Claudel, Paul. Sous le signe du dragon [ID D3550]. (1)
Table des matières
Chap. I : L'Asie.
Chap. II : La civilisation et gouvernement.
Chap. III : Quelques traits de la physionomie chinoise.
Chap. IV : La religion.
Chap. V : L'Europe en Chine.
Chap. VI : Le commerce et l'industrie.
Chap. VII : Les finances et la monnaie.
Chap. VIII : La position actuelle des Puissances.
Préface
Parvenu au terme d'une longue carrière, il m arrive de faire, non sans mélancolie, le compte de tous ces empires que j'ai vus, l'un après l'autre, péricliter et périr, à la manière d'un édifice où par le fait d'une obscure solidarité le dommage d'une des composantes architecturales peu à peu entraîne la ruine de tout l'ensemble. C'est la Chine qui ouvre la marche, et j'ai encore dans les yeux te cortège incohérent et dépenaillé qui en 1909 conduisit à la demeure suprême, avec les cadavres simultanés de la vieille Goule et de sa victime, le dernier Empereur, toute une antique civilisation. Combien différentes, dix-huit ans plus tard, dans leur majesté immémoriale, les funérailles du souverain en qui le pays du Soleil levant devait connaître la fin, probablement irréparable, de son étonnante ascension! J'entends encore, par ce jour d'hiver, le grincement aux dix-huit notes rituelles du chariot barbare attelé de deux taureaux noirs où reposait le descendant falot d'une lignée de demi-dieux. Et dans l'intervalle, après la première Guerre Mondiale, c'est toute l'Europe qui s'effondre par le milieu, l'énorme Russie d'abord, puis l'Allemagne, avec cette Autriche féodale et la forêt généalogique entre le Rhin et le Danube qui laisse tomber à la fois de ses branches tous ces blasons inconsistants. Puis vient le tour de l'Espagne, et, tout récemment, de l'Italie et des principautés balkaniques. De la construction cossue qui, aux jours de mon adolescence et de ma jeunesse, toute pareille aux propositions avantageuses de la philosophie matérialiste dans un complet oubli de Dieu faisait la gloire et la sécurité de peuples désormais soustraits, semblait-il, aux caprices de la Destinée, il ne reste plus qu'une aire encombrée de décombres où tournoient, sous la menace d'un avenir pire encore que le hideux présent, des corps désossés à la recherche d'une armature. Du haut d'un des plus humbles clochers de cette France, encore frémissante de l'affreuse marée qui pendant quatre ans l'a recouverte, j'envisage à l'infini un paysage de démolitions.
Et c'est aujourd'hui à cette vieille Chine, quittée par moi à la veille même de son écroulement, et ou, quinze ans de suite, j'ai vécu la partie, peut-être la plus importante, en tout cas la plus dramatique, de mon existence, que se reporte ma contemplation. Dans mon coffre de navigateur par hasard interrogé, j'ai retrouvé une liasse survivant bizarrement à bien des aventures. Il s'agit d'une espèce de rédaction où, sur le point de quitter un pays et un milieu que je savais condamnés et auxquels cependant tant de fibres poignantes me tenaient attaché, j'essayais par le moyen de l'intelligence de les confier à ma mémoire. C'était la coutume au Japon que les généraux et les diplomates, arrivés au terme de leur mission, fissent leur rapport à la tablette ancestrale. Quoi de plus naturel, pour le fonctionnaire convaincu que j'ai toujours été, que, au-delà de l'actualité d'un Quai d'Orsay toujours pour moi solennisé par la distance, j'aie éprouvé, moi aussi, le besoin de faire mon rapport général à ce Comité secret de Puissances invisibles qui préside aux destinées de la Patrie? C'est à cet auditoire idéal que j'essayais respectueusement de présenter le résumé de mes idées et de mes observations. Peut-être les lecteurs actuels de cette année 1947, qui ne refusent pas de déchiffrer d'un œil amusé par exemple l'obscure chronique dérobée au tombeau d'un scribe égyptien, ne trouveront-ils pas dénué de tout intérêt l'honnête regard d'un petit consul de France sur un site disons prédiluvien. Qu'on ne me reproche pas les chiffres et les statistiques qu'en professionnel consciencieux je n'ai pas voulu manquer d'y adjoindre. Ce sont ces détails précis qui renseignent sur le « régime » d'une communauté sociale. Mon ami Philippe Berthelot, dont je n'ai jamais oublié qu'il était aussi pour moi un chef respecté, et qui fut le confident et l'inspirateur de ce petit ouvrage, m'avait encouragé à les maintenir.
Voici donc, lecteur, Sous le signe du Dragon, cette vieille Chine que j'ai si profondément sentie et si passionnément aimée.
PAUL CLAUDEL.
Brangues, le 20 juin 1947.
SOUS LE SIGNE DU DRAGON (1909)
Au cours d'un séjour de quelque quinze ans prolongé dans les régions les plus diverses de l'Empire Céleste, l'auteur a été amené à faire et à contrôler un certain nombre d'observations sur le pays et les gens qui l'entouraient.
C'est le résumé de ces observations qu'on trouvera consigné aux pages de ce petit livre.
J'ai voulu donner sinon un tableau au moins une impression de cette vieille Chine qui s'en va. Il aidera peut-être l'étranger à comprendre mieux celle qu'on veut lui substituer, pour lui servir ainsi d'Introduction, permettant de reconnaître sous le paysage dévasté l'orientation primitive et tout le gisement du site.
CHAPITRE PREMIER
L'asie est le pays de ce qu'on appelle les Nations Ermites, telles que l'Egypte et la Mésopotamie nous en ont fourni les exemples les plus anciens, et qui se sont, pour ainsi dire, élaborées en vase clos. Isolées par la mer ou le désert, sans autre contact extérieur que celui fourni par quelques expéditions aventureuses, elles ont donné nais-nance, sur pied, à des civilisations autochtones et originales. Meus est fluvius, dit Ézechiel faisant parler Mizraün, et ego feci memet ipsum. La Chine est de nos jours, depuis la transformation du Japon, la dernière survivance de ce type primitif, et le problème que pose la dissolution de cette Société quasi fossile et son rattachement au reste de l'humanité, n'est pas de médiocre conséquence.
