Claudel, Paul. Sous le signe du dragon [ID D3550]. (3)
CHAPITRE IV
LA RELIGION
La religion : Ce singulier surprendra sans doute quelques lecteurs habitués à entendre parler des trois cultes chinois : Confucéisme, Taoïsme et Bouddhisme. Mais cette division est factice et incomplète. Factice en ce qu'elle laisse croire à l'existence de doctrines isolées, exclusives et concurrentes; incomplète en ce qu'elle néglige des faits religieux d'une importance capitale, par exemple, les Cérémonies Impériales, les dieux, la divination, etc.
D'autre part j'emploie le mot de religion faute d'un meilleur et ne lui donne pas ici le sens étroit et précis que le lecteur européen est porté plus ou moins consciemment à lui attribuer. Ce mot en effet signifie pour nous le code réglé jusque dans ses détails des rapports qui relient l'homme à une Divinité personnelle, qui le relient et qui l'obligent, comme dans un certain sens ils obligent la Divinité elle-même. Vu de ce jour, le christianisme, et les deux doctrines qui s'y rattachent, islamisme et judaïsme, serait seul une religion. J'emploie cependant ce terme, en lui donnant une valeur purement conventionnelle, en lui faisant désigner tout le département des choses transcendantes, toute prise exercée sur l'âme et sur la volonté par une réalité admise en dehors de l'actuel et du concret.
De ce point de vue la Chine offre à l'observateur un spectacle d'un intérêt peut-être sans égal. Tout l'ensemble de traditions, de spéculations et d'imaginations qui constituait le système religieux de l'Antiquité classique, le paganisme, nous le retrouvons en Chine agissant et vivant : nous devenons les contemporains du passé, des gens pensent autour de nous à peu près comme pensaient le vieux Caton et la matrone de Juvénal. En Chine comme dans l'Empire romain, et à la différence de l'Inde, aucune des doctrines élaborées par l'esprit religieux n'a pris avec le temps de force suffisante pour évincer les autres; toutes se sont ensemble combinées tant bien que mal en une sorte de syncrétisme, aussi intéressant que ces sites naturels qui sont l'œuvre de forces diverses et contraires. En Chine comme partout le paganisme populaire est en fait dominé par deux préoccupations au-dessus et au-dessous de tout : le culte des ancêtres et la croyance aux Génies (les daimônes grecs), ces volontés extérieures à l'homme à qui son imagination attribue un habitat et des pouvoirs plus ou moins arbitraires.
Je sais bien que la plupart du temps on voit dans les cultes idolâtriques une manière de symboliser les forces et les drames de la nature. J'ignore le fond de réalité sur lequel cette théorie peut s'appuyer dans d'autres pays, quoique je sois à ce sujet assez sceptique. Cette mythologie raisonnable et plate inventée par des hommes de cabinet me semble bien étrangère aux inexplicables fantaisies de l'âme populaire. Il existe à Pékin un temple de la Lune et du Soleil, ceux qui sont consacrés aux dieux du vent, du tonnerre etc., à l'étoile du nord, abondent. Dans certaines régions il existe un jour de naissance du soleil, que l'on célèbre en faisant par quelques pas sur la route au matin et au soir le simulacre de le précéder et de le suivre. Dans tout cela il y a plus de poésie que de religion, l'instinct naturel de représenter les objets qui nous frappent le plus vivement. Les phénomènes célestes ont toujours été employés dans les comparaisons hyperboliques. Encore aujourd'hui on parle du Roi-Soleil et d'une étoile de café-concert. Les sculpteurs ont fait le portrait en pierre solide de l'Architecture, du Suffrage Universel et de la Gravure en taille douce, et nous connaissons tous cette vignette de la Justice qui rayonne sur le papier timbré. Il est tout simple de passer de temps en temps du nom commun au nom propre et à la majuscule. D'autre part ces vagues personnifications satisfont à ce besoin général d'interpellation qui réside dans le cœur de l'homme, elles lui permettent de parler à ce qui l'entoure et de répondre à ces intentions bienveillantes ou hostiles dont il sent que les choses autour de lui sont obscurément animées.
Nous diviserons ce chapitre en trois parties. Dans la première nous parlerons de la Chine surnaturelle et du personnel qui la peuple; dans la seconde de l'idée générale que les Chinois se font de l'univers et de l'homme; dans la troisième enfin de la religion proprement dite et des rapports et des sanctions qui relient entre eux ces deux mondes.
I. Le culte primordial de la Chine, celui dont les documents les plus anciens portent témoignage, et dont le rite essentiel depuis bien des siècles est réservé au seul Empereur, a pour objet le Ciel (Tieon). Par ce mot il semble bien qu'il ne faille pas entendre ou qu'il ne faille entendre qu'à titre accessoire, le ciel matériel, la Voûte azurée. C'est une espèce de métonymie qui signifie l'habitant par l'habitation. Le Ciel est l'Être Supérieur, « le Sublime Ciel », « le Sublime Souverain » (Shang Ti). Cette interprétation est celle de tous les textes traditionnels. Elle a été affirmée une dernière fois de la manière la plus positive par l'Empereur Kang hsi lui-même au moment de la dispute des Jésuites et des Dominicains et de l'enquête du Cardinal de Tournon. « Le Ciel donne, conserve ou ravit l'existence. Il est l'auteur de toutes les relations, de toutes les lois. Il considère les hommes et les juge. Il récompense ou punit selon le mérite et le démérite. De lui viennent la disette et l'abondance, l'adversité et la prospérité. Le Ciel prédestine à longue échéance et prépare son élu pendant des siècles [Wieger, Textes philosophiques]. » C'est plus tard seulement que la Terre fut associée au ciel comme elle l'est encore aujourd'hui dans les Cérémonies Impériales; l'Empereur est le pôle et le souverain de l'une comme Shangti est le maître de l'autre. Les idoles, d'ailleurs assez rares, qui représentent la copulation du Ciel et de la Terre sont de date relativement moderne et d'origine vraisemblablement étrangère.
