# | Year | Text | Linked Data |
---|---|---|---|
1 | 1924-1967 |
André Malraux : Quellen Kontakte mit China während seines Aufenthaltes in Indochina 1925. Le tour du monde. (Paris : Hachette, 1860-1914). Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Claudel, Paul. Connaissance de l'Est [ID D2653]. Granet, Marcel. La civilisation chinoise [ID D3234]. Grousset, René. Histoire de la philosophie orientale [ID D5451]. Leys, Simon. Loti, Pierre. Les derniers jours de Pékin [ID D2674]. Segalen, Victor. Stèles [ID D2937]. Segalen, Victor. Equipée [ID D9512]. Snow, Edgar. |
|
2 | 1925 |
Larrat, Jean-Claude. André Malraux et la Chine des années 1920. On peut discerner dans l'oeuvre d'André Malraux, au cours des années 1920, deux façons bien distinctes d'aborder la question de la Chine. D'une part, il met l'accent sur les événements sociaux et politiques en montrant que la Chine entre pleinement dans l'Histoire du monde contemporain. Il demande alors à ses lecteurs d'abandonner l'image d'une Chine vouée à l'immobilisme par son ancrage dans des traditions millénaires, ainsi que de rejeter le mythe d'une Chine barbare prête à déferler sur l'Europe pour y anéantir la civilisation chrétienne. D'autre part, cependant, il reste fasciné par l'étrangeté de l'ancienne Chine et se montre soucieux de discerner le rôle que jouent encore les traditions - piété filiale, morale confucéenne, taoïsme, etc. - dans la Chine des années 1920. Mais surtout, comme d'autres intellectuels européens d'alors, il est encore plus intéressé par l'hypothèse que la pensée et la sagesse traditionnelles chinoises pourraient en quelque façon porter remède à la crise intellectuelle et morale que connaît l'Europe au début du XXe siècle, et plus particulièrement au désarroi auquel l'individualisme bourgeois a conduit la jeunesse européenne. Il est assez difficile de dresser un inventaire précis des sources dont Malraux a pu tirer sa connaissance de la Chine. Beaucoup de ses contemporains ont cru qu'il avait participé aux événements de Canton, en 1925. C'était faux, mais Malraux, lors de son deuxième séjour en Indochine (en 1925) avait néanmoins établi des liens étroits avec la communauté chinoise de Cho Lon et avec le Kuomintang, qui étaient la principale source de financement de son journal, L'Indochine. Il a certainement obtenu ainsi sur les événements de Canton et sur la situation, en général, des informations plus nombreuses et plus précises que celles dont la presse indochinoise et la presse européenne pouvaient se faire l'écho – notamment sur les problèmes que posait l'alliance tactique des communistes avec le Kuomintang nationaliste, avant et après la mort de Sun Yat-sen (en 1925). |
|
3 | 1926 |
Malraux, André. La tentation de l'Occident [ID D23497]. Auszüge Et, dans le Nord, subtil et tout-puissant, seul au fond du plus solennel palais de la ville interdite, l'empereur étend ses doigts transparents sur la Chine du travail, la Chine de l'opium et la Chine du rêve, grand vieillard aveugle couronné de pavots noirs. Ombres plus anciennes, savantes et militaires, des Empereurs Tang ; tumulte des cours où se heurtaient toutes les religions et toutes les magies du monde, penseurs taoïstes, reines fixées au mur par les flèches rugueuses, cavaliers aux armes ornées de queues de cheval, généraux morts sous des tentes perdues au Nord après soixante victoires, sépultures que ne gardent plus, au milieu du désert, que leurs soldats et leurs chevaux gravés sur des dalles disjointes, chants désolés, lances parallèles et peaux de bêtes avançant à travers les vastes terres stériles dans la nuit glacée, que retrouverai-je de votre sourd élan de conquêtes, vestiges ?... Car le Chinois qui rêve devient un sage. Sa rêverie n'est point peuplée d'images. Il n'y voit ni villes conquises, ni gloire, ni puissance ; mais la possibilité de tout apprécier avec perfection, de ne point s'attacher aux éphémères, et, si son âme est un peu vulgaire, quelque considération. Rien ne l'incline à l'action. Même en rêve. Il 'est'. Sentir qu'il est respecté, ce n'est point imaginer qu'il entre dans une salle où les têtes s'inclinent. C'est savoir qu'aux choses qui lui sont particulières s'ajoute le respect qu'il inspire. Quelque singulier que cela puisse vous sembler, le Chinois imagine, si je puis dire, sans images. C'est cela qui le fait s'attacher à la qualité et non au personnage, à la sagesse et non à l'empereur. C'est pour cela que l'idée du monde, du monde qu'il ne saurait imaginer, correspond pour lui à une réalité... Vous trouverez dans cette lettre la photographie d'un masque de bronze antique. On me l'a envoyée de Chine, et je l'y renvoie pour vous. Il est antérieur aux Han : deux yeux, et une ligne gravée qui indique le nez. Il évoque la terreur. Il ne l'inspire pas : il l'évoque. La bouche, qui, dans toutes les sculptures primitives occidentales, exprime les sentiments, n'est pas même figurée. Vous connaissez comme moi-même, la beauté des images que le bouddhisme troublé par la Grèce vint sculpter au flanc de nos montagnes. Malgré la paix religieuse qui descend de leurs yeux fermés, la Chine profane et sacrée n'a cessé, pendant dix siècles, d'éfaccer ce qu'elles avaient d'humain, de les corrompre, de les transformer en objets de rêves et en signes divins, insensiblement, avec une force d'océan immobile. Les figures de vos cathédrales ont disparu comme elles. Ici et là, comme l'éclat atténueé du jour se disperse en étoiles, la vaste perfection d'un art royal se brise en mille objets précieux. Mais cette dispersion, en Chine, est l'épanouissement lucide et saugrenu du rêve ; en Europe, celui de l'homme, de la femme, et de leurs plaisirs. Sur le socle vide des statues des sages, vous vous trouvez vous-mêmes et nous trouvons, entouré de monstres familiers, le signe de la sagesse. Sans doute est-ce l'usage des caractères idéographiques qui nous a empêchés de séparer les idées, comme vou l'avez fait, de cette sensibilité plastique qui pour nous s'attache toujours à elles. Notre peinture, lorsqu'elle est belle, n'imite pas, ne représente pas : elle signifie. L'oiseau peint est un signe particulier de l'oiseau, propriété de ceux qui le comprennent et du peintre, comme le caractère : oiseau en est le signe public. Pénétré maintenant de votre art, le nôtre m'apparaît comme la lente, la précieuse conquête du rêve et du sentiment par le signe... La Chine vacille comme un édifice en ruine, et l'angoisse n'y vient ni de l'incertitude ni des combats, mais du poids de ce toit qui tremble. « Le confucianisme en miettes, tout ce pays sera détruit. Tous ces hommes sont appuyés sur lui. Il a fait leur sensibilité, leur pensée et leur volonté. Il leur a donné le sens de leur race. Il a fait le visage de leur bonheur. Je ne compris pas les mots qui suivirent. Je le lui dis « c'est ce qui s'oppose à ce que vous nommez l'individualisme ; la désagrégation ; ou, plutôt, le refus de toute construction de l'esprit, dominé par le désir de donner à chaque chose, par la conscience que l'on prend, sa qualité la plus haute. Une telle pensée port en elle-même sa maladie, qui est le mépris de la force. La Chine, qui en fit jadis un auxiliaire vulgaire, la recherche aujourd'hui, et lui apporte, comme une offrande aux dieux méchants. l'intelligence de toute sa jeunesse... Ceux d'entre nous qui sont dignes du passé de la Chine disparaissent un à un. Nul ne comprend plus. Notre tragédie, ce ne sont point ces comédiens sanglants qui le dirigent, ni même les constellations de mort que nous revoyons tous les soirs. Que l'Empire aux plaines rousses se torde comme un fauve blessé, qu'importent ces jeux de l'histoire ? »... Puis, faisant allusion à l'intérêt que beaucoup de jeunes Asiatiques portent au taoïsme, il dit, d'une voix plus grave : « La vieille pensée chinoise les pénère plus qu'ils ne le croient. L'ardeur qui les pousse vers le taoïsme ne tend qu'à justifier leurs désirs, à leur donner une force plus grande. L'incertitude des esprits dans le monde entier les ramène d'ailleurs à d'anciennes doctrines : modernisme bouddhiste en Birmanie et à Ceylan, gandhisme aux Indes, néo-catholicisme en Europe, taoïsme ici. Mais le taoïsme, en leur enseignant l'existece de rythmes, en les amenant à chercher dans les lignes de caractères du 'Tao-Te-King' les rythmes universels, a aidé à les détacher d'une culture puissante parce qu'elle ajoutait aux constantes créations de l'homme la possibilité du plairis. Et il ne reste en eux qu'un furieux désir de destruction. Il crois que la Chine va mourir. Je le crois aussi. La Chine qui entoura sa jeunesse, avec son art, sa distinction et sa civilisation dont tout l'intérêt se portait sur les sentiments, avec ses jardins et sa misère de fin de monde, est presque morte aujourd'hui. Retournée à des gestes de bronze vert, la Chine du Nord est un vaste musée sanglant. Le temps n'a plus même un sourire ironique pour tous ces chefs militaires occupés à faire courir leurs ombres sur les monts et les déserts couverts d'ossements habités de marmottes. Les provinces du Centre et du Sud attendent tout de cet étrange gouvernement de Canton qui tient en échec l'Angleterre, et vénère les Sages en organisant sa propagande par le cinématographe ; car ce que nous avons le plus rapidement pris à l'Occident, ce sont ses formes. Cinématographe, électricité, miroirs, phonographes, nous ont séduits comme de nouveaux animaux domestiques. Pour le peuple des villes, l'Europe ne sera jamais qu'une féerie mécaniques. Mais il n'y a pas de Chine. Il y a des élites chinoises. L'élite des lettrés n'est plus admirée qu'à la façon d'un monument ancien. La nouvelle élite, celle des hommes qui ont subi la culture occidentale, est si différente de la première que nous sommes obligés de penser que la véritable conquête de l'Empire par l'Occident commence. Ce ne sont plus les défaites, ce sont les victoires chinoises qui marquent la destruction de notre passé. Et cette destruction est irrémédiable, car une nouvelle aristocratie de l'esprit – la seule que nous ayons jamais acceptée – se forme : les étudiants des facultés ont aujourd'hui le prestige qui était autrefois celui des lettrés, et se sentent enveloppés du respect silencieux qui leur était porté. L'existence de cette nouvelle élite, la valeur qui lui est reconnue, témoignent d'un changement de la culture chinoise qui prépare une transformation totale. C'est à la vieillesse qu'allaient les préférences de notre civilisation, c'est par elle et pour elle qu'elle s'était faite : les candidats aux examens importants étaient âgés de quarante ans ; à peine, le sont-ils de vingt-cinq aujourd'hui. La Chine commence à considérer la valeur de la jeunesse, ou plus exactement sa puissance... L'âme de la Chine qui naît, sans doute faut-il la chercher dans les parties de ce vieux vaisseau magnifique encore assez vivantes pour tenter la jeunesse. Du moins, lorsque cette culture que nous voyons s'affaiblir sera presque éteinte, gardera-t-elle encore cette suprême beauté des cultures mortes qui appelle et pare les renaissances... Une Chine nouvelle se crée, qui nous échappe à nous-mêmes. Sera-t-elle secouée par l'une de ces grandes émotions collectives qui l'ont, à plusieurs reprises, bouleversée ? Plus puissante que le chant des prophètes, la voix basse de la destruction s'entend déjà aux plus lointains échos d'Asie... Sekundärliteratur Par le truchement d'un échange de lettres entre un Européen, A.D., séjournant en Extrême-Orient, et un Chinois voyageant en Europe, Ling, André Malraux compare la dynamique européenne à la pensée chinoise. Mirabile-Tucci, Nina Sarah. The Oriental-Occidental dialogue in the novels of André Malraux [ID D23495]. In La Tentation de l'Occident, written in 1926, the Chinaman Ling created a dividing line between the Orient and the Occident by saying that the Oriental wanted "to be" and that the Occidental wanted "to do". Ling's delineation of Orient and Occident, which can be defined as Yin Yang or "être et faire", will form the basis of Malraux's attempt to fuse these two antithetical parts of the human psyche in order to create a new mode of being for Western man in the Oriental and Occidental trilogies. The task will be taken up by men of heroic stance who undergo shamanic initiation, thereby earning the right, in Malraux's viewpoint, to guide others. The Oriental trilogy (La Voie Royale, Les Conquerants, La Condition Humaine) will be treated as a Yin experience (être) or a descent into the darkness of "time out of mind" in which Malraux freely experiments with various aspects of Oriental thought with the goal of creating a new balance between "être et faire" through various paths of endeavor that would be acceptable to Western mentality: through isolated action in the jungles of Cambodia (Claude, Perken), through political action (Garine), through an effort to reintegrate the individual into concerted group activity while yet retaining his individuality (Kyo, Hemmelrich, Katow). The ultimate message of the Oriental experience, as it is mirrored through the shaman Gisors, is that Malraux's answer to Oriental absorption into the divine, though still on an abstract level, is Fraternity, or absorption into the human family. The Occidental trilogy (Le Temps du Mepris, L'Espoir, Les Noyers de l'Altenburg), or the Yang experience (faire), represents a coming back to "time within mind." The return to the relative sphere of existence changes the face of "être et faire" from a purely metaphysical investigation which took place in the absolute freedom of cosmic timelessness in the Oriental trilogy, to an ethical investigation in which human action implies all the responsibilities involved in the encounter with one's fellowman in the immediate, existential, and historic moments of life. The practicality of the division of "être et faire," as it represents the ethics of two groups, is explored (the anarchists and the purists versus the Communists in L'Espoir). The balance between "être et faire," as it manifests itself in single individuals at different stages of life, is also reviewed (Manuel, Alvear). In its broadest terms, however, a detailed study of the characters of the Occidental trilogy shows that Malraux has arrived at a tentative solution for the West which treads a parallel path with the Orient. Although each man has an individual path, his doing is grounded in the Being of Fraternity. Kassner's intuition of Self, coupled with the intuition of a cosmic union with all men, is expanded in L'Espoir to take in individuals from the four corners of the globe, and culminates in the insight of the narrator of Les Noyers who is the shaman-writer Malraux, that although he is conscious of his own identity, he is also absorbed into the eternal flow of human history. On the individual level, this knowledge of self creates the desired balance between what a man "is" and what he "does" (Yin Yang). On a cultural level it will bring East and West together from which could arise a new value for modern man. Alain Meyer : Au cours de leurs voyages croisés, A.D. et Ling marquent d'abord les oppositions traditionnelles entre leurs deux civilisations. Selon Ling, l'Europe attire davantage par sa pensée que par ses formes raides, géométriques. C'est que l'âme de l'Europe est « la création, sans cesse renouvelée par l'action, d'un monde destiné à l'action ». Cette activité inlassable est liée à une intense souffrance, « toute l'intensité de l'amour se concentre sur un corps supplicié ». Les Occidentaux, toujours tendus vers un objectif, se confondent avec leurs actions. Aussi leur univers est-il chargé d'angoisse et la mort est pour eux le symbole de l'épouvante, ce qui fait contraste avec la tendresse grave de l'Orient pour ses morts. L'art oriental est un act de sérénité. Les Occidentaux ne peuvent concevoir de la vie que des fragments. Ils ont perdu la proximité avec les choses, ils les transforment sans cesse en objets modelés par leur volonté. A.D. nuance les affirmations de Ling : si les Occidentaux accordent à leur réalité une importance excessive, c'est pour eux un moyen de défense contre la puissance immense, en eux, du rêve. C'est pourquoi ils attachent tant d'importance à ce qu'ils appellent la psychologie : c'est un moyen pour eux de se rassurer. A.D. vient de définir la vie occidentale « le mouvement dans le rêve ». Ling lui répond : pour l'Oriental, c'est « le calme dans le rêve ». Il ne cherche pas à prendre conscience de lui-même en tant qu'individu, mais à adhérer, par la sensibilité, à un esprit qui les dépasse de toute part. Alors que l'Occidental veut apporter le monde à l'Homme, l'Oriental propose l'Homme en offrande au monde. Dans la perte de toute conscience, il recherche la communion avec le principe. La tentation de l'Occident ne prétend pas établir de classement entre les deux civilisations, valoriser l'une aux dépens de l'autre. L'élément original de la réflexion de Malraux, d'est le retournement, le coup de théâtre qui s'opère à la fin de son essai : Ling constate que, pour les Occidentaux, l'Homme est mort après Dieu et « Vous cherchez avec angoisse celui à qui vous pourriez confier son étrange héritage ». Au contact de l'Orient, l'Occident a perdu sa foi en un Homme distinct, personnel, origine et gardien de toutes les valeurs. Les deux civilisations se contaminent et se détruisent au contact l'une de l'autre : l'Occident emprunte à l'Orient sa passivité et l'Orient emprunte à l'Occident son activisme. Walter G. Langlois : On October 4, 1925, while Malraux was still in Saigon, he wrote his editor Grasset that he was hard at work on a new book, noting that it was made up of « letters exchanged between a young Westerner and a young Chinese about the mind, art and passions as East and West conceive them. » The first letter of the Frenchman A.D., suggests that his purpose in going to Asia was essentially romantic, but Ling, the Chinese youth, states clearly that on the contrary he has come to the West in search of its 'thought', particularly that thught which has given Occidentals such great strength for their conquest of the material world. Initially, he sees Europe as little more than a place where 'the submission to the will of man' dominates everything ; it extends even to the plantings of formal gardens, wheretheorems' have imposed order and conquest on Nature herself. In the West, order and civilization seem to be almost synonymous, but in traditional China such an ideal was unacceptable because it meant the substituion of an exterior intellectual abstraction for a living and felt Reality. To a Chinese, civilization was primarily emotional or aesthetic, and the most civilized individual was he who was most refined. But Ling quickly becomes aware that the contemporary European world he sees about him includes other elements as well, most of which are the fruit of a long tradition extending back through Christianity to ancient Rome and Greece, and he undertakes a pilgrimage to these classical lands. When he returns to France, the comments that he exchanges with A.D. about a number of topics – including the nature of death, time, art, love, women and the Self – reveal that his meditations in Athens and Rome have deepened but no changed his ideas about the basic differences between European and Chinese civilizations. A.D. has a comparable revelation (culminating in a long conversation with a Confucian sage) about the traditional culture of China, and he is able to make some provocative observations about its basic character. He comes to understand the answer that it proposes to the dilemmas of the human condition faced by everyone, irrespective of the civilization into which he is born. In their concluding letters, the two youths agree that the culture of East and West are in a state of crisis in the 20th century, and that their generation is painfully aware of the basic vanity of thought and of 'the arbitrariness of all human existence'. Qin, Haiying. Malraux : un regard comparatiste sur l'art. Le Chinois Ling à A.D. : « Par les formes de l'art que vous appeliez autrefois sublimes, vous exprimez une action et non un état. » « Notre peinture, lorsqu'elle est belle, n'imite pas, ne représente pas : elle signifie. » En posant deux interlocuteurs français et chinois en regards croisés, Malraux nous offre deux profils très contrastés de l'Homme occidental et de l'Homme oriental : l'un est actif, l'autre passif ; l'un agit, l'autre est ; l'un est cartésien, l'autre rêveur ; l'un est solitaire, l'autre sociable ; l'un s'éprouve séparé du monde, l'autre lié au monde ; l'un a une vision fragmentaire de la vie et croit que la mort individuelle met un terme ultime à la vie, l'autre veut une vision d'ensemble et comprend la vie dans un sens beaucoup plus large. Selon Malraux, les maîtres spirituels chinois, les Sages, ignorant le sentiment chrétien du péché et du sacrifice, échappant à la notion grecque de l'homme comme individu, ne cherchent pas à agir pour de pauvres victoires, de vaines gloires. Ils ne cherchent qu'à « être selon le mode le plus beau ». Pour préciser ce mode d'être, cet état de l'art chinois et de l'homme chinois, Malraux utilise des mots comme 'pureté', 'détachement', 'sérénité'. Il voit la sérénité comme 'seule expression sublime de l'art et de l'home' en Orient. Si l'art occidental exprime une action, c'est l'Occidental, enraciné dans sa tradition chrétienne et grecque, se trouve dans un rapport de rivalité avec le monde. Si l'art chinois exprime un état, état de sérénité, de détachement, c'est que l'homme chinois, héritier de la très ancienne pensée de la Mutation, se conçoit comme fondamentalement lié au monde, il cherche moins à agir contre le monde qu'à être en accord avec le monde ; cela explique dans une certaine mesure pourquoi l'expression du tragique est moins visible dans la plupart des peintures chinoises. Chez Malraux, la réflexion sur l'art en tant que lutte de l'homme contre le destin, c'est logiquement une réflexion sur le temps, puisque la notion même de destin est liée au temps. Et lorsqu'il s'agit de comparer l'art oriental et l'art occidental en ce qui concerne le temps, il souligne aussi und grande différence. En gros, il constate que l'art oriental a fait très tôt la conquête du temps sous la forme éphémère de l'instant. Quand Malraux dit que l'Occidental 'fait le temps' et que le Chinois est fait par le temps, on voit aussi qu'il ne s'agit plus d'une même conception du temps : le temps occidental est englobé par l'homme, il est le 'temps des hommes', chrétien ou hégélien, biblique ou historique, tandis que le temps chinois n'est pas un temps fait par l'homme, mais un temps cosmique et vial qui englobe aussi bien l'homme que le monde. Quand Malraux dit que « l'art extrême-oriental fait tout entrer dans l'instant », on peu comprendre le mot 'instant' comme une autre façon de dire le rythme ; et c'est peut-être de cette façon que l'instant oriental est éternel. Il s'agit de discerner un art de la signification comme mode d'expression propre à l'art chinois et différent de l'art occidental traditionnel basé sur le princeipe de la représentation. C'est une idée que Malraux n'a pas beaucoup développé, mais qui est essentielle pour comprendre l'art extrême-oriental. Dans La tentation de l'Occident, cette idée a été évoquée de façon très rapide à propos d'un masque de bronze antérieur à l'époque des Han. Ce masque fortement stylisé est donné comme illustration d'un art qui consiste à évoquer, suggérer, signifier au lieu de figurer ou d'imiter. Sun, Weihong. La Chine chez Malraux : de 'La tentation de l'Occident' aux 'Antimémoires'. De La Tentation de l'Occident aux Antimémoires, en passant par Les Conquérants et La Condition humaine, Malraux se trouve sans aucun doute parmi les écrivains occidentaux les plus liés à la Chine. Cependant, malgré l'augmentation incessante des traductions de ses oeuvres en Chine ces dernières années, Malraux reste toujours un auteur étranger et distant aux yeux du grand public chinois ; sous sa plume, la Chine ne semble pas être un lieu pour lequel les Chinois ressentent de la familiarité et qu'ils reconnaissent immédiatement. La Tentation de l'Occident, où la Chine devient un élément indispensable. Ce n'est pas étonnant : quelle culture constituerait un meilleur exemple pour illustrer le thème de la confrontation entre l'Occident et l'Orient, sinon celle de la Chine, toujours considérée comme le pôle inverse de la culture occidentale, et que Malraux a certainement commencé à connaître un peu mieux durant ses séjours en Indochine ? La Tentation de l'Occident se compose de lettres échangées entre un jeune Français en Chine et un jeune Chinois en Europe. Tous deux véhiculent, au travers de ces lettres, leurs points de vue sur leur propre culture et celle de l'autre. Le livre s'ouvre sur une suite d'évocations lyriques de l'Orient, et surtout d'une Chine mystérieuse, confiées à la voix du jeune Européen A.D. Mais le problème est qu'on ne comprend pas ce que signifient vraiment ces images, car une telle description ne sert nullement à mieux faire connaître la Chine. C'est probablement pour flatter le goût du public : pour beaucoup de lecteurs occidentaux de l'époque, la Chine, dans leur imagination, est avant tout une suite d'images lointaines, mythiques et fabuleuses, une contrée dont la civilisation est très ancienne et immobile, où le temps, une fois qu'il y est entré, s'évapore sans même qu'on s'en aperçoive. On peut voir que ces images relèvent exactement de ce type d'imaginaire. En effet, dans La tentation de l'Occident, on ne trouve rien de particulier et de profond en ce qui concerne la culture chinoise. Les propos sont bien souvent très ordinaires. C'est vrai que les Chinois cherchent toujours une harmonie entre l'homme, la nature et le cosmos, qu'ils font peu de cas de l'individualisme, et qu'une femme chinoise, selon son rôle et son statut social, est chargée de différents devoirs envers l'homme - mais il ne s'agit là que de connaissances fondamentales et générales sur la Chine, pas difficiles à acquérir alors, même en Europe. En un mot, bien que le thème de la Chine constitue une part très importante du livre, rien ne montre que l'auteur ait étudié le pays de manière approfondie et systématique. Quelques jours à Hongkong, des contacts limités avec des Chinois d'outre-mer, et la lecture de quelques livres sur la Chine ne suffisent évidemment pas pour décrire de manière vivante un voyage en Chine et pour bien interpréter la culture chinoise. En fait, l'originalité du livre se mesure non seulement à sa forme, mais aussi à son contenu. Un point particulièrement important est que Malraux, au travers de cette oeuvre, fait remarquer l'existence d'une crise des valeurs dans les années 20 du siècle dernier, une crise qui existe non seulement pour l'Occident mais aussi pour l'Orient. En Occident, c'est l'égarement mental d'après-guerre, c'est le déclin de la civilisation chrétienne - « Dieu est mort »; en Orient, c'est la constatation d'une culture traditionnelle en miettes, c'est le sentiment mêlé d'envie et de haine à l'égard de la culture occidentale qui est à l'origine de cette destruction. Pour Malraux, chacune des deux cultures, dans un état d'angoisse, est facilement fascinée par l'autre, mais aucune ne peut trouver la voie du salut par le recours à l'autre. « Rien de ce qui fut détruit n'a été remplacé », comme le constate Wang-Loh. Le résultat ne débouche alors que sur une meilleure connaissance de soi-même. En tant que l'un des premiers écrivains qui ait avancé le thème du sentiment de l'absurde, Malraux nous fait voir que ce sentiment n'est pas un problème uniquement occidental, mais un problème universel que tous les êtres humains sont désormais obligés d'affronter. La première traduction intégrale chinoise de La Tentation a, en réalité, vu le jour en 2002, mais déjà en 1925, avant même la publication en volume du livre de 1926 en France, Malraux prétendait à Louis Brun des éditions Grasset que « la moitié a déjà été traduite en chinois et publiée dans différents périodiques et journaux de Shanghai et de Pékin ». |
|
4 | 1928 |
Malraux, André. Les conquérants [ID D13268]. Zusammenfassung Récit de la grève générale de Canton. L'histoire des Conquérants, qui commence en juin 1925, s'articule autour des révoltes à Canton et Hongkong et des actions du jeune Pierre Garine, de Suisse, qui a choisi le camp des Chinois révolutionnaires. Si le livre fit tant impression, cela est dû principalement à la manière dont Malraux a campé le personnage principal : un homme qui n'était ni un nationaliste, ni emporté par des sentiments religieux ou par quoi que ce soit, quelqu'un qui prétendait être totalement apolitique. Sa seule motivation était peut-être une vague peur de vivre. Bien que la vie, d'après Garine, l'alter ego de Malraux, soit complètement absurde et dépourvue de sens, il lutte aux côtés des Chinois opprimés. A l'opposé de ce personnage il y a Borodine, le bonze russe du parti qui désire imposer aux Chinois le modèle communiste soviétique, le terroriste Hong et le pacifiste Tcheng Dai, une sorte de personnage à la Gandhi dont le suicide est l'ultime protestation. http://www.kb.nl/bc/koopman/1940-1950/c46-fr.html. Sekundärliteratur Hülsenbeck, Richard. André Malraux : Eroberer. In : Die literarische Welt ; Jg. 5, Nr. 16 (19.4.1929). Die Übersetzung ins Deutsche des Buches von André Malraux Les conquérants = Die Eroberer [ID D13268] findet neben Anerkennung auch Kritik. Richard Huelsenbeck ist in keiner Weise mit dem Standpunkt des Buches zu China einverstanden. In seiner Rezension beanstandet er, dass Malraux China nicht bloss nicht verstanden hat, sondern seine sämtlichen europäischen Vorurteile an das Land und die Menschen herangetragen hat. Er schreibt : China hat es nicht nötig, sich von ausländischen Journalisten und Politikern helfen zu lassen, um so weniger, als diese das chinesische Problem fast immer missverstehen und mit weniger Ausnahmen nicht für China, sondern für sich erarbeiten. Diese Ausländer drängen sich in die chinesischen Verhältnisse… Sie arbeiten für sich, und somit gegen das chinesische Volk, das sie nicht nötig hat. Ich möchte als Kenner der Verhältnisse einmal energisch darauf hinweisen, dass die chinesische Republik nur eine chinesische sein kann. Ihre Motive und Absichten sind durch Himmel und Erde von den Zielen der hilfsbereiten Europäer entfernt. Geschäfte sind da nicht zu machen. Menschheitskämpfer im europäischen Sinne sind unerwünscht und müssen in China früher oder später lächerliche Figuren werden. Watanabe Hiroshi : Les conquérants consistent en trois parties : 'Les approches', 'Puissances' et 'L'homme'. Les personnages sont tous des symboles. Le héros Garine occupe une positition particulière parmi eux. On n'exagère rien en disant que Les conquérants sont une histoire de Garine raconté par le narrateur 'Je'. Il est entouré de dix hommes divers : Rebecci, Meunier, Gérard, Gallen, Myroff, Nicolaiev, Borodine, Hong, Klein et Tcheng Dai. Il est naturel que la nationalité, le tempérament et le rôle des dix personnes sont très variés, car la scène du roman est en Chine et par surcroît, son cadre la Révolution. Le héros Garine est un homme d'action s'exposant à la mort, sans demander aucune récompense. Tcheng Dai nommé un « Gandhi chinois ». Malraux dépense cinq pages and le text pour décrire un remarquable portrait de Tchen Dai. Premièrement, il voulait dépeindre une idée révolutionnaire oriental à travers cette personne asiatique. Deuxièmement, il formait le dessin de faire ressortir l'image vivante de Garine en confrontant avec Tchen Dai. Garine et Tchen Dai sont tout deux atteints de la même maladie : la « conscience individuell » à des degrès différents. Malgré cette ressemblance, pour Garine, Tcheng Dai est un obstacle, le seul adversaire et le plus fort. Jean Carduner écrit : « La révolution, pour Tcheng Dai, c'est l'occasion de prêcher un certain nombre de valeurs morales qu'il excelle à pratiquer, ce qui lui fournit l'occasion de manifester avec éclat sa propre supériorité. La Révolution pour Garine, c'est une activité de fuite, c'est un paravent factice destiné à lui cacher pour un temps l'absurdité de la vie ; c'est aussi un outil qui lui permet de conquérir cette puissance sans laquelle il n'est pas. » A la fin du livre, la maladie de Garine s'aggrave de jour en jour et il est obligé de finir par quitter Canton. Cela signifie sa mort. Ainsi, ce héros est un homme d'action, mais d'un autre point de vue, il est un confrontation avec l'absurdité. Malraux est réputé comme écrivain qui dépeint le portrait du personnage en entrant dans le détail : les traits physiques à chaque personnage, les attitudes, le ton de la voix et le travers de prononciation. Nous n'extrayons pas ces exemples, mais cette technique sert beaucoup à comprendre un changement de coeur d'une personne, c'est-à-dire, Malraux décrit le portrait non plus pour suggérer le relief, la densité extérieure du personnage, mais sa psychologie. Walter G. Langlois : Les conquérants, a novel centering on the strike and the ideological values that it embodies. This book makes it clear that Malraux saw a number of very positive elements, not so much in Asia's culture and philosophy, but rather in the 'group action' by which profound social, political and even ethical changes were being brought to the ancient continent. In a sense, Les conquérants is his first truly affirmative work because it suggests that he had found a way to bring meaning back into the life and world of modern Western man, on what one might call an ethical level. As he wrote in a letter to a friend at the time, the characters of his literary creation grew out of his deeply felt 'need to translate, throught fictional creations, a certain order of ethical values'. It was this demension of the novel – and of Malraux's concern in general – that becomes most noteworthy upon careful re-reading of the text. Although the story of Les conquérants centers on a revolution in China, on a broader level it was clearly an effort to formulate the terms of the anguished reality in which all modern men were strugging, and to suggest the direction in which solace might be discovered. Hasty critics immediately denounced the book as blatantly pro-Communist propaganda, but Malraux was actually in opposition to Marxist theory on a number of basic points. However, like the Marxists, he was strongly opposed to everything that the bourgeoisie represented, and he believed that only a collective action would bring about the needed changes. Since the bourgeois would was based on 'order', in the two meaning of stability and hierarchy, it is not surprising that Malraux put great emphasis on something he called metamorphosis. Garine, the central figure, did not blieve in metamorphosis except as it was linked to those for whom he was fighting. As a revolutionary, he was seeking to obtain as much as possible for his comrades in arms, the suffering masses of China. As a hero, he was 'postive' and non-individidualist because he engaged his life for the other men, utterly apart from any consideration of personal gain. As a man, he defined himself not as an isolated Nietzschean will-to-power, but rather as an integral part of a collectivity in action. Evidently for Garine – as for Malraux – the commitment to revolution stemmed from a deeply felt human obligation, rather than from the shallow personal motivation of a Romantic adventurer. Garine was not working towards an absolute end ; he was involved in a living, changing reality. In the midst of action he was little concerned with colaborating the political structure of some future ideal state. True, he was engaged in a general direction, and his individual decisions were made as a function of that direction, but again it was 'human' and not ideological. Convinced that the highest values were all collective ones, he wanted to destroy individuality on their behalf. To do so, he allied himself with Borodine and the Communists, but this certainly did not mean that he was a Communist, or even that he felt that Communism was necessarily the best political credo. It was simply better than the bourgeois system which it attacked : better potentially, because it promised dignity and social justice for the mass of mankind ; better actually, because by predicating social change as a positive value it afforded the possibility of doing something about the whole situation. Malraux passe brusquement du surréel au réel avec Les Conquérants, le premier roman français important à se donner pour sujet une lutte révolutionnaire au XXe siècle. Ouvrage métaphysique, le livre tire sa substance romanesque d'un épisode de la révolution chinoise: l'insurrection ouvrière qui secoue Canton en 1925. A travers le personnage de Garine, un conquistador dans l'absolu, ce roman reportage annonce une structure multilinéaire, stratifiée, découpée en séquences autonomes, ponctuée de phrases collage, de blancs, de retraits, etc. — et se révèle tel que le voulait son auteur: „une accusation de la condition humaine". En effet, conçu comme „un type de héros en qui s'unissent la culture, la lucidité et l'aptitude à l'action", Garine entend se forger, à travers une action héroïque, une vie comme „fatalité personnelle", et cela contre le monde où il ne compte pas, d'où la "vraie vie" est absente: „Pas de force, même pas de vraie vie sans la certitude, sans la hantise de la vanité du monde...". L'insignifiance du monde fonde ainsi la signification de la vie : „si le monde n'est pas absurde, c'est toute sa vie qui se disperse en gestes vains...", fait remarquer le narrateur témoin. forum.portal.edu.ro/index.php?act=Attach&type=post&id=1173485. Alain Meyer : Les conquérants représentaient, dans leur facture, la perfection du roman d'aventures. Les éléments traditionnels de la construction romanesque y sont portés à leur plus extrême rigueur. Tout y est « fonctionnel » parce que tout concourt à tracer une ligne romanesque simple : une seule histoire est racontée d'un seul point de vue autour d'un seul personnage central et suivant un seul mode de conduite du récit. Les digressions sont systématiquement éliminées. Le narrateur, au même titre que ses personnages, recherche, avant tout, l'efficacité. Liu Chengfu : Dans Les conquérants, ce que Malraux a décrit, c'est la fameuse grève qi a éclaté à Guangzhou dans les années vingt. Ce mouvement est en effet la première confrontation de grande envergure entre la force révolutionnaire et la puissance réactionnaire en Chine. Malraux nous a remarquablement montré tout le processus de ce mouvement : éclatement de la grève, boycottages des marchandises anglaises, sabotage des machines par les ouvriers, rôle de la troisième Internationale et des communistes dans le gouvernement de Guangzhou, difficultés rencontrées dans la révolte, empêchement de la force droite du Parti National, répression sanglante par Tchen Jiongming sous le soutien puissant des impérialistes occidentaux. Sun, Weihong. La Chine chez Malraux : de 'La tentation de l'Occident' aux 'Antimémoires'. Les Conquérants ont pour cadre la grève qui a eu lieu à Canton en 1925, La Condition humaine décrit l'insurrection communiste à Shanghai en 1927, ainsi que la scession du parti communiste et du Kuomintang. Tous sont de grands événements révolutionnaires dans l'histoire de la Chine. Mais pour un lecteur chinois, l'impression la plus forte laissée par la lecture de ces deux romans, est qu'on n'y ressent vraiment pas une atmosphère chinoise. Non qu'il y manque des détails authentiques : en tant qu'auteur n'ayant jamais vraiment vécu en Chine, Malraux a sans nul doute fourni de grands efforts à cet égard. Il est en réalité bien documenté sur ces événements, et certaines descriptions sont aussi leçon d'exactitude à l'évrivain, mais à montrer le caractère littéraire de Malraux. |
|
5 | 1931 | Andre Malraux und Clara Malraux reisen auf der "La Fayette" nach China und treffen Jean Cremet. Sie verhelfen ihm zur Rückkehr nach Frankreich und verhelfen ihm zu einer neuen Identität. Sie reisen nach Guangzhou, Shanghai und Beijing. |
|
6 | 1933.1 |
