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“Antimémoires” (Publication, 1967)

Year

1967

Text

Malraux, André. Antimémoires. In : Malraux, André. Le miroir des limbes. T. 1-2. (Paris : Gallimard, 1967). T. 1. (MalA14)

Type

Publication

Contributors (1)

Malraux, André  (Paris 1901-1976 Créteil bei Paris) : Schriftsteller

Subjects

History : China / Literature : Occident : France : Prose / Periods : China : People's Republic (1949-) / Periods : China : Republic (1912-1949)

Chronology Entries (3)

# Year Text Linked Data
1 1967.1 Malraux, André. Antimémoires [ID D23466]. (1)
Hong Kong
Je suis seul au salon du consulat général. Dans les fenêtres, tout le golfe. La buée chaude baigne l'assaut des gratte-ciel qui écrasent le « front d'eau » impérial du temps des Conquérants, contournent et investissent le pic ; elle transforme en silhouettes grises les bateaux et les jonques sous un ciel échevelé. Je suis passé par Hong Kong pour aller au Japon, en 1958, quand je venais de l'Inde de Nehru. Les plantes grasses des hôtels chinois à balcons ajourés de Queen's Road dégringolaient comme autrefois sur les milliers de petites porcelaines des antiquaires. Je me souviens d'un jour de 1925 ou 1926. Il faisait beau sur le golfe ; l'air bleu tremblait. L'administration coloniale était parvenue à empêcher toutes les imprimeries de Saigon d'imprimer le journal du Jeune-Annam, L'Indochine, au temps des spoliations de Baclieu. Les militants avaient remonté de vieilles presses, et j'étais venu acheter des caraftères d'imprimerie au seul fondeur, depuis Ceylan jusqu'à Chang-hai : la mission de Hong Kong. J'avais regagné Saigon avec des caraâères de langue anglaise, sans accents. Impossible d'imprimer. Un jour, un ouvrier annamite était entré, avait tiré de sa poche un mouchoir noué en bourse, les coins dressés comme des oreilles de lapin : « C'est rien que des é. Il y a des accents aigus, des graves et aussi des circonflexes. Pour les trémas, ce sera plus difficile. Peut-être vous pourrez vous en passer. Demain des ouvriers vont apporter tous les accents qu'ils ront. » Il avait vidé sur un marbre les caractères enchevêtrés comme des jonchets, les avait alignés du bout de son doigt d'imprimeur, et était parti. Ses camarades lui avaient succédé. Tous savaient que s'ils étaient pris ils seraient condamnés, non comme révolutionnaires, comme voleurs.
Il y a quarante ans. Au-dessous de moi, voici les toit de la mission...
Au-dessous encore, jusqu'à la mer, on démonte en hâte les gigantesques échafaudages de bambous, car les typhons les emportent, et un typhon erre autour de l'île. J'ai revu les Chinoises avec leurs fourreaux brodés du temps de Nankin, et les vieilles marchandes aux pieds en moignons. Les aventuriers que Clappique ne trouvait plus à Singapour, les voici : ils sont chinois. Et je viens d'entendre des histoires semblables à celles que j'entendais à Chang-hai avant 1930. Le bateau des aveugles arrivés chez les soeurs après s'être évadés de Canton dont la police a sans doute organisé l'évasion pour se débarrasser d'eux. Les jeunes Chinois de Bornéo venus participer à la construction de la Chine nouvelle — écoeurés, réfugiés sans un sou chez les missionnaires qui les font engager dans les fabriques de pétards — et qui volent les pétards pour jouer. Et les jonques chargées de passagers clandestins, que le capitaine fait couler (le fond de la jonque s'ouvre) s'il est arraisonné par la police populaire ou par la police anglaise...
Devant moi, au-delà de la baie, s'étendent les « nouveaux territoires » jusqu'à la barre noire qui ferme l'horizon : la Chine communiste. Elle est présente même dans la ville, par son contrôle discret de tous les syndicats, et par le magasin spectaculaire qu'elle vient d'ouvrir. Imaginons, dans un Monte-Carlo gorgé, la Samaritaine d'une Europe communiste. La Chine rouge vend ce qu'elle fait. C'est peu de chose, mais chacune signifie : ceci est conquis. À l'arrière-plan, la bombe atomique ; au premier, le sourire spartiate des vendeuses. Même les jouets sont austères, et la panoplie de la parfaite ménagère communiste semble une offrande devant les portraits de Mao et les images de la Longue Marche.
Au-dessus de cet entassement de valises de fibre et de thermos, de tout ce Bazar de l'Hôtel de Ville dont les démocraties populaires sont toujours fières, régnent ces mythologiques. Les valises et les meubles des capitalistes sont moins grossiers que ceux-ci ; mais qui a passé les fleuves, franchi les neiges tibétaines ? Après un quart d'heure, ce que l'on vend ici disparaît devant ce dont on rêve. D'autant mieux que si le loyal milicien et l'héroique milicienne sont réalistes-socialistes, presque toutes les images de la Longue Marche sont de style chinois. Pour les millions d'hommes agglomérés sur le rocher de Hong Kong, l'immensité qui s'étend derrière la barre noire de l'horizon n'est pas le pays des communes populaires, des hauts fourneaux individuels et des usines géantes, ni même de la bombe atomique, c'est le pays de la Longue Marche et de son chef ; comme la Russie, au-delà de l'arc de triomphe de Niegoreloïe, n'était pas le pays des kolkhozes, mais celui de Lénine et de la révolution d'Octobre.
Finis, Singapour et ses tentacules, ses îles, sa Thaïlande. Finis, le Viêt-nam et sa guerre féline; fini, Hô Chi Minh. Ici commence le grand jeu, parti de la poussière pour rétablir le plus grand empire du monde. Ce qu'expriment ces images, c'est plus que l'Inde, autant que l'Union soviétique et que l'Amérique : Rome.
La Longue Marche ne compte plus vingt mille survivants : huit cents « responsables », dit-on. De l'autre côté de la baie, elle emplit les rêves comme la Râmâyana emplit encore le rêve de l'Inde, comme l'Olympe a empli jadis celui de la Grèce.
Tout avait commencé par des victoires.
À l'automne 1928, le VIe Congrès de Moscou a enfin donné sa place à l'action paysanne.
C'est la fin du premier schisme. Des armées rouges naissent : des mutineries se succèdent dans les armées du Kouo-min-tang, et les mutins rejoignent Mao aux monts Tsing-kang. Mais ses approvisionnements ne nourriront pas une armée.
En janvier 1929, le principal général de Mao, Tchou-te, force le blocus et rejoint d'autres troupes rouges. En décembre, tout le sud du Kiang-si est conquis, et le prémier gouvernement soviétique d'une province, institué.
Le Kouo-min-tang, devenu le gouvernement de Nankin, oppose aux 40'000 hommes de Mao les 100'000 hommes de la Première Campagne d'extermination. Par une guerre de manoeuvre qui oppose toujours le gros des forces rouges à des colonnes isolées que Mao a laissées avancer profondément dans son territoire, et grâce à la complicité de la population, l'armée de Nankin est disperseé en deux mois.
Quatre mois plus tard, la Deuxième Campagne engage 200'000 hommes, par sept points d'attaque. Même tactique, mêmes résultats.
Un mois plus tard, Tchang Kaï-chek prend lui-même le commandement de 300'000 hommes. Ceux de Mao attaquent cinq colonnes en cinq jours, s'emparent d'un matériel considérable, et en octobre, Tchang Kaï-chek retire les troupes de la Troisième Campagne d'extermination.
Le gouvernement soviétique de Chine est constitué sous la présidence de Mao.
En décembre 1931, 200'000 soldats de Nankin passent chez lui. L'Armée rouge commence ses propres offensives. En 1933, Nankin lance la Quatrième Campagne d'extermination, perd 13'000 hommes en un seul combat, et voit détruire sa meilleure division.
Mais les conseillers de Tchang Kaï-chek (dont von Falkenhausen, et von Seekt, ancien chef d'état-major général de l'armée allemande) ont participé à la campagne, et en ont tiré les leçons. Pour la Cinquième Campagne d'extermination, Nankin rassemble presque un million d'hommes, des chars, 400 avions. Mao dispose de 180'000 soldats, d'environ 200'000 miliciens — armés de piques ! — et de 4 appareils pris à Nankin. Pas d'essence, pas de bombes, pas d'artillerie, peu de munitions. Tchang Kaï-chek n'avance plus dans le territoire soviétisé : il l'entoure de blockhaus, d'une muraille de Chine qui se resserre. L'Armée rouge comprend qu'elle est prise au piège.
Mao songe-t-il alors à Yenan ? Le Japon a déclaré la guerre à la Chine, et Mao veut devenir le symbole de la défense du peuple chinois, car Nankin combat beaucoup moins le Japon qu'il ne combat les communistes. Il faudrait donc gagner le Nord, terrain de la guerre ; pendant des milliers de kilomètres, l'Armée rouge s'enfonce pourtant d'abord vers le Tibet... Malgré les obstacles, malgré les clans qui font de certains villages des adversaires, Mao affirme depuis longtemps que toute la Chine paysanne est pour lui, à condition qu'on le lui fasse comrendre. Une région favorable à l'établissement d'un ouvernement communiste se trouvera quelque part, comrne elle s'est trouvée au Kiang-si. Sans doute y a-t-il dans la Longue Marche une part d'aventure, d'expédition d'Alexandre, qui n'est pas étrangère au caractère de Mao. Mais d'abord, il faut sortir. Dans ce vaste siège, l'Armée rouge, constamment bombardée, a déjà perdu 60'000 soldats.
90'000 hommes, femmes et enfants vont tenter de forcer le blocus, comme Tchou-te a forcé celui des monts Tsing-kang. Peu à peu, l'armée de première ligne est remplacée par des partisans. Le 16 octobre 1934, concentrée au sud, elle prend d'assaut les fortifications ennemies, et oblique vers l'ouest. La Longue Marche commence.
Les mules sont chargées de mitrailleuses et de machines à coudre. Des milliers de civils accompagnent l'armée. Combien vont rester dans les villages — ou dans les cimetières ? L'arsenal est vide, les machines démontées parties à dos d'âne — les retrouvera-t-on un jour, enterrées le long des pistes sur 10'000 kilomètres ? Les partisans aux piques à glands rouges, aux chapeaux de buissons qui tremblent comme des plumes, tiendront longtemps encore — quelques-uns, trois ans. Les troupes de Nankin les tuent, l'armée de Mao s'éloigne.
En un mois, harcelée par l'aviation, elle livre neuf batailles, traverse quatre lignes de blockhaus et cent dix régiments. Elle perd un tiers de ses hommes, ne conserve que son matériel militaire et quelques imprimeries de campagne, cesse d'avancer vers le nord-ouest (ce qui déroute l'ennemi, mais ralentit beaucoup sa marche). Tchang Kaï-chek a rassemblé ses troupes derrière le Yang-tsé, détruit les ponts. Mais 100'000 hommes et leur artillerie attendent Mao devant le fleuve Koeu-tchou. Les Rouges détruisent 5 divisions, tiennent une réunion de leur Comité central dans le palais du gouverneur, enrôlent 15'000 déserteurs, et organisent leurs cadres de jeunesse. Mais « le fleuve aux sables d'or » des poèmes n'est pas franchi. Mao tourne vers le sud, parvient en quatre jours à vingt kilomètres de Yunnan-fou, où se trouve Tchang Kaï-chek, qui gagne l'Indochine. Diversion, car le gros de l'armée marche vers le nord, pour y franchir le fleuve.
C'est le Ta Tu-ho, non moins difficile à franchir que le Yang-tsé, et devant lequel la dernière armée des T'ai-p'ing a jadis été exterminée. Encore faut-il, pour l'atteindre, s'engager dans l'immense forêt des Lolos, où jamais une armée chinoise n'a pénétré. Mais quelques officiers rouges qui ont servi au Sseu-tch'ouan ont délivré naguère des chefs lolos, et Mao négocie avec ces tribus insoumises comme avec les villages qu'ont dû traverser ses soldats. « L'armée du gouvernement est l'ennemi commun. » À quoi les tribus répondent en demandant des armes, que Mao et Tchou-te osent leur donner. Les Lolos guident alors les Rouges à travers leurs forêts où l'aviation de Nankin perd leur trace — jusqu'aux bacs du Ta Tu-ho qu'ils prennent ensemble par surprise.
Le passage de l'armée au moyen de ces bacs exigerait des semaines. L'aviation de Tchang Kaï-chek, qui surveillait le fleuve, retrouve les colonnes. Ses armées avaient contourné les forêts, et allaient bientôt reprendre le combat. C'est le temps où Nankin parle de la marche funèbre de l'Armée rouge.
Il n'existe qu'un pont, beaucoup plus loin entre des falaises abruptes, au-dessus d'un courant rapide. À marches forcées, l'armée bombardée avance dans l'orage, le long du fleuve qui, la nuit, reflète ses milliers de torches attachées au dos des soldats. Quand l'avant-garde atteint le pont, elle découvre que la moitié du tablier a été brûlée.
En face, les mitrailleuses ennemies.
Toute la Chine connaît le fantastique des gorges de ses grands fleuves, la fureur de l'eau enserrée par les pics qui trouent les nuages bas et lourds sous les cris répercutés des rapaces. Elle n'a pas cessé d'imaginer cette armée de torches dans la nuit, flammes des morts sacrifiés aux dieux du fleuve; et ces chaînes colossales tendues à travers le vide, comme celles de la porte de l'Enfer. Car le pont de Lieou-tong, ce sont les neuf chaînes qui soutenaient son tablier, et, de chaque côté, deux chaînes d'appui. Le tablier brûlé, il reste treize chaînes de cauchemar, non plus un pont, mais son squelette qui s'enfonce au-dessus d'un grondement sauvage. À la jumelle, on devine la partie intaâe du tablier, et un pavillon à cornes derrière lequel commencent à crépiter les mitrailleuses.
Celles des Rouges entrent en aétion. Sous le filet sifflant des balles, les volontaires suspendus aux chaînes glacées commencent à avancer, maille énorme après maille énorme — casquettes blanches et baudriers blancs dans la brume —, balançant leur corps pour le lancer en avant. Ils tombent l'un après l'autre dans le grondement de l'eau, mais les files de pendus balancés par leur effort et par le vent des gorges avancent inexorablement vers le tronçon du tablier. Les mitrailleuses égrènent sans peine ceux qui s'accrochent aux chaînes d'appui ; mais la courbe des neuf chaînes protège ceux qui sont accrochés sous elles, grenades à la ceinture. Le plus grand danger viendra lorsque, atteignant le fragment du tablier encore en place, ils s'y hisseront par un rétablissement — et ne pourront le faire, au mieux, que neuf à la fois. Les prisonniers déclareront que la défense fut paralysée par le surgissement des hommes dans les chaînes au milieu du fleuve; peut-être la plupart des mercenaires habitués à combattre des « brigands » tibétains armés de fusils à pierre n'avaient-ils pas envie d'un corps à corps avec des combattants qui accomplissaient sous leurs yeux un exploit légendaire. Les premiers volontaires qui se rétablissent sur le pont ont le temps de lancer leurs grenades vers les nids de mitrailleuses, dont les serveurs tirent au jugé. Les officiers ennemis font déverser des barils de paraffine sur les dernières planches du tablier, les enflamment. Trop tard : les assaillants traversent le rideau de feu. Les mitrailleuses se taisent des deux côtés du fleuve; l'ennemi recule dans la forêt. L'armée passe, sous le bombardement inefficace des avions...
C'est la plus célèbre image de la Chine rouge. Au Grand Magasin communiste, j'avais vu d'abord l'exode, qui s'effilochait sur des lieues : l'armée paysanne, précédant les civils obliquement penchés vers la terre comme les files des haleurs ; une multitude aussi courbée que celle de la partition indienne, mais résolue à des combats inconnus. Cinq mille kilomètres parcourus en libérant les villages pour quelques jours ou pour quelques années; :es corps inclinés qui semblaient se lever du tombeau de la Chine, et, au-delà des gorges, ces chaînes tendues à travers l'Histoire. Partout, les chaînes appartiennent au domaine nocturne de l'imagination. Elles ont été celles de cachots ; elles l'étaient encore, en Chine, il n'y a pas si longtemps, et leur dessin semble l'idéogramme de l'esclavage. Ces malheureux dont un bras retombait sous les balles, toute la misère chinoise regarde encore leur seconde main s'ouvrir au-dessus du grondement d'un gouffre sans âge. D'autres les suivaient, dont les mains ne s'ouvraient pas. Pour toutes les mémoires chinoises la foule de pendus balancés vers sa libération semblé brandir les chaînes auxquelles elle est accrochée...
Cet épisode illustre coûta pourtant, à l'armée, moins d'hommes que ceux qui le suivirent. Elle atteignit une région où les blockhaus de Nankin étaient encore peu nombreux, et reprit l'initiative des combats. Mais il fallait gravir les Grandes Montagnes neigeuses. Il avait fait chaud en juin dans les basses-terres de Chine, mais il faisait froid à 5 ooo mètres, et les hommes du Sud vêtus de coton commencèrent à mourir. Il n'y avait pas de sentiers; l'armée dut construire sa piste. Un corps d'armée perdit les deux tiers de ses animaux. Des montagnes et des montagnes, bientôt des morts et des morts : on peut suivre la Longue Marche à ses squelettes tombés sous leurs sacs vides ; et ceux qui tombèrent pour toujours devant le pic de la Plume des Rêves, et ceux qui contournèrent le Grand Tambour (pour les Chinois, le tambour, c'est le tambour de bronze) aux parois verticales dans la déchirure illimitée de la montagne. Les nuages meurtriers cachaient les dieux des neiges tibétaines. Enfin, l'armée aux moustaches de givre atteignit les champs de Nao-jong. En bas, c'était encore l'été...
Il restait 45'000 hommes.
La IVe armée et les vagues autorités soviétiques du Song-pan attendaient Mao. Les forces rouges rassemblèrent alors 100'000 soldats; mais après un désaccord qui permit une offensive heureuse de Nankin, Mao repartit vers la Grande Prairie avec 30'000 hommes. Tchou-te restait au Sseu-tchouan.
La Grande Prairie, c'était aussi la forêt, les sources de dix grands neuves, et surtout les Grands Marécages, occupés par des tribus indépendantes. La reine des Mantze ordonna de faire bouillir vivant quiconque prendrait contact avec les Chinois, Rouges ou non. Mao ne parvint pas à négocier. Habitations vides, bétail disparu,
défilés dans lesquels les rochers s'écroulaient. « Un mouton coûte la vie d'un homme. » Il restait des champs de blé vert, et des navets géants dont chacun, dit Mao, pouvait nourrir quinze hommes. Et les Grands Marécages.
L'armée avançait, guidée par des indigènes prisonniers. Quiconque quittait la piste disparaissait. Pluie sans fin dans l'immensité des herbes détrempées et des eaux Stagnantes sous le brouillard blanc ou sous le ciel livide, plus de bois à brûler, plus d'arbres — et l'armée n'avait pas de tentes. Pour la protéger de la pluie, les grands chapeaux de soleil avaient remplacé les casquettes blanches. Les nuages erraient au ras du marais, et les chevaux culbutaient dans la vase sans fond. La nuit, lès-soldats dormaient debout, liés ensemble comme les fagots. Après dix jours, on atteignit le Kan-sou. Les troupes de Nankin avaient abandonné la poursuite, ou étaient ensevelies dans les marécages. Mao ne commandait plus que 25'000 hommes. Le théâtre aux armées reprit, devant des soldats couverts de peaux de bêtes retournées. Et les files haillonneuses avancèrent enfin entre des pierres, avec leurs drapeaux rongés comme ceux de nos maquis.
De nouvelles troupes de Nankin étaient massées, appuyées par la cavalerie musulmane chinoise qui devait « en finir enfin avec les Rouges ». Mais aucune troupe mercenaire n'eût pu battre, malgré leur épuisement, ces volontaires qu'un dernier ennemi séparait seul des bases rouges du Chen-si. Les chevaux pris aux Tartares des Steppes de Chine formeraient plus tard la cavalerie de Yenan. Le 20 oftobre 1935, au pied de la Grande Muraille, les cavaliers à chapeaux de feuilles, montés sur les petits chevaux poilus semblables à ceux des peintures préhistoriques, rejoignaient les trois armées soviétiques du Chen-si, dont Mao prit le commandement. Il lui restait 20'000 hommes, dont 7'000 le suivaient depuis le sud. Ils avaient parcouru 10'000 kilomètres. Presque toutes les femmes étaient mortes, les enfants avaient été abandonnés.
La Longue Marche était terminée.
Quand on va dans le Magasin communiste, quand on tegarde les montagnes au-delà des Nouveaux Territoires, la Chine populaire, c'est elle. Et Mao serait inconcevable sans elle. Il ne restait de la nation que la honte ; de la terre que la famine. Mais si des dizaines de milliers clé morts ou de déserteurs avaient été remplacés, des dizaines de milliers de compagnons absents n'étaient ni morts ni déserteurs. Ils étaient restés en arrière parce qu'ils appartenaient au tiers ordre de la Libération paysanne. En maintes régions, la guérilla laissée par la Longue Marche devait durer deux ans, immobiliser des divisions ennemies, parfois des armées. La répression, au Kiang-si — un million de victimes — avait laissé la paysannerie de la province sans voix, non sans haine. La Longue Marche venait d'apporter l'espoir à deux cents millions de Chinois, et l'espoir n'avait pas disparu avec le dernier combattant. Cette phalange déguenillée suivie de ses derniers clochards avait joué le rôle des cavaliers d'Allah; arrivée à la Grande Muraille, elle proclamait la guerre contre le Japon. La retraite militaire s'achevait en conquête politique. Partout où elle avait passé l'Armée rouge, pour les paysans chinois, était devenue celle qui défendait les paysans, et la Chine.
À onze heures du soir, dans le port que je parcours en sampan, comme au temps de la première grève, l'électricité des gratte-ciel est éteinte. Il reste les « bateaux de rieurs » dessinés dans la baie par leurs ampoules, quelques lueurs dans des ruelles chinoises, et le pointillé des lumières de la route du pic. Sur l'eau, la ville des jonques continue sa vie d'agonie. Elle semble ignorer la terre, et les voyageurs ont maintes fois décrit son tohu-bohu de jadis. Ce soir, quelques ombres à peine glissent d'une jonque à l'autre. Les proues sculptées se succèdent, coupées par les ruelles des sampans. Quelques lumignons s'allument et s'éteignent. Des barques portent les marchands qui passent avec un fanal, comme passaient jadis les marchands sur les lacs des empereurs. Et les hautes proues décorées qui ne reprendront plus la mer semblent étouffer leurs appels presque secrets, sous les dernières voiles en ailes-de-dragon dont la nuit cache les haillons, et qui furent celles de la plus vaste flotte du monde. À l'aube, pendant que là-bas s'éveillera lentement l'énorme Chine, les gratte-ciel repartiront avec fracas à l'assaut du pic ; comme chaque jour, les antiquaires suspendront au-dessus de leurs trésors démonétisés la photo de Tchang Kaï-chek qui porte à l'envers celle de Mao, et qu'ils retourneront quand il le faudra. Il ne reste autour de moi que le pointillé tremblant des lumières de la route
ui se perd comme autrefois dans les étoiles — l'appel d'un marchand, la nuit et le silence.

