2009
Organisation
# | Year | Text | Linked Data |
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1 | 1910 |
Claudel, Paul. Les superstitions chinoises : conférence prononcée à Prague en mai 1910. Au temps jadis la légende nous raconte que les conducteurs du char de l'Empereur de Chine ne manquaient jamais avant de s'engager dans un défilé dangereux à faire une libation à l'essieu et au timon de leur véhicule. Vous m'excuserez si je réserve le verre d'eau placé sur cette table à un meilleur usage, et j'espère que sans aucun sacrifice vous accorderez votre indulgence à un conférencier fort inexpert et qui s'aventure aujourd'hui non sans appréhension dans une carrière toute nouvelle pour lui. Espérons que vous et moi sortirons du défilé sans encombres. En prenant pour sujet de ma conférence, La Superstiton chinoise, j'ai conscience de m'attaquer à un sujet immense qu'une bibliothèque ne suffirait pas à couvrir. La superstition est partout en Chine, elle existe dans toutes les classes de la société, même chez les gens les plus cultivés. Au temps de la révolte des Boxers, j'ai connu des Chinois élevés en Europe, sortis de nos grandes écoles, et qui étaient convaincus que grâce à leurs incantations magiques les insurgés s'étaient rendus invulnérables. Le Chinois est un être pratique, et les choses qui ne lui sont pas indispensables à la conduite de sa vie et de ses affaires ne sont pour lui ni sujet de foi, ni invitation a l'enquête, niais motif à imagination. La superstition provient d'un besoin essentiel de notre nature. Le monde est trop grand pour l'homme, il n'est pour ainsi dire, à l'échelle ni de son corps, ni de son âme. La superstition chez les peuples primitifs joue un peu le rôle dévolu chez nous aux hypothèses scientifiques. Elle met la nature à notre proportion, elle écarte l'inattendu, elle établit partout des cloisons, des écrans, des portants, des paravents. Dans cette menuiserie fantastique les Chinois sont passés maîtres. Ils ont aménagé leurs rêves comme ils savent aménager les paysages et c'est au milieu de cette création imaginaire que je voudrais aujourd'hui vous promene, non pas comme un guide qui a tout un programme à épuiser mais en choisissant quelques sites d'où la vue sur certains cantons de l'âme céleste est plus intéressante et plus étendue. Je vous parlerai donc dans cette conférence du « feng-shui », qui nous ouvrira un jour sur l'idée que les Chinois se font de la nature, du « yang et du yin » qui nous donneront un aperçu de leur philosophie autochtone, de l'idée de renaissance, qui nous initiera a certaines de leurs théories religieuses, et enfin, si nous en avons le temps, du personnel surnaturel qui ligure dans leurs légendes et dont la représentation anime tous les coins de leur art et de leur littérature. Le « Feng-shui » est un terme intraduisible qui est composé de deux mots, « Feng » qui signifie le vent et « shui « qui veut dire l'eau. C'est la science des directions et des courants. (C'est une espèce de physiognomonie de la nature. c'est en quelque sorte l'art de Gall et de Lavater appliqué à un paysage dont il interprète le sens profond et les intentions latentes. Construire une maison trop haute, couper tel bouquet d'arbres, détourner telle rivière, ce sont, autant de dommages causés a l'édifice permanent de la création, autant de violences faites à ce récipient destiné à recueillir comme une coupe les influences bénéfiques du ciel et de la terre; de ces profanations ne peuvent résulter que des inondations, des épidémies, des désastres de toute nature. Au contraire le Chinois a l'impression que certains sites ne sont pas complets, ont besoin d'être pour ainsi dire répares, achevés de main d'homme. Il élèvera dans ce coin un temple, la la haute tour d'une pagode, à ce tournant il plantera des pins ou des banyans. il dressera un arc de triomphe. Nulle part plus qu'en Chine la nature et l'homme n'ont l'air de vivre en si bon accord ; nulle part ils ne se comprennent aussi bien, tantôt c'est l'homme qui imite la nature, comme si ses oeuvres en étaient des productions spontanées, et tantôt c'est la nature même qui a l'air d'imiter l'art des hommes. Les principes permanents qui guident les Chinois dans leurs constructions et dans leur fantaisie décorative sont si anciens et si instructifs qu'ils semblent l'oeuvre du sol même comme le travail des termites ou des castors. L'homme ne détruit pas la nature pour substituer ses idées aux siennes, il y occupe sa place comme les fourmis et les oiseaux. A propos de cette idée de réparation et de restauration des malfaçons de la nature dont je vous parlais tout à l'heure, je vous raconterai une jolie légende coréenne. Dès les temps les plus reculés la pauvre Corée parait avoir connu l'état précaire et tourmenté où nous la voyons aujourd'hui, victime des agressions du dehors et de convulsions intestines. Un ancien roi du pays, affligé de ces misères, se rendit en Chine pour demander la consultation d'un expert fameux, et comme qui dirait d'un rebouteux des infirmités de la terre. Le sage vieillard se fit apporter une carte détaillée du pays (vous connaissez l'aspect bizarre de cette péninsule placée au nord du golfe du Petchili qui a un peu la forme d'un pied de cheval) et après l'avoir longuement considérée, il donna la consultation suivante : « Votre pays soutire d'une malformation congénitale. Les axes en sont disjoints, les articulations en sont disloquées, l'architecture vitale en est hors de la règle et de la proportion. Il faut faire avec ce pays ce que font sur le corps humain les médecins qui pratiquent l'acupuncture. Vous savez que l'on apprend aux étudiant ; en médecine en même temps que l'art de distinguer les quelques centaines de pouls qui donnent le diagnostic de toutes les maladies, la position de tous les endroits du corps où l'enfoncement d'une longue aiguille provoque des révulsions salutaires. Pour faire l'éducation de ces jeunes gens on se sert même d'un mannequin où les trous produits par ces piqûres sont menagé d'avance ; il y en a plus d'une centaine et l'éducation de l'homme de l'art n'est complète que lorsqu'au travers d.'une feuille de papier que l'on colle sur ce mannequin il aura réussi sans reprise ni hésitation à introduire l'aiguille dans le pertuis qui l'attend. C'est un procédé du même genre que vous devez employer pour votre pais. Je vais vous marquer de mon pinceau sur cette carte tous les points dangereux et funestes. A chacun d'eux vous mettrez suivant le cas une pagode, un temple, un autel avec une statute, une inscription, un arbre sacré et votre empire pourrait ainsi mériter vraiment le nom de « Royaume de la tranquillité du matin » qu'il porte sur les protocoles officiels Ce, sentiment de l'orientation est d'ailleurs très développé chez les Chinois ; nous n'avons que deux cotés, la gauche et la droite. Le Chinois emporte toujours avec lui ses quatre points cardinaux, il sait toujours où se trouvent, par rapport à lui, le nord et le sud, l'ouest et l'est. Dans une chambre, aux repas, aux funérailles, dans toutes les cérémonies, ces positions éternelles sont toujours soigneusement définies et considérées. Mais c'est surtout dans le choix de la disposition des sépultures que cet art de l'orientation et de la géomancie a aujourd'hui ses applications pratiques et sociales les plus importantes. Avant que le cercueil ne soit confié à la terre, il se passe souvent des mois pendant lesquels le géomancien, armé de sa bizarre boussole, se livre à son travail de prospection. Si le site choisi esi favorable, les influences occultes et bienfaisantes de la terre, de ce sol d'où sort toute richesse, sont en quelque sorte captées, et le tombeau des ancêtres continue à fructifier pour leurs descendants en fruits de bénédiction. Il arrive même parfois que pour s'assurer le bénéfice d'une orientation exceptionnelle, les familles déposent furtivement leurs morts dans un tombeau qui ne leur appartient pas. C'est une source fréquente de procès. - Nous touchons là au plus vieux fond de l'humanité, à cette religion de la terre et des morts qui est commune à toutes les races et dont les usâges sont presque partout identiques. Ces superstitions qui vont encore en Chine vivantes et pratiquées nous éclairent sur bien des rites correspondants de la Grèce, de Rome cl de la plus vieille Egypte. Les tombeaux en Chine n'ont pas une forme unique. La bosse que fait le corps sous la terre en est toujours le point essentiel. Mais tantôt comme dans les grandes plaines du nord le tombeau n'est que cette bosse exagérée en tumulus ou régularisée en une hémisphère pareille à celles que fabriquent les enfants en moulant le sable humide au moyen d'une tasse ; tantôt comme dans les régions montagneuses du sud, les tombes aménagées au flanc des collines, taillées