HomeChronology EntriesDocumentsPeopleLogin

Chronology Entry

Year

1948.4

Text

Claudel, Paul. Sous le signe du dragon [ID D3550]. (4)
CHAPITRE V
L'EUROPE EN CHINE
Quand on parcourt l'histoire des peuples d'Orient ou qu'on voyage au travers des immenses plaines de l'Inde et de la Chine, l'impression qui domine nos esprits d'Occidentaux est celle de stagnation. Une dynastie succède à l'autre, une invasion triomphe puis s'épuise, les séditions avec des succès divers font rage dans un coin ou dans l'autre de la grande aire fermée, mais nulle part on ne voit ce qu'on est généralement convenu d'appeler le progrès, ou ce que Bos-suet appelait la Suite des Empires, nulle part un sens, un développement, une évolution, qui donne à chacune des périodes de l'histoire une figure distincte et empêche, à travers les dates,de les confondre. Ici chaqueévé-nement, qui semble provenir de l'extérieur et du hasard plutôt que d'un besoin intime et vital, détermine dans le bassin clos une série d'ondulations, d'oscillations, plus ou moins violentes, après quoi tout revient à l'inertie et reprend le niveau accoutumé. Qui a vu de nos jours un hameau du Honan et du Shantoung avec ses maisons de terre, ses charrettes aux roues grossières inscrites sur un H de planches, ses pagodes croulantes, sa digue, son petit canal, ou l'une de ces sous-préfectures du Tchi-li, toutes semblables dans leur quadrilatère de murailles crénelées, les a vues telles qu'elles étaient sans doute du temps de Kanghsi, ou de Marco-Polo, ou de Confucius, ou de l'Empereur Ou. En Asie tous les moments de l'histoire sont contemporains. Le ciel et la terre n'ont pas bougé, les idées n'ont pas bougé, les moeurs n'ont pas bougé, la grande nappe humaine n'a pas bougé. Il n'y a eu que le vent et la pluie, le soleil toujours là, l'Empereur toujours là, telle année une inondation, telle autre un incendie, telle autre une invasion de Hsieng Wu. Ces énormes masses humaines n'ont jamais connu le levain, j'entends ce prodigieux ferment de discorde et de civilisation qu'est le Christianisme et qui ne permet plus la paix aux peuples chez lesquels il a profondément pénétré.
Et bien qu'il n'entre pas dans le plan du présent ouvrage de parler des Missions, je voudrais cependant ouvrir ici une sorte de parenthèse et dire quelques mots de la prétendue tolérance bouddhique à l'égard du Christianisme. Nulle part, à aucun moment, en aucun lieu du monde, le Christianisme, (j'entends éminemment par ce mot le Catholicisme), n'a rencontré et ne pouvait rencontrer l'indifférence, et son introduction ou son maintien, chez un peuple comme dans une âme, ont toujours été accompagnés de réactions énergiques. La raison en est que le Christianisme n'est pas une collection de croyances personnelles que chaque individu est libre d'accommoder aux circonstances où il se trouve placé; il apporte avec lui un organe nouveau, une cellule étrangère, l'Église, il introduit au sens suprême le principe d'exterritorialité. Il y a dans tout chrétien une part désormais qui n'est plus nationale, qui est soustraite à toute prise contingente, à toute autorité humaine, à toute tradition, à toute obligation sociale, tribale, ou familiale, qui est libre en un sens supérieur à tous les rêves de l'anarchie. Et il y a en même temps sur lui une autorité nouvelle, près de laquelle le plus étroit despotisme est indulgent, car ce n'est pas l'homme extérieur qu'elle contraint, mais l'homme intérieur qu'elle anime, qu'elle critique et qu'elle informe. Il n'y a donc pas à s'étonner du trouble profond que le Christianisme a causé dans le vieux pays de civilisation collective que nous venons de décrire. Par l'interdiction du culte rendu à la tablette des ancêtres, le néophyte est séparé de sa famille. Par l'interdiction de toute participation aux processions, banquets et cérémonies en l'honneur des idoles, il est séparé de son village. Par l'interdiction des sacrifices et prosternations en l'honneur de Con-fucius, il se sépare de la doctrine nationale, il est frappé d'incapacité à toutes les fonctions publiques. Par sa croyance à un dieu étranger, par son union bizarre avec des personnages exotiques que les anciens Chinois plaçaient en quelque sorte au-delà des limites de leur univers, il est comme excommunié de son propre peuple. Il n'est pas étonnant dans ces conditions, qu'au début, dans un pays aussi homogène, aussi compact et aussi exclusif, le Christianisme, une fois les malentendus écartés, ait fait si peu de prosélytes et seulement dans les classes inférieures, et qu'il ait suscité des persécutions violentes. Il n'en allait pas de lui en effet comme du Bouddhisme qui ne dérangeait rien et ajoutait seulement quelques figures au Panthéon indigène : ou même du maho-métisme qui, autant que je puis en juger, ne paraît pas avoir eu en Chine aucune activité de prosélytisme et dont les adhérents se sont multipliés ça et là simplement par prolificité naturelle. Les premiers chrétiens indigènes, comme leurs pasteurs, ont été soumis à de dures épreuves, et il serait injuste de ne pas reconnaître le courage souvent héroïque qu'ils ont mis à confesser leur foi.