Canton
« La grève générale est décrétée à Canton. »
1925... C'était la première grève générale, et la première phrase de mon premier roman.
Plus rien des Chinois de la Compagnie des Indes, du quartier des changeurs qui carillonnaient, le long du fleuve, en frappant les pièces de leurs petits marteaux — ni du bazar informe qui emplissait encore le centre de la ville à la veille de la révolution. Plus rien de la révolution elle-même — que ses musées... L'École des Cadets est démolie, me dit-on, et la maison de Borodine, et... Rues d'asphalte aux uniformes maisons basses, vastes parcs de « culture ». Malgré les bananiers, malgré la chaleur, je reconnais le monde russe de l'immensité. Un hôtel aux escaliers sans fin, aux couloirs sans fin ; russe par ses dimensions, par son tapis amarante, par une solitude onirique différente de celle de l'Occident, mais que je n'ai pas vue en Russie. Shameen, l'ancienne île des consultais, est intact — comme le corps d'un tué. Ses maisons qui ne ressemblent plus à celles de la ville s'écaillent au-dessus du petit square aux fleurs serrées ; des jonques sans moteur aux voiles rapiécées de rosé bengale et de gris fumée doublent la pointe de l'île, chimères en habits d'arlequin ; dans le soir qui tombe, la flotte de Marco Polo appareille sur la rivière des Perles, devant les anciens docks et les chantiers neufs, à travers la désolation sibérienne. Voici le pont sur lequel tiraient les mitrailleuses du colonel Tchang Kaï-chek...
Le musée de la Révolution est aménagé dans la rotonde du monument à Sun Yat-sen. Tout près, le mausolée aux martyrs politiques semblable à ceux des empereurs de la plus vieille Chine (tout le parc semble son bois sacré) et devant lequel les pionniers communistes viennent prêter serment.
Au musée, voici les photos des chefs de la grève de 1925, la première grève contre Hong Kong ; tous sont morts. Sous un ruban qui porte la date : 4 mai 1919, la grille de la prison, comme un réseau de croix noires sur des figures indistinctes. Par terre, des fers médiévaux, que portèrent les condamnés lors de la répression de là commune de Canton. Tout est hors du temps : un village de partisans qui a résisté dix mois aux troupes du Kouo-min-tang, les unités féminines qui mêlent les mégères aux dactylos ; les exécutions de Chang-hai pendant la répression que conte La Condition humaine : les condamnés à genoux, les yeux bandés d'une étoffe noire qui pend comme une cagoule renversée; une maquette de la conquête de Hai-nan par l'armée des jonques (que faisaient alors les vaisseaux de guerre du Kouo-min-tang ?) ; et toutes les photos du mouvement paysan — dont nul ne parlait en 1925. Voici les piques aux courts glands rouges, car les longs sont ceux de Yenan ; et les chapeaux « tonkinois ». (Un de mes grands-pères en avait rapporté un, qui s'appelait le chapeau du Pavillon-Noir...)
Comme en Union soviétique, ces photos et ces objets se confondent avec un folklore de la révolution. Ce peuple qui n'avait pas de ministère de la Justice, mais un ministère des Châtiments, rassemble les mêmes photos que Moscou et, plus confusément, que le peuple des cathédrales. Elles croient enseigner la révolution, elles enseignent le martyre. Les T'ai-p'ing ont gouverné dix années durant, et se sont fait exterminer devant ce même fleuve qu'a franchi Mao. Le génie politique de celui-ci, c'est évidemment ce qui le sépare d'eux; mais ce musée, c'est presque toujours ce qui l'unit à eux.
Comme à Moscou, les images sont moins destinées à rendre intelligible le cours de la révolution qu'à créer un passé soumis aux vainqueurs. Combien un musée qui exposerait clairement l'action complexe de Mao, à ces jeunes gens qui m'entourent et qui la pressentent avec une vénération informe, serait plus efficace que cette propagande !
Je ne vois que ceux que l'on cache. Lénine n'est jamais accompagné que de Staline : il n'y a jamais eu de Trotski. Ni de Borodine, d'ailleurs. Ni de Tchang Kaï-chek. Les photos de l'École des Cadets montrent seulement Chou En-lai, commissaire politique. Sur une photo de cinquante officiers, je reconnais Gallen, le futur maréchal Blûcher, et le désigne à l'ambassadeur de France, qui m'accompagne. Arrive, comme porté par des patins à roulettes, le traducteur qui semblait ne plus s'intéresser à nous. « Lequel est-ce ? » demande-t-il, écarquillé. Gallen ne reparaît sur aucune autre photo. Il n'y avait pas de Russes à Canton, en 1925...

Le lendemain
Hier soir, dans le mausolée de Sun Yat-sen, salle de 5'000 places, le théâtre jouait L'Orient est rouge. On s'attendait à trois quarts d'heure de retard parce qu'il pleuvait — pendant la saison des pluies... Comme la Russie, la Chine mélange imprévisiblement le temps sans heures (théâtres, avions) et la ponctualité (chemins de fer, armée). En attendant, les trois cents chanteurs des chœurs étaient en place des deux côtés de la scène — pantalon bleu, chemise blanche — et comme ils étaient étages, on ne distinguait qu'une immense étoffe blanche piquetée de têtes.
Enfin, le speaker commença. Il portait la vareuse des « cadres », mais gris perle et cintrée. Tout le choeur l'accompagna, et ce fut une foule qui cria la première phrase de la pièce :
« A l'époque de Mao Tsé-toung... »
Les tableaux se succédaient, très réussis lorsqu'ils ne tendaient qu'à être des tableaux. Le sujet était la légende de la Libération, traitée à la fois en ballet et en opéra de Pékin. Les slogans correspondaient aux sous-titres du cinéma muet. La parole n'a rien à faire dans cette stylisation impérieuse où elle devient chant. Le port de Chang-hai était l'étrave d'un paquebot : le Président-Wilson, amarré au quai par des chaînes colossales et vaguement vivantes comme celles du Ta Tu-ho. Sur le quai, un Occidental en costume bleu pâle et bottes molles, Russe de Pierre le Grand ou colonel anglais de 1820, représentait l'impérialiste. Il s'enfuit devant un groupe de soldats chinois qui portaient sur leur casque les couronnes de feuilles de camouflage, et ressemblaient au bouffon couronné que Lorca appelle Pampre.
« Quelle armée symbolisent ces soldats ? — L'Université... », répondit mon traducteur.
Que les acteurs deviennent nombreux, la stylisation agit aussitôt. Cette imagerie révolutionnaire, qui se veut celle de la création du Parti communiste chinois, ne montre pas les obstacles qu'il a dû vaincre. Tous les ballets sont naïfs; et cette naïveté était hier soir au service de la Chine millénaire, qui reparaissait dans les scènes d'éventails où la foule des aâeurs était parcourue d'un seul frémissement, dans les danses où les manches étaient continuées par des étoffes ondulantes comme celles des danseuses funéraires des Tang, jusque dans les convulsions d'une foule arrêtées par une pétrification soudaine... Tout cela soutenu par une musique que je ne connaissais pas, et qui mêle notre gamme aux miaulements et aux cris de l'ancien opéra chinois. Mais ces choeurs et ces voix admirables sont à la musique chinoise ce que le jazz est à la musique africaine. De la révolution, il reste des musées — et des opéras...
Dans une heure, l'avion pour Pékin.
De ma fenêtre, des usines et des bâtiments d'une Sibérie tropicale, jusqu'à un horizon de cheminées que la vieille pagode domine toujours. Les bananiers ruissellent, bien qu'il ne pleuve pas encore. Devant moi, les toits-cloportes, au vermillon décomposé par le soleil et verdi par la pluie, traversés par la ruelle gluante où courent lentement des enfants presque nus : le dernier îlot du Canton d'autrefois quand des morceaux du rempart existaient encore sous les herbes ? Le vent d'étuve fait battre sur le mur les baguettes du long rouleau qui représente une scène militaire, et donne au peignoir de bain saumon posé sur un cintre les mouvements onduleux du théâtre chinois. Tant de mort, tant d'espoir et de sang, tout ce que j'ai connu et rêvé de Canton s'achève par mon fantôme dérisoirement rosé qui s'agite à la fenêtre devant le nuage blême de l'orage...

