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1967.3

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Je pense aux écorces mangées par les hommes, et à ce que Nehru m'a dit de la famine. Mais je sais que le lavage de cerveau ne s'est pas limité à ces manifestations anodines. Les séances d'autocritique ont été souvent des séances d'accusation, suivies d'exclusions, d'arrestations et d'exécutions. « Retourne-toi résolument contre l'ennemi tapi à l'intérieur de ton crâne! » En 1942., à Yenan, Mao ordonna aux militants de devenir semblables aux ouvriers et aux paysans. (On m'a montré, dans la vallée, le champ qu'il cultivait.) Il devait, plus tard, ordonner le « reconditionnement » de tous les Chinois. Lorsqu'il leur enjoignit de « livrer leur cœur », commencèrent les serments rituels des foules « dont le cœur ne battait que pour le Parti », et les transports de grands cœurs rouges, dont certains devenaient des cerfs-volants.
« Nous avons perdu le Sud, reprend-il, et nous avons même abandonné Yenan. Mais nous avons repris Yenan, et nous avons repris le Sud. Au Nord, nous avons trouvé la possibilité d'un contact avec la Russie, la certitude de n'être pas encerclés ; Tchang Kaï-chek disposait encore de plusieurs millions d'hommes. Nous avons pu établir des bases solides, développer le Parti, organiser les masses. Jusqu'à Tsi-nan, jusqu'à Pékin.
— En Union soviétique, c'est le Parti qui a l'Armée rouge ; ici, il semble que, souvent, ce soit l' Armée de Libération qui ait développé le Parti.
— Nous ne permettrons jamais au fusil de commander le Parti. Mais il est vrai que la VIIIe armée de campagne, a construit une puissante organisation du Parti en Chine du Nord, des cadres, des écoles, des mouvements de masse. Yenan a été construit par le fusil. Tout peut pousser dans le canon d'un fusil...
« Mais à Yenan, nous avons rencontré une classe que nous n'avions guère rencontrée dans le Sud, et pas du tout pendant la Longue Marche : les bourgeois nationaux les intellectuels [Mao entend par là, outre les professions libérales, les étudiants et les professeurs, les techniciens et les ingénieurs : la masse de ceux qui ne sont ni ouvriers, ni paysans, ni anciens compradores ou capitalistes], tous ceux qui avaient sincèrement accepté le front unique dans la lutte contre le Japon. A Yenan, les problèmes de gouvernement se sont posés. Ce que je vais vous dire vous surprendra : si nous n'y avions pas été contraints par l'offensive ennemie, nous n'aurions pas attaqué.
— On a cru pouvoir vous liquider ?
— Oui. Les généraux de Tchang Kaï-chek lui ont beaucoup menti, et il a beaucoup menti aux Américains. Il a cru que nous allions livrer des batailles traditionnelles. Mais Tchou-te et Cheng-yi ne les ont acceptées que lorsque nos forces sont devenues supérieures aux siennes. Il a immobilisé beaucoup d'hommes pour la défense des villes, mais nous n'avons pas attaqué les villes...
— C'est pourquoi les Russes vous ont si longtemps... négligés.
— Si on ne peut faire la révolution qu'avec les ouvriers, nous ne pouvions évidemment pas faire la révolution. Les bons sentiments des Russes étaient pour Tchang Kaï-chek. Lorsqu'il a fui la Chine, l'ambassadeur soviétique a été le dernier à prendre congé de lui.
« Les villes sont tombées comme des fruits mûrs...
— La Russie s'est trompée, mais nous nous serions trompés aussi. L'Asie du XIXe siècle semble frappée d'une décadence que le colonialisme ne suffit pas à expliquer. Le Japon s'est occidentalisé le premier, et on a prophétisé qu'il s'américaniserait très vite. La vérité est que, malgré les apparences, il est resté profondément japonais. Vous êtes en train de refonder la Grande Chine, monsieur le président ; c'est manifeste dans les tableaux et les affiches je propagande, dans vos poèmes, dans la Chine elle-même, avec le côté militaire que lui reprochent les touristes... »
Et les ministres, en cercle, de dresser les oreilles.
« Oui, répond-il sereinement.
.— Vous espérez que votre agriculture... ancienne, dans laquelle la traction à bras est encore si répandue, va rattraper le machinisme ?
— Il faudra du temps...
« Plusieurs dizaines d'années...
« II faudra aussi des amis. Il faut d'abord des contacts. Il y a diverses sortes d'amis. Vous en êtes une. L'Indonésie en est une autre. Aïdit [Chef du P.C. indonésien] est ici, je ne l'ai pas encore vu. Il reste des points communs entre lui et nous, et d'autres entre vous et nous. Vous avez dit avec...
(La traductrice cherche le mot français.)
« ... pertinence, au ministre des Affaires étrangères, que vous ne souhaitiez pas un monde soumis à la double hégémonie des États-Unis et de l'Union soviétique, qui finiront d'ailleurs par trouver ce que j'ai appelé il y a deux ans, leur Sainte-Alliance. Vous avez montré votre indépendance à l'égard des Américains.
— Nous sommes indépendants, mais nous sommes leurs alliés. »
Depuis le début de l'entretien, il n'a pas fait d'autre geste que de porter sa cigarette à sa bouche, et de la reposer sur le cendrier. Dans l'immobilité générale il ne semble pas un malade, mais un empereur de bronze. Il lève soudain les deux bras au ciel, les laisse retomber d'un coup.
« No-o-os alliés ! Les vôtres et les nôtres ! »
Sur le ton de : ils sont jolis !
« Les États-Unis ne sont pas autre chose que l'impérialisme américain, la Grande-Bretagne joue double jeu... »
Pour la première fois, le maréchal prend la parole :
« La Grande-Bretagne soutient les impérialiste' américains. »
En même temps que je lui réponds : « N'oubliez pas la Malaisie... », Mao dit : « Échange de bons procédés » mais sa voix baisse comme s'il se parlait à lui-même :
« Nous avons fait le nécessaire, mais qui sait ce qui se passera dans quelques dizaines d'années ? »
Je ne pense pas à ce qui se passera demain, mais à ce qui se passait hier, quand les Russes, en même temps qu'ils construisaient les aciéries géantes, déplaçaient les poteaux-frontière des steppes du Turkestan, tous les gardes chinois ivres-morts, pour devenir possesseurs des mines d'uranium — les poteaux reprenant leur place un peu plus tard à la suite de la loyale aftion réciproque qui avait mené au sommeil les gardes russes... Je demande :
« L'opposition est encore puissante ?
