Joyaux, Philippe
# | Year | Text | Linked Data |
---|---|---|---|
1 | 1970-1971 |
Philippe Sollers 1970-1971. Eric Hayot : The important relation to Chinese writing remained strong throughout Philippe Soller's move toward Maoism at the end of the 1960s. His translation of ten poems by Mao in 1970, for instance, while signaling Tel quel's political interest in China, also adopted a theory of translation. The advent of China's Cultural Revolution played a vital role in the transformation of Soller's Poundian China into Tel quel's vastly more energetic and political version. Sollers in 1968 and 1969 began debates among the Tel quel editorial committee designed to move the journal toward a Maoist politics – politics that would only surface fully in 1971, after the final breat with the French Communist Party. Sollers writes that the Cultural Revolution is 'the battle of a long-repressed thought, of a mass revolutionary practice now consolidated in the light of day'. Soller's presumption that China is ideal material for an ideological avant-garde suggests that whatever his notion of China was, it remained tied up in some sense of the radical possibilities of the East. In fact the demand that China's worth be recognized, though promted in part by China's growing political and economic power, continues to depend on an 'invented' or imaginary China. |
|
2 | 1974 |
Reise von Roland Barthes mit François Wahl, der Delegation von Tel Quel mit Philippe Sollers, Julia Kristeva und Marcelin Pleynet von Beijing nach Shanghai und von Nanjing nach Xian auf Einladung der chinesischen Botschaft. Rachel Pollack : Les historiens ont débattu de l'impact que ce voyage a eu sur la position de Tel Quel face à la Révolution culturelle. Alors que Tel Quel ne désavoue la Révolution culturelle qu'après la mort de Mao, il y a certaines indications, même dans les premières oeuvres, des désillusions politiques de ses rédacteurs. A l'exception notable de François Wahl, toutefois, les voyageurs sont tous revenus avec des récits admiratifs de ce qu'ils ont vu en Chine. Roland Barthes décrit même la Chine comme un pays « sans hystérie ». Les mémoires des voyageurs, y compris les notes de Roland Barthes révèlent le désarroi frappant que les Telqueliens ont expérimenté dans leurs tentatives d'interpréter leur voyage. Maoïstes en France, ils sont confrontés en Chine à une campagne qu'ils ne peuvent comprendre et à un peuple qui les traite comme des étrangers. En outre, ils sont conscients des limites de leur visite et tentent de surmonter leur propre subjectivité. Leur étonnement, leur frustration et leur conscience de soi, qui sont tous exprimés dans leurs écrits, les amènent à affirmer que la Chine est impénétrable à l'analyse de l'Ouest, toujours méconnaissable pour les étrangers. Roland Barthes et Marcelin Pleynet, en particulier, sont plus intéressés par la civilisation chinoise et la culture chinoise que par la situation politique. Ils ne cherchent pas seulement une utopie politique, mais également une utopie artistique. Pour les Telqueliens, la Chine offre « une sorte de référence nouvelle dans le savoir »; sa découverte est comparable à la découverte, pendant la Renaissance, de la Grèce antique. Lors des événements de Mai 68, Tel Quel a soutenu le PCF contre les militants étudiants, et plusieurs chercheurs ont suggéré que leur tournant maoïste était un moyen de recadrer leur position à l Lors des événements de Mai 68, Tel Quel a soutenu le PCF contre les militants étudiants, et plusieurs chercheurs ont suggéré que leur tournant maoïste était un moyen de recadrer leur position à l'égard de 68. Une des attractions de la Révolution culturelle pour les Telqueliens est sa combinaison apparente du langage et de l'action comme outils de la révolution. Malgré l'enthousiasme du groupe pour la Révolution culturelle de Mao, leurs journaux intimes révèlent qu’ils sont conscients que l'agence de voyage tente de les manipuler. « Il est clair que les Chinois souhaitent nous prouver que la politique commande tous les aspects de la vie chinoise. C’est sur ce fond que se déroulent nos visites » écrit Pleynet après que le groupe ait visité un immeuble d'habitation à Shanghai et ait été accueilli par le représentant local du Parti.12 Il ajoute quelques jours plus tard que ce que la délégation avait vu était fondé sur un « grand écart des expériences » et que le tour était « coupé de toute expérience concrète ». Sa déception est claire après que le groupe se soit vu refuser la visite d’un temple antique à Xi'an, sous prétexte qu'il était fermé : « Bref tout ce qui ne relève pas de la plus stéréotypée des fictions (de culture ou d’histoire) est ou caché ou interdit », déplore-t-il. La plainte n'est pas entièrement exagérée; les deux guides sont des représentants des Luxingshe, le service touristique officiel de l'État chinois, et agissent comme agents du gouvernement ainsi que comme traducteurs13. La délégation a suivi l'itinéraire officiel de l'agence et s'est vu refuser plusieurs demandes pour visiter une « École du 7 Mai », camp de rééducation pour les intellectuels et les cadres du Parti dénoncés. Beaucoup d'éléments de la réalité chinoise sont passés sous silence, leur sont cachés, comme le révèle le fait que lors d'une rencontre avec des étudiants de l'Université de Pékin, Pleynet se soit plaint en disant : « Nous n'avons rien appris et rien vu ». A l'opéra à Xi'an, il se demande alors s'il est « vraiment possible de tirer quelque conclusion que ce soit des fictions qu'on nous propose ». Sollers dit que ces spectacles « n'ont à l'évidence rien à voir avec ce qui se joue aujourd'hui en Chine » et Barthes compare les figures de danse aux postures des mannequins de cire dans les vitrines des grands magasins. Les stéréotypes dont on les bombarde de toutes les directions ne sont « rien de fondamentalement différent de la guimauve morale de certains dessins animés, ou des bandes dessinées américaines », observe cyniquement Pleynet. De nombreux textes de Telqueliens expriment le sentiment d'aliénation en Chine. 'Des chinoises' commence avec une description de la marche à travers le village provincial de Huxian, à quarante kilomètres de l'ancienne capital de Xi'an. Kristeva décrit une distance incommensurable entre elle et les paysans chinois. Kristeva et les autres Telqueliens expriment le désir de se perdre en Chine, de 'devenir' chinois. Les notions de sexualité – et de frustration avec sa suppression en Chine – apparaissent plusieurs fois dans les écrits du groupe. Dans un entretien 1981, Sollers rappelle son ancien intérêt pour la Chine, à travers le taoïsme, et en parle comme d' « une expérience érotique ». Le groupe tient, tout au long du voyage, des discussions sur la sexualité chinoise et sa séparation de la vie sociale. Pendant le voyage, le groupe passe plusieurs soirées à discuter le rôle des intellectuels dans la révolution. Croyant que les intellectuels pourraient transformer la situation en France, ils se sont abstenus de critique la nature du tour ou de rejeter la Révolution culturelle. Ils font plutôt l'éloge du progrès qu'on leur a présenté en Chine et attribuent leur perplexité à des barrières épistémologiques plus larges. Dans le cas de Tel Quel, les voyageurs arrivent sans aucun doute en Chine avec des idées préconçues, mais ils ne sont pas aveuglés par elles. Le prisme à travers lequel ils voient la Chine est façonné par des questions épistémologiques, pratiques et politiques, ainsi que par des engagements politiques. En Chine, ce prisme vole en éclats parce que les voyageurs se rendent compte qu'ils ne sont pas capables de saisir entièrement ce qui se joue dans la Révolution culturelle. Leur vision est troublée par les contrôles de l'agence touristique et les barrières culturelles qui les mettent à l'écart comme étrangers. En fin de compte, les voyageurs de Tel Quel n'ont pas pu réellement voir la Révolution culturelle, mais ils n'ont pas « suspendu » l'analyse de cet événement, ils ont continué à le questionner et à l'interpréter minutieusement. La complexité de leur approche montre qu’ils sont allés bien au-delà de la simple acceptation de l'idéologie maoïste. |
|
3 | 1974 |