Le culte du Ciel n'est d'ailleurs pas absolument réservé au souverain. Dans bien des villes, dans bien des demeures privées, existe une esplanade sur laquelle on vient de temps en temps accomplir les salutations antiques. Le Dieu dont on trouve le nom le plus souvent dans la bouche du peuple, bien qu'il n'ait sa représentation nulle part, est le « Tien laojen », le Vieillard du Ciel; sans qu'on sache au juste ce que les gens entendent par ce personnage.Cette idée du Ciel comme siège du pouvoir souverain est d'ailleurs tellement naturelle qu'on la trouve dans toutes les religions : Le Ciel est supérieur à tout, il domine tout, il voit tout, manifeste et pénètre tout, vivifie tout. Ce qui est spécial à la Chine, c'est que ce culte soit resté dégagé de toute idolâtrie, c'est le rôle de l'Empereur, souverain et prêtre, mandataire du Ciel et lui sacrifiant au nom de toute la Terre à laquelle il est préposé. Ces Cérémonies Impériales, dont je ne veux pas refaire ici la description maintes fois donnée [La meilleure est celle d’Etkins : Religion in China] sont d'une imposante grandeur. Le Temple du Ciel au milieu de sa forêt de cyprès, avec sa triple toiture bleue, est un admirable monument qui domine tout l'Empire, tel que le vieux culte « pur-et-auguste » au milieu de l'amas informe des superstitions. Le culte du Ciel est aussi ancien que la Chine, mais le culte des Morts est aussi ancien que l'Humanité. L'instinct obstiné de la race, parlant plus haut que le sens individuel, s'est toujours refusé à accepter que, quel que fût le destin ultérieur du souffle étrange qui l'animait, rien ne restât tant que le corps restait. Le soin minutieux de l'Egypte à ensiler son peuple funèbre est l'exemple classique de cette obscure piété, qui a pris toutes les formes. L'incinération même semble bien n'avoir été d'abord que l'expédient désespéré de peuplades mouvantes et menacées pour garder leurs morts avec elles : L'existence de cette pratique en Chine, signalée par Marco-Polo, semble n'avoir été que de courte durée. En dehors des raisons puissantes d'affection et de sentiment, d'autres encore intéressaient l'humanité primitive à la conservation de ces reliques. Le nom gravé sur la pierre irrécusable d'un tombeau était le fondement de l'état civil et la source du droit. La piété envers un mort commun était le lien du clan et de la tribu; tous les vivants se sentaient ensemble attachés à ce patriarche souterrain. Le tombeau par sa nature profond, immobilier et permanent, fixait en quelque sorte le sol, lui donnait, suivant l'expression chinoise, une « racine », le rendait susceptible de nom et de propriété. Enfin la mort, dépouillant l'homme de son caractère fragile et passager, le soustrayait au temps et lui conférait désormais la dignité des choses éternelles et immuables. Presque tous les dieux sont sortis de la tombe, et le mythe, j'en suis persuadé, n'a eu qu'une bien faible part aux accoutrements que l'imagination s'est plu à leur donner. La représentation religieuse assez fréquente des organes génitaux de l'homme et de la femme a peut-être même un caractère plus naïf qu'obscène et veut-elle simplement marquer, comme la circoncision juive le caractère sacré de l'origine.
Dans tout l'Extrême-Orient le culte rendu au mort s'adresse à son double vestige, le nom et le tombeau.
Le Nom a en Chine une importance spéciale, lui aussi est une racine, entre toutes prolifique. Quatre cents syllabes au plus, voilà à quoi se rattachent les quatre cent millions d'êtres humains qui remplissent l'orbe jaune. Des morts aux vivants le nom reste commun, et du disparu même il est ce qui reste prononçable, ce qui lui permet d'être appelé, invoqué, évoqué. Sa représentation graphique sur la tablette n'est pas seulement un mot, un chiffre conventionnel, c'est une présence abrégée, un véritable individu scriptural, donnant de lui-même énonciation et impulsion à l'esprit qui le répète.
Comme le nom qu'il porte, le Chinois honore solennellement les os qui sont sa propre fondation. C'est une grande affaire pour lui que l'ensevelissement d'un père et le provignage nouveau du sarment au soin de la terre ancestrale. Le choix de la sépulture forme tout un art auquel président des rites anciens et compliqués. Avant que le lieu favorable ne soit trouvé, le défunt dans le grand cercueil laqué d'épaisses planches demeure souvent plusieurs mois, parfois des années entières, dans la salle principale de la maison ou dans un champ voisin. Toute une classe de praticiens, les géodésiens, armés de bizarres boussoles, n'a d'autre métier que de chercher pour le corps un emplacement auspicieux. On estime que la position du gisant a pour effet d'orienter la fortune et que la plantation en un site bien choisi ressort pour les survivants en fruits de bénédiction. Cette conviction est si forte que des ensevelissements frauduleux et furtifs se font au détriment des occxipants légitimes dans les lieux considérés comme fastes. Dans le Nord on se contente pour la tombe d'une calotte de terre hémisphérique assez semblable aux gâteaux de sable moulé que font les enfants avec un bol : les plus riches enclosent d'un mur ces taupinières. Dans le Sud et partout où le terrain inutilisé des montagnes le permet, les tombeaux largement et curieusement aménagés et recouverts d'une espèce de ciment, présentent toute une disposition souvent fort harmonieuse et pittoresque d'autels, d'escaliers, de balustrades et déterrasses. Mais, partout, que ce soit la touffe des roseaux divinatoires ou trois pins plaintifs, ou la grande forêt de saules et de peupliers des sépultures impériales, le Chinois veut qu'il y ait au-dessus de ses morts le bruit d'un feuillage ému et du vent qui passe.