— Il y a toujours les bourgeois nationaux, les intellectuels, etc. Il commence à y avoir les enfants des uns et des autres...
— Pourquoi les intellectuels ?
— Leur pensée est antimarxiste. À la Libération, nous les avons accueillis même quand ils avaient été liés au Kouo-min-tang, parce que nous avions trop peu d'intellectuels marxistes. Leur influence est loin d'avoir disparu. Surtout chez les jeunes... »
Je m'aperçois soudain que les peintures, au mur, sont des rouleaux traditionnels de style mandchou — comme dans le bureau du maréchal, comme dans celui de Chou En-lai. Aucune des figures réalistes-socialistes qui couvrent les murs de la ville.
« La jeunesse que j'ai vue au cours de mes voyages, dit notre ambassadeur, vous est pourtant profondément acquise, monsieur le Président. »
Mao sait que Lucien Paye a été ministre dé l'Éducation nationale et recteur de Dakar; il sait aussi qu'à chaque occasion, il prend contact avec les professeurs et les étudiants. L'ambassadeur parle un peu le mandarin, que plusieurs membres de notre ambassade, nés en Chine, parlent couramment.
« On peut voir aussi les choses de cette façon... »
Ce n'est pas une phrase courtoise destinée à écarter la discussion. Mao attache à la jeunesse la même importance que le général de Gaulle, que Nehru. Il semble penser que l'on peut porter plusieurs jugements sur la jeunesse chinoise, et souhaiter que l'on puisse en porter un autre que le sien. Il sait que notre ambassadeur a étudié la nouvelle pédagogie chinoise : le système « mi-travail, mi-étude », l'autorisation donnée aux étudiants de se présenter aux examens en apportant leurs livres scolaires... Il l'interroge avec attention :
« Depuis combien de temps êtes-vous à Pékin ?
—- Depuis quatorze mois. Mais je suis allé à Canton par le chemin de fer ; j'ai visité le Centre-Sud, ce qui m'a permis de voir, non sans émotion, monsieur le Président, sa maison où vous êtes né, au Hou-nan ; j'ai vu le Sseu-tch'ouan, le Nord-Est. Et nous avons vu Lo-yang et Sian, avant Yenan. Partout j'ai été en contact avec le peuple. Contact : superficiel ; mais celui que j'ai établi avec les professeurs et les étudiants était un vrai contact — à Pékin, assez durable. Les étudiants sont orientés vers l'avenir que vous envisagez pour eux, monsieur le Président.
— Vous avez vu un aspect...
« Un autre a pu vous échapper...
« Et pourtant, il a été vu et confirmé... Une société est un ensemble complexe...
« Savez-vous comment s'appelaient les chrysanthèmes, à la dernière exposition de Hang-tcheou ? La danseuse ivre, le vieux temple au soleil couchant, l'amant qui poudre sa belle...
« Il est possible que les deux tendances coexistent... mais bien des conflits se préparent... »
Dans ce pays où l'on ne parle que d'avenir et de fraternité, comme sa voix semble solitaire en face de l'avenir ! Je pense à une image puérile de mon premier livre d'Histoire : Charlemagne regardant au loin les premiers Normands remonter le Rhin...
' « Ni le problème agricole ni le problème industriel ne sont résolus. Le problème de la jeunesse, moins encore. La révolution et les enfants, si l'on veut les élever, il faut les former... »
Ses enfants, confiés à des paysans pendant la Longue Marche, n'ont jamais été retrouvés. Il y a peut-être, dans une commune populaire, deux garçons d'une trentaine d'années laissés naguère avec tant d'autres et tant de cadavres, et qui sont les fils sans nom de Mao Tsé-toung.
« La jeunesse doit faire ses preuves... » Une aura rend plus immobiles encore nos interlocuteurs. Bien différente de la trouble curiosité qui s'est établie lorsqu'ils ont attendu ce qu'il allait dire de la résurrection de la Chine. Il semble que nous parlions de la préparation secrète d'une explosion atomique. « Faire ses preuves... » Je me souviens de Nehru : « La jeunesse je n'en attends rien. » Il y a vingt-cinq millions de jeunes communistes, dont presque quatre millions sont des intellectuels; ce que Mao vient de dire suggère, et sans doute annonce, une nouvelle action révolutionnaire comparable à celle qui suscita les « Cent Fleurs », puis leur répression. Que veut-il ? Lancer la jeunesse et l'armée contre le Parti ?
« Que cent fleurs différentes s'épanouissent, que cent écoles rivalisent ! » Mao lança ce mot d'ordre qui semblait une proclamation de libéralisme, en un temps où il croyait la Chine « remodelée ». Les critiques auxquelles il faisait appel étaient les critiques « constructives » chères aux partis communistes : il comptait fonder sur elles les réformes nécessaires. Il se trouva devant la masse des critiques négatives, qui attaquaient jusqu'au Parti. Le retour à Sparte ne traîna pas ; on envoya les intellectuels se faire remodeler dans les communes populaires. Les adversaires du régime ont vu dans les « Cent Fleurs » un appât destiné à faire sortir du bois les opposants dupés. Mais Mao avait voulu sincèrement infléchir la ligne du Parti, comme il décida sincèrement et fermement de la rétablir dès qu'il comprit que la critique qu'il avait suscitée n'était point une autocritique. À maints égards, la situation serait la même, aujourd'hui, si l'on prenait pour mot d'ordre : que la jeunesse s'épanouisse. Croit-il les jeunesses communistes capables d'entraîner les jeunes dans une action comparable au « Grand Bond en avant » ? D'autre part, sans doute faut-il éprouver de nouveau le Parti. La répression qui suivit les « Cent Fleurs » écarta la jeunesse protestataire, elle écarta aussi les membres du Parti qui l'avaient laissée protester : d'une pierre, deux coups. Il faut agir sur toute la jeunese, et éprouver le Parti par cette action. L'investissement de l'Occident par les peuples sous-développés, auquel a fait fusion Chou En-lai, « donc, a dit Mao, le destin du monde » est inséparable de la jeunesse chinoise. Croit-il réellement à la libération du monde sous la direction de la Chine ? La révolution créée par les prédicateurs d'une grande nation semble une politique plus vaste et plus saisissante que celle des États-Unis, définie seulement par l'arrêt de cette expansion. Borodine, délégué de l'U.R.S.S. auprès de Sun Yat-sen, répondait à l'interviewer du Hong Kong Times : « Vous comprenez l'action des missionnaires protestants, n'est-ce pas ? Eh bien ! vous comprenez la mienne... » Mais c'était en 1925. On mobilise deux mille danseurs et trois cent mille spectateurs pour le président de la Somalie — et puis ? Staline croyait à l'Armée rouge, non au Komintern, et peut-être Mao ne croit-il à la prise du pouvoir mondial par les pays sous-développés que comme Staline croyait à la prise du pouvoir par le prolétariat mondial. La révolution vaincra : mais provisoirement, présidents somaliens, guerre du Viêt-nam, propagande guerrière jusque dans les villages, sont la justification de Sparte. Mao bénit Hanoi, la Somalie, Saint-Domingue, et « liquide » ses adversaires tibétains. La défense du Viêt-nam et la communisation du Tibet se rejoignent, bien au-delà de l'aide symbolique aux Somalies ou aux Congos, comme des jumeaux sur le sein du vieil Empire. Chaque guérillero vietnamien tombé dans la brousse autour de Da Nang légitime le travail épuisant des paysans chinois. La Chine viendra en aide (jusqu'où ?) à tous les peuples opprimés qui lutteront pour leur libération, mais la lutte de ces peuples la cimente. « Stratégiquement, dit Mao, l'impérialisme est condamné — et sans doute, avec lui, le capitalisme ; tactiquement, il faut le combattre comme les troupes de l'Armée de Libération ont combattu celles de Tchang Kaï-chek. » Et tactiquement, les combats décisifs auront lieu en Chine, parce que Mao ne s'engagera pas de façon décisive au-dehors. Mais déjà la Longue Marche fait figure de légende, et les survivants de la fin de la guerre contre Tchang Kaï-chek s'appellent les Vétérans.