La Chine, ai-je dit, reproduit sur une échelle amplifiée, l'image de ces régions heureuses et séquestrées, comme la Mésopotamie et l'Élam, contenues entre le sable et l'eau, où l'Humanité primitive fut versée comme le métal dans une lingotière. Au sud et à l'ouest, elle est close par un système de montagnes et de vallées presque imperméable, à l'est par l'Océan, au nord par les glaces sibériennes. Au nord-ouest seulement s'ouvrait autrefois cette grande route d'Asie par laquelle Marco-Polo fit sa chevauchée. Tout laisse croire qu'à une époque relativement récente, le Kan-sou, le Turkestan chinois, le bassin du Tarim et du Lob-Nor étaient beaucoup plus peuplés qu'aujourd'hui et par une chaîne de stations aux mailles assez rapprochées venaient rejoindre les riches régions situées au sud de l'Altaï. Un grand travail de dessèchement qui se poursuit encore sous nos yeux est venu peu à peu flétrir cette artère maîtresse de l'Asie. Dans les sables du Takla-makan, Sven Hedin, Stein, Pelliot ont retrouvé des villes abandonnées, les restes d'une civilisation composite qui, entre l'Inde, la Chine et la Perse hellénisée, formait comme un milieu ouvert à l'échange des marchandises, des arts et des idées. A cette époque l'isolement de l'orbe chinoise était sans doute moins complet qu'il ne le fut plus tard. Le théâtre chinois si curieux avec sa mimique stylisée, ses évolutions scéniques, sa mélopée continuelle, ses masques, ses cothurnes, l'intrigue uniforme de ses drames, où la supposition d'enfants joue un rôle aussi grand que dans les comédies de Térence ou de Minan-dor, est assez vraisemblablement une adaptation du théâtre antique. L'aile recourbée des chevaux funéraires qui gardent les tombes du Honan, l'allure de ce guerrier d'un bas-relief qui arrache un trait du poitrail de sa monture, sont des vestiges de l'Assyrie [Voir aussi les thèses assez aventureuses de Terrien de la Couperie]. Enfin il est un trait commun à tout l'art chinoir que nous nous permettons d'indiquer, en rappelant une fois pour toutes au lecteur qu'aucune des idées générales exprimées dans ce livre n'a la valeur d'une affirmation, mais simplement d'une hypothèse, d'une proposition. Le trait essentiel de cet art aussi bien en architecture que dans le bibelot le plus usuel, c'est le porte-à-faux, l'évidement par le bas, la moulure concave de la plinthe. Ne peut-on voir là un héritage de ces temps oubliés où la Chine constituait en quelque sorte, non pas le « Far West », mais le « Far East » des populations primitives, et où celles-ci dans leur long exode n'avaient conservé que les objets les plus portatifs, la tente, le faisceau, le lit de sangle, le trépied de la marmite? Ainsi s'expliquerait le caractère essentiellement mobilier de tout l'art chinois. On a depuis longtemps remarqué que les coins relevés des toits semblent l'image des angles pinces d'un pavillon de toile. Les palais impériaux eux-mêmes ne sont que des huttes sur une terrasse. Enfin l'architecture si caractéristique de la pagode avec ses toits superposés suggère l'idée d'un arbre à demi ébranché qui reste seul au milieu d'un vaste défrichement. La fantaisie là-dedans peut se donner carrière!
Il n'en reste pas moins établi que la Chine pendant toute la durée de son histoire antérieure au XVIe siècle ne fut rattachée au reste du monde que par une route de terre longue et difficile, traversant des régions de régime politique incertain entre des montagnes infranchissables et les vagues solitudes du Nord. Sa civilisation originale put donc se développer à l'aise, dans le vaste orbe fermé que dessinent encore ses frontières actuelles, sans autres incidents extérieurs que quelques pirateries sur ses côtes et les incursions périodiques des bandes de sauterelles du Nord. Le dos tourné à l'Europe, la face vers cette mer aussi vaste et aussi déserte que le firmament où l'inclinaient la pente de toute son aire et le poids de tous ses fleuves, la Chine n'était assise que sur elle-même et formait à elle seule un système organique et complet. Les montagnes chez elle ne se trouvent qu'à la périphérie, elle a plutôt une carapace qu'une ossature. Parker remarque avec beaucoup de justesse que c'est le seul pays où le mouvement de la civilisation se soit dessiné du dedans au dehors. Les Fils de Han ont refoulé graduellement les populations aborigènes vers les hauts lieux et vers la mer. De là vient l'infinie diversité des dialectes qu'on parle sur tout le littoral, tandis qu'à l'intérieur prévaut un idiome à peu près unique. Ce travail de conquête et de digestion s'est fait très lentement et progressivement : au xvme siècle par exemple le Fokien avait encore ses chefs de tribus indépendants. Nulle violence, une alluvion humaine qui s'étale en isolant, en encerclant les corps réfractaires et irréductibles (Lo-los, Miaotze, etc.). Tel est le premier trait de la physique chinoise : c'est ici un pays fermé, c'est un lac et comme un réservoir d'hommes. Et le second trait qui ne frappe pas moins l'observation, c'est le niveau.
Le promeneur qui contemple la campagne chinoise ne voit jamais, comme en Europe, un pays largement vallonné, plein de mouvements et d'ondulations, avec des rivières profondément encaissées et forcées à de longs circuits. Et ce que je vais dire est aussi vrai au sud qu'au nord, à Canton et à Foutchéou comme à Shanghaï, à Hankéou et à Tientsin. La distinction entre la montagne et la plaine apparaît nette et comme dessinée au trait, ainsi qu'une courbe hypsométrique. La montagne surgit de la plaine (et je parle d'une vraie plaine, « aussi plate que le fond d'une poêle ») comme une île ou un archipel sort de la mer. Presque partout les limites de la plaine sont aussi celles de la culture et de la population. Le Chinois, outre celui de cimetière, ne fait autre usage des montagnes que de les ravager et de leur arracher poil et chair. Quand il les utilise, ce n'est pas pour une production qui leur soit propre, c'est en créant à leur flanc au moyen de terrasses superposées une série de petites plaines artificielles. Toute la Chine du sud au nord, quand on en a franchi l'enceinte extérieure et en tenant compte de certains compartiments plus ou moins spacieux ménagés sur ses glacis [Canton, Sze chuen], apparaît comme un vaste niveau, sans aucun cloisonnement indiqué par la nature. Au sud le miroir égal des rizières, au nord la nappe des millets et des moissons de grains durs qu'entretient la lente circulation des eaux souterraines. Nulle part l'élément spécial appelé la terre ne constitue une matière plus spécifiée, mieux préparée par la nature et comme pâtissée d'avance pour les œuvres des hommes. C'est là où l'on comprend pleinement cette expression de la Bible « la graisse de la terre ». Le loess par exemple qui forme le sol de deux ou trois provinces et dont l'origine reste assez mystérieuse malgré les théories de Richthofen, n'est ni du sable, ni de l'argile, ni de l'humus. C'est comme de la terre caillée, c'est une matière homogène et compacte que je ne puis mieux comparer qu'au gruyère, qui ne se dissout ni ne se pulvérise.
