Malraux, André. Antimémoires [ID D23466]. (2)
Pékin
Les mêmes couloirs sans fin que pour atteindre le bureau du maréchal (c'est le même édifice, les mêmes enfilades de pièces vides et, dans le bureau du Premier ministre, les mêmes fauteuils de rotin avec leurs mêmes napperons, des lavis semblables, et les mêmes photographes lorsque nous nous serrons la main). L'interprète — une femme, cette fois — parle français sans accent (c'est sans doute une Chinoise du Tonkin) et le vocabulaire politique lui est familier; l'attitude du Premier ministre est amicalement distante ; la sienne, presque hostile.
Chou En-lai a peu changé, car il a vieilli comme il devait vieillir : les creux de son visage se sont approfondis. Il est vêtu comme le maréchal, mais il est mince ; l'on ne devine guère l'origine de la plupart des chefs chinois, mais lui est manifestement un intellectuel. Petit-fils de mandarin. Il a été le commissaire politique de l'École des Cadets de Canton, quand Tchang Kaï-chek la commandait. Entre ses fondions successives — y compris celle de Premier ministre — il préférait celle de ministre des Affaires étrangères. Je pense à un diplomate qui m'accueillit à Moscou vers 1979 : il portait un monocle, dans une ville où la femme de Lénine portait une casquette. Je sais depuis longtemps que les Affaires étrangères sont une secte — à laquelle le maréchal Chen-yi n'appartient pas, mais à laquelle Chou En-lai, adjoint de Mao pendant la Longue Marche, appartient.
Ni truculent ni jovial : « parfaitement distingué ».
Et réservé comme un chat.
« J'ai été très frappé des critiques adressées par le général de Gaulle, dans sa dernière conférence de presse, aux desseins d'hégémonie mondiale de l'U.R.S.S. et des États-Unis.
« Et aussi de la phrase : le Pacifique, où se jouera le destin du monde. »
Les deux guerres du Viêt-nam ne sont pas sans liens avec la Longue Marche. Pourtant, comme Da Nang est lointaine! Les « marines » débarquent, et aux yeux de Chou En-lai, leur débarquement n'est certes pas négligeable. Mais marginal. Le destin de l'Asie est à Pékin, ou nulle part. Et l'Inde ?
Un temps. Je réponds :
« Lénine a dit : "On peut toujours envisager une action commune, à la condition de ne mélanger ni les mots d'ordre ni les drapeaux."»
Et lui, distraitement :
« Nous n'avons pas oublié que vous connaissez bien le marxisme, et la Chine... Nous n'avons pas oublié non plus que vous avez été poursuivi en même temps que Nguyên Ai Quoc [Hô Chi Minh]... Vous vouliez un dominion indo-chinois : les Français auraient mieux fait de vous approuver...
— Je vous remercie de vous en souvenir. D'autant plus que l'autre fondateur du Jeune-Annam : Paul Monin, est mort à Canton.
— Vous avez revu Tchang Kaï-chek ?
— Jamais. C'est dommage.
— Oh!... »
Geste évasif. J'aimerais lui répondre : « Et vous ? » Car personne ne sait ce que fut 1' « incident de Si-ngan-fou ». Et ce n'est pas la moindre cause des sentiments complexes que m'inspire mon interlocuteur.
En décembre 1936, Tchang Kaï-chek, venu inspecter le front anticommuniste du Nord, fut arrêté par le chef des troupes mandchoues, le « jeune maréchal » Tchang Sue-liang. Chacun pensait qu'il allait être exécuté; mais un envoyé (des Russes ?) négocia, et le généralissime fut remis en liberté contre la promesse de combattre enfin les Japonais, et non les troupes de Mao. Rentré à Nankin, il tint sa promesse, ce qui laissa chacun — et d'abord les Américains — stupéfait. Quel engagement avait pu le lier à ce point ?
Or, l'envoyé, c'était Chou En-lai.
J'ai vu, à Sian, le Bain de la Favorite, que Tchang Kaï-chek habitait lorsqu'on vint l'arrêter. Il s'échappa dans le bois qui domine ces pavillons et cette jonque de marbre comme un bois sacré, et où il fut pris.
« J'étais déjà là, m'a dit le gardien. Voici son lit. (C'est un lit de camp européen.) Quand nous sommes entrés, avec le capitaine et les soldats, il ne restait personne, mais il avait laissé son dentier sur la tablette de la salle de bains...
« Et j'étais sur le grand pont de la rivière quand l'étudiante s'est jetée devant l'auto de Tchang Sue-liang en criant : " Ne laissez pas les Japonais écraser encore la Chine ! Il y aura ici du sang versé ! Que notre sang coule pour que nous cessions d'être humiliés! " Elle pleurait et tous ceux qui entendaient pleuraient, et le jeune maréchal s'est mis à pleurer aussi... »
Ce palais, copie de celui de la favorite d'un grand empereur, ressemble, comme tout ce qui a été copié au xixe (et d'abord le Palais d'Été) à un décor de chinoiserie. Mais sur les petites terrasses, au-dessus des saules pleureurs, les mimosées rosés d'été ressemblaient à celles du VIIIe siècle... Il y avait une pagode où un général d théâtre était devenu dieu de l'Irrigation. Et au loin la colline funéraire de l'empereur fondateur...
