à ensiler son peuple funèbre est l'exemple classique de cette obscure piété, qui a pris toutes les formes. L'incinération même semble bien n'avoir été d'abord que l'expédient désespéré de peuplades mouvantes et menacées pour garder leurs morts avec elles : L'existence de cette pratique en Chine, signalée par Marco-Polo, semble n'avoir été que de courte durée. En dehors des raisons puissantes d'affection et de sentiment, d'autres encore intéressaient l'humanité primitive à la conservation de ces reliques. Le nom gravé sur la pierre irrécusable d'un tombeau était le fondement de l'état civil et la source du droit. La piété envers un mort commun était le lien du clan et de la tribu; tous les vivants se sentaient ensemble attachés à ce patriarche souterrain. Le tombeau par sa nature profond, immobilier et permanent, fixait en quelque sorte le sol, lui donnait, suivant l'expression chinoise, une « racine », le rendait susceptible de nom et de propriété. Enfin la mort, dépouillant l'homme de son caractère fragile et passager, le soustrayait au temps et lui conférait désormais la dignité des choses éternelles et immuables. Presque tous les dieux sont sortis de la tombe, et le mythe, j'en suis persuadé, n'a eu qu'une bien faible part aux accoutrements que l'imagination s'est plu à leur donner. La représentation religieuse assez fréquente des organes génitaux de l'homme et de la femme a peut-être même un caractère plus naïf qu'obscène et veut-elle simplement marquer, comme la circoncision juive le caractère sacré de l'origine. Dans tout l'Extrême-Orient le culte rendu au mort s'adresse à son double vestige, le nom et le tombeau. Le Nom a en Chine une importance spéciale, lui aussi est une racine, entre toutes prolifique. Quatre cents syllabes au plus, voilà à quoi se rattachent les quatre cent millions d'êtres humains qui remplissent l'orbe jaune. Des morts aux vivants le nom reste commun, et du disparu même il est ce qui reste prononçable, ce qui lui permet d'être appelé, invoqué, évoqué. Sa représentation graphique sur la tablette n'est pas seulement un mot, un chiffre conventionnel, c'est une présence abrégée, un véritable individu scriptural, donnant de lui-même énonciation et impulsion à l'esprit qui le répète. Comme le nom qu'il porte, le Chinois honore solennellement les os qui sont sa propre fondation. C'est une grande affaire pour lui que l'ensevelissement d'un père et le provignage nouveau du sarment au soin de la terre ancestrale. Le choix de la sépulture forme tout un art auquel président des rites anciens et compliqués. Avant que le lieu favorable ne soit trouvé, le défunt dans le grand cercueil laqué d'épaisses planches demeure souvent plusieurs mois, parfois des années entières, dans la salle principale de la maison ou dans un champ voisin. Toute une classe de praticiens, les géodésiens, armés de bizarres boussoles, n'a d'autre métier que de chercher pour le corps un emplacement auspicieux. On estime que la position du gisant a pour effet d'orienter la fortune et que la plantation en un site bien choisi ressort pour les survivants en fruits de bénédiction. Cette conviction est si forte que des ensevelissements frauduleux et furtifs se font au détriment des occxipants légitimes dans les lieux considérés comme fastes. Dans le Nord on se contente pour la tombe d'une calotte de terre hémisphérique assez semblable aux gâteaux de sable moulé que font les enfants avec un bol : les plus riches enclosent d'un mur ces taupinières. Dans le Sud et partout où le terrain inutilisé des montagnes le permet, les tombeaux largement et curieusement aménagés et recouverts d'une espèce de ciment, présentent toute une disposition souvent fort harmonieuse et pittoresque d'autels, d'escaliers, de balustrades et déterrasses. Mais, partout, que ce soit la touffe des roseaux divinatoires ou trois pins plaintifs, ou la grande forêt de saules et de peupliers des sépultures impériales, le Chinois veut qu'il y ait au-dessus de ses morts le bruit d'un feuillage ému et du vent qui passe. En Chine comme chez les peuplades antiques, autant le culte du reste humain, de la dépouille mortelle, présente un caractère profondément sincère, réel et poignant, autant la croyance à une survivance quelconque est générale, autant les petits romans composés pour remplir le vide et rendre compte de ce que peuvent être cette survivance et les occupations d'une âme détachée, sont-ils vagues et faiblement inventés. Le tableau que l'on se fait en général d'une vie ultérieure est celui d'un monde qui reproduit celui-ci pour ainsi dire en blanc et en creux, avec son empereur, ses campagnes, ses cités, ses tribunaux et ses fonctionnaires. Le bouddhisme doit une part de son succès à l'idée poétique introduite par lui de la métempsycose, dont nous dirons quelques mots tout à l'heure. Entre ces deux Chines les frontières demeurent incertaines et mal fixées, et le folklore abonde en histoires d'aventuriers qui les ont outrepassées. C'est un mandarin résolu qui se fait descendre par une corde au fond d'un puits abandonné. C'est un cavalier surpris et emporté par un tourbillon de vent jaune (le jaune est la couleur fantastique en Chine, comme est le blanc dans la plupart des autres pays). C'est un voyageur égaré dans un pays sauvage, qui, dans le brouillard, lit tout à coup sur une stèle ruinée cette inscription presque éteinte : « Limite des Deux Mondes. » Et les morts de leur côté n'ont pas moins de facilité à revenir se mêler aux vivants. Les légendes sont pleines d'histoires de succubes et de vampires, de cheuns (esprits désincarnés) qui hantent les lieux solitaires et jouent des tours aux passants. Quant aux cérémonies du culte funéraire elles ne varient guère sur tout le territoire de l'Empire : quelques prostrations, quelques lamentations aux époques prescrites, quelques visites solennelles affirmées par une carte, un petit monde de papier découpé qu'on brûle [Aux funérailles du dernier roi de Siamun riche marchand chinois a offert pour une valeur de cent mille francs de ces figures ou silhouettes qui un moment font la même ombre que les choses réelles] pour accompagner le défunt insubstantiel, une monnaie illusoire jetée au vent pour égarer les esprits de cupidité qui s'attachent à lui, un bâton d'encens qui se consume, un peu de vin et de nourriture que l'on partage avec l'ombre, comme nous offrons nos fleurs... A la différence de ce qui existe pour l'Inde, pour l'Egypte, pour l'Europe et pour l'Asie Occidentale, la grande mythologie, les amples légendes, complexes et profondes, n'existent pas en Chine. Les histoires du Chouking, les exploits des anciens Empereurs ne sont jamais sortis des livrer et n'ont jamais eu d'action bien évidente sur l'imagination populaire. Les dieux, presque tous de même fort modestes, ont poussé, en quelque sorte en Chine au petit bonheur, au hasard des lieux et des doctrines. Ici comme partout, c'est naturellement la tombe où les habitants du Panthéon sont venus pour la plupart se recruter. Ici, comme chez tous les peuples antiques, la différence qui sépare le mort du dieu n'a guère été autre que celle qui, vivants, séparait l'homme public du citoyen. L'opuscule de Maspero « Comment on devient dieu » est aussi vrai sur les bords du Yang tsé que sur ceux du Nil. Il suffit de quelques heures passées dans une grande ville de Chine pour y trouver des temples élevés à la mémoire de Li Hung Tchang, de Tseng Kouofan et d'autres fonctionnaires célèbres, promus aux honneurs de la divinité et du culte domestique à un culte général. Naturellement la chance joue un grand rôle dans la carrière d'un dieu comme dans celle d'un simple mortel. La plus brillante a été celle du dieu de la guerre, Koanti, ancien général d'une dynastie du VIIe siècle, dont on trouve encore aujourd'hui l'image dans toutes les pagodes. De même l'étrange Tumo et la populaire Kwanggin, déesse de la merci et de la mer, qu'on représente vidant sur la terre l'étroite fiole de sa miséricorde, ont vraisemblablement une origine historique. D'autres, comme le dieu du tonnerre, avec son bec de perroquet et son marteau, semblent être sortis tout entiers de l'imagination populaire. N'oublions pas le dieu de la cuisine, qui chaque année doit rendre compte à la cour céleste de la conduite de la famille qui lui est conférée, et dont on a soin, au moment où le terme fatal expire, d'enduire astucieusement les lèvres de mélasse. Les Chinois, comme les anciens et comme les Hindous, croient à la présence réelle de la divinité dans l'effigie qui la représente : Cette espèce d'incarnation appelée k'ai kan (ouverture des yeux) est censée avoir lieu au moment où l'on peint les yeux de l'idole. Quand on répare un temple, on colle sur les yeux du dieu un morceau de papier rouge pour lui épargner le spectacle du désordre et de la saleté environnants. Enfin les trois grandes doctrines chinoises ont ajouté chacune quelques figures à ce panthéon incohérent : Le Tao, Laotzea lui-même, devenu le dieu de la longévité, avec le buffle qui lui sert de monture, son crâne en forme de courge et son bâton tortueux; le Confucéisme son fondateur, seul honoré, comme le Ciel lui-même, d'un sacrifice d'animaux, et dont la tablette hante les prétoires et les écoles; le bouddhisme avec san Amitofou dont le nom constitue la sempiternelle litanie des bonzes, et tout le petit peuple des ermites et des poussahs (boddhisats). [« Le Ciel, Sublime Souverain, Père Auguste, sait par lui-même tout ce qui se passe sur la terre. Mais en règle générale, il fait comme s'il ne savait pas, attend qu'il soit informé par voie administrative, et répond par la même voie, exactement comme fait l'empereur de la Chine. Ses officiers sont, de haut en bas, Koan ti, ministre général; puis les mandarins, gouverneurs, préfets ou sous-préfets, puis le maire de chaque village, appelé guide du lieu, enfin dans chaque famille le génie du foyer. Organisation hiérarchique du monde inférieur (Yin) absolument identique à celle du monde supérieur (Yang). La plupart de ces officiers sont des hommes défunts. Ils sont promus, cassés, sujets à toutes les vicissitudes de carrière de leurs confrères du monde supérieur. On parle parfois de leurs épouses. Le temple est pour les défunts de chaque district ce que le prétoire est pour les vivants du même district. Ces fonctionnaires infernaux ont à leur service des satellites, lesquels ne valent pas plus cher que ceux du monde supérieur », etc. (Wieger, Folklore).] Enfin cette peinture du monde extranaturel ne saurait être complète si elle ne rendait compte de certaines colorations subtiles qu'elle ajoute à celui-ci. Quel promeneur de la campagne chinoise ou des vieux faubourgs solitaires n'a été souvent frappé de l'aspect fantastique que prenaient peu à peu les choses autour de lui, du caractère comme intentionnel du paysage, délicatement accentué par tel détail humain, un pont, une stèle, une pagode, un bouquet d'arbres? C'est cette mystérieuse et mutuelle entente de la nature et de l'homme que les Chinois désignent du nom de « fong shui » (vent — eau, tout ce qui au ciel et sur la terre se meut et va dans un sens). Le Fengshui est donc la science des directions et des courants. C'est une espèce dephysiognomonie de la nature, c'est en quelque sorte l'art de Gall et de Lavater appliqué à un paysage dont il interprète le sens profond et les dispositions latentes. Construire une maison trop haute, détourner telle rivière, mener tout droit tel chemin, ce sont autant de dommages causés à l'édifice permanent de la création, autant de violences faites à ce récipient destiné à recueillir comme une coupe les influences bénéfiques du ciel et de la terre : de ces profanations ne peuvent résulter que des désordres. Ou bien, au contraire, c'est l'homme qui sent le besoin de réparer et de restaurer les arcanes malfaçons de la nature. Tel ce prince de Corée qui, sur le conseil d'un ermite, pour guérir l'infirmité de son royaume souffrant, aux axes disloqués et aux organes mal répartis, comme un médecin habile dans l'art de l'acuponcture, choisit les cent points critiques de ce vaste corps pour y loger des temples et des monastères. Le Dragon aussi, âme circulante et reptile de la vaste Plaine, dont la queue traîne sur tous les fleuves, tandis que la mousson déjà pousse contre les montagnes sa tête flamboyante et cornue, demande à ne pas être dérangé dans ses habitudes [La plupart des Chinois croient à l'existence matérielle et concrète du Dragon. C'est même un point, sur lequel ils sont assez chatouilleux]. Le Chinois comme nous souffre d'avoir autour de lui un monde trop grand et qui n'est à l'échelle ni de son corps ni de son âme. La superstition joue chez lui le rôle à peu près qui est dévolu chez nous aux hypothèses scientifiques. Elle met la nature à notre proportion, elle écarte l'inattendu, elle établit partout des cloisons, des écrans, des portants, des paravents. Dans cette menuiserie fantastique l'homme jaune est passé maître, et les expédients les plus simples et les plus enfantins suffisent à établir autour de lui le cadre et le point de vue qu'il cherche. Tout pour lui prend un sens et une importance. Dans le calendrier chinois les jours fastes et néfastes sont aussi soigneusement spécifiés que dans le pontifical des vieux Romains. Il faut se défier des bêtes souterraines et furtives, renards, blaireaux, rats, serpents, hérissons, qui hantent les vieux temples et les cimetières. [J'ai connu un vice-roi qui fit tuer un renard, antique client de son yamen, et fut frappé quelques jours après d'une attaque d'apoplexie, où chacun vit l'effet d’une juste vengeance.] . Il ne peut faire aucun mal de se mettre en règle à leur égard et de ne pas oublier leurs titres; le tigre par exemple a droit à celui de laoyé. Aux objets inanimés eux-mêmes le temps en les marquant de son empreinte confère une espèce d'individualité suspecte. Par exemple tous les habits sont semblables quand ils sont neufs; mais un vieil habit a pris vraiment une physionomie, il est comme imprégné d'une vie personnelle. « Tout objet antique, dit Wieger, devient avec le temps transcendant, intelligent, animé, parfois bienfaisant, ordinairement malfaisant. Par exemple les stèles, les lions (kilings) et les tortues de pierre s'animent la nuit, revêtent d'autres formes et font des choses inimaginables. Idem tous les objets renfermés dans les tombeaux... Mais il n'en faut pas tant que cela. Une vieille corde, un vieux balai, un vieux soulier, un morceau de bois pourri peut devenir un méi, être transcendant, féroce et homicide. « Pour ne pas parler des figurines des pagodes, des sculptures des ponts, des pièces d'un jeu d'échecs, etc. Il faut absolument briser et brûler ces objets néfastes... Ils répandent alors du sang et une odeur infecte [Wieger, Folklore chinois, introd., XIX]. » II. — De même que l'imagination humaine a toujours cherché à coloniser, pour ainsi dire, ces vastes régions de l'univers visible et invisible qui nous demeurent étranges et fermées, à y introduire des puissances, des consciences, des volontés et des intentions, de même en Chine comme ailleurs, l'intelligence aussi s'est attachée à digérer le monde, à se rendre compte du fonds permanent des phénomènes dont notre vie sensible est affectée et à relier nos actes aveugles et disjoints à des lois générales et supérieures. Mais en Orient et en Occident, le développement de la pensée philosophique s'est fait sur des lignes entièrement différentes. Tandis qu'en Occident, depuis les Sophistes de Platon jusqu'aux Scolastiques et à Descartes, la philosophie, dominée par l'immense et incomparable génie d'un Aristote, et reposant sur la distinction radicale et réciproquement exclusive du Oui et du Non, a été surtout une élaboration logique, la promulgation de cette grammaire de l'Être qui nous permet de tout ramener à son mode, à son temps, à son nombre et à son genre, et, en somme la réduction de l'Univers extérieur aux formes de l'Esprit humain, la philosophie extrême-orientale de Laotzeu à Tchouhi, a été essentiellement une contemplation de cette éternelle balance où toutes les choses s'échangent et se contre-pèsent en un incommutable équilibre, une éducation de l'homme exhorté à se soumettre à la norme naturelle. On a souvent dirigé contre la métaphysique chinoise l'imputation de n'être qu'un matérialisme grossier. Cette accusation n'est pas complètement juste. La langue chinoise n'est pas faite pour l'abstraction; les mots comme en Occident n'ont pas une valeur intérieure; ils ne sont pas le résultat d'un effort déterminé, d'une tension particulière, d'une information (pour parler le langage scolastique) de l'âme qui parle par l'objet qu'elle nomme. Ce sont des représentations abrégées et graphiques de l'objet lui-même qui forment un sens en s'agrégeant l'une à l'autre moins par la syntaxe que par la juxtaposition. Mais souvent dans son style incohérent et concret, avec ses phrases bizarrement symétriques, ses comparaisons naïves et familières, l'écrivain chinois parvient à exprimer des idées très fines et très profondes. D'autre part le matérialisme chinois, excepté la simplicité de sa conception, n'a guère de points communs avec les thèses mécanistes et monistes des modernes. Il se rapproche plutôt de l'hylozoïsme des premiers philosophes grecs, Thaïes, Heraclite, Empédocle, Anaximandre. Toute matière pour lui est douée de vie, et il accepte bonnement toutes les transformations qu'elle subit, sans chercher le moins du monde à les expliquer en détail, comme on accepte un œuf ou un fruit. De toutes les doctrines philosophiques, ce matérialisme est la plus élémentaire, la plus naturelle, la plus à la portée d'esprits rustiques et primitifs sans culture logique, et il est intéressant de la retrouver dans ce conservatoire des vieux ustensiles de l'humanité qu'est la Chine, comme on retrouve encore à l'état sauvage dans certains cantons reculés de l'Altaï nos céréales et nos arbres fruitiers. Loin d'être irréligieux, ce matérialisme est le fonds naturel de la mythologie et ne s'étonne pas plus de la naissance d'un dieu que de celle d'un moustique ou d'un canard. Je crois que toutes les idées de la métaphysique chinoise peuvent se réduire à deux : Celle de la rotation et celle de l'activité spontanée de la matière. Sans accepter sous une forme rigide et dogmatique les théories de Montesquieu et de Taine, on ne peut nier que, comme le poète, le philosophe primitif ne convie les choses qui l'entourent telles que les mots d'un dictionnaire à fournir expression à ses idées : II résume et il interprète le spectacle qui lui est offert. En Chine ce spectacle est beaucoup plus simple qu'en Europe, plus régulier aussi et présentant des contrastes plus tranchés. Toutes les saisons se réduisent à deux, l'une de pluie et l'autre de sécheresse, suivant que c'est la Mer ou le Continent qui souffle. D'autre part l'homme comme chez nous n'a pas fait son habitation dans un petit coin d'où tout a l'air de couler vers lui. La plaine qu'il colonise n'a guère plus de variété et de limites que l'Océan et le Ciel; le pouls cosmique, la balance des éléments y sont plus sensibles, le rythme essentiel de toute cette humanité est la vicissitude alternative de l'eau qui laisse ou revient vivifier son pâturage. Il n'est donc pas étonnant que cette idée de la rotation et de l'oscillation éternelle se retrouve chez tous les philosophes chinois : « Tout ce qui est naquit de l'Être et l'Être naquit du Non-Être. Avant le Ciel ou la Terre était le Tao, ou Principe, mère de l'Univers... L'espace médian entre le Ciel et la Terre est comme la cavité d'un soufflet plein de k'i (principe principié). Il paraît vide, mais donne sans cesse. L'énergie expansive du creux médian (du k'i contenu entre le ciel et la terre) ne s'éteint jamais. Il est au Principe ce que la femelle est au mâle. D'eux deux sont issus le ciel et la terre. » « L'alternance des deux principes