Malraux, André. Antimémoires [ID D23466]. (1)
Hong Kong
Je suis seul au salon du consulat général. Dans les fenêtres, tout le golfe. La buée chaude baigne l'assaut des gratte-ciel qui écrasent le « front d'eau » impérial du temps des Conquérants, contournent et investissent le pic ; elle transforme en silhouettes grises les bateaux et les jonques sous un ciel échevelé. Je suis passé par Hong Kong pour aller au Japon, en 1958, quand je venais de l'Inde de Nehru. Les plantes grasses des hôtels chinois à balcons ajourés de Queen's Road dégringolaient comme autrefois sur les milliers de petites porcelaines des antiquaires. Je me souviens d'un jour de 1925 ou 1926. Il faisait beau sur le golfe ; l'air bleu tremblait. L'administration coloniale était parvenue à empêcher toutes les imprimeries de Saigon d'imprimer le journal du Jeune-Annam, L'Indochine, au temps des spoliations de Baclieu. Les militants avaient remonté de vieilles presses, et j'étais venu acheter des caraftères d'imprimerie au seul fondeur, depuis Ceylan jusqu'à Chang-hai : la mission de Hong Kong. J'avais regagné Saigon avec des caraâères de langue anglaise, sans accents. Impossible d'imprimer. Un jour, un ouvrier annamite était entré, avait tiré de sa poche un mouchoir noué en bourse, les coins dressés comme des oreilles de lapin : « C'est rien que des é. Il y a des accents aigus, des graves et aussi des circonflexes. Pour les trémas, ce sera plus difficile. Peut-être vous pourrez vous en passer. Demain des ouvriers vont apporter tous les accents qu'ils ront. » Il avait vidé sur un marbre les caractères enchevêtrés comme des jonchets, les avait alignés du bout de son doigt d'imprimeur, et était parti. Ses camarades lui avaient succédé. Tous savaient que s'ils étaient pris ils seraient condamnés, non comme révolutionnaires, comme voleurs.
Il y a quarante ans. Au-dessous de moi, voici les toit de la mission...
Au-dessous encore, jusqu'à la mer, on démonte en hâte les gigantesques échafaudages de bambous, car les typhons les emportent, et un typhon erre autour de l'île. J'ai revu les Chinoises avec leurs fourreaux brodés du temps de Nankin, et les vieilles marchandes aux pieds en moignons. Les aventuriers que Clappique ne trouvait plus à Singapour, les voici : ils sont chinois. Et je viens d'entendre des histoires semblables à celles que j'entendais à Chang-hai avant 1930. Le bateau des aveugles arrivés chez les soeurs après s'être évadés de Canton dont la police a sans doute organisé l'évasion pour se débarrasser d'eux. Les jeunes Chinois de Bornéo venus participer à la construction de la Chine nouvelle — écoeurés, réfugiés sans un sou chez les missionnaires qui les font engager dans les fabriques de pétards — et qui volent les pétards pour jouer. Et les jonques chargées de passagers clandestins, que le capitaine fait couler (le fond de la jonque s'ouvre) s'il est arraisonné par la police populaire ou par la police anglaise...
Devant moi, au-delà de la baie, s'étendent les « nouveaux territoires » jusqu'à la barre noire qui ferme l'horizon : la Chine communiste. Elle est présente même dans la ville, par son contrôle discret de tous les syndicats, et par le magasin spectaculaire qu'elle vient d'ouvrir. Imaginons, dans un Monte-Carlo gorgé, la Samaritaine d'une Europe communiste. La Chine rouge vend ce qu'elle fait. C'est peu de chose, mais chacune signifie : ceci est conquis. À l'arrière-plan, la bombe atomique ; au premier, le sourire spartiate des vendeuses. Même les jouets sont austères, et la panoplie de la parfaite ménagère communiste semble une offrande devant les portraits de Mao et les images de la Longue Marche.
Au-dessus de cet entassement de valises de fibre et de thermos, de tout ce Bazar de l'Hôtel de Ville dont les démocraties populaires sont toujours fières, régnent ces mythologiques. Les valises et les meubles des capitalistes sont moins grossiers que ceux-ci ; mais qui a passé les fleuves, franchi les neiges tibétaines ? Après un quart d'heure, ce que l'on vend ici disparaît devant ce dont on rêve. D'autant mieux que si le loyal milicien et l'héroique milicienne sont réalistes-socialistes, presque toutes les images de la Longue Marche sont de style chinois. Pour les millions d'hommes agglomérés sur le rocher de Hong Kong, l'immensité qui s'étend derrière la barre noire de l'horizon n'est pas le pays des communes populaires, des hauts fourneaux individuels et des usines géantes, ni même de la bombe atomique, c'est le pays de la Longue Marche et de son chef ; comme la Russie, au-delà de l'arc de triomphe de Niegoreloïe, n'était pas le pays des kolkhozes, mais celui de Lénine et de la révolution d'Octobre.
Finis, Singapour et ses tentacules, ses îles, sa Thaïlande. Finis, le Viêt-nam et sa guerre féline; fini, Hô Chi Minh. Ici commence le grand jeu, parti de la poussière pour rétablir le plus grand empire du monde. Ce qu'expriment ces images, c'est plus que l'Inde, autant que l'Union soviétique et que l'Amérique : Rome.
La Longue Marche ne compte plus vingt mille survivants : huit cents « responsables », dit-on. De l'autre côté de la baie, elle emplit les rêves comme la Râmâyana emplit encore le rêve de l'Inde, comme l'Olympe a empli jadis celui de la Grèce.
Tout avait commencé par des victoires.
À l'automne 1928, le VIe Congrès de Moscou a enfin donné sa place à l'action paysanne.
C'est la fin du premier schisme. Des armées rouges naissent : des mutineries se succèdent dans les armées du Kouo-min-tang, et les mutins rejoignent Mao aux monts Tsing-kang. Mais ses approvisionnements ne nourriront pas une armée.
En janvier 1929, le principal général de Mao, Tchou-te, force le blocus et rejoint d'autres troupes rouges. En décembre, tout le sud du Kiang-si est conquis, et le prémier gouvernement soviétique d'une province, institué.
Le Kouo-min-tang, devenu le gouvernement de Nankin, oppose aux 40'000 hommes de Mao les 100'000 hommes de la Première Campagne d'extermination. Par une guerre de manoeuvre qui oppose toujours le gros des forces rouges à des colonnes isolées que Mao a laissées avancer profondément dans son territoire, et grâce à la complicité de la population, l'armée de Nankin est disperseé en deux mois.
Quatre mois plus tard, la Deuxième Campagne engage 200'000 hommes, par sept points d'attaque. Même tactique, mêmes résultats.
Un mois plus tard, Tchang Kaï-chek prend lui-même le commandement de 300'000 hommes. Ceux de Mao attaquent cinq colonnes en cinq jours, s'emparent d'un matériel considérable, et en octobre, Tchang Kaï-chek retire les troupes de la Troisième Campagne d'extermination.
Le gouvernement soviétique de Chine est constitué sous la présidence de Mao.
En décembre 1931, 200'000 soldats de Nankin passent chez lui. L'Armée rouge commence ses propres offensives. En 1933, Nankin lance la Quatrième Campagne d'extermination, perd 13'000 hommes en un seul combat, et voit détruire sa meilleure division.
Mais les conseillers de Tchang Kaï-chek (dont von Falkenhausen, et von Seekt, ancien chef d'état-major général de l'armée allemande) ont participé à la campagne, et en ont tiré les leçons. Pour la Cinquième Campagne d'extermination, Nankin rassemble presque un million d'hommes, des chars, 400 avions. Mao dispose de 180'000 soldats, d'environ 200'000 miliciens — armés de piques ! — et de 4 appareils pris à Nankin. Pas d'essence, pas de bombes, pas d'artillerie, peu de munitions. Tchang Kaï-chek n'avance plus dans le territoire soviétisé : il l'entoure de blockhaus, d'une muraille de Chine qui se resserre. L'Armée rouge comprend qu'elle est prise au piège.