Le généralissime prisonnier avait commencé par répondre à Tchang Sue-liang, qui l'appelait « mon général » : « Si je suis votre général, commencez par m'obéir! » puis Chou En-lai était arrivé...
« Une des expressions du président Mao, dis-je, a fait fortune en France, non sans intriguer les Français : les États-Unis sont un tigre en papier.
— Les États-Unis sont un vrai tigre, et l'ont montré. Mais si ce tigre vient ici, il se change en tigre de papier. Parce que la plus puissante armée du monde ne peut rien contre une guérilla générale. Nos fusils, nos chars, nos avions sont presque tous américains. Nous les avons pris à Tchang Kaï-chek. Plus les Américains lui en ont donné, plus nous lui en avons pris. Tchang n'avait pas de mauvais soldats, vous savez ! Les Américains sont meilleurs ? Peu importe. Chaque Chinois sait que seule l'Armée populaire est garante de la distribution des terres. Et la guerre aura lieu ici. »
Cette guerre sera la suite des guerres contre le Japon, Tchang Kaï-chek, les Américains en Corée, à T'ai-wan, au Viêt-nam. Bien que le ministre pense qu'une négociation relative au Viêt-nam n'est pas même envisageable, il précise que Hô Chi Minh ne pourrait y représenter seul les combattants du Nord.
« Il faut négocier avec ceux qui se battent, donc le Front national de libération et Hanoi, mais le Front d'abord. »
J'ai vu le Parti communiste français tenter cette opération, en 1944 : le contrôle général des maquis étant impossible, on déléguera des chefs de maquis d'obédience chinoise, qui contrôleront Hô Chi Minh...
Il parle aussi de l'O.N.U., où il pense que la Chine ne doit pas entrer avant le départ de Formose; et semble hésiter entre une organisation afro-asiatique plus ou moins conduite par la Chine, et le transfert de FO.N.U., de New York à Genève. Je lui demande :
« Croyez-vous que la politique aâuelle du Japon puisse survivre à votre possession de la bombe ? »
II me regarde avec attention :
« Je ne crois pas... »
Il sait comme moi qu'aux États-Unis, on le tient pour l'original d'un des personnages de La Condition humaine. Je pense à la photo du musée de Canton où il reste seul parmi les Cadets, entouré de personnages effacés comme les ombres du Hadès — qui furent Borodine, Gallen et Tchang Kaï-chek...
« Le général de Gaulle, dis-je, juge que les contacts établis par l'intermédiaire de nos ambassadeurs sont au point mort... »
Ses sourcils épais, pointus vers les tempes comme ceux des personnages du théâtre chinois, maintiennent son expression de chat studieux. Il rêve, avec une bizarre attention, sans objet.
« Nous sommes d'accord, répond-il, sur les textes qui permettent notre coexistence pacifique...
« Nous voulons l'indépendance, et nous ne voulons pas la double hégémonie.
« Vous avez demandé au ministre des Affaires étrangères si nous accepterions de négocier, au sujet du Viêt-nam, avant le retrait des troupes américaines. Nous ne négocierons ni sur le Viêt-nam ni sur autre chose tant que les Américains ne seront pas rentrés chez eux. Il ne s'agit pas seulement de quitter Saigon, mais de démanteler les bases de Saint-Domingue, de Cuba, du Congo, du Laos, de la Thaïlande, les rampes de lancement du Pakistan et d'ailleurs. Le monde pourrait vivre en paix; s'il ne le peut pas, c'est à cause des méfaits des Américains qui sont partout, et créent des conflits partout. En Thaïlande, en Corée, à T'ai-wan, au Viêt-nam, au Pakistan — j'en passe —, ils subventionnent, ou arment contre nous, 1'700'000 hommes. Ils deviennent les gendarmes du monde. Pour quoi faire ? Qu'ils rentrent chez eux, le monde retrouvera la paix. Et pour commencer, qu'ils observent les accords de Genève! »
Il écarte les bras, mains ouvertes, image de l'innocent qui prend à témoin la bonne foi universelle :
« Comment négocier avec des gens qui ne respectent pas les accords ? »
Désolé par tant de perfidie, il représente à merveille le sage confucianisme devant la regrettable barbarie de ceux qui n'observent pas les rites. Masque inattendu sur son visage de samouraï. Comme naguère auprès de Nehru, je remarque que lorsqu'un politique cyniquement lucide fait appel à la vertu, il va chercher le masque de ses ancêtres : les communistes qui mentent se déguisent en orthodoxes, les Français en conventionnels, les Anglo-Saxons en puritains.
Il suggère que la France conseille à son alliée la Grande-Bretagne, comme pourrait le faire la Chine à son alliée l'U.R.S.S., une attitude commune contre la politique d'agression et l'existence de bases militaires des États-Unis à l'étranger.
Pourtant, il est un des premiers diplomates de notre époque. Comme lorsque j'écoutais le maréchal, je me demande à quoi tend ce qui m'est dit. Ni la Grande-Bretagne ni les États-Unis ne sollicitent nos conseils et la position de la France est connue de tous. Il exalte l'aide chinoise aux pays sous-développés, et je lui fais remarquer que le pourcentage de notre aide à l'Afrique est le plus élevé du monde. Mais seule l'aide chinoise est désintéressée. En quoi notre aide à l'Algérie est-elle intéressée ?
« Le pétrole », répond-il.