Aujourd'hui que la vieille Chine se dissout et que les missionnaires ont à peu près le champ libre, leur moisson s'accroît, et c'est par dizaines de mille que dans certaines régions de l'Empire, spécialement dans le Nord, ils comptent leurs recrues annuelles.
Avant l'invention de la vapeur et le percement du Canal de Suez, l'accès des Européens à la Chine, qui suivirent les traces de saint François Xavier et de Raphaël Peres-trello, n'eut pas relativement de conséquences très graves pour le vieil Empire. La liste des barbares extérieurs s'accrut simplement dans les archives mandarinales de quelques noms bizarres. L'activité des missionnaires jésuites qui, grâce aux troubles résultant d'un changement de dynastie et à la faveur dont jouissaient auprès de l'Empereur Kanghsi certains membres éminents de la Société, avait pu quelque temps s'exercer avec succès, ne tarda pas à être cruellement réprimée, dès que les deux vieux adversaires, le paganisme et la chrétienté, sous de nouveaux accoutrements se furent reconnus et compris. Depuis le règne de Yung tchang jusqu'au traité de Whampoa (1844), le Christianisme fut légalement proscrit en Chine, et les missionnaires, pour la plupart cantonnés à Pékin ne purent se livrer qu'à un prosélytisme précaire et dispersé. Quant aux Européens venus pour faire du commerce à la Chine, il faut reconnaître que les opérations de ces aventuriers, soustraits à tout contrôle et à toute sanction de leurs propres gouvernements, se distinguaient peu au début de la simple piraterie. Aussi les Chinois, après avoir massacré 800 d'entre eux à Ningpo, enfermèrent-ils étroitement les marchands portugais dans l'unique concession de Macao, dans des conditions moins dures toutefois que celles acceptées du Japon par les HoÛandais de Desima. Macao resta pendant de longues années le seul point de contact entre la Chine et l'Europe et les ambassades envoyées à Pékin par les diverses puissances occidentales pour améliorer cette situation n'aboutirent à aucun résultat.
Cependant si Macao était le seul point où l'Européen eût le droit de s'établir à demeure, dès le vme siècle celui-ci obtint ]e droit, suivant la nationalité à laquelle il appartenait d'avoir à Canton même une factorie et d'y séjourner tout le temps que son navire restait dans le port. Il y eut ainsi à Canton des factories hollandaises, anglaises (East India Company), suédoise, française, impériale, espagnole et danoise. Cette factorie était à la fois le comptoir, le magasin, le trésor et la résidence du « facteur » ou Agent pendant le temps de sa résidence à Canton. Du côté Chinois l'institution appelée Hong, ou Co-hong, ou Guilde, était le seul intermédiaire par lequel des relations commerciales pouvaient être nouées avec le Céleste-Empire. Ce corps reçut en 1725 le monopole absolu de toutes les relations avec les étrangers, en même temps qu'il se rendait responsable de leur solvabilité et de leur bonne conduite. Les membres de cette corporation étaient au nombre de treize. Naturellement le monopole dont ils étaient investis était pour eux une source d'énormes bénéfices. Chacun de ses membres avait à payer pour sa nomination 200.000 taëls, soit près de 1.500.000 francs. Ils étaient soumis de temps en temps à des souscriptions « volontaires » disons par exemple 100.000 taëls pour les inondations du fleuve Jaune; ils avaient à garder de bonnes relations avec la cour à Pékin et avec les fonctionnaires de Canton, spécialement celui qui leur était préposé, le Hoppo; enfin à se soumettre au vaste régime de squeezes et de pourboires qui a toujours existé en Chine. Néanmoins lorsque Canton en 1841 eut à payer une rançon de 6 millions de dollars (près de 30 millions de francs), les marchands du Hong à eux seuls contribuèrent pour le tiers. Le plus connu d'entre eux, Howqua avouait en 1834, c'est-à-dire neuf ans avant sa mort une fortune de 26 millions de dollars.