Pékin
La ville était autrefois ordonnée par la croix de deux routes sans trottoirs, poussière tartare où les remparts de citadelle et les bastions cornus des portes apparaissaient comme à travers la pluie. Les dédaigneux chameaux du Gobi passaient, l'un suivant l'autre, et les trains les accompagnaient lentement. La poussière, les caravanes, une face des remparts ont disparu. Voici les portes dans le matin bleu pâle. Autour de la ville, des avenues sans fin, bordées de bâtiments épais, me font penser, comme les rues principales de Canton, à l'immensité sibérienne -mais la chaleur d'étuve a disparu. L'auto longe d'énormes échafaudages de bambous au-dessus de tout petits saules, puis des acacias rosés qui ne sont pas des acacias, et toujours le vol en faux des martinets. Quand le moteur s'arrête, un grand bruit de grillons emplit le silence.
Les couloirs du palais des Affaires étrangères ont la même immensité désolée que ceux de l'hôtel de Canton. Après maintes pièces apparemment vides, le bureau du maréchal-ministre Chen-yi : fauteuils d'osier, lavis de style chinois, sous-ministres, interprètes. Le maréchal est jovial, avec un visage lisse (souvent les Chinois vieillissent en quelques mois) et un rire large et coupant. Il porte le costume presque stalinien des « cadres » et semble, comme jadis les généraux soviétiques, n'avoir rien conservé de son origine (il est fils de magistrat); n'avoir pas d'origine. Il a commencé sa carrière comme adjoint d'un seigneur de la guerre au Sseu-tch'ouan. Il est passé par l'École militaire, a rejoint Tchou-te au temps du malheur, puis a commandé l'arrière-garde, toujours attaquée, de la Longue Marche. Vainqueur des Japonais, chef de la IVe armée, puis de l'Armée populaire de libération de la Chine orientale, c'est lui qui a pris Nankin et Chang-hai en 1949. « Comment va le général de Gaulle ?
— Tout à fait rétabli, je vous remercie. Et le président Mao ?
— Très bien. »
Les salamalecs terminés, j'ai oublié la santé du président de la République, Liou Shao-shi. Ça ne semble pas troubler le maréchal, qui fait un exposé des principes. Son traducteur, auquel le nôtre vient parfois en aide, traduit :
« Sur le plan intérieur, le gouvernement populaire veut débarrasser la population de la pauvreté et de l'ignorance, faire en sorte que la vie matérielle de chacun soit assurée, et que se produise un épanouissement général, sur la base du système socialisée. Le capitalisme présente des aspects intéressants, notamment sur le plan technique, mais il doit être rejeté en tant que système, car le directeur d'une entreprise ne doit pas décider seul du sort d'un million d'hommes. M. Malraux, qui a étudié comme personne le marxisme, comprendra que, même si le capitalisme eût pu obtenir ici quelques résultats mineurs, le communisme seul pouvait procéder à l'édification du pays dans son ensemble. »
Fort vrai. Quant au marxisme, pendant que nous jouions aux salamalecs, nous avons échangé des compliments sur nos œuvres respectives. Comme Mao, le maréchal est poète — et mari d'une actrice célèbre, qui travaille actuellement (propagandiste ?) dans une commune populaire.
« En bref, souligne-t-il, le gouvernement chinois veut construire la Chine, par ses ressources propres, en quelques décennies. »
Lorsqu'on a connu la Chine de naguère, la phrase, même jovialement prononcée, prend une grandeur historique.
« Sur le plan extérieur, le gouvernement chinois poursuit une politique de paix. Il veut un monde pacifique où les peuples choisissent eux-mêmes leur système politique. La Chine, qui a assez fait face à l'exploitation colonialiste et impérialiste, a la responsabilité d'aider partout les mouvements d'émancipation. De 1840 à 1911, elle a subi les vexations de l'impérialisme britannique, puis de l'impérialisme japonais, et maintenant de l'impérialisme américain. Sato est un satellite des États-Unis, il ne peut faire un geste indépendant de Washington. La France s'est retirée de la Chine après la Seconde Guerre mondiale ; elle a adopté une politique réaliste. Sur le plan européen ainsi que sur d'autres, elle suit une politique de défense à l'égard des États-Unis.
— D'indépendance, monsieur le maréchal... »
Il a fait partie, avec Chou En-lai, des « étudiants-ouvriers » qui ont fondé à Billancourt l'une des premières sections du Parti communiste chinois. Il a été expulsé en 1921. Quarante ans plus tard, ministre, il a représenté la Chine à Genève. A-t-il revu Paris ?
Sans doute a-t-il parlé ainsi à cent journalistes de gauche, à tous les ambassadeurs qu'il a reçus. J'ai assez connu l'Union soviétique pour n'être pas surpris par les disques de phonographe; mais quand le maréchal va parler, j'attends toujours un peu qu'il parle lui-même. Je me sentais plus près de lui quand nous échangions des salamalecs sur notre littérature. Ce qu'il a de chaleureux donne vie à ce qu'il dit, pourtant...
Voici qu'il s'anime :
« Les informations relatives au Viêt-nam, dit-il, sont contradictoires. À Moscou, M. Harriman est bel et bien allé parler du Viêt-nam! Les journaux américains devraient se mettre d'accord !
— Ne croyez-vous pas qu'il s'agit de beaucoup plus que d'un désaccord des journaux ? Chez nous aussi, on parle de la politique des États-Unis comme s'il n'y en avait qu'une ; mais les forces américaines qui agissent sur la guerre du Viêt-nam sont sans doute assez divergentes... »
II déploie un petit éventail, s'évente en souriant, esquisse un geste qui semble vouloir dire : c'est possible, et reprend, avec une bonhomie bourrue :
« Vous êtes favorables à la neutralisation du pays ?
— Pour commencer.
— Nos amis vietnamiens craignent qu'elle n'impose un partage définitif. Depuis que les Américains sont entrés directement en jeu, neutralisation est devenu un mot creux. Il n'y a qu'une solution : le retrait des forces américaines. »
Ici, le Viêt-nam semble une abstraction amicale. Le maréchal veut ignorer tout ce qui sépare Hanoï de Pékin. Soit, comme eût dit Méry ; je me souviens de son portrait de Hô Chi Minh, de tout ce qu'il m'a dit du Viêt-nam — et, vu de Singapour, le Viêt-nam, c'était la guerre. Elle rôde autour de nous, mais sous l'apparence de la paix. Elle est sérieuse et épisodique : coloniale, eût-on dit jadis. Dans cette Chine rétablie qui va atteindre un milliard d'habitants, on ment beaucoup plus que sous les avions américains qui pulvérisent Hanoi; mais ce qui est en jeu est le destin du monde.
« Les conditions sont de plus en plus favorables. Cette guerre mûrit. Avec l'escalade, les obstacles se multiplient; la détermination du peuple vietnamien se renforce, et finira par contraindre les Américains à quitter le pays.
— Croyez-vous impossible à un grand État de maintenir 150'000 hommes sur un théâtre d'opérations pendant dix ans ?
— Ah ! ils sont 15'000 maintenant ! »
Il le sait aussi bien que moi. Sans doute mieux. « Ils seront bientôt davantage, dis-je.
— Les Américains ont imposé la guerre au peuple vietnamien. Nous prenons parti pour lui. Qu'ils partent, ils demeureront une puissance mondiale. S'ils ne retirent pas leurs forces, ils perdront la face plus encore. Pour la nation vietnamienne il ne s'agit pas d'une question de face, mais de vie ou de mort. Les Américains bombardent à coeur joie.
— À leurs yeux, toute leur politique en Asie est engagée...
— La perte d'un domino de mah-jong ne détruit pas le jeu de celui qui le perd. Et les États-Unis ne pourront pas maintenir indéfiniment des troupes à l'étranger ; ils seront un jour ou l'autre contraints d'évacuer T'ai-wan et Berlin-Ouest.
— L'abandon de Formose par eux impliquerait-il à vos yeux celui de la Sibérie par les Russes ?
« II y a plus de terres libres au Nord que dans l'Asie du Sud-Est. »
Le maréchal rit. L'expression « se fendre la gueule » lui convient à merveille.
« Tout de même, répond-il, T'ai-wan ne fait pas partie des États-Unis ; la Sibérie fait partie de l'Union soviétique, et n'a jamais été chinoise! »
Supposons... Au sujet de Bandung, j'emploie l'expression : la politique mondiale de la Chine.
« Dans tous les domaines, reprend-il, la Chine doit rattraper un retard considérable, et il lui faudra encore un gros effort pour conduire une politique mondiale. En attendant, elle sait avec qui elle est et avec qui elle n'est pas. Ce que j'ai dit le 14 juillet à votre ambassadeur est toujours vrai. Les Vietnamiens n'ont pas d'autre possibilité que de continuer la lutte. Si les États-Unis sont sincères dans leur désir de -négocier, pourquoi parlent-ils d'envoyer au Viêt-nam deux cent mille hommes, un million d'hommes ? Ils ont pris l'habitude de menacer. Hô Chi Minh et Pham Van Dong ont affirmé, en mai et en juin, qu'en 1960, ils n'étaient pas sûrs de l'issue de la guerre, mais qu'ils le sont maintenant. Notre expérience nous donne la même certitude.
« Les forces américaines sont dispersées dans le monde entier...
« Regardez une carte : elles sont à Formose où elles soutiennent le dictateur Tchang Kaï-chek, au Viêt-nam avec le dictateur Ky après le dictateur Diem, en Corée avec le dictateur Ree et d'autres, au Pakistan avec le dictateur Ayoub Khan, au Laos avec Phoumi, en Thaïlande avec le roi. Est-ce que nous sommes aux Hawaii, au Mexique et au Canada ? »
Ce n'est pas aux « forces américaines » que je pense : la puissance des États-Unis, je ne l'ai jamais ressentie autant — même lorsque, en 1944, je me suis trouvé en face des premiers chars américains — qu'à la tombée d'un jour d'hiver sur la flotte désaffectée, ancrée dans l'Hudson, à une centaine de kilomètres de New York. Le président Kennedy m'avait dit : « Allez voir ça ! » Une route parfaite dominait le fleuve, et les autos croisaient leurs phares sur cette nécropole de navires de guerre. Une silhouette arpentait le pont de chaque cuirassé, en balançant un fanal à peine lumineux dans le brouillard qui montait du fleuve avec le soir. Qu'est devenue la flotte de Nelson ? Les historiens antiques disent que les mercenaires comprirent la puissance de Carthage quand ils découvrirent qu'elle crucifiait les lions; j'ai éprouvé la puissance des Etats-Unis quand j'ai vu qu'ils avaient jeté au rebut la plus puissante flotte du monde.
« Notre expérience de Tchang Kaï-chek, poursuit le maréchal, nous a enseigné qu'il faut faire alterner les périodes de combat et les périodes de négociation. En Corée, combats et négociations se déroulaient simultanément, au point que parfois le bruit des voix couvrait celui des canons... Les Vietnamiens sont avisés et conscients, ils étaient marxistes avant nous, nous avons confiance en eux. Le 20, le président Hô Chi Minh a proclamé sa résolution de poursuivre la lutte cinq ans, dix ans, vingt ans, jusqu'à ce que le dernier Américain ait quitté le Viêt-nam et que soit faite la réuni, fication. »
Pour les dirigeants chinois, l'escalade est la Longue Marche du Viêt-nam.
« C'est toujours la même chose, reprend le maréchal voyez la guerre de Corée, l'intervention de la VIIe flotte dans le détroit de Tai-wan, l'occupation de Tai-wan et l'O.N.U. qui se précipite au secours de l'agression capitaliste contre le Congo ! L'attaque américaine contre la Corée du Nord avait pour but de menacer notre sécurité; nous avons été contraints d'intervenir pour nous défendre. Ensuite, nous avons libéré des prisonniers américains. Sans réciprocité. Après la guerre de Corée, les États-Unis ont multiplié leurs menées au Viêt-nam, où la situation est assez comparable.
— Mais meilleure pour vous.
— Si les États-Unis n'étendent pas leur agression, il ne sera pas nécessaire que la Chine participe aux opérations, mais s'ils le font, elle y participera.
— En territoire chinois ?
— Et peut-être aussi en territoire vietnamien. » Un temps.
J'en doute. Mao a toujours fait sienne la phrase de Lénine sur la tactique de défense des armées révolutionnaires contre l'étranger, et il a toujours souligné que Staline n'avait combattu que pour assurer la défense de la Russie. Lénine a dit : « Ceux qui croient que la révolution peut être déclenchée sur commande dans un pays étranger sont des fous ou des provocateurs. » Mais au Viêt-nam, on n'en est plus à déclencher la révolution : le maréchal parle comme s'il se tenait pour responsable de la guerre du Viêt-nam. Cette responsabilité sert sa gloire, comme on eût dit au XVIIe siècle. Mais qu'en est-il ? Déjà la France a attribué Diên Bien Phu à l'artillerie chinoise, qui n'y était pas. Les maquis vietcongs sont-ils armés par la Chine ? En partie, sans doute. Mais ils l'ont été passablement par l'U.R.S.S. et les armes prises à la France, et aux États-Unis, comme l'Armée rouge chinoise par les armes prises à Tchang Kaï-chek. Leur idéologie, leur confiance, leur tactique viennent de Mao ; et un certain nombre de leurs organisateurs, de leurs officiers de liaison. Mais personne ici ne m'a demandé : « Croyez-vous que les du Sud soient formés, ou au moins dirigés, par les troupes du Nord, satellites des troupes chinoises ? » Le maréchal ne serait pas fâché de me le laisser croire. Et pourtant ? Le Viêt-nam ne parvient pas à trouver un gouvernement national, les Américains sont contraints à intervenir directement dans la guerre, les prisonniers fle sont pas chinois. « C'est chez les Occidentaux une obsession, m'avait dit Nehru, de croire que les guerres de libération nationale sont conduites par l'étranger. » Je connais par expérience la limite de l'aide que les maquis peuvent recevoir, des « conseils » qu'ils peuvent accepter. Je ne crois donc pas que l'escalade, même jusqu'à Pékin (la guerre nucléaire écartée), puisse sauver un gouvernement de Saigon qui ressemble à celui de Tchang Kaï-chek, en pire.
« Les Américains, reprend le maréchal, ne cessent de violer notre ciel. Est-ce que des avions-espions chinois survolent les États-Unis ? Ils ont déclaré qu'il ne saurait y avoir de santfuary comme lors de la guerre de Corée : très bien. Sous prétexte d'appui au Sud-Viêt-nam, ils bombardent le Nord. Qui dit que demain ils ne prendront pas prétexte d'un soutien de la Chine au Nord-Viêt-nam pour la bombarder ? Ils croient pouvoir faire tout ce qu'ils veulent. Il faut prévoir les conséquences des événements prochains. Et à la fin nous gagnerons, comme contre les Japonais, comme contre Tchang Kaï-chek.
« Voyez leurs menées en république Dominicaine, au Congo : partout ils provoquent des troubles, au contraire de la Grande-Bretagne et de la France. Il faut leur résister. Quand le colonialisme européen quitte l'Asie, l'impérialisme américain vient le remplacer. Les Vietnamiens se battent aussi pour la Chine et pour le monde entier, dont ils méritent l'estime. »
Quand j'ai vu Gide pour la première fois, c'était l'auteur des Nourritures terrestres, non l'homme qui m'attendait devant le Vieux-Colombier, un champignon de brioche dans la bouche; quand j'ai vu Einstein, c'était le mathématicien, non le violoniste hirsute et bienveillant qui m'accueillit à Princeton. Je sais de reste ue le maréchal n'est pas Mao. Mais il est le ministre es Affaires étrangères de la Chine populaire — un des personnages autour desquels rôde l'Histoire ; il a commandé l'arrière-garde de la Longue Marche, toujours harcelée. L'auteur reparaissait vite dans Gide, et le savant, dans Einstein. Dans Chen-yi, où reparaît le conquérant de Chang-hai ? La Chine s'accorde au disque comme elle s'accorde au cérémonial; et malgré un côté déballé, le maréchal est manifestement en représentation. Valéry disait du général de Gaulle : «Il faudrait savoir ce qui, en lui, est de l'homme, du politique, ou du militaire. » Dans le maréchal, tout est de convention — d'une convention accentuée par la traduction. Je ne trouve pas un véritable dialogue. Je ne puis évidemment pas lui dire : « Monsieur le maréchal, les États-Unis ne dominent le jeu vietnamien que par leur aviation, et ce ne sont pas les Chinois qui combattent cette aviation, ce sont les Russes. » Je retiens seulement son mélange de fermeté, de prudence, d'engagements quasi allusifs; les curieuses limites qu'il fixe, clairement ou tacitement, au conflit de la Chine et des États-Unis. Je n'ai réellement entendu sa propre voix que lorsqu'il m'a dit : « Et en territoire vietnamien. » Son type, très différent de celui que j'ai connu, est-il celui des nouvelles autorités chinoises ? L'ambassadeur de Chine à Paris, qui est aussi des généraux de la Longue Marche — et lui a consacré un livre de dessins presque humoristiques —, montre cette jovialité invulnérable. Je connais l'internationale des Affaires étrangères; il ne lui appartient pas, parce qu'il remplace la réserve par une cordialité militaire.
« Le général de Gaulle a raison de résister aux États-Unis en Europe. Ils ne sont pas omnipotents, mais ils ont profité de deux guerres : pendant la Première Guerre mondiale, ils ont perdu 100'000 hommes, pendant la seconde 400'000. En Corée, ils ont perdu 300'000 hommes sans grand profit, donc ils ont fait un mauvais calcul. Ils vont maintenant faire leur calcul pour le Viêt-nam...
— Nehru pensait que le colonialisme meurt lorsqu'une expédition occidentale cesse d'être victorieuse à l'avance d'une armée asiatique. Je le pense aussi. »
Mais pourquoi le maréchal ne semble-t-il pas envisager l'emploi de bombes atomiques par les Américains, s'ils entraient en conflit avec la Chine ?
« Nous espérons que la France utilisera son influence pour que les États-Unis se retirent. Il faut faire face aux
Américains pour les amener à quitter le pays. Le peuple américain est bon, il a accompli en deux siècles des réalisations remarquables, mais la politique de ses derniers dirigeants est allée contre ses aspirations profondes. La Chine ne recherche pas une grande guerre, elle veut une coopération des forces qui obligeront les États-Unis à abandonner leur politique agressive, ce qui ne peut qu'être utile au monde, et aux États-Unis eux-mêmes. » Sollicitude qui toucherait les États-Unis. Notre ambassadeur guette ma réaction. Tout cela m'est familier. Le monologue manichéen, qui semble toujours s'adresser aux « masses », continue. Cet homme intelligent, champion d'échecs, au sommet d'une carrière éclatante, ne parle pas pour me convaincre. Il accomplit un rite.
Je lui réponds que les États-Unis, comme je l'ai dit à Nehru, me semblent la seule nation devenue la plus puissante du monde sans l'avoir cherché; alors que la puissance d'Alexandre, de César, de Napoléon, des grands empereurs chinois, fut la conséquence d'une conquête militaire délibérée. Et que je ne distingue actuellement aucune politique américaine mondiale comparable à ce que fut celle de la Grande-Bretagne impériale, ou le plan Marshall, ou ce que cherchait le président Kennedy. Que les États-Unis me semblent, provisoirement, renouveler des erreurs que nous connaissons trop bien, car notre IVe République les a commises avant eux. J'ajoute :
« Quant à l'influence que nous pouvons exercer sur les États-Unis, je la crois du même ordre que celle que vous pouvez exercer sur l'Union soviétique...
— La Chine adapte ses sentiments aux faits. Après la révolution d'Octobre, sous Lénine et sous Staline, l'U.R.S.S. éprouvait de la sympathie pour le peuple chinois, et nous en éprouvions pour elle. Après la défaite du Japon, nous nous sommes accoutumés à l'idée que l'U.R.S.S., usée par le conflit, ne voulait pas se mêler des affaires d'Extrême-Orient, et nous n'avons pas placé nos espoirs dans son aide. L'édification socialiste de la Chine ne saurait être fondée sur l'aide de l'U.R.S.S., à quelque titre que ce soit. Il faut avant tout compter sur soi-même. Les Russes avaient mis les choses en train, mais nous pouvons continuer sans eux. —
Et, dès 1964, nous avions tout payé. Quand Khrouchtchev a essayé de nous étouffer... »
Il s'arrête, reprend :
«... depuis Khrouchtchev, les dirigeants soviétiques veulent la domination du monde par deux puissances ce qui est impensable, car tous les pays, grands et petits font également partie du monde ! »
Je suis surpris, non par ces affirmations, mais par le niveau de la conversation. Comme je l'étais en Union soviétique quand j'entendais des marxistes, rigoureux ou subtils en privé, passer en public au niveau de L'Humanité. Le maréchal croit-il au manichéisme qu'il professe ? Après tout, le manichéisme est faible pour parler, non pour agir. Et les États-Unis ne sont pas pour lui la nation qui a sauvé deux fois la liberté de l'Europe, mais celle qui soutenait Tchang Kaï-chek.,.
« Le général de Gaulle n'a jamais envisagé avec faveur une double hégémonie... »
Il rit :
« Mais nous ne sommes pas non plus partisans d'une hégémonie à cinq...
(Sans doute pense-t-il : États-Unis, Union soviétique, Angleterre, France, Chine.)
— ... avec l'Inde qui gratterait à la porte!
— Un ménage à deux, c'est clair. À trois, c'est déjà beaucoup...
— Enfin, il n'y aura jamais trop d'alliés en faveur de la paix...
— Si nous devions conjuguer nos efforts pour le rétablissement de la paix, envisageriez-vous la négociation après un engagement de retrait, ou après un retrait effeâif des troupes américaines ? »
Le maréchal réfléchit.
« La question doit être mise à l'étude; peut-être serai-je en état de donner une réponse dans quelques jours. La décision appartient à Hô Chi Minh et à Pham Van Dong. Pour autant que je sache, ils maintiennent le préalable du retrait.
« Vous n'apportez aucune proposition, monsieur le ministre ?
— Aucune, monsieur le maréchal. »
Il en attendait une — pour la rejeter ? Mais sans doute s'agissait-il aussi de connaître la nature de l'entretien que je dois avoir avec Chou En-lai, avec le président de la République et, éventuellement, Mao; et d'avoir le temps de le préparer...
La porte par laquelle nous sortons, l'ambassadeur de France et moi, s'ouvre devant l'ancienne Cité interdite. Les palais de la désolation sibérienne (Palais du Peuple, musée de la Révolution) sont derrière nous, et je retrouve la ville impériale d'autrefois. Elle régnait sur une pullulation de maisons basses aux toits cornus couleur d'ardoise, puisque nul regard n'était autorisé à plonger dans ses cours. Le gratte-ciel couché d'où je sors la domine maintenant. À l'intérieur, les admirables cours sont vides : il est midi. L'herbe pousse devant les vases de bronze sacrés. Dans les chambres, le musée, son fouillis et ses quelques pièces uniques; au fond, l'appartement de la dernière impératrice. Petites chambres calfeutrées, que l'on voudrait voir lorsque tombe la neige ; avec leurs lanternes de marché aux Puces, et la vulgarité que le style viâorien et celui du second Empire ont répandue dans toute l'Asie. Je pense au Musée chinois de l'impératrice Eugénie dont me parlait Méry à Singapour, à ses chinoiseries rapportées du sac du Palais d'Été, et de la conquête du Cambodge, où le roi seul possédait quelques lingots d'argent... Qui connaît encore le Musée chinois de Fontainebleau ? La Cité interdite, elle, n'est pas abandonnée. C'est dans sa grande salle que Loti trouva les reliefs du repas des mânes, mangé par les soldats européens le premier jour de leur conquête; et les instruments de musique que l'impératrice avait disposés là pour les ombres. Lors de sa fuite, elle avait posé devant sa Kwannyn favorite un bouquet, et lui avait passé au cou l'un de ses colliers de perles. La Kwannyn est là. Les amas de dieux s'enchevêtraient dans les cours, pour que les soldats pussent coucher sur les autels ; au temple de Confucius, une banderole tendue disait : « La littérature de l'avenir sera la littérature de la pitié. » C'était le temps où les barbares rebelles commençaient à s'appeler les puissances étrangères, mais où l'on croyait encore que les chrétiens tuaient les enfants et les mangeaient pour leur sacrifice sanglant, qui s'appelait la messe.
J'ai vu jadis finir la vieille Chine, et les ombres des renards filer à travers les asters violets des remparts, au-dessus de la procession des chameaux du Gobi couverts de gelée blanche. Je me souviens des vessies de porc éclairées par des chandelles, ornées de caractères chinois qui désignaient les hôtels tenus sur les quais de la gare de Kalgan par les hôteliers russes dont on ne voyait dans la nuit que la barbe éclairée d'en bas — et ces lanternes de Jérôme Bosch semblaient veiller seules, dans la neige et l'obscurité, l'agonie de la Russie blanche, en attendant la petite table d'hôte où le phonographe à cornet en volubilis jouerait Sous les remparts de Mandchourie. J'ai vu les clôtures de rondins des villages moghols s'ouvrir comme des portes de corral, les cavaliers de Gengis Khan foncer sur leurs petits chevaux hirsutes, l'avant du crâne rasé d'une oreille à l'autre, et leur chevelure grise, longue comme celle des femmes, horizontale dans le vent des Steppes sous le ciel livide. J'ai vu les vieilles princesses des neiges, comme des reines d'Afrique déjà marquées par les chevauchées de la mort : Mongolie, marches tibétaines, coiffures wisigothes — et, au-dessus des villages putrides, les couvents au parfum de cire dont le parquet reflétait les lamas jaunes et l'Himalaya bleu. Et le grand mausolée de Sun Yat-sen, les soldats des seigneurs de la guerre avec leurs parapluies. Enfin, j'ai vu la résurreftion de l'armée chinoise. Là où passa jadis devant moi dans l'inondation, à travers la dérive des cadavres, le canot du bourreau vêtu de rouge dont le sabre court reflétait gaiement le ciel lavé, j'ai atterri près des hauts fourneaux de Han-yang...
Quand, ayant quitté la majesté des cours, nous nous retournons, les toits orangés à peine recourbés sur les murs sang-de-boeuf sont d'une telle puissance architecturale que les caractères géants qui exaltent la République populaire semblent fixés là de toute éternité, et que la terrasse semble construite pour les discours de Mao.
En attendant le retour de Chou En-lai à Pékin, on nous propose de visiter Long-men, ce qui nous permettra de traverser Lo-yang et Sian, d'ordinaire interdites aux étrangers.
Lo-yang fut la ville aux palais de tuiles violettes qui abritèrent le plus précieux raffinement du monde, à notre époque carolingienne. On en rêva jusqu'à Byzance. Et on en rêva dans toute la Chine, car ce fut une ville de poésie, l'Ispahan chinoise. Ici, l'on trouva les squelettes des favoris de l'impératrice fixés au mur par les flèches lestées de queues de renard. Il ne reste qu'une campagne endormie à travers les portes rondes.
Une commune populaire propre comme un sou neuf, qui ne connaît pas la famine. Ils veulent me faire admirer leur traâeur, et ne devinent pas que c'est eux que j'admire...
On part d'ici pour atteindre les grottes bouddhiques de Long-men. Elles sont maintenant protégées par du verre, et les statues y apparaissent comme dans la vitrine d'un magasin. Au-dessus des statues qui ont perdu leur tête (« Ce sont les Américains », dit le guide), dans l'amphithéâtre que rien ne protège, la foule se serre au bas du Grand Bouddha, étonnamment indo-hellénistique alors que les sculptures des grottes Weï le sont si peu. Sur les côtés, les géants protecteurs qui symbolisent les points cardinaux : l'un d'eux écrase de sa botte médiévale un pauvre nain éploré. Quelque visiteur a laissé à côté un de ses souliers, si bien que le nain de pierre semble avoir perdu sa chaussure. C'est la montagne même qui est sculptée, comme aux Indes; mais jamais je n'ai ressenti à ce point combien des figures divines perdent leur âme au-dessus d'une foule indifférente. Le bouddha colossal a été sculpté sur l'ordre de l'impératrice aux amants cloués par les flèches. Les cris des poules luttent avec le crissement des grillons, et la radio d'une auberge lie et délie des airs de Pékin autour de la roche sacrée.
Nous partons pour Sian.
Sur une place d'autrefois, couleur de glaise, s'ouvre le musée, faux et vrai à la fois, admirable ensemble de pavillons classiques aux tuiles cendre orange et turquoise, avec des portes rondes ouvertes sur la campagne ou sur les jardins inachevés, lourds pourtant d'hibiscus, de glaïeuls, de lilas énormes et sans odeur. Au passage, l'interprète avait dit, désignant des parcs à demi sauvages : « Ici s'élevait un kiosque de l'empereur T'ai-tsong... » Le premier pavillon du musée abrite une forêt de stèles, et tout à coup, je découvre ce qu'est cette ville d'un million d'habitants avec son gratte-ciel administratif, sa tour de la Cloche et son musée plus irréel que le Palais d'Été : Sian, c'est Si-ngan-fou, qui fut onze fois capitale de la Chine...
Voici les animaux de pierre qui conduisaient au tombeau de T'ai-tsong, le Charlemagne chinois. Voici le rhinocéros. On assied les enfants sur son dos, pendant que les parents lui flattent la corne et qu'un ami photographie la famille. Dans la salle principale, les quatre as-reliefs du tombeau de l'empereur, qui représentent, dit-on, ses quatre chevaux préférés. La tombe a été abandonnée pendant plusieurs siècles. Deux des bas-reliefs, possédés par les États-Unis, sont remplacés ici par deux photos en vraie grandeur, au-dessous de l'inscription : Volé par les Américains.
La propagande antiaméricaine est minutieuse et illimitée. L'imagerie qui couvre les murs des villes est orientée par elle, même lorsque le loyal milicien et l'héroïque milicienne, qui viennent du cinéma américain plus encore que du réalisme socialiste, sont figurés sans ennemis. Dans les plus petites communes populaires — maisons basses, poules qui courent sur le sol bien balayé et faucheurs au loin dans les champs — on voit, dessinés aux craies de couleur sur une grande ardoise, à l'usage des analphabètes, l'intrépide petit pionnier qui perce de sa lance le gros tigre en papier.
Demain, Chou En-lai sera de retour à Pékin.
2 1967.2 Malraux, André. Antimémoires [ID D23466]. (2)
Pékin
Les mêmes couloirs sans fin que pour atteindre le bureau du maréchal (c'est le même édifice, les mêmes enfilades de pièces vides et, dans le bureau du Premier ministre, les mêmes fauteuils de rotin avec leurs mêmes napperons, des lavis semblables, et les mêmes photographes lorsque nous nous serrons la main). L'interprète — une femme, cette fois — parle français sans accent (c'est sans doute une Chinoise du Tonkin) et le vocabulaire politique lui est familier; l'attitude du Premier ministre est amicalement distante ; la sienne, presque hostile.
Chou En-lai a peu changé, car il a vieilli comme il devait vieillir : les creux de son visage se sont approfondis. Il est vêtu comme le maréchal, mais il est mince ; l'on ne devine guère l'origine de la plupart des chefs chinois, mais lui est manifestement un intellectuel. Petit-fils de mandarin. Il a été le commissaire politique de l'École des Cadets de Canton, quand Tchang Kaï-chek la commandait. Entre ses fondions successives — y compris celle de Premier ministre — il préférait celle de ministre des Affaires étrangères. Je pense à un diplomate qui m'accueillit à Moscou vers 1979 : il portait un monocle, dans une ville où la femme de Lénine portait une casquette. Je sais depuis longtemps que les Affaires étrangères sont une secte — à laquelle le maréchal Chen-yi n'appartient pas, mais à laquelle Chou En-lai, adjoint de Mao pendant la Longue Marche, appartient.
Ni truculent ni jovial : « parfaitement distingué ».
Et réservé comme un chat.
« J'ai été très frappé des critiques adressées par le général de Gaulle, dans sa dernière conférence de presse, aux desseins d'hégémonie mondiale de l'U.R.S.S. et des États-Unis.
« Et aussi de la phrase : le Pacifique, où se jouera le destin du monde. »
Les deux guerres du Viêt-nam ne sont pas sans liens avec la Longue Marche. Pourtant, comme Da Nang est lointaine! Les « marines » débarquent, et aux yeux de Chou En-lai, leur débarquement n'est certes pas négligeable. Mais marginal. Le destin de l'Asie est à Pékin, ou nulle part. Et l'Inde ?
Un temps. Je réponds :
« Lénine a dit : "On peut toujours envisager une action commune, à la condition de ne mélanger ni les mots d'ordre ni les drapeaux."»
Et lui, distraitement :
« Nous n'avons pas oublié que vous connaissez bien le marxisme, et la Chine... Nous n'avons pas oublié non plus que vous avez été poursuivi en même temps que Nguyên Ai Quoc [Hô Chi Minh]... Vous vouliez un dominion indo-chinois : les Français auraient mieux fait de vous approuver...
— Je vous remercie de vous en souvenir. D'autant plus que l'autre fondateur du Jeune-Annam : Paul Monin, est mort à Canton.
— Vous avez revu Tchang Kaï-chek ?
— Jamais. C'est dommage.
— Oh!... »
Geste évasif. J'aimerais lui répondre : « Et vous ? » Car personne ne sait ce que fut 1' « incident de Si-ngan-fou ». Et ce n'est pas la moindre cause des sentiments complexes que m'inspire mon interlocuteur.
En décembre 1936, Tchang Kaï-chek, venu inspecter le front anticommuniste du Nord, fut arrêté par le chef des troupes mandchoues, le « jeune maréchal » Tchang Sue-liang. Chacun pensait qu'il allait être exécuté; mais un envoyé (des Russes ?) négocia, et le généralissime fut remis en liberté contre la promesse de combattre enfin les Japonais, et non les troupes de Mao. Rentré à Nankin, il tint sa promesse, ce qui laissa chacun — et d'abord les Américains — stupéfait. Quel engagement avait pu le lier à ce point ?
Or, l'envoyé, c'était Chou En-lai.
J'ai vu, à Sian, le Bain de la Favorite, que Tchang Kaï-chek habitait lorsqu'on vint l'arrêter. Il s'échappa dans le bois qui domine ces pavillons et cette jonque de marbre comme un bois sacré, et où il fut pris.
« J'étais déjà là, m'a dit le gardien. Voici son lit. (C'est un lit de camp européen.) Quand nous sommes entrés, avec le capitaine et les soldats, il ne restait personne, mais il avait laissé son dentier sur la tablette de la salle de bains...
« Et j'étais sur le grand pont de la rivière quand l'étudiante s'est jetée devant l'auto de Tchang Sue-liang en criant : " Ne laissez pas les Japonais écraser encore la Chine ! Il y aura ici du sang versé ! Que notre sang coule pour que nous cessions d'être humiliés! " Elle pleurait et tous ceux qui entendaient pleuraient, et le jeune maréchal s'est mis à pleurer aussi... »
Ce palais, copie de celui de la favorite d'un grand empereur, ressemble, comme tout ce qui a été copié au xixe (et d'abord le Palais d'Été) à un décor de chinoiserie. Mais sur les petites terrasses, au-dessus des saules pleureurs, les mimosées rosés d'été ressemblaient à celles du VIIIe siècle... Il y avait une pagode où un général d théâtre était devenu dieu de l'Irrigation. Et au loin la colline funéraire de l'empereur fondateur...
Le généralissime prisonnier avait commencé par répondre à Tchang Sue-liang, qui l'appelait « mon général » : « Si je suis votre général, commencez par m'obéir! » puis Chou En-lai était arrivé...
« Une des expressions du président Mao, dis-je, a fait fortune en France, non sans intriguer les Français : les États-Unis sont un tigre en papier.
— Les États-Unis sont un vrai tigre, et l'ont montré. Mais si ce tigre vient ici, il se change en tigre de papier. Parce que la plus puissante armée du monde ne peut rien contre une guérilla générale. Nos fusils, nos chars, nos avions sont presque tous américains. Nous les avons pris à Tchang Kaï-chek. Plus les Américains lui en ont donné, plus nous lui en avons pris. Tchang n'avait pas de mauvais soldats, vous savez ! Les Américains sont meilleurs ? Peu importe. Chaque Chinois sait que seule l'Armée populaire est garante de la distribution des terres. Et la guerre aura lieu ici. »
Cette guerre sera la suite des guerres contre le Japon, Tchang Kaï-chek, les Américains en Corée, à T'ai-wan, au Viêt-nam. Bien que le ministre pense qu'une négociation relative au Viêt-nam n'est pas même envisageable, il précise que Hô Chi Minh ne pourrait y représenter seul les combattants du Nord.
« Il faut négocier avec ceux qui se battent, donc le Front national de libération et Hanoi, mais le Front d'abord. »
J'ai vu le Parti communiste français tenter cette opération, en 1944 : le contrôle général des maquis étant impossible, on déléguera des chefs de maquis d'obédience chinoise, qui contrôleront Hô Chi Minh...
Il parle aussi de l'O.N.U., où il pense que la Chine ne doit pas entrer avant le départ de Formose; et semble hésiter entre une organisation afro-asiatique plus ou moins conduite par la Chine, et le transfert de FO.N.U., de New York à Genève. Je lui demande :
« Croyez-vous que la politique aâuelle du Japon puisse survivre à votre possession de la bombe ? »
II me regarde avec attention :
« Je ne crois pas... »
Il sait comme moi qu'aux États-Unis, on le tient pour l'original d'un des personnages de La Condition humaine. Je pense à la photo du musée de Canton où il reste seul parmi les Cadets, entouré de personnages effacés comme les ombres du Hadès — qui furent Borodine, Gallen et Tchang Kaï-chek...
« Le général de Gaulle, dis-je, juge que les contacts établis par l'intermédiaire de nos ambassadeurs sont au point mort... »
Ses sourcils épais, pointus vers les tempes comme ceux des personnages du théâtre chinois, maintiennent son expression de chat studieux. Il rêve, avec une bizarre attention, sans objet.
« Nous sommes d'accord, répond-il, sur les textes qui permettent notre coexistence pacifique...
« Nous voulons l'indépendance, et nous ne voulons pas la double hégémonie.
« Vous avez demandé au ministre des Affaires étrangères si nous accepterions de négocier, au sujet du Viêt-nam, avant le retrait des troupes américaines. Nous ne négocierons ni sur le Viêt-nam ni sur autre chose tant que les Américains ne seront pas rentrés chez eux. Il ne s'agit pas seulement de quitter Saigon, mais de démanteler les bases de Saint-Domingue, de Cuba, du Congo, du Laos, de la Thaïlande, les rampes de lancement du Pakistan et d'ailleurs. Le monde pourrait vivre en paix; s'il ne le peut pas, c'est à cause des méfaits des Américains qui sont partout, et créent des conflits partout. En Thaïlande, en Corée, à T'ai-wan, au Viêt-nam, au Pakistan — j'en passe —, ils subventionnent, ou arment contre nous, 1'700'000 hommes. Ils deviennent les gendarmes du monde. Pour quoi faire ? Qu'ils rentrent chez eux, le monde retrouvera la paix. Et pour commencer, qu'ils observent les accords de Genève! »
Il écarte les bras, mains ouvertes, image de l'innocent qui prend à témoin la bonne foi universelle :
« Comment négocier avec des gens qui ne respectent pas les accords ? »
Désolé par tant de perfidie, il représente à merveille le sage confucianisme devant la regrettable barbarie de ceux qui n'observent pas les rites. Masque inattendu sur son visage de samouraï. Comme naguère auprès de Nehru, je remarque que lorsqu'un politique cyniquement lucide fait appel à la vertu, il va chercher le masque de ses ancêtres : les communistes qui mentent se déguisent en orthodoxes, les Français en conventionnels, les Anglo-Saxons en puritains.
Il suggère que la France conseille à son alliée la Grande-Bretagne, comme pourrait le faire la Chine à son alliée l'U.R.S.S., une attitude commune contre la politique d'agression et l'existence de bases militaires des États-Unis à l'étranger.
Pourtant, il est un des premiers diplomates de notre époque. Comme lorsque j'écoutais le maréchal, je me demande à quoi tend ce qui m'est dit. Ni la Grande-Bretagne ni les États-Unis ne sollicitent nos conseils et la position de la France est connue de tous. Il exalte l'aide chinoise aux pays sous-développés, et je lui fais remarquer que le pourcentage de notre aide à l'Afrique est le plus élevé du monde. Mais seule l'aide chinoise est désintéressée. En quoi notre aide à l'Algérie est-elle intéressée ?
« Le pétrole », répond-il.
Il y a dans ce qu'il dit une étrange distance, toute différente de celle qu'imposé le général de Gaulle. Je pense à l'éloignement d'un homme frappé par le malheur. Sa femme, l'une des premières oratrices du parti, est gravement malade. Lorsque ce qu'il dit est conventionnel, il semble « mettre le disque » pour ne pas penser. Malgré sa grande courtoisie. Cet entretien paraît le fatiguer mais aussi l'attacher, comme s'il craignait de se retrouver seul.
« Vous avez été longtemps ministre des Affaires étrangères, dis-je, et vous savez mieux que moi que certaines positions sont prises pour être discutées, et d'autres seulement pour être affirmées. Je ne crois pas que les États-Unis envisagent de discuter la vôtre... »
Il fait un geste qui signifie : peu importe, et répond :
« Vous croyez à la menace atomique ? L'autonomie des communes populaires est assurée. La Chine survivrait à la mort de cent millions d'hommes. Et tôt ou tard, il faudra bien que les Américains rembarquent. La Chine n'acceptera jamais le retour de Tchang Kaï-chek. Elle a découvert la liberté. Ce n'est pas celle de l'Amérique, voilà tout. »
Je pense à la conférence de Sun Yat-sen, un an avant sa mort : « Si nous parlions de la liberté à l'homme de la rue... il ne nous comprendrait certainement pas. La raison pour laquelle les Chinois n'attachent en réalité aucune espèce d'importance à la liberté, c'est que le mot même qui la désigne est d'importation récente en Chine. » La révolution a libéré la femme de son mari ; le fils, de son père ; le fermier, de son seigneur. Mais au bénéfice d'une collectivité. L'individualisme à l'occidentale n'a pas de racines dans les masses chinoises. L'espoir de transformation, par contre, est un sentiment très puissant. Un mari doit cesser de battre sa femme pour devenir un autre homme, qui sera membre du parti, ou simplement de sa commune populaire, ou de ceux que l'armée délivrera : « Les dieux, c'est bon pour les riches, les pauvres ont la VIIIe armée. »
Chou En-lai a repris :
« Un de vos généraux de la guerre de 1914 a dit : "On a tort d'oublier que le feu tue." Le président Mao ne l'a pas oublié. Mais ce feu-là ne tue pas ce qu'il ne voit pas. Nous n'engagerons nos armées contre l'armée d'invasion qu'en temps et lieu.
— Comme Koutouzof.
— Auparavant, nous n'oublierons pas que toute armée d'invasion devient moins forte que le peuple envahi, si celui-ci est résolu à se battre. Les Européens ont cessé de régner en Asie, et les Américains les suivront. »
Croit-il à la guerre ou non ? Ce qui m'intrigue, c'est que, comme le maréchal, il ne semble pas même envisager une guerre par laquelle les États-Unis — même sans bombes atomiques — se contenteraient de détruire les dix principaux centres industriels chinois, retardant ainsi de cinquante ans l'édification de la Chine nouvelle — et rentreraient chez eux, sans imposer aucun Tchang Kaï-chek.
Sa pensée se fonde sur une théorie de Mao, que je m'étonne de n'avoir pas encore entendu exposer. L'impérialisme rassemble six cents millions d'hommes; les pays sous-développés, socialistes et communistes, deux milliards. La victoire de ceux-ci est inévitable. Ils entourent le dernier impérialisme, celui des États-Unis, comme le prolétariat entoure le capitalisme, comme la Chine entourait les armées de Tchang Kaï-chek. « C'eSl toujours l'homme, dit Mao, qui finit par gagner... »