Il y a dans ce qu'il dit une étrange distance, toute différente de celle qu'imposé le général de Gaulle. Je pense à l'éloignement d'un homme frappé par le malheur. Sa femme, l'une des premières oratrices du parti, est gravement malade. Lorsque ce qu'il dit est conventionnel, il semble « mettre le disque » pour ne pas penser. Malgré sa grande courtoisie. Cet entretien paraît le fatiguer mais aussi l'attacher, comme s'il craignait de se retrouver seul.
« Vous avez été longtemps ministre des Affaires étrangères, dis-je, et vous savez mieux que moi que certaines positions sont prises pour être discutées, et d'autres seulement pour être affirmées. Je ne crois pas que les États-Unis envisagent de discuter la vôtre... »
Il fait un geste qui signifie : peu importe, et répond :
« Vous croyez à la menace atomique ? L'autonomie des communes populaires est assurée. La Chine survivrait à la mort de cent millions d'hommes. Et tôt ou tard, il faudra bien que les Américains rembarquent. La Chine n'acceptera jamais le retour de Tchang Kaï-chek. Elle a découvert la liberté. Ce n'est pas celle de l'Amérique, voilà tout. »
Je pense à la conférence de Sun Yat-sen, un an avant sa mort : « Si nous parlions de la liberté à l'homme de la rue... il ne nous comprendrait certainement pas. La raison pour laquelle les Chinois n'attachent en réalité aucune espèce d'importance à la liberté, c'est que le mot même qui la désigne est d'importation récente en Chine. » La révolution a libéré la femme de son mari ; le fils, de son père ; le fermier, de son seigneur. Mais au bénéfice d'une collectivité. L'individualisme à l'occidentale n'a pas de racines dans les masses chinoises. L'espoir de transformation, par contre, est un sentiment très puissant. Un mari doit cesser de battre sa femme pour devenir un autre homme, qui sera membre du parti, ou simplement de sa commune populaire, ou de ceux que l'armée délivrera : « Les dieux, c'est bon pour les riches, les pauvres ont la VIIIe armée. »
Chou En-lai a repris :
« Un de vos généraux de la guerre de 1914 a dit : "On a tort d'oublier que le feu tue." Le président Mao ne l'a pas oublié. Mais ce feu-là ne tue pas ce qu'il ne voit pas. Nous n'engagerons nos armées contre l'armée d'invasion qu'en temps et lieu.
— Comme Koutouzof.
— Auparavant, nous n'oublierons pas que toute armée d'invasion devient moins forte que le peuple envahi, si celui-ci est résolu à se battre. Les Européens ont cessé de régner en Asie, et les Américains les suivront. »
Croit-il à la guerre ou non ? Ce qui m'intrigue, c'est que, comme le maréchal, il ne semble pas même envisager une guerre par laquelle les États-Unis — même sans bombes atomiques — se contenteraient de détruire les dix principaux centres industriels chinois, retardant ainsi de cinquante ans l'édification de la Chine nouvelle — et rentreraient chez eux, sans imposer aucun Tchang Kaï-chek.
Sa pensée se fonde sur une théorie de Mao, que je m'étonne de n'avoir pas encore entendu exposer. L'impérialisme rassemble six cents millions d'hommes; les pays sous-développés, socialistes et communistes, deux milliards. La victoire de ceux-ci est inévitable. Ils entourent le dernier impérialisme, celui des États-Unis, comme le prolétariat entoure le capitalisme, comme la Chine entourait les armées de Tchang Kaï-chek. « C'eSl toujours l'homme, dit Mao, qui finit par gagner... »
Yenan
La réception des chefs militaires birmans et celle d'un président somalien ont affolé les bureaux des Affaires étrangères. On ne sait si le président Mao, rétabli, se rendra à Pékin, ou si l'audience aura lieu dans sa villa de Hang-tcheou. Quand ? Bientôt. Mais encore ? Trois jours, quatre, peut-être moins...
Je voudrais aller voir les religieuses, mais elles ne veulent rencontrer aucun Européen. Par peur ? « Je ne crois pas », dit l'ambassadeur. Un de nos interlocuteurs a vu l'évêque chinois de Chang-hai, furieusement maoïste. « Une marionnette du pouvoir. » Pourtant, il accomplit noblement ses devoirs de charité, et ses conversions sont nombreuses, murmure-t-on. Je me souviens d'un ami prêtre à Paris : « Quand nous avons été ordonnés nous étions très heureux, tandis que nos compagnons chinois restaient glacés. Nous enviions leur apostolat. Prêcher en Chine ! Nous avons fini par leur demander pourquoi ces têtes d'enterrement ? "Toutes vos églises ont été bâties sous la protection de vos canonnières, et le Christ ne vient pas dans ces églises-là. Il faut d'abord que toutes soient détruites. Alors il y aura une Chine chrétienne, qui ressemblera à la Chine. Comme les scènes de la Crèche sur les images religieuses chinoises. Et quand la voix du Seigneur retentira chez nous, on s'apercevra qu'elle est autre chose que les bavardages de la Grèce et de Rome." Nous les regardions, Stupéfaits par l'idée de la destruction des Missions, si péniblement édifiées ; par cette gigantesque tâche, admirable et sournoise. "Vous ne verrez jamais cela dans le cours d'une seule vie, dit doucement l'un d'entre nous. — Je sais. Nous attendrons…" »
J'avais souhaité me rendre à Yenan; on met un avion à ma disposition.