Mao a dit que le problème industriel n'était pas résolu, mais je ne l'en crois pas inquiet : dans son esprit, la Chine a fait sa conversion. Il a dit que le problème agricole n'était pas résolu ; certains — et d'abord lui — affirment que presque toute la terre arable de Chine est cultivée et qu'il ne peut en accroître le rendement que de façon limitée ; d'autres annoncent la prochaine mise en valeur des steppes, et un rendement double. La bombe atomique et la charrette à bras ne coexisteront pas toujours. Mais Mao ne conçoit la modernisation de l'agriculture, et l'industrialisation, qu'à travers les puissantes structures chinoises dans lesquelles le Parti exprime, guide et ordonne les masses comme l'empereur ordonnait les forces de la terre. L'agriculture et l'industrie sont liées, et doivent le rester ; la politique vient avant la technique. Peut-être l'État soviétique serait-il assez fort pour que la jeunesse russe devînt, dans une certaine mesure, indifférente à une politique qui pourtant la comble d'orgueil ; mais l'État chinois n'est encore que la victoire remportée chaque jour par la Chine dans un combat qui l'exalte. Comme l'État russe avant la guerre, l'État chinois a besoin d'ennemis. L'austérité qui apportait le bol de riz était-elle austérité, comparée à la misère qui apportait la faim ? Mais la misère s'éloigne, les propriétaires des temps de l'Empire et du Kouo-min-tang sont morts, les Japonais et Tchang Kaï-chek sont partis. Quoi de commun entre les analphabètes du Kiang-si encore semblables aux révolutionnaires t'ai-p'ing, les serfs tibétains délivrés par l'Armée de Libération et formés par l'École des minorités nationales, et les étudiants qu'interrogé Lucien Paye ? Sans doute la menace de révisionnisme dont parle Mao est-elle là, bien plus que dans la nostalgie d'un passé dont on ne connaît plus que ce qu'il avait de pire. Plus de deux cent quatre-vingts millions de Chinois, âgés de moins de dix-sept ans, n'ont aucun souvenir antérieur à la prise de Pékin.
Depuis la dernière phrase de la traductrice, personne n'a parlé. Le sentiment que Mao inspire à ses compagnons m'intrigue. C'est d'abord une déférence presque amicale : le Comité central autour de Lénine, non de Staline. Mais ce qu'il m'expose semble parfois s'adresser aussi à un contradicteur imaginaire, auquel il répondrait à travers eux. Il semble un peu dire : et il en sera ainsi, que cela vous plaise ou non. Quant à eux, leur attentif silence leur donne, fugitivement, l'aspect d'un tribunal.
« À propos, dit Mao apparemment hors de propos, j'ai reçu, il y a quelques mois, une délégation parlementaire de chez vous. Vos partis socialiste et communiste croient vraiment ce qu'ils disent ?
— Ça dépend de ce qu'ils disent...
« Le parti socialiste est principalement un parti de fonctionnaires, dont l'action s'exerce par les syndicats de force ouvrière, importants dans l'administration française. C'est un parti libéral à vocabulaire marxiste. Dans le Midi, pas mal de propriétaires de vignobles votent socialiste. »
À ces vérités premières, mes interlocuteurs semblent tomber des nues.
« Quant au parti communiste, il conserve un quart, un cinquième des voix. Des militants courageux et dévoués, au-dessous de l'appareil que vous connaissez comme moi... Un parti trop révolutionnaire pour que naisse un autre parti de combat, trop faible pour accomplir la révolution.
— Le révisionnisme de l'Union soviétique ne lui fera peut-être pas perdre de voix, mais lui fera perdre des poings.
« En tant que parti, il est contre nous. Comme tous les autres, sauf l'Albanie. Ils sont devenus des partis sociaux-démocrates d'un type nouveau...
— Il a été le dernier grand parti stalinien. Individuellement, la plupart des communistes voudraient s'embrasser avec vous sur une joue, et avec les Russes sur l'autre. »
Il croit avoir mal compris. La traductrice développe. Il se tourne vers le maréchal, le président et les autres ministres. On dit que le rire de Mao est communicatif. C'est vrai : tous rient aux éclats. Le sérieux retrouvé, il dit :
« Qu'en pense le général de Gaulle ?
— Il n'y attache pas grande importance. Ce n'est rien de plus qu'un fait électoral. Actuellement, le destin de la France se passe entre les Français et lui. »
Mao réfléchit.
« Les mencheviks, Plekhanov, ont été marxistes, même léninistes. Ils se sont coupés des masses et ont fini par prendre les armes contre les bolcheviks — enfin, ils ont surtout fini par se faire exiler ou fusiller...