Mao songe-t-il alors à Yenan ? Le Japon a déclaré la guerre à la Chine, et Mao veut devenir le symbole de la défense du peuple chinois, car Nankin combat beaucoup moins le Japon qu'il ne combat les communistes. Il faudrait donc gagner le Nord, terrain de la guerre ; pendant des milliers de kilomètres, l'Armée rouge s'enfonce pourtant d'abord vers le Tibet... Malgré les obstacles, malgré les clans qui font de certains villages des adversaires, Mao affirme depuis longtemps que toute la Chine paysanne est pour lui, à condition qu'on le lui fasse comrendre. Une région favorable à l'établissement d'un ouvernement communiste se trouvera quelque part, comrne elle s'est trouvée au Kiang-si. Sans doute y a-t-il dans la Longue Marche une part d'aventure, d'expédition d'Alexandre, qui n'est pas étrangère au caractère de Mao. Mais d'abord, il faut sortir. Dans ce vaste siège, l'Armée rouge, constamment bombardée, a déjà perdu 60'000 soldats.
90'000 hommes, femmes et enfants vont tenter de forcer le blocus, comme Tchou-te a forcé celui des monts Tsing-kang. Peu à peu, l'armée de première ligne est remplacée par des partisans. Le 16 octobre 1934, concentrée au sud, elle prend d'assaut les fortifications ennemies, et oblique vers l'ouest. La Longue Marche commence.
Les mules sont chargées de mitrailleuses et de machines à coudre. Des milliers de civils accompagnent l'armée. Combien vont rester dans les villages — ou dans les cimetières ? L'arsenal est vide, les machines démontées parties à dos d'âne — les retrouvera-t-on un jour, enterrées le long des pistes sur 10'000 kilomètres ? Les partisans aux piques à glands rouges, aux chapeaux de buissons qui tremblent comme des plumes, tiendront longtemps encore — quelques-uns, trois ans. Les troupes de Nankin les tuent, l'armée de Mao s'éloigne.
En un mois, harcelée par l'aviation, elle livre neuf batailles, traverse quatre lignes de blockhaus et cent dix régiments. Elle perd un tiers de ses hommes, ne conserve que son matériel militaire et quelques imprimeries de campagne, cesse d'avancer vers le nord-ouest (ce qui déroute l'ennemi, mais ralentit beaucoup sa marche). Tchang Kaï-chek a rassemblé ses troupes derrière le Yang-tsé, détruit les ponts. Mais 100'000 hommes et leur artillerie attendent Mao devant le fleuve Koeu-tchou. Les Rouges détruisent 5 divisions, tiennent une réunion de leur Comité central dans le palais du gouverneur, enrôlent 15'000 déserteurs, et organisent leurs cadres de jeunesse. Mais « le fleuve aux sables d'or » des poèmes n'est pas franchi. Mao tourne vers le sud, parvient en quatre jours à vingt kilomètres de Yunnan-fou, où se trouve Tchang Kaï-chek, qui gagne l'Indochine. Diversion, car le gros de l'armée marche vers le nord, pour y franchir le fleuve.
C'est le Ta Tu-ho, non moins difficile à franchir que le Yang-tsé, et devant lequel la dernière armée des T'ai-p'ing a jadis été exterminée. Encore faut-il, pour l'atteindre, s'engager dans l'immense forêt des Lolos, où jamais une armée chinoise n'a pénétré. Mais quelques officiers rouges qui ont servi au Sseu-tch'ouan ont délivré naguère des chefs lolos, et Mao négocie avec ces tribus insoumises comme avec les villages qu'ont dû traverser ses soldats. « L'armée du gouvernement est l'ennemi commun. » À quoi les tribus répondent en demandant des armes, que Mao et Tchou-te osent leur donner. Les Lolos guident alors les Rouges à travers leurs forêts où l'aviation de Nankin perd leur trace — jusqu'aux bacs du Ta Tu-ho qu'ils prennent ensemble par surprise.
Le passage de l'armée au moyen de ces bacs exigerait des semaines. L'aviation de Tchang Kaï-chek, qui surveillait le fleuve, retrouve les colonnes. Ses armées avaient contourné les forêts, et allaient bientôt reprendre le combat. C'est le temps où Nankin parle de la marche funèbre de l'Armée rouge.
Il n'existe qu'un pont, beaucoup plus loin entre des falaises abruptes, au-dessus d'un courant rapide. À marches forcées, l'armée bombardée avance dans l'orage, le long du fleuve qui, la nuit, reflète ses milliers de torches attachées au dos des soldats. Quand l'avant-garde atteint le pont, elle découvre que la moitié du tablier a été brûlée.
En face, les mitrailleuses ennemies.
Toute la Chine connaît le fantastique des gorges de ses grands fleuves, la fureur de l'eau enserrée par les pics qui trouent les nuages bas et lourds sous les cris répercutés des rapaces. Elle n'a pas cessé d'imaginer cette armée de torches dans la nuit, flammes des morts sacrifiés aux dieux du fleuve; et ces chaînes colossales tendues à travers le vide, comme celles de la porte de l'Enfer. Car le pont de Lieou-tong, ce sont les neuf chaînes qui soutenaient son tablier, et, de chaque côté, deux chaînes d'appui. Le tablier brûlé, il reste treize chaînes de cauchemar, non plus un pont, mais son squelette qui s'enfonce au-dessus d'un grondement sauvage. À la jumelle, on devine la partie intaâe du tablier, et un pavillon à cornes derrière lequel commencent à crépiter les mitrailleuses.
Celles des Rouges entrent en aétion. Sous le filet sifflant des balles, les volontaires suspendus aux chaînes glacées commencent à avancer, maille énorme après maille énorme — casquettes blanches et baudriers blancs dans la brume —, balançant leur corps pour le lancer en avant. Ils tombent l'un après l'autre dans le grondement de l'eau, mais les files de pendus balancés par leur effort et par le vent des gorges avancent inexorablement vers le tronçon du tablier. Les mitrailleuses égrènent sans peine ceux qui s'accrochent aux chaînes d'appui ; mais la courbe des neuf chaînes protège ceux qui sont accrochés sous elles, grenades à la ceinture. Le plus grand danger viendra lorsque, atteignant le fragment du tablier encore en place, ils s'y hisseront par un rétablissement — et ne pourront le faire, au mieux, que neuf à la fois. Les prisonniers déclareront que la défense fut paralysée par le surgissement des hommes dans les chaînes au milieu du fleuve; peut-être la plupart des mercenaires habitués à combattre des « brigands » tibétains armés de fusils à pierre n'avaient-ils pas envie d'un corps à corps avec des combattants qui accomplissaient sous leurs yeux un exploit légendaire. Les premiers volontaires qui se rétablissent sur le pont ont le temps de lancer leurs grenades vers les nids de mitrailleuses, dont les serveurs tirent au jugé. Les officiers ennemis font déverser des barils de paraffine sur les dernières planches du tablier, les enflamment. Trop tard : les assaillants traversent le rideau de feu. Les mitrailleuses se taisent des deux côtés du fleuve; l'ennemi recule dans la forêt. L'armée passe, sous le bombardement inefficace des avions...