Voici donc Sparte. La vérité, la légende, et la force obscure qui prolonge en épopée les combats passés, tout se rejoint en ces montagnes trouées. À leur pied, le musée de la Révolution.
Presque tout ce qu'il représente ou suggère s'est passé ici, il y a trente ans. Déjà c'est un temps disparu. Voici le départ de la cavalerie noire à travers les gorges, la course des soldats sur la Grande Muraille, les canons faits de troncs d'arbres cerclés de barbelés, les chapeaux camouflés de feuilles comme les casques, mêlés aux piques médiévales des partisans avec leur gland rouge beaucoup plus grand que celui des milices du Sud, et aux fusils de bois destinés à l'exercice ; voici les grenades artisanales. Voici les écorces de bouleau qui remplaçaient le papier, les rouets avec lesquels chacun fila son uniforme. Mais Gandhi est loin. Voici la machine à imprimer les billets de banque, bien modestes billets, bien modeste machine, envoyée en pièces détachées par les ouvriers des provinces occupées par l'ennemi. Avant Mao, tout cela, c'était le séculaire matériel des vaincus. J'ai connu en Sibérie les souvenirs de cette guérilla primitive, mais les partisans sibériens ne combattaient pas un contre cent, et ne suggéraient pas ce que tout proclame ici : la jacquerie devenue révolution. Des musées chinois exposent les couronnes de fer portées par les chefs t'ai-p'ing avant leur défaite : ce sont les couronnes barbares que portaient aussi les chefs des Jacques, et que les troupes des rois, lorsqu'elles les capturaient, remplaçaient par des couronnes de fer rouge. La millénaire paysannerie chinoise, la paysannerie de toutes les nations au temps des paysans, est fixée ici, au moment où elle va se lever pour conquérir la Chine, au-dessous de la grotte du seul homme qui l'ait conduite à la victoire : dans les vitrines, après les piques, viennent des fusils et des mitrailleuses pris aux Japonais et aux soldats de Tchang Kaï-chek. Une commentatrice, souris aux deux petites nattes traditionnelles et à la voix de crécelle, raconte cette épopée — jusqu'à la dernière salle où figure, empaillé, le brave cheval qui porta Mao pendant la Longue Marche...
C'est le Napoléon raconté par un grognard aux paysans illettrés, que Balzac, dans Le Médecin de campagne, a pris à Henri Monnier; c'est le Roland furieux commenté par les montreurs de marionnettes siciliennes. Mais au-delà du fétichisme pédantesque qui ne touche pas seulement le cheval et l'encrier de Mao, commence l'émotion qu'inspiré la Libération elle-même. Ces fusils de bois, ces piques, ne sont pas des témoignages à la façon des mousquets et des hallebardes de nos musées : ce sont des armes de la révolution, comme la grotte est la grotte de Mao. Regarderions-nous des baïonnettes de Fleuras ou d'Austerlitz comme des « modèles d'armes » ? Au musée de la Résistance à Paris, le poteau d'exécution déchiqueté par les balles nous parle comme parlaient aux Peaux-Rouges leurs grands totems-pôles au sommet perdu dans les nuages bas. Cette Chine si peu religieuse, mais qui fut si fortement reliée à sa terre, à ses fleuves, à ses montagnes et à ses morts, est liée à sa résurrection par un autre culte des ancêtres, dont l'histoire de la libération est l'évangile, et Mao le fils, au sens où l'empereur était Fils du Ciel. Ici comme dans toutes les villes, on voit l'affiche sur laquelle un loyal garçon aux dents blanches brandit joyeusement un fusil, et enserre du bras gauche une milicienne à mitraillette. Ils ne se regardent pas, ils regardent l'avenir, bien sûr. Et leur style réaliste soviétique, donc idéalisateur, fixe le rêve de millions de Chinois. Sommes-nous si loin de Mars et Vénus? Il ne s'agit plus du disque glapissant de la souris aux petites nattes : ce couple, c'est un dieu antique et sa déesse.
En aucun lieu n'apparaît avec un tel accent la force mythologique du communisme chinois. Yenan est une petite ville, et ses usines, son pont, sa lumière électrique, n'effacent pas ces trous dans la montagne où s'est formé le destin de la Chine (Mao gouvernait cent millions d'hommes lorsqu'il l'a quittée), cette pagode que saluaient d'un cri ceux qui ralliaient Yenan, comme nos pèlerins saluaient les tours de Jérusalem. Partout c'est la terre jaune, la poussière des steppes à l'assaut des cultures accrochées à la rivière, et les anciens quartiers généraux sont de terre battue, d'une netteté de pierre — préaux d'école ou préaux de prison. Ils sont abandonnés : « Les masses viennent en d'autres saisons. » Bombardés mais reconstruits, voici la salle de sous-préfedure où Mao prononça son discours sur la littérature, la salle de l'état-major de l'Armée rouge avec ses bancs et son plafond de troncs, les bureaux des chefs dans les grottes protégées contre l'hiver par des cloisons de verre et de bois comme des échoppes immaculées. Le mot grottes suggère mal ces habitations de troglodytes, creusées dans le roc comme celles de nos vignerons de la Loire. Si l'abri de Mao, près du musée, semble une chambre funéraire d'Egypte, la plupart des autres sont des lieux de travail qui ne surprennent que par leur austérité. Lorsqu'elle s'installa ici, l'armée venait de parcourir dix mille kilomètres. Mao a perdu Yenan, l'a reconquise. Et le lieu proclame le dialogue de l'armée et du parti, le caractère militaire de toute cette conquête politique, l'héritage des conquérants des steppes — moins les tapis et les fourrures. Ici, sur une misérable nappe en feutre rouge, grésillèrent les bougies du Comité central... L'armée passait : ici, elle s'est arrêtée un peu plus longtemps. Jusqu'à la prise de Pékin, le chef suprême de l'armée paysanne a été un chef nomade.