En Chine comme chez les peuplades antiques, autant le culte du reste humain, de la dépouille mortelle, présente un caractère profondément sincère, réel et poignant, autant la croyance à une survivance quelconque est générale, autant les petits romans composés pour remplir le vide et rendre compte de ce que peuvent être cette survivance et les occupations d'une âme détachée, sont-ils vagues et faiblement inventés. Le tableau que l'on se fait en général d'une vie ultérieure est celui d'un monde qui reproduit celui-ci pour ainsi dire en blanc et en creux, avec son empereur, ses campagnes, ses cités, ses tribunaux et ses fonctionnaires. Le bouddhisme doit une part de son succès à l'idée poétique introduite par lui de la métempsycose, dont nous dirons quelques mots tout à l'heure.
Entre ces deux Chines les frontières demeurent incertaines et mal fixées, et le folklore abonde en histoires d'aventuriers qui les ont outrepassées. C'est un mandarin résolu qui se fait descendre par une corde au fond d'un puits abandonné. C'est un cavalier surpris et emporté par un tourbillon de vent jaune (le jaune est la couleur fantastique en Chine, comme est le blanc dans la plupart des autres pays). C'est un voyageur égaré dans un pays sauvage, qui, dans le brouillard, lit tout à coup sur une stèle ruinée cette inscription presque éteinte : « Limite des Deux Mondes. » Et les morts de leur côté n'ont pas moins de facilité à revenir se mêler aux vivants. Les légendes sont pleines d'histoires de succubes et de vampires, de cheuns (esprits désincarnés) qui hantent les lieux solitaires et jouent des tours aux passants.
Quant aux cérémonies du culte funéraire elles ne varient guère sur tout le territoire de l'Empire : quelques prostrations, quelques lamentations aux époques prescrites, quelques visites solennelles affirmées par une carte, un petit monde de papier découpé qu'on brûle [Aux funérailles du dernier roi de Siamun riche marchand chinois a offert pour une valeur de cent mille francs de ces figures ou silhouettes qui un moment font la même ombre que les choses réelles] pour accompagner le défunt insubstantiel, une monnaie illusoire jetée au vent pour égarer les esprits de cupidité qui s'attachent à lui, un bâton d'encens qui se consume, un peu de vin et de nourriture que l'on partage avec l'ombre, comme nous offrons nos fleurs...
A la différence de ce qui existe pour l'Inde, pour l'Egypte, pour l'Europe et pour l'Asie Occidentale, la grande mythologie, les amples légendes, complexes et profondes, n'existent pas en Chine. Les histoires du Chouking, les exploits des anciens Empereurs ne sont jamais sortis des livrer et n'ont jamais eu d'action bien évidente sur l'imagination populaire. Les dieux, presque tous de même fort modestes, ont poussé, en quelque sorte en Chine au petit bonheur, au hasard des lieux et des doctrines. Ici comme partout, c'est naturellement la tombe où les habitants du Panthéon sont venus pour la plupart se recruter. Ici, comme chez tous les peuples antiques, la différence qui sépare le mort du dieu n'a guère été autre que celle qui, vivants, séparait l'homme public du citoyen. L'opuscule de Maspero « Comment on devient dieu » est aussi vrai sur les bords du Yang tsé que sur ceux du Nil. Il suffit de quelques heures passées dans une grande ville de Chine pour y trouver des temples élevés à la mémoire de Li Hung Tchang, de Tseng Kouofan et d'autres fonctionnaires célèbres, promus aux honneurs de la divinité et du culte domestique à un culte général. Naturellement la chance joue un grand rôle dans la carrière d'un dieu comme dans celle d'un simple mortel. La plus brillante a été celle du dieu de la guerre, Koanti, ancien général d'une dynastie du VIIe siècle, dont on trouve encore aujourd'hui l'image dans toutes les pagodes. De même l'étrange Tumo et la populaire Kwanggin, déesse de la merci et de la mer, qu'on représente vidant sur la terre l'étroite fiole de sa miséricorde, ont vraisemblablement une origine historique. D'autres, comme le dieu du tonnerre, avec son bec de perroquet et son marteau, semblent être sortis tout entiers de l'imagination populaire. N'oublions pas le dieu de la cuisine, qui chaque année doit rendre compte à la cour céleste de la conduite de la famille qui lui est conférée, et dont on a soin, au moment où le terme fatal expire, d'enduire astucieusement les lèvres de mélasse. Les Chinois, comme les anciens et comme les Hindous, croient à la présence réelle de la divinité dans l'effigie qui la représente : Cette espèce d'incarnation appelée k'ai kan (ouverture des yeux) est censée avoir lieu au moment où l'on peint les yeux de l'idole. Quand on répare un temple, on colle sur les yeux du dieu un morceau de papier rouge pour lui épargner le spectacle du désordre et de la saleté environnants.