dans un sol sec et recouvertes de stuc, montrent une disposition complexe d'autels, de stèles et de terrasses que les constructeurs de nos églises pourrraient consulter avec intérêt. Mais partout il faut qu'autour de la tombe, il faut qu'il y ait quelque chose qui s'agite et qui fasse un bruit dans le vent. Dans le nord ce sont des grands roseaux qui servent aux divinations Confucéennes du « Livre des Changements », dans le sud ce sont des pins, enfin les tombes impériales s'entourent de véritables forêts. Je voudrais ici pouvoir vous donner un sentiment du charme étrange de ces profondes résidences vers lesquelles il y a un an, en ce même mois de mai, j'ai vu s'acheminer lentement, précède de l'appareil des chasses antiques, les archers, le fauconnier, les files de chameaux caparaçonnés de soie jaune et portant pendue sous le cou une peau de zibeline dans le tourbillon des disques de papier blanc, monnaie funèbre que l'on jette à pleine poignée, et tandis que bien haut dans l'air on entend le sifflet mélancolique attaché sous l'aile des pigeons qui tournent en grandes bandes au-dessus des tours et des bastions colossaux de Pékin, la dépouille immatérielle, comme une coque d'insecte, de celui qui fut l'empereur Kouang-hsi. Là les Chinois ont réellement ce que les poètes païens nous racontent de la demeure des ombres. C'est un vaste pays enclos de murs infranchissables où nul vivant jadis, avant les profanations européennes, n’était admis a pénétrer, a l'exception de quelques gardiens caducs et c'est là que les Noms impériaux reposent au milieu d'un océan de feuillages. Domaine du songe et du souffle ! La voix gémissante des dix mille arbres, pareille à ce qu'ils entendaient jadis de leur peuple au delà de l'enceinte interdite, soupir à peine sensible et comme (défendu) ou sombre tumulte dans la nuit, enveloppe l'âme souveraine qui dort amèrement. Dans l'herbe fleurissent d'étranges anémones au coeur noir. Ça et là s'ouvrent d'immenses avenues qui par des arches et des ponts de marbre, entre une double rangée d'animaux agenouillés conduit enfin vers une cité d'or, aux toits couleur de soleil, qui luit mystérieusement, vide de toute humanité, que la syllabe funèbre en son centre proférée par une stèle de marbre, au milieu du noir profond des cyprès. Au delà s'élèvent de hautes montagnes verticales pareilles à la barrière irréparable de la vie. Et de tous côtés du milieu de la forêt ensevelie s'élèvent ainsi les pavillons d'or des empereurs, les toits d'azur et de turquoise des princesses et des concubines. Ici tout est fini, à jamais, tout est tari, même l'eau de ces fleuves illusoires qu'aucune larme vivante n'enrichit, et tout est épuisé excepté le vent qui passe. Vous avez sans doute entendu dire bien souvent que les Chinois étaient un peuple essentiellement matérialiste. C'est une manière assez inexacte de s'exprimer. Il n'y a rien dans l'esprit chinois qui ressemble à cette confiance intrépide dans les « lois » de la science, à cette conviction dogmatique des Büchner ou des Hoeckel que tout dans la nature est réductible à des chiffres et que tous les êtres exprimant de simples états différents d'une manière homogène, ne sont que des états différents d'une même équation à des phases diverses de sa résolution. La Chine est le conservatoire de toutes les idées de l'humanité à l'état primitif ; elle ressemble à ces jardins du Caucase et de l'Altaï où l'on dit que l'on retrouve à l'état sauvage toutes nos céréales et tous nos arbres fruitiers, tels qu'ils étaient avant que la culture ne les eût transformés, tels la vigne, le blé, le cerisier, le pommier, etc. Parmi ces idées primitives, le matérialisme est certainement une des plus naïves, à la portée des esprits les plus simples. On peut même dire qu'il n'exclut pas toute idée religieuse, puisqu'on peut croire que les dieux sont le résultat d'une évolution purement matérielle aussi bien que les hommes et les animaux. Le matérialisme chinois ressemble beaucoup à celui des anciens philosophes grecs, d'un Thalès, d'un Heraclite, d'un Empédocle, d'un Anaximandre, qui croyaient que le monde entier résultait des jeux et des conflits d'un ou de plusieurs éléments, de la rencontre capricieuse des atomes et des homoeoméries. D'autre part le Chinois est frappé d'une certaine incapacité dont témoigne son écriture si curieuse, à se représenter les idées autrement que sous une forme concrète et sensible. Cela ne l'a pas empêché d'exprimer souvent dans les livres de ses philosophes les conceptions les plus ingénieuses et les plus profondes sous une forme naïve et comme rustique que je trouve, pour ma part, pleine de saveur. Le fond de cette vieille philosophie chinoise, c'est ce qu'on appelle le Yang et le Yin. Plutôt que d'entrer dans de longues explications au sujet de ces deux termes, je crois que le plus simple est de vous en donner la représentation graphique, telle qu'elle figure à profusion en Chine sur les objets d'art, sur les meubles, sur les ustensiles, dans les étoffes, au fond des temples les plus vénérés comme sur les objets les plus usuels : le yang et le yin entourés des trigrammes magiques formaient même autrefois le blason national du royaume de Corée. Ce cercle formé de l'accolement tête-bêche de deux espèces de têtards, l'un blanc, l'autre noir, représente la conjonction des deux principes opposés dont les éternelles transformations constituent l'évolution universelle. Vous voyez que les Chinois, bien avant Hegel, avaient eu l'idée de l'identité des contradictoires. Le Yang représente le blanc, le Yin le noir, le premier le plein, l'autre le vide, l'un le chaud, l'autre le froid, l'un la terre, l'autre le ciel, l'un le relief, l'autre le creux, l'un le mâle, l'autre la femelle, etc. Ces termes sont tellement passés dans le langage usuel, que si vous allez chez un ciseleur par exemple, l'ouvrier vous demandera si vous voulez les caractères gravés yang ou yin, en relief ou en creux. Le cercle formé de ces deux figures constitue pour ainsi dire par ces transformations le moteur central, il en est l'engin rotatif, l'âme circulaire, la turbine perpétuelle roulant sans frottements et sans déchet. Au moment où le Yang est à son apogée (partie renflée) l'autre se substitue à lui insensiblement (partie effilée). Chacune porte en soi le germe de l'autre, ainsi qu'il est figuré par l'oeil de couleur contraire dans la partie renflée. Cette conception du Yang et du Yin vous permettra de comprendre l'idée que les Chinois se font de la vie future. Évidemment, je suis forcé d'exagérer et de simplifier des imaginations qui provenues de sources différentes ont un caractère complexe et souvent contradictoire. Mais d'une manière générale, on peut dire que pour les Chinois la vie future est comme la complémentaire de celle-ci. La vie future est pour ainsi dire en vide et en creux ce que celle-ci est en plein et en relief. On y trouve les mêmes moeurs, les mêmes habitudes, le même gouvernement, la même administration que dans celle-ci. C'est une Chine spirituelle superposée pour ainsi dire à la Chine matérielle et dont les frontières demeurent parfois incertaines et mal fixées. Le folklore chinois abonde en histoires de vivants qui s'y sont aventurés. C'est: un mandarin qui se fait descendre par une corde dans un puits profond, c'est un cavalier surpris par un tourbillon de vents jaunes (le jaune est en Chine couleur fantastique, comme le blanc l'est dans la plupart des autres pays), c'est un voyageur égaré dans un pays sauvage qui lit tout à coup dans le brouillard sur une stèle vermoulue cette inscription à demi effacée : Limite des deux mondes. Là les âmes légères et désincarnées, comme celles de la Nekuia homérique attendent que le mouvement du Yang et du Yin les ramène en ce monde sublunaire. Les Chinois se font de l'âme une idée singulièrement matérielle. L'âme désincarnée craint les courants d'air et les coups de vent violents qui l'emportent, les explosions et les bruits violents qui la désagrègent, elle est susceptible de se diviser en deux ; il arrive de même que deux âmes se confondent en une seule ; invisible pendant le jour, elle est visible pendant la nuit, comme ces animaux transparents que l'on ne distingue dans la mer que suivant une certaine inclination des rayons solaires. Certains magiciens peuvent même à leur gré séparer leur âme de leur corps et la reprendre ensuite. Je trouve à ce sujet dans le livre du Père Wieger une légende assez curieuse : [Celle d'un jeune homme qui avait commis tant de crimes « que ses dossiers judiciaires formaient une montagne de papier. Des mandarins l'avaient à diverses reprises battu à mort, décapité, jeté à la rivière. Chaque fois le troisième jour il était ressuscité et avait recommencé dès le cinquième jour à commettre de nouveaux crimes... Un