yin et yang constitue la voie naturelle, le cours ordinaire » (Confucius). « Le ciel est supérieur, la terre est inférieure. Le ciel donne, la terre reçoit. Le mouvement et le repos engendrent tous les êtres entre le ciel et la terre... Le ciel est yang et agit par les corps célestes. La terre est yin, ses pôles d'émanation sont les monts et les fleuves. Le ciel et la terre émettent les cinq éléments et les quatre saisons qui se succèdent et se supplantent. L'homme est le coeur du ciel et de la terre, la quintessence des Cinq éléments. En l'homme se concentrent l'action du Ciel et de la Terre, des deux Principes, des Mânes » (Disciples de Confucius). « Tout ce qui a forme est issu de ce qui n'a pas de forme. L'homme naquit de la matière harmonisée. La vie et la mort, aller et venir, les contraires sont un,sont identiques » (Lioutzeu, taoïste). « La vie est la voie de la mort, la mort est la voie de la vie. Quand le k'i s'agglomère, l'homme naît; quand il se dissipe, l'homme meurt » (Tchangtchou, taoïste). « L'univers et tous les êtres qu'il contient sont composés de deux principes coéternels, infinis, distincts, mais inséparables : Li et k'i, norme et matière » (Tchouhi). « La matière existe et évolue de toute antiquité, changeant de forme sans repos, renaissant toujours la même dans mille êtres successifs et divers » (Successeur de Tchouhi.) [Toutes ces citations d'après Wieger, Textes philosophiques. Les taoïstes pensent qu'avec du temps et de la volonté, le Sage peut engendrer, constituer un être immortel ou enfan-fon qu'il détache à volonté de sa propre personne et qui s'échappe de son crâne par la fontanelle. On raconte qu'un disciple ayant demandé à un solitaire la raison de cette place nue qu'il voyait sur le sommet de son crâne, celui-ci lui répondit : « Tu vois que sur les grand-routes l'herbe ne pousse pas. De même par cette partie de mon crâne l'esprit passe et repasse si souvent que les cheveux en sont tombés. » - Mon professeur de philosophie, Burdeau nous enseignait sur l'imortalité de l'âme une doctrine qui n'était pas fort différente.] Toutes ces idées ont pris une forme populaire dans la représentation du Yang et du yin que l'on retrouve partout en Chine, servant d'ornement ou d'amulette, et qui est reproduite ci-dessous : Ce cercle formé de l'accollement tête-bêche de deux espèces de têtards, l'un blanc, 1'autre noir, représente l'étroite conjonction des deux principes opposés dont les éternelles transformations constituent l'évolution universelle. Le Yang est noir, le Yin est blanc, l'un est le plein, l'autre le vide l'un le chaud, l'autre le froid, l'un est l'acte, l'autre la puissance, l'un le ciel, l'autre la terre, l'un le relief, l'autre le creux, l'un le mâle, 1'autre la femelle, etc. Ces termes sont tellement passés dans le langage usuel, que si par exemple vous allez chez un graveur, l'ouvrier vous demandera si vous voulez que les caractères de votre cachet soit yang ou yin, pleins ou creux. Le cercle formé de ces deux figures constitue pour ainsi dire, par ses transformations, le moteur central de l'univers, il en est l'engin rotatif, l'âme circulaire, la turbine perpétuellement roulante sans frottements et sans déchet. Au moment où le yang est à son apogée (partie renflée), le yin se substitue à lui insensiblement (partie effilée). Chacun porte en soi le germe de l'autre, ainsi qu'il est figuré par l'œil, d'indice contrarié dans la partie renflée. L'autre idée, celle de l'énergie spontanée de la matière, semble bien aussi venir du fond de la pensée d'une population agricole qui voit chaque année tout renaître et croître comme par une force infuse d'un sol sans cesse moissonné. On connaît le texte fameux de Laotzeu dans lequel on a voulu mal à propos voir une intuition de la Trinité [Sur les prophéties du christianisme en Chine, voir l'ouvrage curieux du vieil auteur jésuite de Prémars] : Un a produit Deux, et tous Deux ont produit Trois. Ce texte trouve son application tous les ans dans la campagne chinoise, au moment où l'on repique le riz d'abord planté à part dans une petite planche séparée, et où toute la plaine couverte d'eau et divisée en carrés a l'air d'une immense table de Pythagore. Tout végète et se reproduit par une force matérielle et innée, sans qu'il soit besoin d'autre explication. La vie est incluse aux corps comme la pesanteur. Tout et l'homme lui-même n'est que semence et fruit, et matière amenée à sa maturité. « L'être commence par le concours du sperme yin et du souffle yang, qui forment son p'ai et son hoûn : c'est la période de progression. L'être finit par le départ du hoûn et la décomposition du p'ai : c'est la période de régression. Le p'ai est le principe de la régression et de la décadence, le hoûn est le principe de la progression et de l'activité. Le p'ai est d'origine spermatique : les quintessences puisées par les yeux et par les oreilles le nourrissent. Le hoûn est d'origine respiratoire : le souffle puisé par la bouche et le nez le nourrit. [Voir l'importance donnée par la mystique brahmaniste aux exercices respiratoires.] La combinaison du sperme et du souffle fait passer du non-être à l'être, l'abandon du p'ai par le hoûn fait passer de l'être au non-être. » Dans le fond cette philosophie simple et rustique ne diffère guère de celle de beaucoup d'Européens, qui l'expriment seulement moins bien. Bien entendu les qualités morales ne sont que la conséquence de la conformation physique. Le moral comme le physique a sa figure et son aspect que les spécialistes savent reconnaître. « La bonté morale tient à la large ouverture des sept orifices du coeur. Dès qu'un orifice est bouché, cela se manifeste (Lioutzeu). Mais nous touchons ici au chapitre de la morale, qui forme une autre division de notre sujet. Retenons seulement de ce court regard sur la métaphysique chinoise le tableau d'un monde où tout est de niveau, où tout est en état de stagnation, où tout, en restant le même, se renouvelle avec les saisons par une force propre et intime. La morale chinoise, telle que l'enseignent la tradition et les livres est adaptée à cet homme qui au milieu de la vaste rizière conduit attentivement son pas sur le rebord de son petit champ. Elle se résume en deux points que je définirai : L'attachement à la touffe et la précaution dans les mouvements. L'attachement à la touffe, c'est cette Piété filiale dont on a tant écrit et sur laquelle il me paraît inutile d'entrer en de longs développements. Il est certain que dans une communauté à la fois agricole et anarchique, en l'absence de lois et presque de Gouvernement, c'est dans les liens naturels, c'est dans le groupe de la famille que l'individu trouve sa force, son droit et sa protection. Le second commandement de ce code rudi-mentaire, celui de la précaution dans les mouvements est moins généralement connu et vaut qu'on y consacre quelque attention. Il se résume à ceci : Quand ses voisins sont nombreux et de force égale à la sienne, l'individu n'a pas la liberté de ses mouvements et doit se comporter à l'intérieur de son groupe suivant des conditions qui lui sont imposées. De là l'importance de tous temps accordée en Chine aux Rites et aux usages de la politesse extérieure. Les Chinois sont naturellement polis, comme des pierres en frottement perpétuel. Tous les rapports des individus entre eux sont réglés par un code impératif et minutieux. Chacun a sa place prescrite dont il ne saurait sortir sans déranger tout le corps social. Aussi les philosophes ont-ils toujours proposé au peuple et aux législateurs comme souverain bien la paix, la conservation de l'ordre obtenu. Il faut contenir son cœur, limiter son désir, observer les Cinq Relations comme le marin observe les points cardinaux, réprimer avec sévérité tous les éléments rebelles et aberrants. Je ne puis résister ici au plaisir de citer une page de l'antique Laotzeu, qui, mieux qu'aucun autre penseur, a su exprimer le fond de la pensée de ses compatriotes : « Celui qui a compris que tout revient au repos stable, celui-là est endurant, conciliant, semblable au Ciel, (taoïste, lequel traite tous les êtres avec une froide équité, sans amour ni haine) semblable au Principe (lequel n'agit pas) et durable comme lui. « Les hommes paraissent dans l'être par la naissance et rentrent dans le néant par la mort. Tous les êtres deviennent sans résistance, existent sans profit, agissent sans but. « La quiétude produit le vide. Il faut se vider au maximum du possible et défendre sa quiétude avec acharnement. « Agir comme n'agissant pas, faire comme ne faisant pas, jouir comme ne jouissant pas. « N'agissez pas, restez tranquille et le peuple se bonifiera de lui-même. Cela ne veut pas dire qu'il faille rester absolument inactif. Non, il faut prévoir, il faut s'y prendre d'avance, il faut faire attention à ce qu'on fait depuis le commencement jusqu'à la fin. Mais voici le point : il ne faut jamais interférer par son action dans le cours naturel d'une chose. Il faut respecter l'évolution spontanée. « Ah! si l'on mettait bon ordre à toutes ces sagesses et sciences, quel bonheur pour le peuple! Ah, si l'on supprimait toutes les théories sur l'humanité et la justice, le peuple redeviendrait pieux et bon. « II ne faut jamais mettre dans un emploi l'homme qui est le plus capable de l'exercer, car cela irrite le désir des autres qui se croient aussi capables que lui. « Le peuple doit être tenu dans une quiétude béate. Il faut éviter qu'il ait aucune ambition, aucun désir. Pour cela il faut vider sa tête et remplir son ventre, débiliter sa volonté et fortifier ses os. Il faut le tenir dans l'ignorance et empêcher ceux qui auraient quelque savoir d'en user. Que le peuple reste non-agissant et il sera facile à gouverner. « Ceux qui jadis appliquaient bien le principe n'éclairaient pas le peuple, mais s'efforçaient de l'abêtir. Le peuple n'est difficile à gouverner que quand il est instruit. Ceux qui donnent place à l'instruction dans leurs gouvernement sont les destructeurs des États. Diminuer les connaissances rend les États prospères. « Si j'étais le maître d'un pays, je n'emploierais aucun homme habile. J'interdirais l'usage des bateaux, des chars, des armes. En fait de science, je contraindrais mes sujets à en revenir aux cordes à nœuds (arithmétique primitive). Je les obligerais à se contenter d'une nourriture simple, d'habits simples, de demeures simples, de mœurs simples. Je les tiendrais tellement isolés, séquestrés, que les petits pays voisins, fussent-ils si proches que les coqs et les chiens pussent s'entendre, mes sujets mourraient de vieillesse avant d'avoir eu aucun rapport avec eux. « Envers les êtres qu'ils produisent, le Ciel et la Terre ne sont pas bons. Ils les traitent comme chiens de paille (poupées antiques). A l'Instar du Ciel et de la Terre, le Sage Gouvernant ne doit pas être bon pour ses sujets. Il doit les traiter comme chiens de paille. « II faut abhorrer la guerre et chérir la paix. Les armes sont des instruments néfastes dont le Sage ne se sert qu'à contre-cœur, quand il ne peut absolument pas faire autrement. » III. — Après avoir essayé de nous rendre compte de ce que sont les idées philosophiques religieuses et morales des Chinois, il nous reste à considérer les réactions qu'elles exercent sur leur vie pratique. Bien entendu, toutes les formes de la magie et du spiritisme sont connues en Extrême-Orient. Formes assez peu variées d'ailleurs, car, comme l'a montré Andrur Lang, depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, les essais de communication avec le monde surnaturel se sont toujours faits par le canal de procédés qui ne varient guère. On retrouve donc en Chine comme ailleurs le « poltergeist », les coups frappés dont parlent déjà les papyrus égyptiens et les sagas islandaises, l'écriture automatique, les cas de possession, les maisons hantées, etc. Mais c'est surtout la divination qui là-bas fournit un aliment aux besoins de spéculation sur l'inconnu. Dès les temps les plus antiques, en Chine comme à Rome, l'art d'interpréter les présages était une des plus hautes attributions du Gouvernement, et les textes les plus anciens contiennent des prescriptions minutieuses sur le rituel à employer pour consulter l'écaillé de tortue et les brins d'achillée. Aujourd'hui encore les clients les plus assidus des temples sont les femmes et les joueurs, et ces cavernes enfumées retentissent perpétuellement du bruit des fiches de bois que le client secoue dans un bambou creux jusqu'à ce que l'une d'elles venant à s'échapper lui révèle sa destinée. Mais le bouddhisme seul est venu donner à la Chine quelque chose qui réponde à la conception que nous nous faisons d'une religion proprement dite, c'est-à-dire l'idée de puissances supérieures qui s'intéressent à notre sort, de récompenses et de peines qui suivent nos actions bonnes ou mauvaises. Bien entendu le Bouddhisme extrême-oriental n'a pas grand'chose à voir avec le bouddhisme primitif au « Petit véhicule » qui n'est qu'une méthode progressive d'anéantissement (ou simplement d'abrutissement), et qui paraît d'ailleurs avoir eu une existence positive assez courte avant que quelques « cranks » Anglais lui aient rendu un semblant d'existence. Le « Grand Véhicule » facilite à ses fidèles l'accès du paradis et du Nirvana par le moyen d'intermédiaires divins appelés boddhisats (en chinois poussahs) et grâce à cette intervention nulle religion n'a plus de dieux que cette doctrine d'athéisme. Les plus achalandés sont Maitreya, le bouddha ou messie futur, Amida, le dieu de l'Ouest, Avalokiteçvara qui s'est amalgamé en changeant de sexe avec la Kouan yin taoïste. Le bouddhisme trouvait en Chine un accès d'autant plus facile que ses principales doctrines s'accommodaient admirablement avec le tempérament national. Sa théorie des Kalpas n'est que celle de la rotation qui a toujours été chère aux philosophes autochtones; sa recommandation du souverain bien placé dans le repos flattait les instincts les plus profonds de l'âme nationale. D'autre part certains apports nouveaux venaient, grâce à lui, combler les lacunes des anciennes doctrines. Le bouddhisme a introduit ou singulièrement fortifié l'idée du mérite ou du démérite, bien qu'entendue d'une manière toute différente de la nôtre et qui doit se rapprocher de la pensée des anciens Grecs [C'est là ce qu'on a appelé le fatalisme du théâtre grec' à propos duquel tant de sottises et de radotage.] Elle implique une conséquence toute physique et en quelque sorte automatique de certains actes à leur rétribution, « comme le son suit le coup sur la cloche ». Je ne sais s'il faut chercher là l'idée de péché, d'une souillure entraînant le désir de purgation. Les actes méritoires, la pratique des vertus, l'accomplissement de certains gestes, ont pour effet de délivrer non pas du péché, mais de la punition. Enfin le bouddhisme entraînant avec lui le dogme de la métempsycose satisfait aux besoins les plus profonds de sa clientèle : il fournissait pâture à son imagination en lui donnant une idée précise de l'autre monde sur lequel les autres doctrines n'apportaient que des renseignements vagues et incertains; il donnait satisfaction à son instinct de la justice, à la fois en expliquant les iniquités de ce monde par celles d'une existence antérieure et en ouvrant la perspective des vies futures à la réparation. Cette idée de la métempsycose, pratiquement aussi séduisante qu'elle est logiquement monstrueuse donnait matière à une infinité de contes et de légendes. Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'elle ait gardé une si forte prise sur l'âme populaire. Le bouddhisme n'est guère pratiqué aujourd'hui, sauf dans quelques régions du Sud, par exemple le Tché-Kiang, mais il n'est pas un Chinois qui ne croie à la métempsycose. C'est même un proverbe populaire pour faire entendre d'un homme qu'il est une brute que de dire : II ne croit pas à la métempsycose. Le lecteur, en parcourant ce tableau sommaire des croyances religieuses des Chinois, ne manquera pas de s'apercevoir qu'il présente bien des contradictions. Par exemple en ce qui concerne l'état de l'âme après la mort, il se demandera comment un seul et même homme peut croire à la fois qu'elle se dissout (doctrine des lettrés), qu'elle survit sous une forme plus ou moins personnelle (culte des morts et des héros divinisés), et qu'elle revient incessamment sous des formes. toujours nouvelles (métempsycose). Ces contradictions laissent le Chinois parfaitement insensible et ne l'incommodent en rien. Ses croyances ne lui sont pas fournies du dehors, par une révélation logiquement interprétée et développée. Elles sont le prolongement et l'œuvre des besoins simultanés de son cœur, de son intelligence et de son imagination, et il ne s'étonne pas plus de trouver la contradiction dans ses rêves que dans ses instincts. |
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5 | 1948.4 |
Claudel, Paul. Sous le signe du dragon [ID D3550]. (4) CHAPITRE V L'EUROPE EN CHINE Quand on parcourt l'histoire des peuples d'Orient ou qu'on voyage au travers des immenses plaines de l'Inde et de la Chine, l'impression qui domine nos esprits d'Occidentaux est celle de stagnation. Une dynastie succède à l'autre, une invasion triomphe puis s'épuise, les séditions avec des succès divers font rage dans un coin ou dans l'autre de la grande aire fermée, mais nulle part on ne voit ce qu'on est généralement convenu d'appeler le progrès, ou ce que Bos-suet appelait la Suite des Empires, nulle part un sens, un développement, une évolution, qui donne à chacune des périodes de l'histoire une figure distincte et empêche, à travers les dates,de les confondre. Ici chaqueévé-nement, qui semble provenir de l'extérieur et du hasard plutôt que d'un besoin intime et vital, détermine dans le bassin clos une série d'ondulations, d'oscillations, plus ou moins violentes, après quoi tout revient à l'inertie et reprend le niveau accoutumé. Qui a vu de nos jours un hameau du Honan et du Shantoung avec ses maisons de terre, ses charrettes aux roues grossières inscrites sur un H de planches, ses pagodes croulantes, sa digue, son petit canal, ou l'une de ces sous-préfectures du Tchi-li, toutes semblables dans leur quadrilatère de murailles crénelées, les a vues telles qu'elles étaient sans doute du temps de Kanghsi, ou de Marco-Polo, ou de Confucius, ou de l'Empereur Ou. En Asie tous les moments de l'histoire sont contemporains. Le ciel et la terre n'ont pas bougé, les idées n'ont pas bougé, les moeurs n'ont pas bougé, la grande nappe humaine n'a pas bougé. Il n'y a eu que le vent et la pluie, le soleil toujours là, l'Empereur toujours là, telle année une inondation, telle autre un incendie, telle autre une invasion de Hsieng Wu. Ces énormes masses humaines n'ont jamais connu le levain, j'entends ce prodigieux ferment de discorde et de civilisation qu'est le Christianisme et qui ne permet plus la paix aux peuples chez lesquels il a profondément pénétré. Et bien qu'il n'entre pas dans le plan du présent ouvrage de parler des Missions, je voudrais cependant ouvrir ici une sorte de parenthèse et dire quelques mots de la prétendue tolérance bouddhique à l'égard du Christianisme. Nulle part, à aucun moment, en aucun lieu du monde, le Christianisme, (j'entends éminemment par ce mot le Catholicisme), n'a rencontré et ne pouvait rencontrer l'indifférence, et son introduction ou son maintien, chez un peuple comme dans une âme, ont toujours été accompagnés de réactions énergiques. La raison en est que le Christianisme n'est pas une collection de croyances personnelles que chaque individu est libre d'accommoder aux circonstances où il se trouve placé; il apporte avec lui un organe nouveau, une cellule étrangère, l'Église, il introduit au sens suprême le principe d'exterritorialité. Il y a dans tout chrétien une part désormais qui n'est plus nationale, qui est soustraite à toute prise contingente, à toute