Enfin les trois grandes doctrines chinoises ont ajouté chacune quelques figures à ce panthéon incohérent : Le Tao, Laotzea lui-même, devenu le dieu de la longévité, avec le buffle qui lui sert de monture, son crâne en forme de courge et son bâton tortueux; le Confucéisme son fondateur, seul honoré, comme le Ciel lui-même, d'un sacrifice d'animaux, et dont la tablette hante les prétoires et les écoles; le bouddhisme avec san Amitofou dont le nom constitue la sempiternelle litanie des bonzes, et tout le petit peuple des ermites et des poussahs (boddhisats). [« Le Ciel, Sublime Souverain, Père Auguste, sait par lui-même tout ce qui se passe sur la terre. Mais en règle générale, il fait comme s'il ne savait pas, attend qu'il soit informé par voie administrative, et répond par la même voie, exactement comme fait l'empereur de la Chine. Ses officiers sont, de haut en bas, Koan ti, ministre général; puis les mandarins, gouverneurs, préfets ou sous-préfets, puis le maire de chaque village, appelé guide du lieu, enfin dans chaque famille le génie du foyer. Organisation hiérarchique du monde inférieur (Yin) absolument identique à celle du monde supérieur (Yang). La plupart de ces officiers sont des hommes défunts. Ils sont promus, cassés, sujets à toutes les vicissitudes de carrière de leurs confrères du monde supérieur. On parle parfois de leurs épouses. Le temple est pour les défunts de chaque district ce que le prétoire est pour les vivants du même district. Ces fonctionnaires infernaux ont à leur service des satellites, lesquels ne valent pas plus cher que ceux du monde supérieur », etc. (Wieger, Folklore).]
Enfin cette peinture du monde extranaturel ne saurait être complète si elle ne rendait compte de certaines colorations subtiles qu'elle ajoute à celui-ci. Quel promeneur de la campagne chinoise ou des vieux faubourgs solitaires n'a été souvent frappé de l'aspect fantastique que prenaient peu à peu les choses autour de lui, du caractère comme intentionnel du paysage, délicatement accentué par tel détail humain, un pont, une stèle, une pagode, un bouquet d'arbres? C'est cette mystérieuse et mutuelle entente de la nature et de l'homme que les Chinois désignent du nom de « fong shui » (vent — eau, tout ce qui au ciel et sur la terre se meut et va dans un sens). Le Fengshui est donc la science des directions et des courants. C'est une espèce dephysiognomonie de la nature, c'est en quelque sorte l'art de Gall et de Lavater appliqué à un paysage dont il interprète le sens profond et les dispositions latentes. Construire une maison trop haute, détourner telle rivière, mener tout droit tel chemin, ce sont autant de dommages causés à l'édifice permanent de la création, autant de violences faites à ce récipient destiné à recueillir comme une coupe les influences bénéfiques du ciel et de la terre : de ces profanations ne peuvent résulter que des désordres. Ou bien, au contraire, c'est l'homme qui sent le besoin de réparer et de restaurer les arcanes malfaçons de la nature. Tel ce prince de Corée qui, sur le conseil d'un ermite, pour guérir l'infirmité de son royaume souffrant, aux axes disloqués et aux organes mal répartis, comme un médecin habile dans l'art de l'acuponcture, choisit les cent points critiques de ce vaste corps pour y loger des temples et des monastères. Le Dragon aussi, âme circulante et reptile de la vaste Plaine, dont la queue traîne sur tous les fleuves, tandis que la mousson déjà pousse contre les montagnes sa tête flamboyante et cornue, demande à ne pas être dérangé dans ses habitudes [La plupart des Chinois croient à l'existence matérielle et concrète du Dragon. C'est même un point, sur lequel ils sont assez chatouilleux]. Le Chinois comme nous souffre d'avoir autour de lui un monde trop grand et qui n'est à l'échelle ni de son corps ni de son âme. La superstition joue chez lui le rôle à peu près qui est dévolu chez nous aux hypothèses scientifiques. Elle met la nature à notre proportion, elle écarte l'inattendu, elle établit partout des cloisons, des écrans, des portants, des paravents. Dans cette menuiserie fantastique l'homme jaune est passé maître, et les expédients les plus simples et les plus enfantins suffisent à établir autour de lui le cadre et le point de vue qu'il cherche. Tout pour lui prend un sens et une importance. Dans le calendrier chinois les jours fastes et néfastes sont aussi soigneusement spécifiés que dans le pontifical des vieux Romains. Il faut se défier des bêtes souterraines et furtives, renards, blaireaux, rats, serpents, hérissons, qui hantent les vieux temples et les cimetières. [J'ai connu un vice-roi qui fit tuer un renard, antique client de son yamen, et fut frappé quelques jours après d'une attaque d'apoplexie, où chacun vit l'effet d’une juste vengeance.]
. Il ne peut faire aucun mal de se mettre en règle à leur égard et de ne pas oublier leurs titres; le tigre par exemple a droit à celui de laoyé. Aux objets inanimés eux-mêmes le temps en les marquant de son empreinte confère une espèce d'individualité suspecte. Par exemple tous les habits sont semblables quand ils sont neufs; mais un vieil habit a pris vraiment une physionomie, il est comme imprégné d'une vie personnelle. « Tout objet antique, dit Wieger, devient avec le temps transcendant, intelligent, animé, parfois bienfaisant, ordinairement malfaisant. Par exemple les stèles, les lions (kilings) et les tortues de pierre s'animent la nuit, revêtent d'autres formes et font des choses inimaginables. Idem tous les objets renfermés dans les tombeaux... Mais il n'en faut pas tant que cela. Une vieille corde, un vieux balai, un vieux soulier, un morceau de bois pourri peut devenir un méi, être transcendant, féroce et homicide.