Yenan
La réception des chefs militaires birmans et celle d'un président somalien ont affolé les bureaux des Affaires étrangères. On ne sait si le président Mao, rétabli, se rendra à Pékin, ou si l'audience aura lieu dans sa villa de Hang-tcheou. Quand ? Bientôt. Mais encore ? Trois jours, quatre, peut-être moins...
Je voudrais aller voir les religieuses, mais elles ne veulent rencontrer aucun Européen. Par peur ? « Je ne crois pas », dit l'ambassadeur. Un de nos interlocuteurs a vu l'évêque chinois de Chang-hai, furieusement maoïste. « Une marionnette du pouvoir. » Pourtant, il accomplit noblement ses devoirs de charité, et ses conversions sont nombreuses, murmure-t-on. Je me souviens d'un ami prêtre à Paris : « Quand nous avons été ordonnés nous étions très heureux, tandis que nos compagnons chinois restaient glacés. Nous enviions leur apostolat. Prêcher en Chine ! Nous avons fini par leur demander pourquoi ces têtes d'enterrement ? "Toutes vos églises ont été bâties sous la protection de vos canonnières, et le Christ ne vient pas dans ces églises-là. Il faut d'abord que toutes soient détruites. Alors il y aura une Chine chrétienne, qui ressemblera à la Chine. Comme les scènes de la Crèche sur les images religieuses chinoises. Et quand la voix du Seigneur retentira chez nous, on s'apercevra qu'elle est autre chose que les bavardages de la Grèce et de Rome." Nous les regardions, Stupéfaits par l'idée de la destruction des Missions, si péniblement édifiées ; par cette gigantesque tâche, admirable et sournoise. "Vous ne verrez jamais cela dans le cours d'une seule vie, dit doucement l'un d'entre nous. — Je sais. Nous attendrons…" »
J'avais souhaité me rendre à Yenan; on met un avion à ma disposition.
Voici donc Sparte. La vérité, la légende, et la force obscure qui prolonge en épopée les combats passés, tout se rejoint en ces montagnes trouées. À leur pied, le musée de la Révolution.
Presque tout ce qu'il représente ou suggère s'est passé ici, il y a trente ans. Déjà c'est un temps disparu. Voici le départ de la cavalerie noire à travers les gorges, la course des soldats sur la Grande Muraille, les canons faits de troncs d'arbres cerclés de barbelés, les chapeaux camouflés de feuilles comme les casques, mêlés aux piques médiévales des partisans avec leur gland rouge beaucoup plus grand que celui des milices du Sud, et aux fusils de bois destinés à l'exercice ; voici les grenades artisanales. Voici les écorces de bouleau qui remplaçaient le papier, les rouets avec lesquels chacun fila son uniforme. Mais Gandhi est loin. Voici la machine à imprimer les billets de banque, bien modestes billets, bien modeste machine, envoyée en pièces détachées par les ouvriers des provinces occupées par l'ennemi. Avant Mao, tout cela, c'était le séculaire matériel des vaincus. J'ai connu en Sibérie les souvenirs de cette guérilla primitive, mais les partisans sibériens ne combattaient pas un contre cent, et ne suggéraient pas ce que tout proclame ici : la jacquerie devenue révolution. Des musées chinois exposent les couronnes de fer portées par les chefs t'ai-p'ing avant leur défaite : ce sont les couronnes barbares que portaient aussi les chefs des Jacques, et que les troupes des rois, lorsqu'elles les capturaient, remplaçaient par des couronnes de fer rouge. La millénaire paysannerie chinoise, la paysannerie de toutes les nations au temps des paysans, est fixée ici, au moment où elle va se lever pour conquérir la Chine, au-dessous de la grotte du seul homme qui l'ait conduite à la victoire : dans les vitrines, après les piques, viennent des fusils et des mitrailleuses pris aux Japonais et aux soldats de Tchang Kaï-chek. Une commentatrice, souris aux deux petites nattes traditionnelles et à la voix de crécelle, raconte cette épopée — jusqu'à la dernière salle où figure, empaillé, le brave cheval qui porta Mao pendant la Longue Marche...
C'est le Napoléon raconté par un grognard aux paysans illettrés, que Balzac, dans Le Médecin de campagne, a pris à Henri Monnier; c'est le Roland furieux commenté par les montreurs de marionnettes siciliennes. Mais au-delà du fétichisme pédantesque qui ne touche pas seulement le cheval et l'encrier de Mao, commence l'émotion qu'inspiré la Libération elle-même. Ces fusils de bois, ces piques, ne sont pas des témoignages à la façon des mousquets et des hallebardes de nos musées : ce sont des armes de la révolution, comme la grotte est la grotte de Mao. Regarderions-nous des baïonnettes de Fleuras ou d'Austerlitz comme des « modèles d'armes » ? Au musée de la Résistance à Paris, le poteau d'exécution déchiqueté par les balles nous parle comme parlaient aux Peaux-Rouges leurs grands totems-pôles au sommet perdu dans les nuages bas. Cette Chine si peu religieuse, mais qui fut si fortement reliée à sa terre, à ses fleuves, à ses montagnes et à ses morts, est liée à sa résurrection par un autre culte des ancêtres, dont l'histoire de la libération est l'évangile, et Mao le fils, au sens où l'empereur était Fils du Ciel. Ici comme dans toutes les villes, on voit l'affiche sur laquelle un loyal garçon aux dents blanches brandit joyeusement un fusil, et enserre du bras gauche une milicienne à mitraillette. Ils ne se regardent pas, ils regardent l'avenir, bien sûr. Et leur style réaliste soviétique, donc idéalisateur, fixe le rêve de millions de Chinois. Sommes-nous si loin de Mars et Vénus? Il ne s'agit plus du disque glapissant de la souris aux petites nattes : ce couple, c'est un dieu antique et sa déesse.
En aucun lieu n'apparaît avec un tel accent la force mythologique du communisme chinois. Yenan est une petite ville, et ses usines, son pont, sa lumière électrique, n'effacent pas ces trous dans la montagne où s'est formé le destin de la Chine (Mao gouvernait cent millions d'hommes lorsqu'il l'a quittée), cette pagode que saluaient d'un cri ceux qui ralliaient Yenan, comme nos pèlerins saluaient les tours de Jérusalem. Partout c'est la terre jaune, la poussière des steppes à l'assaut des cultures accrochées à la rivière, et les anciens quartiers généraux sont de terre battue, d'une netteté de pierre — préaux d'école ou préaux de prison. Ils sont abandonnés : « Les masses viennent en d'autres saisons. » Bombardés mais reconstruits, voici la salle de sous-préfedure où Mao prononça son discours sur la littérature, la salle de l'état-major de l'Armée rouge avec ses bancs et son plafond de troncs, les bureaux des chefs dans les grottes protégées contre l'hiver par des cloisons de verre et de bois comme des échoppes immaculées. Le mot grottes suggère mal ces habitations de troglodytes, creusées dans le roc comme celles de nos vignerons de la Loire. Si l'abri de Mao, près du musée, semble une chambre funéraire d'Egypte, la plupart des autres sont des lieux de travail qui ne surprennent que par leur austérité. Lorsqu'elle s'installa ici, l'armée venait de parcourir dix mille kilomètres. Mao a perdu Yenan, l'a reconquise. Et le lieu proclame le dialogue de l'armée et du parti, le caractère militaire de toute cette conquête politique, l'héritage des conquérants des steppes — moins les tapis et les fourrures. Ici, sur une misérable nappe en feutre rouge, grésillèrent les bougies du Comité central... L'armée passait : ici, elle s'est arrêtée un peu plus longtemps. Jusqu'à la prise de Pékin, le chef suprême de l'armée paysanne a été un chef nomade.
On me projette quelques vieux films d'actualités. Yenan vide à l'approche de l'armée de Tchang Kaï-chek, et l'exode, sans doute pour d'autres grottes assez proches, car les paysans emportent des tables sur le dos des ânes. Puis le retour de l'Armée de Libération, et son entrée dans toutes les villes de Chine, depuis le quai de Chang-hai jusqu'aux branlants portiques de bois de Yunnan-fou, jusqu'à la danse tibétaine des rubans que dansent les jeunes filles avec les gestes des statuettes Tang, effacée par le défilé des soldats, baïonnette en avant comme ceux des défilés soviétiques, à Lhassa, devant le palais du dalaï-lama.
L'un de mes compagnons, vague responsable du parti, me dit qu'il a vu entrer à Yenan les survivants de la Longue Marche.
« Quand avez-vous vu Mao pour la première fois ?
— Quand il a fait appel à nous contre le Japon. J'ai été étonné, parce qu'il avait l'air très simple. Il était habillé en bleu, comme nous, mais il avait des chaussettes marron. Je m'étais mis en arrière : j'étais arrivé avec les premiers mais je n'avais que dix-sept ans. Il parlait bien : nous avons tout de suite trouvé qu'il avait raison... »
La montagne nous surplombe, trouée à l'infini. Je pense à Long-men.
« Il n'y avait pas encore l'électricité. On n'habitait plus la ville, parce que les avions la bombardaient tout le temps. La nuit, des lumières s'allumaient dans toutes les grottes... »