Les fleuves énormes qui coulent au ras du sol dans cette vaste plaine, sans vallées, sans rives naturelles et presque sans aucune pente [De Ichang à la mer, soit 1000 milles, la pente n'est, jusqu'à Hankéou que de 2 pouces 1/2 et à partir de Han-Kéou d'un pouce par mille. Les derniers 200 milles sont au niveau de la mer. Encyl, Britannica.], sont à chaque crue en travail de déplacement. Le Hoang-ho par exemple hésite depuis des siècles entre ses deux embouchures situées au nord et au sud de la péninsule du Chantoung à de nombreux kilomètres de distance. On peut comparer le mouvement de ces fleuves à celui du bras d'un maçon qui étale son mortier. Mais comme ils ont servi autrefois à construire la Chine, ils servent aujourd'hui à la dévaster. Pour suppléer à l'absence de bords et de reliefs, les Chinois se sont ingéniés à construire le long de leurs cours d'eau de grandes digues qui ont parfois plusieurs centaines de kilomètres. Ce n'est pas là évidemment la meilleure solution du problème qui se posait à eux, et celle des réservoirs et des saignées que l'on voit pratiquée chez d'autres peuples est bien supérieure. Mais la race semble incapable de concevoir ou d'exécuter un plan d'ensemble. Il lui suffit d'élever au jour le jour un bout de mur entre elle et le danger.
La Grande Muraille est tout à fait comparable à ces longues digues de Shasi et de Kaïfong ou à la jetée marine de Hang Tchéou. De même que celles-ci ont été édifiées contre les incursions des eaux vagues, celle-là oppose un rempart aux cavaleries du nord qui, une fois la montagne franchie par ses défilés, peuvent balayer l'Empire d'un bout à l'autre. Pendant des siècles chaque souverain a construit sa tour et son pan de mur, bouchant tous les trous par lesquels la bête puante pouvait pénétrer dans la vaste ferme. Il est vrai que de ce travail immense une grande partie a certainement été toujours inutile. De ce réseau de murailles entrecroisées que l'on voit de la passe de Nantchang, il en est pour qui l'esprit ne saurait trouver aucune justification. Pour ma part, je crois que les travaux militaires ont toujours été en Chine une source abondante de « squeezes » et de profits. La construction de murailles devait être alors ce qu'est aujourd'hui l'achat des fusils, des canons et des bateaux de guerre : il s'agissait d'en faire le plus possible, de mettre le plus possible d'argent en mouvement pour s'en approprier le plus possible.
Le troisième caractère physique de la Chine qui est une conséquence du précédent, est que, dans son ensemble, en dehors des bastions qui la flanquent et de ses compartiments annexes, elle constitue une région homogène et communicante dans toutes ses parties. Ces communications ne se font pas comme en Europe par un système d'artères largement épanouies et ramifiées autour d'un tronc naturel, mais par un réseau à mailles serrées de canaux qui est l'œuvre confondue à la fois de l'homme et de la nature : c'est une circulation capillaire et endosmotique. On ne voit nulle part une province dépendant entièrement, au moins pour les denrées les plus nécessaires, de la production d'une autre province dont elle n'a pas l'analogue. Ce n'est pas un corps dont les organes sont complémentaires l'un de l'autre, c'est une masse spongieuse dont les cellules se trouvent à des degrés différents de saturation. Seule la capitale attire régulièrement à elle les tributs et les subsides de toutes les parties de l'Empire.
II faut remarquer qu'en Chine les transports par mer n'ont jamais eu qu'une importance relativement secondaire et toute locale. Les déprédations des pirates qui trouvaient sur cette côte semée d'îles sans nombre un champ également favorable à l'embuscade et à la fuite, les dangers d'une mer difficile avec ses courants et ses tourbillons (ce qu'on appelle en pidgin les « chow-chow waters »), ses vastes bas-fonds, ses écueils, ses brouillards, ses tempêtes du nord et ses typhons, l'art médiocre des constructeurs, tout s'opposait également au développement de la grande navigation. C'est toujours par voie de terre jusqu'à l'avènement des Européens, dans le fossé intérieur qui sous-tend l'arc du littoral, que les transports d'une extrémité à l'autre de l'Empire se sont faits.
Les considérations qui précèdent conduisent à comprendre la situation excentrique, et qui d'abord nous surprend, occupée par la capitale historique de l'Empire, Pékin : à regarder simplement la carte, des villes comme Wuchang ou Nankin sembleraient plutôt appelées par leur position naturelle à servir de siège au Gouvernement. Mais en fait on s'aperçoit bien vite que la possession de ces deux villes, au cours des longs siècles pendant lesquels la Chine a vécu isolée, n'assurait aucun avantage spécial à ses détenteurs. L'Empire n'était vulnérable que par le nord, c'est par là qu'arrivaient tous les envahisseurs. C'est là où le souverain devait exercer sa vigilance, c'est là où il devait avoir sa tente et son camp. Au terme extrême de ce vaste réseau de canaux qui couvre la Chine, pénétré jusqu'au fond de ses circonvallations de cette eau même qui imbibe tout le vaste corps, Pékin de sa grande enceinte carrée barre la plaine qui au pied des montagnes de l'Ouest s'ouvre toute grande aux invasions et que ferme d'une manière insuffisante la Grande Muraille qui à Shan haïkevan vient s'agrafer à la mer. Et de l'autre côté la capitale surveille cette passe de Nantchang qui est une des grand'routes de l'humanité, l'embouchure de l'Asie, le pôle par où passe tout l'axe du Vieux Continent. Que les pierres de cet étroit défilé usé par les files interminables et parallèles des hommes et des animaux dont le mouvement alternatif n'a jamais pris fin depuis les premiers jours de l'histoire, sont émouvantes à gravir, et quel spectacle solennel que de voir, au coucher du soleil, la ligne régulière des chameaux historier comme une frise ininterrompue ou comme une autre muraille ou marche aux créneaux animés, la paroi verticale de la montagne mongole!