On me projette quelques vieux films d'actualités. Yenan vide à l'approche de l'armée de Tchang Kaï-chek, et l'exode, sans doute pour d'autres grottes assez proches, car les paysans emportent des tables sur le dos des ânes. Puis le retour de l'Armée de Libération, et son entrée dans toutes les villes de Chine, depuis le quai de Chang-hai jusqu'aux branlants portiques de bois de Yunnan-fou, jusqu'à la danse tibétaine des rubans que dansent les jeunes filles avec les gestes des statuettes Tang, effacée par le défilé des soldats, baïonnette en avant comme ceux des défilés soviétiques, à Lhassa, devant le palais du dalaï-lama.
L'un de mes compagnons, vague responsable du parti, me dit qu'il a vu entrer à Yenan les survivants de la Longue Marche.
« Quand avez-vous vu Mao pour la première fois ?
— Quand il a fait appel à nous contre le Japon. J'ai été étonné, parce qu'il avait l'air très simple. Il était habillé en bleu, comme nous, mais il avait des chaussettes marron. Je m'étais mis en arrière : j'étais arrivé avec les premiers mais je n'avais que dix-sept ans. Il parlait bien : nous avons tout de suite trouvé qu'il avait raison... »
La montagne nous surplombe, trouée à l'infini. Je pense à Long-men.
« Il n'y avait pas encore l'électricité. On n'habitait plus la ville, parce que les avions la bombardaient tout le temps. La nuit, des lumières s'allumaient dans toutes les grottes... »
Pékin, août 1965
Retour. Hier soir, on téléphone que je veuille bien ne pas quitter l'ambassade. À treize heures, nouveau coup de téléphone : on m'mattend à quinze heures. En principe, c'est pour l'audience du président de la République, Liou Shao-shi ; mais le « on » fait supposer à l'ambassadeur que Mao sera présent.
Quinze heures. Le fronton du Palais du Peuple repose sur de grosses colonnes égyptiennes, aux chapiteaux-lotus peints en rouge. Un couloir de plus de cent mètres. Au fond, à contre-soleil (dans une salle, je suppose) une vingtaine de personnes. Deux groupes symétriques. Non, il n'y a qu'un groupe, qui semble coupé en deux parce que ceux qui me font face se tiennent à distance derrière le personnage central, vraisemblablement Mao Tsé-toung. En entrant dans la salle je distingue les visages. Je marche vers Liou Shao-shi, puisque ma lettre est adressée au président de la République. Aucun d'entre eux ne bouge.
« Monsieur le Président, j'ai l'honneur de vous remettre cette lettre du président de la République française, où le général de Gaulle me charge d'être son interprète auprès du président Mao Tsé-toung et de vous-même. »
Je cite la phrase qui concerne Mao en m'adressant à lui, et me trouve devant lui, la lettre remise, à l'instant où la traduction s'achève. Son accueil est à la fois cordial et curieusement familier, comme s'il allait dire : « Au diable la politique ! » Mais il dit :
« Vous venez de Yenan, n'est-ce pas ? Quelle est votre impression ?
— Très forte. C'est un musée de l'invisible... »
La traductrice — celle qu'employait Chou En-lai — traduit sans broncher, mais attend manifestement une explication.
« Au musée de Yenan, on attend des photos de la Longue Marche, des Lolos, des montagnes, des marécages... Pourtant, l'expédition passe au second plan. Au premier, ce sont les piques, les canons faits avec des troncs d'arbre et du fil télégraphique : le musée de la misère révolutionnaire. Lorsqu'on le quitte pour les grottes que vous avez habitées avec vos collaborateurs on a la même impression, surtout lorsqu'on se souvient du luxe de vos adversaires. J'ai pensé à la chambre de Robespierre chez le menuisier Duplay. Mais une montagne est plus impressionnante qu'un atelier, et votre abri, au-dessus du musée actuel, fait penser aux tombeaux égyptiens...
— Mais pas les salles du parti.
— Non. D'abord, elles sont protégées par des vitres. Mais elles donnent une impression de dénuement volontaire, monastique. C'est ce dénuement qui suggère une force invisible, comme celui de nos grands cloîtres. »
Nous sommes tous assis dans des fauteuils de rotin dont les bras portent de petits linges blancs. Une salle d'attente dans une gare tropicale... Dehors, à travers les Stores, l'immense soleil d'août. L'expression de tous est celle de la bienveillance et de la componction; d'une politesse attentive qui semble pourtant ne pas tenir compte de celui qui en est l'objet. Elle est rituelle. L'empereur unissait le peuple au cosmos. Sous toutes ces villes il y a la géomancie, sous tous ces gestes il y a l'ordre. L'empereur est mort, mais la Chine est hantée par l'ordre qu'il exprimait. D'où l'active soumission dont je n'ai jamais eu l'équivalent, même en Russie. Je distingue maintenant Mao, à contre-jour. Le même type de visage rond, lisse, jeune, que celui du maréchal. La sérénité d'autant plus inattendue qu'il passe pour violent. À côté de lui, le visage chevalin du président de la République. Derrière eux, une infirmière en blanc.