Pékin, août 1965
Retour. Hier soir, on téléphone que je veuille bien ne pas quitter l'ambassade. À treize heures, nouveau coup de téléphone : on m'mattend à quinze heures. En principe, c'est pour l'audience du président de la République, Liou Shao-shi ; mais le « on » fait supposer à l'ambassadeur que Mao sera présent.
Quinze heures. Le fronton du Palais du Peuple repose sur de grosses colonnes égyptiennes, aux chapiteaux-lotus peints en rouge. Un couloir de plus de cent mètres. Au fond, à contre-soleil (dans une salle, je suppose) une vingtaine de personnes. Deux groupes symétriques. Non, il n'y a qu'un groupe, qui semble coupé en deux parce que ceux qui me font face se tiennent à distance derrière le personnage central, vraisemblablement Mao Tsé-toung. En entrant dans la salle je distingue les visages. Je marche vers Liou Shao-shi, puisque ma lettre est adressée au président de la République. Aucun d'entre eux ne bouge.
« Monsieur le Président, j'ai l'honneur de vous remettre cette lettre du président de la République française, où le général de Gaulle me charge d'être son interprète auprès du président Mao Tsé-toung et de vous-même. »
Je cite la phrase qui concerne Mao en m'adressant à lui, et me trouve devant lui, la lettre remise, à l'instant où la traduction s'achève. Son accueil est à la fois cordial et curieusement familier, comme s'il allait dire : « Au diable la politique ! » Mais il dit :
« Vous venez de Yenan, n'est-ce pas ? Quelle est votre impression ?
— Très forte. C'est un musée de l'invisible... »
La traductrice — celle qu'employait Chou En-lai — traduit sans broncher, mais attend manifestement une explication.
« Au musée de Yenan, on attend des photos de la Longue Marche, des Lolos, des montagnes, des marécages... Pourtant, l'expédition passe au second plan. Au premier, ce sont les piques, les canons faits avec des troncs d'arbre et du fil télégraphique : le musée de la misère révolutionnaire. Lorsqu'on le quitte pour les grottes que vous avez habitées avec vos collaborateurs on a la même impression, surtout lorsqu'on se souvient du luxe de vos adversaires. J'ai pensé à la chambre de Robespierre chez le menuisier Duplay. Mais une montagne est plus impressionnante qu'un atelier, et votre abri, au-dessus du musée actuel, fait penser aux tombeaux égyptiens...
— Mais pas les salles du parti.
— Non. D'abord, elles sont protégées par des vitres. Mais elles donnent une impression de dénuement volontaire, monastique. C'est ce dénuement qui suggère une force invisible, comme celui de nos grands cloîtres. »
Nous sommes tous assis dans des fauteuils de rotin dont les bras portent de petits linges blancs. Une salle d'attente dans une gare tropicale... Dehors, à travers les Stores, l'immense soleil d'août. L'expression de tous est celle de la bienveillance et de la componction; d'une politesse attentive qui semble pourtant ne pas tenir compte de celui qui en est l'objet. Elle est rituelle. L'empereur unissait le peuple au cosmos. Sous toutes ces villes il y a la géomancie, sous tous ces gestes il y a l'ordre. L'empereur est mort, mais la Chine est hantée par l'ordre qu'il exprimait. D'où l'active soumission dont je n'ai jamais eu l'équivalent, même en Russie. Je distingue maintenant Mao, à contre-jour. Le même type de visage rond, lisse, jeune, que celui du maréchal. La sérénité d'autant plus inattendue qu'il passe pour violent. À côté de lui, le visage chevalin du président de la République. Derrière eux, une infirmière en blanc.
« Quand les pauvres sont décidés à combattre, dit-il, ils sont toujours vainqueurs des riches : voyez votre Révolution. »
J'entends la phrase de toutes nos écoles de guerre : jamais des milices n'ont battu longtemps une armée régulière. Et que de jacqueries pour une révolution ! Mais peut-être veut-il dire que dans un pays comme la Chine, où les armées ressemblaient à nos grandes compagnies médiévales, ce qui était assez fort pour susciter des troupes volontaires l'était aussi pour leur assurer la viâoire : on se bat mieux pour survivre que pour conserver.
Après l'écrasement des communistes par Tchang Kaï-shek à Chang-hai et à Han-k'eou, en 1927, il a organisé les milices paysannes. Or, tous les Russes qui se réclamaient du marxisme-léninisme, tous les Chinois qui dépendaient directement d'eux, posaient en principe que la paysannerie ne peut jamais vaincre seule. Les trotskistes comme les Staliniens. Sa certitude qu'une prise du pouvoir par les paysans était possible a tout changé. Comment est-elle née ? Quand a-t-il opposé la foule paysanne armée de lances à tous les marxistes d'obédience russe, donc au Komintern ?
« Ma conviction ne s'est pas formée : je l'ai toujours éprouvée. »
Je me souviens du mot du général de Gaulle : « Quand avez-vous pensé que vous reprendriez le pouvoir ? — Toujours... »
« Mais il y a tout de même une réponse. Après le coup de Tchang Kaï-chek à Chang-hai, nous nous sommes dispersés. Comme vous le savez, j'ai décidé de rentrer dans mon village. Jadis, j'avais connu la grande famine de Tchang-cha, avec les têtes coupées des révoltés au haut des perches, mais je l'avais oubliée. À trois kilomètres de mon village, il ne restait pas une écorce, sur certains arbres, jusqu'à quatre mètres de haut : les affamés les avaient mangées. Avec des hommes obligés de manger des écorces, nous pouvions faire de meilleurs combattants qu'avec les chauffeurs de Chang-hai, ou même les coolies. Mais Borodine ne comprenait rien aux paysans.
— Gorki m'a dit un jour, devant Staline : les paysans sont partout les mêmes...
;. — Ni Gorki, un grand poète vagabond, ni Staline... ne connaissaient quoi que ce soit aux paysans. Il n'y a pas de bon sens à confondre vos koulaks avec les miséreux des pays sous-developpés. Et il n'y a pas de marxisme abstrait, il y a un marxisme concret, adapté aux réalités concrètes de la Chine, aux arbres nus comme les gens parce que les gens sont en train de les manger. »
Après : Staline... il a hésité. Qu'allait-il dire ? Un séminariste ? Que pense-t-il de lui aujourd'hui ? Jusqu'à l'entrée à Pékin, Staline a cru à Tchang Kaï-chek, qui devait écraser ce parti épisodique, pas même stalinien, comme il l'avait écrasé à Chang-hai en 1927. Khrouchtchev, lors de la séance secrète du XXe Congrès du Parti en 1956, affirmait que Staline avait été prêt à rompre avec les communistes chinois. Dans la Corée du Nord, il avait laissé les usines intactes ; dans les régions qu'allait occuper Mao, il les avait détruites. Il avait envoyé à Mao un travail sur la guerre des partisans, et Mao l'avait donné à Liou Shao-shi : « Lis ça, si tu veux savoir ce qu'il aurait fallu faire — pour que nous soyons tous morts. » Quitte à croire à un communiste, Staline préférait croire à Li Li-san, formé à Moscou. Les purges ont sans doute été indifférentes à Mao — plus que le rejet de la critique, et que le dédain des masses paysannes. Et sans doute respefte-t-il les immenses services rendus au communisme dans la dékoulakisation, dans la lutte contre l'encerclement, dans la conduite de la guerre. Il y a au-dessus de moi, comme dans toutes les salles officielles, quatre portraits : Marx, Engels, Lénine — et Staline.
Bien que Mao ait appartenu au groupe de jeunes Chinois dont chacun devait gagner la France après avoir appris quelques mots de français, pour travailler dans une usine pendant le temps nécessaire à sa formation révolutionnaire (Chou En-lai a fondé le P.C. chinois à Billancourt), il n'a jamais quitté la Chine, et n'a jamais abandonné sa méfiance à l'égard de la plupart des révolutionnaires revenus de l'étranger, ainsi que des envoyés du Komintern.
« Vers 1919, j'ai été responsable des étudiants du Hou-nan. Nous voulions, avant tout, l'autonomie de la province. Nous avons combattu avec le seigneur de la guerre Tchao Heng-ki. L'année suivante, il s'est retourné contre nous. Il nous a écrasés. J'ai compris que seules les masses pourraient abattre les seigneurs de la guerre. En ce temps-là, je lisais le Manifeste communiste, et je participais à l'organisation des ouvriers. Mais je connaissais l'armée, j'avais été soldat pendant quelques mois en 1911. Je savais que les ouvriers ne suffiraient pas.
— Chez nous, les soldats de la Révolution, dont beaucoup.étaient fils de paysans, sont devenus les soldats de Napoléon. Nous savons à peu près comment. Mais comment s'est formée l'Armée populaire? Et re-formée, puisque parmi les 20'000 combattants arrivés à Yenan, 7'000 seulement venaient du Sud. On parle de propagande, mais la propagande fait des adhérents, elle ne fait pas des soldats...
— Il y a d'abord eu les noyaux. Il y avait plus d'ouvriers qu'on ne le dit, dans l'armée révolutionnaire. Nous avions beaucoup de gens, au Kiang-si : nous avons choisi les meilleurs. Et pour la Longue Marche, ils se sont choisis eux-mêmes... Ceux qui sont restés ont eu tort ; Tchang Kaï-chek en a fait exterminer plus d'un million.
« Notre peuple haïssait, méprisait et craignait les soldats. Il a su très vite que l'Armée rouge était la sienne, presque partout, il l'a accueillie. Elle a aidé les paysans, surtout au moment des moissons. Ils ont vu que chez nous il n'y avait pas de classe privilégiée. Ils ont vu que nous mangions tous de la même façon, que nous portions les mêmes vêtements. Les soldats avaient la liberté de réunion et la liberté de parole. Ils pouvaient contrôler les comptes de leur compagnie. Surtout, les officiers n'avaient pas le droit de battre les hommes, ni de les insulter.
« Nous avions étudié les rapports des classes. Quand l'armée était là, il n'était pas difficile de montrer ce que nous défendions : les paysans ont des yeux. Les troupes ennemies étaient bien plus nombreuses que les nôtres, et aidées par les Américains ; pourtant nous avons souvent été vainqueurs, et les paysans savaient que nous étions vainqueurs pour eux. Il faut apprendre à faire la guerre, mais la guerre est plus simple que la politique : il s'agit d'avoir plus d'hommes ou plus de courage, à l'endroit où l'on engage le combat. Perdre de temps à autre est inévitable; il faut seulement avoir plus de victoires que de défaites... — Vous avez tiré grand parti de vos défaites.
— Plus que nous ne l'avions prévu. À certains égards, la Longue Marche a été une retraite. Pourtant ses résultats ont été ceux d'une conquête, parce que partout où nous sommes passés...
("Dix mille kilomètres", dit la traductrice entre parenthèses.)
« ... les paysans ont compris que nous étions avec eux, et quand ils en ont douté, la conduite des soldats du Kouo-min-tang s'est chargée de les en convaincre. Sans parler de la répression. »
Celle de Tchang Kaï-chek. Mais il pourrait parler aussi de l'efficacité de la sienne : l'Armée de Libération n'a pas seulement confisqué les grandes propriétés, elle a exterminé les grands propriétaires et annulé les créances. Les maximes de guerre de Mao sont devenues une chanson populaire : « L'ennemi avance, nous nous retirons. Il campe, nous le harcelons. Il refuse le combat, nous attaquons. Il se retire, nous le poursuivons. » Je sais que son « nous » comprend à la fois l'armée, le Parti, les travailleurs d'aujourd'hui et ceux de la Chine éternelle. La mort n'y trouve pas place. La civilisation chinoise avait fait de tout Chinois un individu naturellement discipliné. Et, pour tout paysan, la vie dans l'Armée populaire, où l'on apprenait à lire, où la camaraderie était grande, était plus honorable et moins pénible que la vie au village. Le passage de l'Armée rouge à travers la Chine fut une propagande plus puissante que les propagandes conçues par le Parti : tout le long de cette traînée de cadavres, la paysannerie entière se leva, le jour venu.
« Quel était l'axe de votre propagande ?
— Représentez-vous bien la vie des paysans. Elle avait toujours été mauvaise, surtout lorsque les armées vivaient sur la campagne. Elle n'avait jamais été pire qu'à la fin du pouvoir du Kouo-min-tang. Les suspects enterrés vivants, les paysannes qui espéraient renaître chiennes pour être moins malheureuses, les sorcières qui invoquaient leurs dieux en chantant comme un chant de mort : " Tchang Kaï-chek arrive! " Les paysans n'ont guère connu le capitalisme : ils ont trouvé devant eux l'État féodal renforcé par les mitrailleuses du Kouo-min-tang.
« La première partie de notre lutte a été une jacquerie. Il s'agissait de délivrer le fermier de son seigneur ; non de conquérir une liberté de parole, de vote ou d'assemblée : mais la liberté de survivre. Rétablir la fraternité bien plus que conquérir la liberté ! Les paysans l'avaient entrepris sans nous, ou étaient sur le point de l'entreprendre. Mais souvent, avec désespoir. Nous avons apporté l'espérance. Dans les régions libérées, la vie était moins terrible. Les troupes de Tchang Kaï-chek le savaient si bien qu'elles propagèrent que les prisonniers et les paysans qui passaient chez nous étaient enterrés vivants. C'est pourquoi il fallut organiser la guerre par cri, faire crier la vérité par des gens que connaissaient ceux qui les entendaient. Et seulement par ceux qui n'avaient pas laissé de parents de l'autre côté. C'est pour maintenir l'espoir, que nous avons développé la guérilla autant que nous l'avons pu. Bien plus que pour les expéditions punitives. Tout est né d'une situation particulière : nous avons organisé la jacquerie, nous ne l'avons pas suscitée. La révolution est un drame passionnel ; nous n'avons pas gagné le peuple en faisant appel à la raison, mais en développant l'espoir, la confiance et la fraternité. Devant la famine, la volonté d'égalité prend la force d'un sentiment religieux. Ensuite, en luttant pour le riz, la terre et les droits apportés par la réforme agraire, les paysans ont eu la conviâion de lutter pour leur vie et celle de leurs enfants.
« Pour qu'un arbre croisse, il faut la graine, il faut aussi la terre : si vous semez dans le désert, l'arbre ne poussera pas. La graine a été, dans beaucoup d'endroits, le souvenir de l'Armée de Libération ; dans beaucoup d'autres, les prisonniers. Mais partout la terre a été la situation particulière, la vie intolérable des villageois sous le dernier régime du Kouo-min-tang.
« Pendant la Longue Marche, nous avons fait plus de cent cinquante mille prisonniers, par petits paquets; et bien davantage, pendant la marche sur Pékin. Ils restaient avec nous quatre ou cinq jours. Ils voyaient bien la différence entre eux et nos soldats. Même s'ils n'avaient presque pas à manger — comme nous — ils se sentaient libérés. Quelques jours après leur capture, nous rassemblions ceux qui voulaient s'en aller. Ils s'en allaient, après une cérémonie d'adieux, comme s'ils avaient été des nôtres. Après la cérémonie, beaucoup ont renoncé à partir. Et chez nous, ils sont devenus braves. Parce qu'ils savaient ce qu'ils défendaient.
— Et parce que vous les versiez dans des unités éprouvées ?
— Bien entendu. La relation du soldat avec sa compagnie est aussi importante que celle de l'armée avec la population. C'est ce que j'ai appelé le poisson dans l'eau. L'Armée de Libération est une soupe dans laquelle fondent les prisonniers. De même, il ne faut engager les nouvelles recrues que dans les batailles qu'elles peuvent gagner. Plus tard, c'est différent. Mais nous avons toujours soigné les blessés ennemis. Nous n'aurions pas pu traîner tous ces prisonniers; peu importe. Quand nous avons marché sur Pékin, les soldats battus savaient qu'ils ne risquaient rien à se rendre, et ils se sont rendus en masse. Les généraux aussi, d'ailleurs. »
Donner à une armée le sentiment que la victoire lui est promise n'est certes pas négligeable. Je me souviens de Napoléon, pendant la retraite de Russie : « Sire, nos hommes sont massacrés par deux batteries russes. — Qu'on ordonne à un escadron de les prendre ! »
Je le dis à Mao, qui rit, et ajoute :
« Rendez-vous bien compte qu'avant nous, dans les masses, personne ne s'était adressé aux femmes, ni aux jeunes. Ni, bien entendu, aux paysans. Les uns et les autres se sont sentis concernés, pour la première fois.
« Lorsque les Occidentaux parlent des sentiments révolutionnaires, ils nous prêtent presque toujours une propagande parente de la propagande russe. Or, si propagande il y a, elle ressemble plutôt à celle de votre Révolution, parce que, comme vous, nous combattions pour une paysannerie. Si propagande veut dire instruction des milices et des guérilleros, nous avons fait beaucoup de propagande. Mais s'il s'agit de prédication... Vous savez que je proclame depuis longtemps : nous devons enseigner aux masses avec précision ce que nous avons reçu d'elles avec confusion. Qu'est-ce qui nous a attaché le plus de villages ? Les exposés d'amertume. »
L'exposé d'amertume est une confession publique dans laquelle celui ou celle qui parle confesse seulement ses souffrances, devant tout le village. La plupart des auditeurs s'aperçoivent qu'ils ont subi les mêmes souffrances et les racontent à leur tour. Beaucoup de ces confessions sont banalement poignantes, l'éternelle plainte de l'éternel malheur. Quelques-unes sont atroces. (On m'a raconté celle d'une paysanne qui va demander au seigneur de la guerre ce qu'eSt devenu son mari, emprisonné : « Il est dans le jardin. » Elle y trouve le corps décapité, la tête sur le ventre. Elle prend la tête que les soldats veulent lui arracher, la berce, et la défend de telle façon que les soldats s'écartent comme si la femme était l'objet d'une possession surnaturelle. Cette histoire est très connue, parce que la femme a répété maintes fois cet exposé d'amertume — et parce que, lors du jugement public du seigneur de la guerre, elle lui a arraché les yeux.)
« Nous avons fait faire les exposés dans tous les villages, dit Mao, mais nous ne les avons pas inventés.
— Quelle discipline avez-vous dû imposer d'abord ?
— Nous n'avons pas imposé beaucoup de discipline pour le règlement de ces comptes-là. Quant à l'armée, ses trois principes étaient : interdiction de toute réquisition individuelle, remise immédiate au commissariat politique de tous les biens confisqués aux propriétaires fonciers, obéissance immédiate aux ordres. Nous n'avons jamais rien pris aux paysans pauvres. Tout dépend des cadres : un soldat versé dans une unité disciplinée est discipliné. Mais tout militant est discipliné, et notre armée était une armée de militants. Le fameux " lavage de cerveau " a fait passer chez nous la plupart de nos prisonniers ; mais qu'est-ce que c'était ? Leur dire : "Pourquoi vous battez-vous contre nous ?" et dire aux paysans : "Le communisme est d'abord une assurance contre le fascisme". »
3 1967.3 Je pense aux écorces mangées par les hommes, et à ce que Nehru m'a dit de la famine. Mais je sais que le lavage de cerveau ne s'est pas limité à ces manifestations anodines. Les séances d'autocritique ont été souvent des séances d'accusation, suivies d'exclusions, d'arrestations et d'exécutions. « Retourne-toi résolument contre l'ennemi tapi à l'intérieur de ton crâne! » En 1942., à Yenan, Mao ordonna aux militants de devenir semblables aux ouvriers et aux paysans. (On m'a montré, dans la vallée, le champ qu'il cultivait.) Il devait, plus tard, ordonner le « reconditionnement » de tous les Chinois. Lorsqu'il leur enjoignit de « livrer leur cœur », commencèrent les serments rituels des foules « dont le cœur ne battait que pour le Parti », et les transports de grands cœurs rouges, dont certains devenaient des cerfs-volants.
« Nous avons perdu le Sud, reprend-il, et nous avons même abandonné Yenan. Mais nous avons repris Yenan, et nous avons repris le Sud. Au Nord, nous avons trouvé la possibilité d'un contact avec la Russie, la certitude de n'être pas encerclés ; Tchang Kaï-chek disposait encore de plusieurs millions d'hommes. Nous avons pu établir des bases solides, développer le Parti, organiser les masses. Jusqu'à Tsi-nan, jusqu'à Pékin.
— En Union soviétique, c'est le Parti qui a l'Armée rouge ; ici, il semble que, souvent, ce soit l' Armée de Libération qui ait développé le Parti.
— Nous ne permettrons jamais au fusil de commander le Parti. Mais il est vrai que la VIIIe armée de campagne, a construit une puissante organisation du Parti en Chine du Nord, des cadres, des écoles, des mouvements de masse. Yenan a été construit par le fusil. Tout peut pousser dans le canon d'un fusil...
« Mais à Yenan, nous avons rencontré une classe que nous n'avions guère rencontrée dans le Sud, et pas du tout pendant la Longue Marche : les bourgeois nationaux les intellectuels [Mao entend par là, outre les professions libérales, les étudiants et les professeurs, les techniciens et les ingénieurs : la masse de ceux qui ne sont ni ouvriers, ni paysans, ni anciens compradores ou capitalistes], tous ceux qui avaient sincèrement accepté le front unique dans la lutte contre le Japon. A Yenan, les problèmes de gouvernement se sont posés. Ce que je vais vous dire vous surprendra : si nous n'y avions pas été contraints par l'offensive ennemie, nous n'aurions pas attaqué.
— On a cru pouvoir vous liquider ?
— Oui. Les généraux de Tchang Kaï-chek lui ont beaucoup menti, et il a beaucoup menti aux Américains. Il a cru que nous allions livrer des batailles traditionnelles. Mais Tchou-te et Cheng-yi ne les ont acceptées que lorsque nos forces sont devenues supérieures aux siennes. Il a immobilisé beaucoup d'hommes pour la défense des villes, mais nous n'avons pas attaqué les villes...
— C'est pourquoi les Russes vous ont si longtemps... négligés.
— Si on ne peut faire la révolution qu'avec les ouvriers, nous ne pouvions évidemment pas faire la révolution. Les bons sentiments des Russes étaient pour Tchang Kaï-chek. Lorsqu'il a fui la Chine, l'ambassadeur soviétique a été le dernier à prendre congé de lui.
« Les villes sont tombées comme des fruits mûrs...
— La Russie s'est trompée, mais nous nous serions trompés aussi. L'Asie du XIXe siècle semble frappée d'une décadence que le colonialisme ne suffit pas à expliquer. Le Japon s'est occidentalisé le premier, et on a prophétisé qu'il s'américaniserait très vite. La vérité est que, malgré les apparences, il est resté profondément japonais. Vous êtes en train de refonder la Grande Chine, monsieur le président ; c'est manifeste dans les tableaux et les affiches je propagande, dans vos poèmes, dans la Chine elle-même, avec le côté militaire que lui reprochent les touristes... »
Et les ministres, en cercle, de dresser les oreilles.
« Oui, répond-il sereinement.