« Pour tous les communistes, il existe maintenant deux voies : celle de la construction socialiste, celle du révisionnisme. Nous n'en sommes plus à manger des écorces, mais nous n'en sommes qu'a un bol de riz par jour. Accepter le révisionnisme, c'est arracher le bol de riz. Je vous l'ai dit, nous avons fait la révolution avec des jacqueries ; puis, nous les avons conduites contre les villes gouvernées par le Kouo-min-tang. Mais le successeur du Kouo-min-tang n'a pas été le Parti communiste chinois, quelle que soit l'importance de celui-ci : il a été la Nouvelle Démocratie. L'histoire de la révolution, comme la faiblesse du prolétariat des grandes villes, a contraint les communistes à l'union avec la petite-bourgeoisie. Pour cela aussi, notre révolution, à la fin, ne ressemblera pas plus à la révolution russe que la révolution russe n'a ressemblé à la vôtre... De larges couches de notre société, aujourd'hui encore, sont conditionnées de telle façon que leur activité est nécessairement orientée vers le révisionnisme. Elles ne peuvent obtenir ce qu'elles désirent qu'en le prenant aux masses. »
Je pense à Staline : « Nous n'avons pas fait la révolution d'Octobre pour donner le pouvoir aux koulaks !... »
« La corruption, l'illégalité, reprend Mao, l'orgueil des bacheliers, la volonté d'honorer la famille en devenant employé et en ne se salissant plus les mains, toutes ces bêtises ne sont que des symptômes. Dans le Parti comme hors du Parti. La cause, ce sont les conditions historiques elles-mêmes. Mais aussi les conditions politiques. »
Je connais sa théorie : on commence par ne plus tolérer la critique, puis on écarte l'autocritique, puis on se coupe des masses, et, comme le Parti ne peut trouver qu'en elles sa force révolutionnaire, on tolère la formation d'une nouvelle classe ; enfin on proclame, comme Khrouchtchev, la coexistence pacifique durable avec les États-Unis — et les Américains arrivent au Viêt-nam. Je n'ai pas oublié sa phrase d'autrefois : « Il y a ici soixante-dix pour cent de paysans pauvres et leur sens de la révolution n'a jamais été en défaut. » II a dit tout à l'heure comment il l'entend : il faut apprendre des masses, pour pouvoir les instruire.
« C'est pourquoi, dit-il, le révisionnisme soviétique est une... apostasie. »
La traductrice a trouvé le mot : apostasie, presque tout de suite. Élevée par les soeurs ?
« II va vers la restauration du capitalisme, et on se demande pourquoi l'Europe n'en serait pas satisfaite.
— Je ne crois pas qu'il envisage de revenir à la propriété privée des moyens de production.
— En êtes-vous tellement assuré ? Voyez la Yougoslavie ! »
Je ne souhaite pas parler de la Yougoslavie, mais il me vient à l'esprit que les deux rebelles majeurs, Mao et Tito, sont tous deux étrangers aux cadres de la Maison grise de Moscou — tous deux chefs de guérilla.
« Je crois que la Russie veut sortir du régime de Staline sans revenir au vrai capitalisme. D'où, un certain libéralisme. Mais il appelle une métamorphose du pouvoir : il n'y a pas de stalinisme libéral. Si ce que nous appelons communisme russe est le régime stalinien, nous sommes en face d'un changement de régime. La fin de l'encerclement et du primat de l'industrie lourde, l'abandon de la police politique en tant que quatrième pouvoir, la victoire de 1945, ont apporté à l'Union soviétique une métamorphose au moins aussi radicale que son passage de Lénine à Staline. Brejnev est le successeur de Khrouchtchev et tous les Brejnevs le seront. J'ai connu le temps où l'on ne parlait pas de politique à sa femme ; quand j'ai su que l'on osait blaguer le gouvernement dans le métro, )'ai pensé qu'il n'y avait pas un " adoucissement " de ce que j'avais connu, mais une transformation radicale.
— En somme, vous pensez qu'ils ne sont pas révisionnistes, parce qu'ils ne sont plus même communistes. Peut-être avez-vous raison, si l'on pense à... »
La traductrice ne trouve pas le mot.
« Tohu-bohu, propose notre traducteur.
— Si l'on pense au tohu-bohu qui règne là-bas, et qui n'a d'ailleurs pas d'autre but que de tromper tout le monde! Pourtant, la clique dirigeante accepte la formation de couches de la population qui ne sont pas encore des classes, mais qui pèsent sur la politique communiste... »
Rome trahit dès qu'elle écarte Sparte. Car on ne peut aisément maintenir une Sparte chinoise, à côté d'une Rome qu'elle prend d'ailleurs pour Capoue. Je connais la réponse exaspérée des Russes : « Mao est un dogmatique et un visionnaire. Comment maintenir la passion révolutionnaire cinquante ans après la révolution ! Pour recommencer Octobre, la Russie n'a ni défaite tsariste, ni capitalistes, ni barines. La Chine connaît les épreuves que nous avons connues il y a trente ans. Elle n'a rien, nous avons quelque chose, et nous ne pouvons pas revenir à rien. Un fait nouveau domine toutes les idéologies : la guerre nucléaire anéantira les nations qui y seront engagées. Khrouchtchev a mis fin à la terreur et aux camps de concentration, cru à la possibilité d'accords de désarmement. Il a gouverné avec légèreté, mais nous voulons, comme lui, établir le communisme dans le monde en écartant la guerre. » Je connais aussi la réponse de Mao. Il citera Lénine sur son lit de mort : « En dernière analyse, le succès de notre combat sera déterminé par le fait que la Russie, la Chine, l'Inde constituent l'écrasante majorité de la population du globe. » Il rappellera que le Parti chinois a accumulé plus d'expériences que tous les autres. Il pensera à la phrase de son voisin Liou Shao-shi : « Le trait de génie de Mao a été de transposer le caraâcre européen du marxisme-léninisme dans sa forme asiatique. » Il répétera que l'abandon de la Chine par Khrouchtchev dans l'affaire des îles Quemoy et Matsu fut une trahison, et que le soutien par les Soviétiques de l'action de l'O.N.U. au Congo en fut une autre. Que les conditions du rappel des experts russes étaient faites pour contraindre à l'abandon de tous les ouvrages commencés. Que chaque intervention des États-Unis fait d'eux un objet de haine pour la majorité pauvre et révolutionnaire, et que la décomposition du monde colonial exige maintenant une aftion rapide. Que Khrouchtchev fut un petit-bourgeois non léniniste, passé de la peur de la guerre nucléaire à la peur de la révolution — et que le gouvernement soviétique est désormais incapable de faire appel aux masses parce qu'il en a peur. L'envoi des ingénieurs et des direâeurs d'usine chinois, des citadins dans les communes populaires, est aussi banalement rigoureux que le fut, en Europe, le service militaire obligatoire. Les mots d'ordre du Parti ne sont pas mis en question; même l'extravagance qui accompagne l'épopée, la campagne « contre les sentiments bourgeois tels que l'amour entre les parents et les enfants, entre gens de sexe opposé quand ils vont jusqu'à des excès de chaleur de sentiment ». Mais les mots d'ordre ne sont suivis que si les masses restent mobilisées. Mao ne peut faire la Chine qu'avec des volontaires. Il tient à faire la Chine plus qu'à faire la guerre, et il affirme que les États-Unis n'emploieront pas plus les armes nucléaires au Viêt-nam qu'en Corée. Il croit toujours à la révolution ininterrompue — et ce qui l'en sépare le plus, c'est la Russie.