autorité humaine, à toute tradition, à toute obligation sociale, tribale, ou familiale, qui est libre en un sens supérieur à tous les rêves de l'anarchie. Et il y a en même temps sur lui une autorité nouvelle, près de laquelle le plus étroit despotisme est indulgent, car ce n'est pas l'homme extérieur qu'elle contraint, mais l'homme intérieur qu'elle anime, qu'elle critique et qu'elle informe. Il n'y a donc pas à s'étonner du trouble profond que le Christianisme a causé dans le vieux pays de civilisation collective que nous venons de décrire. Par l'interdiction du culte rendu à la tablette des ancêtres, le néophyte est séparé de sa famille. Par l'interdiction de toute participation aux processions, banquets et cérémonies en l'honneur des idoles, il est séparé de son village. Par l'interdiction des sacrifices et prosternations en l'honneur de Con-fucius, il se sépare de la doctrine nationale, il est frappé d'incapacité à toutes les fonctions publiques. Par sa croyance à un dieu étranger, par son union bizarre avec des personnages exotiques que les anciens Chinois plaçaient en quelque sorte au-delà des limites de leur univers, il est comme excommunié de son propre peuple. Il n'est pas étonnant dans ces conditions, qu'au début, dans un pays aussi homogène, aussi compact et aussi exclusif, le Christianisme, une fois les malentendus écartés, ait fait si peu de prosélytes et seulement dans les classes inférieures, et qu'il ait suscité des persécutions violentes. Il n'en allait pas de lui en effet comme du Bouddhisme qui ne dérangeait rien et ajoutait seulement quelques figures au Panthéon indigène : ou même du maho-métisme qui, autant que je puis en juger, ne paraît pas avoir eu en Chine aucune activité de prosélytisme et dont les adhérents se sont multipliés ça et là simplement par prolificité naturelle. Les premiers chrétiens indigènes, comme leurs pasteurs, ont été soumis à de dures épreuves, et il serait injuste de ne pas reconnaître le courage souvent héroïque qu'ils ont mis à confesser leur foi. Aujourd'hui que la vieille Chine se dissout et que les missionnaires ont à peu près le champ libre, leur moisson s'accroît, et c'est par dizaines de mille que dans certaines régions de l'Empire, spécialement dans le Nord, ils comptent leurs recrues annuelles. Avant l'invention de la vapeur et le percement du Canal de Suez, l'accès des Européens à la Chine, qui suivirent les traces de saint François Xavier et de Raphaël Peres-trello, n'eut pas relativement de conséquences très graves pour le vieil Empire. La liste des barbares extérieurs s'accrut simplement dans les archives mandarinales de quelques noms bizarres. L'activité des missionnaires jésuites qui, grâce aux troubles résultant d'un changement de dynastie et à la faveur dont jouissaient auprès de l'Empereur Kanghsi certains membres éminents de la Société, avait pu quelque temps s'exercer avec succès, ne tarda pas à être cruellement réprimée, dès que les deux vieux adversaires, le paganisme et la chrétienté, sous de nouveaux accoutrements se furent reconnus et compris. Depuis le règne de Yung tchang jusqu'au traité de Whampoa (1844), le Christianisme fut légalement proscrit en Chine, et les missionnaires, pour la plupart cantonnés à Pékin ne purent se livrer qu'à un prosélytisme précaire et dispersé. Quant aux Européens venus pour faire du commerce à la Chine, il faut reconnaître que les opérations de ces aventuriers, soustraits à tout contrôle et à toute sanction de leurs propres gouvernements, se distinguaient peu au début de la simple piraterie. Aussi les Chinois, après avoir massacré 800 d'entre eux à Ningpo, enfermèrent-ils étroitement les marchands portugais dans l'unique concession de Macao, dans des conditions moins dures toutefois que celles acceptées du Japon par les HoÛandais de Desima. Macao resta pendant de longues années le seul point de contact entre la Chine et l'Europe et les ambassades envoyées à Pékin par les diverses puissances occidentales pour améliorer cette situation n'aboutirent à aucun résultat. Cependant si Macao était le seul point où l'Européen eût le droit de s'établir à demeure, dès le vme siècle celui-ci obtint ]e droit, suivant la nationalité à laquelle il appartenait d'avoir à Canton même une factorie et d'y séjourner tout le temps que son navire restait dans le port. Il y eut ainsi à Canton des factories hollandaises, anglaises (East India Company), suédoise, française, impériale, espagnole et danoise. Cette factorie était à la fois le comptoir, le magasin, le trésor et la résidence du « facteur » ou Agent pendant le temps de sa résidence à Canton. Du côté Chinois l'institution appelée Hong, ou Co-hong, ou Guilde, était le seul intermédiaire par lequel des relations commerciales pouvaient être nouées avec le Céleste-Empire. Ce corps reçut en 1725 le monopole absolu de toutes les relations avec les étrangers, en même temps qu'il se rendait responsable de leur solvabilité et de leur bonne conduite. Les membres de cette corporation étaient au nombre de treize. Naturellement le monopole dont ils étaient investis était pour eux une source d'énormes bénéfices. Chacun de ses membres avait à payer pour sa nomination 200.000 taëls, soit près de 1.500.000 francs. Ils étaient soumis de temps en temps à des souscriptions « volontaires » disons par exemple 100.000 taëls pour les inondations du fleuve Jaune; ils avaient à garder de bonnes relations avec la cour à Pékin et avec les fonctionnaires de Canton, spécialement celui qui leur était préposé, le Hoppo; enfin à se soumettre au vaste régime de squeezes et de pourboires qui a toujours existé en Chine. Néanmoins lorsque Canton en 1841 eut à payer une rançon de 6 millions de dollars (près de 30 millions de francs), les marchands du Hong à eux seuls contribuèrent pour le tiers. Le plus connu d'entre eux, Howqua avouait en 1834, c'est-à-dire neuf ans avant sa mort une fortune de 26 millions de dollars. Les étrangers réduits à un tête-à-tête redoutable avec la puissante Compagnie étaient d'autre part soumis à la réglementation la plus stricte qui avait encore été resserrée en 1760. Ils ne pouvaient avoir avec eux à Canton « ni femmes, ni fusils, ni armes d'aucune espèce ». Tous les Chinois ayant des rapports avec eux devaient être munis d'une licence spéciale. Le nombre de leurs domestiques était limité à huit dont les fonctions étaient spécifiées. Ils ne pouvaient sortir de leurs résidences que pour aller, trois fois par mois, aux Jardins de fleurs, (à 1 mille au-dessus de Canton). Il ne leur était pas permis de s'adresser directement aux autorités chinoises. Chaque navire à son entrée à Canton, avait à payer près de 10.000 francs en droits de toute nature. Le commerce entre la Chine et l'Europe était à cette époque exclusivement limité aux articles de luxe. Les cotonnades, qui aujourd'hui constituent à l'importation près de 44 % du chiffre total, n'avaient alors aucune place sur les manifestes. Bien au contraire on allait chercher en Chine certains articles légers, comme les nankins. On importait un peu de drap, un peu de mercure, du plomb pour l'emballage du thé, de la ferraille comme lest, de l'argent monnayé, dont l'usage se répandait peu à peu dans toute la Chine. (Encore aujourd'hui sur le Yang Tsé on fait usage des dollars espagnols de Charles IV, ou carolus). Une grande partie de la cargaison paraît avoir été composée de ce que les Anglais appellent des curios, représentant une grande valeur sous un petit volume. C'était la Chine en ce moment qui demandait à l'Europe les objets d'art et les bibelots que nous lui achetons aujourd'hui. On peut conclure de là, ce que d'autres signes indiquent par ailleurs, que la richesse et le luxe du pays étaient beaucoup plus grands à cette époque qu'ils ne le sont aujouid'hui. C'est de nos jours seulement que l'on peut se faire une idée de la quantité prodigieuse de jolis articles de bijouterie, de montres, de boîtes à musique, de fins émaux, de pendules d'un art parfois admirable, etc. qui furent importés à Canton pendant un siècle et demi et que les Européens commencent à racheter à leurs détenteurs ruinés. Il faut ajouter à cette liste le tabac dont les Chinois paraissent avoir connu l'usage par les Espagnols de Manille, et surtout l'opium, dont les propriétés médicinales n'étaient pas ignorées, mais que les Hollandais les premiers commencèrent à fumer, mélangé avec le tabac. Cette drogue, ainsi que l'arsenic, était à cette époque considérée, peut-être avec raison, comme un puissant remède contre la dysenterie et la malaria, partout répandues dans ce pays de rizières. Une lettre du médecin hollandais, Jacob Bontiers, datée de Batavia, 1629, contient le passage suivant : « si nous n'avions l'opium dans ces pays chauds pour en faire usage en cas de dysenterie, de choléra, de fièvre ardente et d'affections du foie, notre médecine serait désarmée ». Jusqu'en 1773 l'opium fut importé à Canton exclusivement par une maison portugai?e de Goa. Puis les ventes augmentèrent rapidement par l'instrument surtout des marchands anglais, spécialement de la Compagnie des Indes. Il faut surtout attribuer ce développement tant au goût des consommateurs indigènes qu'à la nécessité pour les importateurs de se procurer des articles de vente pour faire la contrepartie de leurs achats de thé. Différents édits prohibitifs, (le premier est de 1723, le dernier de 1800), ne parurent avoir d'autre effet que d'augmenter les bénéfices des marchands et les profits des autorités chargées d'assurer la non-exécution des ordres impériaux. On sait que la maladroite intervention d'un Vice-Roi honnête et borné vint changer cet heureux état de choses et détermina la guerre de 1842 et les grands événements qui en furent la conséquence. Les marchandises qu'en retour l'Europe à cette époque venait demander à la Chine étaient, en première ligne et presque exclusivement le thé, puis un peu de soie, et enfin quelques « curios », porcelaines, laques et ivoires sculptés. Il est même à remarquer que les fameuses manufactures de Kiang ti chen fabriquaient à ce moment et fabriquèrent jusqu'en 1840, des articles spéciaux destinés à l'exportation européenne que l'on ne trouve pas en Chine même (services de table, plaques décoratives pour meubles, potiches, etc.). En général la porcelaine destinée aux Européens de cette époque, celle qu'on appelle encore « le vieux Chine », est assez grossière, et si les couleurs et les émaux en sont remarquable?, les blancs sont bossues et remplis de défauts (mao-pings). Tous les achats se faisaient comptant et en numéraire. L'agent européen, placé en tête-à-tête avec les agents du Co-hong, n'avait aucun moyen de discuter les prix. «L'étranger, dit Morse à qui j'emprunte ces détails, était entouré d'un voile impénétrable, il n'avait aucun accès sur les marchés, il ne pouvait même se promener dans la ville : il ne pouvait avoir aucun moyen d'information et d'enquête sur la valeur réelle de ce qu'il vendait ou de ce qu'il achetait. » Jusqu'en 1834 les Chinois étaient maîtres absolus de la situation. Mais l'arrivée de Lord Napier à Canton changea la face des choses et les mesures prises contre les marchands d'opium précipitèrent une ciise inévitable. La guerre de 1842 éclata et produisit les résultats que l'on sait. Elle ouvre la seconde période des relations de la Chine avec l'Europe qui se clôt avec la guerre de 1860, avec les traités qui en sanctionnèrent les résultats et avec la reprise de Nankin sur les rebelles en 1864. Sur la question de la légitimité de la guerre de 1842, sur le droit qu'avait l'Angleterre de forcer les portes d'une partie d'un monde qui prétendait à l'isolement, on a versé beaucoup d'encre inutile. Il faut voir là simplement un épisode de ce grand mouvement d'expansion, de conquête et de curiosité qui au xixe siècle poussait l'Europe à prendre conscience de toutes les parties de la planète. Quand les Pôles eux-mêmes et le Centre de l'Afrique attiraient tant d'explorateurs, comment l'Extrême-Orient aurait-il pu maintenir ses cloisons? La seconde période qui comprend tout le milieu du XIXe siècle fut pour la Chine une des époques les plus critiques qu'elle eût jamais traversées. Une effroyable révolution, suscitée par un illuminé, élève des missionnaires protestants, qui se croyait une seconde incarnation du Christ, dévasta les provinces du centre de la Chine, les plus riches et les plus peuplées. Du côté des Rebelles aux longs cheveux comme des Impériaux, des exterminations démesurées, d'irréparables destructions (par exemple celles de la fameuse fabrique de porcelaines de Kiang te chen) furent consommées. L'insurrection (dont l'histoire si curieuse demeure en somme peu connue) échoua pour trois raisons. En premier lieu, c'était une révolte de coulis, de parias, de déclassés et de déracinés, dont tout le succès fut dû à l'inertie qu'elle rencontrait devant elle, car il n'est guère plus difficile de massacrer 10.000 moutons qu'un seul. Elle avait contre elle la « gentry », les fonctionnaires, les bonzes, les lettrés, toute la classe possédante et établie. En second lieu elle n'avait pas de gouvernement, pas d'administration à substituer à tout ce qu'elle détruisait. Son combustible une fois épuisé, elle s'éteignit comme un feu de prairie. Enfin et surtout elle eut contre elle les européens. C'est grâce aux armes européennes, à l'organisation européenne, aux officiers européens tels que les Gordon, les Gicquel et les Segonzac, qui s'engagèrent au service de l'Empire que la révolte fut vaincue et ses dernières citadelles emportées. C'est donc l'Europe à ce moment, il ne faut pas l'oublier, qui sauva la Chine, cependant qu'à Pékin ses armées arrachaient à celle-ci la reconnaissance définitive des droits de l'Occident. Cette période d'anarchie succédant à la profonde humiliation que l'Empire avait essuyée en 1842, fut éminemment favorable à la propagation de l'influence européenne. Les Missions se répandirent dans tout l'Empire, les anciennes chrétientés furent retrouvées et réorganisées, et de nombreux vicariats confiés à des prêtres de tous les ordres et de toutes les nations (surtout Français) se partagèrent les Dix-huit Provinces. D'autre part, en l'absence d'une administration des douanes sérieusement organisée, le commerce européen, mal contenu dans les cinq ports qui lui étaient ouverts jouissait en fait d'une grande liberté. La contrebande de l'opium florissait et l'usage de la drogue, avec une effrayante rapidité, se répandait dans tout l'Empire où les plantations de pavots couvrirent bientôt de vastes étendues. Les importations de cotonnades prenaient une importance considérable. Les fins clippers américains transportaient le thé dans des conditions de célérité inconnues jusque-là. Un vaste courant d'émigration s'établissait sur les deux Amériques, l'Océanie.rinsulinde. Les « Prince Merchant » sédifiaient leurs fortunes précaires dont de grandes maisons délabrées dans un « back port » abandonné ça et là demeurent les témoins pathétiques. La troisième période, qui commence au début des années soixante et se prolonge jusqu'à la deuxième prise de Pékin par les armées alliées en 1900, pourrait s'appeler le règne de Li Hung Tchang. Elle est, en effet, dominée par la figure du célèbre Vice-Roi, dont la faveur politique, née des services qu'il rendit en étouffant l'insurrection desTaiping, ne se démentit guère jusqu'au moment de sa mort. C'est la période des transactions où la Chine essaie de rester ce qu'elle est, en accordant au monde extérieur sur son autorité et sur son territoire un certain nombre de concessions. Elle réussit en effet à garder quelque temps une espèce d'équilibre provisoire et menacé que les guerres avec la France (1885), le Japon (1895) et enfin l'agression allemande de 1898 finissent par rompre. La brève convulsion des Boxers fait enfin éclater en plein jour la double impuissance par rapport l'une à l'autre, et de l'Europe et de la Chine. Cependant la période des grandes rébellions se ferme. Les deux insurrections musulmanes du Kan sou et du Yunnan sont étouffées dans le sang. Quelques sociétés secrètes, les Vieux-Frères, les Grands-Couteaux, les Végétariens, émeuvent de temps en temps les esprits contre les missionnaires. Mais ce ne sont jamais que quelques attentats isolés, quelques pilleries auxquelles l'apparition des canonnières européennes met prompt ement une fin. En même temps le Canal de Suez s'est ouvert, deux voies ferrées traversent de part en part le continent américain, au Sud et au Nord de l'Empire se fondent de grands établissements européens, les distances se raccourcissent, les lignes de navigation se multiplient, la Chine entre avec le reste du monde dans des rapports de plus en plus nombreux et serrés. L'introduction de la machinerie européenne est permise après le traité de Shimonoseki (1895) ; le premier chemin de fer, de Hankéou à Pékin est construit par les Belges et les Français, bientôt suivis par les Russes qui lancent leur Transsibérien à travers la Mandchourie. Une série d'emprunts est contractée à l'extérieur. Les Européens sont admis à s'établir et à faire le commerce dans une trentaine de « ports ouverts », situés non seulement sur la côte, mais au plus profond du continent chinois, sur des points tels que Mongtze, Szemao, Chungking. La plus complète liberté d'évan-gélisation est reconnue aux missions qui reçoivent même le droit de posséder dans toute l'étendue de l'Empire. Dans quelques-uns des ports ouverts, des parcelles de territoire chinois, sous le nom de Concessions ou Settle-ments, peuplés en majeure partie par des Chinois, sont soumises avec quelques restrictions, à l'administration des étrangers. (A Shanghaï 400.000 Chinois vivent actuellement sur les deux Concessions française et internationale). La personne des étrangers est considérée par une fiction juridique comme n'étant pas en Chine, tout en y étant. C'est ce qu'on a appelé le principe d'exterritorialité. [Sur l'exterritorialité voir l'ouvrage du juge de Hong-Kong Piggott, Exterritoriality.] L'étranger emporte partout sa patrie à la semelle de ses souliers. Il n'est soumis qu'à sa seule loi, il n'est responsable qu'au regard de ses propres magistrats, les Consuls. Si un litige s'élève entre deux étrangers, c'est le tribunal du défendeur qui est compétent. Entre un étranger et un Chinois, si le premier est défendeur, c'est le Consul; si c'est le second, c'est l'autorité chinoise, mais le Consul a le droit de se faire représenter aux audiences et des textes vagues et mal rédigés semblent indiquer qu'il doit avoir aussi une certaine part à la décision. Enfin les Douanes maritimes sont entièrement soumises à une autorité étrangère, l'Inspecteur général est forcément Anglais, le personnel directeur est entièrement composé d'étrangers. [L'administration des douanes I.M.C. est également chargée du service des ports et des phares, des inspections sanitaires, et pendant longtemps l'a été également de la poste.] La liberté du commerce le plus absolu est stipulée, moyennant le payement des droits de douane et d'un droit forfaitaire dit droit de transit, en ce qui concerne la personne des commerçants dans les limites des ports ouverts, et en ce qui concerne les marchandises pour tout l'Empire. Les coalitions à leur encontre sont formellement interdites. Il semble donc que les traités, toujours en vigueur, assurent aux Européens en Chine une situation non seulement normale mais privilégiée. Elle n'est pas cependant aussi favorable qu'elle le paraît. Tout d'abord en ce qui concerne uniquement la situation des étrangers au point de vue de leurs rapports entre eux, l'insuffisance des traités est devenue évidente. L'importance et la complexité des intérêts engagés, la nécessité de lois détaillées répondant aux circonstances du temps, de lieu et de fait au lieu d'ordonnances incomplètes et surannées, de textes communs et sûrs engageant également et sous les mêmes sanctions