« Pour ne pas parler des figurines des pagodes, des sculptures des ponts, des pièces d'un jeu d'échecs, etc. Il faut absolument briser et brûler ces objets néfastes... Ils répandent alors du sang et une odeur infecte [Wieger, Folklore chinois, introd., XIX]. »
II. — De même que l'imagination humaine a toujours cherché à coloniser, pour ainsi dire, ces vastes régions de l'univers visible et invisible qui nous demeurent étranges et fermées, à y introduire des puissances, des consciences, des volontés et des intentions, de même en Chine comme ailleurs, l'intelligence aussi s'est attachée à digérer le monde, à se rendre compte du fonds permanent des phénomènes dont notre vie sensible est affectée et à relier nos actes aveugles et disjoints à des lois générales et supérieures. Mais en Orient et en Occident, le développement de la pensée philosophique s'est fait sur des lignes entièrement différentes. Tandis qu'en Occident, depuis les Sophistes de Platon jusqu'aux Scolastiques et à Descartes, la philosophie, dominée par l'immense et incomparable génie d'un Aristote, et reposant sur la distinction radicale et réciproquement exclusive du Oui et du Non, a été surtout une élaboration logique, la promulgation de cette grammaire de l'Être qui nous permet de tout ramener à son mode, à son temps, à son nombre et à son genre, et, en somme la réduction de l'Univers extérieur aux formes de l'Esprit humain, la philosophie extrême-orientale de Laotzeu à Tchouhi, a été essentiellement une contemplation de cette éternelle balance où toutes les choses s'échangent et se contre-pèsent en un incommutable équilibre, une éducation de l'homme exhorté à se soumettre à la norme naturelle. On a souvent dirigé contre la métaphysique chinoise l'imputation de n'être qu'un matérialisme grossier. Cette accusation n'est pas complètement juste. La langue chinoise n'est pas faite pour l'abstraction; les mots comme en Occident n'ont pas une valeur intérieure; ils ne sont pas le résultat d'un effort déterminé, d'une tension particulière, d'une information (pour parler le langage scolastique) de l'âme qui parle par l'objet qu'elle nomme. Ce sont des représentations abrégées et graphiques de l'objet lui-même qui forment un sens en s'agrégeant l'une à l'autre moins par la syntaxe que par la juxtaposition. Mais souvent dans son style incohérent et concret, avec ses phrases bizarrement symétriques, ses comparaisons naïves et familières, l'écrivain chinois parvient à exprimer des idées très fines et très profondes. D'autre part le matérialisme chinois, excepté la simplicité de sa conception, n'a guère de points communs avec les thèses mécanistes et monistes des modernes. Il se rapproche plutôt de l'hylozoïsme des premiers philosophes grecs, Thaïes, Heraclite, Empédocle, Anaximandre. Toute matière pour lui est douée de vie, et il accepte bonnement toutes les transformations qu'elle subit, sans chercher le moins du monde à les expliquer en détail, comme on accepte un œuf ou un fruit. De toutes les doctrines philosophiques, ce matérialisme est la plus élémentaire, la plus naturelle, la plus à la portée d'esprits rustiques et primitifs sans culture logique, et il est intéressant de la retrouver dans ce conservatoire des vieux ustensiles de l'humanité qu'est la Chine, comme on retrouve encore à l'état sauvage dans certains cantons reculés de l'Altaï nos céréales et nos arbres fruitiers. Loin d'être irréligieux, ce matérialisme est le fonds naturel de la mythologie et ne s'étonne pas plus de la naissance d'un dieu que de celle d'un moustique ou d'un canard.
Je crois que toutes les idées de la métaphysique chinoise peuvent se réduire à deux : Celle de la rotation et celle de l'activité spontanée de la matière.
Sans accepter sous une forme rigide et dogmatique les théories de Montesquieu et de Taine, on ne peut nier que, comme le poète, le philosophe primitif ne convie les choses qui l'entourent telles que les mots d'un dictionnaire à fournir expression à ses idées : II résume et il interprète le spectacle qui lui est offert. En Chine ce spectacle est beaucoup plus simple qu'en Europe, plus régulier aussi et présentant des contrastes plus tranchés. Toutes les saisons se réduisent à deux, l'une de pluie et l'autre de sécheresse, suivant que c'est la Mer ou le Continent qui souffle. D'autre part l'homme comme chez nous n'a pas fait son habitation dans un petit coin d'où tout a l'air de couler vers lui. La plaine qu'il colonise n'a guère plus de variété et de limites que l'Océan et le Ciel; le pouls cosmique, la balance des éléments y sont plus sensibles, le rythme essentiel de toute cette humanité est la vicissitude alternative de l'eau qui laisse ou revient vivifier son pâturage. Il n'est donc pas étonnant que cette idée de la rotation et de l'oscillation éternelle se retrouve chez tous les philosophes chinois : « Tout ce qui est naquit de l'Être et l'Être naquit du Non-Être. Avant le Ciel ou la Terre était le Tao, ou Principe, mère de l'Univers... L'espace médian entre le Ciel et la Terre est comme la cavité d'un soufflet plein de k'i (principe principié). Il paraît vide, mais donne sans cesse. L'énergie expansive du creux médian (du k'i contenu entre le ciel et la terre) ne s'éteint jamais. Il est au Principe ce que la femelle est au mâle. D'eux deux sont issus le ciel et la terre. » « L'alternance des deux principes