C'est la plus célèbre image de la Chine rouge. Au Grand Magasin communiste, j'avais vu d'abord l'exode, qui s'effilochait sur des lieues : l'armée paysanne, précédant les civils obliquement penchés vers la terre comme les files des haleurs ; une multitude aussi courbée que celle de la partition indienne, mais résolue à des combats inconnus. Cinq mille kilomètres parcourus en libérant les villages pour quelques jours ou pour quelques années; :es corps inclinés qui semblaient se lever du tombeau de la Chine, et, au-delà des gorges, ces chaînes tendues à travers l'Histoire. Partout, les chaînes appartiennent au domaine nocturne de l'imagination. Elles ont été celles de cachots ; elles l'étaient encore, en Chine, il n'y a pas si longtemps, et leur dessin semble l'idéogramme de l'esclavage. Ces malheureux dont un bras retombait sous les balles, toute la misère chinoise regarde encore leur seconde main s'ouvrir au-dessus du grondement d'un gouffre sans âge. D'autres les suivaient, dont les mains ne s'ouvraient pas. Pour toutes les mémoires chinoises la foule de pendus balancés vers sa libération semblé brandir les chaînes auxquelles elle est accrochée...
Cet épisode illustre coûta pourtant, à l'armée, moins d'hommes que ceux qui le suivirent. Elle atteignit une région où les blockhaus de Nankin étaient encore peu nombreux, et reprit l'initiative des combats. Mais il fallait gravir les Grandes Montagnes neigeuses. Il avait fait chaud en juin dans les basses-terres de Chine, mais il faisait froid à 5 ooo mètres, et les hommes du Sud vêtus de coton commencèrent à mourir. Il n'y avait pas de sentiers; l'armée dut construire sa piste. Un corps d'armée perdit les deux tiers de ses animaux. Des montagnes et des montagnes, bientôt des morts et des morts : on peut suivre la Longue Marche à ses squelettes tombés sous leurs sacs vides ; et ceux qui tombèrent pour toujours devant le pic de la Plume des Rêves, et ceux qui contournèrent le Grand Tambour (pour les Chinois, le tambour, c'est le tambour de bronze) aux parois verticales dans la déchirure illimitée de la montagne. Les nuages meurtriers cachaient les dieux des neiges tibétaines. Enfin, l'armée aux moustaches de givre atteignit les champs de Nao-jong. En bas, c'était encore l'été...
Il restait 45'000 hommes.
La IVe armée et les vagues autorités soviétiques du Song-pan attendaient Mao. Les forces rouges rassemblèrent alors 100'000 soldats; mais après un désaccord qui permit une offensive heureuse de Nankin, Mao repartit vers la Grande Prairie avec 30'000 hommes. Tchou-te restait au Sseu-tchouan.
La Grande Prairie, c'était aussi la forêt, les sources de dix grands neuves, et surtout les Grands Marécages, occupés par des tribus indépendantes. La reine des Mantze ordonna de faire bouillir vivant quiconque prendrait contact avec les Chinois, Rouges ou non. Mao ne parvint pas à négocier. Habitations vides, bétail disparu,
défilés dans lesquels les rochers s'écroulaient. « Un mouton coûte la vie d'un homme. » Il restait des champs de blé vert, et des navets géants dont chacun, dit Mao, pouvait nourrir quinze hommes. Et les Grands Marécages.
L'armée avançait, guidée par des indigènes prisonniers. Quiconque quittait la piste disparaissait. Pluie sans fin dans l'immensité des herbes détrempées et des eaux Stagnantes sous le brouillard blanc ou sous le ciel livide, plus de bois à brûler, plus d'arbres — et l'armée n'avait pas de tentes. Pour la protéger de la pluie, les grands chapeaux de soleil avaient remplacé les casquettes blanches. Les nuages erraient au ras du marais, et les chevaux culbutaient dans la vase sans fond. La nuit, lès-soldats dormaient debout, liés ensemble comme les fagots. Après dix jours, on atteignit le Kan-sou. Les troupes de Nankin avaient abandonné la poursuite, ou étaient ensevelies dans les marécages. Mao ne commandait plus que 25'000 hommes. Le théâtre aux armées reprit, devant des soldats couverts de peaux de bêtes retournées. Et les files haillonneuses avancèrent enfin entre des pierres, avec leurs drapeaux rongés comme ceux de nos maquis.
De nouvelles troupes de Nankin étaient massées, appuyées par la cavalerie musulmane chinoise qui devait « en finir enfin avec les Rouges ». Mais aucune troupe mercenaire n'eût pu battre, malgré leur épuisement, ces volontaires qu'un dernier ennemi séparait seul des bases rouges du Chen-si. Les chevaux pris aux Tartares des Steppes de Chine formeraient plus tard la cavalerie de Yenan. Le 20 oftobre 1935, au pied de la Grande Muraille, les cavaliers à chapeaux de feuilles, montés sur les petits chevaux poilus semblables à ceux des peintures préhistoriques, rejoignaient les trois armées soviétiques du Chen-si, dont Mao prit le commandement. Il lui restait 20'000 hommes, dont 7'000 le suivaient depuis le sud. Ils avaient parcouru 10'000 kilomètres. Presque toutes les femmes étaient mortes, les enfants avaient été abandonnés.
La Longue Marche était terminée.
Quand on va dans le Magasin communiste, quand on tegarde les montagnes au-delà des Nouveaux Territoires, la Chine populaire, c'est elle. Et Mao serait inconcevable sans elle. Il ne restait de la nation que la honte ; de la terre que la famine. Mais si des dizaines de milliers clé morts ou de déserteurs avaient été remplacés, des dizaines de milliers de compagnons absents n'étaient ni morts ni déserteurs. Ils étaient restés en arrière parce qu'ils appartenaient au tiers ordre de la Libération paysanne. En maintes régions, la guérilla laissée par la Longue Marche devait durer deux ans, immobiliser des divisions ennemies, parfois des armées. La répression, au Kiang-si — un million de victimes — avait laissé la paysannerie de la province sans voix, non sans haine. La Longue Marche venait d'apporter l'espoir à deux cents millions de Chinois, et l'espoir n'avait pas disparu avec le dernier combattant. Cette phalange déguenillée suivie de ses derniers clochards avait joué le rôle des cavaliers d'Allah; arrivée à la Grande Muraille, elle proclamait la guerre contre le Japon. La retraite militaire s'achevait en conquête politique. Partout où elle avait passé l'Armée rouge, pour les paysans chinois, était devenue celle qui défendait les paysans, et la Chine.
À onze heures du soir, dans le port que je parcours en sampan, comme au temps de la première grève, l'électricité des gratte-ciel est éteinte. Il reste les « bateaux de rieurs » dessinés dans la baie par leurs ampoules, quelques lueurs dans des ruelles chinoises, et le pointillé des lumières de la route du pic. Sur l'eau, la ville des jonques continue sa vie d'agonie. Elle semble ignorer la terre, et les voyageurs ont maintes fois décrit son tohu-bohu de jadis. Ce soir, quelques ombres à peine glissent d'une jonque à l'autre. Les proues sculptées se succèdent, coupées par les ruelles des sampans. Quelques lumignons s'allument et s'éteignent. Des barques portent les marchands qui passent avec un fanal, comme passaient jadis les marchands sur les lacs des empereurs. Et les hautes proues décorées qui ne reprendront plus la mer semblent étouffer leurs appels presque secrets, sous les dernières voiles en ailes-de-dragon dont la nuit cache les haillons, et qui furent celles de la plus vaste flotte du monde. À l'aube, pendant que là-bas s'éveillera lentement l'énorme Chine, les gratte-ciel repartiront avec fracas à l'assaut du pic ; comme chaque jour, les antiquaires suspendront au-dessus de leurs trésors démonétisés la photo de Tchang Kaï-chek qui porte à l'envers celle de Mao, et qu'ils retourneront quand il le faudra. Il ne reste autour de moi que le pointillé tremblant des lumières de la route
ui se perd comme autrefois dans les étoiles — l'appel d'un marchand, la nuit et le silence.
Canton
« La grève générale est décrétée à Canton. »
1925... C'était la première grève générale, et la première phrase de mon premier roman.