jour il battit sa mère, mal lui en prit. La vieille alla trouver le mandarin, lui remit un bocal, lui dit : Dans ce vase est contenue l'âme supérieure de mon méchant fils. Quand il se prépare à faire un mauvais coup, il commence par la retirer de son corps, la réconforte et l'enferme dans ce vase. Ce que le mandarin châtie ensuite, ce n'est que son corps... Maintenant qu'il m'a battue, il a comblé la mesure de ses forfaits. Prenez ce vase, brisez-le, mettez-le dans un tarare. Le mandarin fit comme la vieille venait de dire. Il dissipa l'âme et fit assommer le corps... Le vaurien ne ressuscita pas. »] Parfois même il arrive qu'un homme voit devant lui sa propre âme qui lui annonce l'avenir : [« Liou Chaoyou était un devin fort habile ... un client se présenta chez lui, offrant une pièce de taffetas comme honoraire. Que désirez-vous? lui demanda Chaoyou... Je désire savoir combien de temps il me reste à vivre, dit le client... Chaoyou consulta les mutations. Quand l'opération fut terminée, il dit en soupirant : Le pronostic n'est pas favorable, vous mourrez ce soir-même... Le client parut très affligé et demanda à boire. Le petit domestique qui apporta la boisson demandée vit deux Chaoyou absolument pareils. Quand il eut bu, le client prit congé... Le petit domestique rentra et demanda à son maître : Êtes-vous si intime avec cette personne ? elle m'a dit votre passé. Alors Chaoyou comprit que le client était sa propre âme supérieure... Il mourut de fait le soir de ce jour. »] Si le cadavre du défunt est resté intact par suite de la nature du terrain ou de toute autre circonstance, il arrive que l'âme peut venir momentanément ranimer le corps, et ainsi se produisent ces phénomènes de vampirisme que l'on retrouve si fréquemment dans les légendes chinoises et japonaises. Je vous raconterai l'une de ces légendes les plus célèbres, celle de la jeune fille aux pivoines, qui a été d'ailleurs adaptée, je crois, par l'un de vos poètes les plus célèbres J. Zeyri. Enfin le moment venu et son temps de stage fini l'âme désincarnée est ramenée à ce monde sublunaire et recommence sous une forme nouvelle son éternelle existence. Peu d'idées forment un thème aussi riche de légendes que ce thème des réincarnations. La littérature chinoise n'est pas moins riche à ce sujet que celle de l'Inde avec cette différence toutefois que l'on y voit très rarement des âmes humaines réincarnées dans le corps d'animaux. Dans l'abondante collection que j'ai sous la main, je choisirai un seul récit qui me paraît caractéristique. C'est le cas d'une âme que l'Hermès psychopompe chinois a oublié de faire boire à ces « eaux jaunes » qui jouent là-bas le rôle du Léthé : [« A Yang Tchéou un certain Tchenn élevait des chevaux et des mules. Il avait cinquante ans passés, quand il tomba malade. Un jeune homme monté sur un cheval entra chez lui, lui donna sur la nuque une tape qui l'étourdit, le tira sur son cheval et partit en toute hâte en l'emportant. Le jeune homme emmène Tchenn, au bout de trois jours ils entrent dans une maison. Une femme étendue sur un lit se tordait de douleur. Ayant plié le Tchenn en arc, de manière à joindre sa tête à ses pieds, le jeune homme le jeta vers cette femme. Il sembla au Tchenn qu'il perdait connaissance, qu'il étouffait dans un endroit étroit, obscur et infect. Enfin un rayon de lumière filtra jusqu'à lui. Il fit effort et se sentit dégagé. Aussitôt il entendit un concert de félicitations proférées par des voix inconnues : C'est un beau garçon, disaient-elles. Il voulut parler, mais ne put tirer de sa bouche qu'un faible vagissement... On le porta, on l'allaita et le reste. Ce régime abrutissant fit son œuvre. Peu à peu ses souvenirs perdirent de leur vivacité et il se résigna, mais sans arriver à oublier tout à fait. II raconte un jour son histoire et parviendra même à retrouver son fils, âgé d'une vingtaine d'années.] Il me resterait pour épuiser le programme que je vous traçais au début de cette conférence à vous parler de tous les êtres fantastiques qui peuplent la légende chinoise. Mais je m'aperçois que la matière est trop abondante et que je serais entraîné trop loin. Il ne me reste qu'à souhaiter que mes histoires de bonne femme vous procurent un agréable sommeil et à vous demander pardon d'avoir abusé si longtemps de votre patience. |
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2 | 1936 |
Claudel, Paul. Choses de Chine [ID D21895]. J' ai passé quinze ans de ma vie en Chine comme consul, cinq ans au Japon comme ambassadeur. Quand, généralement sur l'initiative d'une voisine de table, je décline sans plaisir ces états de service, ma surdité ne réussit pas toujours à éluder la remarque attendue ! Oh, alors, comme vous devez bien connaître l'Extrême-Orient ! Non, madame. La Chine, le Japon, ont profité de mon absence pour devenir tout autre chose que l'image qu'ils ont laissée dans mon souvenir et que j'ai essayé de fixer au cours de maintes pages aujourd'hui plus ou moins oubliées. La politique de 1936 n'a plus rien de commun avec celle que je discutais en ces jours abolis avec Emile Francqui, avec le Père Robert, avec Auguste Gérard, avec le maréchal Nychara, avec Sun Yat-sen lui-même avec qui j'ai vécu quelques jours sur un bateau des Messageries. Quelque chose s'est réalisé, quelque chose par derrière se laisse déjà deviner, à quoi je n'ai aucune peine à préférer le passé et ce paysage mélancolique qu'éclairé le soleil des morts. Car, il est vrai, je n'ai qu'à fermer les yeux et je me retrouve tout de suite sous la véranda de Fou-tchéou que ventile la brise de l'après-midi. Seul moment de fraîcheur entre la fournaise matinale et la cuisson noâurne ! J'entends battre les larges stores qui s'agitent d'un bout à l'autre de la galerie, les cigales au dehors font un vacarme assourdissant, ces cigales chanteuses de là-bas dont le répertoire comporte un triple motif et que tout à l'heure le choeur innombrable des grenouilles, interrompu par quelque hurlement de chien paria, va relayer. Je suis seul dans cette immense maison solitaire d'où la tragédie n'a pas été toujours absente. Au-dessous de moi dans le sous-sol s'agite le petit peuple des serviteurs, augmenté des visiteurs occasionnels, femmes, parents, camarades, colporteurs, barbiers, un petit village d'où se dégage une faible odeur d'opium. De temps en temps, les figures changent et quand la peste ou le choléra, comme il arrive, viennent chez moi, on dirait sur la pointe du pied, vérifier ce qu'il y a pour eux, il n'est pas exceptionnel que l'on voie discrètement émaner quelque cercueil. Mais les cercueils ne sont pas rares en Chine, ceux qui sont déjà confortablement installés au centre de l'oméga rituel ou ceux qui attendent sur le seuil la décision du géomancien : j'habite moi-même un cimetière dont le repos n'a jamais inquiété le mien. Il fait si chaud que ma leccture préférée est celle de quelque exploration polaire, à moins que ce ne soit un tome fraîchement découvert de cette magnifique littérature anglaise qui vient de s'ouvrir tout entière à moi, Kipling, Conrad, Hudson, Thomas Hardy, Emily Brontë, Herman Melville et tous les autres. La bibliothèque du petit club, comme celle de tous les ports de Chine à l'usage des merchants, est magnifiquement et intelligemment fournie. Il n'y a qu'à Pékin, séjour des diplomates, où les rayons poussiéreux ne livrent que quelques brochures dépareillées et les épaves souillées de cette production stercoraire qu'on appelle « romans policiers ». Tout cela c'était la part du loisir et de la rêverie. Le travail c'était l'élaboration et la copie (à ce moment la machine à écrire n'était pas inventée et je n'avais d'autre auxiliaire que mon lettré indigène, M. Tchao, un miniaturiste remarquable) de rapports économiques sur le thé ou la monnaie, l'humble comptabilité, les affaires de l'Arsenal de Pagoda Anchorage où j'avais réussi à ramener une mission française, les longues visites dans ma chaise à porteurs verte jusqu'à l'autre bout de la ville au yamen du vice-roi ou du maréchal tartare, les interminables discussions et chicanes sur les achats et procès de la mission catholique qui m'ont appris tout ce que je puis savoir de diplomatie. Je me revois, le torse nu, une serviette autour du front et cuirassé de papier buvard pour éviter les taches de sueur, rédigeant ma correspondance en latin avec l'évêque catalan, Mgr Masot : Venum datas efî ager Tien cho Tang pretii quinque millia patacarum — Lis composita etf—. Irruperunt satellites in Petrum catechifîam cum fufiibus et sclopetis — Comperi cito advenire quamdam navem vapoream Gallicam munitam viginti quatuor tormentisbellicis. Et caetera! Deux ou trois fois par an un télégramme, et tous les quinze jours ce drapeau au mât du consulat d'Angleterre qui annonçait l'arrivée du courrier. Alors