Claudel, Paul. Choses de Chine [ID D21895].
J' ai passé quinze ans de ma vie en Chine comme consul, cinq ans au Japon comme ambassadeur. Quand, généralement sur l'initiative d'une voisine de table, je décline sans plaisir ces états de service, ma surdité ne réussit pas toujours à éluder la remarque attendue ! Oh, alors, comme vous devez bien connaître l'Extrême-Orient ! Non, madame. La Chine, le Japon, ont profité de mon absence pour devenir tout autre chose que l'image qu'ils ont laissée dans mon souvenir et que j'ai essayé de fixer au cours de maintes pages aujourd'hui plus ou moins oubliées. La politique de 1936 n'a plus rien de commun avec celle que je discutais en ces jours abolis avec Emile Francqui, avec le Père Robert, avec Auguste Gérard, avec le maréchal Nychara, avec Sun Yat-sen lui-même avec qui j'ai vécu quelques jours sur un bateau des Messageries. Quelque chose s'est réalisé, quelque chose par derrière se laisse déjà deviner, à quoi je n'ai aucune peine à préférer le passé et ce paysage mélancolique qu'éclairé le soleil des morts.
Car, il est vrai, je n'ai qu'à fermer les yeux et je me retrouve tout de suite sous la véranda de Fou-tchéou que ventile la brise de l'après-midi. Seul moment de fraîcheur entre la fournaise matinale et la cuisson noâurne ! J'entends battre les larges stores qui s'agitent d'un bout à l'autre de la galerie, les cigales au dehors font un vacarme assourdissant, ces cigales chanteuses de là-bas dont le répertoire comporte un triple motif et que tout à l'heure le choeur innombrable des grenouilles, interrompu par quelque hurlement de chien paria, va relayer. Je suis seul dans cette immense maison solitaire d'où la tragédie n'a pas été toujours absente. Au-dessous de moi dans le sous-sol s'agite le petit peuple des serviteurs, augmenté des visiteurs occasionnels, femmes, parents, camarades, colporteurs, barbiers, un petit village d'où se dégage une faible odeur d'opium. De temps en temps, les figures changent et quand la peste ou le choléra, comme il arrive, viennent chez moi, on dirait sur la pointe du pied, vérifier ce qu'il y a pour eux, il n'est pas exceptionnel que l'on voie discrètement émaner quelque cercueil. Mais les cercueils ne sont pas rares en Chine, ceux qui sont déjà confortablement installés au centre de l'oméga rituel ou ceux qui attendent sur le seuil la décision du géomancien : j'habite moi-même un cimetière dont le repos n'a jamais inquiété le mien. Il fait si chaud que ma leccture préférée est celle de quelque exploration polaire, à moins que ce ne soit un tome fraîchement découvert de cette magnifique littérature anglaise qui vient de s'ouvrir tout entière à moi, Kipling, Conrad, Hudson, Thomas Hardy, Emily Brontë, Herman Melville et tous les autres. La bibliothèque du petit club, comme celle de tous les ports de Chine à l'usage des merchants, est magnifiquement et intelligemment fournie. Il n'y a qu'à Pékin, séjour des diplomates, où les rayons poussiéreux ne livrent que quelques brochures dépareillées et les épaves souillées de cette production stercoraire qu'on appelle « romans policiers ».
Tout cela c'était la part du loisir et de la rêverie. Le travail c'était l'élaboration et la copie (à ce moment la machine à écrire n'était pas inventée et je n'avais d'autre auxiliaire que mon lettré indigène, M. Tchao, un miniaturiste remarquable) de rapports économiques sur le thé ou la monnaie, l'humble comptabilité, les affaires de l'Arsenal de Pagoda Anchorage où j'avais réussi à ramener une mission française, les longues visites dans ma chaise à porteurs verte jusqu'à l'autre bout de la ville au yamen du vice-roi ou du maréchal tartare, les interminables discussions et chicanes sur les achats et procès de la mission catholique qui m'ont appris tout ce que je puis savoir de diplomatie. Je me revois, le torse nu, une serviette autour du front et cuirassé de papier buvard pour éviter les taches de sueur, rédigeant ma correspondance en latin avec l'évêque catalan, Mgr Masot : Venum datas efî ager Tien cho Tang pretii quinque millia patacarum — Lis composita etf—. Irruperunt satellites in Petrum catechifîam cum fufiibus et sclopetis — Comperi cito advenire quamdam navem vapoream Gallicam munitam viginti quatuor tormentisbellicis. Et caetera! Deux ou trois fois par an un télégramme, et tous les quinze jours ce drapeau au mât du consulat d'Angleterre qui annonçait l'arrivée du courrier. Alors c'était la grande émotion joyeuse, comme quand les trois boules noires en pleine furie de l'été annonçaient l'expédition par les soins de l'observatoire de Hongkong d'un bon typhon rafraîchissant.
Plus tard, après un court séjour dans un endroit infernal appelé Hankéou où bivouaquaient dans les cartes et le gin une compagnie cosmopolite de bons enfants assez analogue aux Fortyniners de Californie, j'émigrai dans le Nord où je fus chargé de l'administration de la concession française de Tien-tsin (ce n'était pas peu de chose !). Je fis connaissance avec Pékin, je fus présenté à la vieille impératrice et au dernier empereur, j'assistai à ces doubles funérailles qui furent celles de l'antique monarchie, je retrouve dans ma mémoire les archers, les chameaux défilant avec une peau de martre suspendue à la mâchoire, la distribution aux démons funèbres d'une monnaie illusoire, je revois le gros Yuan Che-K'aï cheminant derrière le catafalque, le bâton de deuil à la main, dans une houppelande de toile grossière. Autour de moi c'était le désert, la terre jaune, que Pearl Buck a si bien décrite et au-dessus la lucidité, à peine interrompue par quelques coups de sable, de ce ciel inaltérable.