les deux parties, sont tout autres aujourd'hui qu'au moment où les traités de Tien-tsin furent signés. Pour ne citer que quelques faits, l'établissement des mines, des industries diverses, des chemins de fer où les Européens ont une part d'administration est venu changer la situation du tout au tout. En ce qui concerne les indigènes la question de leur statut judiciaire à l'égard des Européens ne s'était guère posée jusqu'à ce jour. Pendant longtemps les négociants chinois ont joui d'une réputation d'honnêteté en somme méritée, et l'on pouvait avoir confiance en leur seule parole. Peut-être d'ailleurs, en vertu de l'adage « Le besoin crée l'organe », faut-il voir dans cette probité une conséquence simplement de l'état social anarchique que nous venons de décrire, où, en l'absence de toute autorité capable de leur assurer une sanction, les obligations avaient toutes en quelque sorte le caractère de dettes d'honneur, comme chez nous les dettes de jeu. Cette antique moralité des négociants chinois est aujourd'hui bien détériorée, et en présence de l'incompétence, de la paresse et de la mauvaise volonté des autorités locales, l'absence de toute loi, de toute règle et de tout contrôle commence à se faire ciuellement sentir. D'autre part les barrières interposées entre le négociant européen et la clientèle indigène, dissipées théoriquement par les traités, se sont bientôt reformées un peu plus loin, plus étroites que jamais. Il est à peine exagéré de dire que l'Européen est redevenu aujourd'hui aussi isolé du pays avec lequel il cherche à trafiquer, aussi éloigné de tout rapport direct avec les producteurs et les clients qu'aux jours du Co-hong. Tout d'abord remarquons que, les ports à peine ouverts, l'établissement des péages, ou, suivant le terme chinois, des likins est venu mettre entre eux et la région extérieure, non pas une clôture, mais une série de digues et d'écluses qui épuisent le courant à peu de distance de l'aire privilégiée. Les longues protestations des Puissances sont demeurées lettre morte, les passes de transit prévues par les traités pour assurer la libre circulation des marchandises, devant la coalition d'innombrables mauvaises volontés sont tombées presque partout en désuétude. Enfin l'existence même des likins contre lesquels l'Angleterre avait si ardemment combattu, a été depuis dix ans reconnue et sanctionnée par divers traités : ils servent aujourd'hui de garantie à de nombreux emprunts conclus à l'étranger. En outre, pour diverses raisons dont la meilleure est l'ignorance générale de la langue et des usages locaux, l'Européen ne traite jamais directement avec son vendeur ou son acheteur (lui-même presque toujours un négociant en gros ou un courtier), mais par un intermédiaire qui porte le nom de comprador. C'est le comprador qui amène et qui discute toutes les affaires, c'est lui qui garantit la solvabilité du client chinois à l'égard de la maison européenne, et celle de l'Européen à l'égard des correspondants chinois. C'est lui qui met en mouvement toute la file des courtiers, qui se renseigne sur l'état des marchés, qui passe les contrats, qui sollicite les offres, qui contrôle les cautions, qui se procure le numéraire, qui traite avec les banques locales etc. L'Européen n'intervient que quand les marchandises sortent de son magasin et que l'argent entre dans sa caisse. Enfin la troisième barrière et peut-être la plus impénétrable est celle du change. Une partie d'un prochain chapitre sera consacrée à cette question. Il suffit de dire qu'entre le vendeur-acheteur européen et le vendeur-acheteur intérieur, il n'existe pas de commune mesure qui serve de base à leurs tractations. Toute marchandise avant d'être marchande à cinquante milles du « Godown » de Butterfield ou de Jardine a sa valeur reportée sur tout un ensemble d'échelles qui échappent au calcul d'une cervelle occidentale. Tel est le système transactionnel qui fonctionne tant bien que mal en Chine depuis une cinquantaine d'années et qui commence à montrer des signes certains d'usure et de décrépitude. Mais avant de clore ce chapitre d'histoire, il nous sera permis comme pendant au portrait bien insuffisant que nous avons tenté du Chinois, de tracer avec le rude crayon des anciens « Peintres de la Marine » un petit croquis de l'Européen à la Chine. Car bien que les « étrangers » appartiennent à des nationalités fort différentes, le climat et les conditions ambiantes font de lui un type assez uniforme. Tout d'abord disons que le caractère le plus commun, le plus sensible, de tous les résidents européens à la Chine, c'est la soif. Qu'il soit Anglais, Français, Allemand ou Belge, qu'il s'agisse de combattre les glaces du Nord ou les ardeurs de Canton, le vent jaune de Tien-tsin ou la malaria des « paddy fields », le dessèchement de l'air de Mongolie ou l'évaporation des étuves du Yang tze kiang, l'ennui des petits ports ou le surmenage des grands emporiums, le blanc absorbe du liquide dans des proportions magnanimes qui frappent le nouveau venu d'étonnement. Il boit de tout, de l'absinthe et du Champagne, du vermouth et du gin, du vin du Rhin et de la bière, cocktails, zizis et « brandy smashes », et surtout l'universel « whisky and soda » : par coupes, par petits verres, et de préférence par énormes gobelets ou récipients d'un demi-litre que l'on appelle des « tum-blers ». On boit au club, au salon, au bureau, dans la chambre à coucher, en chemin de fer, en house-boat. On souhaite la bienvenue de ceux qui arrivent, on porte la santé de ceux qui partent, on traite toutes les affaires, on règle tous les litiges, on célèbre tous les succès, on se console de tous les déboires en buvant. Ces mœurs aident beaucoup à expliquer la rapidité avec laquelle se renouvelle la population européenne des ports ouverts, en sorte que le revenant après une absence de cinq ou six années s'y trouve presque dépaysé. Beaucoup de ses vieilles connaissances font la sieste définitive, non plus sur les bons canapés du club, mais parmi les magnolias d'un joli petit cimetière au-dessous d'une tombe élevée par souscription. D'autres ont dû regagner l'Europe au plus vite : c'est eux que l'on rencontre dans les hôtels de Suisse se nourrissant de macaronis et s'abreuvant d'eau limpide et de « Château Lavache ». Les plus intrépides font monter jusqu'à leur bouche, au moyen d'une serviette passée autour de leur cou, une main qu'agité le D.T. (petit nom familier du delirium tremens), ou comme certain officier d'administration que j'ai connu, mouillent leur absinthe avec de l'eau de Vichy. Une des raisons de ce goût pour le boire est l'inoccupation complète où pendant une grande partie de l'année se trouvent les Européens. Je rappelle d'abord qu'une bonne partie de leur travail, souvent la plus pénible est faite par leurs employés chinois ou macaïstes. En outre tout le commerce du pays se fait par saisons. Il y a une saison pour le thé, une saison de la soie, des peaux, des arachides, etc. Pendant l'hiver en général, même lorsque les glaces comme dans les ports du Nord, ne viennent pas arrêter les communications, l'activité commerciale est suspendue, et le gros effort à donner coïncide précisément avec les mois les plus accablants de l'année. Il n'est vraiment pas étonnant que dans ces conditions, des malheureux, sans famille, sans patrie, sans distractions, cherchent dans l'alcool à la fois un stimulant et un stupéfiant. Quand on a eu le plaisir de connaître l'intérieur de ces marmites autoclaves qui sont les ports du Yang tze pendant les mois d'été, on est indulgent pour bien des excès. Il n'est que juste d'ailleurs, de noter un autre trait commun à tous les Européens d'Extrême-Orient, c'est qu'ils ont le cœur et la bourse larges. L'horrible défaut, si fréquent dans le vieux pays, si odieux à tout vrai colonial, désigné sous le nom de « mean-ness », ou pingrerie, est là-bas inconnu. Un hôte, une famille entière, à votre table ou sous votre toit, pour le temps qui leur convient, sont toujours généreusement accueillis. Un commerçant honnête et sérieux qui débute trouve partout du crédit. Celui qui ne réussit pas trouve la compassion et ce peu d'aide qu'on peut lui donner. On rapatrie les familles des morts et on se charge de leurs enfants. La solidarité qui n'existe pas toujours entre les vivants se rétablit avec les morts. L'Européen de Chine n'emploie pas d'ailleurs exclusivement tous ses loisirs à boire. Il fait du sport, il en fait beaucoup et même trop. Il lit, et pas toujours des romans. Dans les plus petits ports on tient à honneur que la bibliothèque du club soit abondamment fournie. On y trouve une riche littérature de mémoires, de livres d'histoires et de voyages, et même des collections dispendieuses comme les « Sacred Books of thé East ». La seule bibliothèque qui m'ait vraiment scandalisé par le petit nombre, par le choix et par l'état des livres qui la composent est celle de Pékin, dans un club fréquenté presque exclusivement par les diplomates. Mais toutes les Légations, comme on sait, sont abondamment pourvues par leurs propres moyens au point de vue de la nourriture imprimée. (Je regrette de ne pas avoir ici à ma disposition le fameux point d'ironie.) Somme toute, je pense toujours avec plaisir aux braves gens parmi lesquels j'ai vécu les quinze plus belles années de mon existence. Et puisque j'en trouve l'occasion, je voudrais les justifier du soupçon répandu parmi les consommateurs de littérature facile, que c'est parmi eux que l'on rencontre l'être bizarre connu sous le nom de « l'Aventurier à la volonté de fer ». On sait que parmi les faiseurs de romans les pays chauds sont considérés comme éminemment favorables à la constitution de ce métal psychologique, de même qu'il suffit à Denis ou à Raymond, quand ses amours avec Germaine ou Pétronille sont contrariées, de prendre la sombre résolution de s'expatrier et d' « acheter un ranch » (comme ce mot gratte délicieusement le palais!) pour atteindre la fortune. Quant à moi, au cours de mes voyages sur pas mal de grand'routes, je n'ai jamais rencontré ce type curieux, excepté peut-être à Marseille ou chez de très jeunes administrateurs civils. Pas plus d'ailleurs qu'à Paris même je n'ai rencontré de numéros aussi aimablement entr'ouverts, mois, souriants, détrempés et pantouflards que les héros préférés de nos comédies de boulevards. L'observation de Stevenson, ce grand connaisseur de toutes les choses exotiques est profondément vraie : si un homme s'expatrie, ce n'est pas en général par goût des aventures ou par l'élan d'un caractère impatient de la contrainte, c'est simplement parce qu'il ne tenait pas, et qu'il s'est comme de lui-même décroché. Interrogez-le : ce sont toujours les circonstances qui ont décidé de son départ. Vous ne trouverez jamais chez un expatrié cette foi extatique dans les choses de ce monde, cette ténacité de propos, ce féroce appétit de pouvoir et d'argent qu'on admire chez les héros de Balzac. L'expatrié a toujours quelque chose de loose, de mal attaché, de foncièrement indifférent dans son âme comme dans son corps nonchalant et dégingandé qui flotte sous le large vêtement de toile. Il s'engage dans l'aventure sans autre réflexion que le bouchon qui file vers le moulin. Mais il est juste de terminer ce chapitre par des paroles plus graves, et de rappeler que si l'histoire de ses rapports avec la Chine est souvent un récit de violence et de destruction, l'Europe a versé aussi généreusement dans cette étreinte avec l'antique barbarie le sang des plus purs et des plus généreux de ses enfants. La plus large part de cette précieuse libation est française, comme il convient. Et ce livre serait bien inutile s'il ne i appelait les noms de tant de héros, missionnaires, sol-dafs et médecins, morts au service de la Chine, pour l'humanité, pour le devoir, pour l'honneur, pour la gloire de Dieu, des Perboyre et du Protêt, des soeurs de charité de Tientsin, du consul Fontanier, de l'enseigne Henry, des docteurs Mesny et Chabaneix, et de tant d'autres! Et en somme on peut dire que c'est aux Européens et à l'ordre par eux tant bien que mal introduit que l'Empire chinois doit la période matériellement la plus heureuse de son histoire. |
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6 | 1948.5 |
Claudel, Paul. Sous le signe du dragon [ID D3550]. (5) CHAPITRE VI LE COMMERCE ET L'INDUSTRIE Les indications éparses au cours des chapitres précédents, ont déjà donné l'idée de ce que peut être le commerce intérieur ou extérieur de la Chine. A l'intérieur, comme il faut s'y attendre dans ce pays de production homogène, on ne peut constater de grands coulants d'échanges, aucune province ne dépend absolument d'une autre pour les articles de première nécessité. Le seul exemple qu'on ait pu citer longtemps de ces compensations régulières est celui des sucres de la région de Swatow qui étaient envoyés en Mandchourie, d'où leurs vendeurs importaient des tourteaux de fèves destinés à l'engrais des champs de cannes. Ce trafic a servi longtemps de soutien principal à la navigation côtière. Aujourd'hui il est gravement menacé, sinon complètement interrompu. D'une part les sucres du Kwang-tung ne peuvent plus lutter avec ceux que raffinent à Hong-Kong les grandes usines de Butterfield; d'autre part les tourteaux de fèves, dont les vertus fécondantes viennent d'être révélées à l'Europe, sont achetés maintenant en grande quantité par les Japonais et la clientèle étrangère. Il faut mentionner aussi le commerce du riz. Certaines parties du Sud et de la Chine (Kwantung et Fo Kien) se trouvent en déficit alimentaire chronique et sont obligées de faire venir le surplus de céréales dont elles ont besoin du Yang tze, spécialement de la région du Wuhu. Cette nécessité économique, beaucoup moins grande aujourd'hui, depuis que les relations sont si faciles avec la Cochinchine et le Siam, sert à expliquer la dépendance politique par rapport au reste de l'Empire de ces provinces qui en sont séparées par la nature et par les tendances de leurs habitants. En dehors de ces exceptions et de quelques autres, le trafic intérieur de la Chine se limite à des articles de pacotille, ce que les statistiques de la douane appellent des « Sundries », faïences, papiers, médicaments, quincaillerie, fruits secs, etc. et au transport des marchandises étrangères entre les ports ouverts et les différents centres intérieurs. Avant de passer à l'examen du commerce extérieur une question préliminaire se pose : c'est l'évaluation du dommage que la concurrence étrangère a pu infliger à l'ertreprise locale. Sur un point au moins ce dommage paraît certain, comme d'ailleurs il était inévitable : c'est dans la substitution aux anciennes jonques et lorchas à voiles des bateaux à vapeur européens. Les vieux bâtiments, favorisés par le régime régulier des vents sur la côte de Chine, (brise du nord en hiver et mousson du sud en été) ont longtemps lutté : aujourd'hui leur sort est misérable et leur nombre diminue, au grand dommage du pittoresque. La sécurité des transports, la ponctualité des arrivages sont des avantages tels que la clientèle chinoise devait finir par leur faire le sacrifice de tous les menus tripotages que permettait la lente navigation indigène. [Part des différents pavillons dans la navigation de cabotage sur les côtes de Chine (1909). Importation de marchandises indigènes. Chiffre total 376.945.943 HK.T. Pavillon chinois (bateaux à vapeur) 136.176.552. Pavillon britannique 146.826.659. Pavillon japonais 47.563.029. Pavillon allemand 28.106.451. Pavillon français 7.066.492. Pavillon norvégien 8.563.543. Le chiffre des importations par jonques n'est pas donné.] Non seulement la marine locale a souffert mais le dommage s'est étendu à l'industrie des transports intérieurs : et certaines voies telles que la route historique de Canton à Pékin par le col de Meî Lin, le Yang Tze et le Grand Canal ont été peu à peu désertées. (Voir sur cette route la relation du voyage de l'ambassadeur Macartney.) Partout ailleurs l'ingérence de l'Europe a eu moins pour résultat de supplanter une ancienne branche de l'industrie locale, que de créer dans le peuple des besoins nouveaux à satisfaire. Nous avons cité l'exemple du tabac et de l'opium : nous pourrions aussi bien faire mention des allumettes, du pétrole et des appareils d'éclairage, du savon et de l'argent monnayé. Nous arrivons ainsi au caractère principal du commerce que la Chine entretient avec les nations extérieures : c'est que ce commerce, si important qu'il soit, ne porte pas sur des articles de première nécessité. Les relations du pays avec les nations étrangères pourraient être suspendues, sans que la vie économique du pays fût gravement compromise. A part les machines et le matériel de chemin de fer, la Chine n'importe aucun article dont elle ne puisse se passer ou fournir l'équivalent. C'est d'ailleurs ce qui se produit dès que le change devient trop élevé ou que les prix dépassent les facultés des acheteurs. La réciproque est d'ailleurs vraie. Si l'on parcourt la liste, d'ailleurs assez courte, des produits chinois qui font l'objet de la part de l'étranger d'une demande régulière, on voit en tête deux articles qui sont proprement des articles de luxe et dont les analogues sont fournis en quantités de plus en plus grandes par d'autres pays : la soie et le thé. Viennent ensuite les fèves de Mandchourie (soya bcans) qui n'ont pris que tout récemment place sur les statistiques, puis une série de matières premières qui n'ont rien de spécialement chinois et dont l'exportation prouve le peu d'avancement industriel du pays, peaux de toute espèce, laines, soies de porc, etc. dont le chiffre total, bien que sans cesse en accroissement, est encore bien insignifiant si l'on songe que la Chine est un des pays les plus riches en minéraux du monde entier. [La Chine avec ses champs de charbon qui couvrent des districts entiers n'en exporte pas une tonne et en importe au contraire (1909) 1.516.629 tonnes (8.377.186 HK. T.).] Si l'on se rappelle les observations faites au cours du chapitre précédent sur la manière dont s'exerce le commerce européen, sur son absence totale de contact avec les marchés intérieurs, si l'on songe qu'encore aujourd'hui les marchands européens sont comme isolés sur quelques pontons mal accrochés à la terre ferme, on verra que la prise économique de l'Europe sur la Chine et la pénétration par ce canal des deux civilisations est beaucoup moins intime qu'on ne l'imagine généralement. On peut même dire, en jetant un coup d'œil d'ensemble sur les cinquante années qui se sont écoulées depuis les traités de Tientsin, qu'il y a sur certains points régression. Les Européens ont été aujourd'hui presque entièrement évincés des petits ports où tout le commerce des marchandises étrangères est dans les mains des firmes indigènes. Toute la puissance économique étrangère s'est concentrée dans deux grands centres de distribution : Hong-Kong et Shanghaï; et dans trois centres d'exportation : Tientsin, Han-kéou et Canton. En réalité pour ses achats à l'étranger, le Chinois n'a besoin de l'Européen que par suite du mauvais état de son crédit et pour avaliser sa signature. Ces considérations générales épuisées, il nous reste à entrer dans quelques détails. IMPORTATIONS. Comme nous l'avons indiqué plus haut, les objets d'alimentation figurent sur les statistiques pour une somme relativement peu importante. C'est ainsi que sur un chiffre total d'importations étrangères (1909) de 418.158.057 HK. T. nous voyons figurer le riz pour 15 1/2 (millions de taëls), - je ne donne que les chiffres ronds, - la farine de froment pour 21/2, les poissons secs et divers pour 15, le sucre pour 25 (provenant de Java et des grandes raffineries de Hong-Kong : propriétés des deux principales firmes anglaises Butterfield et Jardine, qui assurent le fret des lignes de navigation qui battent leur fanion), les vins et liqueurs pour 3, les fruits secs pour 