Sollers, Philippe. La Chine sans Confucius. In : Tel quel ; no 50 (Automne 1974). http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=932#section3. Toute la question de ce qui se passe désormais en Chine est celle de l'approfondissement dans les masses de la campagne contre Lin Piao et Confucius. Quand j'étais à Pékin, en Mai, je m'étais étonné de ne pas voir dans les rues la campagne d'affiches que l'on pouvait voir très largement à Nankin, par exemple. Résistances du comité municipal ? Tactique consistant à roder le mouvement en province ? De toute façon, il était à peu près évident que l'on était arrivé à un palier, un tournant. Soit la campagne piétinait de manière quelque peu « théoriciste », soit elle se concrétisait ouvertement dans une lutte entre les deux lignes, attaquant directement, et à tous les échelons, les responsables de la « temporisation » par rapport à la révolution culturelle. Il ne faut pas oublier en effet, que la campagne contre Lin Piao et Confucius se donne avant tout comme un approfondissement de la révolution culturelle qui aurait été déviée de ses véritables objectifs par Lin Piao, et plus encore, peut-être, que par Lin Piao (c'est à mon avis le sens de la référence à Confucius), par tout le poids culturel de la métaphysique chinoise. Au fond, Mao et le parti chinois sont en train de donner à la révolution culturelle une ampleur beaucoup plus ambitieuse que l'on n'a cru . Et, alors que la révolution culturelle a été une rupture « à chaud », si l'on peut dire, où Mao a précipité l'attaque pour la reprise du pouvoir par le prolétariat, on assiste maintenant à la mise en place d'un procès semble-t-il soigneusement préparé. J'en relèverai quelques points qui me semblent fondamentaux : 1) La campagne actuelle a été annoncée par une offensive théorique, dès 1971, insistant sur la nécessité d'étudier l'histoire, la dialectique, et de critiquer l'idéalisme sous toutes ses formes, notamment sous celle de la théorie du « génie » : rectification de la tendance à faire des dirigeants prolétariens des « super-puissances » intellectuelles, et à couper, par exemple, la pensée-maotsétoung de son contexte historique et théorique, c'est-à-dire du mouvement révolutionnaire international et, tout simplement, du marxisme. Autrement dit : réfutation de l'absurdité comme quoi on pourrait être « maoïste » et non-marxiste. 2) Le point central du débat actuel est celui de la dictature du prolétariat : bien évidemment, c'est le point qui touche au plus près les révisionnistes. Partout sont lus, étudiés, commentés la Critique du Programme de Gotha, et l'État et la Révolution. Et, là, on comprend mieux l'enjeu du problème : ou bien, l'État se renforce pour devenir un pouvoir « personnel » (Lin Piao) et aboutir un jour à un « État de tout le peuple » qui, en fait, ne cache que l'accession d'une nouvelle bourgeoisie au pouvoir ; ou bien ce qui est renforcé, c'est la dictature du prolétariat mais (et ce mais a une immense portée) dans la perspective de l'extinction de l’État , à ne jamais oublier une seconde (sans quoi la lutte de classes est privée de son contenu le plus profond). 3) Il s'agit d'une rupture accentuée avec le révisionnisme : pas de « réconciliation » qui « suivrait » la révolution culturelle. Les Chinois disent : la révolution culturelle a balayé une couche révisionniste (Liu Shao-shi et Cie), mais une autre couche (une autre vague) est montée à la rescousse du révisionnisme (en emphatisant, en idéalisant, en « utopisant » la révolution chinoise). Cette seconde couche (puissante probablement dans l'armée et ayant tendance à « militariser » l'idéologie, à la catéchiser, à la transformer en culte) est en fait elle aussi révisionniste. Les « linpiaoistes » se sont donnés comme « d'extrême-gauche » mais en réalité ils étaient de droite, voire d'extrême-droite, à cause de leur conception métaphysique (ici, nous dirions : religieuse) du marxisme. Cet aspect de la question me paraît important : d'abord parce que pour la première fois le parti chinois reconnaît qu'un danger fasciste peut se développer sur le terrain même de la révolution, ensuite parce que ce danger est lié à la fusion qui peut s'opérer entre une certaine vision idéaliste du marxisme et l'archaïsme religieux. Pensons simplement ici, par exemple, ce qui se produirait si on substituait à la conception matérialiste et révolutionnaire du marxisme, une sorte de méli-mélo chrétien sur le terrain même des masses. Qui peut dire que nous ne courons pas ce danger ? Peut-on être « maoïste » et chrétien par exemple ? Bien sûr que non. Voilà pourquoi, précisément , la campagne actuelle des Chinois contre Confucius ne peut, ici même, que rencontrer de violentes résistances. 4) La campagne actuelle développe ce que j'appellerai une critique sur deux « longueurs d'ondes ». D'une part , l'histoire de la Chine depuis qu'il y a une histoire en Chine (pour combattre l'idéalisme historique et permettre au peuple d'étudier sa propre histoire au niveau spécifique du fait qu'il est chinois ) ; d'autre part, l'histoire du parti communiste chinois et de la révolution chinoise réévaluée maintenant depuis le début. A Shanghai, au siège de la fondation du parti communiste chinois, j'ai pu entendre ainsi un responsable faire un exposé extrêmement complet sur les « dix grandes luttes » à l'intérieur du parti. Le fond de cet exposé était d'une part les difficultés de la révolution chinoise avec Staline et la IIIe Internationale, d'autre part la lutte contre le révisionnisme. On ne peut rien dire de fondé sur la révolution chinoise si l'on ne considère pas que les Chinois eux-mêmes se considèrent comme ayant une position singulière depuis cinquante ans et qu'ils sont bien décidés à le développer jusqu'au bout dans l'avenir, et cela dans l'intérêt général des peuples. 5) La concrétisation sociale de ce projet consiste bien entendu à empêcher les rapports de production de se « capitaliser » surtout à travers la séparation entre travailleurs et cadres (travail manuel et travail intellectuel). Il semble bien qu'un assez fort courant « économiste » s'est manifesté dans les dernières années et c'est lui, sans doute, qui va être combattu en premier, de plus en plus nettement. Mais le mouvement touche aussi deux secteurs fondamentaux : les femmes qui apparaissent désormais comme une force déterminante de la révolution (impossible de ne pas être frappé en Chine par leur présence, l'énergie encore à libérer qu'elles représentent) et l'enseignement (les universités sont de nouveau appelées à fonctionner « à portes ouvertes », c'est-à-dire non coupées de la société : d'où enquêtes, fluidité de la sélection, etc.). Les Chinois, cependant, ne cessent d'insister sur le fait que tout ceci ne peut se faire qu'en formant de plus en plus des « contingents de théoriciens marxistes ». C'est un trait fondamental de l'approfondissement de la révolution culturelle qui reste, bien entendu, incompréhensible et opaque pour les révisionnistes. 6) Enfin, il s'agit d'une offensive sur le terrain des « images » que l'on se fait, dans le monde et en Chine, de la Chine elle-même. Sur ce point, je pense que les conséquences du mouvement actuel seront très profondes. Elles désorientent déjà tous ceux qui avaient gardé l'habitude de considérer la Chine comme une sorte de « colonie culturelle », se sentant en droit de lui donner des conseils sur la manière de traiter son propre passé (au nom de la culture « universelle ») et son présent (au nom du marxisme « sérieux », « responsable »). Ce courant idéologique quant à la Chine, d'essence bourgeoise (idéaliste et métaphysique), est en fait représenté maintenant par l'URSS. Beaucoup d'intellectuels occidentaux, même sans le savoir, adoptent la même attitude. En gros, elle consiste à savoir ce que les Chinois devraient dire ou faire, et à le savoir à leur place. Prétention légèrement comique par rapport à une expérience et à un pays dont seules les années à venir diront les transformations qu'ils apportent pour l'humanité entière. Pour ma part, je dirai que la vision du monde religieuse et idéaliste qui a toujours été celle de tous les exploiteurs a un seul ennemi sérieux actuellement : la Chine. Si les exploiteurs ne s'y trompent pas, c’est normal. Mais que les révolutionnaires s'en rendent compte, là est la question essentielle. |
|
4 | 1974 |
Sollers, Philippe. Mao contre Confucius. In : Tel quel ; no 50 (Automne 1974). In : Le Monde ; 14 juillet (1974). http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=932#section3 « Le matin de bonne heure et le soir, je travaillais à la ferme. Dans la journée, je lisais les Entretiens de Confucius et les Quatre Classiques. Mon maître de chinois appartenait à l'école du traitement rigide. Il était dur et sévère, et battait souvent ses élèves. A cause de cela, je m'enfuis de l'école quand j'avais dix ans. » Voilà ce que racontait Mao Tsé-toung à Edgar Snow, il y a de cela presque quarante ans. A un autre endroit d'Etoile rouge sur la Chine, Snow note : « Mao est un grand amateur de philosophie. Une fois, pendant que j'avais avec lui des entretiens nocturnes sur l'histoire du communisme, un visiteur lui apporta plusieurs ouvrages nouveaux de philosophie et Mao me pria d'ajourner nos rendez-vous. Il dévora ces livres en trois ou quatre nuits de lecture intensive au cours desquelles il sembla oublier tout le reste. Il n'avait pas limité ses lectures aux philosophes marxistes, mais était au courant des Grecs anciens, de Spinoza, de Kant, de Goethe, de Hegel, de Rousseau et d'autres. » Je me demande souvent si de tels propos ont été lus en Occident. Un des moments émouvants de mon voyage en Chine populaire a été celui, dans le parc de l'Université de Pékin, où les Chinois m'ont conduit devant un petit tertre planté d'une stèle : « Edgar Snow, un ami du peuple chinois. » Une partie des restes de cet Américain qui choisit un jour de s'intéresser à l'autre côté de la planète est déposée là. Snow, cela veut dire neige. Et l'un des poèmes de Mao les plus reproduits partout s'appelle ainsi. Rapprochement gratuit ? Peut-être. Mais je voudrais dire tout de suite que proposer d'aborder la Chine sans sa