yin et yang constitue la voie naturelle, le cours ordinaire » (Confucius). « Le ciel est supérieur, la terre est inférieure. Le ciel donne, la terre reçoit. Le mouvement et le repos engendrent tous les êtres entre le ciel et la terre... Le ciel est yang et agit par les corps célestes. La terre est yin, ses pôles d'émanation sont les monts et les fleuves. Le ciel et la terre émettent les cinq éléments et les quatre saisons qui se succèdent et se supplantent. L'homme est le coeur du ciel et de la terre, la quintessence des Cinq éléments. En l'homme se concentrent l'action du Ciel et de la Terre, des deux Principes, des Mânes » (Disciples de Confucius). « Tout ce qui a forme est issu de ce qui n'a pas de forme. L'homme naquit de la matière harmonisée. La vie et la mort, aller et venir, les contraires sont un,sont identiques » (Lioutzeu, taoïste). « La vie est la voie de la mort, la mort est la voie de la vie. Quand le k'i s'agglomère, l'homme naît; quand il se dissipe, l'homme meurt » (Tchangtchou, taoïste). « L'univers et tous les êtres qu'il contient sont composés de deux principes coéternels, infinis, distincts, mais inséparables : Li et k'i, norme et matière » (Tchouhi). « La matière existe et évolue de toute antiquité, changeant de forme sans repos, renaissant toujours la même dans mille êtres successifs et divers » (Successeur de Tchouhi.) [Toutes ces citations d'après Wieger, Textes philosophiques. Les taoïstes pensent qu'avec du temps et de la volonté, le Sage peut engendrer, constituer un être immortel ou enfan-fon qu'il détache à volonté de sa propre personne et qui s'échappe de son crâne par la fontanelle. On raconte qu'un disciple ayant demandé à un solitaire la raison de cette place nue qu'il voyait sur le sommet de son crâne, celui-ci lui répondit : « Tu vois que sur les grand-routes l'herbe ne pousse pas. De même par cette partie de mon crâne l'esprit passe et repasse si souvent que les cheveux en sont tombés. » - Mon professeur de philosophie, Burdeau nous enseignait sur l'imortalité de l'âme une doctrine qui n'était pas fort différente.] Toutes ces idées ont pris une forme populaire dans la représentation du Yang et du yin que l'on retrouve partout en Chine, servant d'ornement ou d'amulette, et qui est reproduite ci-dessous :
Ce cercle formé de l'accollement tête-bêche de deux espèces de têtards, l'un blanc, 1'autre noir, représente l'étroite conjonction des deux principes opposés dont les éternelles
transformations constituent l'évolution universelle. Le Yang est noir, le Yin est blanc, l'un est le plein, l'autre le vide l'un le chaud, l'autre le froid, l'un est l'acte, l'autre la puissance, l'un le ciel, l'autre la terre, l'un le relief, l'autre le creux, l'un le mâle, 1'autre la femelle, etc. Ces termes sont tellement passés dans le langage usuel, que si par exemple vous allez chez un graveur, l'ouvrier vous demandera si vous voulez que les caractères de votre cachet soit yang ou yin, pleins ou creux. Le cercle formé de ces deux figures constitue pour ainsi dire, par ses transformations, le moteur central de l'univers, il en est l'engin rotatif, l'âme circulaire, la turbine perpétuellement roulante sans frottements et sans déchet. Au moment où le yang est à son apogée (partie renflée), le yin se substitue à lui insensiblement (partie effilée). Chacun porte en soi le germe de l'autre, ainsi qu'il est figuré par l'œil, d'indice contrarié dans la partie renflée.
L'autre idée, celle de l'énergie spontanée de la matière, semble bien aussi venir du fond de la pensée d'une population agricole qui voit chaque année tout renaître et croître comme par une force infuse d'un sol sans cesse moissonné. On connaît le texte fameux de Laotzeu dans lequel on a voulu mal à propos voir une intuition de la Trinité [Sur les prophéties du christianisme en Chine, voir l'ouvrage curieux du vieil auteur jésuite de Prémars] : Un a produit Deux, et tous Deux ont produit Trois. Ce texte trouve son application tous les ans dans la campagne chinoise, au moment où l'on repique le riz d'abord planté à part dans une petite planche séparée, et où toute la plaine couverte d'eau et divisée en carrés a l'air d'une immense table de Pythagore. Tout végète et se reproduit par une force matérielle et innée, sans qu'il soit besoin d'autre explication. La vie est incluse aux corps comme la pesanteur. Tout et l'homme lui-même n'est que semence et fruit, et matière amenée à sa maturité. « L'être commence par le concours du sperme yin et du souffle yang, qui forment son p'ai et son hoûn : c'est la période de progression. L'être finit par le départ du hoûn et la décomposition du p'ai : c'est la période de régression. Le p'ai est le principe de la régression et de la décadence, le hoûn est le principe de la progression et de l'activité. Le p'ai est d'origine spermatique : les quintessences puisées par les yeux et par les oreilles le nourrissent. Le hoûn est d'origine respiratoire : le souffle puisé par la bouche et le nez le nourrit. [Voir l'importance donnée par la mystique brahmaniste aux exercices respiratoires.] La combinaison du sperme et du souffle fait passer du non-être à l'être, l'abandon du p'ai par le hoûn fait passer de l'être au non-être. » Dans le fond cette philosophie simple et rustique ne diffère guère de celle de beaucoup d'Européens, qui l'expriment seulement moins bien.