700.000 taëls. Rien pour la viande abattue ou sur pied : la Chine au contraire en a exporté pour près de 5 millions de taëls. La Chine, ayant une industrie très peu développée, importe fort peu de matières premières. Les métaux qu'elle achète, pour une valeur bien minime (17 millions de taëls en tout) sont ou des ferrailles, ou des articles soit complètement fabriqués soit ayant subi déjà une première main-d'œuvre. En raison de l'énorme consommation qu'elle en fait, pour sa batellerie, pour ses constructions de toute sorte, dont le bois est avec la terre comprimée et la brique l'unique élément, pour les cercueils, en raison aussi de la dévastation de ses réserves, la Chine est obligée de faire venir le bois de l'étranger en quantités de plus en plus considérables (près de 4 millions de taëls). Enfin comme elle apprécie de plus en plus les avantages du pétrole, elle en achète en Amérique, en Russie, à Bornéo, à Sumatra, des quantités toujours croissantes. Sous ces réserves on peut dire que la presque totalité des importations étrangères en Chine, consiste en articles fabriqués. Au premier rang de ces articles se présentait autrefois l'opium. Il ne figure plus aujourd'hui sur les statistiques que pour 35.000.000 de taëls et doit en disparaître totalement d'ici cinq ou six ans, quand la convention avec l'Angleterre aura reçu sa pleine application. Disons à ce sujet que. les vendeurs indiens n'ont subi jusqu'ici du fait de la prohibition éventuelle de l'opium aucun dommage : bien au contraire. La restriction de la vente et l'interdiction de la culture de l'opium indigène ont eu pour principal résultat de faire énormément monter le prix de la drogue. Le tabac représente 4 millions 1/2 de taëls. La place ainsi laissée vacante est occupée aujourd'hui par les filés et tissus qui représentent 145 millions de taëls sur le chiffre total de 418, soit plus du quart. Dans ce chiffre les filés et tissus de coton figurent pour 137, le reste étant la part des lainages et mélangés et des soieries. En 1867 l'importation des manufactures de coton était de T. 14.617.268. (Il est vrai que le taël valait à cette époque de 7 à 8 francs.) Comme le remarque M. Morse, déduction faite des tissus fins, blancs ou teintés, dont l'importation représente 17 % du chiffre total des cotonnades, tout le reste est composé de produits demi-achevés qui reçoivent dans le pays même leur complément de main-d'œuvre, la teinture par exemple pour les tissus. Pour les filés (en y comprenant le produit des filatures à vapeur de Shanghaï). M. Morse estime qu'ils représentent aujourd'hui la moitié de l'importation des cotonnades étrangères. « Ces filés, dit-il, sont importés pour fournir une forte trame sur laquelle les gens du peuple dans leurs foyers tissent une toile grossière et solide employant pour chaîne le coton chinois filé à la main. Ils pénètrent dans tous les coins de l'Empire, et dans toutes les rues des villages on peut voir les longs écheveaux blancs dévidés et tendus par les femmes en attendant le travail du métier. Dans les pays occidentaux le bon marché des filés à la machine a évincé les bobines de nos grands-mères. En Chine la machine a supplanté le rouet, mais non pas encore Je métier à bras ». Sur la liste des divers (sundries) qui s'allonge d'année en année et qui témoigne du goût croissant des indigènes pour les commodités européennes, il y a peu de gros chiffres à relever. Les plus forts se rapportent au matériel de chemins de fer (13 millions de taëls), aux teintures naturelles ou artificielles (9), aux machines (5 1/2), aux allumettes (5 1/2), aux papiers (4), aux sacs de jute (4), aux ci gardes (3 1/2), aux médicaments (2 1/2), au matériel électrique (1 1/2), au ciment (1 1/2), aux verres à vitre et véneries (1), au savon (1), aux bougies (1). Cet aperçu sommaire que nous venons de donner du commerce d'importation [Il faudrait ajouter les armes et munitions de guerre, importées pour le compte du gouvernement, et qui représentent une somme importante, quoique ne figurant pas au tarif.] de la Chine permet les réflexions suivantes : il est certain que les entrées de cotonnades (filés et tissus), ayant le caractère de demi-matière première, sont appelées à se restreindre notablement à mesure que la production mécanique du pays se développera. Il en ira de même sans doute pour tous les articles simples et grossiers que la Chine un jour ou l'autre sera sans doute en état de produire elle-même. En revanche, à mesure que la « civilisation » se. développer a, à supposer que les ressources du pays subissent un accroissement correspondant, la Chine verra s'accroître le nombre et l'importance de besoins que l'industrie étrangère seule sera en état de satisfaire. EXPORTATIONS. Nous n'avons ici qu'à ajouter quelques détails aux traits généraux indiqués plus haut. Remarquons tout d'abord que, tandis que tous les pays du monde s'efforcent de favoriser la vente au dehors de leurs produits, non seulement par une totale exemption de droits, mais par des rabais sur les tarifs de transport et par des primes, les marchandises exportées de Chine à l'étranger sont traitées peut-être plus sévèrement que les importations. Non seulement elles ont à payer des droits équivalents quand elles quittent le territoire chinois, mais elles ont moins de moyen d'échapper à l'avidité des mandarins et de profiter du secours précaire des « passes de transit ». Pour les articles qui forment encore aujourd'hui le gros de l'exportation chinoise, les producteurs indigènes jouissaient autrefois d'un véritable monopole. Mais tandis qu'ils s'attardaient dans la routine des vieux procédés et que des charges fiscales devenaient de plus en plus gênantes, leurs rivaux, bientôt suscités, à l'étranger, connaissant mieux les goûts de la clientèle européenne et sachant mieux s'y plier, arrivaient à les supplanter. Il en a été ainsi partiellement pour la soie qui figure en tête de la liste des articles d'exportation. Bien que le cocon chinois donne le fil qui est le meilleur du monde (surtout celui de la marque célèbre Gold Kiling) le Japon en fournit aujourd'hui plus que lui aux acheteurs étrangers. Les cultivateurs, malgré tous les avis, n'ont pris aucune précaution pour obtenir de meilleures sélections et pour combattre les ravages de la pébrine : leurs faibles ressources ne leur permettent aucun effort individuel et les avantages d'un effort général et concerté sont au-dessus de ce que peut concevoir leur cerveau. Même observation pour le thé, où l'Inde et Ceylan font aujourd'hui à la Chine la part congrue. Évidemment si les envois de ces deux premiers pays ont pris un aussi prodigieux développement, ils le doivent en partie à leur qualité naturelle de fournir à prix égal une décoction plus forte et à l'avantage d'une distance moindre des marchés de consommation. Mais ils le doivent aussi à la manière excellente dont leur exportation a été administrée : franchise d'impôts de circulation, publicité intensive, entente des producteurs, absence de fraudes, etc. Pour un autre article, les tresses de paille employées par les modistes et chapeliers, les Chinois avaient également autrefois un privilège de production exclusive. Mais les paysans du Shantung ne fabriquent qu'un article assez grossier; on essaya de leur faire faire autre chose : ce fut peine perdue. Les Japonais au contraire fournirent tout ce qu'on leur demandait. Aujourd'hui le seul article pour lequel la Chine jouisse encore d'un monopole est la fève de Mandchourie (soya bean), dont la vente a pris en quelques années un énorme développement et dont l'exportation sous toutes ses formes représente aujourd'hui un chiffre de près de 52 millions de taëls. [« Avec le soya bean lui-même comestible, on peut faire une espèce de café, une espèce de lait et une espèce de fromage : L'huile qu'on en tire peut servir à la cuisine et à la fabrication du savon. Les tourteaux sont excellents pour l'engrais et la nourriture du bétail. » Returns of Trade, etc. Rapport de M. Chaloner.] Mais il est probable que dans cette culture aussi la Chine trouvera bientôt des concurrents. Il faut noter aussi, comme produits spécialement chinois la cire végétale et le « woodoil » provenant du fruit de l'elococcus, très employé aujourd'hui pour les huiles et vernis. Le reste de l'exportation consiste surtout dans le surplus de matières premières que le pays est incapable d'utiliser, graines oléagineuses, surtout le sésame, laines de moutons et de chameaux, cuirs, peaux de pelleteries, soies de porc, etc. Nous avons noté tout à l'heure le faible chiffre d'exportation des minéraux, en dépit de l'étendue et de la situation exceptionnelle de certains gisements où les filons de charbon et de fer sont superposés. Pour profiter de ces avantages extraordinaires, la Compagnie européenne du Shansi avait autrefois projeté de procéder sur place à la fabrication d'un produit demi-manufacture, la fonte, qui aurait mieux supporté les frais d'un long transport. L'avenir montrera si, dans des conditions politiques meilleures, une idée de ce genre ne pourrait être reprise. Un fait universel en Chine tend à entraver le développement des exportations, c'est la pratique de la fraude et de l'adultération des denrées dont tous les négociants se plaignent amèrement. M. Bard, chef de la maison Olivier de Langenhagen, donne à ce sujet des détails intéressants. Les laines sont volontairement mouillées ou chargées de terre et d'ordures de toute espèce pour en augmenter le poids. Le thé est mélangé de feuilles de saule. Le musc est remplacé par de la farine saturée de parfum. Les fourrures sont teintes et rapiécées. Enfin on va jusqu'à ouvrir les cocons un par un et à y coudre des grains de plomb! La fraude poussée à ce degré acquiert la dignité imbécile de l'art pour l'art. Un obstacle plus puissant encore au développement des échanger et de la circulation vitale en Chine est l'établissement des likins ou douanes intérieures dont nous avons déjà dit quelques mots. Le premier essai en fut tenté de 1812 à 1858 dans la région des deux Hon, au début de la grande Sédition. De là leur usage s'étendit rapidement aux autres provinces, la Mandchourie exceptée (jusqu'à ces derniers temps). Il faut surtout attribuer le rapide développement des likins au fait qu'à partir du moment où l'administration des douanes maritimes fut confiée à des mains européennes, l'argent par elle recueilli fut versé intégralement à Pékin et les autorités locales furent mises hors d'état de faire sur ces fonds aucun prélèvement. Les chiffres que nous avons donnés pour le Hoppo font comprendre de quelle importante source de profits elles se virent ainsi privées. En même temps la rébellion de Taipings qui ravagea la partie la plus riche du pays réduisit notablement le produit de l'impôt foncier. Enfin l'Empire entraîné dans la voie des armements rejetait sur les provinces une bonne partie des charges nouvelles qui le grevaient : il obligeait, par exemple, l'une des plus pauvres, le Fo Kien, à construire à elle seule un arsenal et une flotte. Les négociants des ports ouverts, les Consuls et les Ministres, ne cessèrent pendant de longues années de protester contre les likins, mais leurs réclamations restèrent vaines. Bien mieux, pour couvrir les emprunts que la Chine en 1895 commença à faire au-dehors, elle fut amenée, dès que le revenu des douanes se trouva complètement engagé, à proposer une partie de ses likins comme garantie supplémentaire, et l'Angleterre fut la première à accepter un nantissement de cette nature. Le traité Mackay contient bien un article VIII qui prévoit la suppression des likins, mais cet instrument diplomatique est sans doute destiné à rester longtemps encore lettre morte. Les chiffres que nous avons donnés ci-dessus font ressortir la disproportion qui existe entre le chiffre des importations chinoises et celui des exportations, au détriment de ces dernières. Cette situation existe depuis de longues années déjà. Voici le tableau des chiffres afférents à la dernière décade : Années Importations Exportations Différence 1900 211.070.422 158.996.732 52.073.690 1901 268.302.918 169.636.757 98.666.161 1902 315.363.003 214.181.584 101.181.419 1903 326.7397133 214.352.407 112.386.726 1904 344.060.608 239.480.083 104.580.525 1905 441.400.791 267.888.197 213.512.694 1906 410.270.082 236.456.739 173.813.343 1907 416.401.369 264.380.697 152.020.672 1908 394.505.478 276.666.403 117.839.075 1909 418.156.067 338.992.614 79.154.453 On voit par ce tableau que, depuis de longues années la Chine n'est pas en état de payer avec ses propres produits les achats qu'elle fait à l'étranger. Elle est donc obligée de les solder, pour la plus grosse part, sur son capital, et par là elle est en voie de continuel appauvrissement. Maints détails confirment d'ailleurs cette observation : absence de véritable luxe, absence de grandes fortunes comme celles que nous citions à propos du Hoppo et du Co-hong, exportations de métaux et objets précieux, curios, etc. Les importations sont appelées par la force des choses et de besoins sans cesse accrus à toujours augmenter. Les exportations au contraire, si la Chine ne change pas tout son régime économique, fiscal et monétaire, sont condamnées à souffrir de plus en plus du handicap que leur imposent la concurrence et la distance. Il est juste de mentionner que les chiffres donnés ci-dessus doivent être corrigés par un essai d'évaluation de l'actif et du passif invisibles. J'en donne ci-dessous le tableau complet pour 1909 d'après M. Chaloner, secrétaire-statisticien des douanes maritimes : PASSIF. A. Valeur des marchandises importées dans les ports à traités de la Chine en 1909 au moment du débarquement. HK.T 418.058.067 B. Valeur des métaux précieux et monnaies importés. HK.T 81.889.376 C. Principal et intérêts des emprunts et indemnités. HK.T 53.700.000 D. Dépenses des légations et Consulats de Chine à l'étranger. HK.T 2.000.000 E. Dépenses des étudiants et voyageurs chinois au-dehors. HK.T 3.000.000 F. Profits nets des étrangers envoyés chez eux. HK.T 19.600.000 G. Frets et primes d'assurances. HK.T 6.750.000 H. Armes et munitions de guerre. HK.T 2.000.000 [Ce chiffre me paraît inférieur à la réalité et ne peut servir de moyenne.] Total HT 586.997.443 ACTIF. A. Valeur des marchandises exportées. HK.T 338.992.395 B. Valeur des métaux précieux et monnaies exportés. HK.T 21.840.459 C. Excès des exportations sur les importations dans le commerce non évalué par les frontières de terre. HK.T 2.600.000 (?) D. Dépenses pour les mines, chemins de fer, etc. HK.T 16.000.000 E. Dépenses pour les légations et Consulats étrangers en Chine. HK.T 5.300.000 F. Garnisons étrangères. HK.T 8.600.000 G. Dépenses des navires de guerre étrangers, y compris celles des équipages. HK.T 9.000.000 H. Dépenses des bateaux de commerce et équipages. HK.T 3.000.000 I. Réparations aux navires étrangers. HK.T 12.500.000 J. Dépenses des missions, écoles et hôpitaux. HK.T 10.500.000 K. Dépenses des voyageurs étrangers en Chine. HK.T 6.000.000 L. Envois d'argent des émigrants chinois du dehors. HK.T 77.000.000 (?) Total HT 511.332.854 Ainsi, en mettant les choses au mieux et dans une période relativement très favorable, la Chine aurait contracté en une seule année au regard de l'étranger une dette de 25 millions de taëls environ, soit près de 80 millions de francs. Cette situation, que l'on peut considérer comme normale, ne laisse pas que de prêter à réflexion. L'INDUSTRIE. Les premières tentatives d'introduction des procédés de l'industrie moderne en Chine ont eu une origine gouvernementale. Elles sont dues à l'initiative du fameux Vice-Roi Chang Chih Tung, (lui-même cependant un lettré de la vieille école), qui, après la guerre de 1885 avec la France, comprit la nécessité de donner à son pays l'outillage qui lui faisait défaut. Jusqu'à ce moment l'Empire n'avait eu d'autres établissements industriels que quelques « arsenaux » fondés ça et là, au hasard des bonnes volontés mandarinales. Le plus considérable fut celui de Foutcheou, où notre compatriote Gicquel construisit une petite flotte, anéantie par nos soins en 1885; le plus absurde celui de Kwei Yang, construit au beau milieu du Kwei Tcheou, une des provinces les plus pauvres et les plus difficiles d'accès. Chang Chih Tung honnête homme, mais esprit brouillon et d'ailleurs parfaitement ignorant en dehors des classiques et de la routine du prétoire, éleva à Hanyang, avec l'aide de quelques ingénieurs belges et luxembourgeois (dont l'un, le directeur actuel, M. Rupert est un homme remarquable), une formidable usine métallurgique (hauts fourneaux et aciérie), qui, au moins pour l'argent dépensé, ne connaît point d'égale au monde. Cet établissement, plusieurs fois réinstallé, semble aujourd'hui (1910) marcher d'une manière assez satisfaisante. Il a fourni une grande partie des rails des nouveaux chemins de fer chinois (de médiocre qualité d'ailleurs, m'a affirmé M. Claude Kierfer) et il vend sa fonte jusque sur le marché de San Francisco. Évidemment il aura toujours à souffrir du mauvais choix de l'emplacement initial, perché à l'étroit au milieu de marécages qu'il a fallu remblayer à grands frais, plus avec des dollars que de la terre : éloigné au surplus de tous les centres de production des matières premières. C'est à Ping yang dans le Houpé, disent les experts, qu'on aurait dû le construire, sur un point où l'on aurait trouvé à la fois le minerai, le charbon et le calcaire. A côté de ses hauts fourneaux, Chang Chih Tung établit une fabrique de fusils et de l'autre côté du fleuve à Wuchang des filatures de soie et de coton qui coûtèrent les yeux de la tête et n'ont jamais rien rapporté. Mais l'ouverture définitive de la Chine au mécanisme ne date que de 1895. Le traité de Shimonoseki, conclusion de la guerre sino-japonaise, contient dans son article VI, § 4, les dispositions suivantes : « Les sujets japonais (et par suite tous les étrangers) seront libres de se livrer à toutes espèces d'industries dans toutes les villes et ports ouverts de Chine et seront libres d'importer en Chine toutes espèces de machines, moyennant le paiement des droits d'entrée stipulés. « Toutes les marchandises manufacturées par les sujets japonais en Chine seront, sous le rapport des droits de transit et des taxes intérieures, ainsi que des droits et charges de toute nature, comme aussi sous le rapport des facilités d'entrepôt dans l'intérieur de la Chine, soumises au même traitement et jouiront des mêmes privilèges et exemptions que les marchandises importées par les sujets japonais en Chine. » On s'attendait, au moment de la signature de ce traité, à voir la Chine, si favorisée par la nature et pourvue d'une abondante main-d'œuvre, devenir le théâtre d'un immense développement industriel. Les journaux du temps portent la trace des inquiétudes alors éveillées par le péril jaune et M. d'Estour-nelles de Constant en porta l'expression à la tribune de la Chambre. Cette attente ne s'est pas réalisée. Le développement des industries mécaniques en Chine, quoique réel, est lent et pénible et ne répond pas aux vastes espérances des premiers spéculateurs. Les grandes filatures de soie et de coton fondées à Shanghaï ont eu des années très pénibles à passer. A côté d'elles, des établissements gouvernementaux et des ateliers de réparation des navires, on ne peut citer que quelques minoteries, papeteries, fabriques de ciment, toutes fondations dont la vie est assez précaire. Nous allons essayer de déterminer les causes de cette situation qui, au premier abord, paraît assez surprenante : 1° II est vrai que la main-d'oeuvre en Chine est abondante et bon marché : mais il est non moins vrai que son rendement est inférieur en quantité et qualité à celui de l'ouvrier européen. Le Chinois manque de conscience et de soin; l'appât du travail aux pièces n'agit pas sur lui comme sur l'Européen. L'a peu près, le « chapouto » lui suffisent. 2° Le Chinois s'est montré jusqu'ici parfaitement incapable de la conduite d'une entreprise industrielle quelconque. 3° II est très difficile de trouver un bon directeur européen et un état-major blanc capable et solide. 4° Le vol et le coulage sont toujours énormes et très difficiles à réprimer. Les outils sont mal soignés et manœuvres sans intelligence. 5° Par suite de l'extrême bon marché de la main-d'œuvre courante, les machines souvent ne peuvent lutter contre le travail humain. C'est ainsi que les scieries mécaniques établies à Foutcheou n'ont jamais pu évincer les anciens scieurs de long et ont fini par leur acheter des planches. 6° Les industries naissantes ne sont pas favorisées en Chine comme dans les autres pays par des tarifs protecteurs. Au contraire celles qui sont établies dans les ports ouverts sont traitées comme étrangères. 7° L'industrie chinoise souvent n'est pas mieux placée que ses rivales au point de vue des approvisionnements. Il en est ainsi par exemple pour le coton qu'elle est obligée de faire venir en grande partie de l'Inde, de l'Amérique et de l'Egypte. 8° Les transformations incessantes nécessitées par le progrès du machinisme sont beaucoup plus difficiles à suivre pour des industries naissantes, de faible production et de maigre capital. Beaucoup d'installations manufacturières de Chine sont déjà arriérées. L'avenir apprendra d'ailleurs si ces causes d'infériorité ne peuvent s'atténuer. |