« Quand les pauvres sont décidés à combattre, dit-il, ils sont toujours vainqueurs des riches : voyez votre Révolution. »
J'entends la phrase de toutes nos écoles de guerre : jamais des milices n'ont battu longtemps une armée régulière. Et que de jacqueries pour une révolution ! Mais peut-être veut-il dire que dans un pays comme la Chine, où les armées ressemblaient à nos grandes compagnies médiévales, ce qui était assez fort pour susciter des troupes volontaires l'était aussi pour leur assurer la viâoire : on se bat mieux pour survivre que pour conserver.
Après l'écrasement des communistes par Tchang Kaï-shek à Chang-hai et à Han-k'eou, en 1927, il a organisé les milices paysannes. Or, tous les Russes qui se réclamaient du marxisme-léninisme, tous les Chinois qui dépendaient directement d'eux, posaient en principe que la paysannerie ne peut jamais vaincre seule. Les trotskistes comme les Staliniens. Sa certitude qu'une prise du pouvoir par les paysans était possible a tout changé. Comment est-elle née ? Quand a-t-il opposé la foule paysanne armée de lances à tous les marxistes d'obédience russe, donc au Komintern ?
« Ma conviction ne s'est pas formée : je l'ai toujours éprouvée. »
Je me souviens du mot du général de Gaulle : « Quand avez-vous pensé que vous reprendriez le pouvoir ? — Toujours... »
« Mais il y a tout de même une réponse. Après le coup de Tchang Kaï-chek à Chang-hai, nous nous sommes dispersés. Comme vous le savez, j'ai décidé de rentrer dans mon village. Jadis, j'avais connu la grande famine de Tchang-cha, avec les têtes coupées des révoltés au haut des perches, mais je l'avais oubliée. À trois kilomètres de mon village, il ne restait pas une écorce, sur certains arbres, jusqu'à quatre mètres de haut : les affamés les avaient mangées. Avec des hommes obligés de manger des écorces, nous pouvions faire de meilleurs combattants qu'avec les chauffeurs de Chang-hai, ou même les coolies. Mais Borodine ne comprenait rien aux paysans.
— Gorki m'a dit un jour, devant Staline : les paysans sont partout les mêmes...
;. — Ni Gorki, un grand poète vagabond, ni Staline... ne connaissaient quoi que ce soit aux paysans. Il n'y a pas de bon sens à confondre vos koulaks avec les miséreux des pays sous-developpés. Et il n'y a pas de marxisme abstrait, il y a un marxisme concret, adapté aux réalités concrètes de la Chine, aux arbres nus comme les gens parce que les gens sont en train de les manger. »
Après : Staline... il a hésité. Qu'allait-il dire ? Un séminariste ? Que pense-t-il de lui aujourd'hui ? Jusqu'à l'entrée à Pékin, Staline a cru à Tchang Kaï-chek, qui devait écraser ce parti épisodique, pas même stalinien, comme il l'avait écrasé à Chang-hai en 1927. Khrouchtchev, lors de la séance secrète du XXe Congrès du Parti en 1956, affirmait que Staline avait été prêt à rompre avec les communistes chinois. Dans la Corée du Nord, il avait laissé les usines intactes ; dans les régions qu'allait occuper Mao, il les avait détruites. Il avait envoyé à Mao un travail sur la guerre des partisans, et Mao l'avait donné à Liou Shao-shi : « Lis ça, si tu veux savoir ce qu'il aurait fallu faire — pour que nous soyons tous morts. » Quitte à croire à un communiste, Staline préférait croire à Li Li-san, formé à Moscou. Les purges ont sans doute été indifférentes à Mao — plus que le rejet de la critique, et que le dédain des masses paysannes. Et sans doute respefte-t-il les immenses services rendus au communisme dans la dékoulakisation, dans la lutte contre l'encerclement, dans la conduite de la guerre. Il y a au-dessus de moi, comme dans toutes les salles officielles, quatre portraits : Marx, Engels, Lénine — et Staline.
Bien que Mao ait appartenu au groupe de jeunes Chinois dont chacun devait gagner la France après avoir appris quelques mots de français, pour travailler dans une usine pendant le temps nécessaire à sa formation révolutionnaire (Chou En-lai a fondé le P.C. chinois à Billancourt), il n'a jamais quitté la Chine, et n'a jamais abandonné sa méfiance à l'égard de la plupart des révolutionnaires revenus de l'étranger, ainsi que des envoyés du Komintern.
« Vers 1919, j'ai été responsable des étudiants du Hou-nan. Nous voulions, avant tout, l'autonomie de la province. Nous avons combattu avec le seigneur de la guerre Tchao Heng-ki. L'année suivante, il s'est retourné contre nous. Il nous a écrasés. J'ai compris que seules les masses pourraient abattre les seigneurs de la guerre. En ce temps-là, je lisais le Manifeste communiste, et je participais à l'organisation des ouvriers. Mais je connaissais l'armée, j'avais été soldat pendant quelques mois en 1911. Je savais que les ouvriers ne suffiraient pas.