c'était la grande émotion joyeuse, comme quand les trois boules noires en pleine furie de l'été annonçaient l'expédition par les soins de l'observatoire de Hongkong d'un bon typhon rafraîchissant. Plus tard, après un court séjour dans un endroit infernal appelé Hankéou où bivouaquaient dans les cartes et le gin une compagnie cosmopolite de bons enfants assez analogue aux Fortyniners de Californie, j'émigrai dans le Nord où je fus chargé de l'administration de la concession française de Tien-tsin (ce n'était pas peu de chose !). Je fis connaissance avec Pékin, je fus présenté à la vieille impératrice et au dernier empereur, j'assistai à ces doubles funérailles qui furent celles de l'antique monarchie, je retrouve dans ma mémoire les archers, les chameaux défilant avec une peau de martre suspendue à la mâchoire, la distribution aux démons funèbres d'une monnaie illusoire, je revois le gros Yuan Che-K'aï cheminant derrière le catafalque, le bâton de deuil à la main, dans une houppelande de toile grossière. Autour de moi c'était le désert, la terre jaune, que Pearl Buck a si bien décrite et au-dessus la lucidité, à peine interrompue par quelques coups de sable, de ce ciel inaltérable. Comme j'ai aimé la Chine ! Il y a ainsi des pays, que l'on accepte, que l'on épouse, que l'on adopte d'un seul coup comme une femme, comme s'ils avaient été faits pour nous et nous pour eux ! Cette Chine à l'état de friture perpétuelle, grouillante, désordonnée, anar-chique, avec sa saleté épique, ses mendiants, ses lépreux, toutes ses tripes à l'air, mais aussi avec cet enthousiasme de vie et de mouvement, je l'ai absorbée d'un seul coup, je m'y suis plongé avec délices, avec émerveillement, avec une approbation intégrale, aucune objection à formuler ! Je m'y sentais comme un poisson dans l'eau ! Ce qui me semblait particulièrement délicieux, c'était cette spontanéité, cette ébullition sans contrainte, cette activité ingénieuse et naïve, tous ces petits métiers charmants, cette présence universelle de la famille et de la communauté, et aussi, faut-il le dire, ce sentiment partout du surnaturel, ces temples, ces tombeaux, ces humbles petits sanctuaires sous un arbre où le culte se compose d'une baguette d'encens et d'un morceau de papier, tout cela m'était comestible. Je me suis toujours senti, je l'avoue, beaucoup plus à mon aise au milieu des païens qu'avec ceux qu'on nous engage à appeler, je ne sais pourquoi, « nos frères séparés ». Spontané, ai-je dit tout à l'heure. Oui, la Chine était un pays spontané, aussi intensément et spécifiquement humain qu'une fourmilière peut être formique, elle devait tout à une espèce de sagesse vitale et innée enracinée dans le goût et dans 1'instinct. Quelle impression éblouissante, j'ai gardée de l'ancien Canton, cette ville sublime de bois doré, aujourd'hui détruite par les révolutionnaires, là comme partout ennemis de tout art et de toute beauté ! La Chine, telle qu'elle existait alors, était le pays le plus vraiment et le plus pratiquement libre que j'ai jamais connu, c'est-à-dire libre pour les choses immédiates qui seules après tout ont de l'importance. Et puisque j'ai commencé à faire de la philosophie, je me hasarde à la fin de cette évocation mélancolique et presque douloureuse, à favoriser d'une petite conclusion la voisine synthétique à ma droite dont les questions supposées ont servi de prétexte à la présente effusion. La Chine m'a fait l'effet d'une de ces colonies animales où différents groupes séparés ont appris par l'usage à vivre à l'état, comme disent les naturalistes, de symbiose, c'est-à-dire d'une coopération amicale et réciproque basée sur la différence. Rien de plus éloigné de ces monstrueux États totalitaires formés d'individus tous pareils à qui l'on se demande pourquoi la nature a pris la peine de fournir des traits particuliers. Le type le plus réussi que je connaisse de cette symbiose, est le port de Singapour. Là vivent en paix et dans un grouillement fraternel des groupes de toutes les races et de toutes les sociétés possibles, chacune ayant sa loi, ses coutumes, sa religion, ses mœurs, son organisation et s'appliquant à une activité traditionnelle et appropriée. Les Malais sont pêcheurs, bûcherons et maraîchers. Les Chinois sont commerçants, financiers, industriels et intermédiaires, les Chettys sont usuriers, les Siks font la police, les Anglais sont magistrats et administrateurs, les Philippins jouent du saxophone, il y a des soeurs françaises dans les hôpitaux. Et tout cela forme le monde le plus varié, le plus sain et le plus amusant qu'on puisse voir. Ce type social, qui était celui des Échelles du Levant et de l'Orient tout entier, se retrouve dans les grandes concessions internationales de la côte de Chine. Là, toutes les races européennes et quelques autres vivent en bon accord au milieu des indigènes à qui leur présence procure l'ordre, la sécurité et le bien-être, chacune sans avoir renoncé à sa propre loi et sous la protection de son consul. Liberté, fraternité, je n'ai jamais vu la formule célèbre si bien appliquée, il n'y a que l'égalité qui est avantageusement remplacée par la réciprocité et par l'équilibre. On peut dire que cette symbiose est l'une des conditions nécessaires à la vie d'une société orientale et qu'elle ne peut se procurer un des éléments indispensables à son fonctionnement qu'en s'adressant à une autre race à elle juxtaposée. Ainsi les Russes naguère administrés par les Allemands et aujourd'hui par les Juifs et les Géorgiens. Les Européens ont jadis pourvu en Chine à ce besoin latent et c'est grâce à eux que ce pays a connu l'une des périodes certainement les plus heureuses, sinon les plus glorieuses, de son histoire, quand on pouvait le parcourir librement d'un bout à l'autre sans armes et sans protection. Aujourd'hui il semble que ce soit le Japon qui veuille se charger du rôle abandonné par les Mandchous, par l'Angleterre et par la France. Souhaitons qu'il y réussisse aussi bien. En tout cas, il ne s'agira jamais d'une domination accablante et tyrannique, comme celle que subit actuellement, à la grande admiration de nos littérateurs et philosophes bolchévisants, la malheureuse Russie. (Mais après tout n'est-ce pas à la Convention, parmi les fondateurs de notre liberté, que se trouvait le législateur qui n'osait s'accouder à son pupitre, de peur que Robespierre ne pensât qu'il pensait?) Le Chinois, sous une apparence hilare et polie, est dans le fond un être fier, obstiné, malin, indépendant, incompressible et, somme toute un des types humains les plus sympathiques et les plus intelligents que j'aie connus (sans préjudice des crises de folie furieuse, ce qu'on appelle là-bas la « ventrée déjà »). Allons à ta santé, vieux frère, homme libre ! Je t'aime bien ! |
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3 | 1938 |
Claudel, Paul. La poésie française et l'Extrême-Orient. In : Conférencia ; 15 mars (1938). [Geschrieben 1937]. Comme il y a une marée de l'océan et une marée de l'atmosphère, il y a entre les différentes tribus de l'humanité une espèce de balance barométrique des âmes, des coeurs et des imaginations. Je veux dire qu'entre les divers peuples, entre les diverses civilisations, il y a un contact psychologique plus ou moins avoué, un commerce plus ou moins actif, un rapport comme de poids et de tensions diverses qui se traduit par des courants et par des échanges, par cet intérêt qui ne naît pas seulement de la sympathie, mais de la réalisation d'un article idéal, dont la conscience d'une certaine insuffisance en nous fait naître le besoin, un besoin qui essaye plus ou moins gauchement de se traduire par l'imitation. Tantôt la balance dont je viens de vous parler se traduit par un actif et tantôt par un passif. Tantôt un peuple éprouve la nécessité de se faire entendre, et tantôt — et pourquoi pas en même temps ? — celle de se faire écouter, celle d'apprendre et de comprendre. De cette espèce de désir, que je me permets d'appeler interpsychique, des différentes parties de l'humanité entre elles, l'histoire des relations de l'Europe et de l'Extrême-Orient nous fournit une bonne illustration. Je ne remonterais pas jusqu'à l'ambassade des Antonins, jusqu'à la route de la soie, jusqu'aux missions nesto-riennes et franciscaines, ni même jusqu'à Marco Polo. Mais on ne saurait oublier que c'est le livre de ce dernier, le récit qu'il fait de Cathay et de Cipango, qui a suscité dans le coeur de Christophe Colomb, comme dans celui des essaims d'hirondelles à l'automne, l'idée de quelque chose d'absent et de nécessaire, celle d'une main là-bas tendue de l'autre côté de la mer, celle d'une certaine unité à récupérer, d'une richesse qui nous attend. Ces murailles qui lentement de nos jours, de tous côtés, se reconstituent, le siècle qui nous a