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7 | 1948.6 |
Claudel, Paul. Sous le signe du dragon [ID D3550]. (6) CHAPITRE VII LES FINANCES ET LA MONNAIE § I. LES FINANCES. Nous avons souvent insisté dans les chapitres précédents que le Gouvernement, jusqu'ici en Chine, a été moins une administration qu'un système d'exploitation, dont les fonctionnaires ne sont que les soumissionnaires patentés. Il serait donc vain de chercher rien qui ressemble à un budget : parmi les nombreuses réformes auxquelles les caprices de la mode donnaient une vogue momentanée, celle-ci parut toujours une des moins goûtées, bien qu'elle fût la condition de toutes les autres, une de celles qui heurtaient le plus d'intérêts et se heurtaient elles-mêmes au plus de mauvaise volonté. Cependant, en nous aidant des travaux remarquables qui ont été publiés au cours de ces dernières années par MM. Parker, Jamieson et Morse, nous allons essayer de nous rendre compte, d'une manière certes bien vague et bien insuffisante, de ce que sont chaque année les ressources et les besoins de l'Empire. Pour bien comprendre la valeur des chiffres avarement avoués par les rares documents officiels que ces auteurs ont pu consulter, il ne faut pas oublier qu'ils déterminent des contributions fixes et en quelque sorte forfaitaires dont les agents de perception assument la charge. Souvent l'emploi de ces fonds est prévu au moment de leur répartition, qui doit être assurée par le fermier lui-même. « Une province par exemple est taxée à 500.000 taëls pour sa contribution annuelle sur les likins. Elle reçoit l'ordre d'envoyer directement 100.000 taëls au taotaï de Shanghaï pour le service de la dette étrangère, 50.000 taëls au même fonctionnaire pour le compte des légations à l'étranger, 200.000 au Honan pour le fonds contre les inondations du Fleuve Jaune, 50.000 taëls pour les réparations aux fortifications de la Province, 50.000 taëls à Pékin pour la maison de l'Empereur et 50.000 autres taëls pour la réparation des tombes impériales » (Morse). On voit combien un pareil système de trésorerie facilite l'ordre et le contrôle! Toutes ces taxes, celles qui sont indiquées sur le papier et celles beaucoup plus nombreuses qui font l'objet avec l'amodiataire principal de Pékin d'un marchandage de gré à gré, une fois fixées, le percepteur se débrouille et s'arrange fort bien pour que l'opération financière dont il prend l'entreprise ne se termine pas pour lui par une perte. Les appétits légitimes satisfaits, personne ne met le nez dans sa comptabilité. C'est à lui de s'arranger avec le troupeau qu'il tond pour respecter les usages et pour éviter les clameurs. D'ailleurs à tout regard trop curieux la complication inextricable des changes, dont nous essayerons de donner une idée dans la seconde partie de cette étude, suffirait à opposer un obstacle invincible. « Prenons par exemple le cas tout à fait ordinaire d'une somme perçue dans le Kiangsou et destinée à servir de subside à la province de Kansou. La taxe sera fixée en taëls du Trésor, e'ie sera payée en taëls locaux; le résultat sera converti en Tsaoping taëls pour l'envoi à Shanghaï; puis de nouveau on aura à acquitter les frais de change en Tsaoping taëls de la traite sur le Kansou; puis conversion en taëls du Trésor pour l'état de comptes avec le Kansou, puis en taëls locaux pour le dépôt dans une banque, puis de nouveau en taëls du Trésor pour les comptes avec la Trésorerie Impériale, et de nouveau en taëls locaux et en sapèques pour les paiements aux particuliers. Soit neuf transactions dont chacune en dehors du péage légal de 1/2 ou 1 % laisse de nombreuses chances à des artifices de comptabilité. [Morse (Directeur de la Statistique des douanes impériales maritimes), The Trade and Administration of thé Chinese Empire]. » Deux sources de revenus seules peuvent être considérées comme strictement impériales : les tributs, et les recettes des douanes maritimes. Toutes les autres ont le caractère de reliquats versés au Trésor après solde des frais de perception et de toutes les dépenses de l'administration locale [Morse]. Nous chercherons à évaluer, avec l'aide des écrivains que nous venons de citer, en premier lieu quel est actuellement (1910) le revenu utile de l'Empire, celui qui entre réellement dans les caisses et qui est réellement employé aux besoins d'un service public; en second lieu quelle est la somme réellement débouisée par le contribuable. D'après un document officiel publié par M. Parker [I. China — Past and Présent], les recettes de l'Empire se répartissent comme il suit : T. 1. Taxe foncière (payée en argent). 25.887.000 2. Tributs (représentés ou non en argent). 7.400.000 3. Douanes indigènes. 4.160.000 4. Gabelle du sel. 12.600.000 5. Taxes diverses 3.856.000 6. Douanes maritimes (1905). 35.111.000 7. Likins sur les marchandises et l'opium. 15.890.000 Total : T. 104.904.000 De ces chiffres celui qui est attribué aux douanes maritimes, entièrement contrôlées par une administration étrangère, est le seul qui présente des garanties à peu près rigoureuses d'exactitude. C'est d'ailleurs le revenu de ce service qui a servi à gager les premiers emprunts étrangers souscrits par la Chine. Quant aux autres chiffres, on peut dire qu'ils ne représentent qu'une portion minime, un dixième au plus, des sommes réellement versées aux agents du fisc par les contribuables. La taxe foncière était autrefois la principale source des revenus de l'État, et il y a cent ans elle représentait encore près des deux tiers des recettes. Elle a été établie à son taux actuel par la dynastie mandchoue, à un moment où celle-ci avait intérêt à se concilier la bienveillance de ses nouveaux sujets. De là sa modération, de là aussi le fait que dans les cédules dressées les provinces éloignées sont beaucoup plus ménagées que celles qui sont rapprochées de Pékin. En 1713 l'Empereur publia un décret aux termes duquel l'impôt foncier par tout l'Empire serait dorénavant arrêté d'une manière fixe et immuable pour tous les temps à venir au total de ladite année. C'est donc le cadastre et le tarif de 1713 qui, en principe, servent encore aujourd'hui de base à la taxation de la terre chinoise. Mais bien entendu ils ne fournissent qu'un cadre, à une toile qui peu à peu par les soins du fisc s'est colorée d'une riche peinture. Les achats de terrains auxquels se livra le Syndicat du Honan entre 1901 et 1904 par l'intermédiaire de M. Jamieson, ancien Consul général d'Angleterre, et dont celui-ci a publié les résultats dans son livre Land Taxation in the Province of Honan éclairent le sujet de lumières assez vives. D'après les chiffres officiels fournis par les autorités locales au Syndicat qui avait à opérer des achats importants de terrains miniers, la taxe foncière dans un premier cas, avait subi des « accrétions parfaitement régulières et légales », pour change et frais de perception de 71 %, tandis que le tribut des graisses subissait de son côté une accrétion de 220 % ; dans un second cas l'accrétion était de 82 % et pour le tribut des grains de 210 %. Si ce taux « officiel » est en vigueur comme il est probable, pour toute la Province, M. Jamieson calcule qu'à elle seule, celle-ci payerait, sur pièces, aux agents du fisc une somme qui n'est pas inférieure à 28 millions de taëls, soit le chiffre indiqué, sur le tableau reproduit plus haut, pour l'Empire tout entier. Mais en fait, on doit admettre que le cultivateur chinois paye une somme bien supérieure à celle imposée sur des papiers administratifs à une puissante Société européenne; et l'on reste dans les limites de la plus sobre vraisemblance en admettant que les chiffres de M. Jamieson, pour répondre à la réalité, doivent au moins être triplés ou quadruplés. Cependant, même en s'en tenant aux chiffres des tableaux officiels et à l'évaluation la plus modérée des termes imposables du Honan, on arriverait encore pour l'impôt foncier de cette province au chiffre de T. 6.969.050. Sur les mêmes bases le rendement de l'impôt pour tout l'Empire serait de T. 102.461.852. « Mais en fait et en estimant la superficie totale de tous l'Empire à 2.400.000, moins j'estime, dit M. Jamieson, que le montant total de la somme payée par les contribuables n'est pas inférieur à T. 450 millions (un milliard et demi de francs). Dans le mémoire adressé par Sir Robert Hart au Gouvernement chinois pour lui recommander certaines réformes fiscales, les mêmes chiffres sont à peu près atteints, quoique par une autre voie ». Ainsi sur un revenu de 450 millions de taëls, moins d'un quart parvient effectivement au Trésor pour y être employé au service de l'État, — et encore sous les restrictions que nous verrons au chapitre des Dépenses ! Tribut. - Le tribut consiste en principe dans les envois en nature (grains, cuivre, fourrures, thé, soie, etc.) que les différentes provinces faisaient autrefois au Gouvernement de Pékin et dont l'expédition constitua longtemps le principal trafic du Grand Canal. La plupart de ces tributs sont aujourd'hui payables en argent. Nous avons vu au paragraphe précédent quelques exemples des énormes augmentations que les anciens chiffres ont subies. M. Morse cite un autre cas, également constaté par une quittance officielle, dans lequel le principal de cet impôt a été grevé de cinq fois et demie de sa valeur. Douanes intérieures. Les mêmes majorations, s'élevant parfois à 10 pour 1 ont été constatées dans les douanes indigènes, depuis qu'à la suite des traités de 1900, certaines d'entre elles, la douane de Tientsin par exemple, ont été confiées à une administration européenne. Sel. - Le régime du sel qui constitue un monopole de l'État et qui a toujours été considéré, ainsi que dans tous les pays à vaste domaine continental comme une espèce de monnaie, est en Chine très divers, très obscur et très compliqué. On peut prendre comme exemple la gabelle du Yangtze dite Hwai, dont le chef est le Vice-Roi de Nankin, à la tête d'une armée de percepteurs et de contrôleurs. La production, le transport et la vente sont entre les mains des particuliers moyennant patentes émises par l'administration. Le montant payé à titre d'impôt par les consommateurs est d'environ T. 2,67 par picul. En prenant ce chiffre minimum comme base et en évaluant la consommation de la Chine à la même quantité que celle de l'Inde, soit 243 millions de piculs, on voit que les contribuables payent sur ce chapitre une somme. Divers.- La nomenclature de ces impôts, dont le nombre a considérablement augmenté depuis 1900 et dont les uns sont d'État, les autres purement locaux, ne peut guère être donnée complètement. L'un des plus importants est le droit d'enregistrement sur les mutations de propriété. D'après les prix que le Syndicat du Honan a dû payer et en estimant que la propriété change de mains tous les soixante ans, M. Jamieson évalue le revenu total de cet impôt à 2 millions de taëls. Le chiffre porté sur les tableaux officiels est 200.000 taëls ! Likins. - Nous avons vu les conditions dans lesquelles s'est étendu à toute la Chine, après la guerre des Taïpings, le réseau aux mailles de plus en plus serrées des likins. La somme qui revient de ce chef au Trésor impérial est fixée dans le tableau donné plus haut (y compris les droits sur l'opium indigène) à T. 13.890.000. En ce qui concerne les perceptions réellement opérées, les évaluations les plus élevées risquent de rester au-dessous de la vérité. Mais les quittances et documents font défaut. En un cas particulier cependant une station de likin donna un reçu de T. 4 pour 12.000 sapèques (1 taël= 1200 sapèques environ) expliquant que ces 12.000 sapèques étaient la représentation des 4 taëls, une fois parvenus à Pékin! M. Parker estime les adjonctions à faire au chiffre officiel à 162 %, ce qui porterait le chiffre total perçu à T. 42.537.320. Chiffre certainement encore inférieur à la réalité. DÉPENSES. Le tableau auquel nous avons déjà emprunté les chiffres des recettes du Trésor impériales, donne pour les dépenses ceux qui suivent : T. 1. Numéraire envoyé à Pékin. 9.131.000 2. Grain (ou son équivalent en argent) et frais de transport. 5.780.000 3. Défense des frontières. 5.415.000 4. Fonds général de l'amirauté. 1.450.000 5. Armée, marine et fortifications. 25.200.000 6. Arsenaux. 3.385.000 7. Fleuve Jaune et autres commissions d'entretien. 1.389.000 8. Frais des Douanes maritimes et entretien des phare. 3.042.000 9. Douanes indigènes. 370.000 10. Diverses caisses de Pékin. 3.842.000 11. Fonds de développement des chemins de fer. 550.000 12. Subsides impériaux pour l'administration provinciale. 34.042.000 13. Intérêts et amortissements des emprunts étrangers. 42.000.000 Total : T. 135.696.000 Comme on le voit, les dépenses sont supérieures aux recettes de T. 30.792.000, ce qui, dès le premier abord, indique une certaine élasticité dans les budgets chinois! Quant au montant exact des sommes réellement dépensées, il est impossible de s'en faire une idée. Les chiffres donnés plus haut ne tiennent aucun compte des énormes accré-tions que nous avons signalées (en partie régulières et légales) et qui servent pour la moindre portion aux besoins des administrations locales, et pour la plus grosse à ceux des administrateurs. D'autre part les observations suivantes de Parker sont toujours exactes : « La tâche de déterminer le montant à ce jour des dépenses pour chaque chapitre n'est rien moins que facile, car tous les procédés de perception et de comptabilité en Chine semblent avoir été arrangés de manière à présenter autant de recoins, de détours, et de complications que possible, de sorte que l'argent, rencontrant sur son chemin tant d'obstacles, ait plus de chances de s'arrêter avant de parvenir à sa destination nominale. Ainsi il y a des frais prévus pour la fonte, pour l'usure, pour le transport, pour l'escorte, pour le « riz » des fonctionnaires qui le reçoivent, pour les poids locaux, les fournitures de bureau etc. Autant de charges (et nous en avons vu le nombre), autant d'occasions de « squeezes ». Puis il y a à tenir compte des avances et des arriérés, des prêts à d'autres Provinces, des prélèvements pour les besoins immédiats, tels que famines, guerres, emprunts étrangers, mariages impériaux, funérailles, jours de fête etc. Les remises de taxes causent beaucoup de désordre car ceux qui ont déjà payé ne revoient jamais leur argent, tandis que les agents de perception ont une merveilleuse occasion de tripoter en se servant de la date de remise qu'ils avancent ou retardent à leur gré. » Du court exposé que nous venons de faire découlent les conclusions suivantes : 1° Les ressources financières actuelles ou potentielles, de la Chine, sont considérables et suffiraient à faire face soit à d'importants emprunts étrangers, soit à un vaste programme de travaux publics et de réformes, tel que celui que suggérait Sir Robert Hart; 2° Ces ressources sont actuellement, pour la majeure partie, dévorées, sans aucun profit pour le pays, par une prodigieuse armée d'oisifs et de parasites, qui tous naturellement sont intéressés au maintien d'un état de choses si favorable pour eux; 3° L'état de désordre et de chaos des finances chinoises est en grande partie la conséquence de la mauvaise circulation monétaire qui empêche l'argent de courir aisément d'un bout à l'autre du pays et l'oblige à se résorber sur place; 4° II ne faut pas oublier, chaque fois qu'un nouvel impôt est établi en Chine, que le montant réellement perçu est huit ou dix fois supérieur à celui qu'indiquent les tableaux officiels. De là la haine excitée contre les étrangers par toutes les mesures fiscales auxquelles le règlement de la guerre des Boxers a servi de prétexte. § 2. LA MONNAIE. On parle souvent de la Chine comme d'un pays à étalon d'argent. C'est une manière de s'exprimer très inexacte. Il faut dire que la Chine est un pays à monnaies multiples sans aucun étalon de valeur fixe et absolue. Cette notion si étrange pour nous, habitués que nous sommes aujourd'hui à la simplicité presque abstraite des échanges, se comprend cependant dans un pays où la monnaie, d'usage d'ailleurs récent du moins en tant que véhicule de sommes élevées, dépourvue d'ailleurs de toute valeur légale ou fiduciaire, n'est qu'une denrée comme une autre. Sa forme et son pouvoir d'achat varient donc suivant les régions et les besoins. Que l'on se rappelle la condition de notre système de mesures avant la Révolution, alors que chaque province avait la sienne, que chaque marchandise pour ainsi dire comportait ses divisions propres de capacité et de poids. Cette même variété existe encore en Chine pour la monnaie. L'esprit oriental s'est jusqu'ici refusé à comprendre la nécessité d'une unité de valeur commune et abstraite. De même que l'on combine des moyens de transport différents suivant la nature de la marchandise que l'on fait voyager, celle des lieux qu'on traverse et la distance qu'on doit parcourir, de même pour la circulation des valeurs le Chinois utilise des véhicules différents et qui n'ont entre eux que des rapports changeants et arbitraires. Comme on se sert tour à tour du cheval, de la brouette, du sampan et du portefaix, il y a en Chine une monnaie de gros et une monnaie de détail, une monnaie de vente et unemonnaied'achat, une monnaie pour la ville, pour l'extérieur et pour l'étranger, une monnaie comptant et une monnaie à terme, et, comme dans tout marché il y a un vainqueur et un vaincu, une monnaie qui permette d'accentuer la victoire ou au contraire de sauver la face de la partie défaite, d'ouvrir jour à mille multiples et délectables pactes et stratagèmes, en un mot de constater pratiquement la balance des forces opposées. Entre toutes ces monnaies existe une échelle de changes toujours variable et qui permet au Chinois d'exercer cette passion de « 1'écorniflage » dont nous avons donné d'autres exemples. A chacune de ses transformations, l'argent laisse un peu de sa substance aux ongles avides qui s'y attachent. Tout Chinois d'ailleurs est né changeur, et jongle, rapide et imperturbable, avec des décimales qui se rapprochent de l'infini. Le mendiant qui achète quelques pépins de melon torréfiés connaît le cours de la sapèque réelle par rapport à la sapèque fiduciaire. Le boy qui est chargé de payer les autres domestiques réalise un bénéfice d'escompte en se procurant du papier chez le changeur. Monnaie de cuivre. La monnaie véritablement nationale de la Chine, celle que jusqu'à ces temps derniers on trouvait la même sur toute l'étendue du