Malraux, André. La condition humaine [ID D13269]. (1) Note historique Shanghai doit à sa position exceptionnelle au débouché d'une voie d'eau qui draine les régions les plus riches et les plus peuplées de la Chine d'avoir attiré les intérêts économiques étrangers. Les autorités chinoises ont renoncé à leur souveraineté sur certains quartiers de la ville placés directement sous administration française ou, pour ce qui est de la concession internationale, sous l'autorité de la Grande-Bretagne et des États-Unis. En 1927, la population étrangère de la ville s'élève à environ quarante mille personnes. Shanghai, ville en plein essor économique, est dans les années vingt non seulement une métropole cosmopolite, mais aussi le bastion de la nouvelle bourgeoisie d'affaires chinoise, de l'intelligentsia occidentalisée et du prolétariat industriel (environ cinq cent mille personnes). Aussi la ville devient-elle le lieu d'une intense fermentation politique. Quelles sont les forces en présence ? 1) Le Kuomintang, parti démocrate et nationaliste fondé par Sun-Yat-Sen, est soutenu par la bourgeoisie financière et commerciale qui veut reprendre aux étrangers leurs privilèges économiques. Pour arracher le pouvoir à la dictature militaire qui tient le gouvernement central de Pékin, Sun obtient l'appui de certains généraux du Sud et peut constituer un gouvernement dans le Sud de la Chine à Canton. 2) L'embryon d'un parti communiste composé surtout d'étudiants naît à Shanghai en juillet 1921. Ce parti adhère en juillet 1922 au Komintern, l'Internationale communiste dont le siège est à Moscou. L'Internationale décide de faire collaborer le PC avec le Kuomintang pour le faire évoluer de plus en plus vers la révolution. L'URSS accorde son aide aux nationalistes chinois. Des conseillers soviétiques, tel Borodine cité dans les Conquérants, s'attachent à réorganiser le Kuomintang aussi bien que le Parti communiste selon les principes de la hiérarchie et de la discipline. Le jeune colonel nationaliste Chang-Kaï-Shek, bras droit de Sun-Yat-Sen, après un stage à Moscou, prend le commandement de l'académie militaire de Whampoa, Entre nationalistes du Kuomintang et communistes, la collaboration ne pouvait être durable et les conflits allaient se multiplier. Après une offensive du gouvernement de Canton contre les « seigneurs de la guerre » - c'est-à-dire les généraux qui assuraient le pouvoir absolu dans leurs provinces qu'ils confondaient souvent avec leur propriété personnelle — le Kuomintang exerce une autorité sur toute la Chine au sud du fleuve Yang-Tsé. C'est alors que les divergences se creusent entre les alliés. L'aile gauche du Kuomintang et les communistes décident de transférer le gouvernement de droit à Han-Kéou, la ville la plus industrialisée de Chine, sur les bords du Yang-Tsé — c'est là que se déroule la troisième partie du roman de Malraux — contre le désir du généralissime Chang-Kaï-Shek qui dispose de la puissance militaire. Ce dernier multiplie les déclarations apaisantes à propos des intérêts étrangers et se gagne l'appui de la bourgeoisie modérée effrayée par les premières mesures révolutionnaires du gouvernement de Han-Kéou. C'est alors que Shanghai devient l'enjeu du conflit. Contrôlée encore au début de 1927 par un général nordiste, la ville est le théâtre, le 19 février, d'une grève générale et d'une insurrection armée que Chang-Kaï-Shek, resté l'arme au pied à moins de cent kilomètres, laisse en proie à une féroce répression. L'aile gauche du Kuomintang relève le 10 mars Chang-Kaï-Shek de ses fonctions, mais la décision reste lettre morte. Le 21 mars - c'est à cette date que commence le récit de Malraux — une nouvelle grève insurrectionnelle cette fois réussit dans les faubourgs ouvriers de la ville, tandis que les concessions étrangères ne sont à aucun moment attaquées. Les troupes nordistes, après avoir résisté, se retirent le 22 en fin d'après-midi. Dans les jours qui suivent, se crée une commission municipale provisoire où les communistes détiennent cinq sièges sur dix-neuf. Mais, lors de son installation le 29 mars, la majorité non communiste se dérobe et, dans une nouvelle commission, l'aile droite du Kuomintang détient le pouvoir sans partage. Chang-Kaï-Shek, arrivé à Shanghai le 26 mars, est bien accueilli par les milieux d'affaires tant chinois qu'étrangers qui lui accordent une aide financière importante. Il proclame encore son allégeance au gouvernement de Han-Kéou, mais il demande aux trois mille hommes des milices ouvrières de rendre leurs armes et il prépare secrètement un coup de force. Le gouvernement de Han-Kéou et, en son sein, les communistes, s'en tiennent à la ligne de l'Internationale telle que Staline la réaffirme encore le 5 avril à Moscou. Les représentants du Komintern à Shanghai ont, pour leur part, conscience du revirement que Chang-Kaï-Shek prépare, et le 31 mars, ils lancent les consignes suivantes : « Soulever les masses contre le revirement qui se prépare et mener une campagne contre la droite. Il ne faut pas, compte tenu de l'évolution défavorable du rapport des forces, déclencher la lutte ouverte en ce moment. Les armes ne doivent être rendues qu'à la toute dernière extrémité et doivent être dissimulées. » Chang-Kaï-Shek, avec des civils armés appuyés par des unités nationalistes et par la police, prend les communistes de vitesse en attaquant le 12 avril et en désarmant les milices ouvrières. Il y a environ trois cents morts dans les rangs ouvriers. Peu de dirigeants communistes de Shanghai échappent à l'arrestation et à l'exécution. Chou-En-Laï figure parmi les rares rescapés. Le 13, l'armée ouvre le feu sur une marche de protestation : cent morts et plusieurs centaines de blessés. La grève générale s'épuise et s'achève le 15 avril. Ainsi le parti communiste chinois subit, dans le plus grand centre ouvrier de la Chine, une défaite complète. Elle préludera à l'élimination progressive, jusqu'au début de juillet 1927, du gouvernement de Han-Kéou, au départ des conseillers soviétiques et à la fuite des dirigeants du PC chinois, parmi lesquels Mao Tsé-toung. Malraux, André. La condition humaine [ID D13269]. Zusammenfassung « 21 mars 1927. Minuit et demi. Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ? Frapperait-il au travers ? L'angoisse lui tordait l'estomac ; il connaissait sa propre fermeté, mais n'était capable en cet instant que d'y songer avec hébétude, fasciné par ce tas de mousseline blanche qui tombait du plafond sur un corps moins visible qu'une ombre, et d'où sortait seulement ce pied à demi incliné par le sommeil, vivant quand même - de la chair d'homme. La seule lumière venait du building voisin : un grand rectangle d'électricité pâle, coupé par les barreaux de la fenêtre dont l'un rayait le lit juste au-dessous du pied comme pour en accentuer le volume et la vie. Quatre ou cinq klaxons grincèrent à la fois. Découvert ? Combattre, combattre des ennemis qui se défendent, des ennemis éveillés ! » Première partie (21 mars) La préparation de l’insurrection. Tchen poignarde un trafiquant d'armes et parvient ainsi à s'emparer de ses papiers qui permettront à Kyo et à Katow, ses compagnons, de s'emparer de la cargaison d'armes d’un bateau ancré dans le port. Pour réussir cette opération, les deux révolutionnaires vont bénéficier de la complicité du baron de Clappique. Les armes sont ensuite distribuées à l'ensemble des combattants clandestins cachés à travers la ville. Kyo mène l'inspection de combattants clandestins. Il s'aperçoit en écoutant un message enregistré , que sa propre voix lui parait étrangère. Cette première partie permet également de présenter les principaux protagonistes : Kyo et sa compagne May, Tchen et son maître à penser Gisors, qui est aussi le père de Kyo. Après son meurtre, Tchen vient se confier à Gisors : il se sent séparé du monde des hommes et avoue sa fascination pour « le sang ». Gisors est partagé entre la compréhension inquiète de ses « deux fils » et la fuite dans l'opium qui lui permet de se réconcilier avec lui même. Deuxième partie (22 mars) C'est le jour de l’insurrection. Les troupes du général Tchang Kaï-chek sont sur le point d'entrer à Shanghai. Ferral, le président de la chambre de commerce française, étudie avec les autorités locales chinoises les chances de succès de l'insurrection. Finalement il persuade les milieux d'affaires de soutenir Tchang Kaï-chek. Ferral va rejoindre ensuite Valérie, sa maîtresse. Celle-ci subit douloureusement la relation érotique humiliante qu'il lui impose. Les combats sont très violents. L'insurrection est victorieuse, mais Tchang Kaï-chek s'oppose aux révolutionnaires et préfère pactiser avec les forces modérées : il exige des insurgés qu'ils rendent les armes. Les insurgés s'inquiètent de l'attitude attentiste du Kouo-Min-Tang. Kyo décide d'en savoir plus et s'en va demander des explications à Han-k'eou. Troisième partie (29 mars) Kyo s'est rendu à Han-k'eou, où se trouve la délégation de l'Internationale communiste dont le délégué est Vologuine. Il souhaite demander au Kominterm l'autorisation de résister au général et de garder les armes. Il prend conscience que les communistes sont beaucoup moins forts que ce que l'on espérait à Shanghai. Vologuine lui indique que la tactique de Moscou est, pour le moment, de laisser faire. Tchen vient lui aussi à Han-k'eou et rencontre Kyo. Tchen ne voit comme seule solution que l'assassinat de Tchang Kaï-chek dont il est prêt à se charger. L'Internationale communiste désapprouve cette démarche mais les laisse partir. Kyo et Tchen rentrent séparément à Shanghai. Quatrième partie (11 avril) A Shanghai la répression bat son plein. Impliqué dans l'affaire de la cargaison d'armes, Clappique est averti par le chef de la police. Il lui conseille de quitter la ville. Clappique essaye de prévenir Kyo que la police a décidé de l'arrêter. Clappique se rend chez Kyo, mais celui-ci étant absent, il demande à Gisors de l'informer et lui donne rendez-vous dans un bar de la ville. Tchen, avec deux complices organise sans succès un premier attentat contre Tchang Kaï-chek. Il se cache ensuite chez son compagnon Hemmelrich et décide que la prochaine fois, il tentera sa chance, seul. Ferral prend conscience que la décision de Tchang Kaï-chek d'écraser l'insurrection peut servir ses propres intérêts. Il se rend, radieux à un rendez vous avec Valérie. Mais les deux amants se disputent et Valérie le ridiculise. Ferral vient alors chercher du réconfort auprès de Gisors. Il prend conscience de sa solitude et de la vacuité de ses rêves de puissance, mais n'y renonce pas pour autant. Kyo se rend au rendez-vous de Clappique. May, sa compagne, souhaite l'accompagner. Tchen décide de se jeter avec sa bombe sur la voiture de Tchang Kaï-chek . Geste vain car le général n’est pas dans sa voiture. Cinquième partie Clappique n'est pas à l'heure au rendez-vous. Kyo et May se font arrêtés. Kyo est jeté en prison. Apprenant qu'un nouvel attentat a été organisé contre Tchang Kaï-chek, Hemmelrich se rend à la permanence communiste pour avoir des nouvelles de Tchen. Lorsqu'il rentre chez lui, il découvre que sa femme et son enfant ont été assassinés dans des conditions horribles. Il décide alors de participer avec Katow à un ultime combat contre Tchang Kaï-chek. Il parvient à s'enfuir de justesse. Gisors obtient de Clappique qu'il intercède auprès du chef de police, auquel il a un jour sauvé la vie, pour obtenir la libération de Kyo. Cette démarche ne fait qu'aggraver la situation de Kyo. Sixième partie Kyo est jeté dans une prison répugnante. Il comparait devant König, le chef de police qui a refusé sa libération. Ce dernier veut absolument faire perdre à Kyo sa dignité : où il trahit les siens, où il sera livré à la torture. Kyo refuse de collaborer et rejoint sous le préau, ses camarades communistes qui attendent d'être brûlés vifs dans la chaudière d'une locomotive. Kyo retrouve Katow. Kyo évite le supplice en se suicidant avec le cyanure qu’il dissimulait sur lui. Katow, lui, donne son cyanure à deux jeunes chinois complètement terrorisés par le sort qui les attend et marche, plein de dignité, vers le supplice. Clappique parvient à se déguiser en marin et à s'embarquer sur un bateau en partance pour la France. Septième partie A Paris, Ferral a une réunion au Ministère des Finances mais ne parvient pas à sauver le consortium qu'il dirigeait en Chine. A Kobé, au Japon, chez le peintre Kama, May vient retrouver Gisors. Gisors cherche la paix dans l'opium et dans la méditation. May, elle, malgré sa solitude et son désarroi, souhaite reprendre le combat révolutionnaire. 1954 Gide, André. Journal. (Paris : Gallimard, 1954). (Bibliothèque de la Pléiade). Er schreibt über La condition humaine : « Ce livre qui, en revue, m'apparaissait touffu à l'excès, rebutant à force de richesses et presque incompréhensible à force de complexité... me semble, à le relire d'un trait, parfaitement clair, ordonné dans la confusion » University of St Andrews : http://www.st-andrews.ac.uk/~gpb/malraux.html. La Condition humaine : schéma. Le roman raconte des événements en Chine en mars-avril 1927. Quelques repères historiques : C'est en 1911 que Sun Yat-Sen fonde la République de Chine. Mais les clans déchirent ce vaste pays. Le nord et le centre de la Chine sont sous la férule des seigneurs de guerre --'nordistes'. Le sud est sous le contrôle du Kuomintang, le parti nationaliste 'sudistes'. Le Kuomintang est en alliance avec le PCC, qui, lui, est sous le contrôle strict du Komintern, à Moscou. Aux divisions de ce pays s'ajoute une forte présence occidentale, notamment à Shanghaï, où les concessions internationales entretiennent une vie intense dans des domaines comme la négoce, l'espionnage et le trafic de drogue. Alors, le Kuomintang et le PCC mènent des campagnes populaires contre la domination étrangère et les grands seigneurs. Mais il y a des tensions insupprtables entre les deux formations: Chang Kai-Shek ne veut pas partager le pouvoir, et il s'est allié avec la bourgeoisie d'affaires et les grands propriétaires. Quant aux communistes, ils sont confrontés à une dilemme stratégique: faut-il faire la révolution ici et maintenant, donner la terre aux paysans, organiser des soulèvements d'ouvriers dans les grands centres urbains? Le Komintern, sous la direction de Staline, refuse cette politique de révolution permanente prônée notamment par son rival vaincu, Trotski. Selon le Komintern, il faut attaquer les points faibles du monde capitaliste, surtout les colonies et les pays sous tutelle étrangère, mais il faut d'abord s'allier avec des forces locales en attendant de devenir plus fort qu'elles. En mars 1927, à Shanghaï, les communistes et leurs alliés nationalistes organisent une insurrection contre les nordistes. Quand Chang Kaï-Shek arrive dans la ville, il demande aux milices ouvrières de rendre leurs armes. La direction communiste, à Han-Kéou, fidèle à sa politique d'alliance, accepte. Mais on se rend compte trop tard que Chang prépare une répression sanglante. Les communistes sont massacrés, il y a peu de rescapés. La politique d'alliance a tourné au désastre provisoire. Par la suite, les restes du PCC entameront l'épopée de la 'Longue Marche' à travers le centre de la Chine, qui mènera, en 1949, à la victoire des communistes de Mao-Tsé-Toung, et à l'exil de Chang Kaï-Shek en Taïwan. Dans les deux premières parties de La condition humaine, nous nous trouvons à Shanghaï. Les communistes chinois viennent de réussir une grève et une insurrection contre le Gouvernment nordiste. Mais les militants, dirigés par Kyo Gisors, s'inquiètent de l'approche de leur allié, Chang Kai-Shek, chef du Kuomintang.La question se pose: faut-il lutter contre Chang? Dans la troisième partie, à Han-Kéou, le Comité Central du PC, suivant les ordres du Komintern, y répond par la négative. Mais Chang prépare un coup de force contre les communistes. Dans les parties 4 et 5, les communistes résistent désespérément au Kuomintang. Tchen rate son attentat-suicide contre Chang. La permanence du PC tombe aux nationalistes, et les communistes sont massacrés. Dans la sixième partie, les communistes, faits prisonniers, sont torturés et brûlés à vif dans la chaudrière d'un locomotive; certains d'entre eux se suicident avec la cyanure. La dernière partie évoquent les survivants de cette tragédie. La condition humaine semble donc coller à une réalité historique. Des personnages auraient leurs équivalents dans la vie réelle: Vologuine, délégué du Komintern, serait modelé sur un certain Borodine; Kyo sur le dirigeant communiste chinois Chou-en-Lai. L'inclusion de la date et de l'heure en tête de chaque chapitre nous donnent l'illusion de lire ou de regarder un reportage, une sorte de film documentaire sur les événements de Shanghaï. Alain Meyer démontre l'aspect cinématographique de ce roman. Mais il fait des critiques très justes de la soi-disant vraisemblance de la description des communistes. Qu'est-ce que ces révolutionnaires professionnels qui, à la veille de cette tragédie, habitent à leur adresse habituelle et ne portent pas de nom de guerre? Qui ont de multiples rendez-vous dans des lieux bien connus? Quel parti communiste n'aurait pas d'organisation militaire parallèle, sans parler des cellules et des sections qui servent de relais entre le Parti et les masses? Dans La condition humaine, nous avons affaire à une poignée d'individus, dont la majorité sont européens ou métis. C'est une communauté pathétique, pas même une conspiration. On peut donc critiquer la vraisemblance de ce roman--et n'oublions pas que Malraux connaît peu la Chine: on verrait dans ce roman une transposition de l'Indochine. Mais quel message politique se dégage de ce roman ? Certes, Malraux déclare qu'il n'a jamais été marxiste. Et dans La condition humaine, on ne trouve pas la lutte des classes qui est centrale à la vision marxiste de l'Histoire. Ici, les révolutionnaires sont le plus souvent des intellectuels, parfois des pauvres comme Hemmelrich, mais jamais des prolétaires; ils sont sans insertion sociale, sans place dans la production et dans les rapports de production entre exploiteurs et exploités. Le moteur de l'Histoire n'est pas dans ce roman la lutte des classes, mais l'héroïsme individuel et communautaire face à la domination politique. Cependant, au moment de la parution de La condition humaine, Malraux est proche des communistes. En 1934, à Moscou, Malraux dira à un congrès d'écrivains soviétiques: 'On dira de vous: à travers tous les obstacles, à travers la guerre civile et la famine, pour la première fois, depuis des millénaires, ceux-là ont fait confiance à l'homme.' Pour Malraux, à cette époque, le communisme élargit les possibilités créatrices humaines; grâce au lien à une collectivité, il permet aux hommes d'atteindre des altitudes auxquelles ils ne peuvent pas accéder seuls. La révolution serait donc un des modes de réalisation de valeurs éthiques supérieures. Dans La condition humaine, les révolutionnaires consacrent leur vie et courent le risque de mort pour réaliser leurs valeurs. Dans le contexte de la situation chinoise de 1927, et dans celui de la stratégie du Komintern, ces aspirations sont irréalisables. Nous avons affaire à une tragédie politique. Ils sont impuissants devant la toute-puissance des circonstances. Il faut faire un apprentissage de la révolution, apprendre à tirer parti des circonstances. Alors, beaucoup des personnages de La condition humaine sont tués avant d'avoir achevé cet apprentissage. La victoire de la Révolution est possible--le succès initial de l'insurrection le démontre--mais non pas assurée par quelconque loi de l'Histoire. La pratique révolutionnaire est aléatoire: toute erreur d'appréciation peut mener à la catastrophe. Vologuine et Kyo s'opposent sur leur analyse de la situation: pour le délégué du Komintern, les communistes sont trop minoritaires et mal armés pour faire l'insurrection. Moscou ne tolère pas que le PCC sorte du Kuomintang. Tchen suivra une voie encore différente: un acte solitaire de terrorisme. Malraux ne tranche pas dans ce débat: il présente des problèmes importants: devrait-on se soumettre à la discipline de l'Internationale, au prix du massacre de ceux au nom de qui on lutte? Devrait-on s'appuyer exclusivement sur la nouvelle classe ouvrière, ou s'orienter vers les paysans? Dans les années suivantes, nous verrons effectivement Mao développer une politique baseé sur la lutte paysanne et l'affirmation de la nationalité chinoise. Les retouches du manuscrit de La condition humaine indique une évolution politique chez Malraux. Dans sa première version, Malraux décrit de façon critique les représentants du Komintern: on y voit les affinités trotskistes de l'auteur. Mais dans la version finale, les phrases négatives sont supprimées, et Malraux y ajoute une lettre du militant Peï, qui met en valeur le travail accompli en URSS par le plan quinquennal. Malraux semble se rapprocher de l'orthodoxie staliennne. Cela dit, Malraux conserve des relations amicales avec Trotski et ne se fait pas d'illusions sur la nouvelle direction communiste. Mais Malraux croit que, contrairement à Trotski, homme vaincu, les communistes staliniens possèdent la force qui pourrait barrer la route au fascisme. C'est par pragmatisme que Malraux se rapproche du communisme orthodoxe, et La condition humaine reflète la complexité de cette position. Nous lisons donc un livre écrit par un homme fortement politisé, engagé. Mais son titre, La Condition humaine, indique que nous avons affaire à des préoccupations qui échappent au cadre strict de la politique. Les personnages de ce roman sont hantés par l'humiliation et la solitude. L'humilitation prend plusieurs formes : humiliation des pauvres exploités au nom de qui luttent les révolutionnaires; humiliation plus spécifique: Hemmelrich, communste belge réduit à la misère: 'Je me fais l'effet d'un bec de gaz sur quoi tou ce qu'il y a de libre dans le monde vient pisser' : cette vie atroce qui l'empoisone, il veut la compenser par n'importe quelle violence, par les bombes; le policier König, horriblement torturé par les bolcheviks pendant la Révolution russe, et maintenant résolu à en tuer autant que possible; Kyo, incapable de supporter l'infidélité de sa femme May, et stigmatisé par le fait d'être métis; Ferral, humilié par sa femme Valérie, emporté par des fantasmes de vengeance sadique. Tous les personnages éprouvent la solitude. Le vieux professeur Gisors : 'Les yeux fermés, porté par de grandes ailes immobiles, Gisors contemplait sa solitude.' Son ancien élève, Tchen: 'Malgré le meurtre, il mourrait seul.' Kyo, en écoutant l'enregistrment de sa voix sur un disque constate qu'celui-ci ne transmet pas sa voix intérieure. Quelques minutes avant sa mort, Katow est 'seul, seul entre le corps de son ami mort et ses deux compagnons épouvantés, seul entre ce mur et ce sifflet perdu dans la nuit'. Et Ferral demande à Gisors: 'Pensez-vous qu'on puisse connaître--connaître--un être vivant ?' Mort, souffrance, solitude: comment supporter cette condition humaine ? Comment vivre sa solitude fondamentale, donner un sens à la vie et donc à la mort ? Kyo, d'abord. Dirigeant communiste, révolutionnaire professionnel, il quitte la maison de son père, Gisors, pour consacrer sa vie à la lutte des communistes. Il a choisi l'action, comme d'autres les armes ou la mer, le sens héroïque lui a été donné comme une discipline. Sa vie conjugale mise à part, Kyo n'a pas d'états d'âme. Sa vie a un sens : donner aux hommes leur dignité. Il se bat donc avec les ouvriers contre leur misère. Cette soif de la dignité humaine sera ridiculisée par le policier König, qui l'enverra à sa mort. Mais cette mort ressemble à sa vie de lutte: il meurt avec ses frères, avec l'espoir que ce sacrifice hâtera la venue de la révolution prolétarienne. En revenant à la citation de Pascal, les révolutionnaires se voient tués un à un--mais ces hommes révoltés y attribuent un sens, qui triompherait du sadisme pratiqué par leurs bourreaux. Les autres communistes suivent Kyo sur la voie du sacrifice. Katow est le type du révolutionnaire généreux, bon à tout faire, cosmopolite et polyglotte. La force et la générosité de ce personnage s'illustrent à la fin du roman. Katow voit que deux de ses camarades ne supportent pas l'idée d'être brulés vifs dans la chaudrière du locomotive. Il leur donne donc sa cyanure. Il ne lui en reste rien: Katow accepte d'aller stoïquement à une mort atroce. Un autre communiste, Tchen, se démarque de ses camarades. Orphelin, élevé par un pasteur américain, avant de passer sous l'influence du marxisme grâce au Professeur Gisors. Mais la lutte de Tchen est solitaire: en proie à des pulsions violentes, hanté par des cauchemars, sexuellement frustré, en désaccord fondamental avec la ligne de son 'Surmoi', le Komintern, Tchen va sublimer son désir de tuer en se sacrifiant à une cause plus grande que lui-même. Chez Tchen, 'La destruction seule le mettait d'accord avec lui-même.' En lui nous voyons le kamikaze, que seul l'attentat-suicide peut délivrer de l'angoisse. 'Ce camarade maintenant silencieux rêvassant à ses familières visions d'épouvante avait quelque chose de fou, mais aussi quelque chose de sacré--ce qu'a toujours de sacré la présence de l'inhumain. Peut-être ne tuerait-il Chang que pour se tuer lui-même.' Son ancien professeur et figure paternelle, Gisors, contraste encore avec ces révolutionnaires. C'est un professeur d'histoire de l'art occidental qui s'est consacré à l'enseignement de la philosophie marxiste. Mais, dans La condition humaine, Gisors se détache du marxisme, et du grand récit de l'Histoire que cette philosophie raconte. Gisors est surtout opiomane et esthète. L'opium disperse son angoissse, comme le vent disperse les nuages. L'opium se nourrit de souvenirs et d'images choisies. Quant à l'art oriental, selon le peintre Kama, il délivre l'homme parce qu'il traduit l'accord du peintre avec le monde. L'Oriental accepte l'Univers, et trouve avec plus oumoins de facilité le chemin des choses et des êtres. Il ne connaît pas de destin tragique. L'artiste oriental est humble devant la nature. Gisors adopte donc une position détachée, contemplative, ce qui exaspère Kyo et Tchen. Gisors, Français, semble plus oriental que ses élèves: soumis au parti, en révolte contre le monde et eux-mêmes, ceux-ci se lancent dans le suicide collectif qu'est l'Histoire. Face à Gisors et aux communistes se trouve un autre homme d'action, Ferral. Président du Consortium franco-asiatique, Ferral veut s'imposer dans tous les domaines, en affaires et en politique, en amour et dans les relations humaines. Il déclare: 'Tout homme rêve d'être fieu.' L'intelligence, c'est 'la possession des moyens de contraindre les choses et les hommes.'Ainsi, Ferral s'entraîne à se dominer en gardant un boîte de cigarettes sur son bureau et en résistant à l'envie de fumer pour affirmer la force de son caractère. Dans l'amour, on trouve également cette volonté de conquête: ridiculisé par Valérie, Ferral rêve de vengeance atroce: viol, supplices, flagellations. Henri Dumazeau voit en Ferral un symbole de la volonté de puissance qui caractérise l'homme d'Occident: chez Ferral se rencontrent Machiavel, Don Juan, Faust et Prométhée. N'oublions pas la figure comique du baron Clappique. Tandis que Kyo, Ferral et autres cherchent à s'affirmer, Clappique veut se fuir par le mensonge. Mythomane, le baron invente des identités et des histoires par lesquelles il s'affranchit de sa condition d'homme. Le jeu fait partie de cette fuite dans le mensonge. Selon Pascal, le jeu est un des divertissements qui empêchent l'homme de penser à sa misère. Dans un passage clé du roman, Clappique se trouve au Black Cat. Il a rendez-vous avec Kyo et May: il doit les avertir du coup de force que Chang prépare. Mais Clappique est accaparé, fasciné par le jeu. En jouant, il semble dominer la vie. Mais si la boule de roulette lui donne illusion de gagner, il y a des pertes aussi: non seulement d'argent, mais aussi de la vie de Kyo et de ses camarades. Ici, Malraux fait une critique éthique du divertissment du jeu. On ne saurait donc réduire La condition humaine à un roman politique. Ses ambitions intellectuelles sont plus grandes. Bien entendu, ce texte est toujours situabledans l'histoire des idées. Le roman de Malraux anticipe le courant existentialiste des années 30-40: l'individu se trouve en situation, face à la mort, à l'absurdité de l'univers, et aux autres. Angoissé, l'homme doit choisir ses actes: donner un sens à la vie, relever ses responsabilités envers les autres, ou fuir sa liberté dans l'illusion, la soumission, l'oppression d'autrui... On trouve tout ce drame de l'existence dans La condition humaine. Existentialiste avant la lettre? Peut-être, bien que Malraux ne se soit pas associé à ce courant multiforme. Mystique aussi, sans exprimer de croyance en Dieu ou en une religion. La plupart des événements ont lieu entre six heures du soir et du matin. Si 'tout n'est pas noir'--la nuit, c'est l'amour et l'hédonisme, aussi bien que l'angoisse et la mort--la tragédie du récit fait que l'ombre domine. En revanche, le jour est plus propice aux événements épiques et positifs: manifestations des ouvriers, combats victorieux des révolutionnaires... L'Univers est dans la nuit, mais une image revient avec constance dans La condition humaine, celle de la trouée: trouée de la lumière des étoiles et de la lune dans la nuit, trouée du ciel dans les nuages. A travers cette éclaircie se matérialise un 'ailleurs'. Une énigmatique présence surplombe à une distance infinie l'agitation des hommes, ce rayonnement émanant d'une source que l'agnostique Malraux ne peut nommer. Ce rayonnement est plus mystérieux que la 'lueur de l'Est' qui inspire les communistes, ce nouveau monde en gestation que symbolise l'enfant de May. Avec ces 'trouées du sacré', on passe de la politique à la métaphysique. Des décennies plus tard, Malraux écrira, dans Le Surnaturel : 'Autre chose existe, qui n'est pas apparence et ne s'appelle pas toujours Dieu.' |
|
7 | 1933 | André Malraux erhält den Prix Goncourt für La condition humaine. |
|
8 | 1933.2 |
Malraux, André. La condition humaine [ID D13269]. (2) Sekundärliteratur 1991 Alain Meyer : Le texte de La condition humaine s'inscrit dans un triple contexte : crise générale des valeurs au tournant des années vingt et des années trente quand à l'Absolu se substitue l'intensité ; crise de l'art romanesque qui, après s'être donné la griserie souvent heureuse du jeu, de l'aventure et de l'exaltation de l'individu, va vers le sérieux, le témoignage, l'insertion dramatique et tendue dans une époque à travers des romans d'apprentissage politique à sujet collectif ; mutation de Malraux lui-même qui élargit le territoire de sa fiction, multiplie les personnages et l'entrecroisement de leurs points de vue, parle peu à peu à la troisième personne et passe de ce « livre d'adolescent » que fu, selon lui, Les conquérants à un roman juvénile. Quant à Shanghai, Malraux ne découvrira le cadre de La condition humaine qu'en septembre 1931. Ce bref séjour de quelques jours n'est qu'une étape d'un tour du monde de sept mois. Il prendra de Shanghai un rapide aperçu, écrivant quelques rares notes ; ses pas ne semblent guère s'écarter des concessions européennes et de cette avenue des Deux-Républiques qui est le seul nom de lieu shanghaien prudemment cité dans La condition humaine. Bref, sa connaissance de la Chine est, à l'époque, extrêmement ténue et son expérience de ce pays se limite à quelques sensations de voyage d'un « homme pressé ». Les Chinois de Malraux ne sont pas plus chinois que ne sont romains les Romains de Corneille ; la révolution chinoise de Malraux est élevée à la tragédie comme la Révolution française l'est à la grandeur épique de Hugo. La Chine a été choisie comme « théâtre des opérations » parce que c'est, à la fin des années vingt, l'un des pays où se manifestent avec le plus d'intensité l'effervescence et le trouble de la planète, et c'est en même temps un lieu abstrait. Malraux qui refuse, à l'époque, toute réponse religieuse à ses questions, laisse, sans probablement en avoir conscience, une fenêtre ouverte sur une transcendance, c'est-à-dire sur une réalité supérieure irréductible à l'expérience et absolue. Gisors, à travers l'opium, ne cherche pas seulement à fuir l'angloisse, il prend de lui-même une conscience qui ne doit rien aux sens. Il se fond avec les objets et les lieux qui l'entourent et qui cessent d'être distincts de lui « au fond d'un monde plus vrai que l'autre parce que plus constant, plus semblable à lui-même formes, souvenirs, idées, tout plongeait lentement vers un univers délibré ». L'histoire des interprétations du roman est inséparable de l'histoire des époques où ces interprétations ont été proposées. L'ombre portée des années trente jusqu'à nos jours recouvre largement cette oeuvre. Cette histoire est indissociable aussi de l'évolution de Malraux lui-même. Gisors et Clappique ont ceci de commun qu'ils ont abaissé les digues élevées avec tant de constance par l'Occident entre le conscient et l'inconscient, entre le songe et la veille. En cinq boulettes d'opium, la dose à laquelle il se tient depuis des années, Gisors ne cherche pas une fuite, mais une délivrance. Tout l'effort obstiné de sa civilisation tendait à la destruction, à la séparation. Les personnages sont ainsi dispersés plus que confrontés. Comment construire un roman à partir de personnages solitaires, murés dans leur nihilisme comme Tchen, leur volonté de puissance et leur érotisme comme Ferral, leur mythomanie comme Clappique, leurs songes comme Gisors, leur humilation comme Hemmelrich ou König ? Malraux a réussi à unifier une oeuvre qui, de prime abord, menaçait de s'éparpiller. Entre les scènes ou les séquences de son roman, il a tissé des liens multiples et nous avons vu toute l'attention qu'il portait aux procédé de liaison. Mais surtout dex avancées dans sa technique romanesque témoignent d'une maturité artistique conquise : l'emploi des temps et le passage au récit à la troisième personne. Malraux relate aussi des événements qui, dans leur perpétuel surgissement, ne laissent aux personnages comme au lecteur presque aucun répit. Pour ce faire, il emploie désormais ces temps par excellence de la distance et du recul que sont l'imparfait et le passé simple. C'est un paradoxe apparent : ils supposent l'évolution d'un passé classé, révolu, alors que tout le propos de Malraux consite à nous plonger et à nous entraîner dans un mouvement qui se déroule, inéluctable. Malraux affirme encore avoir assisté à la répression à Shanghai en 1927. Mais il se fabrique moins systématiquement une biographie fictive. La mythomanie qui est en lui, il la projette maintenant sur Clappique, comme pour la tenir à distance, à un moment où, pour sa part, il est plus impliqué dans la vie de la cité et se sent plus de prise sur les événements. Ce qui l'amène à passer de la mythomanie à l'élaboration d'un mythe qui lui serait personnel et qui intégrerait à la fois son expérience propre et sa création. Les révolutionnaires de La condition humaine consacrent leur vie et courent le risque de mort pour réaliser des valeurs absolues. Dans le contexte de la situation chinoise de 1927, dans celui, plus largement, de la stratégie d'ensemble de l'Internationale Communiste élaborée à Moscou et imposée par l'URSS, leurs aspirations malheureusement se révèlent irréalisables. Ils ne peuvent y renoncer et se rendent bien compte de leur échec. Telle est leur tragédie. Ce n'est qu'un des éléments, du tragique, mais c'est celui qui accable et écrase Kyo et ses compagnons. Aspirations à des valeurs absolues qui ne peuvent prendre forme dans une réalité historique donnée et souffrance indépassable de cette impossibilité, c'est ainsi que, dans ses écrits de jeunesse. Les relations entre les hommes sont insatisfaisantes, fondées sur le malentendu, l'oppression, la violence, parce que les circonstances ne sont pas mûres, parce qu'elles ne permettent pas de dépasser cette situation. Les conditions, de leur côté, sont défavorables, parce que les rapports sociaux sont gelés. Pour sortir de ce cercle, pour que l'Homme réalisé, il faut à la fois une appréciation lucide des rapports de forces et l'énergie d'en tirer parti. Le grand art en politique est de savoir tirer parti des circonstances. Il faut faire l'apprentissage de la révolution comme l'apprentissage de la vie. Lorsque Kyo refuse l'idée de participer aux côtés de l'armée à une répression contre les paysans qui prennent leurs terres, Possoz, pour sa part, se contente d'affirmer qu'il tirerait en l'air et qu'il aime mieux que cela n'arrive pas. Déja dans leur débat, se préfigure la divergence fondamentale qui opposera plus tard le parti communist chinois de Mao Zedong au parti soviétique : celle qui porte sur le rôle des masses paysannes. Dans l'épilogue du roman, l'espoir d'une transformation de la condition humaine allait de pair avec la constatation tragique que rien ne vaut une vie que toute mort est insoutenable et injustifiable. Les deux affirmations se répondaient et s'enchevêtraient. Ce qui caractérise Ferral, c'est qu'il considère l'Extrême-Orient non seulement comme un empire à conquérir, mais encore comme un terrain vague à aménager. De même les habitants de la Chine, qu'ils soient du reste européens aussi bien qu'asiatiques, représentent pour lui une matière première à pétrir et à recréer. Presque tous les événements importants à Shanghai, du meurtre commis par Tchen à la mort de Kyo et de Katow, en passant par les préparatifs de l'insurrection, le grand échange d'idées entre Gisors et Ferral, l'attentat manqué contre Chang-kaï-Shek et la mort de Tchen, le jeu de Clappique à la roulette, la dernière marche commune de Kyo et de May le long des rues désertes, l'attestation de Kyo, l'attente, le lendemain, du supplice par les militants voués au massacre, se situent entre six heures du soir et six heures du matin. Il sagit des faits les plus intenses, les plus dramatiques et les plus tragiques. La nuit est le lieu de la solitude, de l'échec et de la mort. En revanche, le jour est plus propice aux événements épiques et positifs. Le pessimisme de l'oeuvre - l'accent mis sur la séparation, la solitude, la souffrance – est loin aussi de l'optimisme marxiste, dans la mesure où celui-ci prolonge l'esprit de la Renaissance et celui des Lumières. Malraux voit dans la Révolution une remise en question du monde plutôt que son accomplissement. En fait, « la résistance au communisme dans Malraux, c'est un fond de religiosité ». Il se pose avec intensité le problème du Mal. Les personnages sont confrontés à des situations limites, c'est-à-dire des situations que chaque homme rencontre un jour ou l'autre sans pouvoir les éluder – la solitude, la souffrance et la mort. En 1932, un an avant sa publication, il presentait déjà comment il allait y parvenir : « Mes voeux sont de pousser très loin le tragique. La sérénité deviendra alors plus poignante que la tragédie elle-même ». 