précédés n'avait qu'une idée, qui était de les démolir, fût-ce, comme les Anglais dans la guerre de l'opium, à coups de canon. Mais bien avant les commerçants et les conquistadors, les missionnaires, sur les pas de saint François Xavier, avaient pénétré l'Inde et la Malaisie, et la Chine et le Japon. Ils en avaient épelé la langue, étudié les moeurs, intégré l'histoire, bégayé la philosophie, goûté l'art et la littérature. Il est impossible d'oublier que la découverte de l'Extrême-Orient et le développement de l'art baroque au XVIIe et XVIIIe siècles ont été synchroniques et que c'est de la première que le second a probablement reçu l'accentuation décisive. Dans les Temples et les vieilles demeures chinoises, j'ai vu des autels, des sièges et des tables qui présentent exactement le gabarit de ces meubles et de ces fauteuils, si commodes à l'usage et si gracieux au regard que nous avons, aujourd'hui, toutes les peines du monde à en abdiquer l'habitude. L'élément essentiel en est cette courbe qui répond au bois et qui, à l'équilibre mort de deux perpendiculaires, substitue l'énergie et le ressort de la vie. N'est-ce pas la courbe, après tout, qui, à la fin du Moyen Age est venue reprendre et relayer le rôle de l'ogive ? Mais, en même temps que les comptoirs de Canton approvisionnaient l'Europe de laques et de porcelaines en échange de nos montres et de nos boîtes à musique, les Lettres édifiantes lui faisaient connaître quelque chose de l'histoire, des lois et de la philosophie de ce vaste empire qui, au regard de nos aïeux, dégageait une lumière lointaine, paisible et blafarde, assez comparable à celle de la lune. Tous les utopistes, et au premier rang Voltaire, y construisaient des châteaux, ou du moins comme on disait à l'époque des folies, des pagodes, comme celle de Chanteloup, toutes garnies, de haut en bas, de clochettes. Confucius plut à tous les rêveurs qui se plaisaient à l'idée d'une humanité insouciante du surnaturel et nageant dans un océan de bienveillance. L'histoire de Chine, mieux regardée, leur aurait appris que les plus belles théories ne changent rien à une humanité que l'on ne réforme pas de fond en comble avec de belles sentences. Même du temps des grands empereurs Kang Shi et Kien Lung, la Chine devait être telle que je l'ai connue de mon temps. Dans les moeurs, une effroyable corruption ; dans le peuple, une misère sans nom, accrue de temps en temps, par des cataclysmes ; dans l'administration, un pédantisme sinistre, une malhonnêteté générale et des mesures d'une invraisemblable stupidité. Il me suffira de rappeler que, pour mettre la population à l'abri des incursions des pirates japonais, le grand empereur Kang Shi ne trouva rien de mieux que d'ordonner à toute la population du littoral de se retirer à dix li à l'intérieur des terres. Quant à ce qu'on appelle la religion chinoise, c'est un mélange inouï de superstitions indigènes et étrangères, de rites de politesse, de recettes de sorcellerie, au milieu de quoi se joue une des philosophies les plus paradoxales, et, je dois le dire, les plus amusantes que l'esprit humain ait inventées, celle de Lao Tzeu et celle de cet homme de génie, dont malheureusement, l'oeuvre n'a pas été traduite en français, Tchouang Tzeu. Je veux parler du taoïsme. Mais c'est de l'art de la littérature, ou plutôt de la poésie seulement, que nous nous occupons aujourd'hui. Je laisse de côté le roman qui est plutôt le domaine de nos amis anglais. Il y a les impressions très précieuses de Pierre Loti. Il y a le beau livre de Segalen sur la fin de Pékin, mais nous n'avons rien de comparable à montrer aux admirables ouvrages de Mme Pearl Buck. Et je voudrais considérer avec vous si la Chine a eu sur notre poésie une influence comparable à celle qu'elle a exercée sur notre art. Car, à côté de la Chine réelle, il y a une Chine Régence, une Chine Boucher, une Chine de Saxe, une Chine de la soie et de la laque, et de la porcelaine, une espèce de Chine au Bois Dormant, devant précisément son charme à son caraftère chimérique, et qui a, longtemps, fourni à l'imagination de nos aïeux des thèmes de rêverie et un vestiaire de travestissement assez analogues à ceux qu'ils trouvaient dans les contes de fées. Au XIXe siècle, la planète lointaine et peuplée de fables se rapprocha de nous ; elle adhéra, si l'on peut dire, à notre système et s'y rattacha par toutes sortes de passerelles de plus en plus fréquentées. Les premiers visiteurs célestes débarquèrent à Paris tout de suite à leur aise, et l'un d'eux devient le professeur de la charmante fille de Théophile Gauthier, Judith. De ce contact qu'il lui permet de prendre avec les grands poètes de l'époque des Tang, dont, à la même époque, un professeur du Collège de France, Hervey de Saint-Denis, donnait les premières traductions, est né un recueil charmant et trop peu connu, le Livre de jade. J'y ai choisi un certain nombre de pièces dont Mme Kyriakos va vous donner lefture. Je me suis permis de changer moi-même quelque peu, et parfois même complètement, le texte de Judith Gauthier, et même celui des auteurs merveilleux dont les noms seuls : Li Tai Pé, Thou Fou, Tchang Jo Sou, font battre le coeur de ces amateurs qui, après bien des siècles révolus, se sentent nés pour être des citoyens du même clair de lune et pour raccrocher leurs propres rêves à cette onde née d'une rame exotique et lointaine, à ce chevalet brisé d'un luth dont la corde retenue est toute prête à fournir une vibration parente. Mme Nada Kyriakos va vous faire entendre quelques-unes de ces petites odes qui appartiennent à l'âge d'or de la poésie chinoise, qui est aussi une des grandes époques de la peinture, celui des Tang : NUAGES. — « La pleine lune sort de l'eau... » PAYSAGE. — « Parmi les bambous qui bougent... » LE PECHEUR. — « L'oiseau d'une aile rapide... » LES DEUX AMANTS. — « Au bord du fleuve céleste... » L'ombre des feuilles d'oranger... DESESPOIR. — « Appelle ! appelle !... » LA FEUILLE DE SAULE. — « Mon luth, cette fois, c'est drôle... » LA LUNE A L'AUBERGE. — « La lune monte, il fait noir... » LA MAISON DANS LE COEUR. — « Les flammes ont dévoré... » JEUNESSE. — « Ce jeune homme qu'il est beau...» Les petits poèmes que vous venez d'entendre ; les petits tableaux que Mme Nada Kyriakos vient de dessiner devant vous d'une voix flexible et comme d'un ongle léger, vous ont certainement rappelé qu'en Extrême-Orient le peintre et le poète usent d'un même instrument qui est le pinceau. Le caractère chinois n'est autre chose que la traduction d'un être, d'une idée, et, comme je le voyais indiqué récemment dans un excellent article de M. Fenellosa, d'une action, disons un ensemble de ces caractères juxtaposés et séparés par le blanc, une espèce de volée, non plusde cygnes blancs, comme ceux dont vous parlait tout à l'heure mon confrère Li Oey, mais d'ailes noires, établissant dans l'invisible des points de repère. L'esprit n'est plus conduit, comme chez nous, du sujet à l'objet par la ligne continue de la syntaxe, par une chaîne ininterrompue de verbes, de prépositions et d'incidentes. Le poème n'est pas livré tout fait, il se fait dans l'esprit du lecteur, à qui on laisse le soin d'établir les rapports entre une série de positions déterminées. En somme, le blanc, le désert de papier qui épouvantait Mallarmé, la page et la mise en page jouent un rôle aussi important que les jalons qui s'y trouvent plantés, que les signes écrits qui s'y trouvent placardés et qui, au lieu d'être successifs comme chez nous, sont, en quelque sorte, sortis simultanés, et, au lieu de nous donner la sensation du temps et de la mélodie, nous procurent plutôt celle de la fixité et de l'harmonie dans l'espace. Cette idée de l'importance du vide dans toute composition philosophique ou artistique est une des plus anciennes et des plus essentielles de la pensée chinoise. C'est le patriarche taoïste Lao Tzeu qui l'a le mieux indiquée dans le dixième chapitre de cet admirable ouvrage qu'on appelle le Tao Teo King : une roue est faite de treize jantes qui sont visibles, mais la roue ne tourne qu'à raison de ce qui est non visible : dans le moyeu. Le vase est fait d'argile visible, mais son utilité provient de ce non-visible qu'il enclôt. De même les parties essentielles d'une maison sont la capacité des chambres et ces ouvertures que sont portes et fenêtres. Partout, c'est le non-visible qui donne aux choses efficacité. La peinture chinoise fournit une admirable illustration de ces principes, dont on trouverait aussi le reflet dans la peinture hollandaise. L'artiste n'y met que l'essentiel, et la perspective y est remplacée par la justesse exquise des intervalles. À ce propos, je trouve dans le livre d'une dame américaine de grande science et de grand goût, Mme Agnès Meyer, consacré à l'art de ce prodigieux artiste