.— Vous espérez que votre agriculture... ancienne, dans laquelle la traction à bras est encore si répandue, va rattraper le machinisme ?
— Il faudra du temps...
« Plusieurs dizaines d'années...
« II faudra aussi des amis. Il faut d'abord des contacts. Il y a diverses sortes d'amis. Vous en êtes une. L'Indonésie en est une autre. Aïdit [Chef du P.C. indonésien] est ici, je ne l'ai pas encore vu. Il reste des points communs entre lui et nous, et d'autres entre vous et nous. Vous avez dit avec...
(La traductrice cherche le mot français.)
« ... pertinence, au ministre des Affaires étrangères, que vous ne souhaitiez pas un monde soumis à la double hégémonie des États-Unis et de l'Union soviétique, qui finiront d'ailleurs par trouver ce que j'ai appelé il y a deux ans, leur Sainte-Alliance. Vous avez montré votre indépendance à l'égard des Américains.
— Nous sommes indépendants, mais nous sommes leurs alliés. »
Depuis le début de l'entretien, il n'a pas fait d'autre geste que de porter sa cigarette à sa bouche, et de la reposer sur le cendrier. Dans l'immobilité générale il ne semble pas un malade, mais un empereur de bronze. Il lève soudain les deux bras au ciel, les laisse retomber d'un coup.
« No-o-os alliés ! Les vôtres et les nôtres ! »
Sur le ton de : ils sont jolis !
« Les États-Unis ne sont pas autre chose que l'impérialisme américain, la Grande-Bretagne joue double jeu... »
Pour la première fois, le maréchal prend la parole :
« La Grande-Bretagne soutient les impérialiste' américains. »
En même temps que je lui réponds : « N'oubliez pas la Malaisie... », Mao dit : « Échange de bons procédés » mais sa voix baisse comme s'il se parlait à lui-même :
« Nous avons fait le nécessaire, mais qui sait ce qui se passera dans quelques dizaines d'années ? »
Je ne pense pas à ce qui se passera demain, mais à ce qui se passait hier, quand les Russes, en même temps qu'ils construisaient les aciéries géantes, déplaçaient les poteaux-frontière des steppes du Turkestan, tous les gardes chinois ivres-morts, pour devenir possesseurs des mines d'uranium — les poteaux reprenant leur place un peu plus tard à la suite de la loyale aftion réciproque qui avait mené au sommeil les gardes russes... Je demande :
« L'opposition est encore puissante ?
— Il y a toujours les bourgeois nationaux, les intellectuels, etc. Il commence à y avoir les enfants des uns et des autres...
— Pourquoi les intellectuels ?
— Leur pensée est antimarxiste. À la Libération, nous les avons accueillis même quand ils avaient été liés au Kouo-min-tang, parce que nous avions trop peu d'intellectuels marxistes. Leur influence est loin d'avoir disparu. Surtout chez les jeunes... »
Je m'aperçois soudain que les peintures, au mur, sont des rouleaux traditionnels de style mandchou — comme dans le bureau du maréchal, comme dans celui de Chou En-lai. Aucune des figures réalistes-socialistes qui couvrent les murs de la ville.
« La jeunesse que j'ai vue au cours de mes voyages, dit notre ambassadeur, vous est pourtant profondément acquise, monsieur le Président. »
Mao sait que Lucien Paye a été ministre dé l'Éducation nationale et recteur de Dakar; il sait aussi qu'à chaque occasion, il prend contact avec les professeurs et les étudiants. L'ambassadeur parle un peu le mandarin, que plusieurs membres de notre ambassade, nés en Chine, parlent couramment.
« On peut voir aussi les choses de cette façon... »
Ce n'est pas une phrase courtoise destinée à écarter la discussion. Mao attache à la jeunesse la même importance que le général de Gaulle, que Nehru. Il semble penser que l'on peut porter plusieurs jugements sur la jeunesse chinoise, et souhaiter que l'on puisse en porter un autre que le sien. Il sait que notre ambassadeur a étudié la nouvelle pédagogie chinoise : le système « mi-travail, mi-étude », l'autorisation donnée aux étudiants de se présenter aux examens en apportant leurs livres scolaires... Il l'interroge avec attention :
« Depuis combien de temps êtes-vous à Pékin ?
—- Depuis quatorze mois. Mais je suis allé à Canton par le chemin de fer ; j'ai visité le Centre-Sud, ce qui m'a permis de voir, non sans émotion, monsieur le Président, sa maison où vous êtes né, au Hou-nan ; j'ai vu le Sseu-tch'ouan, le Nord-Est. Et nous avons vu Lo-yang et Sian, avant Yenan. Partout j'ai été en contact avec le peuple. Contact : superficiel ; mais celui que j'ai établi avec les professeurs et les étudiants était un vrai contact — à Pékin, assez durable. Les étudiants sont orientés vers l'avenir que vous envisagez pour eux, monsieur le Président.
— Vous avez vu un aspect...
« Un autre a pu vous échapper...
« Et pourtant, il a été vu et confirmé... Une société est un ensemble complexe...
« Savez-vous comment s'appelaient les chrysanthèmes, à la dernière exposition de Hang-tcheou ? La danseuse ivre, le vieux temple au soleil couchant, l'amant qui poudre sa belle...
« Il est possible que les deux tendances coexistent... mais bien des conflits se préparent... »
Dans ce pays où l'on ne parle que d'avenir et de fraternité, comme sa voix semble solitaire en face de l'avenir ! Je pense à une image puérile de mon premier livre d'Histoire : Charlemagne regardant au loin les premiers Normands remonter le Rhin...
' « Ni le problème agricole ni le problème industriel ne sont résolus. Le problème de la jeunesse, moins encore. La révolution et les enfants, si l'on veut les élever, il faut les former... »
Ses enfants, confiés à des paysans pendant la Longue Marche, n'ont jamais été retrouvés. Il y a peut-être, dans une commune populaire, deux garçons d'une trentaine d'années laissés naguère avec tant d'autres et tant de cadavres, et qui sont les fils sans nom de Mao Tsé-toung.
« La jeunesse doit faire ses preuves... » Une aura rend plus immobiles encore nos interlocuteurs. Bien différente de la trouble curiosité qui s'est établie lorsqu'ils ont attendu ce qu'il allait dire de la résurrection de la Chine. Il semble que nous parlions de la préparation secrète d'une explosion atomique. « Faire ses preuves... » Je me souviens de Nehru : « La jeunesse je n'en attends rien. » Il y a vingt-cinq millions de jeunes communistes, dont presque quatre millions sont des intellectuels; ce que Mao vient de dire suggère, et sans doute annonce, une nouvelle action révolutionnaire comparable à celle qui suscita les « Cent Fleurs », puis leur répression. Que veut-il ? Lancer la jeunesse et l'armée contre le Parti ?
« Que cent fleurs différentes s'épanouissent, que cent écoles rivalisent ! » Mao lança ce mot d'ordre qui semblait une proclamation de libéralisme, en un temps où il croyait la Chine « remodelée ». Les critiques auxquelles il faisait appel étaient les critiques « constructives » chères aux partis communistes : il comptait fonder sur elles les réformes nécessaires. Il se trouva devant la masse des critiques négatives, qui attaquaient jusqu'au Parti. Le retour à Sparte ne traîna pas ; on envoya les intellectuels se faire remodeler dans les communes populaires. Les adversaires du régime ont vu dans les « Cent Fleurs » un appât destiné à faire sortir du bois les opposants dupés. Mais Mao avait voulu sincèrement infléchir la ligne du Parti, comme il décida sincèrement et fermement de la rétablir dès qu'il comprit que la critique qu'il avait suscitée n'était point une autocritique. À maints égards, la situation serait la même, aujourd'hui, si l'on prenait pour mot d'ordre : que la jeunesse s'épanouisse. Croit-il les jeunesses communistes capables d'entraîner les jeunes dans une action comparable au « Grand Bond en avant » ? D'autre part, sans doute faut-il éprouver de nouveau le Parti. La répression qui suivit les « Cent Fleurs » écarta la jeunesse protestataire, elle écarta aussi les membres du Parti qui l'avaient laissée protester : d'une pierre, deux coups. Il faut agir sur toute la jeunese, et éprouver le Parti par cette action. L'investissement de l'Occident par les peuples sous-développés, auquel a fait fusion Chou En-lai, « donc, a dit Mao, le destin du monde » est inséparable de la jeunesse chinoise. Croit-il réellement à la libération du monde sous la direction de la Chine ? La révolution créée par les prédicateurs d'une grande nation semble une politique plus vaste et plus saisissante que celle des États-Unis, définie seulement par l'arrêt de cette expansion. Borodine, délégué de l'U.R.S.S. auprès de Sun Yat-sen, répondait à l'interviewer du Hong Kong Times : « Vous comprenez l'action des missionnaires protestants, n'est-ce pas ? Eh bien ! vous comprenez la mienne... » Mais c'était en 1925. On mobilise deux mille danseurs et trois cent mille spectateurs pour le président de la Somalie — et puis ? Staline croyait à l'Armée rouge, non au Komintern, et peut-être Mao ne croit-il à la prise du pouvoir mondial par les pays sous-développés que comme Staline croyait à la prise du pouvoir par le prolétariat mondial. La révolution vaincra : mais provisoirement, présidents somaliens, guerre du Viêt-nam, propagande guerrière jusque dans les villages, sont la justification de Sparte. Mao bénit Hanoi, la Somalie, Saint-Domingue, et « liquide » ses adversaires tibétains. La défense du Viêt-nam et la communisation du Tibet se rejoignent, bien au-delà de l'aide symbolique aux Somalies ou aux Congos, comme des jumeaux sur le sein du vieil Empire. Chaque guérillero vietnamien tombé dans la brousse autour de Da Nang légitime le travail épuisant des paysans chinois. La Chine viendra en aide (jusqu'où ?) à tous les peuples opprimés qui lutteront pour leur libération, mais la lutte de ces peuples la cimente. « Stratégiquement, dit Mao, l'impérialisme est condamné — et sans doute, avec lui, le capitalisme ; tactiquement, il faut le combattre comme les troupes de l'Armée de Libération ont combattu celles de Tchang Kaï-chek. » Et tactiquement, les combats décisifs auront lieu en Chine, parce que Mao ne s'engagera pas de façon décisive au-dehors. Mais déjà la Longue Marche fait figure de légende, et les survivants de la fin de la guerre contre Tchang Kaï-chek s'appellent les Vétérans.
Mao a dit que le problème industriel n'était pas résolu, mais je ne l'en crois pas inquiet : dans son esprit, la Chine a fait sa conversion. Il a dit que le problème agricole n'était pas résolu ; certains — et d'abord lui — affirment que presque toute la terre arable de Chine est cultivée et qu'il ne peut en accroître le rendement que de façon limitée ; d'autres annoncent la prochaine mise en valeur des steppes, et un rendement double. La bombe atomique et la charrette à bras ne coexisteront pas toujours. Mais Mao ne conçoit la modernisation de l'agriculture, et l'industrialisation, qu'à travers les puissantes structures chinoises dans lesquelles le Parti exprime, guide et ordonne les masses comme l'empereur ordonnait les forces de la terre. L'agriculture et l'industrie sont liées, et doivent le rester ; la politique vient avant la technique. Peut-être l'État soviétique serait-il assez fort pour que la jeunesse russe devînt, dans une certaine mesure, indifférente à une politique qui pourtant la comble d'orgueil ; mais l'État chinois n'est encore que la victoire remportée chaque jour par la Chine dans un combat qui l'exalte. Comme l'État russe avant la guerre, l'État chinois a besoin d'ennemis. L'austérité qui apportait le bol de riz était-elle austérité, comparée à la misère qui apportait la faim ? Mais la misère s'éloigne, les propriétaires des temps de l'Empire et du Kouo-min-tang sont morts, les Japonais et Tchang Kaï-chek sont partis. Quoi de commun entre les analphabètes du Kiang-si encore semblables aux révolutionnaires t'ai-p'ing, les serfs tibétains délivrés par l'Armée de Libération et formés par l'École des minorités nationales, et les étudiants qu'interrogé Lucien Paye ? Sans doute la menace de révisionnisme dont parle Mao est-elle là, bien plus que dans la nostalgie d'un passé dont on ne connaît plus que ce qu'il avait de pire. Plus de deux cent quatre-vingts millions de Chinois, âgés de moins de dix-sept ans, n'ont aucun souvenir antérieur à la prise de Pékin.
Depuis la dernière phrase de la traductrice, personne n'a parlé. Le sentiment que Mao inspire à ses compagnons m'intrigue. C'est d'abord une déférence presque amicale : le Comité central autour de Lénine, non de Staline. Mais ce qu'il m'expose semble parfois s'adresser aussi à un contradicteur imaginaire, auquel il répondrait à travers eux. Il semble un peu dire : et il en sera ainsi, que cela vous plaise ou non. Quant à eux, leur attentif silence leur donne, fugitivement, l'aspect d'un tribunal.
« À propos, dit Mao apparemment hors de propos, j'ai reçu, il y a quelques mois, une délégation parlementaire de chez vous. Vos partis socialiste et communiste croient vraiment ce qu'ils disent ?
— Ça dépend de ce qu'ils disent...
« Le parti socialiste est principalement un parti de fonctionnaires, dont l'action s'exerce par les syndicats de force ouvrière, importants dans l'administration française. C'est un parti libéral à vocabulaire marxiste. Dans le Midi, pas mal de propriétaires de vignobles votent socialiste. »
À ces vérités premières, mes interlocuteurs semblent tomber des nues.
« Quant au parti communiste, il conserve un quart, un cinquième des voix. Des militants courageux et dévoués, au-dessous de l'appareil que vous connaissez comme moi... Un parti trop révolutionnaire pour que naisse un autre parti de combat, trop faible pour accomplir la révolution.
— Le révisionnisme de l'Union soviétique ne lui fera peut-être pas perdre de voix, mais lui fera perdre des poings.
« En tant que parti, il est contre nous. Comme tous les autres, sauf l'Albanie. Ils sont devenus des partis sociaux-démocrates d'un type nouveau...
— Il a été le dernier grand parti stalinien. Individuellement, la plupart des communistes voudraient s'embrasser avec vous sur une joue, et avec les Russes sur l'autre. »
Il croit avoir mal compris. La traductrice développe. Il se tourne vers le maréchal, le président et les autres ministres. On dit que le rire de Mao est communicatif. C'est vrai : tous rient aux éclats. Le sérieux retrouvé, il dit :
« Qu'en pense le général de Gaulle ?
— Il n'y attache pas grande importance. Ce n'est rien de plus qu'un fait électoral. Actuellement, le destin de la France se passe entre les Français et lui. »
Mao réfléchit.
« Les mencheviks, Plekhanov, ont été marxistes, même léninistes. Ils se sont coupés des masses et ont fini par prendre les armes contre les bolcheviks — enfin, ils ont surtout fini par se faire exiler ou fusiller...
« Pour tous les communistes, il existe maintenant deux voies : celle de la construction socialiste, celle du révisionnisme. Nous n'en sommes plus à manger des écorces, mais nous n'en sommes qu'a un bol de riz par jour. Accepter le révisionnisme, c'est arracher le bol de riz. Je vous l'ai dit, nous avons fait la révolution avec des jacqueries ; puis, nous les avons conduites contre les villes gouvernées par le Kouo-min-tang. Mais le successeur du Kouo-min-tang n'a pas été le Parti communiste chinois, quelle que soit l'importance de celui-ci : il a été la Nouvelle Démocratie. L'histoire de la révolution, comme la faiblesse du prolétariat des grandes villes, a contraint les communistes à l'union avec la petite-bourgeoisie. Pour cela aussi, notre révolution, à la fin, ne ressemblera pas plus à la révolution russe que la révolution russe n'a ressemblé à la vôtre... De larges couches de notre société, aujourd'hui encore, sont conditionnées de telle façon que leur activité est nécessairement orientée vers le révisionnisme. Elles ne peuvent obtenir ce qu'elles désirent qu'en le prenant aux masses. »
Je pense à Staline : « Nous n'avons pas fait la révolution d'Octobre pour donner le pouvoir aux koulaks !... »
« La corruption, l'illégalité, reprend Mao, l'orgueil des bacheliers, la volonté d'honorer la famille en devenant employé et en ne se salissant plus les mains, toutes ces bêtises ne sont que des symptômes. Dans le Parti comme hors du Parti. La cause, ce sont les conditions historiques elles-mêmes. Mais aussi les conditions politiques. »
Je connais sa théorie : on commence par ne plus tolérer la critique, puis on écarte l'autocritique, puis on se coupe des masses, et, comme le Parti ne peut trouver qu'en elles sa force révolutionnaire, on tolère la formation d'une nouvelle classe ; enfin on proclame, comme Khrouchtchev, la coexistence pacifique durable avec les États-Unis — et les Américains arrivent au Viêt-nam. Je n'ai pas oublié sa phrase d'autrefois : « Il y a ici soixante-dix pour cent de paysans pauvres et leur sens de la révolution n'a jamais été en défaut. » II a dit tout à l'heure comment il l'entend : il faut apprendre des masses, pour pouvoir les instruire.
« C'est pourquoi, dit-il, le révisionnisme soviétique est une... apostasie. »
La traductrice a trouvé le mot : apostasie, presque tout de suite. Élevée par les soeurs ?
« II va vers la restauration du capitalisme, et on se demande pourquoi l'Europe n'en serait pas satisfaite.
— Je ne crois pas qu'il envisage de revenir à la propriété privée des moyens de production.
— En êtes-vous tellement assuré ? Voyez la Yougoslavie ! »
Je ne souhaite pas parler de la Yougoslavie, mais il me vient à l'esprit que les deux rebelles majeurs, Mao et Tito, sont tous deux étrangers aux cadres de la Maison grise de Moscou — tous deux chefs de guérilla.
« Je crois que la Russie veut sortir du régime de Staline sans revenir au vrai capitalisme. D'où, un certain libéralisme. Mais il appelle une métamorphose du pouvoir : il n'y a pas de stalinisme libéral. Si ce que nous appelons communisme russe est le régime stalinien, nous sommes en face d'un changement de régime. La fin de l'encerclement et du primat de l'industrie lourde, l'abandon de la police politique en tant que quatrième pouvoir, la victoire de 1945, ont apporté à l'Union soviétique une métamorphose au moins aussi radicale que son passage de Lénine à Staline. Brejnev est le successeur de Khrouchtchev et tous les Brejnevs le seront. J'ai connu le temps où l'on ne parlait pas de politique à sa femme ; quand j'ai su que l'on osait blaguer le gouvernement dans le métro, )'ai pensé qu'il n'y avait pas un " adoucissement " de ce que j'avais connu, mais une transformation radicale.
— En somme, vous pensez qu'ils ne sont pas révisionnistes, parce qu'ils ne sont plus même communistes. Peut-être avez-vous raison, si l'on pense à... »
La traductrice ne trouve pas le mot.
« Tohu-bohu, propose notre traducteur.
— Si l'on pense au tohu-bohu qui règne là-bas, et qui n'a d'ailleurs pas d'autre but que de tromper tout le monde! Pourtant, la clique dirigeante accepte la formation de couches de la population qui ne sont pas encore des classes, mais qui pèsent sur la politique communiste... »
Rome trahit dès qu'elle écarte Sparte. Car on ne peut aisément maintenir une Sparte chinoise, à côté d'une Rome qu'elle prend d'ailleurs pour Capoue. Je connais la réponse exaspérée des Russes : « Mao est un dogmatique et un visionnaire. Comment maintenir la passion révolutionnaire cinquante ans après la révolution ! Pour recommencer Octobre, la Russie n'a ni défaite tsariste, ni capitalistes, ni barines. La Chine connaît les épreuves que nous avons connues il y a trente ans. Elle n'a rien, nous avons quelque chose, et nous ne pouvons pas revenir à rien. Un fait nouveau domine toutes les idéologies : la guerre nucléaire anéantira les nations qui y seront engagées. Khrouchtchev a mis fin à la terreur et aux camps de concentration, cru à la possibilité d'accords de désarmement. Il a gouverné avec légèreté, mais nous voulons, comme lui, établir le communisme dans le monde en écartant la guerre. » Je connais aussi la réponse de Mao. Il citera Lénine sur son lit de mort : « En dernière analyse, le succès de notre combat sera déterminé par le fait que la Russie, la Chine, l'Inde constituent l'écrasante majorité de la population du globe. » Il rappellera que le Parti chinois a accumulé plus d'expériences que tous les autres. Il pensera à la phrase de son voisin Liou Shao-shi : « Le trait de génie de Mao a été de transposer le caraâcre européen du marxisme-léninisme dans sa forme asiatique. » Il répétera que l'abandon de la Chine par Khrouchtchev dans l'affaire des îles Quemoy et Matsu fut une trahison, et que le soutien par les Soviétiques de l'action de l'O.N.U. au Congo en fut une autre. Que les conditions du rappel des experts russes étaient faites pour contraindre à l'abandon de tous les ouvrages commencés. Que chaque intervention des États-Unis fait d'eux un objet de haine pour la majorité pauvre et révolutionnaire, et que la décomposition du monde colonial exige maintenant une aftion rapide. Que Khrouchtchev fut un petit-bourgeois non léniniste, passé de la peur de la guerre nucléaire à la peur de la révolution — et que le gouvernement soviétique est désormais incapable de faire appel aux masses parce qu'il en a peur. L'envoi des ingénieurs et des direâeurs d'usine chinois, des citadins dans les communes populaires, est aussi banalement rigoureux que le fut, en Europe, le service militaire obligatoire. Les mots d'ordre du Parti ne sont pas mis en question; même l'extravagance qui accompagne l'épopée, la campagne « contre les sentiments bourgeois tels que l'amour entre les parents et les enfants, entre gens de sexe opposé quand ils vont jusqu'à des excès de chaleur de sentiment ». Mais les mots d'ordre ne sont suivis que si les masses restent mobilisées. Mao ne peut faire la Chine qu'avec des volontaires. Il tient à faire la Chine plus qu'à faire la guerre, et il affirme que les États-Unis n'emploieront pas plus les armes nucléaires au Viêt-nam qu'en Corée. Il croit toujours à la révolution ininterrompue — et ce qui l'en sépare le plus, c'est la Russie.
Je pense à Trotski, mais je n'ai entendu défendre la révolution permanente que par un Trotski vaincu. Et il n'y a aucune exaltation en Mao. Il sait ce qu'a espéré Khrouchtchev, il sait aussi ce que pensait Lénine, ce que fut la Révolution française. Tout chef d'État croit que la révolution aboutit à l'État. Mao, fort de ses millions de fidèles, du respect qui entoure son passé, croit que l'État peut devenir le moyen permanent de la révolution. Avec le même calme tour à tour épique et souriant qu'il a cru à la viâoire du communisme en Chine, aux pires jours de la Longue Marche.