1999 Michel Dye : When he was awarded the Prix Goncourt for La condition humaine in 1933, Malraux said that he had written it « pour soutenir la lutte des communistes chinois [qui avaient] toute sa sympathie ». Malraux had absorbed Oriental culture due to his many trips to the Far East, and he does indeed use this work to make an indictment of the bourgeois society which had humiliated him in Indochina. La Condition humaine clearly indicates the author's convictions. It also presents Oriental culture, which he must have got to know better thanks to the world trip he made in 1931 as a representative of the Gallimard publishing house. It was during this trip that he discovered China, especially Shanghai, and Japan, where the story is set. In La Condition humaine, Malraux focuses on an episode of the Chinese revolution, the 1927 uprising in Shanghai which was organized by the communists and repressed by the nationalist General Tchang-Kai-Shek. He called his book a report, but it is in fact largely a work of fiction. Newspaper cuttings, and pieces of information taken from his friend Georges Manue, a reporter who had covered the communist militant uprising in China, form the basis of a storyline which goes far beyond the scope of a chronicle. Malraux's objectives in La Condition humaine are the following: to reflect the tribulations of a developing world, to shape people who express the aspirations of a tormented time and to depict man's combat with Destiny. Indeed, in the title itself La Condition humaine makes reference to Pascal and to metaphysics. Malraux rejects pleasant picturesque images, because he aims to put the emphasis on the relationship between the individual and collective action, and he portrays in his novel the conflict between man and fatality. The author plunges us straight away into the midst of revolutionary violence, by relating the terrorist action carried out by Tchen at the beginning of the novel. The presentation of the environment is reduced to its simplest description, the protagonist's field of vision. Thus we as readers discover with Tchen, who is about to murder his victim, the city lights in the shadows, but the novelist does not dwell on the description of the city. Like Tchen's, our eyes focus on the mosquito net covering the sleeping man whose life is to be sacrificed to the revolution. The Asian city is not really described afterwards. In the sketchy description Malraux makes of it a few pages later, the writer's talent lies in the ability to indicate that the uprising is imminent. Taking care to avoid writing a long-winded novel, Malraux eliminates superfluous description. The atmosphere of Shanghai is essentially conveyed through the consciousness of Kyo, the main organizer of the uprising against the 'governmentals', who are supported by the West: « Les concessions, les quartiers riches, avec leurs grilles lavees par la pluie a rextremite des rues, n'existaient plus que comme des menaces, des barrieres, de longs murs de prison sans fenêtres: ces quartiers atroces, au contraire - ceux ou les troupes de choc etaient les plus nombreuses - palpitaient du fremissement d'une multitude a l'affût. » The scene at Han-Keou, a former communist stronghold, is presented at the beginning of the third part in a similar way, through Kyo's critical perspective. It has become a ghost town, and the port now houses only torpedo boats and junk. In this 'chronicle' of the Chinese revolution, the working class in fact only has an insignificant role. Malraux only gives limited attention to the plight of the exploited Chinese. Moreover, he sheds little light on the motives of the Shangai workers. The revolution he shows us is largely the action of intellectuals, from various walks of life, whom he apprehends for their ideology more than their social background. He avoids writing a report on China, and instead makes his novel the arena for a political and metaphysical debate. This debate was unavoidable for a Westerner between the wars, but because he was fascinated by the Far East, his account has a strong Oriental colouring. Malraux depicts the triumphant revolt organized by the militant communists in Shanghai, and instigated by Chou-En-Lai, in order to beat the nationalist General Tchang-Kai-Shek. This historical figure is represented by Kyo Gisors in the novel, but the latter is very different from the real-life politician, and is not a literary transposition of him. As the son of a Frenchman and an Asian woman, Kyo represents the fusion of two cultures. His son is influenced by Western civilization, and suffers from a kind of existential solitude. He is aware of his own vulnerability in the face of destiny, and feels that the revolution gives meaning to his life. From his Japanese upbringing Kyo has retained enthusiasm for action, which is also a Western trait, and he is shown to be a practical man who aims for efficiency. His commitment to the Chinese working class, far from being merely intellectual, is concrete and is shown to be indissociable from his altruism. Influenced by Japan, where he spent his youth, Kyo believes that it is important to act on ideas, and therefore he deliberately risks his life. Just as Mao-Zedong will do later, he concerns himself with China's national interests. In his strategy for the cause of rural populations, he expresses the individual character of the Chinese revolutionary movement. He is opposed to Vologuine, a Komintern bureaucrat and supporter of Stalin's theory which states that it is necessary to first establish the basis of communism in the USSR before extending it to other countries, especially China. Kyo represents the individual initiative which Chou-En-Lai embodied in real life. Through these two characters, Malraux raises the question of the conflict between Marxist orthodoxy and Trotskyist ideology, but he gives it an Asian dimension by emphasizing the close relationship between Kyo's ideas and those of Ho-Chi-Minh or Mao Zedong. The Shanghai revolutionaries like Kyo and Tchen are against the cold Vologuine, who wishes to maintain the alliance with Tchang-Kai-Shek's conservative forces. Refusing to make any compromises with the nationalist general, they intend to continue the revolution. In the Komintern directives ordering the halt of the farmers' action, Kuo sees a betrayal of the Chinese revolutionary movement, and he would like Vologuine to acknowledge the particular nature of the Chinese revolution. By planning the farmers' action and organizing a march from town to town, Kyo expresses ideas which are similar to those of Ho-Chi-Minh, which Malraux must have been aware of, being the chief editor of L'lndochine in Pnom-Penh. The character of Ferral is a big businessman inspired by the brother of the diplomat Philippe Berthelot, who was the director of the Franco-Chinese bank in the Twenties. He clearly understands the danger that the Chinese rural movement represents for the current banking system. Hence, he fully commits himself in favour of Tchang-Kai-Shek, against the communists, by contributing to his break from them and to his alliance with Shanghai's bourgeois business people. Ferral is, of course, condemned to failure at the end of the novel, because he represents imperialism as opposed to the movement for the liberation of the working classes. However, through Kyo and Tchen, Malraux also denounces the policy of co-operation with the Kuomintang imposed on the communist party by Stalin, because it refuses to take into account China's individual economic and social characteristics. Malraux puts the emphasis on the problems inevitably caused by cooperation with the communist Internationale which, refusing to go along with Chinese socialism, intends to maintain a policy of cooperation with the bourgeoisie. In this way, he goes beyond the specific debate on the internal ideology of the revolutionary community. He presents a new perspective based on his personal experience of the Far East. The Internationale's release of Shanghai revolutionaries, who decide to maintain their campaign in spite of everything, results in the repression of which Kyo and his friends are victims. By highlighting this abandonment and dwelling on the cruel fate which befalls these Chinese revolutionaries all at once, Malraux reveals his support for Trotskyist doctrine, and underlines the specific conditions of the Chinese revolution. Kyo's tragic death gives the author of La Condition humaine the opportunity to praise commitment which gives man the feeling of participating in the evolution of humanity. Through this death, Malraux also extols the unusual strength of character that he had probably observed among the Asian people and which he had also seen in his father, who commited suicide just before Malraux wrote La Condition humaine. Stoically, Kyo kills himself in order to escape torture and takes the poison 'comme s'il eût commandé. Kyo's fierce determination can also be found in the character of Tchen, who is inspired by Hin. He was an Annamese who had also worked for L'Indochine, and Malraux was well aware of his violence. In addition, both Tchen and Kyo have a mixture of Western and Oriental influences. Although Tchen is Chinese, he is initially influenced by a Lutheran pastor, and has been taught to detach himself from the world 'au lieu de se soumettre a lui' as the Orientals do. Dominated by his ideas, he shows extreme individualism which also links him to the Western mentality. He is much more of an ally of the Shanghai revolutionaries than a real fighter for revolution. He finds that action is a way of relieving the metaphysical anxiety that his first tutor has passed on to him. For this kind of Nietzschean hero, the suicide bombing attack carried out against General Tchang-Kai-Shek is a moment of supreme joy, because Tchen believes that it enables him to regain the unity of his divided persona and gain total control of himself. Indeed, in death, he hopes to overcome his loneliness and find total peace. At the supreme moment, Tchen communes with his death; in this way, he converges with Kama, a painter, for whom communion with death also seems to be a way of giving meaning to his life. At this point Tchen, who illustrates the mysticism of terrorism as killing has become a source of fascination for him, approaches Oriental mysticism. This seems to have fascinated Malraux just as much as revolutionary conviction, as can be seen by Gisors's development at the end of the novel. Gisors is a French philosopher who teaches Marxism. He has elements of Andre Gide as well as Bernard Groethuysen, a half-German, half-Dutch Marxist thinker who worked for the N.R.F. Gisors has a strong influence on his followers, be they his own son, Tchen of whom he was the second tutor, or Pei. The young Pei shows unshakeable faith in the heroic action of the Shanghai revolutionaries, and he writes a letter to May at the end of the novel, quoting Gisors's lyrical words from the past. However, unlike the terrorist in Tchen's group, Gisors has lost this great optimism, since the death of his son Kyo. He who used to interpret the world according to the laws of Marxist philosophy, breaks away from this doctrine and goes back to his first job, teaching Western art. Deeply shaken by his death, Gisors refuses to follow Kyo's lady friend to the USSR, and to take up the post to which he has been appointed, as she urges him to do when she visits him at the painter Kama's home, in Japan. A complete change takes place in the mind of this man who, having lived an Oriental lifestyle for a long time, now tends towards traditional Chinese wisdom. Gisors is a heavy opium smoker, and has always found it to be a form of escapism which allows him to free himself from the absurd and unbearable human condition. For him, opium has the same function as the woman in the Western world. It gives him an artificial but effective sensation of calm, and an form of peacefulness which, although short-lived, is nonetheless deep, since for the opium addict in a drug-induced illusion, death itself is glorified. In front of his dead son's body, Gisors suddenly realizes how much Kyo admired him. Although at this point he refuses to take refuge in the safety that the drug affords him, he does go back to it some time later in Kobe, convinced that it is better to think with opium than with the mind. Gisors also finds the peace he longs for in art. He is a great connoisseur of Chinese art, and unusually perceptive to Oriental paintings. He also looks to music for solace. By taking refuge in music, which allows communion with death, Gisors agrees with Kama's theory that communion with death gives meaning to life. Far from aiming for action, now he longs only to live in harmony with the universe, in accordance with traditional Chinese culture. Indifferent to the transformation of the world, Gisors says that he is in some way 'delivré de la mort et de la vie' and all he wants now is to live in harmony with the rhythm of the universe. Joining Chinese humanism, which Malraux mentions in La tentation de l'Occident, Gisors now believes that it is not necessary to act in order to exist; the former Marxist philosopher now thinks only of surrendering himself to the forces of the universe, and offers his compatriots an ideal of contemplation. Whereas May finds a reason to live in the fight that she now plans to carry out in the USSR within rebel groups, the elderly Gisors finds stability in communion with nature. Gazing through Kama's window at the port of Kobe, in 'l'éblouissement du printemps japonais', he in a sense blends in with the universe, and is thus able to transcend the human condition. Gisors is the opposite of May, who is indifferent to the beauty of the world. Of her environment, she sees only people's activity and thinks of its transformation. Gisors, however, takes the path of traditional Chinese humanism. In 1933 Malraux was strongly influenced by Bernard Groethuysen, and went back to the Marxist theory of the transformation of society. However, he is fascinated by the Far East which he had discovered during his successive trips, and in La condition humaine contrasts this theory with a conception of man and of the universe taken from ancient Chinese wisdom. He depicts individual human fortunes which are an integral part of the convulsions of history. The characters working for the transformation of Chinese society, which he shows us in this work, are mostly apostles of a religion based on a blind belief in work, in which God has no place. At this point Malraux shows himself to be unequivocally anti-colonial. In La Condition humaine he reveals his leftism, which indicates a Trotskyist tendency allowing for the characteristics of the Chinese revolutionary movement, particulary concerning land ownership. However, using China's historical situation in 1927 Malraux expresses the tragedy of the human condition. He develops a theory about man versus destiny which reveals the indecision of a system of thought which is attracted by both Marxist philosophy and Oriental mysticism. In the Western conception of man put forward by Pei at the end of the novel, man is deified, in accordance with Marxist theory, being the basis for the control of the universe. The Oriental philosophy that Gisors believes in after Kyo's death, however, attaches little importance to man per se. By dispersing human consciousness in the Great Whole of the universe, Chinese mysticism allows Gisors to reach the calm and serenity he longs for. Torn between the Western philosophy of success achieved through action on one hand, and the Oriental perspective which surrenders man to the will of the universe on the other, Malraux seeks direction. May's thoughts expressed at the end of the novel betray a certain departure from official Marxist theory. Malraux's Marxism is tainted with anxiety because he remains haunted by death which destroys everything in its path. This can be seen by the attitude that Malraux ascribes to Gisors, who is attracted to the comfort offered by Oriental wisdom. The author of La Condition humaine is curious about the Other. In the last pages of the novel, he puts in literary form some elements of traditional Chinese philosophy, having already drawn the reader's atttention to it in 1926 through the letters exchanged by Ling and A.D. 2001 Christian Morzewski : En ce qui concerne les personnages historiques, et à la différence très remarqualbe là aussi des Conquérants dont le texte est saturé de patronymes politiques et miliaries chinois plus ou moins illustres, Malraux se révèle particulièrement parcimonieux dans La condition humaine. Tchang Kaï-chek, dont la menace est omniprésent, n'apparaît explicitement nommé qu'en quelques occasions dans le roman ; d'autres « seigneurs de la guerre » n'ont droit quant à eux qu'à une seule nomination, comme Tchang Tso-lin, chef militaire du Nord, ou Feng Yu-shiang, autre 'toukioun'. Et Sun Yat-sen lui-même n'est qu'un 'hapax' tardif dans ce roman où Malraux ne force décidément pas plus la couleur historique que l'exotisme anthroponymique chinois. La même édulcoration va se retrouver dans les toponymes chinois, quxquels le romancier sacrifie le moins possible semble-t-il. En dehors de Shanghaï, la ville de Han-k'eou, berceau de l'insurrection communiste, sera la seule à être régulièrement citée ; Canton, Tient-sin, Chant'eou ou Pékin n'aparaissent qu'une fois, tout comme Hong Kong ou Nankin, pour ne citer que les villes les plus importantes. Le fleuve Yang-tseu n'est qu'une fois nommé, malgré son importance symbolique dans les méditations des personnages et dans le « climat » du roman. Une seule allusion enfin à une province du centre de la Chine, le Hou-pei. Les seules facilités que Malraux s'accorde avec l'exotisme linguistique de ses personnages, les rendant ainsi encore plus chinois à des oreilles françaises. On ajoutera seulement que ces particularités linguistiques ou phonétiques, si elles contribuent assez efficacement à cet effet de « chinoiserie », relèvent aussi chez Malraux d'une concetpion plus intéressante de l'idiolexie, liée à sa poétique des personnages. Dans son évocation du cadre de l'action, des personnages et des « moeurs et coutumes » chinoises, il va arriver aussi à Malraux de sacrifier ici ou là à queulques chromos – concessions du romancier au « folklore » imposé par l'horizon d'attente du lecteur français, en droit d'espérer qu'un roman censé de passer dans un pays aussi étranger pour lui que la Chine lui apporte la dose convenue d'exotisme. Le décor fournit quelques inévitables cartes postales, spectacles des rues grouillantes de Dhanghaï ou intimité d'un intérieur chinois « plus vrai que vrai » décrits par Malraux sans grande originalité. Ainsi de la foule de Shanghaï qui se prépare à l'exode juste avant le déclenchement de la grève générale. Si l'on s'intéresse aux personnages de Chinois présents dans La condition humaine, on sera contraint de constater là aussi la pauvreté et le caractère ultra-conventionnel de leur représentation. Du petit peuple de la rue évoqué dans ses mille occupations, Malraux ne nous restitue que des inventaires très faiblement descriptifs. Portraitiste très conventionnel, Malraux ne manifeste pas vraiment plus d'originalité en qualité d'éthologue, et sacrifie trop volontiers là aussi aux clichés occidentaux sur les « moeurs et coutumes » chinoises. A défaut d'une connaissance directe et approfondie de la Chine, il faut rappeler que Malraux était depuis longtemps en relation de familiarité intime et de fascination profonde avec l'Asie. La Chine de La condition humaine est largement allégorique et une analogie très éclairante, Shanghaï n'y jouera pas un rôle plus important que Saint-Pétersbourg dans Crime et châtiment. D'où cette impression curieuse, pour le lecteur français, d'une Chine à la fois très proche, très semblable, très familière – et en même temps très lointaine, très différente, très étrangères (bien que conforme aux représentations stéréotypées et fantasmatiques qui forment et saturent l'imaginaire occidental sur la Chine et les Chinois. La Condition humaine a peu à faire d'une reconstitution réaliste de la Chine de 1927. Les quelques images fortes que le jeune Malraux avait glanées lors de ses deux passages en Chine lui suffisaient largement, avec quelques souvenirs de lectures : Loti, Segalen, Claudel, et au besoin de renfort de différents matériaux importés d'Indochine. 2001 Liu Chengfu : Malraux nous a montré tous le processus d'une autre insurrection que dans Les conquérants, celle des ouvriers de Shanghaï : les communistes ont mobilisé une grève générale, en profitant de la situation favorable à l'Armée d'Expédition du Nord. Mais celle-ci n'a pas pu s'emparer immédiatement de la ville, et Jiang Jieshi s'allie avec de grands capitalistes et des impérialistes européens. Il veut obliger les groupes de combat communistes à livrer leurs armes, mais ceux-ci, surtout le noyau directeur du Parti, mènent courageusement une lutte acharnée contre la politique de réconciliation de la troisième Internationale. Leur résistence est cruellement réprimée par Jiang Jieshi. Dans la deuxième partie du roman, l'auteur nous a montré de manière très réussie la scène extrêmement touchante de la mort héroïque des communistes et des insurgés dans ce mouvement révolutionnaire. La révolution chinoise qu'il a décrite, ou le cadre de la Chine qu'il a emprunté, neu peuvent pas être considérés, à nos yeux, comme le but principal ou final de sa création littéraire. Nous pouvons bien sentir l'atmosphère de l'époque. D'un côté, dans les années vingt, tout est noir en Chine, mais beaucoup d'intellectuels chinois se lèvent, cherchent à réveiller le « lion » dormant depuis cent ans. Avec une volonté ferme et opiniâtre, ils organisent des mouvements révolutionnaires de grande envergure qui bouleversent le monde entier. Les années vingt constitutent une page-clé de l'histoire de la Chine. D'un autre côté, à travers sa description de tous les personnages de différentes nationalités, nous pouvons percevoir aussi l'humanité : la Chine est plutôt le présage de l'Europe. Les valeurs humaines manifestées chez ces héros sont étroitement liées aux valeurs européennes d'alors, et dans une perspective plus large, elles sont transculturelles ou universelles. Pour chercher la dignité de l'homme et la valeur de l'homme, ces héros livrent un défi violent à leur destin, à travers leurs activité conscientes et à travers leurs actes héroïques dans une collectivité très unie. C'est avec une sorte d'héroïsme et d'audace qu'ils engagent leur vie. Ils représentent en quelque sorte la sagesse, la volonté, le refus et l'opposition à l'arrangement du destin et à la mort absurde. Sous la plume de Malraux, l'existence de l'homme s'est transformée en recherche de l'origine et du sens de la vie. Pour lui, la Chine est un décor, un cadre ou une référence pour sa création. La révolution chinoise a provoqué voire approfondi les réflexions philosophiques sur la vie. A ses yeux, la révolution chinoise est un mythe, elle permet à ceux qui refusent l'arrangement du destin de créer sans grande difficulté la meilleure atmosphère de communication, de propager ou de chanter une sorte de volonté ferme, persistante et active, ce qui n'est issu que d'une vie très malheureuse et d'une réalité horrible. Face à ce qui est incompréhensible, Garine trouve tout absurde, surtout quand il est gravement malade, il sent que l'absurdité a retrouvé ses droits. Aux yeux de Gisors, puisque Dieu est mort, et que le superpuissant Dieu qui décide du sort de l'humanité n'existe plus, comment va-t-on traiter l'âme de l'homme ? Le monde est absurde. C'est pourquoi, il cherche toujours par la violence à chasser la tristesse, la solitude et la mélancolie qui l'obsèdent terriblement durant toute sa vie. On dit souvent que Malraux a beaucoup été influencé par la pensée pessimiste de Pascal, de Nietzsche, ou de Schopenhauer, mais en réalité, il a accepté en même temps l'humanisme traditionnel. Malraux a bien lié la vie à la mort, le destin à la révolte, ainsi que la dignité de l'homme à l'humiliation de l'homme. C'est en prenant l'homme pour le centre ou le noyau de ses réflextions qu'il a fondé sa philosophie de vie dans ses deux romans. Aux yeux de Malraux, le destin de l'homme est cruel, absurde et tragique, mais absolument pas invincible. Dans les années vingt, la révolution chinoise manifeste exactement la philosophie que Malraux voulait exploiter d'une manière très approfondie : donner de la lumière et de l'espoire à ceux qui vivent désespérés en Europe. La révolution chinoise est devenue un instrument pour atteindre son but artistique, qui est de chercher à faire connaître à tous les hommes de bonne volonté le sublime de sa propre activité. Il espère, par sa création littéraire, changer la tragique condition humaine et le destin malheureux de l'homme. Pour Malraux, l'histoire cherche à transformer le destin en conscience alors que l'art permet en effet de transformer le destin en liberté ; la révolution n'est pas le but de la vie, mais un moyen pour se débarrasser de l'absurdité surtout de la mort. 2005 Che, Jinshan. La condition humaine : quel intérêt particulier pour un lecteur chinois ? Dans la lecture de La condition humaine, ce qui attire d'abord l'attention du lecteur chinois, c'est l'aspect chronologique du roman : l'histoire est composée de courtes séquences non seulement datées, mais aussi marquées d'une heure précise, et le roman s'apparente ainsi à une sorte de reportage minutieusement rédigé. Cela produi un efficace effet de réel. Le drame se joue en quelques jours, l'action y gagne en densité et en intensité. Le style d'écriture du roman, avec les référents chinois semés ça et là dans la fiction, invite quand même, naturellement, immanquablement et presque légitimement, un lecteur chinois à prendre le jeu au sérieux, en essayant de reconstruire les événements et les sentiments vécus ou connus. D'autant plus que cette forme romanesque lui est assez familière, car elle s'accorde parfaitement avec la longue et riche tradition chinoise de la chronique, officiellement établi dans toutes les anciennes dynasties, qui a abouti finalement à un résultat monumental qu'on appelle 'Les 25 histoires', y compirs celle de la dynastie des Qing. De plus, le roman chinois, sous sa forme développée, provient précisément de ce genre de la chronique, à la différence du roman occidental qui trouve son origine plutôt dans l'épopée : s'est ainsi fondée dans la littérature chinoise une importante tradition romanesque nommée Shizhuan, soit une tradition d'histoire et de biographie. Elle est à la fois une conception du roman, une norme esthétique et une valeur idéologique. Mais elle exige avant tout, avec une nostalgie de sa naissance, une reconstruction de la vérité historique. Un lecteur chinois, consciemment ou inconsciemment formé dans cette culture, lors de sa lecture d'un roman ayant pour thème la révolution chinoise, ne peut éviter de référer les événements narratifs à l'Histoire, avec 'sa grande hache', et de prononcer un jugement de valeur principalement en fonction d'une fidélité présupposée. En Chine, on peut saisir et comprendre la dimension métaphysique qui se trouve à l'intérieur de La condition humaine, mais devant une exigence plus primordiale et plus urgente de la tradition romanesque chinoise, la réflexion sur le destin de l'homme, où l'on voit souvent en Chine une sorte d'existentialisme sartrien avant la lettre, est négligeable et négligée. A cause de cela, le roman traduit en chinois n'a eu aucun succèes et le nom de l'auteur n'a jamais atteint le grand public chinois. 2005 Loehr, Joël. La Chine ou la révélation du signe. Le roman de La condition humaine est orienté par la question qui se pose à Tchen au point de départ : « Que faire d'une âme s'il n'y a ni Dieu ni Christ ? » Cette question relance en fait un débat inquiet que Malraux avait d'abord exposé dans La tentation de l'Occident, où se signait la fin d'un théotropisme du sens. Il en expose les termes dans la formule d'un échange épistolaire. La valeur et la fonction du signe est reprise à l'épicentre de La condition humaine, dans la formule d'un échange dialogué. Il exige la médiation d'un interprète (Gisors), et se produit non plus autour d'un masque antique, mais au milieu de lavis épars. Deux personnages y sont confrontés. On a d'un côté un Polichinelle occidental et borgne : Clappique porte sur son oeil droit 'un carré de soie noire'. De l'autre, c'est Kama, un artiste japonais, qui déclare que, sans l'antenne sensible de son pinceau, il serait parfaitement aveugle. A travers ces deux personnages, Malraux oppose précisément deux points de vue. En Occident, l'oeuvre d'art serait un reflet quasi narcissique de l'identité de l'artiste. En Orient, en effet, la création artistique établit une relation fusionnelle entre l'homme et le monde, une communion par laquelle s'approfondit l'approche de son énigme. Selon Kama : « Le monde st comme les caractères de notre écriture. Ce que le signe est à la fleur, la fleur elle-même, cell-ci l'est à quelque chose. Tout est signe. Aller du signe à la chose signifiée, c'est approfondir le monde, c'est aller vers Dieu. » On a là une occurrence du mot 'Dieu' qui donne à entendre cette sentence d'ascète oriental comme une réponse différée à la question angoissée posée à Tchen, et qui est en réalité celle de tout l'Occident déchristianisé. Mais c'est une réponse que Tchen ne peut entendre. L'échange avec Kama est implanté au centre d'une partie qui s'ouvre avec le terroriste, mis en marche vers son destin, et se referme sur une séquence où cette marche s'accélère en un course suicidaire. Dans sa traversée nocturne de Shanghai, Tchen suit pour sa part la voie d'une mystique sacrificielle, où il pense trouver la réponse à la question initiale. L'attentat terroriste par lequel il accomplit sa vocation débouche cependant non sur une épiphanie, mais sur le vide du non-sens. 2005 Moraud, Yves. La Chine dans La condition humaine : une esthétique du mystère. De ce mystère, Malraux a fait une catégorie non moins esthétique que métaphysique, dont sa conception du roman et sa conception de l'homme sont profondément révélatrices, comme en témoigne la fréquence de mots tels que 'secret', 'inconnaissable', 'inconnu', 'insaisissable', 'enigme', 'mystérieux', 'infini', 'silence', 'nuit', 'brume' etc. Qui nous conduisent à penser que Malraux n'écrit qu'aux abords de cette zone mystérieuse dans l'homme et dans ses rapports avec le monde où le dire n'est jamais que défi à l'indicible qui est langue silencieuse du sacré. Mais ce mystère qui tient aux paysages, aux personnages, à la nature du discours romanesque, et plus largement à ce que Malraux appelle 'l'optique du roman' fait de La condition humaine, comme roman, non seulement 'une dépendance de la poésie', mais aussi l'expression de l'exotisme au sens où l'entendait Victor Segalen. A parcourir toute son oeuvre, nous constations que le mystère qui l'obsède et qu'il ne cesse d'interroger, comme s'il voulait élargir l'espace propre de la réflexion à l'infini de l'indicible et de l'impensé, le mystère donc, André Malraux, tout au long de sa vie le voit sous diverses occurrences surgir partout : au coeur de la civilisation occidentale en crise, 'première civilisation consciente d'ignorer, dit-il, la signification de l'homme', et qui ne connaît pas sa raison d'être, bref une civilisation inquiète où le sens s'est perdu ; au coeur de l'homme dont les fondements métaphysiques et religieux se sont effondrés et qui se demande, à l'instar de Tchen 'que faire dûne âme, s'il n'y a ni Dieu ni Christ'. Malraux, fasciné par la peinture et défenseur de l'esthétique cubiste, fait de l'univers de ses romans un univers plastique où les sons et les lumières ont une valeur dramatique, psychologique, symbolique, et contribuent à transformer la réalité. Dans La condition humaine, le décor sonore et les éclairages sont sans doute moins accordées à la Chine révolutionnaire, même si elle en a été l'incomparable occasion, qu'à une voix dont Malraux est obsédé comme poète. Sans doute cette atmosphère nocturne qu'il a inventée et dans laquelle il plonge Shanghai, cette atmosphère mystérieuse est bien celle de la vie souterraine de ces hommes à l'afflût, pris entre l'angoisse et l'espoir, qui se préparent d'abord à combattre pour l'insurrection, puis un peu plus tard à disparaître, vaincus, traqués, assassinés ou exécutés par les troupes de Tchang Kaï-chek. Chine ancienne et traditionnelle dont le confucianisme et le taoïsme ont sculpté l'image du bonheur en supprimant l'individualisme et en inscrivant les Chinois dans des rythmes fondamentaux et universels d'un côté, Chine nouvelle fascinée par les valeurs européennes de l'autre côté. C'est peut-être moins aux contenus respectifs de ces cultures contradictoires que Malraux est sensible qu'à ce vide identitaire d'une Chine où « rien de ce qui fut détruit n'a été remplacé ». Si, dans La condition humaine, le mystère, comme on l'a suggéré, est au fond moins une caractéristique du paysage urbain, nocturne et silencieux, de la Chine, que le paysage lui-même, qui se trouve ainsi placé sous le signe de l'indéterminé et de l'insaisissable d'une mise à l'épreuve de la raison, d'une interrogation inquiète de l'être sur lui-même. A l'instar des grandes oeuvres de son Musée imaginaire, La condition humaine confirme que, pour Malraux, le salut de l'homme, s'il dépend du combat au'il mène contre l'histoire au nom de sa dignité et de son sens de la fraternité, rpose davantage encore sur le mystère de la création poétique en laquelle il voit un exorcisme hallucinatoire du réel et de la mort. Zhang, Yinde. La tentation de Shanghai : espace malrucien et hétérotopie chinoise. La topographie de Shanghai, dans La condition humaine, revêt un caractère imprécis et fragmentaire, que l'on attribue souvent à la volonté de l'auteur de gommer les marques d'un exotisme xomplaisant et de la concevoir selon son projet pascalien, révélateur de la condition universelle de l'homme. Le renoncement au plan d'ensemble chez Malraux se traduit d'abord par l'imprécision topographique, attestée par l'absence d'esquisses en marge de ses manuscrits. Elle est confirmée par les rues sans nom excepté l'avenue de Nankin et celle des Deux-Républiques et par un balisage inexistant dans les itinéraires de personnages hormis celui de Ferral et de Kyo, qui par l'avenue des Deux-Républiques, quittent la Concession pour entrer dans la cité chinoise, où la première rue est celle des marchands d'animaux. Cette parcimonie est compensée plus ou moins par des notations toponymiques sur des lieux concrets, que l'on découvre cependant de loin. La Condition humaine se construit sur une structure « alvéolaire » de la géographie shanghaienne : cité cosmopolite par son histoire et par l'imaginaire collectif, Shanghai se divise en une ville chinoise et en concessions internationales et française. La juxtaposition référentielle de ces deux domaines chinois et extraterritorial, sources de confrontations politiques, économiques et culturelles reçoit sa transfiguration textuelle pour devenir « le lieu géométrique d'un système binaire d'oppositions symboliques ». L'antagonisme, au niveau narratif, entre l'Europe du Consortium symbolisée par Ferrai et celle de la décadence incarnée par Clappique d'une part, et l'Asie des révolutionnaires et celle de la multitude chinoise aliénée, d'autre part, s'appuie sur une configuration spatiale dichotomique, nettement dessinée par la démarcation géographique et sociale. L'opposition des deux mondes est clairement signalée par une frontière matérialisée par cette avenue des Deux-Républiques. Sans qu'il s'agisse d'étanchéité, le passage ville chinoise-concession ne fait que souligner davantage les obstacles, dressés avec les barrières, grilles et barbelés, qui portent les stigmates concrets de la division. Ces dispositifs de protection, dont témoignent Tchen après l'assassinat, Kyo dans ses activités clandestines ou encore Ferrai, se répercutent dans les espaces de socialité. « Les concessions, les quartiers riches, avec leurs grilles lavées par la pluie à l'extrémité des rues, n'existaient plus que comme des menaces, des barrières, de longs murs de prison sans fenêtres : ces quartiers atroces, au contraire ... palpitaient du frémissement d'une multitude à l'affût. » La perception et l'analyse antinomique de Kyo, qui justifie son action militante, renvoient à ces deux réalités en effet diamétralement opposées. Les intérêts économiques des Occidentaux se cachent, dans les concessions, dans ces résidences patriciennes dont l'intérieur, épuré et stylisé, s'organise autour d'oeuvres d'art, comme chez Ferrai. Ils s'exhibent surtout dans les lieux publics fréquentés par les Européens, tel le Black Cat, éclairé à deux heures du matin par 1' « enseigne lumineuse », où le «jazz était à bout de nerfs », où la musique maintenait les invités dans une « ivresse sauvage ». Le cercle français offre à Ferrai un havre où il vient se dégriser des nuits erotiques et cauchemardesques, pour, dans une conversation éveillée, « rétablir des rapports avec un être » ou pour collecter au bar les « rumeurs de la journée ». Au casino, le jardin dégage le « parfum amer » des « buis et des fusains mouillés » qui rappelle l'Europe ; au grand salon « dans une brume de tabac où brillaient confusément les rocailles du mur, des taches alternées - noir des smokings, blanc des épaules - se penchaient sur la table verte. » Les concessions n'abritent pas seulement cette exterritorialité luxurieuse et étrange. Elles dressent en leur sein des barrières sociales entre les financiers et les « petits Européens » comme Hemmelrich. Les magasins chinois, avec leurs arrière-boutiques encombrées et obscures, lieux de complot et de préparation de l'insurrection, se rapprochent déjà de l'atmosphère de la ville chinoise. La représentation de la cité chinoise, comme les concessions, emprunte sans doute au reportage d'André Viollis sur la bataille sino-japonaise de 1932, en dégageant des notes conformes aux chromos de l'époque : l'immense et bourdonnante cité chinoise étale ses hôtels et ses parfums capiteux, ses trottoirs luisants et ses boîtes de nuit, mais aussi son fleuve et ses coolies vêtus de toile bleue, Arsenal et filature, pousses, marchands à balance, bars et bordels. Rien d'exceptionnel quand on voit Clappique parcourir « une rue de petits bars, bordels minuscules aux enseignes rédigées dans les langues de toutes les nations maritimes », dans cette ville portuaire de marins et de prostituées. Malraux remotive pourtant le lieu en le transformant en topos révolutionnaire. Au balcon de son hôtel, Tchen observe cette ville en bas où sommeillent « des millions de vies ». Si « les lumières de minuit reflétées à travers une brume jaune par le macadam mouillé » lui renvoient une ville des opprimés, artisans « imbéciles » de leur propre aliénation, en revanche, Kyo et Katow voient dans ces lieux un « bon quartier » pour préparer des insurrections. Ils observent le même prolétariat besogneux : « un demi-million d'hommes : ceux des filatures, ceux qui travaillent seize heures par jour depuis l'enfance, le peuple de l'ulcère, de la scoliose, de la famine ». Ils perçoivent aussi les mêmes lumières « misérables allumées au fond de l'impasse et de ruelles ». Mais un orage à tout moment peut éclater pour percer ces « nuages très bas lourdement massés » au-dessus de ce sommeil apparent : « Les verres qui protégeaient les ampoules se brouillèrent et, en quelques minutes, la grande pluie de Chine, furieuse, précipitée, prit possession de la ville. » La ville de Shanghai se confine ainsi chez Malraux dans l'image matricielle du cachot, de la prison, qui hante toutes les représentations spatiales du texte, intérieures et extérieures. Les barreaux de fenêtre de la chambre d'hôtel, les maison chinoises sans fenêtre, la succession des champs clos de la ville s'associent à la métaphore obsédante de la cage pour dessiner une géographie carcérale générale. Si la ville de Shanghai est enveloppée des ténèbres de la solitude et de l'angoisse devant la mort, elle porte aussi une lumière révélatrice qui la transfigure en un lieu initiatique conduisant à l'Absolu. La célébration malrucienne de cette ville contraste avec sa condamnation, par les romancier chinois qui, révoltés contre les tares de la société, en font un lieu diabolique et apocalyptique. |
|
9 | 1934 | Etiemble apprend à Dai Wanshu qu'André Malraux, en collaboration avec Paul Vaillant-Couturier, s'active pour mettre sur pied l'Association Amis du peuple chinois et qu'un comité déjà réuni envisage d'envoyer en Chine, une mission, sous l'égide du Komintern, afin d'enquêter sur les excès perpétrés par le Guomindang. |
|
10 | 1934 |
Brief von André Malraux an Gaétan Picon über La condition humaine. « Le cadre n'est naturellement pas fondamental. L'essentiel est évidemment ce que vous appelez l'élément pascalien. Mais ce cadre n'est pas non plus occidental. Je crois qu'il y a dans une époque donné assez peu de lieux où la condition d'un héroïsme possible se trouvent réunies. » |
|
11 | 1934 |
Brief von Etiemble an Dai Wangshu über André Malraux. « Tous ces temps j'étais pris par un gros article sur Malraux que je voulais achever avant le départ de Malraux pour l'URSS. » Brief von Dai Wangshu an Etiemble über André Malraux. « Vous avez donc fini l'article sur Malraux, puisqu'il est déjà à Leningrad ? Voulez-vous me dire dans quelle revue cet article va être publié ? J'ai envie de la lire. J'avais moi aussi l'intation d'écrire quelque chose sur lui, surtout sur La condition humaine, mais je n'ai pas pu le réaliser, faute de temps et de quelques documents nécessaires. Il est vrai que Malraux est très sympathique et possède un rare talent d'écrivain. Mais il a le grave défaut d'avoir mal compris l'esprit révolutionnaire chinois. Regardez un peu les personnages de La condition humaine. Presque tous sont des intellectuels individualistes et ne s'attachent à la révolution que par des liens individuels. Ils prennent la révolution pour un moyen d'échapper à la condition humaine. Pas un seul personnage de classe prolétarienne, qui joue un rôle important. Tout cela est faux et rend la révolution chinoise ridicule. D'autre part, presque tous les héros sont européanisés ou plutôt francisés. Cela nous donne une impression fort choquante, à nous Chinois. Il évite d'écrire le chinois typique, il n'ose envisager le prolétariat shanghaien, parce qu'il ne les connaît pas assez. Résultat : il met devant nos yeux un tableau de la révolution anarchiste de quelque part, de très loin. En un mot, Malraux est un écrivain de valeur, mais incapable de comprendre la révolution. Il a même de la sympathie pour Trotzki !... » |
|
12 | 1938 |
Malraux, André. De la représentation en Occident et en Extrême-Orient. In : Verve ; no 3 (1938). Er schreibt : « Jusqu'à la fin du XIXème siècle, l'art occidental ignore à peu près la durée. Alors que la signification de l'art de l'Extrême-Orient, c'est la soumission de l'univers à la coulée des heures. Au sens où l'art gothique fait entrer toutes choses dans le drame chrétien, l'art de l'Extrême-Orient fait tout entrer dans l'instant. » |
|
13 | 1947-1950 |