que l'on appelle Li Lung Mien, le passage suivant : « Les artistes chinois n'intellectualisaient pas seulement la forme, mais l'espace, et, par l'adroite juxtaposition d'un plan terrestre et d'un plan céleste, arrivaient à nous suggérer de vastes distances, réalisant ainsi une perspective aérienne plutôt que terrestre. Le procédé un peu naïf de suggérer l'espace en mettant au premier plan des objets larges et d'autres de plus en plus petits dans l'éloignement leur aurait paru grossier et enfantin, car une distance de ce genre reste toujours mesurable et ce qui est mesurable en réalité n'est pas une distance. » Dans les peintures chinoises, les plans ne se prolongent pas, ils se composent. Le spectacle, en s'élevant par degrés à la fois successifs et simultanés, se simplifie et se spiritualise. L'étude approfondie de l'esthétique chinoise est toute récente, et je doute que les poètes dans les oeuvres de qui je vais flâner l'aient vu transparaître au travers de rares documents qui se trouvaient à leur portée et des fantaisies de leur imagination. Mais ce ne serait pas la première fois qu'une oeuvre exotique est féconde, autrement que par les copies qu'elle suggère, par une déformation pittoresque et amusante, comme sont, par exemple, les chinoiseries de Boucher ou par le coup d'éperon qu'elle donne en nous à l'émulation. Les quelques pièces que je vais vous lire montrent trois poètes dont le palais a été, si je peux dire, agacé par trois grains de poivre ou de camphre. Le premier, et je dois dire le plus immédiat et le plus efficace, est le goût du « bibelot », du « curio », comme disent les Anglais, de la nouveauté dans l'étrange et dans le baroque. C'est à lui que nous devons les charmantes contre-rimes de Toulet que vous allez entendre. Le second est le goût de l'essentiel et du raccourci, se rattachant aux considérations que je développais devant vous. Je parlais d'un grain de poivre, il s'agissait plutôt d'une pastille d'encens qui se consume en dégageant une fumée odorante. Le troisième est le pouvoir de suggestion, l'idée exprimée n'ayant de valeur que par rapport à cet espace autour d'elle qui ne l'est pas. A ce point de vue, les deux poèmes de Mallarmé et de Verlaine que je vais vous lire sont très caractéristiques. Le premier se rapprocherait plutôt à ce que les Chinois appellent l'École du Nord, où le pinceau cherche l'enchantement dans une observation exquise et sévère de la règle. Le second se rattacherait à l'École du Sud, que nous aurions tendance à qualifier de romantique, où la science n'exclut pas la fantaisie, la gaieté et une certaine liberté magistrale. Voici le poème — ou plutôt, le fragment de poème de Mallarmé. Il m'est particulièrement cher pour l'avoir entendu souvent délicieusement déclamé par mon grand ami Philippe Berthelot : Je veux délaisser l'Art vorace d'un pays Cruel, et, souriant aux reproches vieillis, Que me font mes amis, le passé, le génie, Et ma lampe qui sait pourtant mon agonie, Imiter le Chinois au coeur limpide et fin De qui l'extase pure est de peindre la fin Sur des tasses de neige à la lune ravie D'une bizarre fleur qui parfume sa vie Transparente, la fleur qu'il a sentie, enfant, Au filigrane bleu de l'âme se greffant. Et, la mort telle avec le seul rêve du sage, Serein, je vais choisir un jeune paysage Que je peindrai encor sur les tasses, distrait. Une ligne d'azur mince et pâle serait Un lac, parmi le ciel de porcelaine nue. Un clair croissant perdu par une blanche nue Trempe sa corne calme en la glace des eaux, Non loin de trois grands cils d'émeraude, roseaux. Le second est un quadruple quatrain de Verlaine où l'on trouve les qualités parfaites de ce délicieux poète, et le dernier vers de dix-sept pieds fait, à la fin du morceau, une espèce d'éblouissant paraphe : Lourd comme un crapaud, léger comme un oiseau, Exquis et hideux, l'art japonais effraie Mes yeux de Français dès l'enfance acquis au Beau jeu de la Ligne en l'air clair qui l'égaie. Au cruel fracas des trop vives couleurs, Dieux, héros, combats et touffus gynécées, Je préférerais, d'entre les oeuvres leurs, Telles scènes d'un bref pinceau retracées. Un pont plie et fuit sur un lac lilial, Un insecte vole, une fleur vient d'éclore, Le tout fait d'un trait unique et génial. Vivent ces aspects que l'esprit seul colore ! Si je blasonnais cet art qui m'est ingrat Et cher par instants, comme le fit Racine Formant son écu d'un cygne et non d'un rat, Je prendrais l'oiseau léger, laissant le lourd crapaud dans sa piscine. Et enfin, voici les pièces de Toulet que je vous ai promises et dont vous aimerez comme moi l'allure élégante et désinvolte : LE PAON Vous qui retournez du Cathay Par les Messageries, Quand vous berçaient à leurs féeries L'opium ou le thé, Dans un palais d'aventurine Où se mourait le jour, Avez-vous vu Boudoulboudour, Princesse de la Chine ? Plus blanche en son pantalon noir Que nacre sous l'écaillé ? Au clair de lune, Jean Chicaille Vous est-il venu voir ? En pleurant comme l'asphodèle Aux îles d'Ouac-Wac, Et jurer de coudre en un sac Son épouse infidèle, Mais telle qu'à travers le vent Des mers sur le rivage S'envole et brille un paon sauvage Dans le soleil levant ? LA SOURCE J'ai beau trouver sympathique Feu Loufoquadio, Ses japs en sucre candio Son Bouddha de boutique, J'aime mieux le subtil schéma, Sur l'hiver d'un ciel morne De ton aérien bicorne, Noble Foujiyama, Et tes cèdres noirs, et la source Du temple délaissé, Qui pleurait comme un cœur blessé Qui pleurait sans ressource. LE JAPON Le Jap !... qui raffole, dit-on, De chaussure vernie, Les porte (chacun sa manie) Au bout de son bâton. Ainsi, l'éclat les en décore Sans blesser leurs pieds nus, Ainsi, sans doute, eût fait Vénus. J'en sais d'autres encore... Et enfin, je ne puis résister au plaisir de vous dire un assez long poème de mon ami Francis Jammes, qui donne bien l'atmosphère paisible et sentencieuse du pays de Confucius. CONPUCIUS Confucius rendait les honneurs qui leur conviennent aux morts, dans l'Empire bleu du Milieu. Il souriait parce que l'eau éteint le feu comme la Vie éteint l'homme vers l'époque moyenne. iL n'ornait pas ses paroles merveilleusement comme certaines coupes des Grands de l'Empire. La tanche, qui est comme un vase de pagode riche, n'a pas besoin d'être ornée artistiquement. II allait avec une grande modestie au Palais, écoutant sans colère les joueurs de flûte qui adoucissent les sentiments comme la lune adoucit, sur la montagne, les arbres violets. Il parlait avec une respectueuse cérémonie aux principaux de la ville et au chef de guerre. Il était bon, sans familiarité vulgaire, avec les gens du commun et mangeait leur riz. Il se plaisait aux choses de la Musique, mais préférait les instruments de simple roseau cueilli près des marais de vase douce et jaune où l'oiseau sans nom qui fait yu-yu se niche. Il se permettait, pour le bien de son estomac, les épices. Il aimait, vers le soir, à discuter de belles sentences. Et il aurait voulu qu'on suspendit aux potences qui servent aux lanternes, des moraleries. Il parlait peu d'amour, davantage de la mort, quoiqu'il déclarât que l'homme ne peut la connaître. Il aimait voir les jeunes gens à la fenêtre, les trouvant bien, à demi cachés par les ricins gris, mais rouges. Le soir il allumait des baguettes de parfum puis tournait gravement un moulinet où les prières s'enlaçaient comme de belles pensées dans la cervelle d'un jurisconsulte ou d'un poète de talent. Il allait aussi voir les bâtiments de la province, se réjouissant de leur propreté et du bon ton des navigateurs policés dont les réflexions étaient profondes et claires comme le désert marin. A ceux lui demandant des choses sur la chair, Confucius dit : « La vôtre est pareille à l'autre Et la mienne à la vôtre; le sens de ceci est clair. » Puis il regarda en souriant son cercueil. Maintenant j'en ai fini avec la Chine. J'aurais voulu vous parler aussi de la poésie japonaise. Mais pour cela, il me faudrait encore toute une conférence. Je prierai simplement ma charmante collaboratrice de vous lire toute une série de petits poèmes traduits, ou plutôt inspirés, de la poésie populaire japonaise et de cette forme d'odelette très courte et formant tableau, ou plutôt vignette, que l'on appelle là-bas dodoitzu. Je me suis permis de les interpréter avec la plus grande liberté, d'après le beau recueil de M. Georges Bonneau. |
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4 | 1976 |