dimension « poétique » me paraît d'une gratuité plus grande encore. La dimension de la révolution et de la culture chinoise n'est pas celle de la technocratie. Quand Mao trace rapidement au pinceau les vers suivants : et quand, ces vers, on les trouve reproduits à des milliers et des milliers d’exemplaires, de même qu'ici une publicité, il vaut mieux tout simplement accepter de les voir. Ces poèmes ne sont pas une décoration, comme trop d'Occidentaux ont tendance à le penser. Ils ont une triple portée : émotive-historique, graphique, politique. Des poèmes, d'ailleurs, et de n'importe qui , il y en a partout. Dans les écoles, les communes populaires, les usines, les bateaux en construction. A l'encre et au pinceau sur papier, au stylo sur des feuilles de cahier, à la craie blanche, jaune, rouge, violette sur des tableaux noirs. Art direct, souvent naïf, et impermanent. Demain, il y en aura d'autres. La Chine est aussi un immense atelier d'expression que les visiteurs occidentaux, ne sachant pas la langue, manquant de curiosité pour son fonctionnement écrit, auront tendance à trouver opaque. On dirait que les Chinois communiquent de biais, au-dessous d'une ligne de flottaison invisible. Le lyrisme chinois n'est pas notre romantisme oral, éloquent, subjectif, narcissique, mais un dynamisme du geste, de la transformation. Cela ne comporte-t-il pas un accent utopique ? Voilà justement ce qui n'arrête pas de préoccuper les Soviétiques comme les partis communistes occidentaux pour lesquels le marxisme doit être avant tout « scientifique » au sens d'un scientisme sans conséquences subversives. Et, bizarrement, les mêmes qui trouveront sublimes les interprétations « spirituelles » de Mai 68 ou de la grève ouvrière de Lip exigeront qu'on refuse toute couleur à la Chine. Il est vrai que les Chinois ne sont pas, n'ont jamais été, chrétiens. J'y insiste parce qu'au fond, j'ai pu souvent le vérifier, la plupart des difficultés à aborder la Chine de l'intérieur viennent de là. De l'universalisme conscient ou inconscient que nous croyons en nous, que nous transportons avec nous comme un écran qui détermine d'avance notre perception, nos analyses. C'est d'ailleurs pourquoi les Occidentaux peuvent avoir deux attitudes à l'égard de la Chine : soit se « projeter » sur elle, penser que les Chinois sont engagés dans une révolution mystique ; soit, quand le réel leur donne un démenti, la rejeter. Le démenti, en ce moment, s'appelle Confucius. La lutte contre Confucius est un appel à renverser toutes les interprétations idéalistes de la révolution chinoise. Mais loin d'être, en conséquence, un encouragement à une attitude « économiste » (du genre : « revenons aux choses sérieuses, la révolution culturelle est finie, occupons-nous de la production »), c'est au contraire une incitation à aller plus loin, plus profond, à la fois dans le passé et dans l'avenir. Les communistes chinois reprochent à Lin Piao (outre sa tentative de coup d'État militaire s'appuyant sur l'URSS) d'avoir simplifié, durci, exagéré, caricaturé, et finalement détourné la révolution culturelle de son but. Ce but : lier dialectiquement la Chine nouvelle et la connaissance de la vieille Chine, la Chine et le monde. Ne pas critiquer Confucius, ce serait continuer (fût-ce inconsciemment) Confucius. Mais critiquer Confucius, ce n'est pas mettre à la place un rationalisme mieux adapté aux conditions d'un pays en voie de développement : c'est proposer, encore et toujours, l'esprit de critique, de révolte. Le conflit et le mouvement contre le " juste milieu ", la " bienveillance ", la " modération " ritualiste, bref contre une certaine économie hypocrite du discours. Confucius, ou l'anti-poète. Lin Piao, en un sens, proposait une « confucianisation » de Mao. Ce dernier se serait retrouvé à l'origine d’un culte dont il aurait suffi, par la suite, de nommer périodiquement les prêtres. Un des arguments qui revient le plus souvent contre Lin est qu'il pensait la prise du pouvoir comme une affaire de famille : lui, sa femme, son fils... Le mao-confucianisme de Lin aurait signifié alors une mort institutionalisée du marxisme. Il y aurait eu les temples (les appareils d'État) et le clergé (les mandarins du parti et de l'armée). Et, une fois de plus, le peuple et l'esprit de secousse (par où le nouveau surgit), après avoir été enterrés dans la routine révisionniste (Liu Shao-shi), l'auraient été dans le mythe. Que le marxisme puisse fonctionner comme un dogme vidé de son contenu, comme une nouvelle forme de conformisme faisant le contraire de qu'il dit, c'est désormais l'expérience historique. Mao tente de l'empêcher. Les Chinois réussiront-ils ? Critiquez Confucius, disent-ils. C'est-à-dire, bel et bien : critiquez ce qui reste en vous de vos pères, de vos mères, et des pères de vos pères, et des mères de vos mères. Critiquez le fait que vous soyez, que vous le vouliez ou non, en état d'héritage inconscient sur ce point. « Le poids des générations passées pèse très lourd sur le cerveau des vivants » : c'est aussi cela, l'injonction de Marx. Les Chinois doivent à la fois se libérer d'une idéologie hégémonique depuis plus de deux mille ans (le confucianisme), du patriarcat qu'elle suppose (le fils doit obéir au père, la femme au mari), et de la « paternité » soviétique qui a vu l'immense « enfant » du socialisme non seulement lui échapper, grandir, se redéfinir mais encore, sur des points fondamentaux, mieux comprendre et réinventer le marxisme. Certains disent, ou pensent : non, on ne peut pas échapper au « père ». Les Chinois n'y arriveront pas. Au fond, ils ne font qu'exprimer un désir : celui que leur croyance fondamentale ne soit pas mise en cause, qu'elle ne soit pas, comme tout ce que l'humanité a pensé (et pensera), « relativisée ». Mais alors, il ne faut plus parler de révolution : la révolution doit tout mettre en cause, et l'obstination de Mao, depuis les grottes de Yenan, jusqu'au défi lancé à Confucius, c'est l'histoire de cette capacité mobile, étrange, de remise en question. Les communistes chinois proposent au peuple de réévaluer l'ensemble de la culture chinoise. Un Chinois m'a dit : « La campagne actuelle est passionnante. Elle m'apprend quelque chose tous les jours. Sans elle, je n'aurais jamais appris en aussi peu de temps autant de choses sur l'histoire de la Chine. » La controverse sur la fonction idéologique et politique des écoles confucéenne et légaliste fait surgir un continent enfoui, elle repose le problème (si important pour les marxistes et tellement discuté) du « mode de production asiatique », du passage de l’esclavagisme au féodalisme. Il ne faut pas oublier que les Chinois n’ont connu qu'une révolution bourgeoise superficielle, passagère, et que les vieilles idées et les vieilles coutumes viennent de ce fond féodal exploité par l'impérialisme et le colonialisme, avant d'avoir essayé de l'être par le social-impérialisme. Le souci constant des Chinois est bien celui-là : ne pas redevenir une « semi-colonie », pas plus du monde capitaliste que des Soviétiques. Ne pas régresser vers l'état colonial, donc développer une interprétation propre, spécifique, à la fois du passé et de l'avenir. Mais ne pas devenir non plus une « superpuissance ». Quand j'étais en Chine, la déclaration qui retenait le plus l'attention était celle de Teng Hsiao-ping à l'ONU. A-t-on jamais vu un pays, un gouvernement faire la déclaration suivante : si nous nous écartons de notre ligne et de nos principes, alors il faudra nous attaquer, il faudra que les peuples du monde et le peuple chinois s'unissent pour renverser une Chine qui serait redevenue capitaliste, qui ne poursuivrait pas la révolution ? A-t-on jamais fait preuve d'une telle audace (et d’un tel manque de nationalisme) ? Là, précisément, est toute la dialectique chinoise. Le culte d'un soi-disant « génie » de Mao pourrait faire oublier qu'il s’agit de relire De la pratique, De la contradiction, De la juste solution des contradictions au sein du peuple, c'est-à-dire la mise en forme la plus dialectique, jamais connue d'une expérience historique. Quand on dit que les Chinois étudient le marxisme, il ne faut pas effacer le fait qu'ils le font depuis Mao, à savoir depuis une pensée dont les souplesses, les subtilités n'ont sans doute pas même fini de nous étonner. Pour aborder la Chine, nous sommes nous-mêmes pris dans une contradiction : soit les spécialistes de la Chine « éternelle » (les sinologues) qui ont décidé une fois pour toutes qu'il s'agissait d'une culture morte (comme l'Égypte ancienne) alors que, vivante, elle irrigue tous les actes, toutes les pensées des Chinois ; soit les marxistes qui n'ont jamais entendu parler de la culture chinoise et, d'ailleurs, ne s'y intéressent pas : « marxisme » idéaliste. Or c'est la conjonction d'une culture millénaire vivante et d'une théorie et d'une pratique révolutionnaire qui est justement passionnante. Conjonction qui fait jouer des milliers d'années d'une autre façon. Je pense à cet atelier de calligraphie de Nankin où un Chinois a tracé devant moi les idéogrammes d'un poème. Une autre façon d'être dans l'espace, dans le geste, la langue, le sens. Jamais un universitaire occidental