Malraux, André. Psychologie de l'art [ID D23479]. Arrouye, Jean. André Malraux intercesseur de l'art chinois. L'importance qu'André Malraux accorde à l'art chinois se mesure à la place qu'il lui fait dans Le musée imaginaire de la sculpture mondiale [ID D23479]. Dans le premier tome se trouvent reproduites trois oeuvres dans une section intitulée 'La Chine archaïque', toutes de la dynastie Chang-Yin, entre le XIVe et le XIe siècle av. J-C, puis vingt-neuf oeuvres, dans la section 'Chine', classées dans l'ordre chronologique, allant du Ve-VIe siècle au XIVe-XVIe ; mais l'avant-dernière oeuvres présentée est du Xe-XIIIe Siècle, ce qui montre que ce choix est clairsemé. Le style nerveux et lyrique de Malraux, émaillé de formules vigoureuses et éclatantes, rend parfaitement clair cet exposé convaincu qui se veut convaincant, et qui l'est tant, en fait, que l'on n'ose s'éloigner de ce que dit Malraux, de sorte que ce bref rappel de sa pensée prendra par moments l'apparence d'un montagne de ses dires. A l'entreprise de réconfort moral et de restauration métaphysique de l'homme qu'est le Musée imaginaire de la sculpture mondiale toutes les civilisations étaient appelées à contribuer et la participation de la Chine est sans doute une des plus cohérentes et des plus démonstratives de la métamorphose des dieux. Dans le tome II intitulé 'Des bas-reliefs aux grottes sacrées' Malraux rappelle en une formulation très simple, la nature de son projet : « J'ai tenté de rassembler les formes les plus agissantes de la création artistique : témoins d'une aventure de l'âme et de l'esprit qui en Egypte, en Grèce, en Chine et dans la chrétienté accompagnent les témoins de l'histoire. » L'on voit que la Chine occupe une place importante dans la pensée de Malraux puisque seule à être mentionnée avec l'Egypte et la Grèce qui le sont en tant que sources de la culture occidentale, c'est-à-dire ici de la 'chrétienté'. C'est sans doute que Malraux la consière comme l'une des plus riches cultures du monde. De fait, sur trois cent quatre reproductions d'oeuvres contenues dans ce volume, vingt-cinq sont consacrées à la Chine, et huit autres reproductions d'oeuvres chinoises sont insérées dans le texte d'introduction. Malraux confesse son ignorance relative des oeuvres chinoises : « Les problèmes que nous pose le Musée imaginaire de l'art chinois sont d'ailleurs d'une autre nature. Qu'on le veuille ou non, le bouddhisme l'emplit. Il domine sa peinture, dont nous ne traiterons pas ici ; il joue dans sa sculpture un rôle capital, malgré les découvertes récentes, malgré la tension donnée aux formes par les bronziers des plus anciennes dynasties. Les bronzes sont des objets, alors que les grottes bouddhiques sont des cathédrales ; nous connaissons l'art chinois comme les Américains connaissent l'art gothique. Le grand masque de la dynastie Chang-Yin est un chef-d'oeuvre, mais Long-men est un monde. Or, la Chine antérieure au bouddhisme a produit de nombreux reliefs, dont nous possédons seulement quelques échantillons ; cet art tient une plus grande place dans nos connaissances que dans notre sensibilité, parce que ses oeuvres, difficilement accessibles, nous sont connues surtout par des photos anciennes, d'assez petit format, qui n'en transmettent pas l'accent. Il nous suffit de comparer les photos modernes qui reproduisent des oeuvres secondaires conservées dans nos musées, ou celle de 'l'Oiseau rouge' qui nous permet de connaître réellement le célèbre pilier de Chen, avec celles que l'on trouve dans les histoires de l'art (celle du bas-relief de Wou Leang Ts'eu par exemple) qui reproduisent pourtant des oeuvres capitales, pour être assurés que cet art est encore pour nous un art voilé. » Le musée imaginaire confirme la légèreté du savoir d'André Maurois sur l'art chinois. Mais, dans ce volume où il expose longuement les bénéfices pour la connaissance de l'art du recours à des reproductions photographiques, il va faire la démonstration du bon usage éditorial que l'on peut faire de celles-ci. Si, parmi les près de quatre-vingt dix reproductions d'oeuvres on n'en trouve que cinq chinoises, celles-ci sont mises en page avec un souci tout particulier des effets qu'on peut obtenir d'une bonne coordination du texte et des images. Les deux premières, reproduites pleine page, sur deux pages qui se font face, représentent une statue de la dynastie Wei et une peinture de Bodhisattva, du Ville siècle. Elles sont accompagnées d'une légende commune : « A l'intrusion de la grande sculpture chinoise... va succéder celle des grandes écoles de peinture ». Le texte n'apprend rien de plus, qui dit : « Enfin, à l'intrusion des grandes sculptures indo-hellénistiques, indienne et chinoise, va peut-être succéder celle de quelques fresques de l'Inde et des grandes écoles de peinture de la Chine et du Japon. La fidélité de la reproduction du lavis chinois nous a fait, bien à tort, préjuger de celle des peintures... » « La sensibilité présente est loin d'être favorable à la peinture des Soung. Sa subtilité n'apportera ni la révélation du grand classicisme intérieur de la sculpture Tang, ni celle du monolithisme aigu des nègres. Elle ne répond à rien qui nous harcèle ; et demeure compromise par le japonisme de la fin du XIXe siècle. Elle implique pourtant une nouvelle attitude du peintre, une autre fonction de la peinture. Je serai surpris que l'oeuvre de Ma Yuan, après les meilleures fresques de Nara, n'entrât bien avant la fin du siècle dans notre musée imaginaire. Nous sommes avides de tout ce qui étend le pouvoire de l'homme. » « Les oeuvres sont dispersées. Il n'existe aucun musée sérieux de peinture en Chine. Nombre de collectionneurs, de trésors des temples, refusent le droit de photographier les rouleaux qu'ils possèdent. Enfin le matériel de reproduction en couleur y est assez primitif. » Ces plaintes sont un appel à ce que les usages évoluent. En peu de lignes Malraux a ainsi affirmé que l'art chinois était de la plus haute qualité, en a procuré quelques échantillons qui donnent envie d'en voir et savoir plus et appelé à une plus grande diffusion de ces oeuvres. C'est un plaidoyer. Soixante-dix pages plus loin Malraux revient à la charge : « L'Extrême-Orient et la Perse ont connu de longues périodes d'un raffinement qui s'accorde à l'idée que nous avons d'un raffinement humaniste » Ce n'est pas pour rien, dit-il, que le XVIIIe siècle s'est intéressé à l'art chinois, « reconnaissant un cousinage qu'il refusait à l'Inde et même à l'Islam ». Mais, regrette-t-il, cet art est mal connu, « les siècles de raffinement de la Chine n'appartiennent qu'aux spécialistes». Et de nouveau de parler de la peinture des Soung, et aussi des fresques de Nara. Cet appel - cet encouragement, plutôt - à la curiosité se renforce d'un très habile argument visuel. Sur la page de gauche est reproduite une oeuvre tibétaine montrant Yi-Dam et Sa Çakti, aux visages grimaçants, d'une expressivité outrée ; sur la page de droite, insérée dans le texte qui parle de « raffinement humaniste » une sculpture harmonieuse et sereine de Bodhisattva : le contraste est démonstratif. Enfin à l'avant-dernière page du livre l'ultime photographie d'un Bodhisattva de la dynastie Tang, illustrant l'affirmation que : « Toutes nos résurrections... sont religieuses », une note précise que « la Chine entre d'abord dans le Musée imaginaire à travers le bouddhisme ». Ainsi la dernière image du volume est celle d'une oeuvre chinoise, afin que l'intérêt suscité pour l'art chinois soit ultimement reconduit et que le lecteur-spectateur reste sur sa faim. Il semblerait donc que le peu de place fait à l'art chinois dans ce livre est moins dû aux causes dénoncées par Malraux, du peu de divulgation de ses œuvres et du manque de documentation, qu'a une stratégie de l'éveil du désir. Dans le volume II, La création artistique, tout entier consacré à l'art occidental, on trouve cependant deux représentations d'oeuvres chinoises. D'abord celle d'un Bodhisattva Wei qui est commenté sur la page d'en face : « Les yeux de la dynastie Wei sont sans précédent. Le schématisme de l'instinct s'y unit au dépouillement d'une humble et péremptoire maîtrise - ce ne sont plus les boucles de la calligraphie indienne, mais le trait du pinceau décisif. Cet art rencontre dans la sûreté de son écriture une spiritualité qu'on ne retrouvera que dans le modelé complexe des têtes khmères (dont les yeux sont parfois traités de la même façon) ; mais il rencontre aussi la volonté d'architecture. Et du lien entre son génie de l'ellipse et le sens monumental naissent à Yun-Kang quelques-unes des plus hautes figures que les hommes aient sculptées. Peut-on mieux servir une oeuvre que par un tel commentaire, alerte, précis, comparatiste, enthousiaste ? » La seconde reproduction est celle d'un paysage de Mi Fei, du XIIe siècle, reproduit pleine page. Il vient en contrepoint d'une réflexion exposant une nouvelle conception du rapport de la représentation et du style, qui permet de voir dans la représentation un mode d'accès à l'intemporel, et non pas seulement de connaissance du monde réel. Depuis que la représentation ne nous aveugle plus, depuis que les millénaires ont remplacé les quelques siècles méditerranéens pendant lesquels sa poursuite joua un si grand rôle, nous commençons à deviner que la représentation est un moyen du style, non le style un moyen de la représentation. Que l'impressionnisme japonais et chinois vise, par le choix subtil de l'éphémère, à la suggestion de l'éternité dans laquelle l'homme se perd comme dans le brouillard qu'il contemple. Ce commentaire eût pu être celui de l'oeuvre de Ma Yuan, représentant un pêcheur, dans le volume I. |
|
14 | 1951 |
Malraux, André. Les voix du silence [ID D23496]. Er schreibt : « Tout grand art chinois veut aboutir à des idéogrammes chargés d'une sensibilité intense. Dans les plus pures images de Yun-Kang, l'allusion prend la place de l'affirmation ; l'essentiel, la place de tout ce qui n'est pas lui. Les yeux de la dynastie Weï sont sans précédent. Ce ne sont plus les boucles de la calligraphie indienne, mais le trait de pinceau décisif, qui tire de la sûreté de son écriture une spiritualié qu'on retrouvera seulement dans le modelé complexe des têtes khmères, dont les yeus sont parfoix traités de la même façon ; mais cette spiritualité est au service de la volonté d'architecture. Et du lien entre le génie de l'ellipse et le sens monumental, naissant, aux flancs des jaunes falaises du Chan-Si, quelques-unes des plus hautes figures que les hommes aient sculptées. » « Le musée est une confrontation de métamorphoses. Si l'Asie ne l'a connu que récemment, sous l'influence et la direction des Européens, c'est que pour l'Asiatique, pour l'Extrême-oriental surtout, contemplation artistique et musée sont inconciliables. La jouissance des oeuvres d'art était d'abord liée en Chine à leur possession, sauf lorsqu'il s'agissait d'art religieux. Elle l'était surtout à leur isolement. La peinture n'était pas exposée, mais déroulée devant un amateur en état de grâce, dont elle avait pour fonction d'approfondir et de parer la communion avec le monde. Confronter des peintures, opération intellectuelle, s'oppose foncièrement à l'abandon qui permet seul la contemplation. Aux yeux de l'Asie, le musée, s'il n'est un lieu d'enseignement, ne peut être qu'un concert absurde où se succèdent et se mêlent, sans entracte et sans fin, des morceaux contradictoires. » « Il n'existe aucun vrai musée de peinture en Chine ; nombre de collectionneurs, de trésors de temples, y refusent le droit de photographier les rouleaux qu'ils possèdent ; enfin le matériel de reproduction y est assez primitif, et les chefs-d'oeuvre de la peinture chinoise ne pourraient être reproduits en couleurs, avec quelque fidélité, que par la photo directe ou les procédés japonais. La plupart des oeuvres connues appartiennent donc aux collections du Japon ou aux musées d'Occident. Qu'on imagine ce que serait la connaissance de la peinture européenne limitée à celle des musées d'Amérique – et notre peinture est beaucoup mieux représentée en Amérique, que la peinture chinoise dans tout l'Occident. Serri, Jérôme. La place de la Chine dans les Ecrits sur l'art d'André Malraux. Dès le début des Voix du silence, dans son analyse du rôle déterminant que joue le musée dans notre reltation aux oeuvres d'art, Malraux présente la Chine comme l'autre pôle. Le pôle en quelque sorte du Musée impossible. Les choses sont certes plus nuancées, mais Malraux semble tout de même aux prises avec une difficulté : celle d'un univers artistique qui nous demeurerait encore étranger. |
|
15 | 1957 |
Malraux, André. La métamorphose des dieux [ID D23480]. Godard, Henri. Les arts d'Extrême-Orient dans La métamorphose des dieux. Malraux avait été initié au monde de l'art autant par des visites au Musée des arts asiatiques [Musée Guimet]. Ces visites ne font pas de lui un spécialiste des arts d'Extrême-Orient, pas plus d'ailleurs que des religions de cette partie du monde. Guidé par sa convicton fondatrice que tout art plastique est la traduction dans le domaine des formes d'une vision du monde, il trouve dans le parallèle des arts orientaux et occidentaux des confirmations et des illustrations spectaculaires de cette conception. Sans négliger pour autant aucun des autres arts du monde, il perçoit dans chacun de ces deux arts-là une révélation réciproque des fondements de l'autre et trouve dans leur confrontation une possibilité privilégiée de poser les questions de la nature et de la finalité de l'art lui-même. De la sculpture, Malraux cinsidère surtout les effigies bouddhiques datant des époques antérieures à l'inflexion du bouddhisme vers une religion de la compassion. Selon une démarche qui lui est familière, il oppose à deux reprises des photographies de têtes de Boddhisattva, l'une de l'époque Wei, l'autre plus tardive, et deux têtes gothiques provenant l'une de la cathédrale de Chartres, l'autre celle de Beauvais. Le commentaire qu'il en fait : « Il y a dans l'oeuvre chrétienne un bosselage des plans qui semble vouloir faire éclater le visage, alors que ceux de la tête bouddhique se conjuguent en idéogramme. La bouche chinoise, ce sont des lèvres ; la chrétienne, une blessure. Dans les deux, l'oeil est figuré par un cerne continu des paupières. L'inférieure est presque la même : la supérieure devient à Chartres un arc tendu vers la puissante arcade sourcilière, qui rejoint le nez en cernant une joue dévastée ; alors que la même courbe atteint la commissure des lèvres du Boddhisattva par une succession de plans adoucis. » Pour la peinture, l'attention de Malraux se concentre sur les lavis de paysages ou de fleurs, oiseaux et autres êtres animés. Le fait majeur dans ce domaine est que, alors que d'innombrables régions du monde nous ont légué des chefs-d'oeuvres sculptés, l'Extrême-Orient est le seul à posséder, avec l'Occident, « ce que nous appelons 'une peinture' » séculaire qui forme tradition, c'est-à-dire qu'à toute époque chaque peintre nouveau se situe par rapport à ses devanciers, tantôt immédiats, tantôt lointains. Par la longueur et la continuité de cette tradition, les deux peintures, occidentale et extrême-orientale, sont déjà en situation de face à face. Dans l'une et dans l'autre, la tradition des oeuvres elles-mêmes se double qui plus est et s'enrichit d'une tradition de commentaires, souvent dus aux peintres eux-mêmes. Cette ressemblance n'a pas échappé à Malraux, qui, de même qu'il cite très souvent les propos de peintres européens, se réfère par deux fois dans ces chapitres à une phase de Tche-Tao (Shi-tao) dans laquelle il voit à juste titre une quintessence de l'esprit de la peinture chinoise. Il s'y ajoute enfin un très remarquable sentiment de l'unité de toute la peinture chinoise. Il est attiré par tout ce qui s'écarte des peintres de l'Académie des Song et de son raffinement, il ne manque jamais, quand il parle de ce sujet, de souligner tout ce que cette peinture dite 'excentrique' a en commun avec les maîtres par rapport auxquels elle prend une distance. Par deux fois, il reproduit en vis-à-vis, sur le même sujet, une peinture Song et un lavis de Tchou-Ta, moins pour mettre en évidence les différences qui les séparent aux yeux d'un Occidental que pour finalement les minimiser. « La peinture chinoise – et même extrême-orientale - n'est pas l'équivalent de celle d'une école d'Europe, mais de la peinture européenne. » Parmi les questions de technique et de représentation, Malraux met l'accent sur deux points d'opposition : le traitement de l'espace et le refus par l'une des deux peintures, l'extrême-orientale, de ce dont l'autre tire ses effets décisifs : la couleur. La peinture extrême-orientale s'est édifiée sur un choix opposé de la peinture d'Europe : le refus d'une perspective focalisée, unifiée et cohérente qui situerait les divers éléments représentés dans un même espace, et donc, puisque les deux formes a priori de notre sensibilité sont inséparables, également hors du temps. Dans cette peinture, même lorsque, à la différence des lavis, elle représente des êtres animés, et même en mouvement, 'rien ne se passe'. Ce traitement de l'espace est rendu plus sensible encore lorsque le lavis se présente sous cette forme inconnue de la peinture occidentale : le rouleau horizontal portatif, dans lequel le spectateur ne vois jamais, grâce à un déroulement progressif, qu'une partie du paysage représenté. La peinture extrême-orientale ne l'ignore pas, comme en témoignent les pages d'album et les rouleaux verticaux quand ils sont complètement déroulés, mais, au contraire de la peinture occidentale, elle ne lui a pas accordé de monopole. Comme pour la sculpture, l'analyse des formes et des techniques va de pair chez Malraux avec une attention toujours en éveil au fond de spiritualité dont elles lui paraissent procéder. Il s'agit ici non plus de bouddhisme mais du taoisme. Les commentateurs occidentaux n'entrent guère, en général, dans l'interprétation des lavis en fonction de la cosmologie taoïste et du rôle qu'elle attribue au Vide, aux Souffles vitaux, à la Voie de la transformation, ou à la complémentarité du ying et du yang. Malraux va au contraire aussi loin que possible dans ce sens, toujours en prolongeant par l'intuition les connaissances qu'il possède dans ce domaine. Il est révélateur de la démarche essentiellement comparative de Malraux qu'il oppose semblablement la sculpture d'inspiration bouddhique et la peintrue d'inspiration taoïste à leurs correspondants occidentaux. Les spiritualité bouddhist et taoïste diffèrent entre elles sur des point importants, la pemière plaçant la vérité ultime du monde dans une notion de Néant, alors que la seconde conçoit ce même monde comme un processus sans fin de transformation auquel il ne tien qu'à l'homme de participer, par sa sagesse, pour son grand bonheur. Dans la peinture extrême-orientale, Malraux trouve à la fois une confirmation de l'intuition qui lui fait voir dans tout grand art la figuration plastique d'un sentiment existentiel, et un sentiment existentiel qui est l'exact opposé de celui que traduit l'art occidenta. C'est l'une de ses plus belles idées, formulée dans l’Introduction, que les civilisations, si étrangères qu'elles puissent paraître les unes aux autres, sont autant de 'possibles' de l'humanité. |
|
16 | 1958-1969 | André Malraux ist Ministre des affaires culturelles von Charles de Gaulle. |
|
17 | 1965 | André Malraux besucht Hong Kong, Guangzhou, Beijing, Luoyang, Longmen, Xi'an, Yan'an. Er trifft Zhou Enlai und Mao Zedong. |
|
18 | 1967.1 |
Malraux, André. Antimémoires [ID D23466]. (1) Hong Kong Je suis seul au salon du consulat général. Dans les fenêtres, tout le golfe. La buée chaude baigne l'assaut des gratte-ciel qui écrasent le « front d'eau » impérial du temps des Conquérants, contournent et investissent le pic ; elle transforme en silhouettes grises les bateaux et les jonques sous un ciel échevelé. Je suis passé par Hong Kong pour aller au Japon, en 1958, quand je venais de l'Inde de Nehru. Les plantes grasses des hôtels chinois à balcons ajourés de Queen's Road dégringolaient comme autrefois sur les milliers de petites porcelaines des antiquaires. Je me souviens d'un jour de 1925 ou 1926. Il faisait beau sur le golfe ; l'air bleu tremblait. L'administration coloniale était parvenue à empêcher toutes les imprimeries de Saigon d'imprimer le journal du Jeune-Annam, L'Indochine, au temps des spoliations de Baclieu. Les militants avaient remonté de vieilles presses, et j'étais venu acheter des caraftères d'imprimerie au seul fondeur, depuis Ceylan jusqu'à Chang-hai : la mission de Hong Kong. J'avais regagné Saigon avec des caraâères de langue anglaise, sans accents. Impossible d'imprimer. Un jour, un ouvrier annamite était entré, avait tiré de sa poche un mouchoir noué en bourse, les coins dressés comme des oreilles de lapin : « C'est rien que des é. Il y a des accents aigus, des graves et aussi des circonflexes. Pour les trémas, ce sera plus difficile. Peut-être vous pourrez vous en passer. Demain des ouvriers vont apporter tous les accents qu'ils ront. » Il avait vidé sur un marbre les caractères enchevêtrés comme des jonchets, les avait alignés du bout de son doigt d'imprimeur, et était parti. Ses camarades lui avaient succédé. Tous savaient que s'ils étaient pris ils seraient condamnés, non comme révolutionnaires, comme voleurs. Il y a quarante ans. Au-dessous de moi, voici les toit de la mission... Au-dessous encore, jusqu'à la mer, on démonte en hâte les gigantesques échafaudages de bambous, car les typhons les emportent, et un typhon erre autour de l'île. J'ai revu les Chinoises avec leurs fourreaux brodés du temps de Nankin, et les vieilles marchandes aux pieds en moignons. Les aventuriers que Clappique ne trouvait plus à Singapour, les voici : ils sont chinois. Et je viens d'entendre des histoires semblables à celles que j'entendais à Chang-hai avant 1930. Le bateau des aveugles arrivés chez les soeurs après s'être évadés de Canton dont la police a sans doute organisé l'évasion pour se débarrasser d'eux. Les jeunes Chinois de Bornéo venus participer à la construction de la Chine nouvelle — écoeurés, réfugiés sans un sou chez les missionnaires qui les font engager dans les fabriques de pétards — et qui volent les pétards pour jouer. Et les jonques chargées de passagers clandestins, que le capitaine fait couler (le fond de la jonque s'ouvre) s'il est arraisonné par la police populaire ou par la police anglaise... Devant moi, au-delà de la baie, s'étendent les « nouveaux territoires » jusqu'à la barre noire qui ferme l'horizon : la Chine communiste. Elle est présente même dans la ville, par son contrôle discret de tous les syndicats, et par le magasin spectaculaire qu'elle vient d'ouvrir. Imaginons, dans un Monte-Carlo gorgé, la Samaritaine d'une Europe communiste. La Chine rouge vend ce qu'elle fait. C'est peu de chose, mais chacune signifie : ceci est conquis. À l'arrière-plan, la bombe atomique ; au premier, le sourire spartiate des vendeuses. Même les jouets sont austères, et la panoplie de la parfaite ménagère communiste semble une offrande devant les portraits de Mao et les images de la Longue Marche. Au-dessus de cet entassement de valises de fibre et de thermos, de tout ce Bazar de l'Hôtel de Ville dont les démocraties populaires sont toujours fières, régnent ces mythologiques. Les valises et les meubles des capitalistes sont moins grossiers que ceux-ci ; mais qui a passé les fleuves, franchi les neiges tibétaines ? Après un quart d'heure, ce que l'on vend ici disparaît devant ce dont on rêve. D'autant mieux que si le loyal milicien et l'héroique milicienne sont réalistes-socialistes, presque toutes les images de la Longue Marche sont de style chinois. Pour les millions d'hommes agglomérés sur le rocher de Hong Kong, l'immensité qui s'étend derrière la barre noire de l'horizon n'est pas le pays des communes populaires, des hauts fourneaux individuels et des usines géantes, ni même de la bombe atomique, c'est le pays de la Longue Marche et de son chef ; comme la Russie, au-delà de l'arc de triomphe de Niegoreloïe, n'était pas le pays des kolkhozes, mais celui de Lénine et de la révolution d'Octobre. Finis, Singapour et ses tentacules, ses îles, sa Thaïlande. Finis, le Viêt-nam et sa guerre féline; fini, Hô Chi Minh. Ici commence le grand jeu, parti de la poussière pour rétablir le plus grand empire du monde. Ce qu'expriment ces images, c'est plus que l'Inde, autant que l'Union soviétique et que l'Amérique : Rome. La Longue Marche ne compte plus vingt mille survivants : huit cents « responsables », dit-on. De l'autre côté de la baie, elle emplit les rêves comme la Râmâyana emplit encore le rêve de l'Inde, comme l'Olympe a empli jadis celui de la Grèce. Tout avait commencé par des victoires. À l'automne 1928, le VIe Congrès de Moscou a enfin donné sa place à l'action paysanne. C'est la fin du premier schisme. Des armées rouges naissent : des mutineries se succèdent dans les armées du Kouo-min-tang, et les mutins rejoignent Mao aux monts Tsing-kang. Mais ses approvisionnements ne nourriront pas une armée. En janvier 1929, le principal général de Mao, Tchou-te, force le blocus et rejoint d'autres troupes rouges. En décembre, tout le sud du Kiang-si est conquis, et le prémier gouvernement soviétique d'une province, institué. Le Kouo-min-tang, devenu le gouvernement de Nankin, oppose aux 40'000 hommes de Mao les 100'000 hommes de la Première Campagne d'extermination. Par une guerre de manoeuvre qui oppose toujours le gros des forces rouges à des colonnes isolées que Mao a laissées avancer profondément dans son territoire, et grâce à la complicité de la population, l'armée de Nankin est disperseé en deux mois. Quatre mois plus tard, la Deuxième Campagne engage 200'000 hommes, par sept points d'attaque. Même tactique, mêmes résultats. Un mois plus tard, Tchang Kaï-chek prend lui-même le commandement de 300'000 hommes. Ceux de Mao attaquent cinq colonnes en cinq jours, s'emparent d'un matériel considérable, et en octobre, Tchang Kaï-chek retire les troupes de la Troisième Campagne d'extermination. Le gouvernement soviétique de Chine est constitué sous la présidence de Mao. En décembre 1931, 200'000 soldats de Nankin passent chez lui. L'Armée rouge commence ses propres offensives. En 1933, Nankin lance la Quatrième Campagne d'extermination, perd 13'000 hommes en un seul combat, et voit détruire sa meilleure division. Mais les conseillers de Tchang Kaï-chek (dont von Falkenhausen, et von Seekt, ancien chef d'état-major général de l'armée allemande) ont participé à la campagne, et en ont tiré les leçons. Pour la Cinquième Campagne d'extermination, Nankin rassemble presque un million d'hommes, des chars, 400 avions. Mao dispose de 180'000 soldats, d'environ 200'000 miliciens — armés de piques ! — et de 4 appareils pris à Nankin. Pas d'essence, pas de bombes, pas d'artillerie, peu de munitions. Tchang Kaï-chek n'avance plus dans le territoire soviétisé : il l'entoure de blockhaus, d'une muraille de Chine qui se resserre. L'Armée rouge comprend qu'elle est prise au piège. Mao songe-t-il alors à Yenan ? Le Japon a déclaré la guerre à la Chine, et Mao veut devenir le symbole de la défense du peuple chinois, car Nankin combat beaucoup moins le Japon qu'il ne combat les communistes. Il faudrait donc gagner le Nord, terrain de la guerre ; pendant des milliers de kilomètres, l'Armée rouge s'enfonce pourtant d'abord vers le Tibet... Malgré les obstacles, malgré les clans qui font de certains villages des adversaires, Mao affirme depuis longtemps que toute la Chine paysanne est pour lui, à condition qu'on le lui fasse comrendre. Une région favorable à l'établissement d'un ouvernement communiste se trouvera quelque part, comrne elle s'est trouvée au Kiang-si. Sans doute y a-t-il dans la Longue Marche une part d'aventure, d'expédition d'Alexandre, qui n'est pas étrangère au caractère de Mao. Mais d'abord, il faut sortir. Dans ce vaste siège, l'Armée rouge, constamment bombardée, a déjà perdu 60'000 soldats. 90'000 hommes, femmes et enfants vont tenter de forcer le blocus, comme Tchou-te a forcé celui des monts Tsing-kang. Peu à peu, l'armée de première ligne est remplacée par des partisans. Le 16 octobre 1934, concentrée au sud, elle prend d'assaut les fortifications ennemies, et oblique vers l'ouest. La Longue Marche commence. Les mules sont chargées de mitrailleuses et de machines à coudre. Des milliers de civils accompagnent l'armée. Combien vont rester dans les villages — ou dans les cimetières ? L'arsenal est vide, les machines démontées parties à dos d'âne — les retrouvera-t-on un jour, enterrées le long des pistes sur 10'000 kilomètres ? Les partisans aux piques à glands rouges, aux chapeaux de buissons qui tremblent comme des plumes, tiendront longtemps encore — quelques-uns, trois ans. Les troupes de Nankin les tuent, l'armée de Mao s'éloigne. En un mois, harcelée par l'aviation, elle livre neuf batailles, traverse quatre lignes de blockhaus et cent dix régiments. Elle perd un tiers de ses hommes, ne conserve que son matériel militaire et quelques imprimeries de campagne, cesse d'avancer vers le nord-ouest (ce qui déroute l'ennemi, mais ralentit beaucoup sa marche). Tchang Kaï-chek a rassemblé ses troupes derrière le Yang-tsé, détruit les ponts. Mais 100'000 hommes et leur artillerie attendent Mao devant le fleuve Koeu-tchou. Les Rouges détruisent 5 divisions, tiennent une réunion de leur Comité central dans le palais du gouverneur, enrôlent 15'000 déserteurs, et organisent leurs cadres de jeunesse. Mais « le fleuve aux sables d'or » des poèmes n'est pas franchi. Mao tourne vers le sud, parvient en quatre jours à vingt kilomètres de Yunnan-fou, où se trouve Tchang Kaï-chek, qui gagne l'Indochine. Diversion, car le gros de l'armée marche vers le nord, pour y franchir le fleuve. C'est le Ta Tu-ho, non moins difficile à franchir que le Yang-tsé, et devant lequel la dernière armée des T'ai-p'ing a jadis été exterminée. Encore faut-il, pour l'atteindre, s'engager dans l'immense forêt des Lolos, où jamais une armée chinoise n'a pénétré. Mais quelques officiers rouges qui ont servi au Sseu-tch'ouan ont délivré naguère des chefs lolos, et Mao négocie avec ces tribus insoumises comme avec les villages qu'ont dû traverser ses soldats. « L'armée du gouvernement est l'ennemi commun. » À quoi les tribus répondent en demandant des armes, que Mao et Tchou-te osent leur donner. Les Lolos guident alors les Rouges à travers leurs forêts où l'aviation de Nankin perd leur trace — jusqu'aux bacs du Ta Tu-ho qu'ils prennent ensemble par surprise. Le passage de l'armée au moyen de ces bacs exigerait des semaines. L'aviation de Tchang Kaï-chek, qui surveillait le fleuve, retrouve les colonnes. Ses armées avaient contourné les forêts, et allaient bientôt reprendre le combat. C'est le temps où Nankin parle de la marche funèbre de l'Armée rouge. Il n'existe qu'un pont, beaucoup plus loin entre des falaises abruptes, au-dessus d'un courant rapide. À marches forcées, l'armée bombardée avance dans l'orage, le long du fleuve qui, la nuit, reflète ses milliers de torches attachées au dos des soldats. Quand l'avant-garde atteint le pont, elle découvre que la moitié du tablier a été brûlée. En face, les mitrailleuses ennemies. Toute la Chine connaît le fantastique des gorges de ses grands fleuves, la fureur de l'eau enserrée par les pics qui trouent les nuages bas et lourds sous les cris répercutés des rapaces. Elle n'a pas cessé d'imaginer cette armée de torches dans la nuit, flammes des morts sacrifiés aux dieux du fleuve; et ces chaînes colossales tendues à travers le vide, comme celles de la porte de l'Enfer. Car le pont de Lieou-tong, ce sont les neuf chaînes qui soutenaient son tablier, et, de chaque côté, deux chaînes d'appui. Le tablier brûlé, il reste treize chaînes de cauchemar, non plus un pont, mais son squelette qui s'enfonce au-dessus d'un grondement sauvage. À la jumelle, on devine la partie intaâe du tablier, et un pavillon à cornes derrière lequel commencent à crépiter les mitrailleuses. Celles des Rouges entrent en aétion. Sous le filet sifflant des balles, les volontaires suspendus aux chaînes glacées commencent à avancer, maille énorme après maille énorme — casquettes blanches et baudriers blancs dans la brume —, balançant leur corps pour le lancer en avant. Ils tombent l'un après l'autre dans le grondement de l'eau, mais les files de pendus balancés par leur effort et par le vent des gorges avancent inexorablement vers le tronçon du tablier. Les mitrailleuses égrènent sans peine ceux qui s'accrochent aux chaînes d'appui ; mais la courbe des neuf chaînes protège ceux qui sont accrochés sous elles, grenades à la ceinture. Le plus grand danger viendra lorsque, atteignant le fragment du tablier encore en place, ils s'y hisseront par un rétablissement — et ne pourront le faire, au mieux, que neuf à la fois. Les prisonniers déclareront que la défense fut paralysée par le surgissement des hommes dans les chaînes au milieu du fleuve; peut-être la plupart des mercenaires habitués à combattre des « brigands » tibétains armés de fusils à pierre n'avaient-ils pas envie d'un corps à corps avec des combattants qui accomplissaient sous leurs yeux un exploit légendaire. Les premiers volontaires qui se rétablissent sur le pont ont le temps de lancer leurs grenades vers les nids de mitrailleuses, dont les serveurs tirent au jugé. Les officiers ennemis font déverser des barils de paraffine sur les dernières planches du tablier, les enflamment. Trop tard : les assaillants traversent le rideau de feu. Les mitrailleuses se taisent des deux côtés du fleuve; l'ennemi recule dans la forêt. L'armée passe, sous le bombardement inefficace des avions... C'est la plus célèbre image de la Chine rouge. Au Grand Magasin communiste, j'avais vu d'abord l'exode, qui s'effilochait sur des lieues : l'armée paysanne, précédant les civils obliquement penchés vers la terre comme les files des haleurs ; une multitude aussi courbée que celle de la partition indienne, mais résolue à des combats inconnus. Cinq mille kilomètres parcourus en libérant les villages pour quelques jours ou pour quelques années; :es corps inclinés qui semblaient se lever du tombeau de la Chine, et, au-delà des gorges, ces chaînes tendues à travers l'Histoire. Partout, les chaînes appartiennent au domaine nocturne de l'imagination. Elles ont été celles de cachots ; elles l'étaient encore, en Chine, il n'y a pas si longtemps, et leur dessin semble l'idéogramme de l'esclavage. Ces malheureux dont un bras retombait sous les balles, toute la misère chinoise regarde encore leur seconde main s'ouvrir au-dessus du grondement d'un gouffre sans âge. D'autres les suivaient, dont les mains ne s'ouvraient pas. Pour toutes les mémoires chinoises la foule de pendus balancés vers sa libération semblé brandir les chaînes auxquelles elle est accrochée... Cet épisode illustre coûta pourtant, à l'armée, moins d'hommes que ceux qui le suivirent. Elle atteignit une région où les blockhaus de Nankin étaient encore peu nombreux, et reprit l'initiative des combats. Mais il fallait gravir les Grandes Montagnes neigeuses. Il avait fait chaud en juin dans les basses-terres de Chine, mais il faisait froid à 5 ooo mètres, et les hommes du Sud vêtus de coton commencèrent à mourir. Il n'y avait pas de sentiers; l'armée dut construire sa piste. Un corps d'armée perdit les deux tiers de ses animaux. Des montagnes et des montagnes, bientôt des morts et des morts : on peut suivre la Longue Marche à ses squelettes tombés sous leurs sacs vides ; et ceux qui tombèrent pour toujours devant le pic de la Plume des Rêves, et ceux qui contournèrent le Grand Tambour (pour les Chinois, le tambour, c'est le tambour de bronze) aux parois verticales dans la déchirure illimitée de la montagne. Les nuages meurtriers cachaient les dieux des neiges tibétaines. Enfin, l'armée aux moustaches de givre atteignit les champs de Nao-jong. En bas, c'était encore l'été... Il restait 45'000 hommes. La IVe armée et les vagues autorités soviétiques du Song-pan attendaient Mao. Les forces rouges rassemblèrent alors 100'000 soldats; mais après un désaccord qui permit une offensive heureuse de Nankin, Mao repartit vers la Grande Prairie avec 30'000 hommes. Tchou-te restait au Sseu-tchouan. La Grande Prairie, c'était aussi la forêt, les sources de dix grands neuves, et surtout les Grands Marécages, occupés par des tribus indépendantes. La reine des Mantze ordonna de faire bouillir vivant quiconque prendrait contact avec les Chinois, Rouges ou non. Mao ne parvint pas à négocier. Habitations vides, bétail disparu, défilés dans lesquels les rochers s'écroulaient. « Un mouton coûte la vie d'un homme. » Il restait des champs de blé vert, et des navets géants dont chacun, dit Mao, pouvait nourrir quinze hommes. Et les Grands Marécages. L'armée avançait, guidée par des indigènes prisonniers. Quiconque quittait la piste disparaissait. Pluie sans fin dans l'immensité des herbes détrempées et des eaux Stagnantes sous le brouillard blanc ou sous le ciel livide, plus de bois à brûler, plus d'arbres — et l'armée n'avait pas de tentes. Pour la protéger de la pluie, les grands chapeaux de soleil avaient remplacé les casquettes blanches. Les nuages erraient au ras du marais, et les chevaux culbutaient dans la vase sans fond. La nuit, lès-soldats dormaient debout, liés ensemble comme les fagots. Après dix jours, on atteignit le Kan-sou. Les troupes de Nankin avaient abandonné la poursuite, ou étaient ensevelies dans les marécages. Mao ne commandait plus que 25'000 hommes. Le théâtre aux armées reprit, devant des soldats couverts de peaux de bêtes retournées. Et les files haillonneuses avancèrent enfin entre des pierres, avec leurs drapeaux rongés comme ceux de nos maquis. De nouvelles troupes de Nankin étaient massées, appuyées par la cavalerie musulmane chinoise qui devait « en finir enfin avec les Rouges ». Mais aucune troupe mercenaire n'eût pu battre, malgré leur épuisement, ces volontaires qu'un dernier ennemi séparait seul des bases rouges du Chen-si. Les chevaux pris aux Tartares des Steppes de Chine formeraient plus tard la cavalerie de Yenan. Le 20 oftobre 1935, au pied de la Grande Muraille, les cavaliers à chapeaux de feuilles, montés sur les petits chevaux poilus semblables à ceux des peintures préhistoriques, rejoignaient les trois armées soviétiques du Chen-si, dont Mao prit le commandement. Il lui restait 20'000 hommes, dont 7'000 le suivaient depuis le sud. Ils avaient parcouru 10'000 kilomètres. Presque toutes les femmes étaient mortes, les enfants avaient été abandonnés. La Longue Marche était terminée. Quand on va dans le Magasin communiste, quand on tegarde les montagnes au-delà des Nouveaux Territoires, la Chine populaire, c'est elle. Et Mao serait inconcevable sans elle. Il ne restait de la nation que la honte ; de la terre que la famine. Mais si des dizaines de milliers clé morts ou de déserteurs avaient été remplacés, des dizaines de milliers de compagnons absents n'étaient ni morts ni déserteurs. Ils étaient restés en arrière parce qu'ils appartenaient au tiers ordre de la Libération paysanne. En maintes régions, la guérilla laissée par la Longue Marche devait durer deux ans, immobiliser des divisions ennemies, parfois des armées. La répression, au Kiang-si — un million de victimes — avait laissé la paysannerie de la province sans voix, non sans haine. La Longue Marche venait d'apporter l'espoir à deux cents millions de Chinois, et l'espoir n'avait pas disparu avec le dernier combattant. Cette phalange déguenillée suivie de ses derniers clochards avait joué le rôle des cavaliers d'Allah; arrivée à la Grande Muraille, elle proclamait la guerre contre le Japon. La retraite militaire s'achevait en conquête politique. Partout où elle avait passé l'Armée rouge, pour les paysans chinois, était devenue celle qui défendait les paysans, et la Chine. À onze heures du soir, dans le port que je parcours en sampan, comme au temps de la première grève, l'électricité des gratte-ciel est éteinte. Il reste les « bateaux de rieurs » dessinés dans la baie par leurs ampoules, quelques lueurs dans des ruelles chinoises, et le pointillé des lumières de la route du pic. Sur l'eau, la ville des jonques continue sa vie d'agonie. Elle semble ignorer la terre, et les voyageurs ont maintes fois décrit son tohu-bohu de jadis. Ce soir, quelques ombres à peine glissent d'une jonque à l'autre. Les proues sculptées se succèdent, coupées par les ruelles des sampans. Quelques lumignons s'allument et s'éteignent. Des barques portent les marchands qui passent avec un fanal, comme passaient jadis les marchands sur les lacs des empereurs. Et les hautes proues décorées qui ne reprendront plus la mer semblent étouffer leurs appels presque secrets, sous les dernières voiles en ailes-de-dragon dont la nuit cache les haillons, et qui furent celles de la plus vaste flotte du monde. À l'aube, pendant que là-bas s'éveillera lentement l'énorme Chine, les gratte-ciel repartiront avec fracas à l'assaut du pic ; comme chaque jour, les antiquaires suspendront au-dessus de leurs trésors démonétisés la photo de Tchang Kaï-chek qui porte à l'envers celle de Mao, et qu'ils retourneront quand il le faudra. Il ne reste autour de moi que le pointillé tremblant des lumières de la route ui se perd comme autrefois dans les étoiles — l'appel d'un marchand, la nuit et le silence. Canton « La grève générale est décrétée à Canton. » 1925... C'était la première grève générale, et la première phrase de mon premier roman. Plus rien des Chinois de la Compagnie des Indes, du quartier des changeurs qui carillonnaient, le long du fleuve, en frappant les pièces de leurs petits marteaux — ni du bazar informe qui emplissait encore le centre de la ville à la veille de la révolution. Plus rien de la révolution elle-même — que ses musées... L'École des Cadets est démolie, me dit-on, et la maison de Borodine, et... Rues d'asphalte aux uniformes maisons basses, vastes parcs de « culture ». Malgré les bananiers, malgré la chaleur, je reconnais le monde russe de l'immensité. Un hôtel aux escaliers sans fin, aux couloirs sans fin ; russe par ses dimensions, par son tapis amarante, par une solitude onirique différente de celle de l'Occident, mais que je n'ai pas vue en Russie. Shameen, l'ancienne île des consultais, est intact — comme le corps d'un tué. Ses maisons qui ne ressemblent plus à celles de la ville s'écaillent au-dessus du petit square aux fleurs serrées ; des jonques sans moteur aux voiles rapiécées de rosé bengale et de gris fumée doublent la pointe de l'île, chimères en habits d'arlequin ; dans le soir qui tombe, la flotte de Marco Polo appareille sur la rivière des Perles, devant les anciens docks et les chantiers neufs, à travers la désolation sibérienne. Voici le pont sur lequel tiraient les mitrailleuses du colonel Tchang Kaï-chek... Le musée de la Révolution est aménagé dans la rotonde du monument à Sun Yat-sen. Tout près, le mausolée aux martyrs politiques semblable à ceux des empereurs de la plus vieille Chine (tout le parc semble son bois sacré) et devant lequel les pionniers communistes viennent prêter serment. Au musée, voici les photos des chefs de la grève de 1925, la première grève contre Hong Kong ; tous sont morts. Sous un ruban qui porte la date : 4 mai 1919, la grille de la prison, comme un réseau de croix noires sur des figures indistinctes. Par terre, des fers médiévaux, que portèrent les condamnés lors de la répression de là commune de Canton. Tout est hors du temps : un village de partisans qui a résisté dix mois aux troupes du Kouo-min-tang, les unités féminines qui mêlent les mégères aux dactylos ; les exécutions de Chang-hai pendant la répression que conte La Condition humaine : les condamnés à genoux, les yeux bandés d'une étoffe noire qui pend comme une cagoule renversée; une