Bien entendu les qualités morales ne sont que la conséquence de la conformation physique. Le moral comme le physique a sa figure et son aspect que les spécialistes savent reconnaître. « La bonté morale tient à la large ouverture des sept orifices du coeur. Dès qu'un orifice est bouché, cela se manifeste (Lioutzeu). Mais nous touchons ici au chapitre de la morale, qui forme une autre division de notre sujet. Retenons seulement de ce court regard sur la métaphysique chinoise le tableau d'un monde où tout est de niveau, où tout est en état de stagnation, où tout, en restant le même, se renouvelle avec les saisons par une force propre et intime.
La morale chinoise, telle que l'enseignent la tradition et les livres est adaptée à cet homme qui au milieu de la vaste rizière conduit attentivement son pas sur le rebord de son petit champ. Elle se résume en deux points que je définirai : L'attachement à la touffe et la précaution dans les mouvements.
L'attachement à la touffe, c'est cette Piété filiale dont on a tant écrit et sur laquelle il me paraît inutile d'entrer en de longs développements. Il est certain que dans une communauté à la fois agricole et anarchique, en l'absence de lois et presque de Gouvernement, c'est dans les liens naturels, c'est dans le groupe de la famille que l'individu trouve sa force, son droit et sa protection.
Le second commandement de ce code rudi-mentaire, celui de la précaution dans les mouvements est moins généralement connu et vaut qu'on y consacre quelque attention. Il se résume à ceci : Quand ses voisins sont nombreux et de force égale à la sienne, l'individu n'a pas la liberté de ses mouvements et doit se comporter à l'intérieur de son groupe suivant des conditions qui lui sont imposées. De là l'importance de tous temps accordée en Chine aux Rites et aux usages de la politesse extérieure. Les Chinois sont naturellement polis, comme des pierres en frottement perpétuel. Tous les rapports des individus entre eux sont réglés par un code impératif et minutieux. Chacun a sa place prescrite dont il ne saurait sortir sans déranger tout le corps social. Aussi les philosophes ont-ils toujours proposé au peuple et aux législateurs comme souverain bien la paix, la conservation de l'ordre obtenu. Il faut contenir son cœur, limiter son désir, observer les Cinq Relations comme le marin observe les points cardinaux, réprimer avec sévérité tous les éléments rebelles et aberrants. Je ne puis résister ici au plaisir de citer une page de l'antique Laotzeu, qui, mieux qu'aucun autre penseur, a su exprimer le fond de la pensée de ses compatriotes :
« Celui qui a compris que tout revient au repos stable, celui-là est endurant, conciliant, semblable au Ciel, (taoïste, lequel traite tous les êtres avec une froide équité, sans amour ni haine) semblable au Principe (lequel n'agit pas) et durable comme lui.
« Les hommes paraissent dans l'être par la naissance et rentrent dans le néant par la mort. Tous les êtres deviennent sans résistance, existent sans profit, agissent sans but. « La quiétude produit le vide. Il faut se vider au maximum du possible et défendre sa quiétude avec acharnement. « Agir comme n'agissant pas, faire comme ne faisant pas, jouir comme ne jouissant pas.
« N'agissez pas, restez tranquille et le peuple se bonifiera de lui-même. Cela ne veut pas dire qu'il faille rester absolument inactif. Non, il faut prévoir, il faut s'y prendre d'avance, il faut faire attention à ce qu'on fait depuis le commencement jusqu'à la fin. Mais voici le point : il ne faut jamais interférer par son action dans le cours naturel d'une chose. Il faut respecter l'évolution spontanée.
« Ah! si l'on mettait bon ordre à toutes ces sagesses et sciences, quel bonheur pour le peuple! Ah, si l'on supprimait toutes les théories sur l'humanité et la justice, le peuple redeviendrait pieux et bon.
« II ne faut jamais mettre dans un emploi l'homme qui est le plus capable de l'exercer, car cela irrite le désir des autres qui se croient aussi capables que lui.
« Le peuple doit être tenu dans une quiétude béate. Il faut éviter qu'il ait aucune ambition, aucun désir. Pour cela il faut vider sa tête et remplir son ventre, débiliter sa volonté et fortifier ses os. Il faut le tenir dans l'ignorance et empêcher ceux qui auraient quelque savoir d'en user. Que le peuple reste non-agissant et il sera facile à gouverner.
« Ceux qui jadis appliquaient bien le principe n'éclairaient pas le peuple, mais s'efforçaient de l'abêtir. Le peuple n'est difficile à gouverner que quand il est instruit. Ceux qui donnent place à l'instruction dans leurs gouvernement sont les destructeurs des États. Diminuer les connaissances rend les États prospères.
« Si j'étais le maître d'un pays, je n'emploierais aucun homme habile. J'interdirais l'usage des bateaux, des chars, des armes. En fait de science, je contraindrais mes sujets à en revenir aux cordes à nœuds (arithmétique primitive). Je les obligerais à se contenter d'une nourriture simple, d'habits simples, de demeures simples, de mœurs simples. Je les tiendrais tellement isolés, séquestrés, que les petits pays voisins, fussent-ils si proches que les coqs et les chiens pussent s'entendre, mes sujets mourraient de vieillesse avant d'avoir eu aucun rapport avec eux.
« Envers les êtres qu'ils produisent, le Ciel et la Terre ne sont pas bons. Ils les traitent comme chiens de paille (poupées antiques). A l'Instar du Ciel et de la Terre, le Sage Gouvernant ne doit pas être bon pour ses sujets. Il doit les traiter comme chiens de paille.
« II faut abhorrer la guerre et chérir la paix. Les armes sont des instruments néfastes dont le Sage ne se sert qu'à contre-cœur, quand il ne peut absolument pas faire autrement. »
III. — Après avoir essayé de nous rendre compte de ce que sont les idées philosophiques religieuses et morales des Chinois, il nous reste à considérer les réactions qu'elles exercent sur leur vie pratique.