Je pense à Trotski, mais je n'ai entendu défendre la révolution permanente que par un Trotski vaincu. Et il n'y a aucune exaltation en Mao. Il sait ce qu'a espéré Khrouchtchev, il sait aussi ce que pensait Lénine, ce que fut la Révolution française. Tout chef d'État croit que la révolution aboutit à l'État. Mao, fort de ses millions de fidèles, du respect qui entoure son passé, croit que l'État peut devenir le moyen permanent de la révolution. Avec le même calme tour à tour épique et souriant qu'il a cru à la viâoire du communisme en Chine, aux pires jours de la Longue Marche.
Pour la troisième fois, un secrétaire est venu parler à Liou Shao-shi, et pour la troisième fois le président de la République est venu entretenir Mao à voix basse. Celui-ci fait un geste las et, s'accrochant des deux mains aux bras de son fauteuil, se lève. Il est le plus droit de nous tous : monolithique. Il tient toujours sa cigarette. Je vais prendre congé de lui, et il me tend une main presque féminine, aux paumes rosés comme si elles avaient été ébouillantées. À ma surprise, il me reconduit. La traductrice est entre nous, un peu en arrière ; l'infirmière, derrière lui. Nos compagnons nous précèdent, l'ambassadeur de France avec le président de la République, qui n'a pas dit un mot. Assez loin derrière nous, un groupe plus jeune — des hauts fonctionnaires, je suppose.
Il marche pas après pas, raide comme s'il ne pliait pas les jambes, plus empereur de bronze que jamais, dans son uniforme sombre entouré d'uniformes clairs ou blancs. Je pense à Churchill lorsqu'il reçut la croix de la Libération. Il devait passer en revue la garde qui venait de lui rendre les honneurs. Lui aussi ne pouvait marcher que pas à pas, et il s'arrêtait devant chaque soldat pour examiner ses décorations, avant d'aller au suivant. Il semblait alors touché à mort. Les soldats regardaient passer lentement devant eux le Vieux Lion foudroyé. Mao n'est pas foudroyé : il a l'équilibre mal assuré de la statue du commandeur, et marche comme une figure légendaire revenue de quelque tombeau impérial. Je lui cite la phrase de Chou En-lai, vieille déjà de quelques années ; « "Nous avons commencé en 1949 une nouvelle Longue Marche, et nous n'en sommes encore qu'à la première étape."
— Lénine a écrit : "La dictature du prolétariat est une lutte opiniâtre contre toutes les forces et les traditions de l'ancienne société. "Opiniâtre. Si Khrouchtchev a vraiment cru que les contradictions avaient disparu en Russie, c'est peut-être parce qu'il a cru gouverner la Russie ressuscitée...
— Laquelle ?
— Celle des victoires. Ça peut suffire. La victoire est la mère de beaucoup d'illusions. Quand il est venu ici pour la dernière fois, à son retour de Camp-David, il croyait aux accommodements avec l'impérialisme américain. Il s'imaginait que le gouvernement soviétique était celui de la Russie entière. Il s'imaginait que les contradictions y avaient presque disparu. La vérité, c'est que si les contradictions que nous devons à la victoire sont moins pénibles pour le peuple que les anciennes, heureusement ! elles sont presque aussi profondes. L'humanité livrée à elle-même ne rétablit pas nécessairement le capitalisme (c'est pourquoi vous avez peut-être raison de dire qu'ils ne rétabliront pas la propriété privée des moyens de production), mais elle rétablit l'inégalité. Les forces qui poussent à la création de nouvelles formes de classes sont puissantes. Nous venons de supprimer les galons et les appellations de grade; tout "cadre" redevient ouvrier au moins un jour par semaine; les citadins vont travailler par trains entiers dans les communes populaires. Khrouchtchev avait l'air de croire qu'une révolution est faite quand un parti communiste a pris le pouvoir — comme s'il s'agissait d'une libération nationale! »
Il n'élève pas la voix, mais son hostilité, lorsqu'il parle du Parti communiste russe, est aussi manifeste que la haine de Chou En-lai lorsqu'il parle des États-Unis. Pourtant, à Lo-yang ou dans les ruelles de Pékin, les gosses, qui nous prenaient pour des Russes (ils n'ont pas vu d'autres Blancs), nous souriaient.