Comme j'ai aimé la Chine ! Il y a ainsi des pays, que l'on accepte, que l'on épouse, que l'on adopte d'un seul coup comme une femme, comme s'ils avaient été faits pour nous et nous pour eux ! Cette Chine à l'état de friture perpétuelle, grouillante, désordonnée, anar-chique, avec sa saleté épique, ses mendiants, ses lépreux, toutes ses tripes à l'air, mais aussi avec cet enthousiasme de vie et de mouvement, je l'ai absorbée d'un seul coup, je m'y suis plongé avec délices, avec émerveillement, avec une approbation intégrale, aucune objection à formuler ! Je m'y sentais comme un poisson dans l'eau !
Ce qui me semblait particulièrement délicieux, c'était cette spontanéité, cette ébullition sans contrainte, cette activité ingénieuse et naïve, tous ces petits métiers charmants, cette présence universelle de la famille et de la communauté, et aussi, faut-il le dire, ce sentiment partout du surnaturel, ces temples, ces tombeaux, ces humbles petits sanctuaires sous un arbre où le culte se compose d'une baguette d'encens et d'un morceau de papier, tout cela m'était comestible. Je me suis toujours senti, je l'avoue, beaucoup plus à mon aise au milieu des païens qu'avec ceux qu'on nous engage à appeler, je ne sais pourquoi, « nos frères séparés ». Spontané, ai-je dit tout à l'heure. Oui, la Chine était un pays spontané, aussi intensément et spécifiquement humain qu'une fourmilière peut être formique, elle devait tout à une espèce de sagesse vitale et innée enracinée dans le goût et dans 1'instinct. Quelle impression éblouissante, j'ai gardée de l'ancien Canton, cette ville sublime de bois doré, aujourd'hui détruite par les révolutionnaires, là comme partout ennemis de tout art et de toute beauté ! La Chine, telle qu'elle existait alors, était le pays le plus vraiment et le plus pratiquement libre que j'ai jamais connu, c'est-à-dire libre pour les choses immédiates qui seules après tout ont de l'importance.
Et puisque j'ai commencé à faire de la philosophie, je me hasarde à la fin de cette évocation mélancolique et presque douloureuse, à favoriser d'une petite conclusion la voisine synthétique à ma droite dont les questions supposées ont servi de prétexte à la présente effusion. La Chine m'a fait l'effet d'une de ces colonies animales où différents groupes séparés ont appris par l'usage à vivre à l'état, comme disent les naturalistes, de symbiose, c'est-à-dire d'une coopération amicale et réciproque basée sur la différence. Rien de plus éloigné de ces monstrueux États totalitaires formés d'individus tous pareils à qui l'on se demande pourquoi la nature a pris la peine de fournir des traits particuliers. Le type le plus réussi que je connaisse de cette symbiose, est le port de Singapour. Là vivent en paix et dans un grouillement fraternel des groupes de toutes les races et de toutes les sociétés possibles, chacune ayant sa loi, ses coutumes, sa religion, ses mœurs, son organisation et s'appliquant à une activité traditionnelle et appropriée. Les Malais sont pêcheurs, bûcherons et maraîchers. Les Chinois sont commerçants, financiers, industriels et intermédiaires, les Chettys sont usuriers, les Siks font la police, les Anglais sont magistrats et administrateurs, les Philippins jouent du saxophone, il y a des soeurs françaises dans les hôpitaux. Et tout cela forme le monde le plus varié, le plus sain et le plus amusant qu'on puisse voir. Ce type social, qui était celui des Échelles du Levant et de l'Orient tout entier, se retrouve dans les grandes concessions internationales de la côte de Chine. Là, toutes les races européennes et quelques autres vivent en bon accord au milieu des indigènes à qui leur présence procure l'ordre, la sécurité et le bien-être, chacune sans avoir renoncé à sa propre loi et sous la protection de son consul. Liberté, fraternité, je n'ai jamais vu la formule célèbre si bien appliquée, il n'y a que l'égalité qui est avantageusement remplacée par la réciprocité et par l'équilibre. On peut dire que cette symbiose est l'une des conditions nécessaires à la vie d'une société orientale et qu'elle ne peut se procurer un des éléments indispensables à son fonctionnement qu'en s'adressant à une autre race à elle juxtaposée. Ainsi les Russes naguère administrés par les Allemands et aujourd'hui par les Juifs et les Géorgiens. Les Européens ont jadis pourvu en Chine à ce besoin latent et c'est grâce à eux que ce pays a connu l'une des périodes certainement les plus heureuses, sinon les plus glorieuses, de son histoire, quand on pouvait le parcourir librement d'un bout à l'autre sans armes et sans protection. Aujourd'hui il semble que ce soit le Japon qui veuille se charger du rôle abandonné par les Mandchous, par l'Angleterre et par la France. Souhaitons qu'il y réussisse aussi bien. En tout cas, il ne s'agira jamais d'une domination accablante et tyrannique, comme celle que subit actuellement, à la grande admiration de nos littérateurs et philosophes bolchévisants, la malheureuse Russie. (Mais après tout n'est-ce pas à la Convention, parmi les fondateurs de notre liberté, que se trouvait le législateur qui n'osait s'accouder à son pupitre, de peur que Robespierre ne pensât qu'il pensait?) Le Chinois, sous une apparence hilare et polie, est dans le fond un être fier, obstiné, malin, indépendant, incompressible et, somme toute un des types humains les plus sympathiques et les plus intelligents que j'aie connus (sans préjudice des crises de folie furieuse, ce qu'on appelle là-bas la « ventrée déjà »). Allons à ta santé, vieux frère, homme libre ! Je t'aime bien !
Literature : Occident : France