ne comprendra facilement cette manière de s'impliquer immédiatement dans les signes, de s'y faire, comme la conscience révolutionnaire se fait, peu à peu, par la montée à la surface des affiches de discussion, de contestation. Contre la rhétorique, il y a cette action sous-jacente, faisant levier. Une autre politique. Mai 68 en France, les luttes ouvrières, retrouvent spontanément ce type de protestation écrite . Est-ce tout à fait un hasard ? Que le peuple écrive : on sent la force de cette arme. Un atelier constellé d'écriture, c'est déjà autre chose qu'un atelier. Sans cesse, j'ai été frappé par cela en Chine : la capacité d'agir le présent et de réinterpréter le passé. Les femmes qui parlaient dans les musées (là encore, est-ce un hasard si les opéras ont pour personnages principaux des femmes, si ce sont des femmes qui sont le plus souvent chargées de s'occuper de la mémoire culturelle ?) le faisaient avec une précision et une profondeur très supérieures à ce que nous pouvons entendre ici. Je pense surtout à cette femme travaillant sur un site préhistorique, exposant le travail des fouilles, la disposition des tombes, les enseignements que l'on peut en tirer sur l'existence de la commune primitive et du matriarcat. Car la Chine, c'est aussi cela : une ampleur, déposée partout, sur l'ensemble de l'évolution. Quelle surprise de pouvoir parler en détail de l'Origine de la propriété privée, de la famille et de l'État avec un révolutionnaire devant des objets funéraires vieux de six mille ans, dans un pays socialiste, à l'air libre. Le vieil Engels, à la fin du XIXe siècle, aurait-il pu imaginer ça ? |
|
5 | 1976 |
Sollers, Philippe. A propos du "maoïsme". In : Tel quel ; no 68 (oct. 1976). Des informations continuent à paraïtre, ici et là sur le "maoïsme" de Tel Quel. Précisons donc que si Tel Quel a en effet, pendant un certain temps, tenté d'informer l'opinion sur la Chine, surtout pour s'opposer aux déformations systématiques du PCF, il ne saurait en être de même aujourd'hui. Cela fait longtemps, d'ailleurs, que notre revue est l'objet d'attaques de la part des "vrais maoïstes". Nous leur laissons volontier ce qualificatif. Les événements qui se déroulent actuellement à Pékin ne peuvent qu'ouvrir définitivement les yeux des plus hésitants sur ce qu'il ne faut plus s'abstenir de nommer la "structure marxiste", dont les conséquences sordides sur le plan de la manipulation du pouvoir et de l'information sont désormais vérifiables. Il faudra y revenir, et en profondeur. Il faut en finir avec les mythes, tous les mythes. |
|
6 | 1981 |
Sollers, Philippe. Pourquoi j'ai été chinois. In : Tel quel ; 88 (été 1981). [Auszüge]. [Interview zwischen Philippe Sollers und Kao Shuhsi 1980]. Ce qui m'a amené à la Chine, c'est la littérature, c'est-à-dire mon expérience personnelle. En 65 paraît de moi un petit livre, « Drame », qui est un essai de recherche de la narration la plus 'vide' possible. C'est une sort de cheminement que ja fais depuis des années déjà à ce moment-là et qui n'attend qu'une sorte de confirmation dans le tissu symbolique chinois. C'est par une expérience mentale et physique que je suis arrivé à m'intéresser à la philosophie chinoise, à la poésie chinoise et à la disposition du corps chinois par rapport au langage et à l'écriture. J'étais attiré par ce qui va être une constante dans mes intérêts à cette époque-là, par le taoïsme. Il s'agit d'abord d'une expérience érotique. « Drame » était déjà un roman chinois... Il y a eu la grande découverte vers les années 66-67 – pour revenir aux influences culturelles ; c'est à la fois l'influence culturelle et l'expérience personnelle, les deux indissociablement – des travaux de Joseph Needham, qui a fait ce merveilleux travail encyclopédique qui s'appelle « Science and civilisation in China »... Celui qui s'intéressait le plus à la Chine, avec qui nous avons souvent parlé du chinois comme langue et qui d'ailleurs aurait dû venir en 74 avec nous en Chine, c'est [Jacques] Lacan. Lacan est quelqu'un qui s'est approché intellectuellement de la Chine, qui a bouqiné du chinois. Donc, on peu passer par le savoir, les sciences humaines, le langage, ou alors on peut passer crrément par la poésie, c'est-à-dire par le fait de se sentir très violemment atteint par le fonctionnement poétique chinois. Il y a eu aussi, il faut bien le dire, Ezra Pound, qui a eu une très grosse influence sur nous bien avant 65... « Nombres », dans mon fantasme à moi, est un livre qui annonce l'arrivée de la Chine. J'ai fait ça en 66-67 et « Nombres » est paru en avril 68. J'ai trouvé admirable que, à peine le livre était-il sorti, eh bien tout le monde était en train de se demander ce que c'était que l'apparition de la Chine dans l'atmosphère révolutionnaire... Mai 68 : La vision romantique d'une Chine insurrectionnelle, qui invente un tout autre modèle pour la société, devait fatalement revenir à quelque chose qui au fond sera une simple coloration de l'expérience soviétique, ce que l'histoire chinoise elle-même a vérifié. Tel Quel s'est trouvé ballotté dans cette affaire du mouvment 'maoïste' comme on l'a appelé. Ca a été très fort pour Tel Quel et je dirais pour la plupart des intellectuels français... Il y a eu une sorte de déferlement très étrange dont on pourrait dire que, plus ou moins mythologiquement, le centre se trouvait en Chine. C'était quand même curieux. Curieux parce que, pour la première fois, la Chine émettait le message. Et on a reçu ce message, je crois, en fonction de la très grand morosité du modèle soviétique... La Chine paraissait être lieu où reprenait l'émission en direct, vivante, de la volonté revolutionnaire. Ce qui quand même est extraordinaire parce que jamais un message direct n'est venu de Chine vers l'Occident avant... Il y a eu tout de suite des discussions très longues, très compliquées. Il y avait ceux qui étaient passionnés par ce qui se passait en Chine et qui trouvaient qu'il y avait là quelque chose de tout à fait nouveau : l'insurrection, l'apparition des signes chinois. Il y a eu une diffusion énorme du chinois ; les ondes transmettaient des Chinois qu'on voyait ; les Chinois avaient l'air d'exister alors qu'on ne les avait jamais vus... La Révolution Culturelle est une époque terrible pendant laquelle tout le monde a été persécuté, les artistes, les intellectuels. Cerainement c'est vrai. Mais peut-être qu'on n'aurait jamais entendu des Chinois sans ça non plus, qui seraient restés de 'braves Russes', des Russes qui ont l'air chinois, des Russes qui sont habillés de corps chinois. Moi, ce qui m'intéressait, c'est que les Chinois soient chinois, et que ça ne soit pas des Russes habillés de corps chinois. Je crois que ça reste la chose fondamentale aujourd'hui... La Révolution Culturelle : Mao Zedong était trop purement chinois. Il ne connaissait pas suffisamment la science. Tant qu'on n'arrive pas à dépasser le point de vue de la science, on reste sous la domination de la science... Mon point de vue est hégélien à ce moment-là, ou marxiste, mais d'un marxisme très particulier puisque je pense que la science n'épuise pas du tout l'ensemble du réel. Ce qui s'est passé pour la Chine, c'est que ce qui a essayé de se faire était en deçà de la science, tout en étant plein d'éléments probablement très nouveaux mais qui sont légués aux générations pour qu'elles les interprètent comme elles le veulent... On était maoïste par souci de révolte. A ce moment-là, on rentrait immédiatement en contradiction avec les maoïstes eux-mêmes, c'est-à-dire avec les cohortes de maoïstes qui pensaient sur un modèle archaïque que le maoïsme c'était le retour à la tradition pure et dure du marxisme, c'est-à-dire au stalinisme. Le 'telquéliste maoïste' de l'époque se trouvait triplement isolé : il comprenait qu'il y avait là un phénomène très important mais il ne pouvait pas du tout faire partager son interprétation par d'autres maoïstes ou alors il rentrait immédiatement en contradiction avec eux parce que ce qu'il proposait, par exemple sur le plan littéraire, était une technique et un produit hautement élaborés, un laboratoire très important dont les autres ne voyaient absolument pas l'utilité... Donc, le telquéliste maoïste était en contradiction avec les maoïstes. C'est une contradiction très profonde qu'il ne faut pas masquer du tout aujourd'hui parce qu'elle a eu lieu. Moi je l'ai vécue très profondément et c'était peine perdue. J'ai perdu deux ou trois ans à essayer d'expliquer les choses et puis j'ai vu que c'était dans le désert... Il y avait au départ une contradiction entre l'appréciation du nouveau et le retour à des archaïsmes, c'est-à-dire l'interprétation du phénomène chinois comme étant le symptôme de quelque chose de très nouveau, planétaire, au lieu d'être au contraire le retour à une source qui aurait été trahie en route, voilà les deux interprétations, l'une moderne, finalement allant de l'avant, l'autra au contraire se repliant et revenant à des positions archaïques, l'interprétation archaïque étant largement majoritaire... Epoque de la pensée de Mao Zedong : Cette espèce d'intervention brusque de la Chine dans l'histoire occidentale avait à mon avis deux intérêts : premièrement, manifester sous une forme ultra-mythologique, quelque chose comme un défi à la planète. Je me rappelle très bien un moment très vif, très lumineux, qui a été cette fameuse baignade de Mao Zedong, où j'ai eu l'impression que quelque chose s'écrivait vraiment dans le réel, dans le geste, dans la façon d'opérer. J'ai trouvé ça tout à fait étonnant comme mode d'intervention, que quelqu'un soit assez fou ou assez extravagant pour faire une sorte de passage à l'acte en direct et de jeter son défi à la planète tout entière et notamment par rapport à l'Union soviétique. Je crois que, dans sa sensibilité, il y avait ce côté utopique et anarchiste. C'était une façon d'essayer de faire sortir la Chine de l'histoire... Il y a eu un point de crise extraordinairement dramatique dans cette affaire de la Révolution Culturelle. Je ne connais rien de plus pathétique en un sens que cette tentative de Mao Zedong à l'époque pour essayer de percevoir une autre logique possible. Et à mon avis ça a été un échec parce que, pour inventer une extension logique du continent marxiste, il fallait abandonner les prémisses. Or les prémisses étant ce qu'elles sont, ça ne peut donner qu'un spasme sur place, très violent, qu'on appelle la Révolution Culturelle, dont à mon avis l'essentiel est quand même ce qu'on oublie toujours de dire aujourd'hui : la rupture avec l'Union soviétique, une sorte d'écart par rapport à l'empire soviétique, portant par là même la crise dans le marxisme lui-même puisque c'est la première fois qu'il n'y avait plus d'unité dans le camp en question... Mao Zedong a tué le marxisme. C'est probablement la raison pour laquelle il va être désormais refoulé ou critiqué ! La vraie interprétation, peu-être, de Mao, c'est d'avoir poussé le marxisme à son point d'incandescence pour le supprimer. Moi je rêvait d'une chose : que Mao, en 68-69, réunisse une grande manifestation de masse place Tian-An-Men et annonce au peuple chinois le dépassement ou la dissolution du marxisme, et ça aurait alors donné une crise gigantesque dans la vicilisation chinois... Finalement, le vrai enjeu de la Révolution Culturelle, on ne le vit plus du tout aujourd'hui puisque la Chine a rabasculé dans l'orbite de l'histoire, au sens uniquement occidental du mot, c'est-à-dire qu'elle va se colorer selon la grande expérience de l'empire mondial actuel qui est l'empire américo-russe, composé de deux puissances qui à mon avis 'entendent très bien pour gérer la terre. Donc, il aurait fallu que la Chine ait une conscience technique plus élaborée. C'est cette conscience technique qui est en train de se mettre en place par la rationalisation technique elle-même, c'est-à-dire les oléoducs, le gaz, le pétrole, le machines-outils, etc. L'expérience chinoise prouve que pour faire consister le corps social on peut utiliser une vulgate marxiste très pauvre, mais que les vrai enjeux restent les enjeux économiques, techniques et scientifiques. Je crois que la pure gestion technique du continent chinois par le marxisme est désormais acquise. Pour l'instant, ce qui me paraït très intéressant, c'est ce qui revient en Chine et qui est d'ailleurs probablement inéliminable dans toute société humain... Ce qui me paraït tout à fait symptomatique, récemment, c'est que finalement ça devient une histoire de femmes, l'histoire de la Chine. Le symptôme est devenu un symptôme féminin... Et puis, on a trouvé probablement, à mon avis, le bon bouc émissaire, c'est celui qui va servir à la modernisation de la Chine, ce sera Jiang Qing, et c'est une femme !... [Le commencement de l'intérêt pour la Chine] : C'était plus particulièrement le taoïsme. Il y avait la lecture de livres comme ceux de Maspero ou de Marcel Granet, « la Pensée chinoise ». Mais il y avait quelque chose qui n'était pas seulement du savoir mais une sorte d'expérience personnelle qui faisait rupture pour moi très fortement avec la culture occidentale avec sa façon de se centrer, de faire axe sur une sorte de complétude, d'unité substantielle. Je crois que la question sexuelle, ce qui est perceptible, quoique de façon très discrète et probablement toujours refoulée, de la tradition érotique chinoise est une chose qui a déterminé beaucoup l'intérêt de certains vers la Chine, en tout cas le mien. Il est certain que la technique érotique chinoise, ce qu'on peut deviner de l'utilisation, tout à fait hors de toute culpabilité, de l'érotique chinoise me aparît, dans ses rapports avec la poésie, la peinture, la mystique, quelque chose de très particulier. Je n'en trouve pas trace dans les autres cultures. Ce qui m'intéressait aussi, pour répondre d'une expérience très particulière, c'était la recherche vers la Chine de cette tradition taoïste, c'est-à-dire quelque chose de l'ordre du vide. Parce qu'il faut trouver un vide qui ne soit pas un plein déguisé, n'est-ce-pas, qui soit un vrai vide, et ça, c'est très difficile. Ce qu'on prend généralement pour le vide, notamment dans les théories matérialistes, n'est qu'une sorte de substantialisme déguisé... Ce qui m'intéressait à l'époque c'était de voir, par exemple, que la catégorie dite du phallus n'avait absolument pas sa correspondance en Chine ou en Chinois ; il s'agit d'un phénomène restreint à un type de culture méditerranéenne ou indienne. Mais en Chine, bizarrement, on a l'impression que les coordonnés s'inversent et que là où il y avait du vide. Donc, c'est quelque chose qui propose, du corps et du rapport entre le corps et le sexe, et entre le sexe, le corps et le symbolique, comme une autre logique que vous retrouvez fonctionnant et qui intrigue tout le monde dans ce qu'on appelle la pensée chinoise, pensée qui passe pour être d'un autre ordre ou d'une autre nature... Ce qui me préoccupe à ce moment-là, c'est-à-dire vers les années 67-68, c'est en effet de trouver – je sentais que la rhétorique occidentale ne marchait plus – une construction de langage qui serait susceptible d'intégrer cette expérience chinoise et de fabriquer une autre phrase de part en part... Traductions de certains poèmes de Mao Zedong : J'ai fait ces traductions-là de façon très provocatrice pour en partie démontrer que la façon dont le chinois était traduit d'habitude par les lents professeurs occidentaux restait prisonnière de formes académiques et qu'elle ne donnait pas la traduction littérale, directe, de cette espèce de condensation télégraphique, de cette longueur d'ondes différente du fonctionnement. Je crois que c'est une des premières fois où on a traduit du chinois d'une façon qui essayait d'être le trait même de la chose sur la page, en supprimant les pronoms, les indéfinis, les 'le', les 'de'. L'effet à produire était celui d'une 'nappe de ciel sans couture'... J'ai toujours ce rêve que la première écriture est chinoise, la chose la plus fondamentale, la tortue qui sort de l'eau avec ses signes qui apparaissent sur la surface, qui au départ ne sont même pas tracés mais qui ressortent de la surface elle-même. Donc, pour moi, le chinois c'est vraiment le point limite où on ne peut pas distinguer entre le support et la marque. La marque est en même temps le support, le support est la marque. Ca revient justement à cette logique très particulière du plein et du vide, qui fait que vous n'avez pas quelque chose d'écrit sur une surface mais une gravitation qui contient son propre support au moment même où ça s'écrit. C'est le type d'écriture mythique que je cherche, c'est-à-dire une voix qui raconte la façon dont ça s'écrit pour bien marquer que ça n'est pas quelque chose qui s'écrit sur une surface mais que l'on est dans un milieu tout à fait étrange où le fait même de s'écrire produit un espace. Le déploiement d'un espace ou d'une surface est absolument concomitant au fait que quelque chose y soit tracé. Il y a simultanéité. C'est pour ça d'ailleurs que ça interroge tellement la philosophie. Trace et support. Mais vous ne pouvez pas distinguer l'un de l'autre. Et le chinois me sert à faire sentir ça. Ce que raconte le reste, le récit tout entier de « Nombres » raconte ce que le signe chinois est chargé d'indiquer. C'est pour cela que je vous parle de résumé. Le fonctionnement même de l'idéogramme chinois pour moi c'est tout ce qu'il y a à raconter ; il n'y a pas à raconter autre chose... |
|
7 | 2002 |