Cette importance politique que sa position naturelle confère à Pékin est appelée peut-être à décroître maintenant que la mer s'est peuplée et que l'arrivée des Européens a troublé si profondément l'équilibre de l'Empire. Dès aujourd'hui on peut signaler un autre site qui est d'une importance vitale pour tout l'Empire. C'est le point où le doigt de la mer vient pour ainsi dire se poser sur le pouls de la Chine, sur l'artère principale où bat la vie de tout le corps. A quelques centaines de kilomètres de son embouchure, le Yangtzé se trouve resserré entre les hautes collines, aujourd'hui couvertes de fortifications, de Kiang yin. C'est là un véritable Gibraltar en pleine terre et celui qui s'en est saisi tient les clefs du plus énorme réceptacle de richesses et d'hommes qui existe sur la planète.
CHAPITRE II
LA CIVILISATION ET LE GOUVERNEMENT
Nous avons vu dans le précédent chapitre que la Chine n'était pas, comme l'Europe, un pays différencié dans sa nature et ses productions, dont les parties sont complémentaires et solidaires l'une de l'autre. Sauf l'éventualité de mauvaises récoltes, chaque village se suffit à lui-même et n'a guère à demander au dehors que quelques instruments, quelques tissus, quelques objets de luxe. Sur toute l'étendue de son territoire, le Chinois se voit semblable à lui-même, cultivant le même sol avec les mêmes méthodes, sans que la nature pareille oblige ses voisins à aucun contraste, ni à une opposition d'occupations et de moeurs. La plante humaine y est aussi uniforme, épandue en nappe aussi égale que les moissons interminables de gas-liang et de riz. C'est seulement quand la récolte vient à manquer que se produisent de grands déplacements de population, qui en somme aboutissent rarement à causer un désordre important. On meurt en masse et tout est fini. Il faut aux mouvements dits révolutionnaires d'autres causes connexes, la facilité congénère à d'immenses troupeaux à fuir devant quelques excitateurs et, parmi l'apathie commune, cette étrange hystérie spéciale aux peuples asiatiques dont je parlerai plus tard. Encore ces grandes séditions ou pilleries ont-elles eu jusqu'ici le caractère hasardeux et incertain des phénomènes de la nature. L'aire qu'elles dévastent présente le dessin irrégulier de ces clairières que fait dans une steppe l'incendie allumé par une flammèche égarée. Rien n'est plus curieux à cet égard que l'histoire de l'insurrection des Taipings qui s'est propagée sans aucun plan préconçu d'un bout à l'autre de la Chine, s'éteignant ici, se rallumant ailleurs, ici consumant toute une province, là s'arrêtant devant un village résolu. Une poignée de révoltés s'échappe de Hankéou investi, et, allant tout droit devant eux, sans aucune opposition, ils mettent le feu à toute la Chine du Nord jusqu'aux portes de la capitale, d'où une saute du vent par fortune les éloigne. Les mêmes traits se sont reproduits au moment de la guerre des Boxers.
Les pays de nature et de production homogènes comme la Chine, la Russie, la Pologne, ne se sont jamais prêtés à l'établissement d'une féodalité et d'une hiérarchie héréditaires. Tout y est de plain-pied. Rien ne peut être mis à part et circonscrit. Toutes les cloisons s'abolissent entre des milieux indifférents. Mais tandis que la Russie ou la Pologne étaient de toutes parts ouvertes aux envahisseurs et que, pour défendre le sol, une gendarmerie mobile, une caste militaire, un « ordre équestre », ont pu s'y constituer, la Chine, à l'abri derrière ses murailles, n'avait qu'à payer tribut au souverain, indigène ou étranger, préposé à la garde de ses barrières. Les principautés qui par intervalles se sont élevées à l'intérieur de l'Empire n'ont jamais été que des phénomènes temporaires et accidentels. Les querelles intérieures n'étant jamais commandées par des différences géographiques profondes, par des besoins organiques, n'ont jamais eu qu'un caractère temporaire et localisé : après quelques brigandages, pilleries et moulinets de sabre, l'ordre renaît comme de lui-même. Jamais le besoin d'une force militaire aux cadres permanents et fortement assise ne s'est fait sentir dans ce pays sans voisins. De là la supériorité toujours reconnue aux magistrats civils sur les mandarins militaires qui n'étaient que les commandants d'une mauvaise police. De là aussi la rapide absorption des envahisseurs de race plus guerrière qui n'avaient aucune fonction vitale à assumer, et plutôt une vaste ferme à exploiter que le commandement de rien à prendre.
Ces vastes régions agricoles où l'homme avance et gagne par germination comme une céréale sont aussi celles où la possession individuelle a le plus de peine à se constituer. Là où la terre n'a pas de figure, de propriété à elle, n'appelle pas pour acquérir sa pleine valeur une main-d'œuvre intelligente, un art propre, la propriété, telle que nous la concevons en Europe, n'a pas de racine. C'est ainsi que nous voyons subsister en Russie le régime de la propriété communale, du mir : c'est ainsi que dans une grande partie de l'Amérique et de l'Australie les titres de propriété sont comparables à ceux d'une société par actions. En Chine on peut dire que le statut normal et de fait de la terre est celui de l'indivision. Tant que faire se peut, le chef de famille garde sous son toit ses enfants et ses alliés qui travaillent tous ensemble à l'exploitation d'un même patrimoine; tant que l'on peut ajouter de nouveaux bâtiments à la collection de petits pavillons qui constitue la maison chinoise, tant que le lopin suffit à la vie commune, le groupe reste entier et compact. Dès qu'il devient trop nombreux, la famille dans les temps antiques essaimait et un nouveau centre se constituait un peu plus loin; mais le carré primitif, le ti-fan restait à peu près invariable. Aujourd'hui on remédie à la surabondance des bouches à nourrir par des expédients, émigration, meurtre des filles, etc. D'ailleurs de temps en temps les inondations, les épidémies et les famines viennent donner de l'air et creuser dans la masse trop compacte des vides bientôt comblés. [Il est bien entendu que ce que nous venons de dire de la propriété chinoise dépeint une situation de fait et non de droit. En droit la division de l'héritage peut être demandée et la propriété partagée entre tous les mâles. Seule demeure inaliénable et indivisible la partie du bien fonds affectée au culte familial et au culte des ancêtres, aux cérémonies (banquets, processions, etc.).]