territoire et qui servait de base à toutes les transactions, c'est la pièce de cuivre, d'une valeur inférieure à celle de nos anciens liards que nous appelons sapèque et les Anglais cash. Tout le monde a vu ces belles pièces marquées de quatre caractères, qui sont rondes avec un trou carré au milieu (pour représenter l'union du ciel et de la terre, du yang et du yiri). Leur nombre immense autrefois s'est aujourd'hui bien réduit. On s'est aperçu en effet, en premier lieu, qu'à la suite des cours élevés atteints par le cuivre, leur valeur réelle dépassait leur valeur nominale, en second lieu, qu'à raison de leur mauvais raffinage les pièces antiques contenaient une certaine proportion d'argent et d'or. Aussi l'ancienne sapèque disparaît-elle rapidement et se trouve-t-elle remplacée par un mauvais jeton de zinc ou de plomb. C'est une cause de grandes souffrances pour le peuple, car cette poussière de monnaie lui permettait d'acheter les doses quasiment infinitésimales de marchandises qui suffisaient à ses humbles plaisirs et à l'entretien de sa pauvre vie, une petite pipée de tabac, deux morceaux de canne à sucre, un mince gâteau. Aujourd'hui, à part quelques tentatives isolées, les monnaies impériales ne frappent plus que des cents de cuivre. Le cent est en théorie la centième partie du dollar (1 = 2,20 environ). Mais par suite des bénéfices que les premières opérations de frappe procurèrent, on les étendit démesurément et le cent avili tomba au-dessous du rapport de 155. Ces variations de change ont causé le plus grand dommage au commerce, spécialement dans le Nord de la Chine. L'unité de mesure, pour les sapèques, telle qu'on les trouve chez tous les marchands, enfilés par longues guirlandes de dix, est la ligature ou tiao. Bien entendu ce chiffre de dix est purement idéal et varie suivant les régions. Ce qui manque représente le prix de la ficelle, le bénéfice du changeur, etc... Monnaie d'argent. L'ancien principe chinois, qui d'ailleurs prévaut encore aujourd'hui, est que l'argent n'est pas une monnaie, c'est une denrée. L'unité d'après laquelle on la débite n'est pas une unité de valeur, c'est une unité de poids, le taël (du malais tahel et de l'indoustani tola) que les Chinois appellent liang. Cet argent brut se trouve chez tous les banquiers en lingots qui affectent vaguement la forme d'un soulier. De là le nom de shoe ou sabot que lui donnent les Anglais. L'autre nom, sycee, est la prononciation cantonaise du terme hsisze (argent pur). Le lingot nominal pèse environ 50 taëls. Le lecteur pourra se faire une idée de cette monnaie barbare en allant au Louvre et en regardant l'étalon en airain du talent de Milet que les vainqueurs de la ville ionienne emportèrent à Suze et que M. de Morgan a découvert dans ses fouilles. La teneur en argent pur de cette masse est certifiée par un « bureau d'essai », selon les méthodes rudimen-taires du creuset et de la pierre de touche. Elle varie, suivant les régions de 980 à 992 %. (Dans ces dernières années de notables détériorations ont été constatées.) Dans beaucoup de régions de la Chine, le lingot d'argent sert même aux paiements de détail. Le voyageur le transporte avec lui et coupe dedans suivant ses besoins comme dans du saucisson. Il existe en Chine trois taëls ayant une valeur générale pour tout l'Empire et un nombre qui ne peut guère être calculé (M. Morse en compte près de 270) de taëls locaux. Chacun de ces taëls diffère de l'autre par le poids et par le titre. Les trois taëls qu'on peut appeler impériaux sont le Haikwantaël (taël de la douane) le Kuping (taël des impôts) et le Tsaoping (taël du tribut). Ils ont bien entendu, une existence purement idéale et se caractérisent uniquement par la plus ou moins grande quantité de monnaie locale qu'il faut verser à la banque pour en obtenir la représentation. Cependant par la pratique courante les Chinois n'ont pas été sans s'apercevoir rapidement de l'avantage que présentaient les pièces européennes. Nous avons vu que dès la fin du xviii6 siècle, ils commençaient à importer les pièces espagnoles, dites Carolus, que l'on trouve encore aujourd'hui en usage dans la vallée du Yangtze. Puis vinrent les piastres mexicaines encore aujourd'hui très répandues. Mais, toujours méfiant, le Chinois n'a jamais accepté de donner à ce petit disque d'argent une valeur purement fiduciaire. C'est pour lui un jeton qui n'acquiert sa valeur définitive que par l'endos d'une banque. (Dans toutes les banques et maisons de commerce existent des sonneurs de monnaie ou shroffs, qui, d'un rapide tintement, éprouvent la valeur des pièces qui entrent dans la caisse.) Cet endos est donné, soit par un lambeau de papier, soit par une marque à l'encre de Chine, soit, comme dans les ports du Sud, par un poinçon. La pièce prend alors le nom de « chop dollar ». Les poinçons finissent par tellement se multiplier et se superposer qu'à force d'être garantie la valeur de l'écu est endommagée. La pièce, creusée, informe et comme grignotée par mille dents acérées est envoyée à la fonte. A côté des pièces que je viens de décrire, on trouverait dans les grands sacs de paillasson qui contiennent les trésors des banques des piastres anglaises de Hongkong et de Singapour, des yens japonais et quelques dollars de frappe indigène, bien que ce numéraire soit toujours regardé avec méfiance. En revanche la monnaie divisionnaire, composée uniquement de pièces de 20 cents et de 10 cents sort exclusivement des établissements impériaux. Bien entendu entre le dollar et les pièces divisionnaires il existe un change au détriment de ces dernières. Entre les différentes places de Chine les changes varient, non seulement suivant la valeur intrinsèque des monnaies, mais suivant la situation des marchés par rapport l'un à l'autre et suivant le plus ou moins d'abondance des contreparties. Monnaie de papier. Pendant toute une période de son histoire, sous la dynastie mongole des Yuan et sous les premiers Ming, la Chine a connu une monnaie de papier ayant cours par tout l'Empire. Marco-Polo en parle avec admiration. [Au moment du second pillage du Palais d'Été, des soldats, renversant une statue de Bouddha, trouvèrent sous le socle tout un paquet de ces banknotes antiques.] Cette pratique causa de grands abus et finit par être abandonnée. Aujourd'hui, en dehors des traites émises par les marchands, il existe deux espèces de valeurs-papier, indigènes et étrangères. Les premières sont des billets à quelques jours de vue émis par les banques indigènes et dont le rayon d'emploi varie suivant l'importance de l'établissement qui les a émis. Les autres billets, payables à vue, sont émis par les banques étrangères, chaque coupure représentant un nombre plus ou moins grand de dollars locaux, variant de 10 à 100. Les billets n'ont de valeur que pour le port ouvert dont ils portent le nom, et sont soumis dans les autres ports, même ceux où la banque a une succursale, à un change onéreux. Pratique qui lui vaut l'abondante malédiction des infortunés et ignorants globetrotters. Sur ces bases mouvantes et disparates s'élève l'énorme et hasardeux édifice du crédit. Car il est surprenant de voir l'importance des opérations de toutes natures dans lesquelles le spéculateur indigène n'hésitera pas à s'engager avec un capital insignifiant. Il ressemble au cuisinier son compatriote qui fait toute une cuisine compliquée sur un seul mauvais fourneau de terre. Cet état vraiment chaotique de la monnaie chinoise que nous venons de décrire offre naturellement poui le commerce européen les plus graves inconvénients. D'une part il le bloque complètement dans les ports dits ouverts et lui interdit les échanges directs avec l'intérieur. D'autre part dans ses relations avec l'étranger, il l'expose au danger toujours présent des dénivellations de change les plus brusques et les plus déconcertantes. On joue à Shanghaï sur la hausse et la baisse du dollar comme on jouerait aux petits chevaux. Naturellement on a souvent cherché le moyen de remédier à cette situation désastreuse et différents plans ont été proposés, mais aucun ne répond aux difficultés presque inextricables de la situation. Il ne s'agit pas en effet de raccorder un système monétaire à un autre, il s'agit d'en créer un de toutes pièces, de substituer à la circulation lente et pour ainsi dire capillaire du métal la course rapide et à longue portée du crédit. C'est la vapeur et l'électricité qui doivent remplacer le sampan et la brouette. Le succès de cette entreprise ne sera pas l'œuvre d'un jour ! Pour donner une idée des difficultés de la situation et pour résumer en même temps les pages qui précèdent, je ne crois pouvoir mieux faire que de traduire ici les conclusions par lesquelles M. Morse termine son excellent chapitre sur The Currency. « En Chine la monnaie est comme une pyramide au sommet de laquelle se trouve le poids pur et simple, au milieu une combinaison du poids et du jeton fiduciaire, et à la base une pièce qui se suffit à elle-même et ne reçoit support d'aucune des autres unités de la série comme elle ne lui en fournit aucun. Au sommet est le taël (disons l'once, pour mieux nous faire comprendre), suivant lequel les paiements sont faits exactement à la manière dont on livrerait des barres d'argent. Puis vient le dollar qui n'a pas cours en tant que pièce, et dont les spécimens venant des fabriques indigènes ne portent même pas le nom « yuen » ou dollar, mais seulement l'indication : 72 centièmes de i taël; cette inscription ne suffit d'ailleurs nullement à leur donner une valeur proportionnelle fixe; leur change avec le taël, gouverné par la loi de l'offre et de la demande, varie dans une limite de 5 à 6 %. Puis viennent les monnaies divisionnaires d'argent (fractions de dollars), également soumises à un change qui varie de 95 à 100 cents pour un dollar. Puis le « cent » de cuivre, marqué à certaines monnaies pour une valeur d'un centième de dollar, à d'autres pour 10 sapèques, mais qui n'a aucune corrélation pratique avec le dollar : qu'on le prenne du côté dollar ou du côté sapèque il ne représente guère jamais plus que la moitié de sa valeur. Enfin vient la sapèque qui est la monnaie du peuple. Dans cette série de monnaies indépendantes, où chaque unité se trouve dans un état d'équilibre instable, sans nulle fixité ni en elle-même ni par rapport aux autres unités, on veut maintenant que la Chine introduise un ordre uniforme et systématique et donne au numéraire qu'elle adoptera un cours légal, alors que la Chine ne comprend et n'a jamais rien compris aux valeurs fiduciaires et fait de toute pièce de métal précieux un objet d'échange et de marchandage. Par où va-t-elle commencer ? Va-t-elle prendre la pièce fondamentale, la sapèque, avec sa valeur actuelle de la dix millième partie d'une livre sterling et construire dessus son édifice ? C'est la manière de faire qui semblerait la plus naturelle si l'on considère avant tout la nécessité et le bien-être de cette patiente et industrieuse population, où des familles entières vivent pour deux sous par jour et dont l'existence dépend en grande partie du maintien de cet atome de monnaie. Ou considérera-t-elle avant tout l'intérêt plus vaste de ses échanges internationaux et du puissant corps de négociants et de banquiers qui distribuent les marchandises à travers l'Empire ? « Quelles sont donc les classes de la population qui bénéficieraient d'une réforme de la monnaie dans un sens unitaire? Au premier rang il faut mettre le marchand étranger qui a un besoin urgent d'un change fixe entre l'or et l'argent et pour cela d'une unité monétaire également fixe. Puis viennent les banques étrangères qui peuvent mettre en balance de leurs profits actuels, résultant du nombre des changes et de leurs fluctuations, les avantages qui résulteraient pour elles d'un commerce florissant grâce à l'emploi d'une monnaie unique et saine. Le Gouvernement chinois sera heureux d'une mesure qui lui permettra d'arrêter d'une manière fixe le montant de l'indemnité qu'il doit verser chaque année aux Gouvernements étrangers : et, administraivement parlant, il sera sensible aux avantages que présente une monnaie uniforme, au point de vue de la perception des recettes et de leur emploi. Mais là s'arrête notre liste. A ces exceptions près, tous les intérêts existants seront contre la réforme. Les membres du Gouvernement, en tant qu'individus, depuis le ministre d'État jusqu'au plus humble secrétaire d'un magistrat de district, lui offriront une opposition plus ou moins avouée, mais résolue. Le percepteur entouré de sa troupe de recors et de clients, appuyé de toutes les familles jusqu'à la troisième et quatrième génération qui vivent de l'argent qu'il grappille, luttera avec la dernière énergie contre l'obligation qu'on veut lui imposer de verser au Trésor la somme exacte qu'il aura reçue du contribuable. Le corps puissant des banquiers chinois n'acceptera le changement que s'il est bien convaincu d'y trouver des avantages. Les compradors et les shroffs, tout le peuple des manieurs d'argent s'opposeront désespérément à toute mesure qui réduirait leurs privilèges et leurs profits. Le marchand indigène qui cependant réalisera d'énormes profits par la simplification de la monnaie sera hostile à cette réforme qui ne lui permettra plus des marchandages dont il espère toujours être le bénéficiaire. Enfin le prolétaire lui-même accueillera sans enthousiasme une réforme qui le priverait de son principal plaisir : car le plus humble couli qui gagne dix sous par jour pour un travail pénible sacrifiera sans hésiter une heure de son temps afin de se procurer par le change l'équivalent de dix minutes de travail ». Le tableau semble en effet effrayant, et cependant vers 1840 on en a fait de non moins redoutables de tous les intérêts coalisés contre l'établissement des chemins de fer. Malgré tout, je crois que la simplification graduelle du change sera une conséquence forcée d'une circulation désencombrée, de la rapidité nouvelle et de l'intensité des échanges. Dans quelle mesure le Gouvernement chinois, qui, par le traité Mackay et par le récent emprunt dit des Quatre Puissances, s'est engagé à entrer dans la voie des réformes, pourra-t-il agir efficacement, c'est ce qu'il est difficile encore de prévoir. Avant de se préoccuper de régler ces changes avec l'étranger, le premier soin de la Chine devrait être de se faire une monnaie nationale et de lui donner l'uniformité et la stabilité. A mon avis la base du système à adopter devrait être le poids. Il faudrait que sur toute l'étendue du territoire de l'Empire, on constituât des dépôts d'argent ayant un titre uniforme et qu'à tous les moments de l'année, sur tous les points du pays, tout détenteur d'un dollar ou d'un billet au porteur fût assuré de pouvoir retirer la même quantité du même métal. Ce seul progrès qui serait énorme est la condition de tous les autres. CHAPITRE VIII LA POSITION ACTUELLE DES PUISSANCES Comme nous le disions à la fin du chapitre V de cet ouvrage, la crise de 1900 a fait paraître un double résultat dont l'expression semble contradictoire. D'une part elle a fait éclater l'impuissance du Gouvernement Impérial au regard des Puissances et pour ainsi dire l'état de minorité du Gouvernement Impérial, n'ayant dû son maintien qu'à l'acceptation des conditions qui lui étaient dictées par les étrangers. D'autre part elle a manifesté solennellement, comme par une espèce de déclaration publique, l'impuissance des États de l'Occident à s'entendre pour imposer à leur pupille une réforme qui prévoit les convulsions comme celles dont les Légations venaient d'être victimes. De là le nouveau classement des Puissances qui s'est depuis lors opéré. Dans le premier groupe je placerais les.Puissances que j'appellerais le Conseil de famille du Vieillard Jaune, et qui, sans cesse attentives à sa succession future, cherchent, au mieux de leurs intérêts et même de ceux de leur malade, à lui vendre la sagesse, à lui inspirer quelques désirs d'amendement et d'hygiène politiques, à devenir à la fois ses mentors et ses fournisseurs. [De ce groupe font partie l'Angleterre, la France, l'Allemagne et les États-Unis : les « puissances » signataires des derniers emprunts.] D'autre part les Puissances qui n'ont aucun intérêt à voir le malade guérir et qui sont désignées par la nature et par les faits comme prétendant à une part plus ou moins large de ses possessions : ce dernier groupe est formé de la Russie et du Japon. Nous allons essayer de déterminer quel est au jour actuel la position au regard de la Chine de chacun des États que nous venons de nommer. Pendant de longues années, jusqu'à la période qui suit la guerre sino-japonaise, l'Angleterre eut en Chine un ascendant incontesté. C'est sa flotte qui avait ouvert l'Empire aux nations, c'est son armée avec celle de la France qui avait forcé les murs de Pékin, c'est un de ses soldats, Gordon, qui avait abattu l'insurrection triomphante. Un de ses nationaux, Robert Hart, prenait la direction des douanes, dont le personnel était aux quatre cinquièmes britannique. Presque tout le commerce, tout le cabotage à vapeur se trouvaient entre ses mains. La population des ports ouverts était composée presque exclusivement des sujets de Sa Gracieuse Majesté. Enfin le grand port maritime et militaire de Hong-Kong était le seul entrepôt et la seule citadelle que l'Europe possédât dans les murs de Chine. Cette situation s'est aujourd'hui grandement modifiée. Le commerce extérieur n'est plus uniquement entre les mains des Anglais, dans certains ports les maisons américaines, allemandes eu japonaises les contrebalancent en importance et en clientèle. L'indigène a chassé les étrangers des petits ports et les bloque étroitement dans les grands. La navigation où sévit une concurrence effrénée, soutenue par des subventions d'État ne rapporte plus de bénéfices. Certains articles hier considérés comme des « staple products » hier le thé, demain l'opium prennent une place de plus enpluslimitée dans les statistiques. Dans certaines branches où la Grande-Bretagne se considérait comme maîtresse exclusive, par exemple les tissus et filés de coton, la concurrence indienne, japonaise et américaine se fait de plus en plus apparemment sentir. Si au point de vue économique et surtout dans l'enceinte des grands ports ouverts, le Royaume-Uni occupe encore une situation prépondérante, il le doit en premier lieu à ses banques, dont l'une, la Hongkong et Sh'i B'g Co est une admirable institution dirigée par une longue suite d'hommes de premier ordre; en second lieu aux propriétés foncières que ses négociants arrivés les premiers ont pu acquérir dans des conditions excellentes et qui ont bénéficié ainsi des énormes plus-values survenues ultérieurement, en même temps qu'ils s'assuraient les meilleurs emplacements [Les plus grands propriétaires fonciers des ports ouverts ne sont pas des Anglais de pure race, mais des marchands d'opium juifs, originaires de Bagdad, les Sussoon.] Au point de vue politique les modifications d'équilibre se montrèrent encore plus profondes. L'Angleterre en 1895 et dans les années suivantes se montra également impuissante à défendre la Chine soit contre l'agression du Japon, soit contre la politique d'extensions territoriales qui fut un instant à la mode parmi les Puissances et à laquelle elle finit par s'associer. Le coup le plus grave porté à son hégémonie fut la cession à bail de Port-Arthur à la Russie et la concession du Transsibérien. La politique anglaise vacillante, incertaine, donna à un moment le spectacle d'une véritable faiblesse. La flotte anglaise esquissa une démonstration contre la Russie, puis se retira sans rien faire, laissant face à face de chaque côté des mers de Corée les deux champions de l'avenir en Extrême Orient dont les forces rivales n'allaient pas tarder à se mesurer. Bientôt la lamentable guerre sud-africaine absorba toutes les forces du pays. L'Angleterre après 