maquette de la conquête de Hai-nan par l'armée des jonques (que faisaient alors les vaisseaux de guerre du Kouo-min-tang ?) ; et toutes les photos du mouvement paysan — dont nul ne parlait en 1925. Voici les piques aux courts glands rouges, car les longs sont ceux de Yenan ; et les chapeaux « tonkinois ». (Un de mes grands-pères en avait rapporté un, qui s'appelait le chapeau du Pavillon-Noir...) Comme en Union soviétique, ces photos et ces objets se confondent avec un folklore de la révolution. Ce peuple qui n'avait pas de ministère de la Justice, mais un ministère des Châtiments, rassemble les mêmes photos que Moscou et, plus confusément, que le peuple des cathédrales. Elles croient enseigner la révolution, elles enseignent le martyre. Les T'ai-p'ing ont gouverné dix années durant, et se sont fait exterminer devant ce même fleuve qu'a franchi Mao. Le génie politique de celui-ci, c'est évidemment ce qui le sépare d'eux; mais ce musée, c'est presque toujours ce qui l'unit à eux. Comme à Moscou, les images sont moins destinées à rendre intelligible le cours de la révolution qu'à créer un passé soumis aux vainqueurs. Combien un musée qui exposerait clairement l'action complexe de Mao, à ces jeunes gens qui m'entourent et qui la pressentent avec une vénération informe, serait plus efficace que cette propagande ! Je ne vois que ceux que l'on cache. Lénine n'est jamais accompagné que de Staline : il n'y a jamais eu de Trotski. Ni de Borodine, d'ailleurs. Ni de Tchang Kaï-chek. Les photos de l'École des Cadets montrent seulement Chou En-lai, commissaire politique. Sur une photo de cinquante officiers, je reconnais Gallen, le futur maréchal Blûcher, et le désigne à l'ambassadeur de France, qui m'accompagne. Arrive, comme porté par des patins à roulettes, le traducteur qui semblait ne plus s'intéresser à nous. « Lequel est-ce ? » demande-t-il, écarquillé. Gallen ne reparaît sur aucune autre photo. Il n'y avait pas de Russes à Canton, en 1925... Le lendemain Hier soir, dans le mausolée de Sun Yat-sen, salle de 5'000 places, le théâtre jouait L'Orient est rouge. On s'attendait à trois quarts d'heure de retard parce qu'il pleuvait — pendant la saison des pluies... Comme la Russie, la Chine mélange imprévisiblement le temps sans heures (théâtres, avions) et la ponctualité (chemins de fer, armée). En attendant, les trois cents chanteurs des chœurs étaient en place des deux côtés de la scène — pantalon bleu, chemise blanche — et comme ils étaient étages, on ne distinguait qu'une immense étoffe blanche piquetée de têtes. Enfin, le speaker commença. Il portait la vareuse des « cadres », mais gris perle et cintrée. Tout le choeur l'accompagna, et ce fut une foule qui cria la première phrase de la pièce : « A l'époque de Mao Tsé-toung... » Les tableaux se succédaient, très réussis lorsqu'ils ne tendaient qu'à être des tableaux. Le sujet était la légende de la Libération, traitée à la fois en ballet et en opéra de Pékin. Les slogans correspondaient aux sous-titres du cinéma muet. La parole n'a rien à faire dans cette stylisation impérieuse où elle devient chant. Le port de Chang-hai était l'étrave d'un paquebot : le Président-Wilson, amarré au quai par des chaînes colossales et vaguement vivantes comme celles du Ta Tu-ho. Sur le quai, un Occidental en costume bleu pâle et bottes molles, Russe de Pierre le Grand ou colonel anglais de 1820, représentait l'impérialiste. Il s'enfuit devant un groupe de soldats chinois qui portaient sur leur casque les couronnes de feuilles de camouflage, et ressemblaient au bouffon couronné que Lorca appelle Pampre. « Quelle armée symbolisent ces soldats ? — L'Université... », répondit mon traducteur. Que les acteurs deviennent nombreux, la stylisation agit aussitôt. Cette imagerie révolutionnaire, qui se veut celle de la création du Parti communiste chinois, ne montre pas les obstacles qu'il a dû vaincre. Tous les ballets sont naïfs; et cette naïveté était hier soir au service de la Chine millénaire, qui reparaissait dans les scènes d'éventails où la foule des aâeurs était parcourue d'un seul frémissement, dans les danses où les manches étaient continuées par des étoffes ondulantes comme celles des danseuses funéraires des Tang, jusque dans les convulsions d'une foule arrêtées par une pétrification soudaine... Tout cela soutenu par une musique que je ne connaissais pas, et qui mêle notre gamme aux miaulements et aux cris de l'ancien opéra chinois. Mais ces choeurs et ces voix admirables sont à la musique chinoise ce que le jazz est à la musique africaine. De la révolution, il reste des musées — et des opéras... Dans une heure, l'avion pour Pékin. De ma fenêtre, des usines et des bâtiments d'une Sibérie tropicale, jusqu'à un horizon de cheminées que la vieille pagode domine toujours. Les bananiers ruissellent, bien qu'il ne pleuve pas encore. Devant moi, les toits-cloportes, au vermillon décomposé par le soleil et verdi par la pluie, traversés par la ruelle gluante où courent lentement des enfants presque nus : le dernier îlot du Canton d'autrefois quand des morceaux du rempart existaient encore sous les herbes ? Le vent d'étuve fait battre sur le mur les baguettes du long rouleau qui représente une scène militaire, et donne au peignoir de bain saumon posé sur un cintre les mouvements onduleux du théâtre chinois. Tant de mort, tant d'espoir et de sang, tout ce que j'ai connu et rêvé de Canton s'achève par mon fantôme dérisoirement rosé qui s'agite à la fenêtre devant le nuage blême de l'orage... Pékin La ville était autrefois ordonnée par la croix de deux routes sans trottoirs, poussière tartare où les remparts de citadelle et les bastions cornus des portes apparaissaient comme à travers la pluie. Les dédaigneux chameaux du Gobi passaient, l'un suivant l'autre, et les trains les accompagnaient lentement. La poussière, les caravanes, une face des remparts ont disparu. Voici les portes dans le matin bleu pâle. Autour de la ville, des avenues sans fin, bordées de bâtiments épais, me font penser, comme les rues principales de Canton, à l'immensité sibérienne -mais la chaleur d'étuve a disparu. L'auto longe d'énormes échafaudages de bambous au-dessus de tout petits saules, puis des acacias rosés qui ne sont pas des acacias, et toujours le vol en faux des martinets. Quand le moteur s'arrête, un grand bruit de grillons emplit le silence. Les couloirs du palais des Affaires étrangères ont la même immensité désolée que ceux de l'hôtel de Canton. Après maintes pièces apparemment vides, le bureau du maréchal-ministre Chen-yi : fauteuils d'osier, lavis de style chinois, sous-ministres, interprètes. Le maréchal est jovial, avec un visage lisse (souvent les Chinois vieillissent en quelques mois) et un rire large et coupant. Il porte le costume presque stalinien des « cadres » et semble, comme jadis les généraux soviétiques, n'avoir rien conservé de son origine (il est fils de magistrat); n'avoir pas d'origine. Il a commencé sa carrière comme adjoint d'un seigneur de la guerre au Sseu-tch'ouan. Il est passé par l'École militaire, a rejoint Tchou-te au temps du malheur, puis a commandé l'arrière-garde, toujours attaquée, de la Longue Marche. Vainqueur des Japonais, chef de la IVe armée, puis de l'Armée populaire de libération de la Chine orientale, c'est lui qui a pris Nankin et Chang-hai en 1949. « Comment va le général de Gaulle ? — Tout à fait rétabli, je vous remercie. Et le président Mao ? — Très bien. » Les salamalecs terminés, j'ai oublié la santé du président de la République, Liou Shao-shi. Ça ne semble pas troubler le maréchal, qui fait un exposé des principes. Son traducteur, auquel le nôtre vient parfois en aide, traduit : « Sur le plan intérieur, le gouvernement populaire veut débarrasser la population de la pauvreté et de l'ignorance, faire en sorte que la vie matérielle de chacun soit assurée, et que se produise un épanouissement général, sur la base du système socialisée. Le capitalisme présente des aspects intéressants, notamment sur le plan technique, mais il doit être rejeté en tant que système, car le directeur d'une entreprise ne doit pas décider seul du sort d'un million d'hommes. M. Malraux, qui a étudié comme personne le marxisme, comprendra que, même si le capitalisme eût pu obtenir ici quelques résultats mineurs, le communisme seul pouvait procéder à l'édification du pays dans son ensemble. » Fort vrai. Quant au marxisme, pendant que nous jouions aux salamalecs, nous avons échangé des compliments sur nos œuvres respectives. Comme Mao, le maréchal est poète — et mari d'une actrice célèbre, qui travaille actuellement (propagandiste ?) dans une commune populaire. « En bref, souligne-t-il, le gouvernement chinois veut construire la Chine, par ses ressources propres, en quelques décennies. » Lorsqu'on a connu la Chine de naguère, la phrase, même jovialement prononcée, prend une grandeur historique. « Sur le plan extérieur, le gouvernement chinois poursuit une politique de paix. Il veut un monde pacifique où les peuples choisissent eux-mêmes leur système politique. La Chine, qui a assez fait face à l'exploitation colonialiste et impérialiste, a la responsabilité d'aider partout les mouvements d'émancipation. De 1840 à 1911, elle a subi les vexations de l'impérialisme britannique, puis de l'impérialisme japonais, et maintenant de l'impérialisme américain. Sato est un satellite des États-Unis, il ne peut faire un geste indépendant de Washington. La France s'est retirée de la Chine après la Seconde Guerre mondiale ; elle a adopté une politique réaliste. Sur le plan européen ainsi que sur d'autres, elle suit une politique de défense à l'égard des États-Unis. — D'indépendance, monsieur le maréchal... » Il a fait partie, avec Chou En-lai, des « étudiants-ouvriers » qui ont fondé à Billancourt l'une des premières sections du Parti communiste chinois. Il a été expulsé en 1921. Quarante ans plus tard, ministre, il a représenté la Chine à Genève. A-t-il revu Paris ? Sans doute a-t-il parlé ainsi à cent journalistes de gauche, à tous les ambassadeurs qu'il a reçus. J'ai assez connu l'Union soviétique pour n'être pas surpris par les disques de phonographe; mais quand le maréchal va parler, j'attends toujours un peu qu'il parle lui-même. Je me sentais plus près de lui quand nous échangions des salamalecs sur notre littérature. Ce qu'il a de chaleureux donne vie à ce qu'il dit, pourtant... Voici qu'il s'anime : « Les informations relatives au Viêt-nam, dit-il, sont contradictoires. À Moscou, M. Harriman est bel et bien allé parler du Viêt-nam! Les journaux américains devraient se mettre d'accord ! — Ne croyez-vous pas qu'il s'agit de beaucoup plus que d'un désaccord des journaux ? Chez nous aussi, on parle de la politique des États-Unis comme s'il n'y en avait qu'une ; mais les forces américaines qui agissent sur la guerre du Viêt-nam sont sans doute assez divergentes... » II déploie un petit éventail, s'évente en souriant, esquisse un geste qui semble vouloir dire : c'est possible, et reprend, avec une bonhomie bourrue : « Vous êtes favorables à la neutralisation du pays ? — Pour commencer. — Nos amis vietnamiens craignent qu'elle n'impose un partage définitif. Depuis que les Américains sont entrés directement en jeu, neutralisation est devenu un mot creux. Il n'y a qu'une solution : le retrait des forces américaines. » Ici, le Viêt-nam semble une abstraction amicale. Le maréchal veut ignorer tout ce qui sépare Hanoï de Pékin. Soit, comme eût dit Méry ; je me souviens de son portrait de Hô Chi Minh, de tout ce qu'il m'a dit du Viêt-nam — et, vu de Singapour, le Viêt-nam, c'était la guerre. Elle rôde autour de nous, mais sous l'apparence de la paix. Elle est sérieuse et épisodique : coloniale, eût-on dit jadis. Dans cette Chine rétablie qui va atteindre un milliard d'habitants, on ment beaucoup plus que sous les avions américains qui pulvérisent Hanoi; mais ce qui est en jeu est le destin du monde. « Les conditions sont de plus en plus favorables. Cette guerre mûrit. Avec l'escalade, les obstacles se multiplient; la détermination du peuple vietnamien se renforce, et finira par contraindre les Américains à quitter le pays. — Croyez-vous impossible à un grand État de maintenir 150'000 hommes sur un théâtre d'opérations pendant dix ans ? — Ah ! ils sont 15'000 maintenant ! » Il le sait aussi bien que moi. Sans doute mieux. « Ils seront bientôt davantage, dis-je. — Les Américains ont imposé la guerre au peuple vietnamien. Nous prenons parti pour lui. Qu'ils partent, ils demeureront une puissance mondiale. S'ils ne retirent pas leurs forces, ils perdront la face plus encore. Pour la nation vietnamienne il ne s'agit pas d'une question de face, mais de vie ou de mort. Les Américains bombardent à coeur joie. — À leurs yeux, toute leur politique en Asie est engagée... — La perte d'un domino de mah-jong ne détruit pas le jeu de celui qui le perd. Et les États-Unis ne pourront pas maintenir indéfiniment des troupes à l'étranger ; ils seront un jour ou l'autre contraints d'évacuer T'ai-wan et Berlin-Ouest. — L'abandon de Formose par eux impliquerait-il à vos yeux celui de la Sibérie par les Russes ? « II y a plus de terres libres au Nord que dans l'Asie du Sud-Est. » Le maréchal rit. L'expression « se fendre la gueule » lui convient à merveille. « Tout de même, répond-il, T'ai-wan ne fait pas partie des États-Unis ; la Sibérie fait partie de l'Union soviétique, et n'a jamais été chinoise! » Supposons... Au sujet de Bandung, j'emploie l'expression : la politique mondiale de la Chine. « Dans tous les domaines, reprend-il, la Chine doit rattraper un retard considérable, et il lui faudra encore un gros effort pour conduire une politique mondiale. En attendant, elle sait avec qui elle est et avec qui elle n'est pas. Ce que j'ai dit le 14 juillet à votre ambassadeur est toujours vrai. Les Vietnamiens n'ont pas d'autre possibilité que de continuer la lutte. Si les États-Unis sont sincères dans leur désir de -négocier, pourquoi parlent-ils d'envoyer au Viêt-nam deux cent mille hommes, un million d'hommes ? Ils ont pris l'habitude de menacer. Hô Chi Minh et Pham Van Dong ont affirmé, en mai et en juin, qu'en 1960, ils n'étaient pas sûrs de l'issue de la guerre, mais qu'ils le sont maintenant. Notre expérience nous donne la même certitude. « Les forces américaines sont dispersées dans le monde entier... « Regardez une carte : elles sont à Formose où elles soutiennent le dictateur Tchang Kaï-chek, au Viêt-nam avec le dictateur Ky après le dictateur Diem, en Corée avec le dictateur Ree et d'autres, au Pakistan avec le dictateur Ayoub Khan, au Laos avec Phoumi, en Thaïlande avec le roi. Est-ce que nous sommes aux Hawaii, au Mexique et au Canada ? » Ce n'est pas aux « forces américaines » que je pense : la puissance des États-Unis, je ne l'ai jamais ressentie autant — même lorsque, en 1944, je me suis trouvé en face des premiers chars américains — qu'à la tombée d'un jour d'hiver sur la flotte désaffectée, ancrée dans l'Hudson, à une centaine de kilomètres de New York. Le président Kennedy m'avait dit : « Allez voir ça ! » Une route parfaite dominait le fleuve, et les autos croisaient leurs phares sur cette nécropole de navires de guerre. Une silhouette arpentait le pont de chaque cuirassé, en balançant un fanal à peine lumineux dans le brouillard qui montait du fleuve avec le soir. Qu'est devenue la flotte de Nelson ? Les historiens antiques disent que les mercenaires comprirent la puissance de Carthage quand ils découvrirent qu'elle crucifiait les lions; j'ai éprouvé la puissance des Etats-Unis quand j'ai vu qu'ils avaient jeté au rebut la plus puissante flotte du monde. « Notre expérience de Tchang Kaï-chek, poursuit le maréchal, nous a enseigné qu'il faut faire alterner les périodes de combat et les périodes de négociation. En Corée, combats et négociations se déroulaient simultanément, au point que parfois le bruit des voix couvrait celui des canons... Les Vietnamiens sont avisés et conscients, ils étaient marxistes avant nous, nous avons confiance en eux. Le 20, le président Hô Chi Minh a proclamé sa résolution de poursuivre la lutte cinq ans, dix ans, vingt ans, jusqu'à ce que le dernier Américain ait quitté le Viêt-nam et que soit faite la réuni, fication. » Pour les dirigeants chinois, l'escalade est la Longue Marche du Viêt-nam. « C'est toujours la même chose, reprend le maréchal voyez la guerre de Corée, l'intervention de la VIIe flotte dans le détroit de Tai-wan, l'occupation de Tai-wan et l'O.N.U. qui se précipite au secours de l'agression capitaliste contre le Congo ! L'attaque américaine contre la Corée du Nord avait pour but de menacer notre sécurité; nous avons été contraints d'intervenir pour nous défendre. Ensuite, nous avons libéré des prisonniers américains. Sans réciprocité. Après la guerre de Corée, les États-Unis ont multiplié leurs menées au Viêt-nam, où la situation est assez comparable. — Mais meilleure pour vous. — Si les États-Unis n'étendent pas leur agression, il ne sera pas nécessaire que la Chine participe aux opérations, mais s'ils le font, elle y participera. — En territoire chinois ? — Et peut-être aussi en territoire vietnamien. » Un temps. J'en doute. Mao a toujours fait sienne la phrase de Lénine sur la tactique de défense des armées révolutionnaires contre l'étranger, et il a toujours souligné que Staline n'avait combattu que pour assurer la défense de la Russie. Lénine a dit : « Ceux qui croient que la révolution peut être déclenchée sur commande dans un pays étranger sont des fous ou des provocateurs. » Mais au Viêt-nam, on n'en est plus à déclencher la révolution : le maréchal parle comme s'il se tenait pour responsable de la guerre du Viêt-nam. Cette responsabilité sert sa gloire, comme on eût dit au XVIIe siècle. Mais qu'en est-il ? Déjà la France a attribué Diên Bien Phu à l'artillerie chinoise, qui n'y était pas. Les maquis vietcongs sont-ils armés par la Chine ? En partie, sans doute. Mais ils l'ont été passablement par l'U.R.S.S. et les armes prises à la France, et aux États-Unis, comme l'Armée rouge chinoise par les armes prises à Tchang Kaï-chek. Leur idéologie, leur confiance, leur tactique viennent de Mao ; et un certain nombre de leurs organisateurs, de leurs officiers de liaison. Mais personne ici ne m'a demandé : « Croyez-vous que les du Sud soient formés, ou au moins dirigés, par les troupes du Nord, satellites des troupes chinoises ? » Le maréchal ne serait pas fâché de me le laisser croire. Et pourtant ? Le Viêt-nam ne parvient pas à trouver un gouvernement national, les Américains sont contraints à intervenir directement dans la guerre, les prisonniers fle sont pas chinois. « C'est chez les Occidentaux une obsession, m'avait dit Nehru, de croire que les guerres de libération nationale sont conduites par l'étranger. » Je connais par expérience la limite de l'aide que les maquis peuvent recevoir, des « conseils » qu'ils peuvent accepter. Je ne crois donc pas que l'escalade, même jusqu'à Pékin (la guerre nucléaire écartée), puisse sauver un gouvernement de Saigon qui ressemble à celui de Tchang Kaï-chek, en pire. « Les Américains, reprend le maréchal, ne cessent de violer notre ciel. Est-ce que des avions-espions chinois survolent les États-Unis ? Ils ont déclaré qu'il ne saurait y avoir de santfuary comme lors de la guerre de Corée : très bien. Sous prétexte d'appui au Sud-Viêt-nam, ils bombardent le Nord. Qui dit que demain ils ne prendront pas prétexte d'un soutien de la Chine au Nord-Viêt-nam pour la bombarder ? Ils croient pouvoir faire tout ce qu'ils veulent. Il faut prévoir les conséquences des événements prochains. Et à la fin nous gagnerons, comme contre les Japonais, comme contre Tchang Kaï-chek. « Voyez leurs menées en république Dominicaine, au Congo : partout ils provoquent des troubles, au contraire de la Grande-Bretagne et de la France. Il faut leur résister. Quand le colonialisme européen quitte l'Asie, l'impérialisme américain vient le remplacer. Les Vietnamiens se battent aussi pour la Chine et pour le monde entier, dont ils méritent l'estime. » Quand j'ai vu Gide pour la première fois, c'était l'auteur des Nourritures terrestres, non l'homme qui m'attendait devant le Vieux-Colombier, un champignon de brioche dans la bouche; quand j'ai vu Einstein, c'était le mathématicien, non le violoniste hirsute et bienveillant qui m'accueillit à Princeton. Je sais de reste ue le maréchal n'est pas Mao. Mais il est le ministre es Affaires étrangères de la Chine populaire — un des personnages autour desquels rôde l'Histoire ; il a commandé l'arrière-garde de la Longue Marche, toujours harcelée. L'auteur reparaissait vite dans Gide, et le savant, dans Einstein. Dans Chen-yi, où reparaît le conquérant de Chang-hai ? La Chine s'accorde au disque comme elle s'accorde au cérémonial; et malgré un côté déballé, le maréchal est manifestement en représentation. Valéry disait du général de Gaulle : «Il faudrait savoir ce qui, en lui, est de l'homme, du politique, ou du militaire. » Dans le maréchal, tout est de convention — d'une convention accentuée par la traduction. Je ne trouve pas un véritable dialogue. Je ne puis évidemment pas lui dire : « Monsieur le maréchal, les États-Unis ne dominent le jeu vietnamien que par leur aviation, et ce ne sont pas les Chinois qui combattent cette aviation, ce sont les Russes. » Je retiens seulement son mélange de fermeté, de prudence, d'engagements quasi allusifs; les curieuses limites qu'il fixe, clairement ou tacitement, au conflit de la Chine et des États-Unis. Je n'ai réellement entendu sa propre voix que lorsqu'il m'a dit : « Et en territoire vietnamien. » Son type, très différent de celui que j'ai connu, est-il celui des nouvelles autorités chinoises ? L'ambassadeur de Chine à Paris, qui est aussi des généraux de la Longue Marche — et lui a consacré un livre de dessins presque humoristiques —, montre cette jovialité invulnérable. Je connais l'internationale des Affaires étrangères; il ne lui appartient pas, parce qu'il remplace la réserve par une cordialité militaire. « Le général de Gaulle a raison de résister aux États-Unis en Europe. Ils ne sont pas omnipotents, mais ils ont profité de deux guerres : pendant la Première Guerre mondiale, ils ont perdu 100'000 hommes, pendant la seconde 400'000. En Corée, ils ont perdu 300'000 hommes sans grand profit, donc ils ont fait un mauvais calcul. Ils vont maintenant faire leur calcul pour le Viêt-nam... — Nehru pensait que le colonialisme meurt lorsqu'une expédition occidentale cesse d'être victorieuse à l'avance d'une armée asiatique. Je le pense aussi. » Mais pourquoi le maréchal ne semble-t-il pas envisager l'emploi de bombes atomiques par les Américains, s'ils entraient en conflit avec la Chine ? « Nous espérons que la France utilisera son influence pour que les États-Unis se retirent. Il faut faire face aux Américains pour les amener à quitter le pays. Le peuple américain est bon, il a accompli en deux siècles des réalisations remarquables, mais la politique de ses derniers dirigeants est allée contre ses aspirations profondes. La Chine ne recherche pas une grande guerre, elle veut une coopération des forces qui obligeront les États-Unis à abandonner leur politique agressive, ce qui ne peut qu'être utile au monde, et aux États-Unis eux-mêmes. » Sollicitude qui toucherait les États-Unis. Notre ambassadeur guette ma réaction. Tout cela m'est familier. Le monologue manichéen, qui semble toujours s'adresser aux « masses », continue. Cet homme intelligent, champion d'échecs, au sommet d'une carrière éclatante, ne parle pas pour me convaincre. Il accomplit un rite. Je lui réponds que les États-Unis, comme je l'ai dit à Nehru, me semblent la seule nation devenue la plus puissante du monde sans l'avoir cherché; alors que la puissance d'Alexandre, de César, de Napoléon, des grands empereurs chinois, fut la conséquence d'une conquête militaire délibérée. Et que je ne distingue actuellement aucune politique américaine mondiale comparable à ce que fut celle de la Grande-Bretagne impériale, ou le plan Marshall, ou ce que cherchait le président Kennedy. Que les États-Unis me semblent, provisoirement, renouveler des erreurs que nous connaissons trop bien, car notre IVe République les a commises avant eux. J'ajoute : « Quant à l'influence que nous pouvons exercer sur les États-Unis, je la crois du même ordre que celle que vous pouvez exercer sur l'Union soviétique... — La Chine adapte ses sentiments aux faits. Après la révolution d'Octobre, sous Lénine et sous Staline, l'U.R.S.S. éprouvait de la sympathie pour le peuple chinois, et nous en éprouvions pour elle. Après la défaite du Japon, nous nous sommes accoutumés à l'idée que l'U.R.S.S., usée par le conflit, ne voulait pas se mêler des affaires d'Extrême-Orient, et nous n'avons pas placé nos espoirs dans son aide. L'édification socialiste de la Chine ne saurait être fondée sur l'aide de l'U.R.S.S., à quelque titre que ce soit. Il faut avant tout compter sur soi-même. Les Russes avaient mis les choses en train, mais nous pouvons continuer sans eux. — Et, dès 1964, nous avions tout payé. Quand Khrouchtchev a essayé de nous étouffer... » Il s'arrête, reprend : «... depuis Khrouchtchev, les dirigeants soviétiques veulent la domination du monde par deux puissances ce qui est impensable, car tous les pays, grands et petits font également partie du monde ! » Je suis surpris, non par ces affirmations, mais par le niveau de la conversation. Comme je l'étais en Union soviétique quand j'entendais des marxistes, rigoureux ou subtils en privé, passer en public au niveau de L'Humanité. Le maréchal croit-il au manichéisme qu'il professe ? Après tout, le manichéisme est faible pour parler, non pour agir. Et les États-Unis ne sont pas pour lui la nation qui a sauvé deux fois la liberté de l'Europe, mais celle qui soutenait Tchang Kaï-chek.,. « Le général de Gaulle n'a jamais envisagé avec faveur une double hégémonie... » Il rit : « Mais nous ne sommes pas non plus partisans d'une hégémonie à cinq... (Sans doute pense-t-il : États-Unis, Union soviétique, Angleterre, France, Chine.) — ... avec l'Inde qui gratterait à la porte! — Un ménage à deux, c'est clair. À trois, c'est déjà beaucoup... — Enfin, il n'y aura jamais trop d'alliés en faveur de la paix... — Si nous devions conjuguer nos efforts pour le rétablissement de la paix, envisageriez-vous la négociation après un engagement de retrait, ou après un retrait effeâif des troupes américaines ? » Le maréchal réfléchit. « La question doit être mise à l'étude; peut-être serai-je en état de donner une réponse dans quelques jours. La décision appartient à Hô Chi Minh et à Pham Van Dong. Pour autant que je sache, ils maintiennent le préalable du retrait. « Vous n'apportez aucune proposition, monsieur le ministre ? — Aucune, monsieur le maréchal. » Il en attendait une — pour la rejeter ? Mais sans doute s'agissait-il aussi de connaître la nature de l'entretien que je dois avoir avec Chou En-lai, avec le président de la République et, éventuellement, Mao; et d'avoir le temps de le préparer... La porte par laquelle nous sortons, l'ambassadeur de France et moi, s'ouvre devant l'ancienne Cité interdite. Les palais de la désolation sibérienne (Palais du Peuple, musée de la Révolution) sont derrière nous, et je retrouve la ville impériale d'autrefois. Elle régnait sur une pullulation de maisons basses aux toits cornus couleur d'ardoise, puisque nul regard n'était autorisé à plonger dans ses cours. Le gratte-ciel couché d'où je sors la domine maintenant. À l'intérieur, les admirables cours sont vides : il est midi. L'herbe pousse devant les vases de bronze sacrés. Dans les chambres, le musée, son fouillis et ses quelques pièces uniques; au fond, l'appartement de la dernière impératrice. Petites chambres calfeutrées, que l'on voudrait voir lorsque tombe la neige ; avec leurs lanternes de marché aux Puces, et la vulgarité que le style viâorien et celui du second Empire ont répandue dans toute l'Asie. Je pense au Musée chinois de l'impératrice Eugénie dont me parlait Méry à Singapour, à ses chinoiseries rapportées du sac du Palais d'Été, et de la conquête du Cambodge, où le roi seul possédait quelques lingots d'argent... Qui connaît encore le Musée chinois de Fontainebleau ? La Cité interdite, elle, n'est pas abandonnée. C'est dans sa grande salle que Loti trouva les reliefs du repas des mânes, mangé par les soldats européens le premier jour de leur conquête; et les instruments de musique que l'impératrice avait disposés là pour les ombres. Lors de sa fuite, elle avait posé devant sa Kwannyn favorite un bouquet, et lui avait passé au cou l'un de ses colliers de perles. La Kwannyn est là. Les amas de dieux s'enchevêtraient dans les cours, pour que les soldats pussent coucher sur les autels ; au temple de Confucius, une banderole tendue disait : « La littérature de l'avenir sera la littérature de la pitié. » C'était le temps où les barbares rebelles commençaient à s'appeler les puissances étrangères, mais où l'on croyait encore que les chrétiens tuaient les enfants et les mangeaient pour leur sacrifice sanglant, qui s'appelait la messe. J'ai vu jadis finir la vieille Chine, et les ombres des renards filer à travers les asters violets des remparts, au-dessus de la procession des chameaux du Gobi couverts de gelée blanche. Je me souviens des vessies de porc éclairées par des chandelles, ornées de caractères chinois qui désignaient les hôtels tenus sur les quais de la gare de Kalgan par les hôteliers russes dont on ne voyait dans la nuit que la barbe éclairée d'en bas — et ces lanternes de Jérôme Bosch semblaient veiller seules, dans la neige et l'obscurité, l'agonie de la Russie blanche, en attendant la petite table d'hôte où le phonographe à cornet en volubilis jouerait Sous les remparts de Mandchourie. J'ai vu les clôtures de rondins des villages moghols s'ouvrir comme des portes de corral, les cavaliers de Gengis Khan foncer sur leurs petits chevaux hirsutes, l'avant du crâne rasé d'une oreille à l'autre, et leur chevelure grise, longue comme celle des femmes, horizontale dans le vent des Steppes sous le ciel livide. J'ai vu les vieilles princesses des neiges, comme des reines d'Afrique déjà marquées par les chevauchées de la mort : Mongolie, marches tibétaines, coiffures wisigothes — et, au-dessus des villages putrides, les couvents au parfum de cire dont le parquet reflétait les lamas jaunes et l'Himalaya bleu. Et le grand mausolée de Sun Yat-sen, les soldats des seigneurs de la guerre avec leurs parapluies. Enfin, j'ai vu la résurreftion de l'armée chinoise. Là où passa jadis devant moi dans l'inondation, à travers la dérive des cadavres, le canot du bourreau vêtu de rouge dont le sabre court reflétait gaiement le ciel lavé, j'ai atterri près des hauts fourneaux de Han-yang... Quand, ayant quitté la majesté des cours, nous nous retournons, les toits orangés à peine recourbés sur les murs sang-de-boeuf sont d'une telle puissance architecturale que les caractères géants qui exaltent la République populaire semblent fixés là de toute éternité, et que la terrasse semble construite pour les discours de Mao. En attendant le retour de Chou En-lai à Pékin, on nous propose de visiter Long-men, ce qui nous permettra de traverser Lo-yang et Sian, d'ordinaire interdites aux étrangers. Lo-yang fut la ville aux palais de tuiles violettes qui abritèrent le plus précieux raffinement du monde, à notre époque carolingienne. On en rêva jusqu'à Byzance. Et on en rêva dans toute la Chine, car ce fut une ville de poésie, l'Ispahan chinoise. Ici, l'on trouva les squelettes des favoris de l'impératrice fixés au mur par les flèches lestées de queues de renard. Il ne reste qu'une campagne endormie à travers les portes rondes. Une commune populaire propre comme un sou neuf, qui ne connaît pas la famine. Ils veulent me faire admirer leur traâeur, et ne devinent pas que c'est eux que j'admire... On part d'ici pour atteindre les grottes bouddhiques de Long-men. Elles sont maintenant protégées par du verre, et les statues y apparaissent comme dans la vitrine d'un magasin. Au-dessus des statues qui ont perdu leur tête (« Ce sont les Américains », dit le guide), dans l'amphithéâtre que rien ne protège, la foule se serre au bas du Grand Bouddha, étonnamment indo-hellénistique alors que les sculptures des grottes Weï le sont si peu. Sur les côtés, les géants protecteurs qui symbolisent les points cardinaux : l'un d'eux écrase de sa botte médiévale un pauvre nain éploré. Quelque visiteur a laissé à côté un de ses souliers, si bien que le nain de pierre semble avoir perdu sa chaussure. C'est la montagne même qui est sculptée, comme aux Indes; mais jamais je n'ai ressenti à ce point combien des figures divines perdent leur âme au-dessus d'une foule indifférente. Le bouddha colossal a été sculpté sur l'ordre de l'impératrice aux amants cloués par les flèches. Les cris des poules luttent avec le crissement des grillons, et la radio d'une auberge lie et délie des airs de Pékin autour de la roche sacrée. Nous partons pour Sian. Sur une place d'autrefois, couleur de glaise, s'ouvre le musée, faux et vrai à la fois, admirable ensemble de pavillons classiques aux tuiles cendre orange et turquoise, avec des portes rondes ouvertes sur la campagne ou sur les jardins inachevés, lourds pourtant d'hibiscus, de glaïeuls, de lilas énormes et sans odeur. Au passage, l'interprète avait dit, désignant des parcs à demi sauvages : « Ici s'élevait un kiosque de l'empereur T'ai-tsong... » Le premier pavillon du musée abrite une forêt de stèles, et tout à coup, je découvre ce qu'est cette ville d'un million d'habitants avec son gratte-ciel administratif, sa tour de la Cloche et son musée plus irréel que le Palais d'Été : Sian, c'est Si-ngan-fou, qui fut onze fois capitale de la Chine... Voici les animaux de pierre qui conduisaient au tombeau de T'ai-tsong, le Charlemagne chinois. Voici le rhinocéros. On assied les enfants sur son dos, pendant que les parents lui flattent la corne et qu'un ami photographie la famille. Dans la salle principale, les quatre as-reliefs du tombeau de l'empereur, qui représentent, dit-on, ses quatre chevaux préférés. La tombe a été abandonnée pendant plusieurs siècles. Deux des bas-reliefs, possédés par les États-Unis, sont remplacés ici par deux photos en vraie grandeur, au-dessous de l'inscription : Volé par les Américains. La propagande antiaméricaine est minutieuse et illimitée. L'imagerie qui couvre les murs des villes est orientée par elle, même lorsque le loyal milicien et l'héroïque milicienne, qui viennent du cinéma américain plus encore que du réalisme socialiste, sont figurés sans ennemis. Dans les plus petites communes populaires — maisons basses, poules qui courent sur le sol bien balayé et faucheurs au loin dans les champs — on voit, dessinés aux craies de couleur sur une grande ardoise, à l'usage des analphabètes, l'intrépide petit pionnier qui perce de sa lance le gros tigre en papier. Demain, Chou En-lai sera de retour à Pékin. |
|
19 | 1967.2 |
Malraux, André. Antimémoires [ID D23466]. (2) Pékin Les mêmes couloirs sans fin que pour atteindre le bureau du maréchal (c'est le même édifice, les mêmes enfilades de pièces vides et, dans le bureau du Premier ministre, les mêmes fauteuils de rotin avec leurs mêmes napperons, des lavis semblables, et les mêmes photographes lorsque nous nous serrons la main). L'interprète — une femme, cette fois — parle français sans accent (c'est sans doute une Chinoise du Tonkin) et le vocabulaire politique lui est familier; l'attitude du Premier ministre est amicalement distante ; la sienne, presque hostile. Chou En-lai a peu changé, car il a vieilli comme il devait vieillir : les creux de son visage se sont approfondis. Il est vêtu comme le maréchal, mais il est mince ; l'on ne devine guère l'origine de la plupart des chefs chinois, mais lui est manifestement un intellectuel. Petit-fils de mandarin. Il a été le commissaire politique de l'École des Cadets de Canton, quand Tchang Kaï-chek la commandait. Entre ses fondions successives — y compris celle de Premier ministre — il préférait celle de ministre des Affaires étrangères. Je pense à un diplomate qui m'accueillit à Moscou vers 1979 : il portait un monocle, dans une ville où la femme de Lénine portait une casquette. Je sais depuis longtemps que les Affaires étrangères sont une secte — à laquelle le maréchal Chen-yi n'appartient pas, mais à laquelle Chou En-lai, adjoint de Mao pendant la Longue Marche, appartient. Ni truculent ni jovial : « parfaitement distingué ». Et réservé comme un chat. « J'ai été très frappé des critiques adressées par le général de Gaulle, dans sa dernière conférence de presse, aux desseins d'hégémonie mondiale de l'U.R.S.S. et des États-Unis. « Et aussi de la phrase : le Pacifique, où se jouera le destin du monde. » Les deux guerres du Viêt-nam ne sont pas sans liens avec la Longue Marche. Pourtant, comme Da Nang est lointaine! Les « marines » débarquent, et aux yeux de Chou En-lai, leur débarquement n'est certes pas négligeable. Mais marginal. Le destin de l'Asie est à Pékin, ou nulle part. Et l'Inde ? Un temps. Je réponds : « Lénine a dit : "On peut toujours envisager une action commune, à la condition de ne mélanger ni les mots d'ordre ni les drapeaux."» Et lui, distraitement : « Nous n'avons pas oublié que vous connaissez bien le marxisme, et la Chine... Nous n'avons pas oublié non plus que vous avez été poursuivi en même temps que Nguyên Ai Quoc [Hô Chi Minh]... Vous vouliez un dominion indo-chinois : les Français auraient mieux fait de vous approuver... — Je vous remercie de vous en souvenir. D'autant plus que l'autre fondateur du Jeune-Annam : Paul Monin, est mort à Canton. — Vous avez revu Tchang Kaï-chek ? — Jamais. C'est dommage. — Oh!... » Geste évasif. J'aimerais lui répondre : « Et vous ? » Car personne ne sait ce que fut 1' « incident de Si-ngan-fou ». Et ce n'est pas la moindre cause des sentiments complexes que m'inspire mon interlocuteur. En décembre 1936, Tchang Kaï-chek, venu inspecter le front anticommuniste du Nord, fut arrêté par le chef des troupes mandchoues, le « jeune maréchal » Tchang Sue-liang. Chacun pensait qu'il allait être exécuté; mais un envoyé (des Russes ?) négocia, et le généralissime fut remis en liberté contre la promesse de combattre enfin les Japonais, et non les troupes de Mao. Rentré à Nankin, il tint sa promesse, ce qui laissa chacun — et d'abord les Américains — stupéfait. Quel engagement avait pu le lier à ce point ? Or, l'envoyé, c'était Chou En-lai. J'ai vu, à Sian, le Bain de la Favorite, que Tchang Kaï-chek habitait lorsqu'on vint l'arrêter. Il s'échappa dans le bois qui domine ces pavillons et cette jonque de marbre comme un bois sacré, et où il fut pris. « J'étais déjà là, m'a dit le gardien. Voici son lit. (C'est un lit de camp européen.) Quand nous sommes entrés, avec le capitaine et les soldats, il ne restait personne, mais il avait laissé son dentier sur la tablette de la salle de bains... « Et j'étais sur le grand pont de la rivière quand l'étudiante s'est jetée devant l'auto de Tchang Sue-liang en criant : " Ne laissez pas les Japonais écraser encore la Chine ! Il y aura ici du sang versé ! Que notre sang coule pour que nous cessions d'être humiliés! " Elle pleurait et tous ceux qui entendaient pleuraient, et le jeune maréchal s'est mis à pleurer aussi... » Ce palais, copie de celui de la favorite d'un grand empereur, ressemble, comme tout ce qui a été copié au xixe (et d'abord le Palais d'Été) à un décor de chinoiserie. Mais sur les petites terrasses, au-dessus des saules pleureurs, les mimosées rosés d'été ressemblaient à celles du VIIIe siècle... Il y avait une pagode où un général d théâtre était devenu dieu de l'Irrigation. Et au loin la colline funéraire de l'empereur fondateur... Le généralissime prisonnier avait commencé par répondre à Tchang Sue-liang, qui l'appelait « mon général » : « Si je suis votre général, commencez par m'obéir! » puis Chou En-lai était arrivé... « Une des expressions du président Mao, dis-je, a fait fortune en France, non sans intriguer les Français : les États-Unis sont un tigre en papier. — Les États-Unis sont un vrai tigre, et l'ont montré. Mais si ce tigre vient ici, il se change en tigre de papier. Parce que la plus puissante armée du monde ne peut rien contre une guérilla générale. Nos fusils, nos chars, nos avions sont presque tous américains. Nous les avons pris à Tchang Kaï-chek. Plus les Américains lui en ont donné, plus nous lui en avons pris. Tchang n'avait pas de mauvais soldats, vous savez ! Les Américains sont meilleurs ? Peu importe. Chaque Chinois sait que seule l'Armée populaire est garante de la distribution des terres. Et la guerre aura lieu ici. » Cette guerre sera la suite des guerres contre le Japon, Tchang Kaï-chek, les Américains en Corée, à T'ai-wan, au Viêt-nam. Bien que le ministre pense qu'une négociation relative au Viêt-nam n'est pas même envisageable, il précise que Hô Chi Minh ne pourrait y représenter seul les combattants du Nord. « Il faut négocier avec ceux qui se battent, donc le Front national de libération et Hanoi, mais le Front d'abord. » J'ai vu le Parti communiste français tenter cette opération, en 1944 : le contrôle général des maquis étant impossible, on déléguera des chefs de maquis d'obédience chinoise, qui contrôleront Hô Chi Minh... Il parle aussi de l'O.N.U., où il pense que la Chine ne doit pas entrer avant le départ de Formose; et semble hésiter entre une organisation afro-asiatique plus ou moins conduite par la Chine, et le transfert de FO.N.U., de New York à Genève. Je lui demande : « Croyez-vous que la politique aâuelle du