Les étrangers réduits à un tête-à-tête redoutable avec la puissante Compagnie étaient d'autre part soumis à la réglementation la plus stricte qui avait encore été resserrée en 1760. Ils ne pouvaient avoir avec eux à Canton « ni femmes, ni fusils, ni armes d'aucune espèce ». Tous les Chinois ayant des rapports avec eux devaient être munis d'une licence spéciale. Le nombre de leurs domestiques était limité à huit dont les fonctions étaient spécifiées. Ils ne pouvaient sortir de leurs résidences que pour aller, trois fois par mois, aux Jardins de fleurs, (à 1 mille au-dessus de Canton). Il ne leur était pas permis de s'adresser directement aux autorités chinoises. Chaque navire à son entrée à Canton, avait à payer près de 10.000 francs en droits de toute nature.
Le commerce entre la Chine et l'Europe était à cette époque exclusivement limité aux articles de luxe. Les cotonnades, qui aujourd'hui constituent à l'importation près de 44 % du chiffre total, n'avaient alors aucune place sur les manifestes. Bien au contraire on allait chercher en Chine certains articles légers, comme les nankins. On importait un peu de drap, un peu de mercure, du plomb pour l'emballage du thé, de la ferraille comme lest, de l'argent monnayé, dont l'usage se répandait peu à peu dans toute la Chine.
(Encore aujourd'hui sur le Yang Tsé on fait usage des dollars espagnols de Charles IV, ou carolus). Une grande partie de la cargaison paraît avoir été composée de ce que les Anglais appellent des curios, représentant une grande valeur sous un petit volume. C'était la Chine en ce moment qui demandait à l'Europe les objets d'art et les bibelots que nous lui achetons aujourd'hui. On peut conclure de là, ce que d'autres signes indiquent par ailleurs, que la richesse et le luxe du pays étaient beaucoup plus grands à cette époque qu'ils ne le sont aujouid'hui. C'est de nos jours seulement que l'on peut se faire une idée de la quantité prodigieuse de jolis articles de bijouterie, de montres, de boîtes à musique, de fins émaux, de pendules d'un art parfois admirable, etc. qui furent importés à Canton pendant un siècle et demi et que les Européens commencent à racheter à leurs détenteurs ruinés.
Il faut ajouter à cette liste le tabac dont les Chinois paraissent avoir connu l'usage par les Espagnols de Manille, et surtout l'opium, dont les propriétés médicinales n'étaient pas ignorées, mais que les Hollandais les premiers commencèrent à fumer, mélangé avec le tabac. Cette drogue, ainsi que l'arsenic, était à cette époque considérée, peut-être avec raison, comme un puissant remède contre la dysenterie et la malaria, partout répandues dans ce pays de rizières. Une lettre du médecin hollandais, Jacob Bontiers, datée de Batavia, 1629, contient le passage suivant : « si nous n'avions l'opium dans ces pays chauds pour en faire usage en cas de dysenterie, de choléra, de fièvre ardente et d'affections du foie, notre médecine serait désarmée ». Jusqu'en 1773 l'opium fut importé à Canton exclusivement par une maison portugai?e de Goa. Puis les ventes augmentèrent rapidement par l'instrument surtout des marchands anglais, spécialement de la Compagnie des Indes. Il faut surtout attribuer ce développement tant au goût des consommateurs indigènes qu'à la nécessité pour les importateurs de se procurer des articles de vente pour faire la contrepartie de leurs achats de thé. Différents édits prohibitifs, (le premier est de 1723, le dernier de 1800), ne parurent avoir d'autre effet que d'augmenter les bénéfices des marchands et les profits des autorités chargées d'assurer la non-exécution des ordres impériaux. On sait que la maladroite intervention d'un Vice-Roi honnête et borné vint changer cet heureux état de choses et détermina la guerre de 1842 et les grands événements qui en furent la conséquence.
Les marchandises qu'en retour l'Europe à cette époque venait demander à la Chine étaient, en première ligne et presque exclusivement le thé, puis un peu de soie, et enfin quelques « curios », porcelaines, laques et ivoires sculptés. Il est même à remarquer que les fameuses manufactures de Kiang ti chen fabriquaient à ce moment et fabriquèrent jusqu'en 1840, des articles spéciaux destinés à l'exportation européenne que l'on ne trouve pas en Chine même (services de table, plaques décoratives pour meubles, potiches, etc.). En général la porcelaine destinée aux Européens de cette époque, celle qu'on appelle encore « le vieux Chine », est assez grossière, et si les couleurs et les émaux en sont remarquable?, les blancs sont bossues et remplis de défauts (mao-pings).