Plus rien des Chinois de la Compagnie des Indes, du quartier des changeurs qui carillonnaient, le long du fleuve, en frappant les pièces de leurs petits marteaux — ni du bazar informe qui emplissait encore le centre de la ville à la veille de la révolution. Plus rien de la révolution elle-même — que ses musées... L'École des Cadets est démolie, me dit-on, et la maison de Borodine, et... Rues d'asphalte aux uniformes maisons basses, vastes parcs de « culture ». Malgré les bananiers, malgré la chaleur, je reconnais le monde russe de l'immensité. Un hôtel aux escaliers sans fin, aux couloirs sans fin ; russe par ses dimensions, par son tapis amarante, par une solitude onirique différente de celle de l'Occident, mais que je n'ai pas vue en Russie. Shameen, l'ancienne île des consultais, est intact — comme le corps d'un tué. Ses maisons qui ne ressemblent plus à celles de la ville s'écaillent au-dessus du petit square aux fleurs serrées ; des jonques sans moteur aux voiles rapiécées de rosé bengale et de gris fumée doublent la pointe de l'île, chimères en habits d'arlequin ; dans le soir qui tombe, la flotte de Marco Polo appareille sur la rivière des Perles, devant les anciens docks et les chantiers neufs, à travers la désolation sibérienne. Voici le pont sur lequel tiraient les mitrailleuses du colonel Tchang Kaï-chek...
Le musée de la Révolution est aménagé dans la rotonde du monument à Sun Yat-sen. Tout près, le mausolée aux martyrs politiques semblable à ceux des empereurs de la plus vieille Chine (tout le parc semble son bois sacré) et devant lequel les pionniers communistes viennent prêter serment.
Au musée, voici les photos des chefs de la grève de 1925, la première grève contre Hong Kong ; tous sont morts. Sous un ruban qui porte la date : 4 mai 1919, la grille de la prison, comme un réseau de croix noires sur des figures indistinctes. Par terre, des fers médiévaux, que portèrent les condamnés lors de la répression de là commune de Canton. Tout est hors du temps : un village de partisans qui a résisté dix mois aux troupes du Kouo-min-tang, les unités féminines qui mêlent les mégères aux dactylos ; les exécutions de Chang-hai pendant la répression que conte La Condition humaine : les condamnés à genoux, les yeux bandés d'une étoffe noire qui pend comme une cagoule renversée; une maquette de la conquête de Hai-nan par l'armée des jonques (que faisaient alors les vaisseaux de guerre du Kouo-min-tang ?) ; et toutes les photos du mouvement paysan — dont nul ne parlait en 1925. Voici les piques aux courts glands rouges, car les longs sont ceux de Yenan ; et les chapeaux « tonkinois ». (Un de mes grands-pères en avait rapporté un, qui s'appelait le chapeau du Pavillon-Noir...)
Comme en Union soviétique, ces photos et ces objets se confondent avec un folklore de la révolution. Ce peuple qui n'avait pas de ministère de la Justice, mais un ministère des Châtiments, rassemble les mêmes photos que Moscou et, plus confusément, que le peuple des cathédrales. Elles croient enseigner la révolution, elles enseignent le martyre. Les T'ai-p'ing ont gouverné dix années durant, et se sont fait exterminer devant ce même fleuve qu'a franchi Mao. Le génie politique de celui-ci, c'est évidemment ce qui le sépare d'eux; mais ce musée, c'est presque toujours ce qui l'unit à eux.
Comme à Moscou, les images sont moins destinées à rendre intelligible le cours de la révolution qu'à créer un passé soumis aux vainqueurs. Combien un musée qui exposerait clairement l'action complexe de Mao, à ces jeunes gens qui m'entourent et qui la pressentent avec une vénération informe, serait plus efficace que cette propagande !
Je ne vois que ceux que l'on cache. Lénine n'est jamais accompagné que de Staline : il n'y a jamais eu de Trotski. Ni de Borodine, d'ailleurs. Ni de Tchang Kaï-chek. Les photos de l'École des Cadets montrent seulement Chou En-lai, commissaire politique. Sur une photo de cinquante officiers, je reconnais Gallen, le futur maréchal Blûcher, et le désigne à l'ambassadeur de France, qui m'accompagne. Arrive, comme porté par des patins à roulettes, le traducteur qui semblait ne plus s'intéresser à nous. « Lequel est-ce ? » demande-t-il, écarquillé. Gallen ne reparaît sur aucune autre photo. Il n'y avait pas de Russes à Canton, en 1925...
Le lendemain
Hier soir, dans le mausolée de Sun Yat-sen, salle de 5'000 places, le théâtre jouait L'Orient est rouge. On s'attendait à trois quarts d'heure de retard parce qu'il pleuvait — pendant la saison des pluies... Comme la Russie, la Chine mélange imprévisiblement le temps sans heures (théâtres, avions) et la ponctualité (chemins de fer, armée). En attendant, les trois cents chanteurs des chœurs étaient en place des deux côtés de la scène — pantalon bleu, chemise blanche — et comme ils étaient étages, on ne distinguait qu'une immense étoffe blanche piquetée de têtes.
Enfin, le speaker commença. Il portait la vareuse des « cadres », mais gris perle et cintrée. Tout le choeur l'accompagna, et ce fut une foule qui cria la première phrase de la pièce :
« A l'époque de Mao Tsé-toung... »
Les tableaux se succédaient, très réussis lorsqu'ils ne tendaient qu'à être des tableaux. Le sujet était la légende de la Libération, traitée à la fois en ballet et en opéra de Pékin. Les slogans correspondaient aux sous-titres du cinéma muet. La parole n'a rien à faire dans cette stylisation impérieuse où elle devient chant. Le port de Chang-hai était l'étrave d'un paquebot : le Président-Wilson, amarré au quai par des chaînes colossales et vaguement vivantes comme celles du Ta Tu-ho. Sur le quai, un Occidental en costume bleu pâle et bottes molles, Russe de Pierre le Grand ou colonel anglais de 1820, représentait l'impérialiste. Il s'enfuit devant un groupe de soldats chinois qui portaient sur leur casque les couronnes de feuilles de camouflage, et ressemblaient au bouffon couronné que Lorca appelle Pampre.
« Quelle armée symbolisent ces soldats ? — L'Université... », répondit mon traducteur.
Que les acteurs deviennent nombreux, la stylisation agit aussitôt. Cette imagerie révolutionnaire, qui se veut celle de la création du Parti communiste chinois, ne montre pas les obstacles qu'il a dû vaincre. Tous les ballets sont naïfs; et cette naïveté était hier soir au service de la Chine millénaire, qui reparaissait dans les scènes d'éventails où la foule des aâeurs était parcourue d'un seul frémissement, dans les danses où les manches étaient continuées par des étoffes ondulantes comme celles des danseuses funéraires des Tang, jusque dans les convulsions d'une foule arrêtées par une pétrification soudaine... Tout cela soutenu par une musique que je ne connaissais pas, et qui mêle notre gamme aux miaulements et aux cris de l'ancien opéra chinois. Mais ces choeurs et ces voix admirables sont à la musique chinoise ce que le jazz est à la musique africaine. De la révolution, il reste des musées — et des opéras...
Dans une heure, l'avion pour Pékin.
De ma fenêtre, des usines et des bâtiments d'une Sibérie tropicale, jusqu'à un horizon de cheminées que la vieille pagode domine toujours. Les bananiers ruissellent, bien qu'il ne pleuve pas encore. Devant moi, les toits-cloportes, au vermillon décomposé par le soleil et verdi par la pluie, traversés par la ruelle gluante où courent lentement des enfants presque nus : le dernier îlot du Canton d'autrefois quand des morceaux du rempart existaient encore sous les herbes ? Le vent d'étuve fait battre sur le mur les baguettes du long rouleau qui représente une scène militaire, et donne au peignoir de bain saumon posé sur un cintre les mouvements onduleux du théâtre chinois. Tant de mort, tant d'espoir et de sang, tout ce que j'ai connu et rêvé de Canton s'achève par mon fantôme dérisoirement rosé qui s'agite à la fenêtre devant le nuage blême de l'orage...