Sur cette constitution de la propriété se fonde celle de la famille : la terre étant indivise, l'élément principal de la famille est cette unité originelle en qui elle est indivise : le père. De là l'autorité absolue dont il est investi en théorie (et qui en fait est souvent exercée par la mère, la terrible moumou que représentent les comédies populaires, auprès de laquelle nos plus farouches belles-mères paraissent timides et suaves).
L'élément principal de la société n'est pas l'individu, c'est la touffe, C'est elle qui dans son ensemble est responsable des actes de chacun des individus qui la composent. L'ensemble des familles est groupé en l'un de ces villages compacts qui semblent ne former qu'une seule demeure comme un guêpier, et qui sont placés sous le contrôle patriarcal de l'ancien ou ti pao. Elle est la cellule vitale de tout l'Empire. Les autres divisions administratives ne sont que des formes artificielles. Souvent et surtout dans le Sud un village, un groupe de villages, ne forment qu'une seule famille et constituent alors une sorte de clan; entre ces clans régnent des inimitiés séculaires et se livrent parfois de véritables batailles. Le Chinois ne perd jamais le souvenir de son origine, du plan initial : à la tablette des ancêtres se rattachent tous ses droits d'homme et de citoyen. (De là la grandeur du sacrifice exigé des catéchumènes chrétiens à qui on en impose la destruction.) Si l'on demande à un Chinois son pays, il répondra sans hésiter : Je suis de Pékin, ou de Canton. Et cependant il y a parfois plusieurs siècles que sa famille, transplantée de Pékin ou de Canton, habite le pays.
En règle générale chaque village produit tout ce qui est nécessaire à l'existence de ses habitants : les céréales, la viande (représentée uniquement par le porc ou la chèvre), les volailles (canards et poulets), les œufs, l'alcool, distillé sur place, les légumes, le tabac, les textiles, qui sont suivant le climat le coton, le chanvre, le jute et la ramie; les maisons sont faites de terre battue, le bois arrive facilement par les canaux qui circulent partout. Il ne reste à acheter au dehors que le sel, quelques teintures parfois, et les objets de métal, instruments et ustensiles de cuisine. (Cette description qui répond à l'état pur de la civilisation chinoise est encore vraie aujourd'hui dans une large mesure, mais il faut ajouter à la liste des importations indispensables les allumettes et le pétrole.) Le village, complet par lui-même, dépourvu en général de troupeaux et d'animaux de transport, qui seraient pour l'homme des concurrents autant que des auxiliaires, n'a pas besoin de routes. Quelques sentiers, dans le Sud, ménagés entre les rizières [Voir le caractère Kiang (limites), levées qui séparent deux pièces de terre], quelques pistes dans le Nord où peut cheminer une petite charrette, suffisent largement aux communications. Les routes dites impériales ne valent guère mieux. Quel voyageur n'a maudit ces chaussées formées de dalles branlantes posées à plat comme des dominos! Les ponts sont faits de pierres non cimentées ou de quelques planches posées au hasard sur des chevalets. Les femmes restent au logis et pour réprimer leurs tendances vabagondes les Chinois ont pris une précaution barbare et naïve, assez analogue à celle de nos paysans quand ils coupent le bout des ailes de leurs volailles : ils leur ont mutilé les pieds. Ce procédé, s'il n'assure pas toujours leur vertu, garantit au moins leur dépendance et leur sédentarité.
Ni en droit ni en fait, la personne en Chine ne possède cette indépendance individuelle, cette franchise de son propre mouvement, qui est la condition de l'Européen. L'homme là-bas fait toujours partie d'un ensemble, il est, comme les mots de sa langue, agglutinant. On connaît assez, sans que nous entrions à ce sujet dans des chemins rebattus, la force des corporations chinoises, le développement de l'esprit syndical, la sévérité de la discipline de groupe, la puissance de ces organisations de boycottage qui pendant un temps ont empêché l'importation à Canton des marchandises américaines et japonaises et mis en échec la vieille politique des canonnières. C'est la faiblesse du Gouvernement qui fait la vigueur et la nécessité de ces organisations spontanées.
Enfin l'état de civilisation naturel, traditionnel, et, en quelque sorte, animal, que je viens de décrire, est éminemment favorable à la prolificité. Plus les membres d'une famille sont nombreux, plus sa force de résistance s'accroît, en même temps que sa capacité d'envahissement. Plus les billets sont nombreux, plus les chances de gain augmentent à la loterie de la vie; plus il y a de semence, plus il y a de chances de récolte. L'épargne partout en Chine étant nulle, tout croît nouveau du cheptel familial profite à l'actif et ne grève pas sensiblement le passif, la mort au besoin intervenant toujours en fin de compte, à la satisfaction générale, pour rétablir une balance trop chargée. Il en résulte que la matière première humaine est toujours surabondante et que les deux tiers de la population vivent dans un état de demi-servitude, fournissant le travail en échange de la nourriture.
Cette abondance de la domesticité jointe au développement du parasitisme contribue activement au nivellement des conditions sociales. Il est rare de voir en Chine, pour ces raisons et pour bien d'autres, trois générations d'hommes riches. Celui qui fait fortune se voit bientôt entouré d'une nuée de serviteurs, de clients et de parents pauvres, les siens et ceux de ses femmes, qui vivent à ses dépens et tiennent garnison chez lui. C'est une conséquence de la richesse qui est universellement acceptée et imposée.
Le nivellement des conditions, en même temps que des raisons de race plus profondes, a produit celui des capacités. L'individu n'a aucun champ pour se développer et ne réagit pas contre son milieu. La grande infériorité des Chinois et en général des Orientaux à l'égard des Européens est qu'ils n'ont pas d'élite. Prenez au hasard dans une classe quelconque de la Société, cultivateurs, marins, commerçants, hommes de peine (je ne parle pas des ouvriers d'industries nouvelles où la formation traditionnelle n'a pu jouer aucun rôle), un Chinois et son congénère européen, le premier sera rarement inférieur en habileté sinon toujours en force physique au second, et lui sera souvent supérieur. Mais l'excellence et l'exception font également défaut.