« Lénine savait bien qu'à ce moment, la révolution ne fait que commencer. Les forces et les traditions dont il parlait ne sont pas seulement un héritage de la bourgeoisie. Elles sont aussi notre fatalité. Li Tsong-yen, qui a été vice-président du Kouo-min-tang, vient de rentrer de T'ai-wan. Un de plus ! Je lui ai dit : "Il nous faut encore au moins vingt ou trente ans d'efforts pour faire de la Chine un pays puissant." Mais est-ce pour que cette Chine-là ressemble à T'ai-wan ? Les révisionnistes confondent les causes et les conséquences. L'égalité n'a pas d'importance en elle-même, elle en a parce qu'elle est naturelle à ceux qui n'ont pas perdu le contact avec les masses. La seule façon de savoir si un jeune cadre est réellement révolutionnaire, c'est de regarder s'il se lie réellement aux masses ouvrières et paysannes. Les jeunes ne sont pas Rouges de naissance; ils n'ont pas connu la révolution. Vous vous souvenez de Kossyguine au XXIIIe Congrès : "Le communisme, c'est l'augmentation du niveau de vie". Bien sûr ! Et la nage, c'est une façon de mettre un caleçon de bain ! Staline avait détruit les koulaks. Il ne s'agit pas de remplacer le tsar par Khrouchtchev, une bourgeoisie par une autre, même si on l'appelle communiste. C'est comme avec les femmes : bien entendu, il était nécessaire de leur donner d'abord l'égalité juridique ! Mais à partir de là, tout reste à faire! Il faut que disparaissent la pensée, la culture et les coutumes qui ont conduit la Chine où nous l'avons trouvée et il faut que paraissent la pensée, la culture et les coutumes de la Chine prolétarienne, qui n'existe pas encore. La femme chinoise n'existe pas encore non plus, dans les masses ; mais elle commence à vouloir exister... Et puis, libérer les femmes, ce n'est pas fabriquer des machines à laver! libérer leurs maris, ce n'est pas fabriquer des bicyclettes, c'est faire le métro de Moscou. »
Je pense à ses propres femmes, ou plutôt à ce qu'on en raconte. La première avait été choisie par les parents. C'était sous l'empire — Mao aurait pu voir un jour la dernière impératrice... Il écarte son voile, la trouve laide, et court encore. La seconde était la fille de son maître. Il l'a aimée et, dans un poème, jouant sur son nom, l'appelle « mon fier peuplier »; elle a été prise en otage par le Kouo-min-tang et décapitée. Je me souviens de la photo où on le voit lever son verre en face de Tchang Kaï-chek, à Tchong-king : beaucoup plus glacé que Staline en face de Ribbentrop. La troisième était l'héroïne de la Longue Marche : quatorze blessures. Il a divorcé (on ne divorce guère, dans le Parti chinois) ; elle est aujourd'hui gouverneur de province. Il a enfin épousé Kiang Ching, star de Chang-hai qui atteignit Yenan à travers les lignes pour servir le Parti. Elle a dirigé le théâtre aux armées ; depuis la prise de Pékin, elle n'a vécu que pour Mao, et n'a plus jamais paru en public. [Depuis, elle a joué un rôle important dans la révolution culturelle prolétarienne.]
« La Chine prolétarienne, reprend-il, n'est pas plus un coolie qu'un mandarin ; l'Armée populaire n'est pas plus une bande de partisans qu'une armée de Tchang Kaï-chek. Pensée, culture, coutumes, doivent naître d'un combat, et le combat doit continuer aussi longtemps qu'il existe un risque de retour en arrière. Cinquante ans, ce n'est pas long ; une vie à peine... Nos coutumes doivent devenir aussi différentes des coutumes traditionnelles que les vôtres le sont des coutumes féodales. La base sur quoi nous avons tout construit, c'est le travail réel des masses, le combat réel des soldats. Celui qui ne comprend pas cela se met hors de la révolution. Elle n'est pas une victoire, elle est un brassage des masses et des cadres pendant plusieurs générations... »
Ainsi, sans doute, parlait-il de la Chine dans la grotte de Yenan. Je pense au poème où, venant de parler des Grands Fondateurs et de Gengis Khan, il ajoute : « Regardez donc plutôt ce temps-ci... »
« Et pourtant, dis-je, ce sera la Chine des grands empires...
— Je ne sais pas; mais je sais que si nos méthodes sont les bonnes — si nous ne tolérons aucune déviation — la Chine se refera d'elle-même. »
Je vais de nouveau prendre congé de lui : les voitures sont au bas du perron.
« Mais dans ce combat-ci, ajoute-t-il, nous sommes seuls.
— Ce n'est pas la première fois...
— Je suis seul avec les masses. En attendant. » Surprenant accent, dans lequel il y a de l'amertume, de l'ironie peut-être, et d'abord de la fierté. On dirait qu'il vient de prononcer cette phrase pour nos compagnons, mais il ne parle avec passion que depuis qu'ils se sont éloignés. Il marche avec plus de lenteur que ne l'y contraint la maladie.
« Ce qu'on exprime par le terme banal de révisionnisme, c'est la mort de la révolution. Il faut faire partout ce que nous venons de faire dans l'armée. Je vous ai dit que la révolution était aussi un sentiment. Si nous voulons en faire ce qu'en font les Russes : un sentiment du passé, tout s'écroulera. Notre révolution ne peut pas être seulement la stabilisation d'une victoire.
— Le Grand Bond semble beaucoup plus qu'une stabilisation ? »
Ses édifices nous entourent à perte de vue.
« Oui. Mais depuis... Il y a ce qu'on voit, et ce qui ne se voit pas... Les hommes n'aiment pas porter la révolution toute leur vie. Lorsque j'ai dit : "Le marxisme chinois est la religion du peuple", j'ai voulu dire (mais savez-vous combien il y a de communistes à la campagne ? Un pour cent !)... donc, j'ai voulu dire que les communistes expriment réellement le peuple chinois s'ils demeurent fidèles au travail dans lequel la Chine entière s'est engagée comme dans une autre Longue Marche. Quand nous disons : "Nous sommes les Fils du Peuple", la Chine le comprend comme elle comprenait : le Fils du Ciel. Le peuple est devenu les ancêtres. Le peuple, pas le parti communiste vainqueur.
— Les maréchaux ont toujours aimé les stabilisations ; mais vous venez de supprimer les grades.