Pékin
La ville était autrefois ordonnée par la croix de deux routes sans trottoirs, poussière tartare où les remparts de citadelle et les bastions cornus des portes apparaissaient comme à travers la pluie. Les dédaigneux chameaux du Gobi passaient, l'un suivant l'autre, et les trains les accompagnaient lentement. La poussière, les caravanes, une face des remparts ont disparu. Voici les portes dans le matin bleu pâle. Autour de la ville, des avenues sans fin, bordées de bâtiments épais, me font penser, comme les rues principales de Canton, à l'immensité sibérienne -mais la chaleur d'étuve a disparu. L'auto longe d'énormes échafaudages de bambous au-dessus de tout petits saules, puis des acacias rosés qui ne sont pas des acacias, et toujours le vol en faux des martinets. Quand le moteur s'arrête, un grand bruit de grillons emplit le silence.
Les couloirs du palais des Affaires étrangères ont la même immensité désolée que ceux de l'hôtel de Canton. Après maintes pièces apparemment vides, le bureau du maréchal-ministre Chen-yi : fauteuils d'osier, lavis de style chinois, sous-ministres, interprètes. Le maréchal est jovial, avec un visage lisse (souvent les Chinois vieillissent en quelques mois) et un rire large et coupant. Il porte le costume presque stalinien des « cadres » et semble, comme jadis les généraux soviétiques, n'avoir rien conservé de son origine (il est fils de magistrat); n'avoir pas d'origine. Il a commencé sa carrière comme adjoint d'un seigneur de la guerre au Sseu-tch'ouan. Il est passé par l'École militaire, a rejoint Tchou-te au temps du malheur, puis a commandé l'arrière-garde, toujours attaquée, de la Longue Marche. Vainqueur des Japonais, chef de la IVe armée, puis de l'Armée populaire de libération de la Chine orientale, c'est lui qui a pris Nankin et Chang-hai en 1949. « Comment va le général de Gaulle ?
— Tout à fait rétabli, je vous remercie. Et le président Mao ?
— Très bien. »
Les salamalecs terminés, j'ai oublié la santé du président de la République, Liou Shao-shi. Ça ne semble pas troubler le maréchal, qui fait un exposé des principes. Son traducteur, auquel le nôtre vient parfois en aide, traduit :
« Sur le plan intérieur, le gouvernement populaire veut débarrasser la population de la pauvreté et de l'ignorance, faire en sorte que la vie matérielle de chacun soit assurée, et que se produise un épanouissement général, sur la base du système socialisée. Le capitalisme présente des aspects intéressants, notamment sur le plan technique, mais il doit être rejeté en tant que système, car le directeur d'une entreprise ne doit pas décider seul du sort d'un million d'hommes. M. Malraux, qui a étudié comme personne le marxisme, comprendra que, même si le capitalisme eût pu obtenir ici quelques résultats mineurs, le communisme seul pouvait procéder à l'édification du pays dans son ensemble. »
Fort vrai. Quant au marxisme, pendant que nous jouions aux salamalecs, nous avons échangé des compliments sur nos œuvres respectives. Comme Mao, le maréchal est poète — et mari d'une actrice célèbre, qui travaille actuellement (propagandiste ?) dans une commune populaire.
« En bref, souligne-t-il, le gouvernement chinois veut construire la Chine, par ses ressources propres, en quelques décennies. »
Lorsqu'on a connu la Chine de naguère, la phrase, même jovialement prononcée, prend une grandeur historique.
« Sur le plan extérieur, le gouvernement chinois poursuit une politique de paix. Il veut un monde pacifique où les peuples choisissent eux-mêmes leur système politique. La Chine, qui a assez fait face à l'exploitation colonialiste et impérialiste, a la responsabilité d'aider partout les mouvements d'émancipation. De 1840 à 1911, elle a subi les vexations de l'impérialisme britannique, puis de l'impérialisme japonais, et maintenant de l'impérialisme américain. Sato est un satellite des États-Unis, il ne peut faire un geste indépendant de Washington. La France s'est retirée de la Chine après la Seconde Guerre mondiale ; elle a adopté une politique réaliste. Sur le plan européen ainsi que sur d'autres, elle suit une politique de défense à l'égard des États-Unis.
— D'indépendance, monsieur le maréchal... »
Il a fait partie, avec Chou En-lai, des « étudiants-ouvriers » qui ont fondé à Billancourt l'une des premières sections du Parti communiste chinois. Il a été expulsé en 1921. Quarante ans plus tard, ministre, il a représenté la Chine à Genève. A-t-il revu Paris ?
Sans doute a-t-il parlé ainsi à cent journalistes de gauche, à tous les ambassadeurs qu'il a reçus. J'ai assez connu l'Union soviétique pour n'être pas surpris par les disques de phonographe; mais quand le maréchal va parler, j'attends toujours un peu qu'il parle lui-même. Je me sentais plus près de lui quand nous échangions des salamalecs sur notre littérature. Ce qu'il a de chaleureux donne vie à ce qu'il dit, pourtant...
Voici qu'il s'anime :
« Les informations relatives au Viêt-nam, dit-il, sont contradictoires. À Moscou, M. Harriman est bel et bien allé parler du Viêt-nam! Les journaux américains devraient se mettre d'accord !
— Ne croyez-vous pas qu'il s'agit de beaucoup plus que d'un désaccord des journaux ? Chez nous aussi, on parle de la politique des États-Unis comme s'il n'y en avait qu'une ; mais les forces américaines qui agissent sur la guerre du Viêt-nam sont sans doute assez divergentes... »
II déploie un petit éventail, s'évente en souriant, esquisse un geste qui semble vouloir dire : c'est possible, et reprend, avec une bonhomie bourrue :
« Vous êtes favorables à la neutralisation du pays ?
— Pour commencer.
— Nos amis vietnamiens craignent qu'elle n'impose un partage définitif. Depuis que les Américains sont entrés directement en jeu, neutralisation est devenu un mot creux. Il n'y a qu'une solution : le retrait des forces américaines. »
Ici, le Viêt-nam semble une abstraction amicale. Le maréchal veut ignorer tout ce qui sépare Hanoï de Pékin. Soit, comme eût dit Méry ; je me souviens de son portrait de Hô Chi Minh, de tout ce qu'il m'a dit du Viêt-nam — et, vu de Singapour, le Viêt-nam, c'était la guerre. Elle rôde autour de nous, mais sous l'apparence de la paix. Elle est sérieuse et épisodique : coloniale, eût-on dit jadis. Dans cette Chine rétablie qui va atteindre un milliard d'habitants, on ment beaucoup plus que sous les avions américains qui pulvérisent Hanoi; mais ce qui est en jeu est le destin du monde.
« Les conditions sont de plus en plus favorables. Cette guerre mûrit. Avec l'escalade, les obstacles se multiplient; la détermination du peuple vietnamien se renforce, et finira par contraindre les Américains à quitter le pays.
— Croyez-vous impossible à un grand État de maintenir 150'000 hommes sur un théâtre d'opérations pendant dix ans ?
— Ah ! ils sont 15'000 maintenant ! »
Il le sait aussi bien que moi. Sans doute mieux. « Ils seront bientôt davantage, dis-je.
— Les Américains ont imposé la guerre au peuple vietnamien. Nous prenons parti pour lui. Qu'ils partent, ils demeureront une puissance mondiale. S'ils ne retirent pas leurs forces, ils perdront la face plus encore. Pour la nation vietnamienne il ne s'agit pas d'une question de face, mais de vie ou de mort. Les Américains bombardent à coeur joie.
— À leurs yeux, toute leur politique en Asie est engagée...