L'état social dont j'ai essayé dans les pages qui précèdent de déterminer les bases présente deux caractères, dont le premier, égalitaire et démocratique, a été souvent signalé par les observateurs européens. Dans une société de ce genre, du moment où la force est incapable d'imposer ses directions et où, d'ailleurs, nulle autorité n'est là, comme nous le verrons tout à l'heure, pour les formuler, les rapports des individus entre eux ne peuvent être régis que par la coutume et par un agrément mutuel. De là le caractère à la fois très simple et très compliqué de toutes les transactions. Très simples parce qu'il s'agit d'individus traitant de plain-pied et de choses dont les valeurs depuis longtemps établies ne sont guère susceptibles de varier. Très complexes parce qu'il ne s'agit jamais d'un individu qui traite avec un autre individu, mais d'un groupe qui traite avec un groupe. De là la longueur et la minutie des discussions, de là le rôle capital joué en Chine par l'Intermédiaire (middleman) qui cumule en quelque sorte les fonctions de courtier, de témoin et de notaire. Jamais en Chine aucune négociation de quelque ordre que ce soit, onéreux ou privé, commercial ou judiciaire, ne se poursuit directement entre les parties intéressées. Entre des forces équilibrées joue un arbitrage permanent. Entre des horizons si étroits, il faut que le connu couvre l'inconnu, le représente et le garantisse. C'est ce qui explique l'importance du rôle que tient auprès des commerçants européens le « com-prador », de qui nous aurons à parler ci-après.
Le deuxième caractère de la civilisation chinoise, qui lui est commun avec les républiques antiques auxquelles nous la comparions au début de cet ouvrage, c'est qu'elle est, si l'on peut dire, réelle; j'entends que la raison de la société est moins la volonté et la force inégale des individus que le fonds commun livré à leur exploitation. Il s'agit moins d'un arrangement, d'une convention de personnes, que de l'aménagement d'une propriété au mieux de l'utilité générale. Dans un pays comme la Chine, l'eau, nourricière ou destructive, est l'élément commun qui donne forme à la vie sociale et agrège les habitants de ces champs qu'elle menace et fertilise. L'usage de la terre et de l'eau, c'est la grande préoccupation du législateur chinois, non moins que de ses congénères d'Egypte et de Chaldée. L'abornement, l'irrigation, l'entretien des canaux, les mesures à prendre contre les inondations, la reprise des alluvions, tous ces points sont minutieusement réglés par une Coutume dont les stipulations sont presque semblables à celles que formulait, trois mille ans avant le Christ, le Code rural d'Hammurabi. Si les personnes n'ont pas d'état-civil, les propriétés en ont un qui s'appelle le cadastre et qui a toujours été tenu avec assez de soin (relativement bien entendu). La dernière révision en a été faite en 1783 sous l'Empereur Kienlong. Elle est donc à peine plus vieille que la nôtre. Le titre de propriété, par une fiction qui devance de bien des siècles celle de l'Act Torrens, est en quelque sorte l'image réduite et portative de la terre elle-même. Tout détenteur du titre est considéré, jusqu'à preuve du contraire, comme le propriétaire légal. Cette prise facile permet le crédit fondé sur toutes les formes de l'hypothèque.
La nécessité de donner aux différents états de la propriété une individualité juridique permanente explique l'importance prise en Chine, comme en Egypte et en Chaldée, par l'écriture et le rôle prépondérant, ici comme là, attribué de bonne heure au scribe, à l'homme qui sait le secret des injonctions éternelles. On a cité souvent le testament du scribe pharaonique qui vante à son fils les avantages de son métier par rapport à d'autres, plus actifs :
« Pourquoi dis-tu que l'officier est plus heureux que le Scribe? Arrive, que je te peigne le sort de l'officier d'infanterie et l'étendue de ses misères! On l'amène tout enfant, pour l'enfermer dans la caserne, une plaie coupante se forme sur son ventre, une plaie d'usure sur son oeil, une plaie de déchirure sur ses deux sourcils; sa tête est fendue et pleine de croûtes. Arrive que je te dise ses marches vers la Syrie, ses expéditions en pays lointains! Son pain et son eau sont sur ses épaules, comme le faix d'un âne; les jointures de son échine sont brisées : il boit d'une eau corrompue, puis il retourne à sa garde. Atteint-il l'ennemi, il est comme une oie qui tremble, car il n'a plus de valeur dans tous ses membres. Finit-il par rentrer en Egypte, il est comme un bâton vermoulu. Est-il malade, on le met sur un âne; ses vêtements, les voleurs les enlèvent; ses domestiques se sauvent. Voilà pour le fantassin. « Le cavalier n'est pas beaucoup mieux traité. Arrive que je te dise les devoirs fatigants de l'officier de chars. Lorsqu'il est placé à l'école par son père et sa mère, sur cinq voitures qu'il possède, il en donne deux. Après qu'on l'a dressé, il part pour choisir un attelage dans les écuries de Sa Majesté. A peine a-t-il pris les bonnes cavales, il se réjouit à grand bruit. Pour arriver avec elles à son bourg, il se met au galop, mais il n'est bon qu'à galoper sur un bâton. Comme il ne connaît pas l'avenir qui l'attend, il lègue tous ses biens à son père et à sa mère, puis emmène son char, dont le timon pèse trois ont en, tandis que le char pèse cinq ont en. Aussi lorsqu'il veut s'en aller au galop sur ce char, il est forcé de mettre pied à terre et de le tirer. Il tombe sur un reptile, se jette dans les broussailles. Lorsqu'on vient inspecter son équipement, sa misère est au comble. Il est allongé sur le sol et frappé de cent coups. »
Et ainsi des autres professions. Pendant de longs siècles, la Chine non moins que l'antique Egypte, a été pénétrée de l'importance suréminente qui s'attache à la connaissance des idéogrammes et des lois subtiles qui règlent leur assemblement, et la page que nous venons de citer, avec son caractère naïvement pratique, trouverait dans la littérature extrême-orientale, bien des analogues. Chaque village, chaque famille souvent avait son lettré qui servait à la fois de secrétaire, de conseiller, d'avocat, d'archiviste, de pédagogue, un peu de sorcier, un peu de médecin, en un mot l'organe général de mémoire et d'articulation, et le procureur de la communauté. Il n'est pas besoin de dire que, vivant des discordes et des querelles dont il était le médiateur obligé, il jouait souvent le rôle de boute-feu et qu'on trouve sa main dans toutes les séditions. La suppression des examens et de l'antique hiérarchie littéraire en 1902 est venue bouleverser cet état de choses et là, comme nous le verrons plus tard, est une des principales causes des troubles dont nous sommes en ce moment les spectateurs.
