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Year

1946

Text

Claudel, Paul. Chine [ID D3524].
Er schreibt im Vorwort : «...Et moi, aujourd'hui, dans ma retraite de Brangues, au-delà de cette limite normale de la longévité qui me confère une situation quasi, comment dire? posthume et de ces années qui furent, dit-on, nécessaires à la gestation de Laotzeu, je dispose de cette épaisse pile de talismans photographiques que m'a laissée, pour en humer le dégagement incantatoire, mon amie Hélène Hoppenot. Or moi aussi, en des temps plus anciens que n'ont été pris, me dit-on, ces prélèvements sur le futur passé, j'ai habité la Chine : en pleine force, en pleine jeunesse, je me suis fourré
avec elle pour vivre dedans d'une plénitude de corps, d'âme et de sens dont il serait difficile aujourd'hui de faire comprendre l'agrément voluptueux. Tout me plaisait en elle, et j'oserai dire non pas même, mais surtout, son désordre, son incurie, sa saleté, son anarchie, sa sagesse imbécile, cette civilisation bon enfant tout entière basée sur la tradition et la pratique, ce goût de l'art partout aussi naturel et spontané qu'une industrie animale, sa dégoûtante et profonde et savoureuse cuisine, sa religion, source pour moi continuelle d'une indulgence coupable, sa magique et magnifique écriture, et surtout cette intensité de la qualité humaine propre, de ce que j'appellerai l'HUMANITA : tout de même qu'un blaireau ou un putois aspire de tous ses poumons au fond de son terrier à tout ce qu'il peut y avoir de plus blaireau et de plus putois! C'était le temps des Taotaïs, des mandarins à plumes de paon et à boutons de toutes couleurs, des pelisses de zibeline, des examens qui chaque année, à l'époque du choléra, mettaient en mouvement un peuple de pinceaux, je parle des examens civils, les militaires ne faisant pas fi pour l'obtention des grades du jet de pierre comme aux temps de l'Iliade et du tir à l'arc. L'équipement de leurs troupes était fait d'une blouse rouge où flambait, redoutable et noir, un énorme caractère de velours, et leur armement d'un trident et d'une cage où gazouillait un petit oiseau (qui me rappelait les vers d'Alfred Jarry que j'avais lus, le matin même, dans la « Revue Blanche » : Le Gazouillis de l'Oisillon, le Gazillon de l'oisouillis...} Quelques-uns de ce? sacripants, (les Satellites pour employer le langage missionnaire), précédés par un tonnerre de cuivre formaient mon cortège quand j'allais rendre visite au Vice-Roi ou au Maréchal tartare. Je me rappelle ces dépositions alors dans ma chaise verte, après une heure de marche au travers de la Cité fantastique, à l'ombre des grands letchis chargés de leurs fruits rouges. Que d'idées j'ai échangées avec les géants peints sur la porte du yamen, qui essayaient en vain de m'effrayer de leurs grimaces horrifiques!
Cela, ma chère Hélène, c'était la Chine du Sud, la Chine du Tao, où j'ai accompli mes dix années de stage, le stage du magicien sans doute au pays des Génies! Mon fleuve n'était pas le morne Peiho, mais le Min sacré qui descendait pour moi d'un pays sauvage et inexploré, d'un horizon diaphane et bleu, d'un pays de montagnes et de forêts, asile à jamais de ma rêverie. Mon pont n'était pas celui du Palais d'été que représente une de vos photos, qui se courbe mystérieusement, et comme conjuré, sous les pas d'un poète solitaire. C'était le Pont des nuages, c'était le Pont des Dix mille Ages, rudement et maladroitement établis au moyen de blocs énormes par je ne sais quels cyclopes en colère. L'eau violente et turbide m'apportait d'interminables trains de bois que, sous le regard délabré de cette idole à perruque de fiente, les hautes jonques peinturlurées se chargeaient de distribuer sur la côte. Mon temple n'était pas ce Temple du Ciel, avec ses trois toits circulaires de tuiles bleues que vous nous faites solennellement entr'apercevoir par l'ouverture de je ne sais quelle ruine (car tout est ruine dans ce pays le plus vivace et le plus vivant que je connaisse!). C'était ce temple de Ku chang au milieu d'une forêt de pins, vers qui j'ai accompli maints pèlerinages, écoutant la cloche bouddhique qui dit à toutes le? vanités et à toutes les amours de ce monde : Non! Non! Non! Ré dièse! Ré dièse! Ré dièse!