Tous les achats se faisaient comptant et en numéraire. L'agent européen, placé en tête-à-tête avec les agents du Co-hong, n'avait aucun moyen de discuter les prix. «L'étranger, dit Morse à qui j'emprunte ces détails, était entouré d'un voile impénétrable, il n'avait aucun accès sur les marchés, il ne pouvait même se promener dans la ville : il ne pouvait avoir aucun moyen d'information et d'enquête sur la valeur réelle de ce qu'il vendait ou de ce qu'il achetait. »
Jusqu'en 1834 les Chinois étaient maîtres absolus de la situation. Mais l'arrivée de Lord Napier à Canton changea la face des choses et les mesures prises contre les marchands d'opium précipitèrent une ciise inévitable. La guerre de 1842 éclata et produisit les résultats que l'on sait. Elle ouvre la seconde période des relations de la Chine avec l'Europe qui se clôt avec la guerre de 1860, avec les traités qui en sanctionnèrent les résultats et avec la reprise de Nankin sur les rebelles en 1864.
Sur la question de la légitimité de la guerre de 1842, sur le droit qu'avait l'Angleterre de forcer les portes d'une partie d'un monde qui prétendait à l'isolement, on a versé beaucoup d'encre inutile. Il faut voir là simplement un épisode de ce grand mouvement d'expansion, de conquête et de curiosité qui au xixe siècle poussait l'Europe à prendre conscience de toutes les parties de la planète. Quand les Pôles eux-mêmes et le Centre de l'Afrique attiraient tant d'explorateurs, comment l'Extrême-Orient aurait-il pu maintenir ses cloisons?
La seconde période qui comprend tout le milieu du XIXe siècle fut pour la Chine une des époques les plus critiques qu'elle eût jamais traversées. Une effroyable révolution, suscitée par un illuminé, élève des missionnaires protestants, qui se croyait une seconde incarnation du Christ, dévasta les provinces du centre de la Chine, les plus riches et les plus peuplées. Du côté des Rebelles aux longs cheveux comme des Impériaux, des exterminations démesurées, d'irréparables destructions (par exemple celles de la fameuse fabrique de porcelaines de Kiang te chen) furent consommées. L'insurrection (dont l'histoire si curieuse demeure en somme peu connue) échoua pour trois raisons. En premier lieu, c'était une révolte de coulis, de parias, de déclassés et de déracinés, dont tout le succès fut dû à l'inertie qu'elle rencontrait devant elle, car il n'est guère plus difficile de massacrer 10.000 moutons qu'un seul. Elle avait contre elle la « gentry », les fonctionnaires, les bonzes, les lettrés, toute la classe possédante et établie.
En second lieu elle n'avait pas de gouvernement, pas d'administration à substituer à tout ce qu'elle détruisait. Son combustible une fois épuisé, elle s'éteignit comme un feu de prairie. Enfin et surtout elle eut contre elle les européens. C'est grâce aux armes européennes, à l'organisation européenne, aux officiers européens tels que les Gordon, les Gicquel et les Segonzac, qui s'engagèrent au service de l'Empire que la révolte fut vaincue et ses dernières citadelles emportées. C'est donc l'Europe à ce moment, il ne faut pas l'oublier, qui sauva la Chine, cependant qu'à Pékin ses armées arrachaient à celle-ci la reconnaissance définitive des droits de l'Occident.
Cette période d'anarchie succédant à la profonde humiliation que l'Empire avait essuyée en 1842, fut éminemment favorable à la propagation de l'influence européenne. Les Missions se répandirent dans tout l'Empire, les anciennes chrétientés furent retrouvées et réorganisées, et de nombreux vicariats confiés à des prêtres de tous les ordres et de toutes les nations (surtout Français) se partagèrent les Dix-huit Provinces. D'autre part, en l'absence d'une administration des douanes sérieusement organisée, le commerce européen, mal contenu dans les cinq ports qui lui étaient ouverts jouissait en fait d'une grande liberté. La contrebande de l'opium florissait et l'usage de la drogue, avec une effrayante rapidité, se répandait dans tout l'Empire où les plantations de pavots couvrirent bientôt de vastes étendues. Les importations de cotonnades prenaient une importance considérable. Les fins clippers américains transportaient le thé dans des conditions de célérité inconnues jusque-là. Un vaste courant d'émigration s'établissait sur les deux Amériques, l'Océanie.rinsulinde. Les « Prince Merchant » sédifiaient leurs fortunes précaires dont de grandes maisons délabrées dans un « back port » abandonné ça et là demeurent les témoins pathétiques.