Japon puisse survivre à votre possession de la bombe ? » II me regarde avec attention : « Je ne crois pas... » Il sait comme moi qu'aux États-Unis, on le tient pour l'original d'un des personnages de La Condition humaine. Je pense à la photo du musée de Canton où il reste seul parmi les Cadets, entouré de personnages effacés comme les ombres du Hadès — qui furent Borodine, Gallen et Tchang Kaï-chek... « Le général de Gaulle, dis-je, juge que les contacts établis par l'intermédiaire de nos ambassadeurs sont au point mort... » Ses sourcils épais, pointus vers les tempes comme ceux des personnages du théâtre chinois, maintiennent son expression de chat studieux. Il rêve, avec une bizarre attention, sans objet. « Nous sommes d'accord, répond-il, sur les textes qui permettent notre coexistence pacifique... « Nous voulons l'indépendance, et nous ne voulons pas la double hégémonie. « Vous avez demandé au ministre des Affaires étrangères si nous accepterions de négocier, au sujet du Viêt-nam, avant le retrait des troupes américaines. Nous ne négocierons ni sur le Viêt-nam ni sur autre chose tant que les Américains ne seront pas rentrés chez eux. Il ne s'agit pas seulement de quitter Saigon, mais de démanteler les bases de Saint-Domingue, de Cuba, du Congo, du Laos, de la Thaïlande, les rampes de lancement du Pakistan et d'ailleurs. Le monde pourrait vivre en paix; s'il ne le peut pas, c'est à cause des méfaits des Américains qui sont partout, et créent des conflits partout. En Thaïlande, en Corée, à T'ai-wan, au Viêt-nam, au Pakistan — j'en passe —, ils subventionnent, ou arment contre nous, 1'700'000 hommes. Ils deviennent les gendarmes du monde. Pour quoi faire ? Qu'ils rentrent chez eux, le monde retrouvera la paix. Et pour commencer, qu'ils observent les accords de Genève! » Il écarte les bras, mains ouvertes, image de l'innocent qui prend à témoin la bonne foi universelle : « Comment négocier avec des gens qui ne respectent pas les accords ? » Désolé par tant de perfidie, il représente à merveille le sage confucianisme devant la regrettable barbarie de ceux qui n'observent pas les rites. Masque inattendu sur son visage de samouraï. Comme naguère auprès de Nehru, je remarque que lorsqu'un politique cyniquement lucide fait appel à la vertu, il va chercher le masque de ses ancêtres : les communistes qui mentent se déguisent en orthodoxes, les Français en conventionnels, les Anglo-Saxons en puritains. Il suggère que la France conseille à son alliée la Grande-Bretagne, comme pourrait le faire la Chine à son alliée l'U.R.S.S., une attitude commune contre la politique d'agression et l'existence de bases militaires des États-Unis à l'étranger. Pourtant, il est un des premiers diplomates de notre époque. Comme lorsque j'écoutais le maréchal, je me demande à quoi tend ce qui m'est dit. Ni la Grande-Bretagne ni les États-Unis ne sollicitent nos conseils et la position de la France est connue de tous. Il exalte l'aide chinoise aux pays sous-développés, et je lui fais remarquer que le pourcentage de notre aide à l'Afrique est le plus élevé du monde. Mais seule l'aide chinoise est désintéressée. En quoi notre aide à l'Algérie est-elle intéressée ? « Le pétrole », répond-il. Il y a dans ce qu'il dit une étrange distance, toute différente de celle qu'imposé le général de Gaulle. Je pense à l'éloignement d'un homme frappé par le malheur. Sa femme, l'une des premières oratrices du parti, est gravement malade. Lorsque ce qu'il dit est conventionnel, il semble « mettre le disque » pour ne pas penser. Malgré sa grande courtoisie. Cet entretien paraît le fatiguer mais aussi l'attacher, comme s'il craignait de se retrouver seul. « Vous avez été longtemps ministre des Affaires étrangères, dis-je, et vous savez mieux que moi que certaines positions sont prises pour être discutées, et d'autres seulement pour être affirmées. Je ne crois pas que les États-Unis envisagent de discuter la vôtre... » Il fait un geste qui signifie : peu importe, et répond : « Vous croyez à la menace atomique ? L'autonomie des communes populaires est assurée. La Chine survivrait à la mort de cent millions d'hommes. Et tôt ou tard, il faudra bien que les Américains rembarquent. La Chine n'acceptera jamais le retour de Tchang Kaï-chek. Elle a découvert la liberté. Ce n'est pas celle de l'Amérique, voilà tout. » Je pense à la conférence de Sun Yat-sen, un an avant sa mort : « Si nous parlions de la liberté à l'homme de la rue... il ne nous comprendrait certainement pas. La raison pour laquelle les Chinois n'attachent en réalité aucune espèce d'importance à la liberté, c'est que le mot même qui la désigne est d'importation récente en Chine. » La révolution a libéré la femme de son mari ; le fils, de son père ; le fermier, de son seigneur. Mais au bénéfice d'une collectivité. L'individualisme à l'occidentale n'a pas de racines dans les masses chinoises. L'espoir de transformation, par contre, est un sentiment très puissant. Un mari doit cesser de battre sa femme pour devenir un autre homme, qui sera membre du parti, ou simplement de sa commune populaire, ou de ceux que l'armée délivrera : « Les dieux, c'est bon pour les riches, les pauvres ont la VIIIe armée. » Chou En-lai a repris : « Un de vos généraux de la guerre de 1914 a dit : "On a tort d'oublier que le feu tue." Le président Mao ne l'a pas oublié. Mais ce feu-là ne tue pas ce qu'il ne voit pas. Nous n'engagerons nos armées contre l'armée d'invasion qu'en temps et lieu. — Comme Koutouzof. — Auparavant, nous n'oublierons pas que toute armée d'invasion devient moins forte que le peuple envahi, si celui-ci est résolu à se battre. Les Européens ont cessé de régner en Asie, et les Américains les suivront. » Croit-il à la guerre ou non ? Ce qui m'intrigue, c'est que, comme le maréchal, il ne semble pas même envisager une guerre par laquelle les États-Unis — même sans bombes atomiques — se contenteraient de détruire les dix principaux centres industriels chinois, retardant ainsi de cinquante ans l'édification de la Chine nouvelle — et rentreraient chez eux, sans imposer aucun Tchang Kaï-chek. Sa pensée se fonde sur une théorie de Mao, que je m'étonne de n'avoir pas encore entendu exposer. L'impérialisme rassemble six cents millions d'hommes; les pays sous-développés, socialistes et communistes, deux milliards. La victoire de ceux-ci est inévitable. Ils entourent le dernier impérialisme, celui des États-Unis, comme le prolétariat entoure le capitalisme, comme la Chine entourait les armées de Tchang Kaï-chek. « C'eSl toujours l'homme, dit Mao, qui finit par gagner... » Yenan La réception des chefs militaires birmans et celle d'un président somalien ont affolé les bureaux des Affaires étrangères. On ne sait si le président Mao, rétabli, se rendra à Pékin, ou si l'audience aura lieu dans sa villa de Hang-tcheou. Quand ? Bientôt. Mais encore ? Trois jours, quatre, peut-être moins... Je voudrais aller voir les religieuses, mais elles ne veulent rencontrer aucun Européen. Par peur ? « Je ne crois pas », dit l'ambassadeur. Un de nos interlocuteurs a vu l'évêque chinois de Chang-hai, furieusement maoïste. « Une marionnette du pouvoir. » Pourtant, il accomplit noblement ses devoirs de charité, et ses conversions sont nombreuses, murmure-t-on. Je me souviens d'un ami prêtre à Paris : « Quand nous avons été ordonnés nous étions très heureux, tandis que nos compagnons chinois restaient glacés. Nous enviions leur apostolat. Prêcher en Chine ! Nous avons fini par leur demander pourquoi ces têtes d'enterrement ? "Toutes vos églises ont été bâties sous la protection de vos canonnières, et le Christ ne vient pas dans ces églises-là. Il faut d'abord que toutes soient détruites. Alors il y aura une Chine chrétienne, qui ressemblera à la Chine. Comme les scènes de la Crèche sur les images religieuses chinoises. Et quand la voix du Seigneur retentira chez nous, on s'apercevra qu'elle est autre chose que les bavardages de la Grèce et de Rome." Nous les regardions, Stupéfaits par l'idée de la destruction des Missions, si péniblement édifiées ; par cette gigantesque tâche, admirable et sournoise. "Vous ne verrez jamais cela dans le cours d'une seule vie, dit doucement l'un d'entre nous. — Je sais. Nous attendrons…" » J'avais souhaité me rendre à Yenan; on met un avion à ma disposition. Voici donc Sparte. La vérité, la légende, et la force obscure qui prolonge en épopée les combats passés, tout se rejoint en ces montagnes trouées. À leur pied, le musée de la Révolution. Presque tout ce qu'il représente ou suggère s'est passé ici, il y a trente ans. Déjà c'est un temps disparu. Voici le départ de la cavalerie noire à travers les gorges, la course des soldats sur la Grande Muraille, les canons faits de troncs d'arbres cerclés de barbelés, les chapeaux camouflés de feuilles comme les casques, mêlés aux piques médiévales des partisans avec leur gland rouge beaucoup plus grand que celui des milices du Sud, et aux fusils de bois destinés à l'exercice ; voici les grenades artisanales. Voici les écorces de bouleau qui remplaçaient le papier, les rouets avec lesquels chacun fila son uniforme. Mais Gandhi est loin. Voici la machine à imprimer les billets de banque, bien modestes billets, bien modeste machine, envoyée en pièces détachées par les ouvriers des provinces occupées par l'ennemi. Avant Mao, tout cela, c'était le séculaire matériel des vaincus. J'ai connu en Sibérie les souvenirs de cette guérilla primitive, mais les partisans sibériens ne combattaient pas un contre cent, et ne suggéraient pas ce que tout proclame ici : la jacquerie devenue révolution. Des musées chinois exposent les couronnes de fer portées par les chefs t'ai-p'ing avant leur défaite : ce sont les couronnes barbares que portaient aussi les chefs des Jacques, et que les troupes des rois, lorsqu'elles les capturaient, remplaçaient par des couronnes de fer rouge. La millénaire paysannerie chinoise, la paysannerie de toutes les nations au temps des paysans, est fixée ici, au moment où elle va se lever pour conquérir la Chine, au-dessous de la grotte du seul homme qui l'ait conduite à la victoire : dans les vitrines, après les piques, viennent des fusils et des mitrailleuses pris aux Japonais et aux soldats de Tchang Kaï-chek. Une commentatrice, souris aux deux petites nattes traditionnelles et à la voix de crécelle, raconte cette épopée — jusqu'à la dernière salle où figure, empaillé, le brave cheval qui porta Mao pendant la Longue Marche... C'est le Napoléon raconté par un grognard aux paysans illettrés, que Balzac, dans Le Médecin de campagne, a pris à Henri Monnier; c'est le Roland furieux commenté par les montreurs de marionnettes siciliennes. Mais au-delà du fétichisme pédantesque qui ne touche pas seulement le cheval et l'encrier de Mao, commence l'émotion qu'inspiré la Libération elle-même. Ces fusils de bois, ces piques, ne sont pas des témoignages à la façon des mousquets et des hallebardes de nos musées : ce sont des armes de la révolution, comme la grotte est la grotte de Mao. Regarderions-nous des baïonnettes de Fleuras ou d'Austerlitz comme des « modèles d'armes » ? Au musée de la Résistance à Paris, le poteau d'exécution déchiqueté par les balles nous parle comme parlaient aux Peaux-Rouges leurs grands totems-pôles au sommet perdu dans les nuages bas. Cette Chine si peu religieuse, mais qui fut si fortement reliée à sa terre, à ses fleuves, à ses montagnes et à ses morts, est liée à sa résurrection par un autre culte des ancêtres, dont l'histoire de la libération est l'évangile, et Mao le fils, au sens où l'empereur était Fils du Ciel. Ici comme dans toutes les villes, on voit l'affiche sur laquelle un loyal garçon aux dents blanches brandit joyeusement un fusil, et enserre du bras gauche une milicienne à mitraillette. Ils ne se regardent pas, ils regardent l'avenir, bien sûr. Et leur style réaliste soviétique, donc idéalisateur, fixe le rêve de millions de Chinois. Sommes-nous si loin de Mars et Vénus? Il ne s'agit plus du disque glapissant de la souris aux petites nattes : ce couple, c'est un dieu antique et sa déesse. En aucun lieu n'apparaît avec un tel accent la force mythologique du communisme chinois. Yenan est une petite ville, et ses usines, son pont, sa lumière électrique, n'effacent pas ces trous dans la montagne où s'est formé le destin de la Chine (Mao gouvernait cent millions d'hommes lorsqu'il l'a quittée), cette pagode que saluaient d'un cri ceux qui ralliaient Yenan, comme nos pèlerins saluaient les tours de Jérusalem. Partout c'est la terre jaune, la poussière des steppes à l'assaut des cultures accrochées à la rivière, et les anciens quartiers généraux sont de terre battue, d'une netteté de pierre — préaux d'école ou préaux de prison. Ils sont abandonnés : « Les masses viennent en d'autres saisons. » Bombardés mais reconstruits, voici la salle de sous-préfedure où Mao prononça son discours sur la littérature, la salle de l'état-major de l'Armée rouge avec ses bancs et son plafond de troncs, les bureaux des chefs dans les grottes protégées contre l'hiver par des cloisons de verre et de bois comme des échoppes immaculées. Le mot grottes suggère mal ces habitations de troglodytes, creusées dans le roc comme celles de nos vignerons de la Loire. Si l'abri de Mao, près du musée, semble une chambre funéraire d'Egypte, la plupart des autres sont des lieux de travail qui ne surprennent que par leur austérité. Lorsqu'elle s'installa ici, l'armée venait de parcourir dix mille kilomètres. Mao a perdu Yenan, l'a reconquise. Et le lieu proclame le dialogue de l'armée et du parti, le caractère militaire de toute cette conquête politique, l'héritage des conquérants des steppes — moins les tapis et les fourrures. Ici, sur une misérable nappe en feutre rouge, grésillèrent les bougies du Comité central... L'armée passait : ici, elle s'est arrêtée un peu plus longtemps. Jusqu'à la prise de Pékin, le chef suprême de l'armée paysanne a été un chef nomade. On me projette quelques vieux films d'actualités. Yenan vide à l'approche de l'armée de Tchang Kaï-chek, et l'exode, sans doute pour d'autres grottes assez proches, car les paysans emportent des tables sur le dos des ânes. Puis le retour de l'Armée de Libération, et son entrée dans toutes les villes de Chine, depuis le quai de Chang-hai jusqu'aux branlants portiques de bois de Yunnan-fou, jusqu'à la danse tibétaine des rubans que dansent les jeunes filles avec les gestes des statuettes Tang, effacée par le défilé des soldats, baïonnette en avant comme ceux des défilés soviétiques, à Lhassa, devant le palais du dalaï-lama. L'un de mes compagnons, vague responsable du parti, me dit qu'il a vu entrer à Yenan les survivants de la Longue Marche. « Quand avez-vous vu Mao pour la première fois ? — Quand il a fait appel à nous contre le Japon. J'ai été étonné, parce qu'il avait l'air très simple. Il était habillé en bleu, comme nous, mais il avait des chaussettes marron. Je m'étais mis en arrière : j'étais arrivé avec les premiers mais je n'avais que dix-sept ans. Il parlait bien : nous avons tout de suite trouvé qu'il avait raison... » La montagne nous surplombe, trouée à l'infini. Je pense à Long-men. « Il n'y avait pas encore l'électricité. On n'habitait plus la ville, parce que les avions la bombardaient tout le temps. La nuit, des lumières s'allumaient dans toutes les grottes... » Pékin, août 1965 Retour. Hier soir, on téléphone que je veuille bien ne pas quitter l'ambassade. À treize heures, nouveau coup de téléphone : on m'mattend à quinze heures. En principe, c'est pour l'audience du président de la République, Liou Shao-shi ; mais le « on » fait supposer à l'ambassadeur que Mao sera présent. Quinze heures. Le fronton du Palais du Peuple repose sur de grosses colonnes égyptiennes, aux chapiteaux-lotus peints en rouge. Un couloir de plus de cent mètres. Au fond, à contre-soleil (dans une salle, je suppose) une vingtaine de personnes. Deux groupes symétriques. Non, il n'y a qu'un groupe, qui semble coupé en deux parce que ceux qui me font face se tiennent à distance derrière le personnage central, vraisemblablement Mao Tsé-toung. En entrant dans la salle je distingue les visages. Je marche vers Liou Shao-shi, puisque ma lettre est adressée au président de la République. Aucun d'entre eux ne bouge. « Monsieur le Président, j'ai l'honneur de vous remettre cette lettre du président de la République française, où le général de Gaulle me charge d'être son interprète auprès du président Mao Tsé-toung et de vous-même. » Je cite la phrase qui concerne Mao en m'adressant à lui, et me trouve devant lui, la lettre remise, à l'instant où la traduction s'achève. Son accueil est à la fois cordial et curieusement familier, comme s'il allait dire : « Au diable la politique ! » Mais il dit : « Vous venez de Yenan, n'est-ce pas ? Quelle est votre impression ? — Très forte. C'est un musée de l'invisible... » La traductrice — celle qu'employait Chou En-lai — traduit sans broncher, mais attend manifestement une explication. « Au musée de Yenan, on attend des photos de la Longue Marche, des Lolos, des montagnes, des marécages... Pourtant, l'expédition passe au second plan. Au premier, ce sont les piques, les canons faits avec des troncs d'arbre et du fil télégraphique : le musée de la misère révolutionnaire. Lorsqu'on le quitte pour les grottes que vous avez habitées avec vos collaborateurs on a la même impression, surtout lorsqu'on se souvient du luxe de vos adversaires. J'ai pensé à la chambre de Robespierre chez le menuisier Duplay. Mais une montagne est plus impressionnante qu'un atelier, et votre abri, au-dessus du musée actuel, fait penser aux tombeaux égyptiens... — Mais pas les salles du parti. — Non. D'abord, elles sont protégées par des vitres. Mais elles donnent une impression de dénuement volontaire, monastique. C'est ce dénuement qui suggère une force invisible, comme celui de nos grands cloîtres. » Nous sommes tous assis dans des fauteuils de rotin dont les bras portent de petits linges blancs. Une salle d'attente dans une gare tropicale... Dehors, à travers les Stores, l'immense soleil d'août. L'expression de tous est celle de la bienveillance et de la componction; d'une politesse attentive qui semble pourtant ne pas tenir compte de celui qui en est l'objet. Elle est rituelle. L'empereur unissait le peuple au cosmos. Sous toutes ces villes il y a la géomancie, sous tous ces gestes il y a l'ordre. L'empereur est mort, mais la Chine est hantée par l'ordre qu'il exprimait. D'où l'active soumission dont je n'ai jamais eu l'équivalent, même en Russie. Je distingue maintenant Mao, à contre-jour. Le même type de visage rond, lisse, jeune, que celui du maréchal. La sérénité d'autant plus inattendue qu'il passe pour violent. À côté de lui, le visage chevalin du président de la République. Derrière eux, une infirmière en blanc. « Quand les pauvres sont décidés à combattre, dit-il, ils sont toujours vainqueurs des riches : voyez votre Révolution. » J'entends la phrase de toutes nos écoles de guerre : jamais des milices n'ont battu longtemps une armée régulière. Et que de jacqueries pour une révolution ! Mais peut-être veut-il dire que dans un pays comme la Chine, où les armées ressemblaient à nos grandes compagnies médiévales, ce qui était assez fort pour susciter des troupes volontaires l'était aussi pour leur assurer la viâoire : on se bat mieux pour survivre que pour conserver. Après l'écrasement des communistes par Tchang Kaï-shek à Chang-hai et à Han-k'eou, en 1927, il a organisé les milices paysannes. Or, tous les Russes qui se réclamaient du marxisme-léninisme, tous les Chinois qui dépendaient directement d'eux, posaient en principe que la paysannerie ne peut jamais vaincre seule. Les trotskistes comme les Staliniens. Sa certitude qu'une prise du pouvoir par les paysans était possible a tout changé. Comment est-elle née ? Quand a-t-il opposé la foule paysanne armée de lances à tous les marxistes d'obédience russe, donc au Komintern ? « Ma conviction ne s'est pas formée : je l'ai toujours éprouvée. » Je me souviens du mot du général de Gaulle : « Quand avez-vous pensé que vous reprendriez le pouvoir ? — Toujours... » « Mais il y a tout de même une réponse. Après le coup de Tchang Kaï-chek à Chang-hai, nous nous sommes dispersés. Comme vous le savez, j'ai décidé de rentrer dans mon village. Jadis, j'avais connu la grande famine de Tchang-cha, avec les têtes coupées des révoltés au haut des perches, mais je l'avais oubliée. À trois kilomètres de mon village, il ne restait pas une écorce, sur certains arbres, jusqu'à quatre mètres de haut : les affamés les avaient mangées. Avec des hommes obligés de manger des écorces, nous pouvions faire de meilleurs combattants qu'avec les chauffeurs de Chang-hai, ou même les coolies. Mais Borodine ne comprenait rien aux paysans. — Gorki m'a dit un jour, devant Staline : les paysans sont partout les mêmes... ;. — Ni Gorki, un grand poète vagabond, ni Staline... ne connaissaient quoi que ce soit aux paysans. Il n'y a pas de bon sens à confondre vos koulaks avec les miséreux des pays sous-developpés. Et il n'y a pas de marxisme abstrait, il y a un marxisme concret, adapté aux réalités concrètes de la Chine, aux arbres nus comme les gens parce que les gens sont en train de les manger. » Après : Staline... il a hésité. Qu'allait-il dire ? Un séminariste ? Que pense-t-il de lui aujourd'hui ? Jusqu'à l'entrée à Pékin, Staline a cru à Tchang Kaï-chek, qui devait écraser ce parti épisodique, pas même stalinien, comme il l'avait écrasé à Chang-hai en 1927. Khrouchtchev, lors de la séance secrète du XXe Congrès du Parti en 1956, affirmait que Staline avait été prêt à rompre avec les communistes chinois. Dans la Corée du Nord, il avait laissé les usines intactes ; dans les régions qu'allait occuper Mao, il les avait détruites. Il avait envoyé à Mao un travail sur la guerre des partisans, et Mao l'avait donné à Liou Shao-shi : « Lis ça, si tu veux savoir ce qu'il aurait fallu faire — pour que nous soyons tous morts. » Quitte à croire à un communiste, Staline préférait croire à Li Li-san, formé à Moscou. Les purges ont sans doute été indifférentes à Mao — plus que le rejet de la critique, et que le dédain des masses paysannes. Et sans doute respefte-t-il les immenses services rendus au communisme dans la dékoulakisation, dans la lutte contre l'encerclement, dans la conduite de la guerre. Il y a au-dessus de moi, comme dans toutes les salles officielles, quatre portraits : Marx, Engels, Lénine — et Staline. Bien que Mao ait appartenu au groupe de jeunes Chinois dont chacun devait gagner la France après avoir appris quelques mots de français, pour travailler dans une usine pendant le temps nécessaire à sa formation révolutionnaire (Chou En-lai a fondé le P.C. chinois à Billancourt), il n'a jamais quitté la Chine, et n'a jamais abandonné sa méfiance à l'égard de la plupart des révolutionnaires revenus de l'étranger, ainsi que des envoyés du Komintern. « Vers 1919, j'ai été responsable des étudiants du Hou-nan. Nous voulions, avant tout, l'autonomie de la province. Nous avons combattu avec le seigneur de la guerre Tchao Heng-ki. L'année suivante, il s'est retourné contre nous. Il nous a écrasés. J'ai compris que seules les masses pourraient abattre les seigneurs de la guerre. En ce temps-là, je lisais le Manifeste communiste, et je participais à l'organisation des ouvriers. Mais je connaissais l'armée, j'avais été soldat pendant quelques mois en 1911. Je savais que les ouvriers ne suffiraient pas. — Chez nous, les soldats de la Révolution, dont beaucoup.étaient fils de paysans, sont devenus les soldats de Napoléon. Nous savons à peu près comment. Mais comment s'est formée l'Armée populaire? Et re-formée, puisque parmi les 20'000 combattants arrivés à Yenan, 7'000 seulement venaient du Sud. On parle de propagande, mais la propagande fait des adhérents, elle ne fait pas des soldats... — Il y a d'abord eu les noyaux. Il y avait plus d'ouvriers qu'on ne le dit, dans l'armée révolutionnaire. Nous avions beaucoup de gens, au Kiang-si : nous avons choisi les meilleurs. Et pour la Longue Marche, ils se sont choisis eux-mêmes... Ceux qui sont restés ont eu tort ; Tchang Kaï-chek en a fait exterminer plus d'un million. « Notre peuple haïssait, méprisait et craignait les soldats. Il a su très vite que l'Armée rouge était la sienne, presque partout, il l'a accueillie. Elle a aidé les paysans, surtout au moment des moissons. Ils ont vu que chez nous il n'y avait pas de classe privilégiée. Ils ont vu que nous mangions tous de la même façon, que nous portions les mêmes vêtements. Les soldats avaient la liberté de réunion et la liberté de parole. Ils pouvaient contrôler les comptes de leur compagnie. Surtout, les officiers n'avaient pas le droit de battre les hommes, ni de les insulter. « Nous avions étudié les rapports des classes. Quand l'armée était là, il n'était pas difficile de montrer ce que nous défendions : les paysans ont des yeux. Les troupes ennemies étaient bien plus nombreuses que les nôtres, et aidées par les Américains ; pourtant nous avons souvent été vainqueurs, et les paysans savaient que nous étions vainqueurs pour eux. Il faut apprendre à faire la guerre, mais la guerre est plus simple que la politique : il s'agit d'avoir plus d'hommes ou plus de courage, à l'endroit où l'on engage le combat. Perdre de temps à autre est inévitable; il faut seulement avoir plus de victoires que de défaites... — Vous avez tiré grand parti de vos défaites. — Plus que nous ne l'avions prévu. À certains égards, la Longue Marche a été une retraite. Pourtant ses résultats ont été ceux d'une conquête, parce que partout où nous sommes passés... ("Dix mille kilomètres", dit la traductrice entre parenthèses.) « ... les paysans ont compris que nous étions avec eux, et quand ils en ont douté, la conduite des soldats du Kouo-min-tang s'est chargée de les en convaincre. Sans parler de la répression. » Celle de Tchang Kaï-chek. Mais il pourrait parler aussi de l'efficacité de la sienne : l'Armée de Libération n'a pas seulement confisqué les grandes propriétés, elle a exterminé les grands propriétaires et annulé les créances. Les maximes de guerre de Mao sont devenues une chanson populaire : « L'ennemi avance, nous nous retirons. Il campe, nous le harcelons. Il refuse le combat, nous attaquons. Il se retire, nous le poursuivons. » Je sais que son « nous » comprend à la fois l'armée, le Parti, les travailleurs d'aujourd'hui et ceux de la Chine éternelle. La mort n'y trouve pas place. La civilisation chinoise avait fait de tout Chinois un individu naturellement discipliné. Et, pour tout paysan, la vie dans l'Armée populaire, où l'on apprenait à lire, où la camaraderie était grande, était plus honorable et moins pénible que la vie au village. Le passage de l'Armée rouge à travers la Chine fut une propagande plus puissante que les propagandes conçues par le Parti : tout le long de cette traînée de cadavres, la paysannerie entière se leva, le jour venu. « Quel était l'axe de votre propagande ? — Représentez-vous bien la vie des paysans. Elle avait toujours été mauvaise, surtout lorsque les armées vivaient sur la campagne. Elle n'avait jamais été pire qu'à la fin du pouvoir du Kouo-min-tang. Les suspects enterrés vivants, les paysannes qui espéraient renaître chiennes pour être moins malheureuses, les sorcières qui invoquaient leurs dieux en chantant comme un chant de mort : " Tchang Kaï-chek arrive! " Les paysans n'ont guère connu le capitalisme : ils ont trouvé devant eux l'État féodal renforcé par les mitrailleuses du Kouo-min-tang. « La première partie de notre lutte a été une jacquerie. Il s'agissait de délivrer le fermier de son seigneur ; non de conquérir une liberté de parole, de vote ou d'assemblée : mais la liberté de survivre. Rétablir la fraternité bien plus que conquérir la liberté ! Les paysans l'avaient entrepris sans nous, ou étaient sur le point de l'entreprendre. Mais souvent, avec désespoir. Nous avons apporté l'espérance. Dans les régions libérées, la vie était moins terrible. Les troupes de Tchang Kaï-chek le savaient si bien qu'elles propagèrent que les prisonniers et les paysans qui passaient chez nous étaient enterrés vivants. C'est pourquoi il fallut organiser la guerre par cri, faire crier la vérité par des gens que connaissaient ceux qui les entendaient. Et seulement par ceux qui n'avaient pas laissé de parents de l'autre côté. C'est pour maintenir l'espoir, que nous avons développé la guérilla autant que nous l'avons pu. Bien plus que pour les expéditions punitives. Tout est né d'une situation particulière : nous avons organisé la jacquerie, nous ne l'avons pas suscitée. La révolution est un drame passionnel ; nous n'avons pas gagné le peuple en faisant appel à la raison, mais en développant l'espoir, la confiance et la fraternité. Devant la famine, la volonté d'égalité prend la force d'un sentiment religieux. Ensuite, en luttant pour le riz, la terre et les droits apportés par la réforme agraire, les paysans ont eu la conviâion de lutter pour leur vie et celle de leurs enfants. « Pour qu'un arbre croisse, il faut la graine, il faut aussi la terre : si vous semez dans le désert, l'arbre ne poussera pas. La graine a été, dans beaucoup d'endroits, le souvenir de l'Armée de Libération ; dans beaucoup d'autres, les prisonniers. Mais partout la terre a été la situation particulière, la vie intolérable des villageois sous le dernier régime du Kouo-min-tang. « Pendant la Longue Marche, nous avons fait plus de cent cinquante mille prisonniers, par petits paquets; et bien davantage, pendant la marche sur Pékin. Ils restaient avec nous quatre ou cinq jours. Ils voyaient bien la différence entre eux et nos soldats. Même s'ils n'avaient presque pas à manger — comme nous — ils se sentaient libérés. Quelques jours après leur capture, nous rassemblions ceux qui voulaient s'en aller. Ils s'en allaient, après une cérémonie d'adieux, comme s'ils avaient été des nôtres. Après la cérémonie, beaucoup ont renoncé à partir. Et chez nous, ils sont devenus braves. Parce qu'ils savaient ce qu'ils défendaient. — Et parce que vous les versiez dans des unités éprouvées ? — Bien entendu. La relation du soldat avec sa compagnie est aussi importante que celle de l'armée avec la population. C'est ce que j'ai appelé le poisson dans l'eau. L'Armée de Libération est une soupe dans laquelle fondent les prisonniers. De même, il ne faut engager les nouvelles recrues que dans les batailles qu'elles peuvent gagner. Plus tard, c'est différent. Mais nous avons toujours soigné les blessés ennemis. Nous n'aurions pas pu traîner tous ces prisonniers; peu importe. Quand nous avons marché sur Pékin, les soldats battus savaient qu'ils ne risquaient rien à se rendre, et ils se sont rendus en masse. Les généraux aussi, d'ailleurs. » Donner à une armée le sentiment que la victoire lui est promise n'est certes pas négligeable. Je me souviens de Napoléon, pendant la retraite de Russie : « Sire, nos hommes sont massacrés par deux batteries russes. — Qu'on ordonne à un escadron de les prendre ! » Je le dis à Mao, qui rit, et ajoute : « Rendez-vous bien compte qu'avant nous, dans les masses, personne ne s'était adressé aux femmes, ni aux jeunes. Ni, bien entendu, aux paysans. Les uns et les autres se sont sentis concernés, pour la première fois. « Lorsque les Occidentaux parlent des sentiments révolutionnaires, ils nous prêtent presque toujours une propagande parente de la propagande russe. Or, si propagande il y a, elle ressemble plutôt à celle de votre Révolution, parce que, comme vous, nous combattions pour une paysannerie. Si propagande veut dire instruction des milices et des guérilleros, nous avons fait beaucoup de propagande. Mais s'il s'agit de prédication... Vous savez que je proclame depuis longtemps : nous devons enseigner aux masses avec précision ce que nous avons reçu d'elles avec confusion. Qu'est-ce qui nous a attaché le plus de villages ? Les exposés d'amertume. » L'exposé d'amertume est une confession publique dans laquelle celui ou celle qui parle confesse seulement ses souffrances, devant tout le village. La plupart des auditeurs s'aperçoivent qu'ils ont subi les mêmes souffrances et les racontent à leur tour. Beaucoup de ces confessions sont banalement poignantes, l'éternelle plainte de l'éternel malheur. Quelques-unes sont atroces. (On m'a raconté celle d'une paysanne qui va demander au seigneur de la guerre ce qu'eSt devenu son mari, emprisonné : « Il est dans le jardin. » Elle y trouve le corps décapité, la tête sur le ventre. Elle prend la tête que les soldats veulent lui arracher, la berce, et la défend de telle façon que les soldats s'écartent comme si la femme était l'objet d'une possession surnaturelle. Cette histoire est très connue, parce que la femme a répété maintes fois cet exposé d'amertume — et parce que, lors du jugement public du seigneur de la guerre, elle lui a arraché les yeux.) « Nous avons fait faire les exposés dans tous les villages, dit Mao, mais nous ne les avons pas inventés. — Quelle discipline avez-vous dû imposer d'abord ? — Nous n'avons pas imposé beaucoup de discipline pour le règlement de ces comptes-là. Quant à l'armée, ses trois principes étaient : interdiction de toute réquisition individuelle, remise immédiate au commissariat politique de tous les biens confisqués aux propriétaires fonciers, obéissance immédiate aux ordres. Nous n'avons jamais rien pris aux paysans pauvres. Tout dépend des cadres : un soldat versé dans une unité disciplinée est discipliné. Mais tout militant est discipliné, et notre armée était une armée de militants. Le fameux " lavage de cerveau " a fait passer chez nous la plupart de nos prisonniers ; mais qu'est-ce que c'était ? Leur dire : "Pourquoi vous battez-vous contre nous ?" et dire aux paysans : "Le communisme est d'abord une assurance contre le fascisme". » |
|
20 | 1967.3 |
Je pense aux écorces mangées par les hommes, et à ce que Nehru m'a dit de la famine. Mais je sais que le lavage de cerveau ne s'est pas limité à ces manifestations anodines. Les séances d'autocritique ont été souvent des séances d'accusation, suivies d'exclusions, d'arrestations et d'exécutions. « Retourne-toi résolument contre l'ennemi tapi à l'intérieur de ton crâne! » En 1942., à Yenan, Mao ordonna aux militants de devenir semblables aux ouvriers et aux paysans. (On m'a montré, dans la vallée, le champ qu'il cultivait.) Il devait, plus tard, ordonner le « reconditionnement » de tous les Chinois. Lorsqu'il leur enjoignit de « livrer leur cœur », commencèrent les serments rituels des foules « dont le cœur ne battait que pour le Parti », et les transports de grands cœurs rouges, dont certains devenaient des cerfs-volants. « Nous avons perdu le Sud, reprend-il, et nous avons même abandonné Yenan. Mais nous avons repris Yenan, et nous avons repris le Sud. Au Nord, nous avons trouvé la possibilité d'un contact avec la Russie, la certitude de n'être pas encerclés ; Tchang Kaï-chek disposait encore de plusieurs millions d'hommes. Nous avons pu établir des bases solides, développer le Parti, organiser les masses. Jusqu'à Tsi-nan, jusqu'à Pékin. — En Union soviétique, c'est le Parti qui a l'Armée rouge ; ici, il semble que, souvent, ce soit l' Armée de Libération qui ait développé le Parti. — Nous ne permettrons jamais au fusil de commander le Parti. Mais il est vrai que la VIIIe armée de campagne, a construit une puissante organisation du Parti en Chine du Nord, des cadres, des écoles, des mouvements de masse. Yenan a été construit par le fusil. Tout peut pousser dans le canon d'un fusil... « Mais à Yenan, nous avons rencontré une classe que nous n'avions guère rencontrée dans le Sud, et pas du tout pendant la Longue Marche : les bourgeois nationaux les intellectuels [Mao entend par là, outre les professions libérales, les étudiants et les professeurs, les techniciens et les ingénieurs : la masse de ceux qui ne sont ni ouvriers, ni paysans, ni anciens compradores ou capitalistes], tous ceux qui avaient sincèrement accepté le front unique dans la lutte contre le Japon. A Yenan, les problèmes de gouvernement se sont posés. Ce que je vais vous dire vous surprendra : si nous n'y avions pas été contraints par l'offensive ennemie, nous n'aurions pas attaqué. — On a cru pouvoir vous liquider ? — Oui. Les généraux de Tchang Kaï-chek lui ont beaucoup menti, et il a beaucoup menti aux Américains. Il a cru que nous allions livrer des batailles traditionnelles. Mais Tchou-te et Cheng-yi ne les ont acceptées que lorsque nos forces sont devenues supérieures aux siennes. Il a immobilisé beaucoup d'hommes pour la défense des villes, mais nous n'avons pas attaqué les villes... — C'est pourquoi les Russes vous ont si longtemps... négligés. — Si on ne peut faire la révolution qu'avec les ouvriers, nous ne pouvions évidemment pas faire la révolution. Les bons sentiments des Russes étaient pour Tchang Kaï-chek. Lorsqu'il a fui la Chine, l'ambassadeur soviétique a été le dernier à prendre congé de lui. « Les villes sont tombées comme des fruits mûrs... — La Russie s'est trompée, mais nous nous serions trompés aussi. L'Asie du XIXe siècle semble frappée d'une décadence que le colonialisme ne suffit pas à expliquer. Le Japon s'est occidentalisé le premier, et on a prophétisé qu'il s'américaniserait très vite. La vérité est que, malgré les apparences, il est resté profondément japonais. Vous êtes en train de refonder la Grande Chine, monsieur le président ; c'est manifeste dans les tableaux et les affiches je propagande, dans vos poèmes, dans la Chine elle-même, avec le côté militaire que lui reprochent les touristes... » Et les ministres, en cercle, de dresser les oreilles. « Oui, répond-il sereinement. .