Sollers, Philippe. A propos du "maoïsme". In : Tel quel ; no 68 (oct. 1976). Des informations continuent à paraïtre, ici et là sur le "maoïsme" de Tel Quel. Précisons donc que si Tel Quel a en effet, pendant un certain temps, tenté d'informer l'opinion sur la Chine, surtout pour s'opposer aux déformations systématiques du PCF, il ne saurait en être de même aujourd'hui. Cela fait longtemps, d'ailleurs, que notre revue est l'objet d'attaques de la part des "vrais maoïstes". Nous leur laissons volontier ce qualificatif. Les événements qui se déroulent actuellement à Pékin ne peuvent qu'ouvrir définitivement les yeux des plus hésitants sur ce qu'il ne faut plus s'abstenir de nommer la "structure marxiste", dont les conséquences sordides sur le plan de la manipulation du pouvoir et de l'information sont désormais vérifiables. Il faudra y revenir, et en profondeur. Il faut en finir avec les mythes, tous les mythes. |
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5 | 1981 |
Sollers, Philippe. Pourquoi j'ai été chinois. In : Tel quel ; 88 (été 1981). [Auszüge]. [Interview zwischen Philippe Sollers und Kao Shuhsi 1980]. Ce qui m'a amené à la Chine, c'est la littérature, c'est-à-dire mon expérience personnelle. En 65 paraît de moi un petit livre, « Drame », qui est un essai de recherche de la narration la plus 'vide' possible. C'est une sort de cheminement que ja fais depuis des années déjà à ce moment-là et qui n'attend qu'une sorte de confirmation dans le tissu symbolique chinois. C'est par une expérience mentale et physique que je suis arrivé à m'intéresser à la philosophie chinoise, à la poésie chinoise et à la disposition du corps chinois par rapport au langage et à l'écriture. J'étais attiré par ce qui va être une constante dans mes intérêts à cette époque-là, par le taoïsme. Il s'agit d'abord d'une expérience érotique. « Drame » était déjà un roman chinois... Il y a eu la grande découverte vers les années 66-67 – pour revenir aux influences culturelles ; c'est à la fois l'influence culturelle et l'expérience personnelle, les deux indissociablement – des travaux de Joseph Needham, qui a fait ce merveilleux travail encyclopédique qui s'appelle « Science and civilisation in China »... Celui qui s'intéressait le plus à la Chine, avec qui nous avons souvent parlé du chinois comme langue et qui d'ailleurs aurait dû venir en 74 avec nous en Chine, c'est [Jacques] Lacan. Lacan est quelqu'un qui s'est approché intellectuellement de la Chine, qui a bouqiné du chinois. Donc, on peu passer par le savoir, les sciences humaines, le langage, ou alors on peut passer crrément par la poésie, c'est-à-dire par le fait de se sentir très violemment atteint par le fonctionnement poétique chinois. Il y a eu aussi, il faut bien le dire, Ezra Pound, qui a eu une très grosse influence sur nous bien avant 65... « Nombres », dans mon fantasme à moi, est un livre qui annonce l'arrivée de la Chine. J'ai fait ça en 66-67 et « Nombres » est paru en avril 68. J'ai trouvé admirable que, à peine le livre était-il sorti, eh bien tout le monde était en train de se demander ce que c'était que l'apparition de la Chine dans l'atmosphère révolutionnaire... Mai 68 : La vision romantique d'une Chine insurrectionnelle, qui invente un tout autre modèle pour la société, devait fatalement revenir à quelque chose qui au fond sera une simple coloration de l'expérience soviétique, ce que l'histoire chinoise elle-même a vérifié. Tel Quel s'est trouvé ballotté dans cette affaire du mouvment 'maoïste' comme on l'a appelé. Ca a été très fort pour Tel Quel et je dirais pour la plupart des intellectuels français... Il y a eu une sorte de déferlement très étrange dont on pourrait dire que, plus ou moins mythologiquement, le centre se trouvait en Chine. C'était quand même curieux. Curieux parce que, pour la première fois, la Chine émettait le message. Et on a reçu ce message, je crois, en fonction de la très grand morosité du modèle soviétique... La Chine paraissait être lieu où reprenait l'émission en direct, vivante, de la volonté revolutionnaire. Ce qui quand même est extraordinaire parce que jamais un message direct n'est venu de Chine vers l'Occident avant... Il y a eu tout de suite des discussions très longues, très compliquées. Il y avait ceux qui étaient passionnés par ce qui se passait en Chine et qui trouvaient qu'il y avait là quelque chose de tout à fait nouveau : l'insurrection, l'apparition des signes chinois. Il y a eu une diffusion énorme du chinois ; les ondes transmettaient des Chinois qu'on voyait ; les Chinois avaient l'air d'exister alors qu'on ne les avait jamais vus... La Révolution Culturelle est une époque terrible pendant laquelle tout le monde a été persécuté, les artistes, les intellectuels. Cerainement c'est vrai. Mais peut-être qu'on n'aurait jamais entendu des Chinois sans ça non plus, qui seraient restés de 'braves Russes', des Russes qui ont l'air chinois, des Russes qui sont habillés de corps chinois. Moi, ce qui m'intéressait, c'est que les Chinois soient chinois, et que ça ne soit pas des Russes habillés de corps chinois. Je crois que ça reste la chose fondamentale aujourd'hui... La Révolution Culturelle : Mao Zedong était trop purement chinois. Il ne connaissait pas suffisamment la science. Tant qu'on n'arrive pas à dépasser le point de vue de la science, on reste sous la domination de la science... Mon point de vue est hégélien à ce moment-là, ou marxiste, mais d'un marxisme très particulier puisque je pense que la science n'épuise pas du tout l'ensemble du réel. Ce qui s'est passé pour la Chine, c'est que ce qui a essayé de se faire était en deçà de la science, tout en étant plein d'éléments probablement très nouveaux mais qui sont légués aux générations pour qu'elles les interprètent comme elles le veulent... On était maoïste par souci de révolte. A ce moment-là, on rentrait immédiatement en contradiction avec les maoïstes eux-mêmes, c'est-à-dire avec les cohortes de maoïstes qui pensaient sur un modèle archaïque que le maoïsme c'était le retour à la tradition pure et dure du marxisme, c'est-à-dire au stalinisme. Le 'telquéliste maoïste' de l'époque se trouvait triplement isolé : il comprenait qu'il y avait là un phénomène très important mais il ne pouvait pas du tout faire partager son interprétation par d'autres maoïstes ou alors il rentrait immédiatement en contradiction avec eux parce que ce qu'il proposait, par exemple sur le plan littéraire, était une technique et un produit hautement élaborés, un laboratoire très important dont les autres ne voyaient absolument pas l'utilité... Donc, le telquéliste maoïste était en contradiction avec les maoïstes. C'est une contradiction très profonde qu'il ne faut pas masquer du tout aujourd'hui parce qu'elle a eu lieu. Moi je l'ai vécue très profondément et c'était peine perdue. J'ai perdu deux ou trois ans à essayer d'expliquer les choses et puis j'ai vu que c'était dans le désert... Il y avait au départ une contradiction entre l'appréciation du nouveau et le retour à des archaïsmes, c'est-à-dire l'interprétation du phénomène chinois comme étant le symptôme de quelque chose de très nouveau, planétaire, au lieu d'être au contraire le retour à une source qui aurait été trahie en route, voilà les deux interprétations, l'une moderne, finalement allant de l'avant, l'autra au contraire se repliant et revenant à des positions archaïques, l'interprétation archaïque étant largement majoritaire... Epoque de la pensée de Mao Zedong : Cette espèce d'intervention brusque de la Chine dans l'histoire occidentale avait à mon avis deux intérêts : premièrement, manifester sous une forme ultra-mythologique, quelque chose comme un défi à la planète. Je me rappelle très bien un moment très vif, très lumineux, qui a été cette fameuse baignade de Mao Zedong, où j'ai eu l'impression que quelque chose s'écrivait vraiment dans le réel, dans le geste, dans la façon d'opérer. J'ai trouvé ça tout à fait étonnant comme mode d'intervention, que quelqu'un soit assez fou ou assez extravagant pour faire une sorte de passage à l'acte en direct et de jeter son défi à la planète tout entière et notamment par rapport à l'Union soviétique. Je crois que, dans sa sensibilité, il y avait ce côté utopique et anarchiste. C'était une façon d'essayer de faire sortir la Chine de l'histoire... Il y a eu un point de crise extraordinairement dramatique dans cette affaire de la Révolution Culturelle. Je ne connais rien de plus pathétique en un sens que cette tentative de Mao Zedong à l'époque pour essayer de percevoir une autre logique possible. Et à mon avis ça a été un échec parce que, pour inventer une extension logique du continent marxiste, il fallait abandonner les prémisses. Or les prémisses étant ce qu'elles sont, ça ne peut donner qu'un spasme sur place, très violent, qu'on appelle la Révolution Culturelle, dont à mon avis l'essentiel est quand même ce qu'on oublie toujours de dire aujourd'hui : la rupture avec l'Union soviétique, une sorte d'écart par rapport à l'empire soviétique, portant par là même la crise dans le marxisme lui-même puisque c'est la première fois qu'il n'y avait plus