Sollers, Philippe. Le poète du VIIIe siècle. In : Sollers, Philippe. L'étoire des amants. (Paris : Gallimard, 2002). Nous sommes maintenant au VIIIe siècle en Chine. Nous suivons un poète de cette époque dans sa promenade. Il marche au bord d'un fleuve aux rives couvertes de pêchers, de pruniers. Il voit des bourgeons, le soleil voilé, des bassins calmes. Il pense au vide, il se vide, il devient le vide, il est ici. Après tout, il pourrait sortir de chez lui au crépuscule, en pleine ville moderne, recevoir la pluie et les trottoirs en pleine figure, les voitures, les silhouettes pressées des passants, les cloches d'une église voisine, un sourire discret, un regard. Mais non, pour l'instant son paysage est formé de rochers, de saules, d'un sentier sous les nuages conduisant à un ravin encore caché par des bambous et des lianes. Il pense : « Nul ne sait où se trouve la source magique. » II pense : « La connaissance intime du paysage dissout l'émotion du départ. » II écrira des trucs comme ça en rentrant chez lui, après avoir bu un verre de vin. Il s'arrête devant des abricotiers, mais cela pourrait être, ailleurs, un platane étrangement noueux ou un buisson de lavande. Il palpe, dans sa poche, son petit cercle troué de jade blanc, symbole phallique paradoxal du ciel. Il pense : « Dépouillé de tout, j'habite l'unique chambre. » Plus tard, ce sera seulement : « La nuit est calme, tous les mouvements ont cessé. » Là, on commence à comprendre : le plus simple ou le plus proche sera toujours le plus riche et le plus mystérieux. Avançons. Le Chinois a mis des sandales légères, il passe près d'un ponton, repère l'échiquier des marais, des champs, se perd un peu dans la brous-saille au-delà des pins, s'approche d'un torrent qui tombe à pic dans le fleuve. Des grues volent au loin devant lui, ailleurs ce seraient des goélands ou des mouettes. Pas de lierre, mais des roseaux et des joncs. Que veut-il dire exactement lorsqu'il pense : « La beauté du paysage étend sa blessure » ? Ou bien : « Simplicité de la souffrance : agiter en vain son éventail blanc » ? Souvenir personnel, deuil ancien ou récent, brève cicatrice dans la vision, conscience d'un danger qui monte ? Il reprend sa marche et pense : « La simplicité souffle sur notre vie. » II le dit encore, et cela est émouvant après treize siècles. Treize siècles ? Deux minutes ? Treize secondes ? « Le torrent clair est entouré d'épais taillis, l'eau courante a comme une pensée, l'oiseau du soir rentre avec moi. » Tu es noire et claire, tu es comme une pensée, tu rentres avec moi. La promenade du Chinois le ramène maintenant dans les faubourgs de la ville. « Les ruines des remparts touchent les vieux pontons, le soleil couchant remplit la montagne d'automne. Arrivé, je m'enferme. » C'est ça, enfermons-nous. Comment, vous ne regardez pas la télévision, vous n'écoutez pas la radio ? Vous ne savez pas que des incendies, des inondations, des tremblements de terre sont en train de faire des ravages ? Qu'une émeute sanglante a lieu en ce moment même dans une capitale réduite à la misère par la corruption ? Que le corps d'un plongeur vient d'être retrouvé dans un boyau souterrain ? Qu'une nouvelle épidémie s'étend de façon fulgurante ? Qu'une femme de soixante-dix ans vient d'accoucher de quintuplés mort-nés ? Que les religieux ont repris le pouvoir à l'Est ? Que le nombre des suicides a fortement augmenté à l'Ouest? Que le Nord est bloqué par la neige ? Que le Sud se désertifie à vue d'œil ? Ce Chinois est bizarre. Il prépare sa soupe, son bol de riz, sa cruche de vin. Il repense aux chevaux et aux chars qu'il a vus en rêve. Il note : « Le corps obéit à la causalité, l'esprit saute les degrés de l'éveil. » Et aussi : « La lune brille à travers les pins, la source grise coule parmi les pierres. » II respire un grand coup, il s'assoit, il est content. La jeune femme qui vit avec lui a déjà dîné, et joue pour lui du luth. L'air s'appelle « le bois des rêves et des nuées ». Elle lui sourit, elle s'incline, ils s'aiment. Le morceau suivant, très bref, a pour titre « l'oiseau rejoint son vol sans désordre ». En effet. On est à la maison, on a chaud, le feu brûle dans la cheminée, le vent s'est levé dehors, le Chinois peut même penser sans regret : « La lampe rouge illumine mes cheveux blancs. » Une fois jouée, la musique ne s'en va pas. C'est le moment de noter : « La vie se fait liberté sans restes. » Le lendemain, à sept heures, après une nuit de pluie sous la natte, de nouveau le soleil. « À la couleur du soleil, le bleu des pins fraîchit. » Aussitôt après : « La fonte des mirages engendre l'ouragan sur la terre. » En résumé, s'il y a des désordres, c'est parce que des illusions s'écroulent. Vue comme ça, l'Histoire, ou ce qu'on appelle ainsi, devient naturelle, affolements de fantasmes usés, fumées, intoxications, tornades, cyclones, typhons. On ne sait pas ce qui vient là, on s'en fout, on passe, on se faufile un peu plus loin dans le noir, le jour reparaît, les cailloux brillent, les rues, le matin, sont pleines de dormeurs éveillés. On les croise, personne ne voit personne, les seuls visages expressifs sont ceux qui téléphonent sur leurs portables, voilà un homme amusé, une fille tendre. Le monde et moi nous formons un ensemble vide. En chinois : « J'ai connu tard le principe de pureté, chaque jour m'écarte de la foule. » À l'écart : avant de venir ici, Maud et moi, on a passé beaucoup de temps dans les parcs, les forêts. On est restés assis dans des tas de clairières, il y a tout ce qu'il faut dans les environs des villes, Versailles, Fontainebleau, Rambouillet, Saint-Cloud, chut, ne nous dérangez pas, on s'esquive. Le Chinois : « Fleurs en grappes de beauté, l'oiseau de la vallée lance un cri de silence. » Un cri de silence, voilà, c'est la voie. « Les oiseaux sont les habitants de l'esprit, parler leur langue est possible. » Ou encore : « Nul ne s'égare dans le ciel de l'esprit. Sans doute, mais où est le ciel ? Où vole l'esprit ? Reprenons la marche, ici, sur la droite : « Le pont est un arbre couché et la palissade est ficelée de lierre. » Une pause de l'air a eu lieu, la voix des oiseaux est parfaitement paisible. C'est le moment de noter à la fois « la Voie demeure, on ne s'oublie jamais » et « les traces changent, on peine à se revoir ». Le mot pavillon va revenir plusieurs fois, normal puisqu'on est à sa recherche. Il est caché dans les arbres, jaune, bleu, or, écarlate, il fait penser à une oreille au milieu des branches, on ne le trouve que par hasard, aucun chemin ne mène à lui, il est là, soudain, pour qui le mérite. Je l'ai entrevu trois fois, ce qui est beaucoup, dont une fois en rêve. Y entrer voudrait dire disparaître à jamais de ce monde soumis au temps, aux saisons, être enfin le même « au cœur de l'inextricable ». Le Chinois l'a vu, il l'a surnommé « l'hôtel de la Joie Tranquille », une seule étoile, mais vaste et flamboyante, pas du tout aveuglante, pourtant, signal de repos. C'est pourquoi il note : «Venue en silence, la Déesse n'a rien communiqué. » Parfait : rien à dire. Un état sphérique, c'est tout. Quelque chose est venu, n'a rien dit, se retire, l'étoile maintenant se lève à l'horizon, on écrit seulement que « le soir éclaire les mûriers et les ormes», ou que «les montagnes ont frissonné au soleil». Immédiatement l'enveloppement d'image est là, pas la photo, la peau de l'image. On peut ajouter « Barque sur le grand fleuve, eau profonde vers le lointain », et tout sera bien, surtout si « les nuages du soir s'étalent ». Quel jour est-on ? Qui sommes-nous ? Qui est-on ? Qui suis-je ? Une pression de ta main me répond. Une autre fois, le soleil blanc sera flou dans la brume, il y aura des claques de pluie sur les pins et des bulles d'eau dans le gravier de la cour. La cour est profonde, et, parfois, elle est fatiguée du jour. Que veut dire notre Chinois avec cette sentence : « Qui boit tous les jours à la Source d'Or vivra au moins mille années » ? Qu'il s'est éteint vers la fin du XVIIIe siècle de notre ère ? Possible. Une mélancolie nacrée imprègne certaines de ses phrases : « Cœurs en deuil à l'hôtel du Bonheur lumineux, Œil brisé à la terrasse de l'Astre songeur. » II n'est pas nécessaire de lui demander des précisions, sauf celle-ci : « Un matin, on s'éveille vieux de dix mille ans devant la plaine noire de cyprès. » Ça lui est donc arrivé, ce n'est pas grave. D'autant qu'il reprend aussitôt : « Le poème de la vierge pure est éternel, la loi des grandes dames durera. » Mais oui, gardons espoir, attendons la suite. Parfois, on a l'impression qu'il est en avion, en train de regarder « le damier des champs sous la mer des nuages ». Ou bien qu'il a été autrefois de garde près de la Muraille : « II neige à la passe de la montagne, les feux d'alarme se sont éteints sans fumée. » II est là, il guette, il observe : « Le Fleuve glisse un bras par le défilé », ou bien : « Par-delà la montagne le vide semble un trait ». Ou encore : « Le vent roule la pluie à l'ouest du rempart, le soleil rentre au village en traversant la plaine. » Qu'est-ce qu'il entend brusquement par « Bleu loisir » ? Je n'en sais rien, mais mon corps l'approuve. Est-ce en passant la Porte bleue qu'on découvre comment « la joie de l'air soutient le paysage » ? Mais oui, bien sûr, j'y étais, j'y suis, j'y serai de nouveau demain. Prudence, mais je comprends comment le voyageur a pu s'écrier : « Pensez à moi pour l'étude des Transformations ! Qu'on vienne me chercher s'il faut écrire des romans ! » On pense à toi, on vient te chercher, ici, dans la nuit tombante, au début du troisième millénaire, ou du moins de ce que nous appelons ainsi. Bonsoir, la paix soit avec toi, un verre de vin en hommage au pavillon immortel. «Le Grand Tao n'a pas d'au-delà, la Longue Vie n'a pas de limites. » Pas de rocher ni de cascade, chez nous, pas de tourbillons verticaux, rien que le roulement de l'océan, là, à droite. Les jours de grand vent et de hautes vagues brisantes, on ne s'entend pas parler sur la plage, c'est amusant de se crier des mots simples dans le souffle salé. En revanche, les périodes