La longue exposition que nous venons de faire des principes fondamentaux de la Civilisation chinoise, nous permettra de faire comprendre en peu de mots le rôle dévolu jusqu'au début de ce siècle, au Gouvernement. Ce Gouvernement a une raison d'être, c'est d'assurer tant bien que mal la sécurité et la paix au peuple qui vit sous son administration, et il a un objet, qui est d'exploiter les administrés au meilleur intérêt des administrateurs. On chercherait en vain dans toute la tradition chinoise rien qui réponde à notre idée occidentale et moderne de l'État, d'un corps constitué et spécialement appointé pour veiller aux intérêts généraux de la communauté. Il n'y a eu en Chine jusqu'à ces dix dernières années ni Travaux Publics, ni Instruction Publique, ni souci quelconque de veiller au bien-être des particuliers et au développement de la richesse générale. La police et la gendarmerie étaient réduites à quelques « satellites » pouilleux qui ne rassuraient pas les bons et ne faisaient guère trembler les méchants. Les soldats avaient pour équipement en outre d'un fusil rouillé généralement tenu par le canon, un parasol, un éventail et une cage où chantait un petit oiseau. Les tribunaux étaient surtout un moyen d'intimidation qui maintenait un peuple naturellement disputeur et processif dans une modération relative par la redoutable alternative d'avoir recours à eux. La Chine en un mot n'était pas un État, c'était un domaine soumis à l'exploitation d'une armée innombrable de fonctionnaires inutiles.
Le mot d'inutile ne répond pas cependant complètement à ma pensée. Tout d'abord il est juste de constater que, jusqu'à ces derniers temps, le mandarin chinois a toujours eu une prise très forte sur ses administrés, qu'en tout semblable à eux il les connaît littéralement par coeur, qu'il a pour les manier un tact incomparable, qu'il est passé maître dans l'art des arbitrages et des transactions qui constitue là-bas toute la science du Gouvernement des hommes, qu'il sait toujours au plus juste le point critique jusqu'où l'on peut aller sans jamais passer par-delà, qu'il fait en somme de son peuple ce qu'il veut, et que les missionnaires ne se trompent pas quand ils imputent aux autorités la responsabilité première de tous les troubles. Il y a une entente naturelle et séculaire entre le peuple et ses parasites. Le Chinois a naturellement le sens et le goût de l'exploitation, du « Squeeze ». Cela le rafraîchit suivant le mot célèbre attribué à un grand financier. L'idée de chef n'est pas séparable pour lui de celle d'exploiteur. Parmi les bandes de coulis envoyés aux Indes, aux Amériques ou dans les usines, toujours se dégagent quelques individus qui prennent l'ascendant, organisent des jeux de hasard, empochent les salaires des autres et les font travailler à leur place, dans une véritable servitude.
II paraît que sans cette pratique le bon ordre serait compromis. Les Chinois vivent l'un de l'autre, comme les tribus de la mer, d'une série d'exploitations superposées. Le produit pour arriver au consommateur passe par d'innombrables intermédiaires qui le grèvent chacun de sa commission. Le Gouvernement n'est que l'image de l'état général et personne autrefois ne songeait à s'étonner de ses pratiques ou même à s'en plaindre.
Ce rôle parasitaire du Gouvernement avait, d'ailleurs, au point de vue du maintien de la constitution égalitaire qui est celle de la Chine un avantage qui n'a jamais été signalé. Elle ne permet pas le maintien des grandes inégalités sociales, la création de fortunes énormes et rapides, l'institution d'une noblesse héréditaire, l'établissement d'une classe privilégiée. Toute personne qui s'élève, toute fortune qui s'accroît, a aussitôt à payer rançon. Elle doit acquitter entre les mains de l'autorité une sorte de patente, sous forme de contributions plus ou moins volontaires. Et encore bien des parvenus n'évitent pas l'étranglement.
Ce qui rend, d'ailleurs, ces exploitations acceptables, c'est que chacun, un jour ou l'autre peut avoir l'espoir d'en profiter. Les emplois sont ouverts à tous. Non pas à tous les talents, bien entendu, « car », comme l'a remarqué judicieusement Laotzeu dans son livre immémorial qui donne encore aujourd'hui la meilleure clef de l'âme chinoise, « si les emplois étaient donnés aux talents, chacun se croirait en droit de les obtenir, personne ne serait si satisfait de son sort qu'il n'en crût mériter un autre, ce serait un mécontentement universel. Il faut donc qu'une place ne soit jamais occupée par la personne qui en est le plus digne. » Non point donc aux talents, mais aux valeurs déterminées, aux forces naturelles d'énergie, de patience, de naissance, d'intrigue et d'argent. Et c'est ici qu'il convient de rendre hommage à l'antique institution des examens, aujourd'hui périmée, un des plus parfaits artifices que le génie d'un homme ou d'un demi-dieu ait jamais inventés dans l'art difficile de gouverner les mortels.
Rien ne m'empêchera d'attribuer cette invention merveilleuse, aussi précieuse que la brouette ou la charrue, à quelque législateur fils-de-nymphe, à l'un des pa-hsiens célestes, tel par exemple celui-ci qui préside présentement à mes écritures, curieusement sculpté dans le bois de Singepore, du haut d'un des piliers de ma bibliothèque. Je me plais à mettre dans sa bouche le langage suivant :
« Remercions le Ciel bienveillant qui a donné à notre race une terre large et copieuse pour y paître, en sorte que chacun ait à peu près la même part et une faible raison d'envier celle de son voisin. Je regarde vers les quatre points cardinaux et je vois de toutes parts un peuple laborieux et satisfait, soumis aux volontés également transcendantes et indiscutables du Ciel, de l'Empereur et des mandarins qui en sont en tous lieux l'image immédiate et visible. Il convient foit que les gens n'aient ni trop peu, ni trop, afin de n'être tentés, ni par la misère, ni par la conscience d'une force supérieure à excéder la juste limite. Notre tâche n'est aucunement d'assurer le bonheur du peuple, un dieu même n'y suffirait pas; elle est assez grande si nous lui conservons la paix. Pour cela notre devoir est en premier lieu de le défendre contre les ennemis de l'extérieur, et à cette fin nous n'avons eu qu'à compléter par une muraille l'enceinte que le Ciel nous a donnée. En second lieu d'étouffer les rébellions, principalement par des moyens de prudence et de considération, nous souvenant que le feu s'éteint quand il n'a plus d'aliment. En troisième lieu de faire la guerre aux voleurs et petits pillards sans prétendre les exterminer plus que la vermine qui renaît d'elle-même sous le peigne. Pour le reste les gens seront toujours contents s'ils ont de quoi remplir leur ventre. Mais l'abondance ne dépend que du ciel qui envoie la pluie. C'est pourquoi je veux que les autorités ne ménagent pas les cérémonies et les sacrifices. Au reste si les gens ne mangent pas, ils meurent et passent sous une autre juridiction : nous n'avons pas à nous en occuper davantage. Et la part des autres est plus grande.