d'unité dans le camp en question... Mao Zedong a tué le marxisme. C'est probablement la raison pour laquelle il va être désormais refoulé ou critiqué ! La vraie interprétation, peu-être, de Mao, c'est d'avoir poussé le marxisme à son point d'incandescence pour le supprimer. Moi je rêvait d'une chose : que Mao, en 68-69, réunisse une grande manifestation de masse place Tian-An-Men et annonce au peuple chinois le dépassement ou la dissolution du marxisme, et ça aurait alors donné une crise gigantesque dans la vicilisation chinois... Finalement, le vrai enjeu de la Révolution Culturelle, on ne le vit plus du tout aujourd'hui puisque la Chine a rabasculé dans l'orbite de l'histoire, au sens uniquement occidental du mot, c'est-à-dire qu'elle va se colorer selon la grande expérience de l'empire mondial actuel qui est l'empire américo-russe, composé de deux puissances qui à mon avis 'entendent très bien pour gérer la terre. Donc, il aurait fallu que la Chine ait une conscience technique plus élaborée. C'est cette conscience technique qui est en train de se mettre en place par la rationalisation technique elle-même, c'est-à-dire les oléoducs, le gaz, le pétrole, le machines-outils, etc. L'expérience chinoise prouve que pour faire consister le corps social on peut utiliser une vulgate marxiste très pauvre, mais que les vrai enjeux restent les enjeux économiques, techniques et scientifiques. Je crois que la pure gestion technique du continent chinois par le marxisme est désormais acquise. Pour l'instant, ce qui me paraït très intéressant, c'est ce qui revient en Chine et qui est d'ailleurs probablement inéliminable dans toute société humain... Ce qui me paraït tout à fait symptomatique, récemment, c'est que finalement ça devient une histoire de femmes, l'histoire de la Chine. Le symptôme est devenu un symptôme féminin... Et puis, on a trouvé probablement, à mon avis, le bon bouc émissaire, c'est celui qui va servir à la modernisation de la Chine, ce sera Jiang Qing, et c'est une femme !... [Le commencement de l'intérêt pour la Chine] : C'était plus particulièrement le taoïsme. Il y avait la lecture de livres comme ceux de Maspero ou de Marcel Granet, « la Pensée chinoise ». Mais il y avait quelque chose qui n'était pas seulement du savoir mais une sorte d'expérience personnelle qui faisait rupture pour moi très fortement avec la culture occidentale avec sa façon de se centrer, de faire axe sur une sorte de complétude, d'unité substantielle. Je crois que la question sexuelle, ce qui est perceptible, quoique de façon très discrète et probablement toujours refoulée, de la tradition érotique chinoise est une chose qui a déterminé beaucoup l'intérêt de certains vers la Chine, en tout cas le mien. Il est certain que la technique érotique chinoise, ce qu'on peut deviner de l'utilisation, tout à fait hors de toute culpabilité, de l'érotique chinoise me aparît, dans ses rapports avec la poésie, la peinture, la mystique, quelque chose de très particulier. Je n'en trouve pas trace dans les autres cultures. Ce qui m'intéressait aussi, pour répondre d'une expérience très particulière, c'était la recherche vers la Chine de cette tradition taoïste, c'est-à-dire quelque chose de l'ordre du vide. Parce qu'il faut trouver un vide qui ne soit pas un plein déguisé, n'est-ce-pas, qui soit un vrai vide, et ça, c'est très difficile. Ce qu'on prend généralement pour le vide, notamment dans les théories matérialistes, n'est qu'une sorte de substantialisme déguisé... Ce qui m'intéressait à l'époque c'était de voir, par exemple, que la catégorie dite du phallus n'avait absolument pas sa correspondance en Chine ou en Chinois ; il s'agit d'un phénomène restreint à un type de culture méditerranéenne ou indienne. Mais en Chine, bizarrement, on a l'impression que les coordonnés s'inversent et que là où il y avait du vide. Donc, c'est quelque chose qui propose, du corps et du rapport entre le corps et le sexe, et entre le sexe, le corps et le symbolique, comme une autre logique que vous retrouvez fonctionnant et qui intrigue tout le monde dans ce qu'on appelle la pensée chinoise, pensée qui passe pour être d'un autre ordre ou d'une autre nature... Ce qui me préoccupe à ce moment-là, c'est-à-dire vers les années 67-68, c'est en effet de trouver – je sentais que la rhétorique occidentale ne marchait plus – une construction de langage qui serait susceptible d'intégrer cette expérience chinoise et de fabriquer une autre phrase de part en part... Traductions de certains poèmes de Mao Zedong : J'ai fait ces traductions-là de façon très provocatrice pour en partie démontrer que la façon dont le chinois était traduit d'habitude par les lents professeurs occidentaux restait prisonnière de formes académiques et qu'elle ne donnait pas la traduction littérale, directe, de cette espèce de condensation télégraphique, de cette longueur d'ondes différente du fonctionnement. Je crois que c'est une des premières fois où on a traduit du chinois d'une façon qui essayait d'être le trait même de la chose sur la page, en supprimant les pronoms, les indéfinis, les 'le', les 'de'. L'effet à produire était celui d'une 'nappe de ciel sans couture'... J'ai toujours ce rêve que la première écriture est chinoise, la chose la plus fondamentale, la tortue qui sort de l'eau avec ses signes qui apparaissent sur la surface, qui au départ ne sont même pas tracés mais qui ressortent de la surface elle-même. Donc, pour moi, le chinois c'est vraiment le point limite où on ne peut pas distinguer entre le support et la marque. La marque est en même temps le support, le support est la marque. Ca revient justement à cette logique très particulière du plein et du vide, qui fait que vous n'avez pas quelque chose d'écrit sur une surface mais une gravitation qui contient son propre support au moment même où ça s'écrit. C'est le type d'écriture mythique que je cherche, c'est-à-dire une voix qui raconte la façon dont ça s'écrit pour bien marquer que ça n'est pas quelque chose qui s'écrit sur une surface mais que l'on est dans un milieu tout à fait étrange où le fait même de s'écrire produit un espace. Le déploiement d'un espace ou d'une surface est absolument concomitant au fait que quelque chose y soit tracé. Il y a simultanéité. C'est pour ça d'ailleurs que ça interroge tellement la philosophie. Trace et support. Mais vous ne pouvez pas distinguer l'un de l'autre. Et le chinois me sert à faire sentir ça. Ce que raconte le reste, le récit tout entier de « Nombres » raconte ce que le signe chinois est chargé d'indiquer. C'est pour cela que je vous parle de résumé. Le fonctionnement même de l'idéogramme chinois pour moi c'est tout ce qu'il y a à raconter ; il n'y a pas à raconter autre chose... |
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# | Year | Bibliographical Data | Type / Abbreviation | Linked Data |
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1 | 1936 | Claudel, Paul. Figures et paraboles. (Paris : Gallimard, 1936). | Publication / Clau37 |
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2 | 1965 | Claudel, Paul. Oeuvres en prose. Préf. par Gaëtan Picon ; textes établis et annotés par Jacques Petit, Charles Gelpérine. (Paris : Gallimard, 1965). (Bibliothèque de la Pléiade ; 179). | Publication / Clau36 |
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3 | 1967 | Malraux, André. Antimémoires. In : Malraux, André. Le miroir des limbes. T. 1-2. (Paris : Gallimard, 1967). T. 1. | Publication / MalA14 |
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4 | 1972 | Gadoffre, Gilbert. Claudel et le paysage chinois. In : Etudes de langue et littérature françaises ; 20 (1972). | Publication / Clau29 |
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5 | 1978 | Hue, Bernard. Littérature et arts de l'Orient dans l'oeuvre de Claudel. (Paris : C. Klincksieck, 1978). (Publications de l'Université de Haute-Bretagne ; 8). | Publication / Clau33 | |
6 | 1991 | Claudel, Paul. Les agendas de Chine. Texte établi, présenté et annoté par Jacques Houriez. (Lausanne : L'âge d'homme, 1991). (Collection du centre Jacques-Petit). | Publication / Clau27 | |
7 | 1991 | Meyer, Alain. La condition humaine d'André Malraux. (Paris : Gallimard, 1991). (Foliothèque). | Publication / MalA2 | |
8 | 1995 | Claudel, Paul. Livre sur la Chine. Volume réalisé par Andrée Hirschi sous la direction de Jacques Houriez. (Lausanne : L'âge d'homme, 1995). [2e version 1909 ; 3e version 1910-1911. Geschrieben 1904-1909]. | Publication / Clau12 | |
9 | 2003 | Daniel, Yvan. "Oriens nomen ejus" (Zach. VI, 12) : les spiritualités asiatiques dans la pensée et l'oeuvre religieuse de Paul Claudel. In : Bulletin de la Société Paul Claudel ; no 171 (Oct. 2003). | Publication / Clau28 |
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