1900 se trouvait impuissante à faire prévaloir ses vues et jouait dans le règlement de la guerre un rôle secondaire et effacé. Le conflit russo-japonais lui offrait une merveilleuse occasion de prendre sa revanche et de jouer un magnifique rôle d'arbitrage : elle ne sut pas la saisir. Tout entière à sa rancune et à l'absurde chimère d'une invasion de l'Inde par la Russie, elle ne sut que se jeter dans les bras du Japon et lui servir de second inerte et docile. Jamais l'Angleterre n'aurait dû laisser les choses arriver à ce point, la prise de Port-Arthur lui offrait l'occasion d'une intervention qu'elle aurait dû saisir et qui l'aurait rendue maîtresse de la situation. Elle laissa sans rien faire l'Amérique jouer ce rôle d'intermédiaire, avec quelle incompétence d'ailleurs et quelle maladresse. Elle se borna à signer avec le Japon un traité d'alliance parfaitement inutile, qui est un aveu de faiblesse et un véritable monument d'imbécillité. C'est le seul mot qu'on puisse employer en lisant la clause (aujourd'hui supprimée) d'après laquelle en cas de besoin, le Japon est requis d'envoyer deux corps d'armée dans l'Inde! En même temps l'Angleterre qui a toujours besoin d'un cauchemar se laissait terrifier par les menaces de débarquement allemand, retirait la plus grande partie de sa flotte des eaux de la Chine et laissait à son allié le Japon le soin de tenir sa place et de défendre ses intérêts. Ainsi affaiblie et déconsidérée, sans prise aucune sur le Gouvernement de Pékin, qui est la condition d'une action politique efficace, l'Angleterre incapable de faire prévaloir ses vues générales, ne joua plus qu'un rôle en quelque sorte suburbain. Grâce à sa position de Hong-Kong, elle domine encore la riche et populeuse région de Canton, qui est peut-être appelée à devenir un jour un état séparé sous son protectorat. Cette situation momentanément effacée de la Grande-Bretagne peut d'ailleurs être modifiée en quelque mesure, le jour où ce pays prendra une autre vue de la politique internationale. La France a aujourd'hui en Chine un ordre double d'intérêts, un intérêt financier et un intérêt colonial. Nous ne parlons que pour mémoire de ses intérêts commerciaux, car malheureusement bien que notre pays figure au premier rang des clients de la Chine, ses achats, principalement de soieries se font surtout par l'intermédiaire de maisons étrangères, anglaises ou allemandes. Mais sur les rives de la Mer Jaune comme partout ailleurs nous sommes devenus les grands bailleurs de fonds et les grands acheteurs de papier. Il n'est pas un des emprunts étrangers que la Chine a contractés depuis 1895 dans lequel nous ne soyons intéressés dans une mesure plus ou moins large et suivant des modes plus ou moins directs. De ce grand mouvement d'argent il n'est pas sûr que nous ayons tiré pour notre influence et pour notre industrie tout le parti possible. Sans doute la grande œuvre du Pékin-Hankeou que nous avons engagée, avec un esprit de décision et d'initiative qu'il faut reconnaître, a beaucoup contribué à la diffusion de notre langue : II faut avoir voyagé sur le Grand Central Chine pour se rendre compte des résultats magnifiques qui ont été obtenus de ce côté. (Malheureusement la direction de cette entreprise n'est plus aujourd'hui entre nos mains.) Mais au point de vue industriel, nos établissements de France, dont l'outillage est toujours étroitement limité aux besoins présents, sans aucune vue de l'avenir, sévèrement séparés des banquiers qui ne leur prêtent aucun concours, n'ont pu bénéficier dans la mesure possible des avantages que la diplomatie s'était assurés. Celle-ci a toujours fait ce qu'elle pouvait et plus qu'elle ne pouvait pour que les affaires financières bénéficiassent à notre travail national. Son mérite était d'autant plus grand que ce point de vue était moins partagé. Il faut avoir été mêlé à ce genre de négociations pour savoir ce qu'elles comportent de déceptions et d'écœurement. Au point de vue colonial, l'occupation de l'Indo-Chine en 1895 n'a pas donné à notre pays le poids dans les conseils de l'Empire qu'a confié, par exemple à la Russie, la construction du Transsibérien. Le Tonkin occupe une position exorbitante à la sphère chinoise : II n'a point pour ainsi dire de contact avec elle, séparé qu'il en est par une vaste région de montagnes et de quasi-solitudes. La construction si coûteuse du chemin de fer du Yunann n'a pas bien sensiblement modifié cette situation. Sans le large budget qui lui serait nécessaire pour s'assurer une clientèle sur ses confins, l'Indo-Chine se borne à assurer ses frontières que ses vues ne dépassent pas. Un voyage que j'ai fait autrefois au Tonkin m'a montré que la Chine y est aussi inconnue qu'en France ce qui n'est pas peu dire. Les quelques tentatives pour la création d'une politique étrangère qui ont été faites du temps de M. Doumer n'ont pas été suivies. Et cependant nous aurions intérêt à regarder parfois ce qui se passe chez nos voisins. Nous pourrions nous éclairer par la vue comparée de leur passé et de leur présent, des dangers d'une instruction d'ailleurs forcément rudiment aire et dérisoire, dispensée à des cerveaux qui ne sont pas faits pour la recevoir. L'Asiatique a toujours admis les conquérants, il est toujours disposé à payer à la force le plus large tribut auquel elle a droit. Mais il demande qu'on ne vienne pas le tracasser dans ses mœurs et ses habitudes. Bien des esprits chimériques et généreux de notre pays devraient à ce propos se pénétrer des paroles du sage Laotzeu que je cite plus haut et qui sont un véritable bréviaire de bonne administration asiatique. « Que vos sujets aient le ventre plein et la tête sans rêves. » Tout est dit en deux mots. Le danger pour toute autorité ne vient que des inadaptés. Il y a peu à dire de l'Allemagne qui en Chine comme partout ailleurs poursuit surtout, avec l'âpreté et la rudesse qu'on lui connaît, la défense et la promotion de ses intérêts économiques. Il est douteux que l'occupation de Kiaotcheou, opérée si brutalement en 1895, malgré beaucoup d'efforts intelligents, rapporte jamais au Gouvernement Impérial les avantages qu'il espérait en tirer. Si d'autres nations exercent sur la Chine un ascendant politique plus grand dû à la supériorité de leurs forces matérielles, aucune d'entre elles n'a exercé sur l'âme même de son peuple, grâce à ses missions, une action morale plus profonde que laFrance. Si ce pays est capable d'une transformation, c'est par les missions catholiques qu'elle se fera; des hommes comme le P. Chevalier à Chinkiang. le P. Limons à Nan-King, Mgr. Jaslin ou Mgr. Favier à Pékin, Mgr. Mutel en Corée, jouissent dans toute la région qu'ils habitent d'une influence et d'une autorité incomparables. Ce sont des conducteurs de peuples. Il n'y a qu'à les voir à l'œuvre pour se rendre compte de ce que devaient être au milieu des Barbares les grands évê-ques des premiers siècles, les Martin et les Boniface. Depuis le traité de Portsmouth, les États-Unis qui s'étaient plutôt jusque-là tenus à l'écart de la politique chinoise, y ont fait une entrée bruyante et même tapageuse, essayant de reprendre le rôle que l'Angleterre paraît pour un temps abandonner et se posant en champions de la « Porte Ouverte » et de l'indépendance du pays. L'Amérique tire son intérêt à la Chine autant du gros chiffre de son commerce qui ne fait que s'accroître de jour en jour, bien que placé en d'autres mains que celles de ses nationaux, que de l'importance incontestable qu'a pour elle dans l'avenir « l'Inde du Pacifique ». Jusqu'ici ses vues nouvelles se sont traduites, plutôt que par des actes, par des gestes emphatiques, mais demeurés inachevés : l'envoi de sa flotte qui après avoir traversé deux océans, rebrousse chemin sans être entrée dans un port de Chine, la circulaire mandchourienne de M. Knox qui maladroitement lancée a rencontré auprès des chancelleries le succès que l'on sait. Enfin elle a su s'imposer aux trois puissances qui négociaient il y a deux ans un emprunt avec l'Empire, sans leur apporter autre chose qu'un concours financier problématique. Les États-Unis sont-ils capables de jouer en Asie autre chose qu'un rôle de bluff tapageur? Sont-ils prêts à envisager dans toute leur étendue les conséquences d'une attitude qui les mettrait en conflit ouvert avec le Japon? C'est ce dont il est permis de douter. L'Amérique a des gages entre les mains d'un tel adversaire, elle n'a contre lui que des armes inefficaces. Nous passons aux deux Puissances réellement capables d'exercer une action puissante sur la Chine, parce qu'elles ont avec elle des rapports non pas accidentels et précaires, mais essentiels et organiques, parce qu'elles embrassent et enveloppent l'énorme masse, la Russie du côté de la terre, le Japon sur le front de mer. De Yermak à Mouravieff et aux constructeurs du Transsibérien, la Russie a mis quatre siècles à prendre possession de tout le nord du vieux continent et à recueillir l'héritage de ces nomades contre lesquels la vieille Chine édifiait sa Muraille. Ce ne sont plus maintenant quelques vols de pillards qu'il s'agit d'arrêter, c'est un Empire qui sur tous les points à la fois fait sentir sa pression systématique. La politique de la Russie à l'égard de la Chine présente avec celle des autres puissances cette différence qu'elle est commandée non par les vues ou les caprices de diplomates plus ou moins avisés ou intelligents disposant de moyens d'action irréguliers, mais par la nature des choses. En un mot la politique chinoise des autres puissances est une politique exotique, une politique de luxe, celle de la Russie est une politique vivante et vitale, inflexible comme un instinct naturel et ne connaissant guère plus que lui l'erreur. C'est une force incluse qui cherche son issue et qui la trouve naturellement là où la résistance opposée est la plus faible. Sans aucun combat, avec une poignée de cosaques, Mouravieft en 1860 atteint le Pacifique et achève le grand travail de circon-vallation entamé au temps d'Ivan et de Pierre. On put croire un instant qu'à aussi peu de frais la diplomatie russe allait avancer encore ses têtes de ligne et assurer ses positions sur la Méditerranée extrême-orientale. L'opposition victorieuse du Japon est venue pour un temps au moins contrecarrer ces plans grandioses et prématurés. Mais ils étaient légitimes et bien conçus et l'on ne peut refuser son admiration aux hommes qui ont entrepris de les exécuter. La partie valait la peine d'être jouée. Aujourd'hui même on ne peut dire que la guerre de 1904-1905, avec toutes ses défaites et ses humiliations ait été sans fruit pour la Russie. Que l'on compare sa situation actuelle dans ce qu'on peut appeler l'annexe mandchourienne de la terre chinoise à celle dont elle jouissait avant le traité de Portsmouth. Elle n'avait alors qu'une occupation de fait, ardemment contestée et dangereusement menacée par l'opposition des autres puissances. Aujourd'hui la garde du chemin de fer qui passe par toutes les villes de quelque importance et qui est l'organe vital, l'axe politique et économique de tout le pays lui est officiellement confiée par une convention internationale et Kharbine est en fait une ville aussi russe que Vladivostock. Elle exerce une hégémonie de fait, comme sur un domaine réservé, sur ces vastes régions de la Mandchourie du Nord où les millions d'âmes qui augmentent chaque année la population de l'Empire moscovite pourront venir se déverser mieux que sur les pauvres terres de la Transbaïkalie. Les larges vallées de la Nonna et de la Sungari sont des terres à blé d'une richesse prodigieuse, et les mines à peine explorées laissent cependant prévoir d'inépuisables richesses. Riche en terre, en combustibles et en hommes, cette marche d'une double race deviendra peut-être un jour une des régions les plus favorisées du globe. La possession indiscutée d'un tel domaine, sans doute amoindri mais consolidé, valait les sacrifices qu'elle a coûtés. Là d'ailleurs ne se limitent pas sans doute les horizons de la Russie. Les vastes plaines de la Mongolie et du Turkestan chinois, où déjà son influence contrebalance celle de Pékin, sont ouvertes sans défense à ses soldats et à ses pionniers. Là sans doute un jour ou l'autre de nouvelles lignes de chemin de fer viendront remplir le rôle joué dans l'Est par le Transsibérien. C'est tout un empire en quelque sorte vacant qu'elle aura dans le courant de ce siècle à prendre et à digérer. De tous les grands États le Japon est le plus rapproché de la Chine, le seul qui par la nature des choses ait son orientation politique entièrement dirigée vers ce pays. A peine est-il sorti des luttes de la Restauration qu'il commence sa politique d'enveloppement. En 1874 il s'empare des îles Riu-Kiu. En 1885 si l'intervention des Trois Puissances l'oblige provisoirement à lâcher les positions maîtresses qu'il avait prises à l'entrée du golfe du Petchili, il garde Formose, en attendant que le traité de Portsmouth lui rende la partie méridionale de Sakhaline. Aujourd'hui la chaîne de ses possessions maritimes est complète et l'on voit que depuis le Kamtchatka toutes les îles du côté du Pacifique formant une barrière aux mers séquestrées de l'ouest lui appartiennent. Sur le continent même les positions maîtresses qui dominent les détroits, Port-Arthur, la Corée, voient flotter son pavillon. Pour fermer définitivement la chaîne, il ne lui reste plus qu'à occuper sur le côté du Fokien le magnifique port d'Amoy. (Le seul port chinois qui soit en eau profonde, à l'abri des typhons et accessible par tous les temps.) Et ce n'est un secret pour personne que depuis longtemps ses regards sont dirigés de ce côté et qu'en 1900 l'occupation a bien failli devenir un fait accompli. Ainsi inverti d'une situation maritime de premier ordre, à peu près inattaquable dans son domaine insulaire, le Japon dont les ressources naturelles ne suffisent pas aux besoins de sa population sans cesse croissante est pour ainsi dire contraint et voué à une politique d'agression et de conquête économique et militaire. Cette politique se dessine après la guerre de 1904-1905 qui oblige son principal concurrent à reculer. Le Japon débarque sur le continent, ^ur cette péninsule de Corée qui ressemble à une jetée tendue vers les conquérants de la mer, ils prennent possession de la Mandchourie du Sud et commandent les accès de la capitale chinoise dont leurs troupes ne sont plus qu'à quelques jours de marche. En dépit d'une opposition impuissante, ils rattachent Moukden par un chemin de fer à leurs possessions de Corée et l'accord qu'ils signent avec la Russie leur permet, comme l'a prouvé la tentative impuissante des États-Unis en 1908, de se croire désormais dans ce nouveau domaine à l'abri de toute intervention internationale. Là certainement ne s'arrêtent pas leurs ambitions. Comme le montrent les intéressants rapports de M. Pila, le Japon, pays de pauvre agriculture et dont le sous-sol paraît moins riche qu'on ne le croit communément, ne trouve pas dans son propre territoire les énormes ressources qui lui sont nécessaires s'il veut continuer à jouer le rôle d'un grand État. C'est donc à l'industrie et au commerce qu'il doit demander de combler le déficit causé dans un pays sans épargne par les énormes achats d'un peuple qui en quelques années a dû s'armer et s'outiller de pied en cap. Or ces bénéfices économiques ce n'est guère l'Europe qui peut les lui procurer. Il n'y a pour lui qu'un client possible et indispensable, c'est la Chine, c'est le marché Chinois qu'il faut à tout prix conquérir et purger de la concurrence. Or à cet effet gigantesque les efforts des particuliers n'auraient pas suffi. Le Japonais tel qu'il était au moment de la Restauration, frugal, prolifique et médiocre négociant n'avait pas de capitaux [Si l'on excepte quelques sociétés familiales de forme assez curieuse, telles que « Mitsui ».], et c'est le Gouvernement qui a dû lui-même les faire sortir d'un sol ingrat à coups d'impôts. On peut dire aujourd'hui que tout l'outillage moderne du pays, ses chemins de fer, ses bateaux, ses banques, ses grandes usines, est plus ou moins la propriété de l'État ou subventionné par lui. Le Japon industriel dans son ensemble ne forme qu'une firme colossale dont l'État est le gérant. Ce sont toutes les forces de cet atelier centralisé qui s'emploient aujourd'hui à la conquête des marchés chinois. Certains succès ont été remportés, mais tant que les traités serviront encore à tenir la balance égale entre les concurrents, tant que la pression politique exercée par les agents du Mikado ne pourra être accentuée d'une manière plus décisive, les progrès resteront lents et disproportionnés aux besoins et à l'effort de la nation. De là vient que, encore aujourd'hui, le Japon place les dépenses militaires au premier rang de ses nécessités budgétaires. Il est clair que le pays ne s'impose pas un effort démesuré qui tend jusqu'aux dernières limites les forces du corps social et le fait pour ainsi dire craquer dans toutes ses jointures, si elles n'avaient pour but que la défense des possessions actuelles qui ne sont menacées par personne. Il est clair que le Japon a d'immenses visées d'avenir. La situation est celle-ci. D'un côté un État puissant, formidablement armé et pauvre; de l'autre et face à face un état immense, plein de richesses et dépourvu de toutes forces militaires sérieuses. Les conclusions s'imposent en évidence. Pour penser que des convoitises ne s'éveilleraient pas du côté du plus fort, il faudrait bien peu connaître la nature humaine. II est évident que dans une entreprise d'agression ouverte sur la Chine le Japon trouverait contre lui toutes les autres puissances. Mais il sait aussi que dès que ses antennes financières se seront un peu élargies il pourra aller très loin avant que la patience échappe à ses rivaux et qu'ils se risquent à un conflit ouvert. Que l'on se rappelle les énormes dépenses financières et militaires, la gêne politique et économique, qui résultent de toute campagne d'outremer, conduite à une grande distance des bases d'opération, celle de l'Angleterre contre les Boers par exemple, ou simplement notre guerre d'Indo-Chine. Or au Japon, ce qu'un Etat européen aurait en face de lui, ce ne serait pas quelques indigènes ou une poignée de paysans, mais une nation dont les forces militaires et maritimes se comparent à celle de l'Allemagne. Les chances de succès seraient bien douteuses et les moyens de récupérer les frais absolument nuls, le Japon n'ayant qu'à se retirer dans ses îles pour être invincible. Il peut donc un jour ou l'autre se permettre beaucoup. De quelle nature sera l'action dont le développement est dès maintenant dans ses desseins, c'est le secret de l'avenir. Le Japon n'a pas jusqu'ici montré des facultés d'organisation et d'assimilation portionnées à ses qualités militaires. Aucun peuple, moins que ce peuple jaune, ne paraît avoir le sens ou le souci ou le respect des traditions et des moeurs. De ses tentatives poursuivies jusqu'à Formose ou en Corée on ne peut pas dire que le résultat ait été jusqu'ici bien brillant (poursuivies avec une extrême brutalité). En Chine même par ses procédés violents et vexatoires, il a réussi en quelque années à perdre l'ascendant et le prestige que ses victoires sur un grand peuple européen lui avaient acquis. Il n'est pas sûr que le Japon puisse jamais jouer dans le vaste Empire un autre rôle que celui de Chien du Jardinier, et il est possible que ce rôle même en présence de certains faits tels que le percement du Canal de Panama et l'invention des Dreadnoughts ne lui soit pas facile à garder. |
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# | Year | Bibliographical Data | Type / Abbreviation | Linked Data |
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1 | 2003- | Internet (Wichtige Adressen werden separat aufgeführt) | Web / Int |
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