— Pas seulement les maréchaux ! D'ailleurs, les survivants de la vieille garde ont été formés par l'action, comme notre État. Beaucoup sont des révolutionnaires empiriques, résolus, prudents. Par contre, il y a toute une jeunesse dogmatique, et le dogme est moins utile que la bouse de vache. On en fait ce qu'on veut, même du révisionnisme! Quoi qu'en pense votre ambassadeur, cette jeunesse présente des tendances dangereuses... Il est temps de montrer qu'il y en a d'autres... »
Il semble lutter à la fois contre les États-Unis, contre la Russie — et contre la Chine : « Si nous ne tolérons aucune déviation... »
Nous approchons pas à pas du perron. Je le regarde (il regarde devant lui). Extraordinaire puissance de l'allusion ! Je sais qu'il va de nouveau intervenir. Sur la jeunesse ? Sur l'armée ? Aucun homme n'aura si puissamment secoué l'histoire depuis Lénine. La Longue Marche le peint mieux que tel trait personnel, et sa décision sera brutale et acharnée. Il hésite encore, et il y a quelque chose d'épique dans cette hésitation dont je ne connais pas l'objet. Il a voulu refaire la Chine, et il l'a refaite; mais il veut aussi la révolution ininterrompue, avec là même fermeté, et il lui est indispensable que la jeunesse la veuille aussi... Je pense à Trotski, mais la révolution permanente se référait à un autre contexte, et je n'ai connu Trotski qu'après la défaite (le premier soir, à Royan, l'éclat de ses cheveux blancs dressés, son sourire et ses petites dents séparées dans l'éclat des phares de l'auto)... L'homme qui marche lentement à mon côté est hanté par plus que la révolution ininterrompue; par une pensée géante dont nous n'avons parlé ni l'un ni l'autre : les sous-développés sont beaucoup plus nombreux que les pays occidentaux, et la lutte a commencé dès que les colonies sont devenues des nations. Il sait qu'il ne verra pas la révolution planétaire. Les nations sous-développées sont dans l'état où se trouvait le prolétariat en 1848. Mais il y aura un Marx (et d'abord lui-même), un Lénine. On fait beaucoup de choses en un siècle !... Il ne s'agit pas de l'union de tel prolétariat extérieur avec un prolétariat intérieur, de l'union de l'Inde avec les travaillistes, de l'Algérie avec les communistes français ; il s'agit des immenses espaces du malheur contre le petit cap européen, contre la haïssable Amérique. Les prolétariats rejoindront les capitalismes, comme en Russie, comme aux États-Unis. Mais il y a un pays voué à la vengeance et à la justice, un pays qui ne déposera pas les armes, qui ne déposera pas l'esprit avant l'affrontement planétaire. Déjà trois cents ans d'énergie européenne s'effacent ; l'ère chinoise commence. Il m'a fait penser aux empereurs, et il me fait penser maintenant, debout, aux carapaces couvertes de rouille des chefs d'armée qui appartinrent aux allées funéraires, et que l'on voit abandonnées dans les champs de sorgho. Derrière toute notre conversation se tenait aux aguets l'espoir du crépuscule d'un monde. Dans l'immense couloir, les dignitaires se sont arrêtés, sans oser se retourner.
« Je suis seul », répète-t-il.
Soudain, il rit :
« Enfin, avec quelques amis lointains : veuillez salue le général de Gaulle.
« Quant à eux (il veut parler des Russes) la révolution, vous savez, au fond, ça ne les intéresse pas... »
L'auto démarre. J'écarte les petits rideaux de la vitre du fond. Comme lorsque je suis arrivé, mais cette fois en pleine lumière, il est seul en costume sombre au centre d'un cercle un peu éloigné de costumes clairs.
Je pense à ce que signifie, à ce que signifiera cette vie épique, entourée d'un culte absurde, et, quoi que nous en disions, si peu intelligible pour nous : car la vénération de sa pensée ressemble plus à celle de la Révélation du Prophète qu'au sentiment que nous inspirent les grandes figures de notre Histoire. Une expédition anglaise dans l'Himalaya vient d'échouer, ce que les journaux chinois ont annoncé avec jubilation. « Le président Mao, le grand dirigeant, déclare que la pourriture du système capitaliste et la dépravation des explorateurs impérialistes expliquent la faillite de leurs expéditions depuis un siècle... » On dirait qu'aucun de ses admirateurs ne comprend que son génie vient de ce qu'il est la Chine. Que veut-il en faire, maintenant ?
Pendant que l'auto s'éloigne, la distance qui le sépare de ses compagnons augmente. Je suis loin du vieux chat Hô Chi Minh qui se glissait par la porte entrouverte. Le cérémonial de la Chine éternelle ne m'a pas quitté. Pourtant, Mao porte la vareuse que chacun connaît ; le ton de sa voix était simple, même cordial, et il était assis en face de moi. Mais un vide l'entourait, comme s'il avait fait peur. Staline ? Mao n'a rien d'un fauve ensommeillé. Je ne vois plus son visage, mais seulement sa silhouette massive d'empereur de bronze, immobile devant le costume blanc de l'infirmière. Des houppes soyeuses de mimosas tourbillonnent comme des flocons; au-dessus, un avion brillant passe en ligne droite. Avec le geste millénaire de la main en visière, le Vieux de la Montagne le regarde s'éloigner, en protégeant ses yeux du soleil.
Pendant quelques heures, notre traducteur va mettre au net sa sténographie. Je propose à l'ambassadeur de retourner voir les tombeaux des empereurs Ming. Je ne les ai pas vus depuis plus de vingt ans. Comment auront-ils changé ? Je me souviens de mon dialogue avec l'Inde, quand j'ai quitté Nehru. Celui-ci se voulait héritier d'Ellora, et Mao se veut héritier des Grands Fondateurs. Mais les tombeaux des Ming sont des mausolées de Versailles, non celui de T'ai-tchong abandonné dans les Steppes aux rieurs rases sous la garde de ses chevaux sculptés.
Nous atteignons d'abord la Grande Muraille. Comme autrefois, le dragon enchevêtré s'étire à travers les collines. Ce sont les mêmes rosés trémières, les mêmes chemins de saules : mais le sol de pierre fait pour les chars de guerre est aujourd'hui d'une propreté hollandaise. Ces boîtes à papiers posées comme des bornes, les trouve-t-on tout le long de la Grande Muraille ? Voici, comme autrefois, des troupeaux de petits chevaux mandchous, des libellules, des rapaces roux de Mongolie, et de grands papillons d'un brun chaud, semblables à celui que j'ai vu se poser sur la corde du clocher de Vézelay, à la déclaration de guerre de 1939...
On atteint encore les tombeaux par l'allée funéraire, qui commence après le portique de marbre et les colonnes roêtrales. Tout le long, les célèbres statues : coursiers, chameaux, dignitaires. Ces statues n'ont ni la grâce des figurines des hautes époques, ni la majesté tendue des chimères abandonnées dans les champs de millet de Sian. Ce sont des jouets d'éternité, un Père-Lachaise confié au facteur Cheval. Nous descendons devant une tortue de la longévité que chevauchent des gosses, traversons d'anciennes dépendances livrées aux cigales, aux martinets et aux moineaux. Mais dès la grande entrée, apparaît, précieusement entretenu, le grand jardin que j'ai connu sauvage : des parterres orangés et rouges, cannas et glaïeuls, rendent presque mates les tuiles vernissées d'un orangé plus pâle, et les murs de pourpre sombre. Dressé sur son haut soubassement de marbre — le socle d'Ang-kor et de Boroboudour — le tombeau semble prendre au piège le paysage de montagnes qui entoure sa solitude. Devant lui, le vert sombre des pins et le vert brillant des chênes tordus comme des rochers décoratifs ; derrière, la masse obscure du bois sacré. Ce n'est pas un temple, c'est une porte de la mort; un tombeau comme les Pyramides — mais qui tire son éternité des formes de la vie. Deux toutes petites filles grimpent comme des chats bleus, suivies de leur mère à double natte. Derrière l'arche, les champs de toujours, les paysans de toujours avec leurs chapeaux de toujours, les lieurs de gerbes survivent aux empires et aux révolutions. (Pourtant au bas des collines, s'allonge déjà le grand barrage...)