— Vous espérez que votre agriculture... ancienne, dans laquelle la traction à bras est encore si répandue, va rattraper le machinisme ? — Il faudra du temps... « Plusieurs dizaines d'années... « II faudra aussi des amis. Il faut d'abord des contacts. Il y a diverses sortes d'amis. Vous en êtes une. L'Indonésie en est une autre. Aïdit [Chef du P.C. indonésien] est ici, je ne l'ai pas encore vu. Il reste des points communs entre lui et nous, et d'autres entre vous et nous. Vous avez dit avec... (La traductrice cherche le mot français.) « ... pertinence, au ministre des Affaires étrangères, que vous ne souhaitiez pas un monde soumis à la double hégémonie des États-Unis et de l'Union soviétique, qui finiront d'ailleurs par trouver ce que j'ai appelé il y a deux ans, leur Sainte-Alliance. Vous avez montré votre indépendance à l'égard des Américains. — Nous sommes indépendants, mais nous sommes leurs alliés. » Depuis le début de l'entretien, il n'a pas fait d'autre geste que de porter sa cigarette à sa bouche, et de la reposer sur le cendrier. Dans l'immobilité générale il ne semble pas un malade, mais un empereur de bronze. Il lève soudain les deux bras au ciel, les laisse retomber d'un coup. « No-o-os alliés ! Les vôtres et les nôtres ! » Sur le ton de : ils sont jolis ! « Les États-Unis ne sont pas autre chose que l'impérialisme américain, la Grande-Bretagne joue double jeu... » Pour la première fois, le maréchal prend la parole : « La Grande-Bretagne soutient les impérialiste' américains. » En même temps que je lui réponds : « N'oubliez pas la Malaisie... », Mao dit : « Échange de bons procédés » mais sa voix baisse comme s'il se parlait à lui-même : « Nous avons fait le nécessaire, mais qui sait ce qui se passera dans quelques dizaines d'années ? » Je ne pense pas à ce qui se passera demain, mais à ce qui se passait hier, quand les Russes, en même temps qu'ils construisaient les aciéries géantes, déplaçaient les poteaux-frontière des steppes du Turkestan, tous les gardes chinois ivres-morts, pour devenir possesseurs des mines d'uranium — les poteaux reprenant leur place un peu plus tard à la suite de la loyale aftion réciproque qui avait mené au sommeil les gardes russes... Je demande : « L'opposition est encore puissante ? — Il y a toujours les bourgeois nationaux, les intellectuels, etc. Il commence à y avoir les enfants des uns et des autres... — Pourquoi les intellectuels ? — Leur pensée est antimarxiste. À la Libération, nous les avons accueillis même quand ils avaient été liés au Kouo-min-tang, parce que nous avions trop peu d'intellectuels marxistes. Leur influence est loin d'avoir disparu. Surtout chez les jeunes... » Je m'aperçois soudain que les peintures, au mur, sont des rouleaux traditionnels de style mandchou — comme dans le bureau du maréchal, comme dans celui de Chou En-lai. Aucune des figures réalistes-socialistes qui couvrent les murs de la ville. « La jeunesse que j'ai vue au cours de mes voyages, dit notre ambassadeur, vous est pourtant profondément acquise, monsieur le Président. » Mao sait que Lucien Paye a été ministre dé l'Éducation nationale et recteur de Dakar; il sait aussi qu'à chaque occasion, il prend contact avec les professeurs et les étudiants. L'ambassadeur parle un peu le mandarin, que plusieurs membres de notre ambassade, nés en Chine, parlent couramment. « On peut voir aussi les choses de cette façon... » Ce n'est pas une phrase courtoise destinée à écarter la discussion. Mao attache à la jeunesse la même importance que le général de Gaulle, que Nehru. Il semble penser que l'on peut porter plusieurs jugements sur la jeunesse chinoise, et souhaiter que l'on puisse en porter un autre que le sien. Il sait que notre ambassadeur a étudié la nouvelle pédagogie chinoise : le système « mi-travail, mi-étude », l'autorisation donnée aux étudiants de se présenter aux examens en apportant leurs livres scolaires... Il l'interroge avec attention : « Depuis combien de temps êtes-vous à Pékin ? —- Depuis quatorze mois. Mais je suis allé à Canton par le chemin de fer ; j'ai visité le Centre-Sud, ce qui m'a permis de voir, non sans émotion, monsieur le Président, sa maison où vous êtes né, au Hou-nan ; j'ai vu le Sseu-tch'ouan, le Nord-Est. Et nous avons vu Lo-yang et Sian, avant Yenan. Partout j'ai été en contact avec le peuple. Contact : superficiel ; mais celui que j'ai établi avec les professeurs et les étudiants était un vrai contact — à Pékin, assez durable. Les étudiants sont orientés vers l'avenir que vous envisagez pour eux, monsieur le Président. — Vous avez vu un aspect... « Un autre a pu vous échapper... « Et pourtant, il a été vu et confirmé... Une société est un ensemble complexe... « Savez-vous comment s'appelaient les chrysanthèmes, à la dernière exposition de Hang-tcheou ? La danseuse ivre, le vieux temple au soleil couchant, l'amant qui poudre sa belle... « Il est possible que les deux tendances coexistent... mais bien des conflits se préparent... » Dans ce pays où l'on ne parle que d'avenir et de fraternité, comme sa voix semble solitaire en face de l'avenir ! Je pense à une image puérile de mon premier livre d'Histoire : Charlemagne regardant au loin les premiers Normands remonter le Rhin... ' « Ni le problème agricole ni le problème industriel ne sont résolus. Le problème de la jeunesse, moins encore. La révolution et les enfants, si l'on veut les élever, il faut les former... » Ses enfants, confiés à des paysans pendant la Longue Marche, n'ont jamais été retrouvés. Il y a peut-être, dans une commune populaire, deux garçons d'une trentaine d'années laissés naguère avec tant d'autres et tant de cadavres, et qui sont les fils sans nom de Mao Tsé-toung. « La jeunesse doit faire ses preuves... » Une aura rend plus immobiles encore nos interlocuteurs. Bien différente de la trouble curiosité qui s'est établie lorsqu'ils ont attendu ce qu'il allait dire de la résurrection de la Chine. Il semble que nous parlions de la préparation secrète d'une explosion atomique. « Faire ses preuves... » Je me souviens de Nehru : « La jeunesse je n'en attends rien. » Il y a vingt-cinq millions de jeunes communistes, dont presque quatre millions sont des intellectuels; ce que Mao vient de dire suggère, et sans doute annonce, une nouvelle action révolutionnaire comparable à celle qui suscita les « Cent Fleurs », puis leur répression. Que veut-il ? Lancer la jeunesse et l'armée contre le Parti ? « Que cent fleurs différentes s'épanouissent, que cent écoles rivalisent ! » Mao lança ce mot d'ordre qui semblait une proclamation de libéralisme, en un temps où il croyait la Chine « remodelée ». Les critiques auxquelles il faisait appel étaient les critiques « constructives » chères aux partis communistes : il comptait fonder sur elles les réformes nécessaires. Il se trouva devant la masse des critiques négatives, qui attaquaient jusqu'au Parti. Le retour à Sparte ne traîna pas ; on envoya les intellectuels se faire remodeler dans les communes populaires. Les adversaires du régime ont vu dans les « Cent Fleurs » un appât destiné à faire sortir du bois les opposants dupés. Mais Mao avait voulu sincèrement infléchir la ligne du Parti, comme il décida sincèrement et fermement de la rétablir dès qu'il comprit que la critique qu'il avait suscitée n'était point une autocritique. À maints égards, la situation serait la même, aujourd'hui, si l'on prenait pour mot d'ordre : que la jeunesse s'épanouisse. Croit-il les jeunesses communistes capables d'entraîner les jeunes dans une action comparable au « Grand Bond en avant » ? D'autre part, sans doute faut-il éprouver de nouveau le Parti. La répression qui suivit les « Cent Fleurs » écarta la jeunesse protestataire, elle écarta aussi les membres du Parti qui l'avaient laissée protester : d'une pierre, deux coups. Il faut agir sur toute la jeunese, et éprouver le Parti par cette action. L'investissement de l'Occident par les peuples sous-développés, auquel a fait fusion Chou En-lai, « donc, a dit Mao, le destin du monde » est inséparable de la jeunesse chinoise. Croit-il réellement à la libération du monde sous la direction de la Chine ? La révolution créée par les prédicateurs d'une grande nation semble une politique plus vaste et plus saisissante que celle des États-Unis, définie seulement par l'arrêt de cette expansion. Borodine, délégué de l'U.R.S.S. auprès de Sun Yat-sen, répondait à l'interviewer du Hong Kong Times : « Vous comprenez l'action des missionnaires protestants, n'est-ce pas ? Eh bien ! vous comprenez la mienne... » Mais c'était en 1925. On mobilise deux mille danseurs et trois cent mille spectateurs pour le président de la Somalie — et puis ? Staline croyait à l'Armée rouge, non au Komintern, et peut-être Mao ne croit-il à la prise du pouvoir mondial par les pays sous-développés que comme Staline croyait à la prise du pouvoir par le prolétariat mondial. La révolution vaincra : mais provisoirement, présidents somaliens, guerre du Viêt-nam, propagande guerrière jusque dans les villages, sont la justification de Sparte. Mao bénit Hanoi, la Somalie, Saint-Domingue, et « liquide » ses adversaires tibétains. La défense du Viêt-nam et la communisation du Tibet se rejoignent, bien au-delà de l'aide symbolique aux Somalies ou aux Congos, comme des jumeaux sur le sein du vieil Empire. Chaque guérillero vietnamien tombé dans la brousse autour de Da Nang légitime le travail épuisant des paysans chinois. La Chine viendra en aide (jusqu'où ?) à tous les peuples opprimés qui lutteront pour leur libération, mais la lutte de ces peuples la cimente. « Stratégiquement, dit Mao, l'impérialisme est condamné — et sans doute, avec lui, le capitalisme ; tactiquement, il faut le combattre comme les troupes de l'Armée de Libération ont combattu celles de Tchang Kaï-chek. » Et tactiquement, les combats décisifs auront lieu en Chine, parce que Mao ne s'engagera pas de façon décisive au-dehors. Mais déjà la Longue Marche fait figure de légende, et les survivants de la fin de la guerre contre Tchang Kaï-chek s'appellent les Vétérans. Mao a dit que le problème industriel n'était pas résolu, mais je ne l'en crois pas inquiet : dans son esprit, la Chine a fait sa conversion. Il a dit que le problème agricole n'était pas résolu ; certains — et d'abord lui — affirment que presque toute la terre arable de Chine est cultivée et qu'il ne peut en accroître le rendement que de façon limitée ; d'autres annoncent la prochaine mise en valeur des steppes, et un rendement double. La bombe atomique et la charrette à bras ne coexisteront pas toujours. Mais Mao ne conçoit la modernisation de l'agriculture, et l'industrialisation, qu'à travers les puissantes structures chinoises dans lesquelles le Parti exprime, guide et ordonne les masses comme l'empereur ordonnait les forces de la terre. L'agriculture et l'industrie sont liées, et doivent le rester ; la politique vient avant la technique. Peut-être l'État soviétique serait-il assez fort pour que la jeunesse russe devînt, dans une certaine mesure, indifférente à une politique qui pourtant la comble d'orgueil ; mais l'État chinois n'est encore que la victoire remportée chaque jour par la Chine dans un combat qui l'exalte. Comme l'État russe avant la guerre, l'État chinois a besoin d'ennemis. L'austérité qui apportait le bol de riz était-elle austérité, comparée à la misère qui apportait la faim ? Mais la misère s'éloigne, les propriétaires des temps de l'Empire et du Kouo-min-tang sont morts, les Japonais et Tchang Kaï-chek sont partis. Quoi de commun entre les analphabètes du Kiang-si encore semblables aux révolutionnaires t'ai-p'ing, les serfs tibétains délivrés par l'Armée de Libération et formés par l'École des minorités nationales, et les étudiants qu'interrogé Lucien Paye ? Sans doute la menace de révisionnisme dont parle Mao est-elle là, bien plus que dans la nostalgie d'un passé dont on ne connaît plus que ce qu'il avait de pire. Plus de deux cent quatre-vingts millions de Chinois, âgés de moins de dix-sept ans, n'ont aucun souvenir antérieur à la prise de Pékin. Depuis la dernière phrase de la traductrice, personne n'a parlé. Le sentiment que Mao inspire à ses compagnons m'intrigue. C'est d'abord une déférence presque amicale : le Comité central autour de Lénine, non de Staline. Mais ce qu'il m'expose semble parfois s'adresser aussi à un contradicteur imaginaire, auquel il répondrait à travers eux. Il semble un peu dire : et il en sera ainsi, que cela vous plaise ou non. Quant à eux, leur attentif silence leur donne, fugitivement, l'aspect d'un tribunal. « À propos, dit Mao apparemment hors de propos, j'ai reçu, il y a quelques mois, une délégation parlementaire de chez vous. Vos partis socialiste et communiste croient vraiment ce qu'ils disent ? — Ça dépend de ce qu'ils disent... « Le parti socialiste est principalement un parti de fonctionnaires, dont l'action s'exerce par les syndicats de force ouvrière, importants dans l'administration française. C'est un parti libéral à vocabulaire marxiste. Dans le Midi, pas mal de propriétaires de vignobles votent socialiste. » À ces vérités premières, mes interlocuteurs semblent tomber des nues. « Quant au parti communiste, il conserve un quart, un cinquième des voix. Des militants courageux et dévoués, au-dessous de l'appareil que vous connaissez comme moi... Un parti trop révolutionnaire pour que naisse un autre parti de combat, trop faible pour accomplir la révolution. — Le révisionnisme de l'Union soviétique ne lui fera peut-être pas perdre de voix, mais lui fera perdre des poings. « En tant que parti, il est contre nous. Comme tous les autres, sauf l'Albanie. Ils sont devenus des partis sociaux-démocrates d'un type nouveau... — Il a été le dernier grand parti stalinien. Individuellement, la plupart des communistes voudraient s'embrasser avec vous sur une joue, et avec les Russes sur l'autre. » Il croit avoir mal compris. La traductrice développe. Il se tourne vers le maréchal, le président et les autres ministres. On dit que le rire de Mao est communicatif. C'est vrai : tous rient aux éclats. Le sérieux retrouvé, il dit : « Qu'en pense le général de Gaulle ? — Il n'y attache pas grande importance. Ce n'est rien de plus qu'un fait électoral. Actuellement, le destin de la France se passe entre les Français et lui. » Mao réfléchit. « Les mencheviks, Plekhanov, ont été marxistes, même léninistes. Ils se sont coupés des masses et ont fini par prendre les armes contre les bolcheviks — enfin, ils ont surtout fini par se faire exiler ou fusiller... « Pour tous les communistes, il existe maintenant deux voies : celle de la construction socialiste, celle du révisionnisme. Nous n'en sommes plus à manger des écorces, mais nous n'en sommes qu'a un bol de riz par jour. Accepter le révisionnisme, c'est arracher le bol de riz. Je vous l'ai dit, nous avons fait la révolution avec des jacqueries ; puis, nous les avons conduites contre les villes gouvernées par le Kouo-min-tang. Mais le successeur du Kouo-min-tang n'a pas été le Parti communiste chinois, quelle que soit l'importance de celui-ci : il a été la Nouvelle Démocratie. L'histoire de la révolution, comme la faiblesse du prolétariat des grandes villes, a contraint les communistes à l'union avec la petite-bourgeoisie. Pour cela aussi, notre révolution, à la fin, ne ressemblera pas plus à la révolution russe que la révolution russe n'a ressemblé à la vôtre... De larges couches de notre société, aujourd'hui encore, sont conditionnées de telle façon que leur activité est nécessairement orientée vers le révisionnisme. Elles ne peuvent obtenir ce qu'elles désirent qu'en le prenant aux masses. » Je pense à Staline : « Nous n'avons pas fait la révolution d'Octobre pour donner le pouvoir aux koulaks !... » « La corruption, l'illégalité, reprend Mao, l'orgueil des bacheliers, la volonté d'honorer la famille en devenant employé et en ne se salissant plus les mains, toutes ces bêtises ne sont que des symptômes. Dans le Parti comme hors du Parti. La cause, ce sont les conditions historiques elles-mêmes. Mais aussi les conditions politiques. » Je connais sa théorie : on commence par ne plus tolérer la critique, puis on écarte l'autocritique, puis on se coupe des masses, et, comme le Parti ne peut trouver qu'en elles sa force révolutionnaire, on tolère la formation d'une nouvelle classe ; enfin on proclame, comme Khrouchtchev, la coexistence pacifique durable avec les États-Unis — et les Américains arrivent au Viêt-nam. Je n'ai pas oublié sa phrase d'autrefois : « Il y a ici soixante-dix pour cent de paysans pauvres et leur sens de la révolution n'a jamais été en défaut. » II a dit tout à l'heure comment il l'entend : il faut apprendre des masses, pour pouvoir les instruire. « C'est pourquoi, dit-il, le révisionnisme soviétique est une... apostasie. » La traductrice a trouvé le mot : apostasie, presque tout de suite. Élevée par les soeurs ? « II va vers la restauration du capitalisme, et on se demande pourquoi l'Europe n'en serait pas satisfaite. — Je ne crois pas qu'il envisage de revenir à la propriété privée des moyens de production. — En êtes-vous tellement assuré ? Voyez la Yougoslavie ! » Je ne souhaite pas parler de la Yougoslavie, mais il me vient à l'esprit que les deux rebelles majeurs, Mao et Tito, sont tous deux étrangers aux cadres de la Maison grise de Moscou — tous deux chefs de guérilla. « Je crois que la Russie veut sortir du régime de Staline sans revenir au vrai capitalisme. D'où, un certain libéralisme. Mais il appelle une métamorphose du pouvoir : il n'y a pas de stalinisme libéral. Si ce que nous appelons communisme russe est le régime stalinien, nous sommes en face d'un changement de régime. La fin de l'encerclement et du primat de l'industrie lourde, l'abandon de la police politique en tant que quatrième pouvoir, la victoire de 1945, ont apporté à l'Union soviétique une métamorphose au moins aussi radicale que son passage de Lénine à Staline. Brejnev est le successeur de Khrouchtchev et tous les Brejnevs le seront. J'ai connu le temps où l'on ne parlait pas de politique à sa femme ; quand j'ai su que l'on osait blaguer le gouvernement dans le métro, )'ai pensé qu'il n'y avait pas un " adoucissement " de ce que j'avais connu, mais une transformation radicale. — En somme, vous pensez qu'ils ne sont pas révisionnistes, parce qu'ils ne sont plus même communistes. Peut-être avez-vous raison, si l'on pense à... » La traductrice ne trouve pas le mot. « Tohu-bohu, propose notre traducteur. — Si l'on pense au tohu-bohu qui règne là-bas, et qui n'a d'ailleurs pas d'autre but que de tromper tout le monde! Pourtant, la clique dirigeante accepte la formation de couches de la population qui ne sont pas encore des classes, mais qui pèsent sur la politique communiste... » Rome trahit dès qu'elle écarte Sparte. Car on ne peut aisément maintenir une Sparte chinoise, à côté d'une Rome qu'elle prend d'ailleurs pour Capoue. Je connais la réponse exaspérée des Russes : « Mao est un dogmatique et un visionnaire. Comment maintenir la passion révolutionnaire cinquante ans après la révolution ! Pour recommencer Octobre, la Russie n'a ni défaite tsariste, ni capitalistes, ni barines. La Chine connaît les épreuves que nous avons connues il y a trente ans. Elle n'a rien, nous avons quelque chose, et nous ne pouvons pas revenir à rien. Un fait nouveau domine toutes les idéologies : la guerre nucléaire anéantira les nations qui y seront engagées. Khrouchtchev a mis fin à la terreur et aux camps de concentration, cru à la possibilité d'accords de désarmement. Il a gouverné avec légèreté, mais nous voulons, comme lui, établir le communisme dans le monde en écartant la guerre. » Je connais aussi la réponse de Mao. Il citera Lénine sur son lit de mort : « En dernière analyse, le succès de notre combat sera déterminé par le fait que la Russie, la Chine, l'Inde constituent l'écrasante majorité de la population du globe. » Il rappellera que le Parti chinois a accumulé plus d'expériences que tous les autres. Il pensera à la phrase de son voisin Liou Shao-shi : « Le trait de génie de Mao a été de transposer le caraâcre européen du marxisme-léninisme dans sa forme asiatique. » Il répétera que l'abandon de la Chine par Khrouchtchev dans l'affaire des îles Quemoy et Matsu fut une trahison, et que le soutien par les Soviétiques de l'action de l'O.N.U. au Congo en fut une autre. Que les conditions du rappel des experts russes étaient faites pour contraindre à l'abandon de tous les ouvrages commencés. Que chaque intervention des États-Unis fait d'eux un objet de haine pour la majorité pauvre et révolutionnaire, et que la décomposition du monde colonial exige maintenant une aftion rapide. Que Khrouchtchev fut un petit-bourgeois non léniniste, passé de la peur de la guerre nucléaire à la peur de la révolution — et que le gouvernement soviétique est désormais incapable de faire appel aux masses parce qu'il en a peur. L'envoi des ingénieurs et des direâeurs d'usine chinois, des citadins dans les communes populaires, est aussi banalement rigoureux que le fut, en Europe, le service militaire obligatoire. Les mots d'ordre du Parti ne sont pas mis en question; même l'extravagance qui accompagne l'épopée, la campagne « contre les sentiments bourgeois tels que l'amour entre les parents et les enfants, entre gens de sexe opposé quand ils vont jusqu'à des excès de chaleur de sentiment ». Mais les mots d'ordre ne sont suivis que si les masses restent mobilisées. Mao ne peut faire la Chine qu'avec des volontaires. Il tient à faire la Chine plus qu'à faire la guerre, et il affirme que les États-Unis n'emploieront pas plus les armes nucléaires au Viêt-nam qu'en Corée. Il croit toujours à la révolution ininterrompue — et ce qui l'en sépare le plus, c'est la Russie. Je pense à Trotski, mais je n'ai entendu défendre la révolution permanente que par un Trotski vaincu. Et il n'y a aucune exaltation en Mao. Il sait ce qu'a espéré Khrouchtchev, il sait aussi ce que pensait Lénine, ce que fut la Révolution française. Tout chef d'État croit que la révolution aboutit à l'État. Mao, fort de ses millions de fidèles, du respect qui entoure son passé, croit que l'État peut devenir le moyen permanent de la révolution. Avec le même calme tour à tour épique et souriant qu'il a cru à la viâoire du communisme en Chine, aux pires jours de la Longue Marche. Pour la troisième fois, un secrétaire est venu parler à Liou Shao-shi, et pour la troisième fois le président de la République est venu entretenir Mao à voix basse. Celui-ci fait un geste las et, s'accrochant des deux mains aux bras de son fauteuil, se lève. Il est le plus droit de nous tous : monolithique. Il tient toujours sa cigarette. Je vais prendre congé de lui, et il me tend une main presque féminine, aux paumes rosés comme si elles avaient été ébouillantées. À ma surprise, il me reconduit. La traductrice est entre nous, un peu en arrière ; l'infirmière, derrière lui. Nos compagnons nous précèdent, l'ambassadeur de France avec le président de la République, qui n'a pas dit un mot. Assez loin derrière nous, un groupe plus jeune — des hauts fonctionnaires, je suppose. Il marche pas après pas, raide comme s'il ne pliait pas les jambes, plus empereur de bronze que jamais, dans son uniforme sombre entouré d'uniformes clairs ou blancs. Je pense à Churchill lorsqu'il reçut la croix de la Libération. Il devait passer en revue la garde qui venait de lui rendre les honneurs. Lui aussi ne pouvait marcher que pas à pas, et il s'arrêtait devant chaque soldat pour examiner ses décorations, avant d'aller au suivant. Il semblait alors touché à mort. Les soldats regardaient passer lentement devant eux le Vieux Lion foudroyé. Mao n'est pas foudroyé : il a l'équilibre mal assuré de la statue du commandeur, et marche comme une figure légendaire revenue de quelque tombeau impérial. Je lui cite la phrase de Chou En-lai, vieille déjà de quelques années ; « "Nous avons commencé en 1949 une nouvelle Longue Marche, et nous n'en sommes encore qu'à la première étape." — Lénine a écrit : "La dictature du prolétariat est une lutte opiniâtre contre toutes les forces et les traditions de l'ancienne société. "Opiniâtre. Si Khrouchtchev a vraiment cru que les contradictions avaient disparu en Russie, c'est peut-être parce qu'il a cru gouverner la Russie ressuscitée... — Laquelle ? — Celle des victoires. Ça peut suffire. La victoire est la mère de beaucoup d'illusions. Quand il est venu ici pour la dernière fois, à son retour de Camp-David, il croyait aux accommodements avec l'impérialisme américain. Il s'imaginait que le gouvernement soviétique était celui de la Russie entière. Il s'imaginait que les contradictions y avaient presque disparu. La vérité, c'est que si les contradictions que nous devons à la victoire sont moins pénibles pour le peuple que les anciennes, heureusement ! elles sont presque aussi profondes. L'humanité livrée à elle-même ne rétablit pas nécessairement le capitalisme (c'est pourquoi vous avez peut-être raison de dire qu'ils ne rétabliront pas la propriété privée des moyens de production), mais elle rétablit l'inégalité. Les forces qui poussent à la création de nouvelles formes de classes sont puissantes. Nous venons de supprimer les galons et les appellations de grade; tout "cadre" redevient ouvrier au moins un jour par semaine; les citadins vont travailler par trains entiers dans les communes populaires. Khrouchtchev avait l'air de croire qu'une révolution est faite quand un parti communiste a pris le pouvoir — comme s'il s'agissait d'une libération nationale! » Il n'élève pas la voix, mais son hostilité, lorsqu'il parle du Parti communiste russe, est aussi manifeste que la haine de Chou En-lai lorsqu'il parle des États-Unis. Pourtant, à Lo-yang ou dans les ruelles de Pékin, les gosses, qui nous prenaient pour des Russes (ils n'ont pas vu d'autres Blancs), nous souriaient. « Lénine savait bien qu'à ce moment, la révolution ne fait que commencer. Les forces et les traditions dont il parlait ne sont pas seulement un héritage de la bourgeoisie. Elles sont aussi notre fatalité. Li Tsong-yen, qui a été vice-président du Kouo-min-tang, vient de rentrer de T'ai-wan. Un de plus ! Je lui ai dit : "Il nous faut encore au moins vingt ou trente ans d'efforts pour faire de la Chine un pays puissant." Mais est-ce pour que cette Chine-là ressemble à T'ai-wan ? Les révisionnistes confondent les causes et les conséquences. L'égalité n'a pas d'importance en elle-même, elle en a parce qu'elle est naturelle à ceux qui n'ont pas perdu le contact avec les masses. La seule façon de savoir si un jeune cadre est réellement révolutionnaire, c'est de regarder s'il se lie réellement aux masses ouvrières et paysannes. Les jeunes ne sont pas Rouges de naissance; ils n'ont pas connu la révolution. Vous vous souvenez de Kossyguine au XXIIIe Congrès : "Le communisme, c'est l'augmentation du niveau de vie". Bien sûr ! Et la nage, c'est une façon de mettre un caleçon de bain ! Staline avait détruit les koulaks. Il ne s'agit pas de remplacer le tsar par Khrouchtchev, une bourgeoisie par une autre, même si on l'appelle communiste. C'est comme avec les femmes : bien entendu, il était nécessaire de leur donner d'abord l'égalité juridique ! Mais à partir de là, tout reste à faire! Il faut que disparaissent la pensée, la culture et les coutumes qui ont conduit la Chine où nous l'avons trouvée et il faut que paraissent la pensée, la culture et les coutumes de la Chine prolétarienne, qui n'existe pas encore. La femme chinoise n'existe pas encore non plus, dans les masses ; mais elle commence à vouloir exister... Et puis, libérer les femmes, ce n'est pas fabriquer des machines à laver! libérer leurs maris, ce n'est pas fabriquer des bicyclettes, c'est faire le métro de Moscou. » Je pense à ses propres femmes, ou plutôt à ce qu'on en raconte. La première avait été choisie par les parents. C'était sous l'empire — Mao aurait pu voir un jour la dernière impératrice... Il écarte son voile, la trouve laide, et court encore. La seconde était la fille de son maître. Il l'a aimée et, dans un poème, jouant sur son nom, l'appelle « mon fier peuplier »; elle a été prise en otage par le Kouo-min-tang et décapitée. Je me souviens de la photo où on le voit lever son verre en face de Tchang Kaï-chek, à Tchong-king : beaucoup plus glacé que Staline en face de Ribbentrop. La troisième était l'héroïne de la Longue Marche : quatorze blessures. Il a divorcé (on ne divorce guère, dans le Parti chinois) ; elle est aujourd'hui gouverneur de province. Il a enfin épousé Kiang Ching, star de Chang-hai qui atteignit Yenan à travers les lignes pour servir le Parti. Elle a dirigé le théâtre aux armées ; depuis la prise de Pékin, elle n'a vécu que pour Mao, et n'a plus jamais paru en public. [Depuis, elle a joué un rôle important dans la révolution culturelle prolétarienne.] « La Chine prolétarienne, reprend-il, n'est pas plus un coolie qu'un mandarin ; l'Armée populaire n'est pas plus une bande de partisans qu'une armée de Tchang Kaï-chek. Pensée, culture, coutumes, doivent naître d'un combat, et le combat doit continuer aussi longtemps qu'il existe un risque de retour en arrière. Cinquante ans, ce n'est pas long ; une vie à peine... Nos coutumes doivent devenir aussi différentes des coutumes traditionnelles que les vôtres le sont des coutumes féodales. La base sur quoi nous avons tout construit, c'est le travail réel des masses, le combat réel des soldats. Celui qui ne comprend pas cela se met hors de la révolution. Elle n'est pas une victoire, elle est un brassage des masses et des cadres pendant plusieurs générations... » Ainsi, sans doute, parlait-il de la Chine dans la grotte de Yenan. Je pense au poème où, venant de parler des Grands Fondateurs et de Gengis Khan, il ajoute : « Regardez donc plutôt ce temps-ci... » « Et pourtant, dis-je, ce sera la Chine des grands empires... — Je ne sais pas; mais je sais que si nos méthodes sont les bonnes — si nous ne tolérons aucune déviation — la Chine se refera d'elle-même. » Je vais de nouveau prendre congé de lui : les voitures sont au bas du perron. « Mais dans ce combat-ci, ajoute-t-il, nous sommes seuls. — Ce n'est pas la première fois... — Je suis seul avec les masses. En attendant. » Surprenant accent, dans lequel il y a de l'amertume, de l'ironie peut-être, et d'abord de la fierté. On dirait qu'il vient de prononcer cette phrase pour nos compagnons, mais il ne parle avec passion que depuis qu'ils se sont éloignés. Il marche avec plus de lenteur que ne l'y contraint la maladie. « Ce qu'on exprime par le terme banal de révisionnisme, c'est la mort de la révolution. Il faut faire partout ce que nous venons de faire dans l'armée. Je vous ai dit que la révolution était aussi un sentiment. Si nous voulons en faire ce qu'en font les Russes : un sentiment du passé, tout s'écroulera. Notre révolution ne peut pas être seulement la stabilisation d'une victoire. — Le Grand Bond semble beaucoup plus qu'une stabilisation ? » Ses édifices nous entourent à perte de vue. « Oui. Mais depuis... Il y a ce qu'on voit, et ce qui ne se voit pas... Les hommes n'aiment pas porter la révolution toute leur vie. Lorsque j'ai dit : "Le marxisme chinois est la religion du peuple", j'ai voulu dire (mais savez-vous combien il y a de communistes à la campagne ? Un pour cent !)... donc, j'ai voulu dire que les communistes expriment réellement le peuple chinois s'ils demeurent fidèles au travail dans lequel la Chine entière s'est engagée comme dans une autre Longue Marche. Quand nous disons : "Nous sommes les Fils du Peuple", la Chine le comprend comme elle comprenait : le Fils du Ciel. Le peuple est devenu les ancêtres. Le peuple, pas le parti communiste vainqueur. — Les maréchaux ont toujours aimé les stabilisations ; mais vous venez de supprimer les grades. — Pas seulement les maréchaux ! D'ailleurs, les survivants de la vieille garde ont été formés par l'action, comme notre État. Beaucoup sont des révolutionnaires empiriques, résolus, prudents. Par contre, il y a toute une jeunesse dogmatique, et le dogme est moins utile que la bouse de vache. On en fait ce qu'on veut, même du révisionnisme! Quoi qu'en pense votre ambassadeur, cette jeunesse présente des tendances dangereuses... Il est temps de montrer qu'il y en a d'autres... » Il semble lutter à la fois contre les États-Unis, contre la Russie — et contre la Chine : « Si nous ne tolérons aucune déviation... » Nous approchons pas à pas du perron. Je le regarde (il regarde devant lui). Extraordinaire puissance de l'allusion ! Je sais qu'il va de nouveau intervenir. Sur la jeunesse ? Sur l'armée ? Aucun homme n'aura si puissamment secoué l'histoire depuis Lénine. La Longue Marche le peint mieux que tel trait personnel, et sa décision sera brutale et acharnée. Il hésite encore, et il y a quelque chose d'épique dans cette hésitation dont je ne connais pas l'objet. Il a voulu refaire la Chine, et il l'a refaite; mais il veut aussi la révolution ininterrompue, avec là même fermeté, et il lui est indispensable que la jeunesse la veuille aussi... Je pense à Trotski, mais la révolution permanente se référait à un autre contexte, et je n'ai connu Trotski qu'après la défaite (le premier soir, à Royan, l'éclat de ses cheveux blancs dressés, son sourire et ses petites dents séparées dans l'éclat des phares de l'auto)... L'homme qui marche lentement à mon côté est hanté par plus que la révolution ininterrompue; par une pensée géante dont nous n'avons parlé ni l'un ni l'autre : les sous-développés sont beaucoup plus nombreux que les pays occidentaux, et la lutte a commencé dès que les colonies sont devenues des nations. Il sait qu'il ne verra pas la révolution planétaire. Les nations sous-développées sont dans l'état où se trouvait le prolétariat en 1848. Mais il y aura un Marx (et d'abord lui-même), un Lénine. On fait beaucoup de choses en un siècle !... Il ne s'agit pas de l'union de tel prolétariat extérieur avec un prolétariat intérieur, de l'union de l'Inde avec les travaillistes, de l'Algérie avec les communistes français ; il s'agit des immenses espaces du malheur contre le petit cap européen, contre la haïssable Amérique. Les prolétariats rejoindront les capitalismes, comme en Russie, comme aux États-Unis. Mais il y a un pays voué à la vengeance et à la justice, un pays qui ne déposera pas les armes, qui ne déposera pas l'esprit avant l'affrontement planétaire. Déjà trois cents ans d'énergie européenne s'effacent ; l'ère chinoise commence. Il m'a fait penser aux empereurs, et il me fait penser maintenant, debout, aux carapaces couvertes de rouille des chefs d'armée qui appartinrent aux allées funéraires, et que l'on voit abandonnées dans les champs de sorgho. Derrière toute notre conversation se tenait aux aguets l'espoir du crépuscule d'un monde. Dans l'immense couloir, les dignitaires se sont arrêtés, sans oser se retourner. « Je suis seul », répète-t-il. Soudain, il rit : « Enfin, avec quelques amis lointains : veuillez salue le général de Gaulle. « Quant à eux (il veut parler des Russes) la révolution, vous savez, au fond, ça ne les intéresse pas... » L'auto démarre. J'écarte les petits rideaux de la vitre du fond. Comme lorsque je suis arrivé, mais cette fois en pleine lumière, il est seul en costume sombre au centre d'un cercle un peu éloigné de costumes clairs. Je pense à ce que signifie, à ce que signifiera cette vie épique, entourée d'un culte absurde, et, quoi que nous en disions, si peu intelligible pour nous : car la vénération de sa pensée ressemble plus à celle de la Révélation du Prophète qu'au sentiment que nous inspirent les grandes figures de notre Histoire. Une expédition anglaise dans l'Himalaya vient d'échouer, ce que les journaux chinois ont annoncé avec jubilation. « Le président Mao, le grand dirigeant, déclare que la pourriture du système capitaliste et la dépravation des explorateurs impérialistes expliquent la faillite de leurs expéditions depuis un siècle... » On dirait qu'aucun de ses admirateurs ne comprend que son génie vient de ce qu'il est la Chine. Que veut-il en faire, maintenant ? Pendant que l'auto s'éloigne, la distance qui le sépare de ses compagnons augmente. Je suis loin du vieux chat Hô Chi Minh qui se glissait par la porte entrouverte. Le cérémonial de la Chine éternelle ne m'a pas quitté. Pourtant, Mao porte la vareuse que chacun connaît ; le ton de sa voix était simple, même cordial, et il était assis en face de moi. Mais un vide l'entourait, comme s'il avait fait peur. Staline ? Mao n'a rien d'un fauve ensommeillé. Je ne vois plus son visage, mais seulement sa silhouette massive d'empereur de bronze, immobile devant le costume blanc de l'infirmière. Des houppes soyeuses de mimosas tourbillonnent comme des flocons; au-dessus, un avion brillant passe en ligne droite. Avec le geste millénaire de la main en visière, le Vieux de la Montagne le regarde s'éloigner, en protégeant ses yeux du soleil. Pendant quelques heures, notre traducteur va mettre au net sa sténographie. Je propose à l'ambassadeur de retourner voir les tombeaux des empereurs Ming. Je ne les ai pas vus depuis plus de vingt ans. Comment auront-ils changé ? Je me souviens de mon dialogue avec l'Inde, quand j'ai quitté Nehru. Celui-ci se voulait héritier d'Ellora, et Mao se veut héritier des Grands Fondateurs. Mais les tombeaux des Ming sont des mausolées de Versailles, non celui de T'ai-tchong abandonné dans les Steppes aux rieurs rases sous la garde de ses chevaux sculptés. Nous atteignons d'abord la Grande Muraille. Comme autrefois, le dragon enchevêtré s'étire à travers les collines. Ce sont les mêmes rosés trémières, les mêmes chemins de saules : mais le sol de pierre fait pour les chars de guerre est aujourd'hui d'une propreté hollandaise. Ces boîtes à papiers posées comme des bornes, les trouve-t-on tout le long de la Grande Muraille ? Voici, comme autrefois, des troupeaux de petits chevaux mandchous, des libellules, des rapaces roux de Mongolie, et de grands papillons d'un brun chaud, semblables à celui que j'ai vu se poser sur la corde du clocher de Vézelay, à la déclaration de guerre de 1939... On atteint encore les tombeaux par l'allée funéraire, qui commence après le portique de marbre et les colonnes roêtrales. Tout le long, les célèbres statues : coursiers, chameaux, dignitaires. Ces statues n'ont ni la grâce des figurines des hautes époques, ni la majesté tendue des chimères abandonnées dans les champs de millet de Sian. Ce sont des jouets d'éternité, un Père-Lachaise confié au facteur Cheval. Nous descendons devant une tortue de la longévité que chevauchent des gosses, traversons d'anciennes dépendances livrées aux cigales, aux martinets et aux moineaux. Mais dès la grande entrée, apparaît, précieusement entretenu, le grand jardin que j'ai connu sauvage : des parterres orangés et rouges, cannas et glaïeuls, rendent presque mates les tuiles vernissées d'un orangé plus pâle, et les murs de pourpre sombre. Dressé sur son haut soubassement de marbre — le socle d'Ang-kor et de Boroboudour — le tombeau semble prendre au piège le paysage de montagnes qui entoure sa solitude. Devant lui, le vert sombre des pins et le vert brillant des chênes tordus comme des rochers décoratifs ; derrière, la masse obscure du bois sacré. Ce n'est pas un temple, c'est une porte de la mort; un tombeau comme les Pyramides — mais qui tire son éternité des formes de la vie. Deux toutes petites filles grimpent comme des chats bleus, suivies de leur mère à double natte. Derrière l'arche, les champs de toujours, les paysans de toujours avec leurs chapeaux de toujours, les lieurs de gerbes survivent aux empires et aux révolutions. (Pourtant au bas des collines, s'allonge déjà le grand barrage...) Le soleil descend. Allons voir d'autres tombeaux. Voici celui dont le barbare soubassement en trapèze fait penser aux portes de Pékin. Les glaïeuls rouges s'infiltrent dans les thuyas de son bois sacré. On a dégagé les salles funèbres où nous entrons debout, alors qu'il faut presque se prosterner pour entrer dans les tombes des Han à Lo-yang, comme il faut se courber dans les couloirs des Pyramides. Il n'y reste d'ailleurs que des dalles : dans le bois, un petit bâtiment abrite la tiare en plumes de martin-pêcheur de l'impératrice. Les toits sont à peine courbes, d'une courbe qui suffit à les délivrer de la terre. Voici l'une des âmes profondes de la Chine. Ce n'est plus l'Erèbe des fondateurs avec leurs chars guerriers, leurs stèles et leurs épieux de bronze. Aux poutres peintes, s'enchevêtre encore le bestiaire bordé de blanc. Mais ces tombeaux, comme le Temple du Ciel, proclament l'harmonie suprême. Toute terre est terre des morts, toute harmonie unit les morts aux vivants. Chaque tombeau révèle l'accord du ciel et de la terre. L'harmonie est la présence de l'éternité, à laquelle est visiblement rendu le corps de l'empereur — comme lui sont invisiblement rendus tous les autres corps. Un peu plus loin, un tombeau en ruine. La ruine chinoise appartient à la mort, parce que, le toit effondré, l'édifice privé de ses cornes n'est plus que pans de murs. Le bois sacré investit le tombeau, sans l'envahir comme la jungle envahit les temples de l'Inde. Au-dessus du soubassement de pierre et des hautes parois grenat, le jour qui décline s'attarde sur un mur de faïence rosé. Rentrons. Les chemins perpendiculaires à la route sont interdits aux étrangers. Beaucoup de dahlias, florissants comme ceux de juin 1940. Je croyais le dahlia venu du Mexique en Europe... Dans le soir qui tombe, de longs attelages : des chevaux précédés de deux ânes tristes reviennent lentement à Pékin, dépassés par les camions de soldats qui ont cessé leur travail aux communes populaires voisines. Je passe devant les premiers temples de la ville. Je les ai presque tous revus, intrigué comme autrefois par leur décor de paravents. À l'exception du Temple du Ciel et de la Cité interdite, édifices de géomanciens, pièges à cosmos malgré la ménagerie des crêtes de leurs toits, les pagodes de la dernière dynastie conservent (mal) un panthéon de mi-carême, auquel s'ajoutent les monstres tibétains et la gigantesque Statue noire du temple des lamas, qui ne s'adressçnt plus à personne. Il est plus facile, pour un Français, de passer des Croisades de la foi à celles de la République, que de l'art de Louis IX au rococo de Louis XV ; la Chine redevenue la Chine, tout son art de porcelaines, de dieux de l'Agriculture et de poussahs, forme un intermède insolite, depuis le premier empereur mandchou jusqu'à l'impératrice de Ts'eu-hi, entre les grands empereurs sans visage et Mao. Il semble que l'entracte s'achève, non par le tumulte sanglant de 1900, mais par la prise du Palais d'Été. Sans doute ai-je conté quelque part la nuit dans laquelle les soldats anglais cherchaient les perles des concubines d'autrefois, pendant que les zouaves lançaient vers le bois les automates séculairement collectionnés par les empereurs... Dans les cris militaires, un lapin mécanique courait sur la pelouse en frappant ses petits timbres d'or qui reflétaient la lueur de l'incendie... Au-dessus de la Cité interdite, j'ai vu, chargé de chaînes, l'arbre auquel se pendit, à l'entrée des Mandchous, le dernier empereur Ming. Mais j'ai trouvé aussi (au musée de la Révolution ?) la photo des deux soeurs qui conduisirent la révolte des Boxers avec un courage e prophétesses, et tombèrent entre les mains des Européens. Loti les vit à Tien-tsin, pelotonnées dans le coin d'une pièce comme Jeanne d'Arc le fut sans doute dans le coin de son dernier cachot. Celles-là préfiguraient Mao. Bien qu'il s'accorde mieux au tombeau de T'ai-tchong perdu dans les Steppes qu'à ceux des Ming, on lui élèvera sans doute un prodigieux tombeau. Il ne s'accorde pas à l'harmonie, aux libations versées par les empereurs pour unir les hommes à la Terre ; moins encore, à la Chine de marionnettes ou de raffinement. Et beaucoup des siens voudraient détruire tout le passé, comme le veulent les révolutions naissantes. Ce qu'il veut lui-même détruire et conserver semble parfois se référer à l'opposition des deux mouvements fondamentaux de la pulsation du monde. « Si nous faisons ce "que nous devons faire, la Chine redeviendra la Chine... » Lorsque la voiture repasse par la grand-place de la paix céleSte, la nuit est tombée. Une dernière lueur découpe la Cité interdite, en face du Palais du Peuple dont la masse informe se perd dans l'ombre. Je pense à l'inquiétude de Mao, à la tristesse de Charlemagne devant les bateaux normands ; et derrière lui, à l'immense peuple de la misère à l'affût de la première faiblesse des Blancs. Pendant que s'enfonce dans l'ombre ce qui fut l'Asie, je pense au Vieux de la Montagne, à ses deux bras sombres lourdement levés au-dessus de toutes les immobiles épaules de toile blanche : « Nos alliés !» « Nos alliés... » Je pense aussi aux bras de l'aumônier des Glières — dressés sur les étoiles de Dieulefit : « II n'y a pas de grandes personnes... » |
|
21 | 1967.4 |