— La perte d'un domino de mah-jong ne détruit pas le jeu de celui qui le perd. Et les États-Unis ne pourront pas maintenir indéfiniment des troupes à l'étranger ; ils seront un jour ou l'autre contraints d'évacuer T'ai-wan et Berlin-Ouest.
— L'abandon de Formose par eux impliquerait-il à vos yeux celui de la Sibérie par les Russes ?
« II y a plus de terres libres au Nord que dans l'Asie du Sud-Est. »
Le maréchal rit. L'expression « se fendre la gueule » lui convient à merveille.
« Tout de même, répond-il, T'ai-wan ne fait pas partie des États-Unis ; la Sibérie fait partie de l'Union soviétique, et n'a jamais été chinoise! »
Supposons... Au sujet de Bandung, j'emploie l'expression : la politique mondiale de la Chine.
« Dans tous les domaines, reprend-il, la Chine doit rattraper un retard considérable, et il lui faudra encore un gros effort pour conduire une politique mondiale. En attendant, elle sait avec qui elle est et avec qui elle n'est pas. Ce que j'ai dit le 14 juillet à votre ambassadeur est toujours vrai. Les Vietnamiens n'ont pas d'autre possibilité que de continuer la lutte. Si les États-Unis sont sincères dans leur désir de -négocier, pourquoi parlent-ils d'envoyer au Viêt-nam deux cent mille hommes, un million d'hommes ? Ils ont pris l'habitude de menacer. Hô Chi Minh et Pham Van Dong ont affirmé, en mai et en juin, qu'en 1960, ils n'étaient pas sûrs de l'issue de la guerre, mais qu'ils le sont maintenant. Notre expérience nous donne la même certitude.
« Les forces américaines sont dispersées dans le monde entier...
« Regardez une carte : elles sont à Formose où elles soutiennent le dictateur Tchang Kaï-chek, au Viêt-nam avec le dictateur Ky après le dictateur Diem, en Corée avec le dictateur Ree et d'autres, au Pakistan avec le dictateur Ayoub Khan, au Laos avec Phoumi, en Thaïlande avec le roi. Est-ce que nous sommes aux Hawaii, au Mexique et au Canada ? »
Ce n'est pas aux « forces américaines » que je pense : la puissance des États-Unis, je ne l'ai jamais ressentie autant — même lorsque, en 1944, je me suis trouvé en face des premiers chars américains — qu'à la tombée d'un jour d'hiver sur la flotte désaffectée, ancrée dans l'Hudson, à une centaine de kilomètres de New York. Le président Kennedy m'avait dit : « Allez voir ça ! » Une route parfaite dominait le fleuve, et les autos croisaient leurs phares sur cette nécropole de navires de guerre. Une silhouette arpentait le pont de chaque cuirassé, en balançant un fanal à peine lumineux dans le brouillard qui montait du fleuve avec le soir. Qu'est devenue la flotte de Nelson ? Les historiens antiques disent que les mercenaires comprirent la puissance de Carthage quand ils découvrirent qu'elle crucifiait les lions; j'ai éprouvé la puissance des Etats-Unis quand j'ai vu qu'ils avaient jeté au rebut la plus puissante flotte du monde.
« Notre expérience de Tchang Kaï-chek, poursuit le maréchal, nous a enseigné qu'il faut faire alterner les périodes de combat et les périodes de négociation. En Corée, combats et négociations se déroulaient simultanément, au point que parfois le bruit des voix couvrait celui des canons... Les Vietnamiens sont avisés et conscients, ils étaient marxistes avant nous, nous avons confiance en eux. Le 20, le président Hô Chi Minh a proclamé sa résolution de poursuivre la lutte cinq ans, dix ans, vingt ans, jusqu'à ce que le dernier Américain ait quitté le Viêt-nam et que soit faite la réuni, fication. »
Pour les dirigeants chinois, l'escalade est la Longue Marche du Viêt-nam.
« C'est toujours la même chose, reprend le maréchal voyez la guerre de Corée, l'intervention de la VIIe flotte dans le détroit de Tai-wan, l'occupation de Tai-wan et l'O.N.U. qui se précipite au secours de l'agression capitaliste contre le Congo ! L'attaque américaine contre la Corée du Nord avait pour but de menacer notre sécurité; nous avons été contraints d'intervenir pour nous défendre. Ensuite, nous avons libéré des prisonniers américains. Sans réciprocité. Après la guerre de Corée, les États-Unis ont multiplié leurs menées au Viêt-nam, où la situation est assez comparable.
— Mais meilleure pour vous.
— Si les États-Unis n'étendent pas leur agression, il ne sera pas nécessaire que la Chine participe aux opérations, mais s'ils le font, elle y participera.
— En territoire chinois ?
— Et peut-être aussi en territoire vietnamien. » Un temps.
J'en doute. Mao a toujours fait sienne la phrase de Lénine sur la tactique de défense des armées révolutionnaires contre l'étranger, et il a toujours souligné que Staline n'avait combattu que pour assurer la défense de la Russie. Lénine a dit : « Ceux qui croient que la révolution peut être déclenchée sur commande dans un pays étranger sont des fous ou des provocateurs. » Mais au Viêt-nam, on n'en est plus à déclencher la révolution : le maréchal parle comme s'il se tenait pour responsable de la guerre du Viêt-nam. Cette responsabilité sert sa gloire, comme on eût dit au XVIIe siècle. Mais qu'en est-il ? Déjà la France a attribué Diên Bien Phu à l'artillerie chinoise, qui n'y était pas. Les maquis vietcongs sont-ils armés par la Chine ? En partie, sans doute. Mais ils l'ont été passablement par l'U.R.S.S. et les armes prises à la France, et aux États-Unis, comme l'Armée rouge chinoise par les armes prises à Tchang Kaï-chek. Leur idéologie, leur confiance, leur tactique viennent de Mao ; et un certain nombre de leurs organisateurs, de leurs officiers de liaison. Mais personne ici ne m'a demandé : « Croyez-vous que les du Sud soient formés, ou au moins dirigés, par les troupes du Nord, satellites des troupes chinoises ? » Le maréchal ne serait pas fâché de me le laisser croire. Et pourtant ? Le Viêt-nam ne parvient pas à trouver un gouvernement national, les Américains sont contraints à intervenir directement dans la guerre, les prisonniers fle sont pas chinois. « C'est chez les Occidentaux une obsession, m'avait dit Nehru, de croire que les guerres de libération nationale sont conduites par l'étranger. » Je connais par expérience la limite de l'aide que les maquis peuvent recevoir, des « conseils » qu'ils peuvent accepter. Je ne crois donc pas que l'escalade, même jusqu'à Pékin (la guerre nucléaire écartée), puisse sauver un gouvernement de Saigon qui ressemble à celui de Tchang Kaï-chek, en pire.
« Les Américains, reprend le maréchal, ne cessent de violer notre ciel. Est-ce que des avions-espions chinois survolent les États-Unis ? Ils ont déclaré qu'il ne saurait y avoir de santfuary comme lors de la guerre de Corée : très bien. Sous prétexte d'appui au Sud-Viêt-nam, ils bombardent le Nord. Qui dit que demain ils ne prendront pas prétexte d'un soutien de la Chine au Nord-Viêt-nam pour la bombarder ? Ils croient pouvoir faire tout ce qu'ils veulent. Il faut prévoir les conséquences des événements prochains. Et à la fin nous gagnerons, comme contre les Japonais, comme contre Tchang Kaï-chek.