— Chez nous, les soldats de la Révolution, dont beaucoup.étaient fils de paysans, sont devenus les soldats de Napoléon. Nous savons à peu près comment. Mais comment s'est formée l'Armée populaire? Et re-formée, puisque parmi les 20'000 combattants arrivés à Yenan, 7'000 seulement venaient du Sud. On parle de propagande, mais la propagande fait des adhérents, elle ne fait pas des soldats...
— Il y a d'abord eu les noyaux. Il y avait plus d'ouvriers qu'on ne le dit, dans l'armée révolutionnaire. Nous avions beaucoup de gens, au Kiang-si : nous avons choisi les meilleurs. Et pour la Longue Marche, ils se sont choisis eux-mêmes... Ceux qui sont restés ont eu tort ; Tchang Kaï-chek en a fait exterminer plus d'un million.
« Notre peuple haïssait, méprisait et craignait les soldats. Il a su très vite que l'Armée rouge était la sienne, presque partout, il l'a accueillie. Elle a aidé les paysans, surtout au moment des moissons. Ils ont vu que chez nous il n'y avait pas de classe privilégiée. Ils ont vu que nous mangions tous de la même façon, que nous portions les mêmes vêtements. Les soldats avaient la liberté de réunion et la liberté de parole. Ils pouvaient contrôler les comptes de leur compagnie. Surtout, les officiers n'avaient pas le droit de battre les hommes, ni de les insulter.
« Nous avions étudié les rapports des classes. Quand l'armée était là, il n'était pas difficile de montrer ce que nous défendions : les paysans ont des yeux. Les troupes ennemies étaient bien plus nombreuses que les nôtres, et aidées par les Américains ; pourtant nous avons souvent été vainqueurs, et les paysans savaient que nous étions vainqueurs pour eux. Il faut apprendre à faire la guerre, mais la guerre est plus simple que la politique : il s'agit d'avoir plus d'hommes ou plus de courage, à l'endroit où l'on engage le combat. Perdre de temps à autre est inévitable; il faut seulement avoir plus de victoires que de défaites... — Vous avez tiré grand parti de vos défaites.
— Plus que nous ne l'avions prévu. À certains égards, la Longue Marche a été une retraite. Pourtant ses résultats ont été ceux d'une conquête, parce que partout où nous sommes passés...
("Dix mille kilomètres", dit la traductrice entre parenthèses.)
« ... les paysans ont compris que nous étions avec eux, et quand ils en ont douté, la conduite des soldats du Kouo-min-tang s'est chargée de les en convaincre. Sans parler de la répression. »
Celle de Tchang Kaï-chek. Mais il pourrait parler aussi de l'efficacité de la sienne : l'Armée de Libération n'a pas seulement confisqué les grandes propriétés, elle a exterminé les grands propriétaires et annulé les créances. Les maximes de guerre de Mao sont devenues une chanson populaire : « L'ennemi avance, nous nous retirons. Il campe, nous le harcelons. Il refuse le combat, nous attaquons. Il se retire, nous le poursuivons. » Je sais que son « nous » comprend à la fois l'armée, le Parti, les travailleurs d'aujourd'hui et ceux de la Chine éternelle. La mort n'y trouve pas place. La civilisation chinoise avait fait de tout Chinois un individu naturellement discipliné. Et, pour tout paysan, la vie dans l'Armée populaire, où l'on apprenait à lire, où la camaraderie était grande, était plus honorable et moins pénible que la vie au village. Le passage de l'Armée rouge à travers la Chine fut une propagande plus puissante que les propagandes conçues par le Parti : tout le long de cette traînée de cadavres, la paysannerie entière se leva, le jour venu.
« Quel était l'axe de votre propagande ?
— Représentez-vous bien la vie des paysans. Elle avait toujours été mauvaise, surtout lorsque les armées vivaient sur la campagne. Elle n'avait jamais été pire qu'à la fin du pouvoir du Kouo-min-tang. Les suspects enterrés vivants, les paysannes qui espéraient renaître chiennes pour être moins malheureuses, les sorcières qui invoquaient leurs dieux en chantant comme un chant de mort : " Tchang Kaï-chek arrive! " Les paysans n'ont guère connu le capitalisme : ils ont trouvé devant eux l'État féodal renforcé par les mitrailleuses du Kouo-min-tang.
« La première partie de notre lutte a été une jacquerie. Il s'agissait de délivrer le fermier de son seigneur ; non de conquérir une liberté de parole, de vote ou d'assemblée : mais la liberté de survivre. Rétablir la fraternité bien plus que conquérir la liberté ! Les paysans l'avaient entrepris sans nous, ou étaient sur le point de l'entreprendre. Mais souvent, avec désespoir. Nous avons apporté l'espérance. Dans les régions libérées, la vie était moins terrible. Les troupes de Tchang Kaï-chek le savaient si bien qu'elles propagèrent que les prisonniers et les paysans qui passaient chez nous étaient enterrés vivants. C'est pourquoi il fallut organiser la guerre par cri, faire crier la vérité par des gens que connaissaient ceux qui les entendaient. Et seulement par ceux qui n'avaient pas laissé de parents de l'autre côté. C'est pour maintenir l'espoir, que nous avons développé la guérilla autant que nous l'avons pu. Bien plus que pour les expéditions punitives. Tout est né d'une situation particulière : nous avons organisé la jacquerie, nous ne l'avons pas suscitée. La révolution est un drame passionnel ; nous n'avons pas gagné le peuple en faisant appel à la raison, mais en développant l'espoir, la confiance et la fraternité. Devant la famine, la volonté d'égalité prend la force d'un sentiment religieux. Ensuite, en luttant pour le riz, la terre et les droits apportés par la réforme agraire, les paysans ont eu la conviâion de lutter pour leur vie et celle de leurs enfants.