La troisième période, qui commence au début des années soixante et se prolonge jusqu'à la deuxième prise de Pékin par les armées alliées en 1900, pourrait s'appeler le règne de Li Hung Tchang. Elle est, en effet, dominée par la figure du célèbre Vice-Roi, dont la faveur politique, née des services qu'il rendit en étouffant l'insurrection desTaiping, ne se démentit guère jusqu'au moment de sa mort. C'est la période des transactions où la Chine essaie de rester ce qu'elle est, en accordant au monde extérieur sur son autorité et sur son territoire un certain nombre de concessions. Elle réussit en effet à garder quelque temps une espèce d'équilibre provisoire et menacé que les guerres avec la France (1885), le Japon (1895) et enfin l'agression allemande de 1898 finissent par rompre. La brève convulsion des Boxers fait enfin éclater en plein jour la double impuissance par rapport l'une à l'autre, et de l'Europe et de la Chine.
Cependant la période des grandes rébellions se ferme. Les deux insurrections musulmanes du Kan sou et du Yunnan sont étouffées dans le sang. Quelques sociétés secrètes, les Vieux-Frères, les Grands-Couteaux, les Végétariens, émeuvent de temps en temps les esprits contre les missionnaires. Mais ce ne sont jamais que quelques attentats isolés, quelques pilleries auxquelles l'apparition des canonnières européennes met prompt ement une fin.
En même temps le Canal de Suez s'est ouvert, deux voies ferrées traversent de part en part le continent américain, au Sud et au Nord de l'Empire se fondent de grands établissements européens, les distances se raccourcissent, les lignes de navigation se multiplient, la Chine entre avec le reste du monde dans des rapports de plus en plus nombreux et serrés. L'introduction de la machinerie européenne est permise après le traité de Shimonoseki (1895) ; le premier chemin de fer, de Hankéou à Pékin est construit par les Belges et les Français, bientôt suivis par les Russes qui lancent leur Transsibérien à travers la Mandchourie. Une série d'emprunts est contractée à l'extérieur.
Les Européens sont admis à s'établir et à faire le commerce dans une trentaine de « ports ouverts », situés non seulement sur la côte, mais au plus profond du continent chinois, sur des points tels que Mongtze, Szemao, Chungking. La plus complète liberté d'évan-gélisation est reconnue aux missions qui reçoivent même le droit de posséder dans toute l'étendue de l'Empire. Dans quelques-uns des ports ouverts, des parcelles de territoire chinois, sous le nom de Concessions ou Settle-ments, peuplés en majeure partie par des Chinois, sont soumises avec quelques restrictions, à l'administration des étrangers. (A Shanghaï 400.000 Chinois vivent actuellement sur les deux Concessions française et internationale). La personne des étrangers est considérée par une fiction juridique comme n'étant pas en Chine, tout en y étant. C'est ce qu'on a appelé le principe d'exterritorialité. [Sur l'exterritorialité voir l'ouvrage du juge de Hong-Kong Piggott, Exterritoriality.] L'étranger emporte partout sa patrie à la semelle de ses souliers. Il n'est soumis qu'à sa seule loi, il n'est responsable qu'au regard de ses propres magistrats, les Consuls. Si un litige s'élève entre deux étrangers, c'est le tribunal du défendeur qui est compétent. Entre un étranger et un Chinois, si le premier est défendeur, c'est le Consul; si c'est le second, c'est l'autorité chinoise, mais le Consul a le droit de se faire représenter aux audiences et des textes vagues et mal rédigés semblent indiquer qu'il doit avoir aussi une certaine part à la décision.
Enfin les Douanes maritimes sont entièrement soumises à une autorité étrangère, l'Inspecteur général est forcément Anglais, le personnel directeur est entièrement composé d'étrangers. [L'administration des douanes I.M.C. est également chargée du service des ports et des phares, des inspections sanitaires, et pendant longtemps l'a été également de la poste.]
La liberté du commerce le plus absolu est stipulée, moyennant le payement des droits de douane et d'un droit forfaitaire dit droit de transit, en ce qui concerne la personne des commerçants dans les limites des ports ouverts, et en ce qui concerne les marchandises pour tout l'Empire. Les coalitions à leur encontre sont formellement interdites.