« Voyez leurs menées en république Dominicaine, au Congo : partout ils provoquent des troubles, au contraire de la Grande-Bretagne et de la France. Il faut leur résister. Quand le colonialisme européen quitte l'Asie, l'impérialisme américain vient le remplacer. Les Vietnamiens se battent aussi pour la Chine et pour le monde entier, dont ils méritent l'estime. »
Quand j'ai vu Gide pour la première fois, c'était l'auteur des Nourritures terrestres, non l'homme qui m'attendait devant le Vieux-Colombier, un champignon de brioche dans la bouche; quand j'ai vu Einstein, c'était le mathématicien, non le violoniste hirsute et bienveillant qui m'accueillit à Princeton. Je sais de reste ue le maréchal n'est pas Mao. Mais il est le ministre es Affaires étrangères de la Chine populaire — un des personnages autour desquels rôde l'Histoire ; il a commandé l'arrière-garde de la Longue Marche, toujours harcelée. L'auteur reparaissait vite dans Gide, et le savant, dans Einstein. Dans Chen-yi, où reparaît le conquérant de Chang-hai ? La Chine s'accorde au disque comme elle s'accorde au cérémonial; et malgré un côté déballé, le maréchal est manifestement en représentation. Valéry disait du général de Gaulle : «Il faudrait savoir ce qui, en lui, est de l'homme, du politique, ou du militaire. » Dans le maréchal, tout est de convention — d'une convention accentuée par la traduction. Je ne trouve pas un véritable dialogue. Je ne puis évidemment pas lui dire : « Monsieur le maréchal, les États-Unis ne dominent le jeu vietnamien que par leur aviation, et ce ne sont pas les Chinois qui combattent cette aviation, ce sont les Russes. » Je retiens seulement son mélange de fermeté, de prudence, d'engagements quasi allusifs; les curieuses limites qu'il fixe, clairement ou tacitement, au conflit de la Chine et des États-Unis. Je n'ai réellement entendu sa propre voix que lorsqu'il m'a dit : « Et en territoire vietnamien. » Son type, très différent de celui que j'ai connu, est-il celui des nouvelles autorités chinoises ? L'ambassadeur de Chine à Paris, qui est aussi des généraux de la Longue Marche — et lui a consacré un livre de dessins presque humoristiques —, montre cette jovialité invulnérable. Je connais l'internationale des Affaires étrangères; il ne lui appartient pas, parce qu'il remplace la réserve par une cordialité militaire.
« Le général de Gaulle a raison de résister aux États-Unis en Europe. Ils ne sont pas omnipotents, mais ils ont profité de deux guerres : pendant la Première Guerre mondiale, ils ont perdu 100'000 hommes, pendant la seconde 400'000. En Corée, ils ont perdu 300'000 hommes sans grand profit, donc ils ont fait un mauvais calcul. Ils vont maintenant faire leur calcul pour le Viêt-nam...
— Nehru pensait que le colonialisme meurt lorsqu'une expédition occidentale cesse d'être victorieuse à l'avance d'une armée asiatique. Je le pense aussi. »
Mais pourquoi le maréchal ne semble-t-il pas envisager l'emploi de bombes atomiques par les Américains, s'ils entraient en conflit avec la Chine ?
« Nous espérons que la France utilisera son influence pour que les États-Unis se retirent. Il faut faire face aux
Américains pour les amener à quitter le pays. Le peuple américain est bon, il a accompli en deux siècles des réalisations remarquables, mais la politique de ses derniers dirigeants est allée contre ses aspirations profondes. La Chine ne recherche pas une grande guerre, elle veut une coopération des forces qui obligeront les États-Unis à abandonner leur politique agressive, ce qui ne peut qu'être utile au monde, et aux États-Unis eux-mêmes. » Sollicitude qui toucherait les États-Unis. Notre ambassadeur guette ma réaction. Tout cela m'est familier. Le monologue manichéen, qui semble toujours s'adresser aux « masses », continue. Cet homme intelligent, champion d'échecs, au sommet d'une carrière éclatante, ne parle pas pour me convaincre. Il accomplit un rite.
Je lui réponds que les États-Unis, comme je l'ai dit à Nehru, me semblent la seule nation devenue la plus puissante du monde sans l'avoir cherché; alors que la puissance d'Alexandre, de César, de Napoléon, des grands empereurs chinois, fut la conséquence d'une conquête militaire délibérée. Et que je ne distingue actuellement aucune politique américaine mondiale comparable à ce que fut celle de la Grande-Bretagne impériale, ou le plan Marshall, ou ce que cherchait le président Kennedy. Que les États-Unis me semblent, provisoirement, renouveler des erreurs que nous connaissons trop bien, car notre IVe République les a commises avant eux. J'ajoute :
« Quant à l'influence que nous pouvons exercer sur les États-Unis, je la crois du même ordre que celle que vous pouvez exercer sur l'Union soviétique...
— La Chine adapte ses sentiments aux faits. Après la révolution d'Octobre, sous Lénine et sous Staline, l'U.R.S.S. éprouvait de la sympathie pour le peuple chinois, et nous en éprouvions pour elle. Après la défaite du Japon, nous nous sommes accoutumés à l'idée que l'U.R.S.S., usée par le conflit, ne voulait pas se mêler des affaires d'Extrême-Orient, et nous n'avons pas placé nos espoirs dans son aide. L'édification socialiste de la Chine ne saurait être fondée sur l'aide de l'U.R.S.S., à quelque titre que ce soit. Il faut avant tout compter sur soi-même. Les Russes avaient mis les choses en train, mais nous pouvons continuer sans eux. —
Et, dès 1964, nous avions tout payé. Quand Khrouchtchev a essayé de nous étouffer... »
Il s'arrête, reprend :
«... depuis Khrouchtchev, les dirigeants soviétiques veulent la domination du monde par deux puissances ce qui est impensable, car tous les pays, grands et petits font également partie du monde ! »
Je suis surpris, non par ces affirmations, mais par le niveau de la conversation. Comme je l'étais en Union soviétique quand j'entendais des marxistes, rigoureux ou subtils en privé, passer en public au niveau de L'Humanité. Le maréchal croit-il au manichéisme qu'il professe ? Après tout, le manichéisme est faible pour parler, non pour agir. Et les États-Unis ne sont pas pour lui la nation qui a sauvé deux fois la liberté de l'Europe, mais celle qui soutenait Tchang Kaï-chek.,.
« Le général de Gaulle n'a jamais envisagé avec faveur une double hégémonie... »
Il rit :
« Mais nous ne sommes pas non plus partisans d'une hégémonie à cinq...
(Sans doute pense-t-il : États-Unis, Union soviétique, Angleterre, France, Chine.)
— ... avec l'Inde qui gratterait à la porte!
— Un ménage à deux, c'est clair. À trois, c'est déjà beaucoup...
— Enfin, il n'y aura jamais trop d'alliés en faveur de la paix...
— Si nous devions conjuguer nos efforts pour le rétablissement de la paix, envisageriez-vous la négociation après un engagement de retrait, ou après un retrait effeâif des troupes américaines ? »
Le maréchal réfléchit.
« La question doit être mise à l'étude; peut-être serai-je en état de donner une réponse dans quelques jours. La décision appartient à Hô Chi Minh et à Pham Van Dong. Pour autant que je sache, ils maintiennent le préalable du retrait.
« Vous n'apportez aucune proposition, monsieur le ministre ?
— Aucune, monsieur le maréchal. »
Il en attendait une — pour la rejeter ? Mais sans doute s'agissait-il aussi de connaître la nature de l'entretien que je dois avoir avec Chou En-lai, avec le président de la République et, éventuellement, Mao; et d'avoir le temps de le préparer...