Pour la troisième fois, un secrétaire est venu parler à Liou Shao-shi, et pour la troisième fois le président de la République est venu entretenir Mao à voix basse. Celui-ci fait un geste las et, s'accrochant des deux mains aux bras de son fauteuil, se lève. Il est le plus droit de nous tous : monolithique. Il tient toujours sa cigarette. Je vais prendre congé de lui, et il me tend une main presque féminine, aux paumes rosés comme si elles avaient été ébouillantées. À ma surprise, il me reconduit. La traductrice est entre nous, un peu en arrière ; l'infirmière, derrière lui. Nos compagnons nous précèdent, l'ambassadeur de France avec le président de la République, qui n'a pas dit un mot. Assez loin derrière nous, un groupe plus jeune — des hauts fonctionnaires, je suppose.
Il marche pas après pas, raide comme s'il ne pliait pas les jambes, plus empereur de bronze que jamais, dans son uniforme sombre entouré d'uniformes clairs ou blancs. Je pense à Churchill lorsqu'il reçut la croix de la Libération. Il devait passer en revue la garde qui venait de lui rendre les honneurs. Lui aussi ne pouvait marcher que pas à pas, et il s'arrêtait devant chaque soldat pour examiner ses décorations, avant d'aller au suivant. Il semblait alors touché à mort. Les soldats regardaient passer lentement devant eux le Vieux Lion foudroyé. Mao n'est pas foudroyé : il a l'équilibre mal assuré de la statue du commandeur, et marche comme une figure légendaire revenue de quelque tombeau impérial. Je lui cite la phrase de Chou En-lai, vieille déjà de quelques années ; « "Nous avons commencé en 1949 une nouvelle Longue Marche, et nous n'en sommes encore qu'à la première étape."
— Lénine a écrit : "La dictature du prolétariat est une lutte opiniâtre contre toutes les forces et les traditions de l'ancienne société. "Opiniâtre. Si Khrouchtchev a vraiment cru que les contradictions avaient disparu en Russie, c'est peut-être parce qu'il a cru gouverner la Russie ressuscitée...
— Laquelle ?
— Celle des victoires. Ça peut suffire. La victoire est la mère de beaucoup d'illusions. Quand il est venu ici pour la dernière fois, à son retour de Camp-David, il croyait aux accommodements avec l'impérialisme américain. Il s'imaginait que le gouvernement soviétique était celui de la Russie entière. Il s'imaginait que les contradictions y avaient presque disparu. La vérité, c'est que si les contradictions que nous devons à la victoire sont moins pénibles pour le peuple que les anciennes, heureusement ! elles sont presque aussi profondes. L'humanité livrée à elle-même ne rétablit pas nécessairement le capitalisme (c'est pourquoi vous avez peut-être raison de dire qu'ils ne rétabliront pas la propriété privée des moyens de production), mais elle rétablit l'inégalité. Les forces qui poussent à la création de nouvelles formes de classes sont puissantes. Nous venons de supprimer les galons et les appellations de grade; tout "cadre" redevient ouvrier au moins un jour par semaine; les citadins vont travailler par trains entiers dans les communes populaires. Khrouchtchev avait l'air de croire qu'une révolution est faite quand un parti communiste a pris le pouvoir — comme s'il s'agissait d'une libération nationale! »
Il n'élève pas la voix, mais son hostilité, lorsqu'il parle du Parti communiste russe, est aussi manifeste que la haine de Chou En-lai lorsqu'il parle des États-Unis. Pourtant, à Lo-yang ou dans les ruelles de Pékin, les gosses, qui nous prenaient pour des Russes (ils n'ont pas vu d'autres Blancs), nous souriaient.
« Lénine savait bien qu'à ce moment, la révolution ne fait que commencer. Les forces et les traditions dont il parlait ne sont pas seulement un héritage de la bourgeoisie. Elles sont aussi notre fatalité. Li Tsong-yen, qui a été vice-président du Kouo-min-tang, vient de rentrer de T'ai-wan. Un de plus ! Je lui ai dit : "Il nous faut encore au moins vingt ou trente ans d'efforts pour faire de la Chine un pays puissant." Mais est-ce pour que cette Chine-là ressemble à T'ai-wan ? Les révisionnistes confondent les causes et les conséquences. L'égalité n'a pas d'importance en elle-même, elle en a parce qu'elle est naturelle à ceux qui n'ont pas perdu le contact avec les masses. La seule façon de savoir si un jeune cadre est réellement révolutionnaire, c'est de regarder s'il se lie réellement aux masses ouvrières et paysannes. Les jeunes ne sont pas Rouges de naissance; ils n'ont pas connu la révolution. Vous vous souvenez de Kossyguine au XXIIIe Congrès : "Le communisme, c'est l'augmentation du niveau de vie". Bien sûr ! Et la nage, c'est une façon de mettre un caleçon de bain ! Staline avait détruit les koulaks. Il ne s'agit pas de remplacer le tsar par Khrouchtchev, une bourgeoisie par une autre, même si on l'appelle communiste. C'est comme avec les femmes : bien entendu, il était nécessaire de leur donner d'abord l'égalité juridique ! Mais à partir de là, tout reste à faire! Il faut que disparaissent la pensée, la culture et les coutumes qui ont conduit la Chine où nous l'avons trouvée et il faut que paraissent la pensée, la culture et les coutumes de la Chine prolétarienne, qui n'existe pas encore. La femme chinoise n'existe pas encore non plus, dans les masses ; mais elle commence à vouloir exister... Et puis, libérer les femmes, ce n'est pas fabriquer des machines à laver! libérer leurs maris, ce n'est pas fabriquer des bicyclettes, c'est faire le métro de Moscou. »
Je pense à ses propres femmes, ou plutôt à ce qu'on en raconte. La première avait été choisie par les parents. C'était sous l'empire — Mao aurait pu voir un jour la dernière impératrice... Il écarte son voile, la trouve laide, et court encore. La seconde était la fille de son maître. Il l'a aimée et, dans un poème, jouant sur son nom, l'appelle « mon fier peuplier »; elle a été prise en otage par le Kouo-min-tang et décapitée. Je me souviens de la photo où on le voit lever son verre en face de Tchang Kaï-chek, à Tchong-king : beaucoup plus glacé que Staline en face de Ribbentrop. La troisième était l'héroïne de la Longue Marche : quatorze blessures. Il a divorcé (on ne divorce guère, dans le Parti chinois) ; elle est aujourd'hui gouverneur de province. Il a enfin épousé Kiang Ching, star de Chang-hai qui atteignit Yenan à travers les lignes pour servir le Parti. Elle a dirigé le théâtre aux armées ; depuis la prise de Pékin, elle n'a vécu que pour Mao, et n'a plus jamais paru en public. [Depuis, elle a joué un rôle important dans la révolution culturelle prolétarienne.]
« La Chine prolétarienne, reprend-il, n'est pas plus un coolie qu'un mandarin ; l'Armée populaire n'est pas plus une bande de partisans qu'une armée de Tchang Kaï-chek. Pensée, culture, coutumes, doivent naître d'un combat, et le combat doit continuer aussi longtemps qu'il existe un risque de retour en arrière. Cinquante ans, ce n'est pas long ; une vie à peine... Nos coutumes doivent devenir aussi différentes des coutumes traditionnelles que les vôtres le sont des coutumes féodales. La base sur quoi nous avons tout construit, c'est le travail réel des masses, le combat réel des soldats. Celui qui ne comprend pas cela se met hors de la révolution. Elle n'est pas une victoire, elle est un brassage des masses et des cadres pendant plusieurs générations... »
Ainsi, sans doute, parlait-il de la Chine dans la grotte de Yenan. Je pense au poème où, venant de parler des Grands Fondateurs et de Gengis Khan, il ajoute : « Regardez donc plutôt ce temps-ci... »
« Et pourtant, dis-je, ce sera la Chine des grands empires...
— Je ne sais pas; mais je sais que si nos méthodes sont les bonnes — si nous ne tolérons aucune déviation — la Chine se refera d'elle-même. »
Je vais de nouveau prendre congé de lui : les voitures sont au bas du perron.
« Mais dans ce combat-ci, ajoute-t-il, nous sommes seuls.
— Ce n'est pas la première fois...
— Je suis seul avec les masses. En attendant. » Surprenant accent, dans lequel il y a de l'amertume, de l'ironie peut-être, et d'abord de la fierté. On dirait qu'il vient de prononcer cette phrase pour nos compagnons, mais il ne parle avec passion que depuis qu'ils se sont éloignés. Il marche avec plus de lenteur que ne l'y contraint la maladie.
« Ce qu'on exprime par le terme banal de révisionnisme, c'est la mort de la révolution. Il faut faire partout ce que nous venons de faire dans l'armée. Je vous ai dit que la révolution était aussi un sentiment. Si nous voulons en faire ce qu'en font les Russes : un sentiment du passé, tout s'écroulera. Notre révolution ne peut pas être seulement la stabilisation d'une victoire.
— Le Grand Bond semble beaucoup plus qu'une stabilisation ? »
Ses édifices nous entourent à perte de vue.
« Oui. Mais depuis... Il y a ce qu'on voit, et ce qui ne se voit pas... Les hommes n'aiment pas porter la révolution toute leur vie. Lorsque j'ai dit : "Le marxisme chinois est la religion du peuple", j'ai voulu dire (mais savez-vous combien il y a de communistes à la campagne ? Un pour cent !)... donc, j'ai voulu dire que les communistes expriment réellement le peuple chinois s'ils demeurent fidèles au travail dans lequel la Chine entière s'est engagée comme dans une autre Longue Marche. Quand nous disons : "Nous sommes les Fils du Peuple", la Chine le comprend comme elle comprenait : le Fils du Ciel. Le peuple est devenu les ancêtres. Le peuple, pas le parti communiste vainqueur.
— Les maréchaux ont toujours aimé les stabilisations ; mais vous venez de supprimer les grades.
— Pas seulement les maréchaux ! D'ailleurs, les survivants de la vieille garde ont été formés par l'action, comme notre État. Beaucoup sont des révolutionnaires empiriques, résolus, prudents. Par contre, il y a toute une jeunesse dogmatique, et le dogme est moins utile que la bouse de vache. On en fait ce qu'on veut, même du révisionnisme! Quoi qu'en pense votre ambassadeur, cette jeunesse présente des tendances dangereuses... Il est temps de montrer qu'il y en a d'autres... »
Il semble lutter à la fois contre les États-Unis, contre la Russie — et contre la Chine : « Si nous ne tolérons aucune déviation... »
Nous approchons pas à pas du perron. Je le regarde (il regarde devant lui). Extraordinaire puissance de l'allusion ! Je sais qu'il va de nouveau intervenir. Sur la jeunesse ? Sur l'armée ? Aucun homme n'aura si puissamment secoué l'histoire depuis Lénine. La Longue Marche le peint mieux que tel trait personnel, et sa décision sera brutale et acharnée. Il hésite encore, et il y a quelque chose d'épique dans cette hésitation dont je ne connais pas l'objet. Il a voulu refaire la Chine, et il l'a refaite; mais il veut aussi la révolution ininterrompue, avec là même fermeté, et il lui est indispensable que la jeunesse la veuille aussi... Je pense à Trotski, mais la révolution permanente se référait à un autre contexte, et je n'ai connu Trotski qu'après la défaite (le premier soir, à Royan, l'éclat de ses cheveux blancs dressés, son sourire et ses petites dents séparées dans l'éclat des phares de l'auto)... L'homme qui marche lentement à mon côté est hanté par plus que la révolution ininterrompue; par une pensée géante dont nous n'avons parlé ni l'un ni l'autre : les sous-développés sont beaucoup plus nombreux que les pays occidentaux, et la lutte a commencé dès que les colonies sont devenues des nations. Il sait qu'il ne verra pas la révolution planétaire. Les nations sous-développées sont dans l'état où se trouvait le prolétariat en 1848. Mais il y aura un Marx (et d'abord lui-même), un Lénine. On fait beaucoup de choses en un siècle !... Il ne s'agit pas de l'union de tel prolétariat extérieur avec un prolétariat intérieur, de l'union de l'Inde avec les travaillistes, de l'Algérie avec les communistes français ; il s'agit des immenses espaces du malheur contre le petit cap européen, contre la haïssable Amérique. Les prolétariats rejoindront les capitalismes, comme en Russie, comme aux États-Unis. Mais il y a un pays voué à la vengeance et à la justice, un pays qui ne déposera pas les armes, qui ne déposera pas l'esprit avant l'affrontement planétaire. Déjà trois cents ans d'énergie européenne s'effacent ; l'ère chinoise commence. Il m'a fait penser aux empereurs, et il me fait penser maintenant, debout, aux carapaces couvertes de rouille des chefs d'armée qui appartinrent aux allées funéraires, et que l'on voit abandonnées dans les champs de sorgho. Derrière toute notre conversation se tenait aux aguets l'espoir du crépuscule d'un monde. Dans l'immense couloir, les dignitaires se sont arrêtés, sans oser se retourner.
« Je suis seul », répète-t-il.
Soudain, il rit :
« Enfin, avec quelques amis lointains : veuillez salue le général de Gaulle.
« Quant à eux (il veut parler des Russes) la révolution, vous savez, au fond, ça ne les intéresse pas... »
L'auto démarre. J'écarte les petits rideaux de la vitre du fond. Comme lorsque je suis arrivé, mais cette fois en pleine lumière, il est seul en costume sombre au centre d'un cercle un peu éloigné de costumes clairs.
Je pense à ce que signifie, à ce que signifiera cette vie épique, entourée d'un culte absurde, et, quoi que nous en disions, si peu intelligible pour nous : car la vénération de sa pensée ressemble plus à celle de la Révélation du Prophète qu'au sentiment que nous inspirent les grandes figures de notre Histoire. Une expédition anglaise dans l'Himalaya vient d'échouer, ce que les journaux chinois ont annoncé avec jubilation. « Le président Mao, le grand dirigeant, déclare que la pourriture du système capitaliste et la dépravation des explorateurs impérialistes expliquent la faillite de leurs expéditions depuis un siècle... » On dirait qu'aucun de ses admirateurs ne comprend que son génie vient de ce qu'il est la Chine. Que veut-il en faire, maintenant ?
Pendant que l'auto s'éloigne, la distance qui le sépare de ses compagnons augmente. Je suis loin du vieux chat Hô Chi Minh qui se glissait par la porte entrouverte. Le cérémonial de la Chine éternelle ne m'a pas quitté. Pourtant, Mao porte la vareuse que chacun connaît ; le ton de sa voix était simple, même cordial, et il était assis en face de moi. Mais un vide l'entourait, comme s'il avait fait peur. Staline ? Mao n'a rien d'un fauve ensommeillé. Je ne vois plus son visage, mais seulement sa silhouette massive d'empereur de bronze, immobile devant le costume blanc de l'infirmière. Des houppes soyeuses de mimosas tourbillonnent comme des flocons; au-dessus, un avion brillant passe en ligne droite. Avec le geste millénaire de la main en visière, le Vieux de la Montagne le regarde s'éloigner, en protégeant ses yeux du soleil.
Pendant quelques heures, notre traducteur va mettre au net sa sténographie. Je propose à l'ambassadeur de retourner voir les tombeaux des empereurs Ming. Je ne les ai pas vus depuis plus de vingt ans. Comment auront-ils changé ? Je me souviens de mon dialogue avec l'Inde, quand j'ai quitté Nehru. Celui-ci se voulait héritier d'Ellora, et Mao se veut héritier des Grands Fondateurs. Mais les tombeaux des Ming sont des mausolées de Versailles, non celui de T'ai-tchong abandonné dans les Steppes aux rieurs rases sous la garde de ses chevaux sculptés.
Nous atteignons d'abord la Grande Muraille. Comme autrefois, le dragon enchevêtré s'étire à travers les collines. Ce sont les mêmes rosés trémières, les mêmes chemins de saules : mais le sol de pierre fait pour les chars de guerre est aujourd'hui d'une propreté hollandaise. Ces boîtes à papiers posées comme des bornes, les trouve-t-on tout le long de la Grande Muraille ? Voici, comme autrefois, des troupeaux de petits chevaux mandchous, des libellules, des rapaces roux de Mongolie, et de grands papillons d'un brun chaud, semblables à celui que j'ai vu se poser sur la corde du clocher de Vézelay, à la déclaration de guerre de 1939...
On atteint encore les tombeaux par l'allée funéraire, qui commence après le portique de marbre et les colonnes roêtrales. Tout le long, les célèbres statues : coursiers, chameaux, dignitaires. Ces statues n'ont ni la grâce des figurines des hautes époques, ni la majesté tendue des chimères abandonnées dans les champs de millet de Sian. Ce sont des jouets d'éternité, un Père-Lachaise confié au facteur Cheval. Nous descendons devant une tortue de la longévité que chevauchent des gosses, traversons d'anciennes dépendances livrées aux cigales, aux martinets et aux moineaux. Mais dès la grande entrée, apparaît, précieusement entretenu, le grand jardin que j'ai connu sauvage : des parterres orangés et rouges, cannas et glaïeuls, rendent presque mates les tuiles vernissées d'un orangé plus pâle, et les murs de pourpre sombre. Dressé sur son haut soubassement de marbre — le socle d'Ang-kor et de Boroboudour — le tombeau semble prendre au piège le paysage de montagnes qui entoure sa solitude. Devant lui, le vert sombre des pins et le vert brillant des chênes tordus comme des rochers décoratifs ; derrière, la masse obscure du bois sacré. Ce n'est pas un temple, c'est une porte de la mort; un tombeau comme les Pyramides — mais qui tire son éternité des formes de la vie. Deux toutes petites filles grimpent comme des chats bleus, suivies de leur mère à double natte. Derrière l'arche, les champs de toujours, les paysans de toujours avec leurs chapeaux de toujours, les lieurs de gerbes survivent aux empires et aux révolutions. (Pourtant au bas des collines, s'allonge déjà le grand barrage...)
Le soleil descend. Allons voir d'autres tombeaux. Voici celui dont le barbare soubassement en trapèze fait penser aux portes de Pékin. Les glaïeuls rouges s'infiltrent dans les thuyas de son bois sacré. On a dégagé les salles funèbres où nous entrons debout, alors qu'il faut presque se prosterner pour entrer dans les tombes des Han à Lo-yang, comme il faut se courber dans les couloirs des Pyramides. Il n'y reste d'ailleurs que des dalles : dans le bois, un petit bâtiment abrite la tiare en plumes de martin-pêcheur de l'impératrice.
Les toits sont à peine courbes, d'une courbe qui suffit à les délivrer de la terre. Voici l'une des âmes profondes de la Chine. Ce n'est plus l'Erèbe des fondateurs avec leurs chars guerriers, leurs stèles et leurs épieux de bronze. Aux poutres peintes, s'enchevêtre encore le bestiaire bordé de blanc. Mais ces tombeaux, comme le Temple du Ciel, proclament l'harmonie suprême. Toute terre est terre des morts, toute harmonie unit les morts aux vivants. Chaque tombeau révèle l'accord du ciel et de la terre. L'harmonie est la présence de l'éternité, à laquelle est visiblement rendu le corps de l'empereur — comme lui sont invisiblement rendus tous les autres corps.
Un peu plus loin, un tombeau en ruine. La ruine chinoise appartient à la mort, parce que, le toit effondré, l'édifice privé de ses cornes n'est plus que pans de murs. Le bois sacré investit le tombeau, sans l'envahir comme la jungle envahit les temples de l'Inde. Au-dessus du soubassement de pierre et des hautes parois grenat, le jour qui décline s'attarde sur un mur de faïence rosé.
Rentrons. Les chemins perpendiculaires à la route sont interdits aux étrangers. Beaucoup de dahlias, florissants comme ceux de juin 1940. Je croyais le dahlia venu du Mexique en Europe... Dans le soir qui tombe, de longs attelages : des chevaux précédés de deux ânes tristes reviennent lentement à Pékin, dépassés par les camions de soldats qui ont cessé leur travail aux communes populaires voisines.
Je passe devant les premiers temples de la ville. Je les ai presque tous revus, intrigué comme autrefois par leur décor de paravents. À l'exception du Temple du Ciel et de la Cité interdite, édifices de géomanciens, pièges à cosmos malgré la ménagerie des crêtes de leurs toits, les pagodes de la dernière dynastie conservent (mal) un panthéon de mi-carême, auquel s'ajoutent les monstres tibétains et la gigantesque Statue noire du temple des lamas, qui ne s'adressçnt plus à personne. Il est plus facile, pour un Français, de passer des Croisades de la foi à celles de la République, que de l'art de Louis IX au rococo de Louis XV ; la Chine redevenue la Chine, tout son art de porcelaines, de dieux de l'Agriculture et de poussahs, forme un intermède insolite, depuis le premier empereur mandchou jusqu'à l'impératrice de Ts'eu-hi, entre les grands empereurs sans visage et Mao. Il semble que l'entracte s'achève, non par le tumulte sanglant de 1900, mais par la prise du Palais d'Été. Sans doute ai-je conté quelque part la nuit dans laquelle les soldats anglais cherchaient les perles des concubines d'autrefois, pendant que les zouaves lançaient vers le bois les automates séculairement collectionnés par les empereurs... Dans les cris militaires, un lapin mécanique courait sur la pelouse en frappant ses petits timbres d'or qui reflétaient la lueur de l'incendie...
Au-dessus de la Cité interdite, j'ai vu, chargé de chaînes, l'arbre auquel se pendit, à l'entrée des Mandchous, le dernier empereur Ming. Mais j'ai trouvé aussi (au musée de la Révolution ?) la photo des deux soeurs
qui conduisirent la révolte des Boxers avec un courage e prophétesses, et tombèrent entre les mains des Européens. Loti les vit à Tien-tsin, pelotonnées dans le coin d'une pièce comme Jeanne d'Arc le fut sans doute dans le coin de son dernier cachot. Celles-là préfiguraient Mao. Bien qu'il s'accorde mieux au tombeau de T'ai-tchong perdu dans les Steppes qu'à ceux des Ming, on lui élèvera sans doute un prodigieux tombeau. Il ne s'accorde pas à l'harmonie, aux libations versées par les empereurs pour unir les hommes à la Terre ; moins encore, à la Chine de marionnettes ou de raffinement. Et beaucoup des siens voudraient détruire tout le passé, comme le veulent les révolutions naissantes. Ce qu'il veut lui-même détruire et conserver semble parfois se référer à l'opposition des deux mouvements fondamentaux de la pulsation du monde. « Si nous faisons ce "que nous devons faire, la Chine redeviendra la Chine... »
Lorsque la voiture repasse par la grand-place de la paix céleSte, la nuit est tombée. Une dernière lueur découpe la Cité interdite, en face du Palais du Peuple dont la masse informe se perd dans l'ombre. Je pense à l'inquiétude de Mao, à la tristesse de Charlemagne devant les bateaux normands ; et derrière lui, à l'immense peuple de la misère à l'affût de la première faiblesse des Blancs. Pendant que s'enfonce dans l'ombre ce qui fut l'Asie, je pense au Vieux de la Montagne, à ses deux bras sombres lourdement levés au-dessus de toutes les immobiles épaules de toile blanche : « Nos alliés !»
« Nos alliés... »
Je pense aussi aux bras de l'aumônier des Glières — dressés sur les étoiles de Dieulefit : « II n'y a pas de grandes personnes... »