Bien entendu, toutes les formes de la magie et du spiritisme sont connues en Extrême-Orient. Formes assez peu variées d'ailleurs, car, comme l'a montré Andrur Lang, depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, les essais de communication avec le monde surnaturel se sont toujours faits par le canal de procédés qui ne varient guère. On retrouve donc en Chine comme ailleurs le « poltergeist », les coups frappés dont parlent déjà les papyrus égyptiens et les sagas islandaises, l'écriture automatique, les cas de possession, les maisons hantées, etc. Mais c'est surtout la divination qui là-bas fournit un aliment aux besoins de spéculation sur l'inconnu. Dès les temps les plus antiques, en Chine comme à Rome, l'art d'interpréter les présages était une des plus hautes attributions du Gouvernement, et les textes les plus anciens contiennent des prescriptions minutieuses sur le rituel à employer pour consulter l'écaillé de tortue et les brins d'achillée. Aujourd'hui encore les clients les plus assidus des temples sont les femmes et les joueurs, et ces cavernes enfumées retentissent perpétuellement du bruit des fiches de bois que le client secoue dans un bambou creux jusqu'à ce que l'une d'elles venant à s'échapper lui révèle sa destinée.
Mais le bouddhisme seul est venu donner à la Chine quelque chose qui réponde à la conception que nous nous faisons d'une religion proprement dite, c'est-à-dire l'idée de puissances supérieures qui s'intéressent à notre sort, de récompenses et de peines qui suivent nos actions bonnes ou mauvaises. Bien entendu le Bouddhisme extrême-oriental n'a pas grand'chose à voir avec le bouddhisme primitif au « Petit véhicule » qui n'est qu'une méthode progressive d'anéantissement (ou simplement d'abrutissement), et qui paraît d'ailleurs avoir eu une existence positive assez courte avant que quelques « cranks » Anglais lui aient rendu un semblant d'existence. Le « Grand Véhicule » facilite à ses fidèles l'accès du paradis et du Nirvana par le moyen d'intermédiaires divins appelés boddhisats (en chinois poussahs) et grâce à cette intervention nulle religion n'a plus de dieux que cette doctrine d'athéisme. Les plus achalandés sont Maitreya, le bouddha ou messie futur, Amida, le dieu de l'Ouest, Avalokiteçvara qui s'est amalgamé en changeant de sexe avec la Kouan yin taoïste. Le bouddhisme trouvait en Chine un accès d'autant plus facile que ses principales doctrines s'accommodaient admirablement avec le tempérament national. Sa théorie des Kalpas n'est que celle de la rotation qui a toujours été chère aux philosophes autochtones; sa recommandation du souverain bien placé dans le repos flattait les instincts les plus profonds de l'âme nationale. D'autre part certains apports nouveaux venaient, grâce à lui, combler les lacunes des anciennes doctrines. Le bouddhisme a introduit ou singulièrement fortifié l'idée du mérite ou du démérite, bien qu'entendue d'une manière toute différente de la nôtre et qui doit se rapprocher de la pensée des anciens Grecs [C'est là ce qu'on a appelé le fatalisme du théâtre grec' à propos duquel tant de sottises et de radotage.] Elle implique une conséquence toute physique et en quelque sorte automatique de certains actes à leur rétribution, « comme le son suit le coup sur la cloche ». Je ne sais s'il faut chercher là l'idée de péché, d'une souillure entraînant le désir de purgation. Les actes méritoires, la pratique des vertus, l'accomplissement de certains gestes, ont pour effet de délivrer non pas du péché, mais de la punition. Enfin le bouddhisme entraînant avec lui le dogme de la métempsycose satisfait aux besoins les plus profonds de sa clientèle : il fournissait pâture à son imagination en lui donnant une idée précise de l'autre monde sur lequel les autres doctrines n'apportaient que des renseignements vagues et incertains; il donnait satisfaction à son instinct de la justice, à la fois en expliquant les iniquités de ce monde par celles d'une existence antérieure et en ouvrant la perspective des vies futures à la réparation. Cette idée de la métempsycose, pratiquement aussi séduisante qu'elle est logiquement monstrueuse donnait matière à une infinité de contes et de légendes. Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'elle ait gardé une si forte prise sur l'âme populaire. Le bouddhisme n'est guère pratiqué aujourd'hui, sauf dans quelques régions du Sud, par exemple le Tché-Kiang, mais il n'est pas un Chinois qui ne croie à la métempsycose. C'est même un proverbe populaire pour faire entendre d'un homme qu'il est une brute que de dire : II ne croit pas à la métempsycose.
Le lecteur, en parcourant ce tableau sommaire des croyances religieuses des Chinois, ne manquera pas de s'apercevoir qu'il présente bien des contradictions. Par exemple en ce qui concerne l'état de l'âme après la mort, il se demandera comment un seul et même homme peut croire à la fois qu'elle se dissout (doctrine des lettrés), qu'elle survit sous une forme plus ou moins personnelle (culte des morts et des héros divinisés), et qu'elle revient incessamment sous des formes. toujours nouvelles (métempsycose). Ces contradictions laissent le Chinois parfaitement insensible et ne l'incommodent en rien. Ses croyances ne lui sont pas fournies du dehors, par une révélation logiquement interprétée et développée. Elles sont le prolongement et l'œuvre des besoins simultanés de son cœur, de son intelligence et de son imagination, et il ne s'étonne pas plus de trouver la contradiction dans ses rêves que dans ses instincts.
History : China : General
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Literature : Occident : France