Le soleil descend. Allons voir d'autres tombeaux. Voici celui dont le barbare soubassement en trapèze fait penser aux portes de Pékin. Les glaïeuls rouges s'infiltrent dans les thuyas de son bois sacré. On a dégagé les salles funèbres où nous entrons debout, alors qu'il faut presque se prosterner pour entrer dans les tombes des Han à Lo-yang, comme il faut se courber dans les couloirs des Pyramides. Il n'y reste d'ailleurs que des dalles : dans le bois, un petit bâtiment abrite la tiare en plumes de martin-pêcheur de l'impératrice.
Les toits sont à peine courbes, d'une courbe qui suffit à les délivrer de la terre. Voici l'une des âmes profondes de la Chine. Ce n'est plus l'Erèbe des fondateurs avec leurs chars guerriers, leurs stèles et leurs épieux de bronze. Aux poutres peintes, s'enchevêtre encore le bestiaire bordé de blanc. Mais ces tombeaux, comme le Temple du Ciel, proclament l'harmonie suprême. Toute terre est terre des morts, toute harmonie unit les morts aux vivants. Chaque tombeau révèle l'accord du ciel et de la terre. L'harmonie est la présence de l'éternité, à laquelle est visiblement rendu le corps de l'empereur — comme lui sont invisiblement rendus tous les autres corps.
Un peu plus loin, un tombeau en ruine. La ruine chinoise appartient à la mort, parce que, le toit effondré, l'édifice privé de ses cornes n'est plus que pans de murs. Le bois sacré investit le tombeau, sans l'envahir comme la jungle envahit les temples de l'Inde. Au-dessus du soubassement de pierre et des hautes parois grenat, le jour qui décline s'attarde sur un mur de faïence rosé.
Rentrons. Les chemins perpendiculaires à la route sont interdits aux étrangers. Beaucoup de dahlias, florissants comme ceux de juin 1940. Je croyais le dahlia venu du Mexique en Europe... Dans le soir qui tombe, de longs attelages : des chevaux précédés de deux ânes tristes reviennent lentement à Pékin, dépassés par les camions de soldats qui ont cessé leur travail aux communes populaires voisines.
Je passe devant les premiers temples de la ville. Je les ai presque tous revus, intrigué comme autrefois par leur décor de paravents. À l'exception du Temple du Ciel et de la Cité interdite, édifices de géomanciens, pièges à cosmos malgré la ménagerie des crêtes de leurs toits, les pagodes de la dernière dynastie conservent (mal) un panthéon de mi-carême, auquel s'ajoutent les monstres tibétains et la gigantesque Statue noire du temple des lamas, qui ne s'adressçnt plus à personne. Il est plus facile, pour un Français, de passer des Croisades de la foi à celles de la République, que de l'art de Louis IX au rococo de Louis XV ; la Chine redevenue la Chine, tout son art de porcelaines, de dieux de l'Agriculture et de poussahs, forme un intermède insolite, depuis le premier empereur mandchou jusqu'à l'impératrice de Ts'eu-hi, entre les grands empereurs sans visage et Mao. Il semble que l'entracte s'achève, non par le tumulte sanglant de 1900, mais par la prise du Palais d'Été. Sans doute ai-je conté quelque part la nuit dans laquelle les soldats anglais cherchaient les perles des concubines d'autrefois, pendant que les zouaves lançaient vers le bois les automates séculairement collectionnés par les empereurs... Dans les cris militaires, un lapin mécanique courait sur la pelouse en frappant ses petits timbres d'or qui reflétaient la lueur de l'incendie...
Au-dessus de la Cité interdite, j'ai vu, chargé de chaînes, l'arbre auquel se pendit, à l'entrée des Mandchous, le dernier empereur Ming. Mais j'ai trouvé aussi (au musée de la Révolution ?) la photo des deux soeurs
qui conduisirent la révolte des Boxers avec un courage e prophétesses, et tombèrent entre les mains des Européens. Loti les vit à Tien-tsin, pelotonnées dans le coin d'une pièce comme Jeanne d'Arc le fut sans doute dans le coin de son dernier cachot. Celles-là préfiguraient Mao. Bien qu'il s'accorde mieux au tombeau de T'ai-tchong perdu dans les Steppes qu'à ceux des Ming, on lui élèvera sans doute un prodigieux tombeau. Il ne s'accorde pas à l'harmonie, aux libations versées par les empereurs pour unir les hommes à la Terre ; moins encore, à la Chine de marionnettes ou de raffinement. Et beaucoup des siens voudraient détruire tout le passé, comme le veulent les révolutions naissantes. Ce qu'il veut lui-même détruire et conserver semble parfois se référer à l'opposition des deux mouvements fondamentaux de la pulsation du monde. « Si nous faisons ce "que nous devons faire, la Chine redeviendra la Chine... »
Lorsque la voiture repasse par la grand-place de la paix céleSte, la nuit est tombée. Une dernière lueur découpe la Cité interdite, en face du Palais du Peuple dont la masse informe se perd dans l'ombre. Je pense à l'inquiétude de Mao, à la tristesse de Charlemagne devant les bateaux normands ; et derrière lui, à l'immense peuple de la misère à l'affût de la première faiblesse des Blancs. Pendant que s'enfonce dans l'ombre ce qui fut l'Asie, je pense au Vieux de la Montagne, à ses deux bras sombres lourdement levés au-dessus de toutes les immobiles épaules de toile blanche : « Nos alliés !»
« Nos alliés... »
Je pense aussi aux bras de l'aumônier des Glières — dressés sur les étoiles de Dieulefit : « II n'y a pas de grandes personnes... »

Mentioned People (1)

Malraux, André  (Paris 1901-1976 Créteil bei Paris) : Schriftsteller

Subjects

History : China / Literature : Occident : France / Periods : China : People's Republic (1949-) / Periods : China : Republic (1912-1949)

Documents (1)

# Year Bibliographical Data Type / Abbreviation Linked Data
1 1967 Malraux, André. Antimémoires. In : Malraux, André. Le miroir des limbes. T. 1-2. (Paris : Gallimard, 1967). T. 1. Publication / MalA14
  • Cited by: Romanisches Seminar Universität Zürich (URose, Organisation)