Cited by (1)

# Year Bibliographical Data Type / Abbreviation Linked Data
1 2009 Romanisches Seminar Universität Zürich Organisation / URose
  • Source: Claudel, Paul. Figures et paraboles. (Paris : Gallimard, 1936). (Clau37, Publication)
  • Source: Claudel, Paul. Oeuvres en prose. Préf. par Gaëtan Picon ; textes établis et annotés par Jacques Petit, Charles Gelpérine. (Paris : Gallimard, 1965). (Bibliothèque de la Pléiade ; 179). (Clau36, Publication)
  • Source: Gadoffre, Gilbert. Claudel et le paysage chinois. In : Etudes de langue et littérature françaises ; 20 (1972). (Clau29, Publication)
  • Source: Hue, Bernard. Littérature et arts de l'Orient dans l'oeuvre de Claudel. (Paris : C. Klincksieck, 1978). (Publications de l'Université de Haute-Bretagne ; 8). (Clau33, Publication)
  • Source: Claudel, Paul. Les agendas de Chine. Texte établi, présenté et annoté par Jacques Houriez. (Lausanne : L'âge d'homme, 1991). (Collection du centre Jacques-Petit). (Clau27, Publication)
  • Source: Meyer, Alain. La condition humaine d'André Malraux. (Paris : Gallimard, 1991). (Foliothèque). (MalA2, Publication)
  • Source: Claudel, Paul. Livre sur la Chine. Volume réalisé par Andrée Hirschi sous la direction de Jacques Houriez. (Lausanne : L'âge d'homme, 1995). [2e version 1909 ; 3e version 1910-1911. Geschrieben 1904-1909]. (Clau12, Publication)
  • Source: Daniel, Yvan. "Oriens nomen ejus" (Zach. VI, 12) : les spiritualités asiatiques dans la pensée et l'oeuvre religieuse de Paul Claudel. In : Bulletin de la Société Paul Claudel ; no 171 (Oct. 2003). (Clau28, Publication)