Il semble donc que les traités, toujours en vigueur, assurent aux Européens en Chine une situation non seulement normale mais privilégiée. Elle n'est pas cependant aussi favorable qu'elle le paraît.
Tout d'abord en ce qui concerne uniquement la situation des étrangers au point de vue de leurs rapports entre eux, l'insuffisance des traités est devenue évidente. L'importance et la complexité des intérêts engagés, la nécessité de lois détaillées répondant aux circonstances du temps, de lieu et de fait au lieu d'ordonnances incomplètes et surannées, de textes communs et sûrs engageant également et sous les mêmes sanctions les deux parties, sont tout autres aujourd'hui qu'au moment où les traités de Tien-tsin furent signés. Pour ne citer que quelques faits, l'établissement des mines, des industries diverses, des chemins de fer où les Européens ont une part d'administration est venu changer la situation du tout au tout. En ce qui concerne les indigènes la question de leur statut judiciaire à l'égard des Européens ne s'était guère posée jusqu'à ce jour. Pendant longtemps les négociants chinois ont joui d'une réputation d'honnêteté en somme méritée, et l'on pouvait avoir confiance en leur seule parole. Peut-être d'ailleurs, en vertu de l'adage « Le besoin crée l'organe », faut-il voir dans cette probité une conséquence simplement de l'état social anarchique que nous venons de décrire, où, en l'absence de toute autorité capable de leur assurer une sanction, les obligations avaient toutes en quelque sorte le caractère de dettes d'honneur, comme chez nous les dettes de jeu. Cette antique moralité des négociants chinois est aujourd'hui bien détériorée, et en présence de l'incompétence, de la paresse et de la mauvaise volonté des autorités locales, l'absence de toute loi, de toute règle et de tout contrôle commence à se faire ciuellement sentir. D'autre part les barrières interposées entre le négociant européen et la clientèle indigène, dissipées théoriquement par les traités, se sont bientôt reformées un peu plus loin, plus étroites que jamais. Il est à peine exagéré de dire que l'Européen est redevenu aujourd'hui aussi isolé du pays avec lequel il cherche à trafiquer, aussi éloigné de tout rapport direct avec les producteurs et les clients qu'aux jours du Co-hong. Tout d'abord remarquons que, les ports à peine ouverts, l'établissement des péages, ou, suivant le terme chinois, des likins est venu mettre entre eux et la région extérieure, non pas une clôture, mais une série de digues et d'écluses qui épuisent le courant à peu de distance de l'aire privilégiée. Les longues protestations des Puissances sont demeurées lettre morte, les passes de transit prévues par les traités pour assurer la libre circulation des marchandises, devant la coalition d'innombrables mauvaises volontés sont tombées presque partout en désuétude. Enfin l'existence même des likins contre lesquels l'Angleterre avait si ardemment combattu, a été depuis dix ans reconnue et sanctionnée par divers traités : ils servent aujourd'hui de garantie à de nombreux emprunts conclus à l'étranger.
En outre, pour diverses raisons dont la meilleure est l'ignorance générale de la langue et des usages locaux, l'Européen ne traite jamais directement avec son vendeur ou son acheteur (lui-même presque toujours un négociant en gros ou un courtier), mais par un intermédiaire qui porte le nom de comprador. C'est le comprador qui amène et qui discute toutes les affaires, c'est lui qui garantit la solvabilité du client chinois à l'égard de la maison européenne, et celle de l'Européen à l'égard des correspondants chinois. C'est lui qui met en mouvement toute la file des courtiers, qui se renseigne sur l'état des marchés, qui passe les contrats, qui sollicite les offres, qui contrôle les cautions, qui se procure le numéraire, qui traite avec les banques locales etc. L'Européen n'intervient que quand les marchandises sortent de son magasin et que l'argent entre dans sa caisse.
Enfin la troisième barrière et peut-être la plus impénétrable est celle du change. Une partie d'un prochain chapitre sera consacrée à cette question. Il suffit de dire qu'entre le vendeur-acheteur européen et le vendeur-acheteur intérieur, il n'existe pas de commune mesure qui serve de base à leurs tractations.