Malraux, André. Antimémoires [ID D23466]. (4) Sekundärliteratur Jeannelle, Jean-Louis. André Malraux au pays de l'avenir radieux. Dès la parution des Antimémoires et surtout depuis la lecture qu'en fit Jean Lacoutre dans sa biographie de Malraux en 1973, on a souvent mis en doute la crédibilité de l'entretien avec Mao Zedong. En 1996, Jacques Andrieu publia un article intitulé « Mais que se sont donc dit Mao et Malraux ? » [Perspectives chinoises ; no 37, 1996], première analyse détaillée de ce passage qu'il confrontait à ses sources : la sténographie chinoise publiée dans 'Mao Zedong si xiang wan sui' et la sténographie française, réécrite par Manac’h à Paris. Le Figaro littéraire ; no 1119, 25 sept.-1 oct., 1967 a publié des extraits des Antimémoires : « André Malraux : ma rencontre avec Mao ». On peut lire au début de l'article : « C'est d'ores et déjà une certitude : les Antimémoires d'André Malraux constitueront le très grand événement littéraire de la saison. » « Août 1965, André Malraux vient d'arriver en Chine, chargé par le général de Gaulle d'une mission officielle auprès du gouvernement chinois. Des souvenirs de quarante ans resurgissent dans sa mémoire. Ils contribueront à donner les Antimémoires En route, Malraux s'est d'abord arrêté à Hong-Kong où, sur le Grand Magasin communiste, règnent les images mythologiques de la Longue Marche. Puis il a fait escale à Canton où il a visité le Musée de la Révolution aux photographies étrangement censurées de tout ce qui peut rappeler la participation russe à des combats que Malraux lui-même connaît bien. A Pékin, le maréchal Chen-Yi, ministre des Affaires étrangères, 'visage lisse, rure large et coupant. L'expression se fendre la gueule lui convient à merveille', le reçoit en premier. C'est ensuite au tour de Chou En-lai, 'ni truculent ni jovial, parfaitement distingué. Et réservé comme un chat'. Enfin, après un bref séjour à Yenan, berceau de la Longue Marche, Sparte de la Chine nouvelle, c'est l'entrevue avec Mao Tsé-toung. Ce récit commence au moment précis où André Malraux rentre de Yenan et se retrouve à Pékin. » 7 oct. 1967 Paris-Match titra : « Les Antimémoires, mieux qu'un Prix Goncourt : 10'000 exemplaires par jour. » La plupart des journaux rapportèrent la lutte engagée entre les maisons d'éditions ango-saxonnes pour l'achat des droits de traduction. 25 sept. 1967, le Figaro annonçait : « Les Antimémoires achetés 250'000 dollars par les Américains. » En France, 2000'000 exemplaires furent vendus en trois semaines et la critique est le plus souvent rès élogieuse. Le 30 sept. 1967, Paris-Match publie : on peut lire au début de l'article « Les grandes pages du livre de Malraux » le dialogue avec Mao Zedong en fait partie. Le Figaro littéraire ; no 1120, 2-8 oct. 1967 publie « Un entretien exclusif avec Michel Droit ». Malraux déclare : « Mao, c'est le genre visité. Il est visité par la Chine. Pas de question. Quel que soit l'objet de la conversation, il est cordial, la conversation est cordiale, mais il y a quelque chose d'autre. Un peu comme chez le général de Gaulle. J'avais déjà rencontré cette présence intense que possède le général de Gaulle et que les paroles d'expriment pas. Je l'avais rencontré chez de grands religieux... Après tout, je n'aurais guère pu parler avec Mao des problèmes du taoïsme, parce qu'il s'en fiche. Mais supposons que ce ne soit pas le cas. Supposons, par exemple, que j'aie revu Mao à un certain moment et que nous ayons parlé poésie. J'aurais tout de suite atteint une dimension supplémentaire. » On sait que l'entretien avec Mao manqua manifestement d'entrain et que Malraux s'employa par la suite à introduire dans le récit qu'il en fit beaucoup plus de cordialité qu'il n'y en eut en réalité. Il n'y a aucune raison de considérer que les sténographies de l'entretien sont plus représentatives de ce que fut l'entretien avec Mao que les autres documents dont nous disposons : tous les textes traitant de cet épisode jouent exactement le même rôle, puisqu'ils sont autant de reconstitutions factuelles du même événement, aucun d'entre eux ne disposant de ce fait d'un privilège sur les autres. Il resterait à comparer la composition de l'entretien avec Mao avec celle des autres grands entretiens, notamment avec Nehru et avec le général de Gaulle, dans les Antimémoires et surtout dans Les Chênes qu'on abat... La question est donc moins celle de la mythomanie de Malraux que celle de la vision politique qui sous-tend Le Miroir des limbes. À travers ses dialogues avec quelques grands chefs d'État, l'écrivain livre une analyse du monde marquée par les illusions de son temps et par les ambitions contradictoires qu'il nourrit. Dans le cas du régime maoïste, une telle analyse soulignerait la singularité de ce texte, écartelé entre la volonté de peindre la figure d'un grand homme de l'Histoire et celle de faire la critique du régime communiste — deux ambitions en grande partie contradictoires, l'apologie du grand homme masquant d'une certaine manière la dénonciation du régime qu'il cautionne. Jean Lacouture : La renommée a accrédité sa version. Pendant l'été 1965, André Malraux est dépêché à Pékin par le général de Gaulle en tant que vieux compagnon des révolutionnaires chinois, pour consolider, ennoblir et personnaliser des liens établis l'année précédente entre la France et la Chine, au niveau des États par la reconnaissance de la République populaire. Il revoit le président Mao et, après une série d'entretiens avec les dirigeants chinois, transfigure des rapports officiels entre deux républiques en amitié entre deux grands hommes. La réalité est différente, sans être médiocre. Un homme malade, écoutant les conseils de ses médecins, et rêvant d'une de ces longues traversées qui l'incitent à écrire, part pour une croisière maritime. Il choisit d'aller à Singapour, ville par trois fois liée à son passé, et sur le Cambodge, un nom qui parle à sa mémoire. Au début de juillet, à Singapour, il reçoit une lettre du général de Gaulle — averti du désir de son ami de prolonger le voyage jusqu'à Pékin — lui donnant mission de se rendre en Chine au nom du gouvernement français. Cette lettre est accompagnée d'un message qu'il est chargé de remettre au président de la République Liou Shao-chi, tandis que le Quai d'Orsay prépare, avec les autorités chinoises, l'accueil du ministre français des Affaires culturelles. C'est à Hong-Kong, vers le 17 juillet, que le ministre reçoit l'invitation des autorités chinoises. Il part pour Canton le 20 juillet, et de là pour Pékin, porteur du message du général de Gaulle à Liou Shao-chi. Deux ans plus tard, les Antimémoires rendent compte de ce voyage, nourri de longs retours en arrière — d'ont l'un, magnifique, évoque la « Longue Marche ». On ne procédera pas à un « démontage » systématique de ce récit, opération qui serait fastidieuse. Mais on s'efforcera de mettre ça et là en parallèle à l'évocation poétique du romancier les propos et démarches du ministre, et de compléter tant bien que mal les souvenirs d'un mémorialiste dont il est clair que la mémoire est celle d'un « conquérant », avide de reconnaître pour sien ce qui ne lui appartient qu'en vertu du droit de conquête de l'imagination, du rêve et d'une catégorie qui pour lui transcende le débat entre le vrai et le faux et qu'il appelle admirablement « le vécu ». Le 15 juillet 1965, quand il quitte Singapour pour Pékin, André Malraux ne connaît de la Chine que ce qu'il a retenu de son court passage à Hong Kong en août 1925, puis de son rapide voyage touristique de 1931 en Chine continentale et naturellement ce qu'il en a lu (d'Edgar Snow, surtout). Enfin ce qu'il en a écrit, qui est parfois génial. Il y a aussi sa légende, née de ses propos, ou de ses textes, ou aussi de l'imagination des autres, indépendante de lui mais authentifiée par lui : elle dit qu'il a été l'un des protagonistes des combats révolutionnaires de Canton et de Shanghaï — et maintenant c'est la légende d'un ministre, messager de la République et du général de Gaulle. Et si ce n'était pas une légende ? Et si, à force d'être « vécue », la légende devenait vérité ? Quand il parle des paysages, des rues, des photos de visages qu'il a si souvent et si bien scrutés pour les décrire, et dont il a fait ce par quoi les hommes d'Occident se font une idée de ce qui fut là-bas, comment sa « mémoire » ne jouerait-elle pas ? Il est clair que quand il dit « reconnaître » Gallen, sur une photo de musée de la révolution de Canton, il retrouve un visage contemplé sur cent documents. Et qui pourrait douter que, face à Mao lui-même, il « reconnaisse » ce visage illustre ? Un an plus tôt, la France a bien « reconnu » la République populaire de Chine. Tous ceux qui ont été témoins de ce voyage et ont, en telle ou telle étape, été mêlés aux démarches d'André Malraux, ont noté qu'il n'avait guère tenté de jouer les anciens combattants et les vieux spécialistes. Comme avec Sneevliet quarante ans plus tôt, il écoutait beaucoup plus qu'il ne parlait, épargnant à ses guides et ses interprètes les « de mon temps » ou les « Mao était là, moi ici... ». Savait-il qu'il ne pourrait tromper la science impeccable des sinologues de l'ambassade de France, celle d'un Guillermaz ou d'un Yacovlevitch ? Ce serait lui attribuer illes mobiles mesquins. Au surplus, les Antimémoires sont rédigés sur un ton évasif pour ce qui est du passé. Hormis une petite phrase sur « les histoires que j'entendais à Shanghaï avant 1930 » qui témoigne de plus de confusion mémorielle que de volonté de tromperie (à ce niveau...), Malraux n'abuse le lecteur que par une sorte de drapé artistique, de toile de fond historico-romanesque vaguement tendue au fond de la scène, parce que cela va de soi, et que l'attitude du « retour » est plus belle que l'étonnenent du touriste. N'est-ce pas son ami Groethuysen qui disait qu'il faudrait ne jamais arriver quelque part que pour la deuxième fois...? Là où une lecture critique s'impose davantage, c'est pour ce qui touche aux entretiens qu'eut Malraux à Pékin, d'abord avec le maréchal Chen-Yi, alors ministre des Affaires étrangères, puis avec le Premier ministre Chou En-lai et enfin avec Mao Tsé-toung — discrètement flanqué du président Liou Shao-chi. Si on oppose à la version de ces entretiens que donnent les Antimémoires des comptes rendus tant bien que mal reconstitués par le truchement de témoins, ce n'est pas pour donner une dérisoire leçon d'exactitude à l'écrivain — ni même au ministre. C'est d'abord parce qu'il est passionnant d'observer le remodelage qu'opéré, à partir de la vérité (approximative) une haute et illustre imagination; c'est aussi parce qu'il se trouve que l'imagination du plus grand artiste peut être par instants moins riche ou moins savoureuse que la vérité elle-même. Témoin le premier entretien d'André Malraux à Pékin, celui qu'il eut avec Chen-Yi. De son récit, il ressort que « chez le maréchal, tout est convention » et qu'en lui on n'entend qu'un « disque ». Jugement étrange, parce qu'il se rapporte à un entretien d'un grand intérêt (sur l'intervention chinoise au Vietnam, sur les rapports entre Ayoub Khan (Chef de l’Etat pakistanais) et les Américains, sur la Sibérie et l'URSS ; mais il n'en relate pas, il est vrai, le plus drôle. Il parle au début d'un échange de « salamalecs ». Ce qui est moins savoureux que leur premier dialogue... Pour ce qui est de la rencontre avec Mao Tsé-toung, les choses se compliquent. Quatre version en existent : celle dont dispose le Quai d'Orsay, celle du ministère des Affaires étrangères chinois, celle que Malraux a donnée, en rentrant, au Conseil des ministres, le 18 août 1965, dotée de quelques trouvailles originales, et celle des Antimémoires, la plus décorative. C'est par elle qu'on débutera, sans crainte de déception ultérieure. Là encore, la vérité vaut bien son poids d'artifice... Ayant défini d'abord sa « mission » - échange d'informations au niveau le plus élevé, évaluation de ce que la France représente pour les maîtres de la Chine, tentative de sondage de ce qu'ils attendent du reste du monde, Malraux entreprit de tracer le portrait de Mao, de faire le récit de sa carrière, de définir son pourvoir et celui du Parti. Et il évoqua ses trois entretiens qu'il résuma ainsi : Chen-Yi, l'essai du disque ; Chou En-lai, le disque ; Mao, l'histoire... Il mit l'accent sur la crainte du « révisionnisme », sur l'idée de progrès matériels, sur l'aspect très « chinois » et indépendant de la pensée de son hôte ; enfin sur sa sérénité. Il fit observer aussi que Liou Shao-chi avait été, à diverses reprises pendant la conversation, consulté par Mao Tsé-toung – notation qui disparait naturellement de la version des Antimémoires, postérieure à la chute de Liou. Mais ce qui fut dit réellement ? Pour autant qu'on en puisse recouper les échos, l'entretien fut un peu moins épique, un peu plus terre à terre. Lorsqu'un fonctionnaire de l'Ambassade de France à Pékin lui présenta le lendemain la sténographie officielle du « Département », qui ne devient pièce d'archives diplomatiques qu'après approbation du principal intéressé, Malraux dit simplement : « Je compléterai ». Il compléta. On peut regretter qu'il n'ait pas publié le texte. Essayons, à partir des documents français et chinois – qui signalent, par une intervention, la présence de Chen-Yi, non celle de Liou Shao-chi - d'en rétablir la substance... Dans l'ensemble, le texte chinois, plus fourni, donne davantage de place aux interventions de Malraux. Le président Mao fournit une indication historique intéressante : « Si nous n'avions pas été attaqués par Tchang Kaï-shek, jamais nous ne l'aurions attaqué »... Sur le décalage entre la version des Antimémoires et ce qu'ont pu recueillir de l'entretien les témoins professionnels, Malraux s'est d'ailleurs expliqué dans une interview avec Henri Tanner, correspondant du New York Times à Paris, en octobre 1968. Il faut lui donner la parole : « J'allais voir Mao pour des raisons d'Etat. Il y avait donc notre délégation... Ce qui s'est passé est que nous étions seuls au moment le plus personnel, le plus humain... Il avait voulu reprendre sur le passé... alors il a laissé partir tous les officiels... et comme il marche comme... un empereur de bronze... les jambes raides... il y avait un espace et j'étais avec sa traductrice et avec lui... Dans la conversation il ne parle pas chinois, il parle en dialecte hounanais, la traductrice peut traduire aussi bien le hounanais que le mandarin ; alors quand il ne voulait être compris que de moi et pas de l'interprète français, il parlait hounanais... » Malraux ajoute : « Quand on étudiera la sténographie des ministères des Affaires étrangères français et chinois, on s'apercevra que (mon texte) est excessivement près de la sténographie... Naturellement, il y a toujours la mise en oeuvre. » Ce beau voyage, il n'en reste guère. Pour Malraux tout au moins – hormis une gloire qui parvint jusqu'aux oreilles de M. Nixon, l'homme du monde le plus inapte à déchiffrer tout seul une ligne de Malraux, et quatre-vingt-cinq pages des Antimémoires. Les dirigeants de Pékin les ont peu gouûtées, ces pages, ce qui explique en partie le silence fait depuis lors sur ce voyage, alors qu'on parle si volontiers en Chine de ceux de MM. Couve de Murville, Bettencourt ou Chaban-Delmas. Déjà, les maîtres de la pensée officielle chinoise jugeaient assez sévèrement les Conquérants et la Condition humaine, épopée du défi métaphysique, hymne à la mort aussi éloigné que possible de l'attitude chinoise (tant confucéenne que marxiste) et description d'une révolution qui aurait été faite par des étrangers. Peut-être les dirigeants de Pékin n'appréciaient-ils pas non plus que Malraux laissât courir la légende de sa participation à telle ou telle phase de leur révolution. Cette Chine où il a situé ses romans, urbaine, cosmopolite, métaphysicienne, pathétique, quêteuse d'aide étrangère, où les révolutionnaires autochtones sont tous des terroristes, quelle image plus déconcertante Malraux pouvait-il suggérer aux dirigeants chinois qui ont voulu leur révolution rurale, intensément chinoise, optimiste, mue par « les masses » ? Mais quoi de plus injuste que cette incompréhension, quand on pense aux innombrables non-Chinois qui auront appris dans Malraux à respecter la Chine et sa révolution ? C'est pourquoi il faut citer ce mot d'un diplomate chinois à qui je demandais en 1972 comment, en fin de compte, était jugé Malraux dans son pays. Il rit un peu, de ce rire qui signifie que le sujet est délicat. Puis : « Pour nous, c'est un ami de la Chine. Il était de notre côté dans les moments les plus difficiles... » Moura, Jean-Marc. Dialogues chinois, légendes du Tiers Monde. L'étude de l'image de la Chine dans les Antimémoires consistera d'abord à replacer le récit malrucien dans son contexte, avant de montrer comment se construit une légende chinoise incluant 'l'empire du milieu' dans l'espace imaginaire plus vaste de l'Asie pour enfin déceler les éléments d'une Chine devenant, selon le voeu de Mao, figure du tiers monde. L'image des pays asiatiques dans les Antimémoires revêt une triple dimension : elle éclaire le destin de l'Occident, elle permet d'engager une méditation sur l'Histoire, elle apporte les éléments nécessaires à une interrogation métaphysique. Au centre du voyage de Malraux se trouve l'entretien avec Mao. La critique confronte les trois comptes rendus de la rencontre, l'un issue de la sténographie chinoise, le second de la sténographie française et la version des Antimémoires. Les deux sténographies sont concordantes, mais la chinoise semble plus complète. Selon Jacques Andrieu : Selon les Chinois, Malraux aurait déclaré à Mao : « je suis très ému de pourvoir être assis, aujourd'hui, à côté du plus grand révolutionnaire de notre époque après Lénine ». Ce propos n'apparît pas dans la version française, comme si le rédacteur avait jugé indécente une telle flatterie dans la bouche d'un ministre français. Mao semble peu intéressé par la conversation et reste froid durant tout l'entretien, d'autant plus que Malraux commet certains impairs diplomatiques. Il évoque ainsi le parti communiste français qui chercherait à maintenir la balance égale entre Moscou et Pékin, idée incongrue qui déclenche l'hilarité de Mao, ou bien il parle des « communes populaires » alors qu'en 1965, il y a plus de trois ans que, à la suite de la famine du Grand Bond en avant, celles-ci, invention maoïste, ont été démantelées. Malraux paraît inventer par ailleurs des répliques : celle d'un Mao lui confiant « Je suis seul avec les masses » et le monologue de Mao qui suit et qui ne figure pas dans les sténos. Ces déformations et inventions littéraires peuvent s'expliquer : la réalité de l'entretien avec Mao ne correspond nullement à la situation d'énonciation souhaitée par Malraux, celle d'une reconnaissance provenant d'un acteur historique révolutionnaire de premier plan. La grandiloquence parfois et la sollicitation des paroles de Mao pour servir des idées malruciennes s'expliqueraient alors par la difficulté de Malraux à reconnaître son échec. On doit replacer la présentation malrucienne de la Chine non seulement dans son contexte imaginaire mais aussi dans l'économie générale des Antimémoires et des représentations des autres civilisations. La figure historique cardinale et omniprésente dans Le miroir des limbes est le général de Gaulle. Pour ce qui concerne les Asiatiques, deux êtres atteignent à la grandeur historique : Nehru et Mao. Chefs d'Etat, ils ne sont pas de simples politiciens qui ont réussi, Mao « est la Chine ». Aux yeux de Malraux, ils sont moins personnes que présences symboliques. La Longue Marche subit un élargissement épique manifesté par l'évocation. Le dépouillement descriptif qui accompagne ensuite les propos de Mao, le climat de grandeur instauré par un lexique de l'éternel et de l'universel lui confèrent la présence monumentale de la statue. L'Asie du Miroir des limbes est caractérisée par un syncrétisme où s'échangent les divers temps de la vie de Malraux et d'autres existences. Pour l'image de la Chine, il intègre le pays et sa figure révolutionnaire, Mao, à une vision légendaire de l'Orient. Cette métamorphosene s'accomplit pas sans de profondes distorsions de la réalité. On peut en ce sens parler avec Andrieu de mystification condamnable à plusieurs titres : parce que le texte malrucien est peut-être la source de la 'mao-manie' française, parce que l'auteur « utilise la position d'autorité que lui confère son statut de témoin et de chroniqueur impartial pour en fait faire oeuvre de littérateur, et parce qu'enfin, il trahit la solidarité qu'il devrait avoir avec les écrivains persécutés ». Sun, Weihong. La Chine chez Malraux : de 'La tentation de l'Occident' aux 'Antimémoires'. Ce que les lecteurs, et surtout les lecteurs chinois, veulent vraiment savoir, c'est si, durant cet été 1965, et donc à la veille de la fameuse Révolution culturelle, Malraux en a perçu quelques prémices. En tant qu'écrivain, dont la célébrité première provient surtout de ses livres traitant largement de la Chine, pouvait-il se rendre compte, en ce moment historique bien particulier, de la situation dans laquelle se trouvaient la culture, l'intelligentsia et la population chinoises ? Beaucoup de restrictions, bien sûr, ont dû l'empêcher d'observer la Chine de plus près, mais un fait qu'on ne peut tout de même pas nier, est qu'on ne ressent pas les préoccupations de Malraux sur ces questions-là dans le livre. D'abord, la description lyrique de La Longue Marche, une sorte d'introduction resplendissante, puis, les entretiens avec Chen-Yi et Chou Enlai, préparations d'un ton modéré. Parmi les anciens dirigeants du parti communiste chinois, Chen et Chou sont tous deux dotés d'une personnalité très forte, surtout Chou qui a vécu des moments extrêmement complexes et périlleux dans sa vie politique. Presque aucun visiteur étranger qui ait conversé avec lui n'a eu cette impression de sécheresse ; seul Malraux l'a trouvé ennuyeux et délicatement distant. Finalement, le plus excitant arrive enfin, avec la présence si attendue de Mao Tsé-toung. Si on compare la version de cet entretien de 26 pages imprimées que donnent les Antimémoires, aux comptes-rendus de huit feuillets dactylographiés du sommet Malraux-Mao, on voit bien que ce passage du livre relève en grande partie du fantasme de l'auteur ; en effet, on remarquera une ressemblance frappante entre la façon de parler de Mao et celle de Malraux, et une intimité étonnante entre les deux, comme s'il s'agissait de vieilles connaissances qui puissent facilement aborder n'importe quel sujet et en changer n'importe quand, ce qui ne correspond évidemment pas aux rapports réels des deux personnages. Certes, le titre choisi Antimémoires signifie que chronologie ou exactitude, telles que peuvent les concevoir les historiens, ne comptent pas pour l'écrivain, mais du point de vue littéraire, au moins, on peut indiquer que cette structure n'est pas tout à fait gratuite : dans ces antimémoires romanesques, Malraux nous conduit pas à pas devant un grand autel dressé à Mao Tsé-toung, sur lequel les deux personnages, Mao, maître d'un continent mystérieux, et Malraux, sont en train de converser sur le destin humain. Si on fait un bilan de la vie de Malraux, on peut voir que ce dernier aime toujours avoir pour compagnie les grands hommes, les grands événements et les grands sujets ; en voilà donc un très bon témoignage. Dans cette partie des Antimémoires, certains détails méritent aussi d'être indiqués. D'abord, Liou Shao-shi, alors président de la République, devient ici une ombre à peine entrevue. Ce n'est peut-être pas sans rapport avec le fait que Liou avait été destitué pendant la Révolution Culturelle au moment où Malraux rédigeait ses Antimémoires. Malraux ne sait probablement pas comment dépeindre cet ancien président dans une scène où Mao, le grand personnage accentué, occupe la place centrale. Malraux ne montre d'ailleurs pas beaucoup de sympathie pour Liou. Un autre point important, c'est que, dans son entretien avec Malraux, Mao a lancé un message très significatif sur ce qui se passerait après : il parle des intellectuels, en les considérant comme une partie importante de l'opposition, des révisionnistes ( il n'y a là pas grande différence entre l'oeuvre de Malraux et le compte rendu brut du dialogue chinois). Mais Malraux, qui connaît bien les purges staliniennes et le mouvement antidroitiste de la Chine, a été insensible aux rares messages émis durant cet entretien, insensible au danger de cette allusion de Mao à de possibles persécutions des intellectuels. Pourquoi ce manque de perspicacité d'un homme si intelligent ? Parce que là n'est pas son intérêt. Pour le Malraux de 1965, la période communisante est déjà un passé lointain. On remarque que, dans les Antimémoires, Mao est décrit comme un « empereur de bronze », comme « le Vieux de la montagne », qui se plaint de sa solitude. Allusion possible à l'esprit démodé et au caractère tragique de Mao. Mais tout cela compte peu pour Malraux. Le plus important à ses yeux, c'est la puissance et les exploits d'un homme ; un homme qui, quand il a réussi à triompher de sa destinée avec une forte volonté de dominer, mérite d'être proclamé héros. On revient alors à notre sujet : malgré cette part considérable de la Chine dans son oeuvre, Malraux n'est pas un écrivain qui s'intéresse vraiment à l'histoire et la culture chinoises, qui s'intéresse vraiment à la vie, au destin des Chinois sur cette terre appelée la Chine. En d'autres termes, la Chine n'est pas objet de son émotion et de ses sentiments. Ce dont Malraux se préoccupe le plus, ce sont les grandes lois sur l'existence de l'Homme au sens le plus large, et les révoltes antidestin des Grands et des puissants, car seules ces choses-là sont étroitement liées à sa propre vie et leur description incarne sa propre volonté d'existence. |
|
22 | 1972 |
André Malraux ist Berater für Richard Nixon, der eine offizielle Reise nach China plant. He gave Nixon in Washington a lecture about geostrategy, communism and the mystries of the East. He told him : "You will probably think that he [Mao Zedong] is speaking to you, but in reality he will be addressing death." |
|
23 | 2001 |
Yu Bin : En Chine, le nom d'André Malraux est beaucoup moins célèbre que celui de Sartre, Camus, Simone de Beauvoir etc., et même moins connu que celui d'Henri Barbusse et de Louis Aragon. Il n'a jamais été le centre d'intérêt du monde littéraire chinois, et aucune preuve n'atteste qu'un écrivain chinois ait été influencé par lui. Bien que plusieurs de ses ouvrages prennent la Chine comme fond historique, les lecteurs chinois le connaissent très peu. Les spécialistes de littérature française et de littérature comparée sont-ils ceux qui montrent le plus d'intérêt pour Malraux, mais dans ce cercle restreint, pendant longtemps, il n'arriva pas à attirer l'attention des chercheurs chinois. Les articles à son sujet se contentant pour la plupart de l'introduire sommairement. Actuellement, son nom apparaît souvent dans des revues, et attire l'attention d'une partie de lecteurs, mais ceux-ci s'intéressent évidemment plus à sa carrière légendaire qu'à son oeuvre, autrement dit, il revient à l'horizon des lecteurs chinois comme un romancier mythique, non comme un romancier célèbre. On peut presque être sûr que, dans le futur, l'oeuvre de Malraux romancier continuera à tomber dans l'oubli, alors que sa biographie sera mieux reçue que ses romans. Les conquérants, La condition humaine et L'espoir traitent tous les grands événements historiques de ce siècle. Dans un contexte où la littérature occidentale contemporaine se tourne généralement vers « le petit monde » individuel, sa description du « grand monde » à la manière d'une quasi épopée semble éclatante. Bien que des romans s'écartent de temps en temps du réalisme traditionnel, sa technique est globalement réaliste. Il va sans dire que Malraux a des sympathies révolutionnaires. Cependant, il n'arrive pas à éviter la critique politique. A cette époque-là, Malraux était un personnage actif et politique, son attitutde était jugée en Chine non seulement douteuse, mais aussi pour ainsi dire réactionnaire. Evénements clés de l'histoire du Parti Communiste Chinois, la Grande Grève de Sheng Gang et le coup d'Etat du 12 avril 1927 sont des sujets historiques sérieux dont l'interprétation et l'évaluation sont déterminées par les résolutions des instances les plus élevés du P.P.C., et l'écriture littéraire doit s'y conformer. Plus le sujet traite de questions historiques, plus on sera exigeant envers son contenu idéologique. Même si Malraux a des sympathies révolutionnaires, il a évidemment interprêté la révolution chinoise à sa façon. Sans parler de la tradition chinoise évoquée ci-dessus, son interprétation ne pouvait absolument pas être acceptée. Donc, contrairement à ce que l'on pouvait imaginer, à cette époque particulière, choisir la révolution chinoise comme sujet, loin de susciter un accueil chaleureux, a créé un obstacle pour le rapprochement des lecteurs chinois. « La littérature ample et puissante » de Malraux, compte tenu des mentalités de l'époque, paraît vide de sens, exagérée, et même hors de propos. En fait, l'oeuvre de Malraux ne manque ni d'interrogations existentielles (l'absurdité de la condition humaine est même son thème essentiel), ni de préoccupations individuelles ; pourtant, les lecteurs chinois préfèrent en découvrir le traitement manifeste chez Camus et Sartre que d'en chercher le noyau latent dans la symphonie révolutionnaire tapageuse de Malraux. D'autre part, comparé à Camus et aux écrivains du Nouveau Roman, Malraux semble conservateur et dépassé en matière d'art littéraire, n'offrant pas la fraîcheur suffisante et donc pas l'inspiration suffisante aux écrivains chinois. Lorsque les écrivains d'avant-garde se sont lancés dans diverses espérimentations artistiques, Malraux n'était sûrement pas un exemple à suivre : cela l'a condamné à l'anonymat en Chine. Les chercheurs chinois semblent incapables de franchir le seuil du réalisme. Par exemple, ils lisent d'abord les deux romans Les conquérants et La condition humaine comme des récit de l'histoire révolutionnaire chinoise. Les Chinois s'obstinent à lire un roman comme s'ils lisaient l'histoire. Le réalisme européen, rapidement accepté dès son introduction en Chine, est devenu l'école principale, ceci étant évidemment lié à l'imprégnation de la tradition historique chinoise dans la littérature. Puisque les romans de Malraux se sont inspirés d'événements historiques importants de la révolution chinoise, les critiques chinois ont naturellement utilisé la règle réaliste. Ainsi, la première question à résoudre avant d'analyser et d'évaluer l'oeuvre de Malraux était celle-ci : « ses romans ont-ils reflété la vérité historique ? Et dans quelle mesure ? » Pourtant La réponse est décevante, car sa description de la révolution chinois lui est très personnelle. A l'exception de quelques noms de personnages vraisemblables, il n'y a presque aucun lien avec la réalité chinoise. Même si les noms réels de lieux, de personnages et des événements historiques servent de point de repère, les tableaux que Malraux a décrits, son contexte et ses personnages sont néanmoins difficiles à reconnaître pour les lecteur chinois. Il n'a presque pas décrit de vrai révolutionnaire, ni de vrai Chinois. Les figures de révolutionnaires et du peuple chinois sous sa plume sont vraiment lointaines de la réalité ». On ne peut pas dire que Malraux n'avait aucun intérêt pour la Chine ; sa préoccupation pour la Chine avait un sens plutôt abstrait. Il a prêté une grande attention à la « condition humaine », mais « l'homme » ici signifie l'humanité, pas spécifiquement les Chinois, mais tout aussi bien les Occidentaux. Ce qui est significatif, c'est que son contexte et sa conscience des problèmes sont tous deux venus d'Occident. La preuve en est que les problèmes auxquels se trouvent confrontés ses personnages, tels que l'absurdité de la vie, la solitude de l'homme, l'incommunicabilité et le partage impossible des sentiments, etc., sont tous des problèmes symptomatiques de l'Occident moderne dont les Occidentaux ont pris une nette conscience et dont ils étaient très souvieux ; cependant, ce genre de problèmes était alors inconnu des Chinois. Etant donné que le reste de la production littéraire de Malraux et ses mémoires n'ont pas encore été introduits à la Chine, il est difficile de prévoir son destin en Chine dans le futur. |
|
24 | 2005 |
Tsai, Shilling Stéphanie. La construction d'un mythe moderne : André Malraux et Maurice Blanchot. L'oeuvre d'André Malraux n'a pas rencontré à Taiwan un accueil aussi chaleureux que celui qu'on avait réservé à J.P. Sartre, son contemporain. Dans une enquête sur la réception de la littérature française à Taiwan durant les cinquante dernières années (de 1950 à 200l)1, nous n'avons compté que dix articles consacrés à Malraux, y compris un mémoire de maîtrise. Cette occultation masque peut-être un déni politique et idéologique, mais ce n'est pas notre intention d'en analyser la cause. Ce qui nous intéresse dans les articles publiés à Taiwan, c'est la révélation de deux images plutôt opposées de Malraux: d'un côté, un f humaniste qui a réussi à esquisser la description d'une condition humaine mettant en valeur la grandeur universelle de l'homme ; de l'autre, un révolutionnaire qui tente, par sa conception de l'art, de mettre toutes les civilisations humaines dans le même cadre sans prendre en considération les contextes socio-historiques. Dans son article intitulé «Révolutionnaire et romancier amateur : le grand écrivain du XXème siècle André Malraux»2, Henh-Jei Chin explique pourquoi Malraux a été mal reçu à Taiwan. D'abord, Malraux serait difficile à traduire en chinois en raison de la complexité de ses phrases et des émotions enchevêtrées qu'elles recèlent. Ensuite, la réflexion métaphysique (notamment sur la mort) s'éloignerait trop de la pensée chinoise. Enfin, l'on entendrait la voix de Malraux derrière tous ses héros romanesques; les réactions, les perspectives et même la manière d'éprouver l'horreur seraient toutes d'un mode « occidental,» ou plus précisément, « malrucien ». D'après Chin, Malraux regarderait en réalité l'archétype de l'Homme, selon une tradition européenne ancrée dans la civilisation gréco-romaine et le christianisme, ce qui rendrait difficile pour les lecteurs chinois l'appréhension de son oeuvre. Le problème de la réception de Malraux à Taiwan ne résie pas dans la compréhension exacte du message transmis par Malraux. Ce qu'il s'agit de voir, c'est la manière dont le discours de Malraux construit le 'mythe' de la vie à partir de la mort et la manière dont le mythe aide à formuler l'idée de 'communauté', avec tous les codes de signification qui s'y rattachent. Il nous semble que la notion de la mort propre est la clé permettant d'entrer au coeur de ses discours. |
|
# | Year | Bibliographical Data | Type / Abbreviation | Linked Data |
---|---|---|---|---|
1 | 1926 | Malraux, André. La tentation de l'Occident. (Paris : B. Grasset, 1926). | Publication / MalA22 |
|
2 | 1928 | Malraux, André. Les conquérants. (Paris : B. Grasset, 1928). (Les cahiers verts ; 4). = Malraux, André. Die Eroberer : Rote und Gelbe im Kampfe um Kanton. Deutsch von Max Clauss. (Berlin-Grunewald : K. Vowinckel, 1929). [Geschichte Republik China]. | Publication / Mal1 |
|
3 | 1933 |
Malraux, André. La condition humaine. (Paris : Gallimard, 1933). = Malraux, André. So lebt der Mensch : Roman. Übertragung des französischen Originals von Carola Lind. (Zürich : Europa-Verlag, 1934). Zusammenfassung : http://www.alalettre.com/malraux-oeuvres-condition-humaine.php. |
Publication / Mal2 |
|
4 | 1938 |
[Malraux, André]. Zhongguo da ge ming xu qu : (yuan ming zheng fu zhe). Wang Fanxi yi. (Xianggang : Jin xing shu dian, 1938). (Guo ji wen yi cong kan). Übersetzung von Malraux, André. Les conquérants. (Paris : B. Grasset, 1928). (Les cahiers verts ; 4). 中 國大革命序曲 : (原名征服者) |
Publication / MalA7 | |
5 | 1947-1950 | Malraux, André. Psychologie de l'art. Vol. 1-3. (Genève : A. Skira, 1947-1950). Vol. 1 : Le musée imaginaire. Vol. 2 : La création artistique. Vol. 3 : La monnaie de l'absolu. = Malraux, André. Le musée imaginaire de la sculpture mondiale. (Paris : Gallimard, 1952-1954). | Publication / MalA18 |
|
6 | 1951 | Malraux, André. Les voix du silence. (Paris : Gallimard, 1951). (La galerie de la Pléiade ; vol. 3). | Publication / MalA21 |
|
7 | 1957 | Malraux, André. La métamorphose des dieux. (Paris : N.R.F., Gallimard, 1957). (La galerie de la Pléiade ; 8). | Publication / MalA19 |
|
8 | 1967 | Malraux, André. Antimémoires. In : Malraux, André. Le miroir des limbes. T. 1-2. (Paris : Gallimard, 1967). T. 1. | Publication / MalA14 |
|
9 | 1987 |
[Malraux, André]. Wang jia da dao. Andelie Ma'erluo ; Zhou Kexi yi. (Guilin : Lijiang chu ban she, 1987). (Fa guo dang dai wen xue cong shu). Übersetzung von Malraux, André. La voie royale. (Paris : B. Grasset, 1930). 王 家大道 |
Publication / MalA6 |
|
10 | 1988 |
[Malraux, André. Ren de ming yun. Andelie Ma'erluo zhu ; Li Yimin, Chen Jicheng yi. (Beijing : Zuo jia chu ban she, 1988). Übersetzung von Malraux, André. La condition humaine. (Paris : Gallimard, 1933). 人 的命運 |
Publication / MalA5 | |
11 | 1988 |
[Malraux, André]. Zheng fu zhe. Maerluo ; Lang Weizhong yi. (Changsha : Hunan ren min chu ban she, 1988). Übersetzung von Malraux, André. Les conquérants. (Paris : Grasset, 1928). 征服者 |
Publication / MalA24 | |
12 | 1990 |
[Malraux, André]. Ren de zhuang kuang zhong guo. Maerluo ; Yang Yuanliang, Yu Yaonan yi. (Guilin : Lijiang chu ban she, 1990). (Faguo nian shi ji wen xue cong shu). Übersetzung von Malraux, André. La condition humaine. (Paris : Gallimard, 1933). 人的状况-中国 |
Publication / MalA23 | |
13 | 1998 |
[Malraux, André]. Ren de jing yu. Ma'erluo ; Ding Shizhong. (Beijing : Wai guo wen xue chu ban she, 1998). Übersetzung von Malraux, André. La condition humaine. (Paris : Gallimard, 1933). 人 的境遇 |
Publication / MalA4 | |
14 | 2000 |
[Malraux, André]. Fan hui yi lu. Maerluo zhu ; Qian Peixin yi. (Guilin : Lijiang chu ban she, 2000). Übersetzung von Malraux, André. Antimémoires. In : Malraux, André. Le miroir des limbes. T. 1-2. (Paris : Gallimard, 1967). T. 1. 反回憶錄 |
Publication / MalA3 |
# | Year | Bibliographical Data | Type / Abbreviation | Linked Data |
---|---|---|---|---|
1 | 1976 | Lacouture, Jean. Malraux : une vie dans le siècle 1901-1976. (Paris : Ed. du Seuil, 1976). | Publication / Mal5 | |
2 | 1980 |
Mirabile-Tucci, Nina Sarah. The Oriental-Occidental dialogue in the novels of André Malraux. (Houston, Tex. : Rice University, 1980). Diss. Rice Univ., 1980. http://scholarship.rice.edu/handle/1911/15566?show=full. |
Publication / MalA20 |
|
3 | 1981 |
Liu, Shuxian. Ma'erlao yu Zhongguo. (Xianggang : Zhong wen da xue chu ban she, 1981). [Abhandlung über André Malraux]. 馬 爾勞與中國 |
Publication / MalA8 | |
4 | 1984 |
Ma'erluo yan jiu. Liu Mingjiu, Luo Xinzhang bian xuan. (Nanning : Lijiang chu ban she, 1984). (Faguo xian dai dang dai wen xue yan jiu zi liao cong kan). [Abhandlung über André Malraux]. 马尔罗研究 |
Publication / LiuM4 | |
5 | 1987 |
[Maurois, André]. Cong Pulusite dao Sate. Moluoya zhu ; Yuan Shuren yi. (Guilin : Li Jiang chu ban she, 1987). Übersetzung von Maurois, André. De Proust à Camus. (Paris : Librairie académique Perrin, 1963). [Abhandlung über Marcel Proust, Henri Bergson, Paul Valéry, Alain, Paul Claudel, François Mauriac, Georges Duhamel, Antoine de Saint-Exupéry, Jacques de Lacretelle, Jules Romains, André Malraux, Albert Camus]. 從普魯斯特到薩特 |
Publication / Prou28 |
|
6 | 1989 | Langlois, Walter G. André Malraux's East/West dialogue : from fiction to autobiography. In : Biography East and West : selected conference papers. Ed. by Carol Ramelb. (Honolulu : University of Hawaii, 1989). | Publication / MalA16 |
|
7 | 1990 |
[Madsen, Axel]. Si chou lu. Yasai Meidesen zhu. (Taibei : Lin yu wen hua shi ye you xian gong si, 1990). (Xin mei yue yi shu, 5). Übersetzung von Madsen, Axel. Silk roads : the Asian adventures of Clara & André Malraux. (New York, N.Y. : Pharos Books, 1989). 絲綢路 |
Publication / MalA9 | |
8 | 1991 | Meyer, Alain. La condition humaine d'André Malraux. (Paris : Gallimard, 1991). (Foliothèque). | Publication / MalA2 | |
9 | 1996 | Hsieh, Yvonne Y. From occupation to revolution : China through the eyes of Loti, Claudel, Segalen, and Malraux (1895-1933). (Brimingham, Alabama : Summa Publications, 1996). | Publication / Seg31 | |
10 | 1999 | Dye, Michel. André Malraux and the temptation of the Orient in "La condition humaine". In : Journal of European studies ; vol. 29 (1999). | Publication / MalA17 |
|
11 | 2000 |
[Lyotard, Jean-François]. Ma'erluo zhuan. Rang-Fulangsuowa Li'aota'er zhu ; Pu Beiming yi. (Shanghai : Dong fang chu ban zhong xin, 2000). (Dang dai xi fang si xiang jia zhuan ji cong shu). Übersetzung von Lyotard, Jean-François. Signé Malraux. (Paris : B. Grasset, 1996). 马尔罗传 |
Publication / MalA11 | |
12 | 2001 |
Les écrivains français du XXe siècle et la Chine : colloque internationale de Nanjin 99' = 20 shi ji Faguo zuo jia yu Zhongguo : 99' Nanjing guo ji xue shu yan tao hui. Etudes réunies par Christian Morzewski et Qian Linsen. (Arras : Artois presses Université, 2001). (Lettres et civilisations étrangères). 20世紀法國作家與中國 99'南京国际学朮硏讨会 |
Publication / Morz | |
13 | 2001 | Astier, Henri. Flying close to the wind. In : The Times literary supplement ; 14 May (2003). [Betr. André Malraux]. | Publication / Mal3 |
|
14 | 2005 | Fabula, la recherche en littérature (Agenda) : Malraux et la Chine : http://www.fabula.org/actualites/article10670.php. | Web / MalA13 |
|
15 | 2008 |
Malraux et la Chine : actes du colloque international de Pékin 18, 19 et 20 avril 2005 = Ma'erluo yu Zhongguo guo ji xue shu yan tao hui lun wen ji. Qin Haiying deng zhu. (Shanghai : Shanghai ren min chu ban she, 2008). 马尔罗与中国国际学术研讨会论文集 http://www.malraux.org/index.php/archives/archivesdusite/804-pam5-6.html. |
Publication / MalA12 | |
16 | 2010 | Watanabe, Hiroshi. "Les conquérants" d'André Malraux comme un roman psychologique : http://ir.iwate-u.ac.jp/dspace/bitstream/10140/2139/1/al-no10p079-092.pdf. | Web / MalA15 |
|