« Un seul danger reste à prévenir, le plus grave de tous : celui des rêves et de l'imagination. Une seule classe d'hommes est dangereuse, l'ennemie de l'État et de tout ordre politique, celle qui vit de rêves et d'imagination. Le désir et la pensée de ce qui n'est pas sont les ennemis naturels de ce qui est, le mieux est l'ennemi du bien. Or, il est également dangereux de laisser la carrière ouverte à l'imagination et à l'ambition personnelle et de leur refuser toute espèce de jour. Que l'illusion serve donc de salaire à l'illusion. C'est à quoi servira le système des examens dont je vais présentement promulguer les règles sacrées. »
De ces règles abolies je ne referai pas après tant d'autres la description. [La meilleure est celle qu'ont donnée les Pères jésuites dans les Variétés sinologiques.] Il s'agit en somme de compositions littéraires donnant accès à différents grades honorifiques superposés, et dont l'élégance du pinceau et la connaissance des textes antiques formaient les mérites principaux. Les candidats reçus à chacun de ces examens constituaient en théorie les cadres où l'Empereur pouvait choisir les fonctionnaires. En fait pour ce choix bien d'autres considérations et surtout celle de l'argent sont toujours entrées en jeu, et les fonctions publiques n'ont jamais sans doute été considérées autrement que comme des offices, des fermes. Néanmoins la plupart des fonctionnaires avaient reçu au moins les grades inférieurs. Les règles adoptées pour les examens avaient les avantages suivants : elles tournaient l'esprit des jeunes gens vers le passé et éteignaient en eux le désir des nouveautés; elles donnaient à l'autorité le prestige, elles la plaçaient dans un domaine réservé où l'on parle un langage interdit au vulgaire; enfin elles développaient la mémoire, faculté principalement nécessaire à un administrateur et à un magistrat, chargé du soin d'intérêts qui ne varient guère, aucune connaissance spéciale et technique ne se trouvant, d'ailleurs, requise.
Enfin et surtout les examens canalisaient les besoins d'activité de cette classe d'hommes la seule vraiment dangereuse pour la sécurité de l'État, qu'on appelle les intellectuels, et qu'on devrait appeler plutôt les inadaptés, ceux qui ne trouvent pas dans leur métier ou dans leur fonction l'emploi exact de leurs connaissances et de leurs facultés. Le législateur antique avait vu très finement que cette espèce de gens est surtout accessible à la vanité et ne leur avait pas refusé de ce côté toutes les satisfactions qu'ils pouvaient désirer : plumes, costumes, boutons, chapeaux, titres, pétards, etc. Pendant que l'étudiant était engagé de toute son ardeur dans l'inextricable filière des examens, il ne songeait pas à troubler la république. Spectacle admirable! on voyait aux examens des candidats de quatre-vingts ans! Parle même moyen le Gouvernement élevait devant le flot énorme des candidats aux emplois publics une série de barrières artificielles qui amusaient les ambitions. Les lettrés eux-mêmes étaient le plus intéressés au maintien de l'ordre général qui seul leur permettait l'accès des grades nouveaux et le bénéfice de ceux qu'ils avaient reçus. Il n'y a pas de plus bel exemple de domestication des forces les plus dangereuses d'une société, rendues, d'ennemies, auxiliaires de l'ordre constitué, et le connaisseur ne peut vraiment réprimer devant une machine si bien combinée un mouvement d'admiration. Il est fâcheux pour la Chine qu'après tant de siècles de bons services la marche de cet incomparable régulateur soit devenue impossible.
Pour terminer ce petit tableau de la vieille Chine, telle qu'elle a été pendant des milliers d'années et tant qu'elle a pu se développer sur son propre plan à l'abri de tout contact avec le monde extérieur, je ne crois pouvoir mieux faire que de reproduire les lignes suivantes de Parker :
« Tant que le Gouvernement Provincial envoie régulièrement ses contributions à Pékin, étouffe les rébellions, donne de l'emploi à l'armée des « fonctionnaires en expectative », élude les réclamations étrangères, évite les scandales de toute nature, en un mot garde une surface extérieure de respectabilité, on ne pose pas de questions, les rapports et promotions sont agréés, le Vice-Roi et ses collègues vivent en parfaite quiétude et chacun fait tranquillement son sac. Le Gouvernement de Pékin ne fait pas de lois, ne fait quoi que ce soit pour qui que ce soit, laisse chaque Province à ses propres idées, et, comme l'État-Major Général d'une armée, absorbe les personnalités qui ont réussi et retourne celles qui ont besoin de réussir. Chacun, « squeezeur », intermédiaire ou « squeezé », a, ou espère avoir un jour ou l'autre, sa petite part du gâteau. Aucun snobisme en Chine, bien qu'il y ait abondance de pédanterie. Pas de paysan et de marchand de légumes qui ne puisse étudier et acheter un emploi et un bouton, pas de Chinois qui ait honte de ses parents pauvres. Il y a partout un sentiment général de vivre et laisser vivre. La poêle est là, le lard est là, à chacun de le tirer du feu suivant sa chance et son adresse. Aucun passeport aucune restriction de la liberté, pas de frontières, pas de préjugés de castes, pas de scrupules alimentaires, pas de mesures sanitaires, pas de lois excepté les coutumes populaires et quelques injonctions pénales. La Chine en un certain sens est une vaste république où les restrictions de la liberté personnelle n'existent pas. »
History : China : General
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Literature : Occident : France