« Pour qu'un arbre croisse, il faut la graine, il faut aussi la terre : si vous semez dans le désert, l'arbre ne poussera pas. La graine a été, dans beaucoup d'endroits, le souvenir de l'Armée de Libération ; dans beaucoup d'autres, les prisonniers. Mais partout la terre a été la situation particulière, la vie intolérable des villageois sous le dernier régime du Kouo-min-tang.
« Pendant la Longue Marche, nous avons fait plus de cent cinquante mille prisonniers, par petits paquets; et bien davantage, pendant la marche sur Pékin. Ils restaient avec nous quatre ou cinq jours. Ils voyaient bien la différence entre eux et nos soldats. Même s'ils n'avaient presque pas à manger — comme nous — ils se sentaient libérés. Quelques jours après leur capture, nous rassemblions ceux qui voulaient s'en aller. Ils s'en allaient, après une cérémonie d'adieux, comme s'ils avaient été des nôtres. Après la cérémonie, beaucoup ont renoncé à partir. Et chez nous, ils sont devenus braves. Parce qu'ils savaient ce qu'ils défendaient.
— Et parce que vous les versiez dans des unités éprouvées ?
— Bien entendu. La relation du soldat avec sa compagnie est aussi importante que celle de l'armée avec la population. C'est ce que j'ai appelé le poisson dans l'eau. L'Armée de Libération est une soupe dans laquelle fondent les prisonniers. De même, il ne faut engager les nouvelles recrues que dans les batailles qu'elles peuvent gagner. Plus tard, c'est différent. Mais nous avons toujours soigné les blessés ennemis. Nous n'aurions pas pu traîner tous ces prisonniers; peu importe. Quand nous avons marché sur Pékin, les soldats battus savaient qu'ils ne risquaient rien à se rendre, et ils se sont rendus en masse. Les généraux aussi, d'ailleurs. »
Donner à une armée le sentiment que la victoire lui est promise n'est certes pas négligeable. Je me souviens de Napoléon, pendant la retraite de Russie : « Sire, nos hommes sont massacrés par deux batteries russes. — Qu'on ordonne à un escadron de les prendre ! »
Je le dis à Mao, qui rit, et ajoute :
« Rendez-vous bien compte qu'avant nous, dans les masses, personne ne s'était adressé aux femmes, ni aux jeunes. Ni, bien entendu, aux paysans. Les uns et les autres se sont sentis concernés, pour la première fois.
« Lorsque les Occidentaux parlent des sentiments révolutionnaires, ils nous prêtent presque toujours une propagande parente de la propagande russe. Or, si propagande il y a, elle ressemble plutôt à celle de votre Révolution, parce que, comme vous, nous combattions pour une paysannerie. Si propagande veut dire instruction des milices et des guérilleros, nous avons fait beaucoup de propagande. Mais s'il s'agit de prédication... Vous savez que je proclame depuis longtemps : nous devons enseigner aux masses avec précision ce que nous avons reçu d'elles avec confusion. Qu'est-ce qui nous a attaché le plus de villages ? Les exposés d'amertume. »
L'exposé d'amertume est une confession publique dans laquelle celui ou celle qui parle confesse seulement ses souffrances, devant tout le village. La plupart des auditeurs s'aperçoivent qu'ils ont subi les mêmes souffrances et les racontent à leur tour. Beaucoup de ces confessions sont banalement poignantes, l'éternelle plainte de l'éternel malheur. Quelques-unes sont atroces. (On m'a raconté celle d'une paysanne qui va demander au seigneur de la guerre ce qu'eSt devenu son mari, emprisonné : « Il est dans le jardin. » Elle y trouve le corps décapité, la tête sur le ventre. Elle prend la tête que les soldats veulent lui arracher, la berce, et la défend de telle façon que les soldats s'écartent comme si la femme était l'objet d'une possession surnaturelle. Cette histoire est très connue, parce que la femme a répété maintes fois cet exposé d'amertume — et parce que, lors du jugement public du seigneur de la guerre, elle lui a arraché les yeux.)
« Nous avons fait faire les exposés dans tous les villages, dit Mao, mais nous ne les avons pas inventés.
— Quelle discipline avez-vous dû imposer d'abord ?
— Nous n'avons pas imposé beaucoup de discipline pour le règlement de ces comptes-là. Quant à l'armée, ses trois principes étaient : interdiction de toute réquisition individuelle, remise immédiate au commissariat politique de tous les biens confisqués aux propriétaires fonciers, obéissance immédiate aux ordres. Nous n'avons jamais rien pris aux paysans pauvres. Tout dépend des cadres : un soldat versé dans une unité disciplinée est discipliné. Mais tout militant est discipliné, et notre armée était une armée de militants. Le fameux " lavage de cerveau " a fait passer chez nous la plupart de nos prisonniers ; mais qu'est-ce que c'était ? Leur dire : "Pourquoi vous battez-vous contre nous ?" et dire aux paysans : "Le communisme est d'abord une assurance contre le fascisme". »
History : China
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Literature : Occident : France
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Periods : China : People's Republic (1949-)
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Periods : China : Republic (1912-1949)