Plus tard, eh bien, je l'ai connue aussi cette Chine du Nord, la vôtre, chère Hélène, celle de vos magnifiques photographies, la Chine impériale, la Chine du vent jaune, de l'air jaune, de l'eau jaune, de la Terre jaune! Je l'ai connue à son moment suprême, quand Pékin, vidé de son antique autorité allait rejoindre dans la nullité historique son cimetière à ceux de Singan fou et de Lao yang. J'ai assisté aux funérailles simultanées du dernier Mandchou, du pauvre petit Empereur et de son affreuse marâtre, que devaient suivre tant d'autres effondrements l'un sur l'autre, tant d'autres funérailles d'Empereurs et d'Empires, le Japon, la Russie, l'Autriche, l'Allemagne, l'Espagne, l'Italie. D'un bout à l'autre de l'Ancien Continent a soufflé la catastrophe. Elles se sont abattues l'une sur l'autre, les dynasties, tous ces arbres minés qui occupaient inutilement la terre! Il survit cette espèce de pie malade que vous nous représentez accrochée à une branche moite. Il surgit ce vieillard insouciant qui nous amène du fond de l'Inconnu je ne sais quel monstre pour nous envisager de son oeil diabolique. Dans cette représentation que vous nous apportez de l'énorme Chine, de cette survivance à peine défunte des âges fabuleux de la Perse, de l'Egypte et de l'Assyrie, vous n'avez pas choisi pour braquer dessus avec votre objectif l'attention de vos lecteurs — lecteurs, oui, c'est le mot qu'il faut employer—les grands textes, ces portes, ces temples, ces palais, qui en écrasant l'imagination effraient la rêverie. Vous avez choisi le détail accusateur qui suggère autour de lui un vide peuplé de possibilités. Posant, si je puis dire, l'énigme. Et savez-vous l'impression que je ressentais, hier, cependant que j'interrogeais l'une après l'autre d'un doigt pensif... mais non, c'étaient elles plutôt qui interrogeaient à mesure en moi un contemporain de l'immémorial!
Oui, une idée assez étrange m'est venue en compulsant ces images, suivant l'expression byzantine, Achiropites, et en laissant le hasard y établir des ordres différents. Tout le monde connaît ces caractéristiques de l'écriture chinoise qui, par des figures très concrètes, sait suggérer des idées souvent très subtiles, très complexes et très profondes. On sait aussi que pour l'association de ces idées le rédacteur chinois ne procède pas par suite logique et articulation grammaticale, mais par simple juxtaposition. C'est au lecteur de deviner le sens en profitant des repères qu'on a l'obligeance de lui fournir. Et alors je me demandais si les images ainsi mises ensemble par le hasard à ma disposition : un panier d'oies, un pont, un lotus en train d'éclore, une collection de faux cheveux et de chaussures, une touffe d'arbres, une statue d'homme ou d'animal devant un horizon de collines, ne constituaient pas une espèce de rébus hiéroglyphique, de provocation sibylline à l'exégèse d'un Oedipe. Tout cela en tout cas m'a aidé, et aidera peut-être un autre contemplateur, à penser la Chine. Quelque chose d'immémorial, de permanent, de démesuré et de clos. Quelque chose qui pour arriver à la conscience de soi-même, au lieu de son propre récit, a besoin d'énormément d'espace et de temps. Épars, disjoint, tout cela tient ensemble, Longuement incliné sur son propre mystère.
Brangues, 3 septembre 1946.

Mentioned People (1)

Claudel, Paul  (Villeneuve-sur-Fère-en-Tardenois 1868-1955 Paris) : Dichter, Dramatiker, Schriftsteller, Diplomat

Subjects

Literature : Occident : France

Documents (1)

# Year Bibliographical Data Type / Abbreviation Linked Data
1 1948 Claudel, Paul. Sous le signe du dragon. (Paris : Ed. La table ronde, 1948). [Datiert 1909-1911]. Publication / Clau4
  • Cited by: Internet (Wichtige Adressen werden separat aufgeführt) (Int, Web)