Toute marchandise avant d'être marchande à cinquante milles du « Godown » de Butterfield ou de Jardine a sa valeur reportée sur tout un ensemble d'échelles qui échappent au calcul d'une cervelle occidentale. Tel est le système transactionnel qui fonctionne tant bien que mal en Chine depuis une cinquantaine d'années et qui commence à montrer des signes certains d'usure et de décrépitude. Mais avant de clore ce chapitre d'histoire, il nous sera permis comme pendant au portrait bien insuffisant que nous avons tenté du Chinois, de tracer avec le rude crayon des anciens « Peintres de la Marine » un petit croquis de l'Européen à la Chine. Car bien que les « étrangers » appartiennent à des nationalités fort différentes, le climat et les conditions ambiantes font de lui un type assez uniforme. Tout d'abord disons que le caractère le plus commun, le plus sensible, de tous les résidents européens à la Chine, c'est la soif. Qu'il soit Anglais, Français, Allemand ou Belge, qu'il s'agisse de combattre les glaces du Nord ou les ardeurs de Canton, le vent jaune de Tien-tsin ou la malaria des « paddy fields », le dessèchement de l'air de Mongolie ou l'évaporation des étuves du Yang tze kiang, l'ennui des petits ports ou le surmenage des grands emporiums, le blanc absorbe du liquide dans des proportions magnanimes qui frappent le nouveau venu d'étonnement. Il boit de tout, de l'absinthe et du Champagne, du vermouth et du gin, du vin du Rhin et de la bière, cocktails, zizis et « brandy smashes », et surtout l'universel « whisky and soda » : par coupes, par petits verres, et de préférence par énormes gobelets ou récipients d'un demi-litre que l'on appelle des « tum-blers ». On boit au club, au salon, au bureau, dans la chambre à coucher, en chemin de fer, en house-boat. On souhaite la bienvenue de ceux qui arrivent, on porte la santé de ceux qui partent, on traite toutes les affaires, on règle tous les litiges, on célèbre tous les succès, on se console de tous les déboires en buvant. Ces mœurs aident beaucoup à expliquer la rapidité avec laquelle se renouvelle la population européenne des ports ouverts, en sorte que le revenant après une absence de cinq ou six années s'y trouve presque dépaysé. Beaucoup de ses vieilles connaissances font la sieste définitive, non plus sur les bons canapés du club, mais parmi les magnolias d'un joli petit cimetière au-dessous d'une tombe élevée par souscription. D'autres ont dû regagner l'Europe au plus vite : c'est eux que l'on rencontre dans les hôtels de Suisse se nourrissant de macaronis et s'abreuvant d'eau limpide et de « Château Lavache ». Les plus intrépides font monter jusqu'à leur bouche, au moyen d'une serviette passée autour de leur cou, une main qu'agité le D.T. (petit nom familier du delirium tremens), ou comme certain officier d'administration que j'ai connu, mouillent leur absinthe avec de l'eau de Vichy.
Une des raisons de ce goût pour le boire est l'inoccupation complète où pendant une grande partie de l'année se trouvent les Européens. Je rappelle d'abord qu'une bonne partie de leur travail, souvent la plus pénible est faite par leurs employés chinois ou macaïstes. En outre tout le commerce du pays se fait par saisons. Il y a une saison pour le thé, une saison de la soie, des peaux, des arachides, etc. Pendant l'hiver en général, même lorsque les glaces comme dans les ports du Nord, ne viennent pas arrêter les communications, l'activité commerciale est suspendue, et le gros effort à donner coïncide précisément avec les mois les plus accablants de l'année. Il n'est vraiment pas étonnant que dans ces conditions, des malheureux, sans famille, sans patrie, sans distractions, cherchent dans l'alcool à la fois un stimulant et un stupéfiant. Quand on a eu le plaisir de connaître l'intérieur de ces marmites autoclaves qui sont les ports du Yang tze pendant les mois d'été, on est indulgent pour bien des excès.
Il n'est que juste d'ailleurs, de noter un autre trait commun à tous les Européens d'Extrême-Orient, c'est qu'ils ont le cœur et la bourse larges. L'horrible défaut, si fréquent dans le vieux pays, si odieux à tout vrai colonial, désigné sous le nom de « mean-ness », ou pingrerie, est là-bas inconnu. Un hôte, une famille entière, à votre table ou sous votre toit, pour le temps qui leur convient, sont toujours généreusement accueillis. Un commerçant honnête et sérieux qui débute trouve partout du crédit. Celui qui ne réussit pas trouve la compassion et ce peu d'aide qu'on peut lui donner. On rapatrie les familles des morts et on se charge de leurs enfants. La solidarité qui n'existe pas toujours entre les vivants se rétablit avec les morts.