de grand calme sont consacrées au bleu clair et à la nuit. « Le ciel ne revient pas sur ses pas », soit, mais les constellations et les galaxies le mesurent. Si la lumière brille, là-bas, en Chine, « les toits des palais s'envolent en reflétant les arbres ». Mais ici aussi, l'esprit du ciel est « comme toit et plancher ». À la fin de 741 a eu lieu l'inauguration de l'ère du «Joyau Céleste », « de ce jour et pour des milliers d'années ». Il suffit de décider, malgré toutes les preuves du contraire, que nous sommes toujours dans son orbe. C'était hier, la fête a à peine commencé, « l'ouïe jaillit des quatre portes au loin ». Vous n'entendez rien ? Ce n'est pas ma faute. Vous n'entendez rien, vous ne voyez rien, par conséquent à quoi bon vous dérouler ici un lavis à l'encre ? À quoi bon vous prévenir que le printemps, l'été, l'automne, l'hiver naissent au bout du pinceau ? On vous montre une étoile, vous regardez le doigt. Ce doigt vous déplaît, vous obsède, vous empêche de vivre. Vous coupez le doigt, l'étoile est encore là. Prenez un télescope, si ça peut vous rassurer. Allez chercher, je ne sais pas, moi, dans la Chevelure de Bérénice, les Chiens de Chasse, la Grande ou la Petite Ourse, le Serpent en tête ou en queue, la Vierge, la Couronne boréale, la Balance, la Lyre, l'Aigle, l'Écu, le Sagittaire, le Capricorne, le Verseau, le Petit Cheval, le Dauphin, la Flèche, le Petit Renard, le Cygne, Pégase, le Lézard, Andromède, les Poissons, le Triangle, Persée, la Girafe, le Lynx, le Petit Lion. Tentez aussi votre chance dans le Dragon, Céphée, Cassiopée ou Ophiucus, près de l'équateur. Hercule, peut-être ? Ou la Capella, au nord? Antarès au sud? Arcturus à l'ouest du Bouvier? Deneb, Véga, Altaïr au centre ? Mirach ou Almak tout à l'est ? Eltanin au zénith ? Après tout, nous ne sommes que dans un coin de la Voie lactée, disque de 100 000 années-lumière, avec 200 à 400 milliards de ponctuations étoilées. Vous avez un petit problème de santé ? Un infarctus, un cancer évolutif, une carie, un abcès, une diarrhée ? Un chagrin d'amour ? Un doute sur l'existence de Dieu ? Une déception électorale ? Un redressement fiscal ? Un problème d'identité, de sécurité ? L'émission de ce soir ne vous a pas plu ? Vous préfériez celle de la semaine dernière ? Vous avez oublié vos produits de beauté ? Vous êtes en train de mourir ? Quel dommage, combien de royaumes vous auront manqué. Le Chinois du VIIIe siècle rentre chez lui par très beau temps en pensant que le plus grand carré n'a pas d'angles. Une nouvelle liberté l'habite. Il voit une barque de pêcheur rasant l'eau, il imagine les sommets des montagnes comme étant des hôtes se précipitant à la rencontre de leurs invités. Il côtoie le torrent et l'arbre planté à pic sur son bord. Il note que le ciel distant et les eaux mêlent leurs lumières. Il finit ainsi : « Les tours et les pavillons à terrasses, qui ont leur place dans les terres planes, renvoient obliquement la lumière des grands saules. » Quelque chose l'a rejoint, s'est dissous en lui. Il n'a pas l'impression d'avoir vécu en vain. Sa jeune femme du soir le salue au loin de la main. |
|
8 | 2003 |
Sollers, Philippe. Splendeur et subtilités du taoïsme. In : Le monde ; 23.5.2003. http://www.philippesollers.net/taoisme.html. Lecteur bénévole, improbable et sincère, tu n'as, ces temps-ci, qu'un livre à te procurer d'urgence pour le méditer sans cesse pendant les années à venir : le merveilleux Huainan zi, tome II des Philosophes taoïstes de "La Pléiade". Il t'est aussi nécessaire que la Bible, Homère, Shakespeare ou les Essais. La traduction et les notes de ce grand classique chinois sont exceptionnelles. Tu pourras aussi admirer quelques reproductions de statuettes, de manuscrits ou d'objets puissamment évocateurs : un immortel, une danseuse, des bannières funéraires, un brûle-parfum en forme de cœur montagneux de jade. Certaines de ces pièces ont été découvertes seulement en 1972, en pleine tempête maoïste. Te voici donc devant la Chine éternelle dont tu sais si peu de choses, puisque tu n'as jamais pu compter sur les religions ou les philosophes pour t'informer vraiment à ce sujet. Où sommes-nous ? Dans le sud de la Chine, au IIe siècle avant notre ère, sous les Han. L'auteur, Liu An, reçoit, à 7 ans, le titre de marquis de Fuling. C'est un enfant précoce, passionné de lecture et de musique, doué pour la composition littéraire, ne s'intéressant pas à l'équitation ni à la chasse, passe-temps favoris des jeunes nobles de son époque. A 15 ans, il est prince de Huainan. Il accueille aussitôt des savants venus de toute la Chine, développant ainsi une cour brillante, littérature, science, pensée. A 40 ans, il est en pleine gloire. C'est un prince, c'est un écrivain. Il a une femme, un fils, une fille. Mais aussi une concubine et un autre fils. Son neveu, Wu, devient empereur, tout semble aller bien, mais les ennuis commencent vite. Il est bientôt suicidé ou exécuté pour raison d'Etat. Qu'est-ce que ce gros livre étrange ? Une encyclopédie, une mosaïque de contes et de réflexions ? Un poème enveloppant, un traité métaphysique, un roman cosmique et moral ? Les présentateurs de cette édition ont le mot juste : il s'agit, pour eux, d'une "projection holographique à partir d'un point focal" (forme dynamique de la synthèse). Tout tient dans ce mot, dao, dont on ne finit pas de donner l'interprétation stable et changeante. Le lecteur occidental doit s'habituer à dire dao et non plus tao (de même qu'il se rend désormais à Beijing et non plus à Pékin). Dans le même mouvement, il devra se demander s'il comprend réellement ce dont on lui parle. Le dao, la Voie, pénètre tout, orchestre tout, s'éprouve plus qu'il ne se définit, est un principe d'alternance (yin, yang), mais reste insondable quoique connaissable. A travers lui, on peut développer des considérations sur l'astronomie, l'histoire, la médecine, le magnétisme, l'alchimie, les miroirs solaires, les instruments de mesure, la musique, la guerre, le gouvernement, la navigation par les étoiles, le gouvernail axial, l'insémination de l'huître pour obtenir une perle, les plantes, les couleurs, les animaux, les rites, la mythologie. L'essentiel, ici, est de percevoir que tout se répond, est en "résonance" (ganying). Le ciel est rond, il couvre ; la terre est carrée, elle engendre ; la quadrature du cercle n'a rien d'absurde grâce au dao ; la vie et la mort sont équivalentes ; les saisons rythment le temps ; l'harmonie imprègne toute chose ; les affinités électives suivent leur cours. Vous passez de propositions sur le néant et le vide à de petites fables sur ce qui s'ensuit dans l'existence. "Le dao est si haut que rien ne lui est supérieur, si profond que rien ne lui est inférieur. Il est plus plan que le niveau, plus droit que le cordeau ; ses cercles sont plus ronds que ceux du compas, ses angles plus précis que ceux de l'équerre. Il embrasse l'espace-temps si bien que rien ne lui est intérieur ni extérieur ; il communique avec le ciel et la terre sans rencontrer d'obstacle. Aussi celui qui fait corps avec lui n'éprouve-t-il ni peine ni joie, ne connaît ni contentement ni colère ; il veille sans inquiétude, dort sans rêve. Quand les êtres apparaissent, il les nomme ; quand les événements se produisent, il leur répond." Le saint chinois est à l'image des résonances des lumières spirituelles : "La sainteté est comme le ciel. Eloignez-la, elle se rapproche ; conviez-la, elle prend ses distances ; examinez-la, elle ne se livre pas ; contemplez-la, elle ne sera jamais vide. Mesurée à l'aune d'un jour, elle est insuffisante, à l'échelle d'une année, elle est surabondante" (chapitre XX, "De la synthèse ultime, Taizu"). Voilà, c'est tout simple, éblouissant, subtil, évident, mystérieux. On est convaincu sans savoir pourquoi, le comment s'impose au pourquoi. Ce qui ressort de cette description minutieuse de la réalité concrète (et parfois fantastique), c'est un esprit libre et indépendant, souple, silencieux, insouciant. "Je désire vivre, mais je n'en fais pas une affaire. Je hais la mort, mais je ne la refuse pas." Ou encore : "On saute du néant à l'être et de l'être au néant sans qu'il y ait ni fin ni commencement. Personne ne sait d'où il est éclos." Nous qui vivons désormais sur une planète de plus en plus lourde, fermée, bavarde, morbide, nous écoutons ces messages comme s'ils venaient d'une éclaircie que nous refusons de voir. "Les hommes d'autrefois appréciaient les saveurs sans être avides ; ceux d'aujourd'hui sont avides sans apprécier les saveurs." En somme, l'être humain est avide par manque de vide. Le saint, lui, "a fait un pacte avec l'état brut du grand chaos et se tient au milieu de la clarté parfaite". Ou encore : "Il habite un endroit sans aspect, il réside dans le sans-lieu. Il se meut dans le sans-forme, se tient en repos dans l'incorporel. Il existe comme s'il n'était pas, vit comme s'il était mort, sort du sans-intervalle et y pénètre." Ou encore ceci, très pratique, venant de l'immortel Lao zi : "Connais ton masculin, garde ton féminin, deviens le ravin du monde." |
|
9 | 2006 |