La porte par laquelle nous sortons, l'ambassadeur de France et moi, s'ouvre devant l'ancienne Cité interdite. Les palais de la désolation sibérienne (Palais du Peuple, musée de la Révolution) sont derrière nous, et je retrouve la ville impériale d'autrefois. Elle régnait sur une pullulation de maisons basses aux toits cornus couleur d'ardoise, puisque nul regard n'était autorisé à plonger dans ses cours. Le gratte-ciel couché d'où je sors la domine maintenant. À l'intérieur, les admirables cours sont vides : il est midi. L'herbe pousse devant les vases de bronze sacrés. Dans les chambres, le musée, son fouillis et ses quelques pièces uniques; au fond, l'appartement de la dernière impératrice. Petites chambres calfeutrées, que l'on voudrait voir lorsque tombe la neige ; avec leurs lanternes de marché aux Puces, et la vulgarité que le style viâorien et celui du second Empire ont répandue dans toute l'Asie. Je pense au Musée chinois de l'impératrice Eugénie dont me parlait Méry à Singapour, à ses chinoiseries rapportées du sac du Palais d'Été, et de la conquête du Cambodge, où le roi seul possédait quelques lingots d'argent... Qui connaît encore le Musée chinois de Fontainebleau ? La Cité interdite, elle, n'est pas abandonnée. C'est dans sa grande salle que Loti trouva les reliefs du repas des mânes, mangé par les soldats européens le premier jour de leur conquête; et les instruments de musique que l'impératrice avait disposés là pour les ombres. Lors de sa fuite, elle avait posé devant sa Kwannyn favorite un bouquet, et lui avait passé au cou l'un de ses colliers de perles. La Kwannyn est là. Les amas de dieux s'enchevêtraient dans les cours, pour que les soldats pussent coucher sur les autels ; au temple de Confucius, une banderole tendue disait : « La littérature de l'avenir sera la littérature de la pitié. » C'était le temps où les barbares rebelles commençaient à s'appeler les puissances étrangères, mais où l'on croyait encore que les chrétiens tuaient les enfants et les mangeaient pour leur sacrifice sanglant, qui s'appelait la messe.
J'ai vu jadis finir la vieille Chine, et les ombres des renards filer à travers les asters violets des remparts, au-dessus de la procession des chameaux du Gobi couverts de gelée blanche. Je me souviens des vessies de porc éclairées par des chandelles, ornées de caractères chinois qui désignaient les hôtels tenus sur les quais de la gare de Kalgan par les hôteliers russes dont on ne voyait dans la nuit que la barbe éclairée d'en bas — et ces lanternes de Jérôme Bosch semblaient veiller seules, dans la neige et l'obscurité, l'agonie de la Russie blanche, en attendant la petite table d'hôte où le phonographe à cornet en volubilis jouerait Sous les remparts de Mandchourie. J'ai vu les clôtures de rondins des villages moghols s'ouvrir comme des portes de corral, les cavaliers de Gengis Khan foncer sur leurs petits chevaux hirsutes, l'avant du crâne rasé d'une oreille à l'autre, et leur chevelure grise, longue comme celle des femmes, horizontale dans le vent des Steppes sous le ciel livide. J'ai vu les vieilles princesses des neiges, comme des reines d'Afrique déjà marquées par les chevauchées de la mort : Mongolie, marches tibétaines, coiffures wisigothes — et, au-dessus des villages putrides, les couvents au parfum de cire dont le parquet reflétait les lamas jaunes et l'Himalaya bleu. Et le grand mausolée de Sun Yat-sen, les soldats des seigneurs de la guerre avec leurs parapluies. Enfin, j'ai vu la résurreftion de l'armée chinoise. Là où passa jadis devant moi dans l'inondation, à travers la dérive des cadavres, le canot du bourreau vêtu de rouge dont le sabre court reflétait gaiement le ciel lavé, j'ai atterri près des hauts fourneaux de Han-yang...
Quand, ayant quitté la majesté des cours, nous nous retournons, les toits orangés à peine recourbés sur les murs sang-de-boeuf sont d'une telle puissance architecturale que les caractères géants qui exaltent la République populaire semblent fixés là de toute éternité, et que la terrasse semble construite pour les discours de Mao.
En attendant le retour de Chou En-lai à Pékin, on nous propose de visiter Long-men, ce qui nous permettra de traverser Lo-yang et Sian, d'ordinaire interdites aux étrangers.
Lo-yang fut la ville aux palais de tuiles violettes qui abritèrent le plus précieux raffinement du monde, à notre époque carolingienne. On en rêva jusqu'à Byzance. Et on en rêva dans toute la Chine, car ce fut une ville de poésie, l'Ispahan chinoise. Ici, l'on trouva les squelettes des favoris de l'impératrice fixés au mur par les flèches lestées de queues de renard. Il ne reste qu'une campagne endormie à travers les portes rondes.
Une commune populaire propre comme un sou neuf, qui ne connaît pas la famine. Ils veulent me faire admirer leur traâeur, et ne devinent pas que c'est eux que j'admire...
On part d'ici pour atteindre les grottes bouddhiques de Long-men. Elles sont maintenant protégées par du verre, et les statues y apparaissent comme dans la vitrine d'un magasin. Au-dessus des statues qui ont perdu leur tête (« Ce sont les Américains », dit le guide), dans l'amphithéâtre que rien ne protège, la foule se serre au bas du Grand Bouddha, étonnamment indo-hellénistique alors que les sculptures des grottes Weï le sont si peu. Sur les côtés, les géants protecteurs qui symbolisent les points cardinaux : l'un d'eux écrase de sa botte médiévale un pauvre nain éploré. Quelque visiteur a laissé à côté un de ses souliers, si bien que le nain de pierre semble avoir perdu sa chaussure. C'est la montagne même qui est sculptée, comme aux Indes; mais jamais je n'ai ressenti à ce point combien des figures divines perdent leur âme au-dessus d'une foule indifférente. Le bouddha colossal a été sculpté sur l'ordre de l'impératrice aux amants cloués par les flèches. Les cris des poules luttent avec le crissement des grillons, et la radio d'une auberge lie et délie des airs de Pékin autour de la roche sacrée.
Nous partons pour Sian.
Sur une place d'autrefois, couleur de glaise, s'ouvre le musée, faux et vrai à la fois, admirable ensemble de pavillons classiques aux tuiles cendre orange et turquoise, avec des portes rondes ouvertes sur la campagne ou sur les jardins inachevés, lourds pourtant d'hibiscus, de glaïeuls, de lilas énormes et sans odeur. Au passage, l'interprète avait dit, désignant des parcs à demi sauvages : « Ici s'élevait un kiosque de l'empereur T'ai-tsong... » Le premier pavillon du musée abrite une forêt de stèles, et tout à coup, je découvre ce qu'est cette ville d'un million d'habitants avec son gratte-ciel administratif, sa tour de la Cloche et son musée plus irréel que le Palais d'Été : Sian, c'est Si-ngan-fou, qui fut onze fois capitale de la Chine...
Voici les animaux de pierre qui conduisaient au tombeau de T'ai-tsong, le Charlemagne chinois. Voici le rhinocéros. On assied les enfants sur son dos, pendant que les parents lui flattent la corne et qu'un ami photographie la famille. Dans la salle principale, les quatre as-reliefs du tombeau de l'empereur, qui représentent, dit-on, ses quatre chevaux préférés. La tombe a été abandonnée pendant plusieurs siècles. Deux des bas-reliefs, possédés par les États-Unis, sont remplacés ici par deux photos en vraie grandeur, au-dessous de l'inscription : Volé par les Américains.
La propagande antiaméricaine est minutieuse et illimitée. L'imagerie qui couvre les murs des villes est orientée par elle, même lorsque le loyal milicien et l'héroïque milicienne, qui viennent du cinéma américain plus encore que du réalisme socialiste, sont figurés sans ennemis. Dans les plus petites communes populaires — maisons basses, poules qui courent sur le sol bien balayé et faucheurs au loin dans les champs — on voit, dessinés aux craies de couleur sur une grande ardoise, à l'usage des analphabètes, l'intrépide petit pionnier qui perce de sa lance le gros tigre en papier.
Demain, Chou En-lai sera de retour à Pékin.
History : China
/
Literature : Occident : France
/
Periods : China : People's Republic (1949-)
/
Periods : China : Republic (1912-1949)