L'Européen de Chine n'emploie pas d'ailleurs exclusivement tous ses loisirs à boire. Il fait du sport, il en fait beaucoup et même trop. Il lit, et pas toujours des romans. Dans les plus petits ports on tient à honneur que la bibliothèque du club soit abondamment fournie. On y trouve une riche littérature de mémoires, de livres d'histoires et de voyages, et même des collections dispendieuses comme les « Sacred Books of thé East ». La seule bibliothèque qui m'ait vraiment scandalisé par le petit nombre, par le choix et par l'état des livres qui la composent est celle de Pékin, dans un club fréquenté presque exclusivement par les diplomates. Mais toutes les Légations, comme on sait, sont abondamment pourvues par leurs propres moyens au point de vue de la nourriture imprimée. (Je regrette de ne pas avoir ici à ma disposition le fameux point d'ironie.)
Somme toute, je pense toujours avec plaisir aux braves gens parmi lesquels j'ai vécu les quinze plus belles années de mon existence. Et puisque j'en trouve l'occasion, je voudrais les justifier du soupçon répandu parmi les consommateurs de littérature facile, que c'est parmi eux que l'on rencontre l'être bizarre connu sous le nom de « l'Aventurier à la volonté de fer ». On sait que parmi les faiseurs de romans les pays chauds sont considérés comme éminemment favorables à la constitution de ce métal psychologique, de même qu'il suffit à Denis ou à Raymond, quand ses amours avec Germaine ou Pétronille sont contrariées, de prendre la sombre résolution de s'expatrier et d' « acheter un ranch » (comme ce mot gratte délicieusement le palais!) pour atteindre la fortune. Quant à moi, au cours de mes voyages sur pas mal de grand'routes, je n'ai jamais rencontré ce type curieux, excepté peut-être à Marseille ou chez de très jeunes administrateurs civils. Pas plus d'ailleurs qu'à Paris même je n'ai rencontré de numéros aussi aimablement entr'ouverts, mois, souriants, détrempés et pantouflards que les héros préférés de nos comédies de boulevards. L'observation de Stevenson, ce grand connaisseur de toutes les choses exotiques est profondément vraie : si un homme s'expatrie, ce n'est pas en général par goût des aventures ou par l'élan d'un caractère impatient de la contrainte, c'est simplement parce qu'il ne tenait pas, et qu'il s'est comme de lui-même décroché. Interrogez-le : ce sont toujours les circonstances qui ont décidé de son départ. Vous ne trouverez jamais chez un expatrié cette foi extatique dans les choses de ce monde, cette ténacité de propos, ce féroce appétit de pouvoir et d'argent qu'on admire chez les héros de Balzac. L'expatrié a toujours quelque chose de loose, de mal attaché, de foncièrement indifférent dans son âme comme dans son corps nonchalant et dégingandé qui flotte sous le large vêtement de toile. Il s'engage dans l'aventure sans autre réflexion que le bouchon qui file vers le moulin.
Mais il est juste de terminer ce chapitre par des paroles plus graves, et de rappeler que si l'histoire de ses rapports avec la Chine est souvent un récit de violence et de destruction, l'Europe a versé aussi généreusement dans cette étreinte avec l'antique barbarie le sang des plus purs et des plus généreux de ses enfants. La plus large part de cette précieuse libation est française, comme il convient. Et ce livre serait bien inutile s'il ne i appelait les noms de tant de héros, missionnaires, sol-dafs et médecins, morts au service de la Chine, pour l'humanité, pour le devoir, pour l'honneur, pour la gloire de Dieu, des Perboyre et du Protêt, des soeurs de charité de Tientsin, du consul Fontanier, de l'enseigne Henry, des docteurs Mesny et Chabaneix, et de tant d'autres!
Et en somme on peut dire que c'est aux Européens et à l'ordre par eux tant bien que mal introduit que l'Empire chinois doit la période matériellement la plus heureuse de son histoire.

Mentioned People (1)

Claudel, Paul  (Villeneuve-sur-Fère-en-Tardenois 1868-1955 Paris) : Dichter, Dramatiker, Schriftsteller, Diplomat

Subjects

History : China : General / Literature : Occident : France

Documents (1)

# Year Bibliographical Data Type / Abbreviation Linked Data
1 1948 Claudel, Paul. Sous le signe du dragon. (Paris : Ed. La table ronde, 1948). [Datiert 1909-1911]. Publication / Clau4
  • Cited by: Internet (Wichtige Adressen werden separat aufgeführt) (Int, Web)