Soller, Philippe. Mao. Journal du mois, le JDD (juin 2006). Mao et la Chine : http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=573. "Quand j'étais à Pékin, il y a plus de trente ans, le correspondant du Monde avait l'air passionné par le régime communiste, avec obstination et une bizarre ferveur. Heureusement, il avait un vélo que j'ai pas mal utilisé dans les rues, ce qui me faisait remarquer par des milliers de Chinois comme un « long nez », c'est-à-dire une bête curieuse. Depuis, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts. Le même journal, aujourd'hui, s'enthousiasme pour une biographie à charge du monstre Mao, le pire criminel du XXe siècle, responsable de 70 millions de morts, et prêt à en faire tuer 300 millions. C'était donc une « ordure ». Soit. Mais il y a plus grave : c'était un pauvre type, un médiocre, un mégalomane orgiaque, un sadique primaire, un agent simultané de Staline, des nationalistes, des Japonais et ensuite des Américains. Un fou, mais sans envergure. Autant dire que les anciens « maoïstes » occidentaux, Français en tête, ont bonne mine. Max Gallo, dans Le Figaro, parle même, avec commisération, de ceux « qui agitaient le Petit Livre rouge au bar du Pont-Royal ». Il ne manque que la photo qui, bien entendu, n'existe que dans l'imagination de Gallo." |
|
10 | 2008 |
Sollers, Philippe. Déroulement du Dao : la Chine dans les romans de Philippe Sollers. [Auszüge]. http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=736. « Il habite le sans aspect, il réside dans le sans lieu, il se meut dans le sans forme, il se tient en repos dans l'incorporel, il existe comme s'il n'était pas, vit comme s'il était mort, sort du sans intervalle et y pénètre. » « Le Dao est si haut que rien ne lui est supérieur, si profond que rien ne lui est inférieur, il est plus plan que le niveau, plus droit que le cordeau, ses cercles sont plus ronds que ceux des compas, ses angles plus précis que ceux de l'équerre, il embrasse l'espace temps, si bien que rien ne lui est intérieur ni extérieur, il communique avec le ciel et la terre sans rencontrer d'obstacle. Aussi celui qui fait corps avec lui n'éprouve-t-il ni peine ni joie ne contient ni contentement ni colère, il veille sans inquiétude et dort sans rêve, quand les êtres apparaissent il les nomme quand les événements se produisent il leur répond » Je répète : « Quand les êtres apparaissent il les nomme - Quand les évènements apparaissent il leur répond. » La réponse, la résonance. Comme tout se répond et résonne, l'art de la guerre en Chine correspond à toutes les autres catégories médicales, poétiques, musicales, etc. Tout a lieu en même temps, en résonance, en corrélation. Ce qui entraîne logiquement dans l'article 10 (De la topologie) cette remarque désagréable contre tout général vaincu : « Un général malheureux est toujours un général coupable » (Ou encore dans l'article 4, De la mesure dans la disposition des moyens : « On n'est jamais vaincu que par sa propre faute ; on n'est jamais victorieux que par la faute de l'ennemi. »). On peut, de même, rapprocher utilement, en se souvenant que « la victoire est le fruit des comparaisons », deux remarques capitales. Une de l'article 9, De la distribution des moyens : « Si vos espions disent qu'on parle bas dans le camp ennemi et d'une manière mystérieuse, allez à eux sans perdre de temps, ils veulent vous surprendre, surprenez-les vous-mêmes. Si vous apprenez au contraire qu'ils sont bruyants, fiers et hautains dans leurs discours, soyez certains qu'ils pensent à la retraite et qu’ils n'ont nullement envie d'en venir aux mains. » Et la deuxième à l'article 4 : « Une armée victorieuse remporte la victoire avant d'avoir cherché la bataille ; une armée vouée à la défaite, combat dans l'espoir de gagner. » « La Doctrine fait naître l'unité de la pensée, elle nous inspire une même manière de vivre et de mourir, elle nous rend intrépides dans les malheurs et dans la mort. » On a vu, plus dune fois des généraux qui, parce qu'il leur était indifférent de mourir, gagnaient une bataille, par une attaque désespérée, dans les « lieux de mort ». Ce n'est pas fréquent, mais cela arrive. On doit considérer ces généraux comme pleinement accomplis. Tout cela se poursuit dans une autre situation dans Studio. Cette fois nous sommes non plus avec Sun zi mais avec Les 36 stratagèmes. Ce sont des réflexions sur la guerre, mais aussi sur la façon de se comporter dans la vie ou dans la poésie, puisque la vie est une guerre et que la poésie est une guerre comme l'a dit Mandelstam qui savait de quoi il parlait : « Tromper consiste à tromper, puis à cesser de tromper. L'illusion croit et atteint son sommet pour laisser place à une attaque en force. Un coup faux, un coup faux, un coup vrai » ça me fait penser à un film où il y a une partie acharnée de poker. Le gagnant conclut ainsi : le grand poker c’est mal jouer au bon moment. Et encore : « quand le souffle de la discorde balaie l'autre camp, une seule pression de ma part suffirait à résoudre son unité. Se retirer et demeurer à distance c'est faire le lit du désordre. » Et encore : « Rien dans les mains, rien dans les poches, ruse des mauvais jours, ruse des ruses. » De la guerre on peut passer à l'amour, ce qui est évidemment la même chose. Passion Fixe. « En chinois, les canards mandarins, yuan yuang, sont réputés inséparables. L'expression est devenue le symbole du couple amoureux. Que font par ailleurs les amants ? Ils sont souvent à cheval (faire l’amour), ils descendent de cheval (jouir). Ils connaissent l'âme dissoute, xiao hun, c'est à dire ce que nous nommons en terme technique et réfrigérant d'orgasme. ça les détend. Il leur arrive de jouer de la flûte ou d'allumer le feu de l'autre coté de la montagne, ce qui se comprend sans peine. La branche fleurie désigne le sexe masculin, la chambre des fleurs ou la pivoine, le sexe féminin. Pour tout ça il faut aller voir la bibliothèque chinoise qui est énorme. Voilà une question de jardin, nous surmontons notre nature mammifère. Une femme qui monte un homme est dite avaler et cracher, le libertinage, lang, est comparé à un flot d'écume, le printemps, cela va de soi, fait allusion à l'excitation. Tout cela fait partie du jeu des nuages et de la pluie, yun yu, rien de bien nouveau sous la lune. Le saule est l'arbre par excellence de cette région. Il évoque la taille féminine souple, et au pluriel, la formule « Fleurs et saules » indique les bordels, les lupanars ou, comme on disait autrefois les maisons closes. « Si l'Occident n'offre guère d'écrits sur la vie sexuelle en Chine, c'est en partie que les observateurs, vu cette carence, ont eu du mal à recueillir sur place des données pertinentes. Je n'ai pas trouvé, dans ce domaine de publication occidentale qui méritât une attention sérieuse ; quant aux choses de rebut, j'en ai rencontré d'incroyables quantités. » Van Gulick remarque enfin, et cela nous intéresse, que jusqu'au treizième siècle la séparation des sexes n'avait rien de rigoureux, et que l'on parlait et écrivait librement des relations sexuelles. Marco Polo, qui parlait turc et mongol mais pas chinois, a vu les choses « du dehors ». il a quand même entendu parler des courtisanes de la ville de « Kinsaï » (aujourd'hui Hangzhou, ancienne capitale de la Chine sous les Song du Sud, fameux jardins, Pagode des six harmonies datant de 970) : « Ces dames sont extrêmement compétentes et accomplies dans l'usage des charmes et des caresses, et savent les mots qui répondent convenablement à chaque sorte de personne ; en sorte que les étrangers qui en ont une fois joui ne se possèdent plus du tout, et sont à ce point captivés par leur douceur et leur charme qu’en rentrant chez eux, ils disent qu'ils ont été au « Kinsaï » c'est à dire dans la cité céleste, et c'est sans patience qu'ils attendent le moment où il leur sera donné d'y retourner. » Maintenant, voici quelques phrases données comme étant l'oeuvre d'un penseur du vingtième siècle : « L'émerveillement ouvre ce qui est fermé. » « L'attente sereine est confiante. » « Dans la pensée, toute chose devient solitaire et lente. » « La pensée heureuse trouve sa voie. » Ce qui est dit dans ce qui suit c'est vraiment ce que je voulais faire avec Paradis : « Quand on le déroule, ce livre remplit l'univers dans toutes ses directions, et, quand on l'enroule, il se retire et s'enfouit dans son secret. Sa saveur est inépuisabletout y est réelle étude. Le bon lecteur en l'explorant pour son plaisir y a accès ; Dès lors jusqu'à la fin de ses jours, il en fait usage, sans jamais pouvoir en venir à bout. » |
|
11 | 2009 |
Philippe Sollers : "La voix de Barthes me manque". In : Magasin littéraire ; janvier 2009 : http://www.magazine-litteraire.com/content/inedits/article.html?id=12435. Propos recueillis par Aliocha Wald Lasowski. Aliocha Wald Lasowski : Le regard que Roland Barthes porte sur la Chine témoigne-t-il d'un intérêt identique, partagé et croisé, entre la Chine et le Japon ? Eprouve-t-il, comme vous, au contact de la Chine « cette passion pour tout ce qui touchait à la pensée, à la poésie, à la peinture et à l’histoire de cette civilisation», pour reprendre votre expression dans Passion fixe ? Philippe Sollers : Bizarrement, je ne crois pas. Barthes s'est intéressé au Japon. L'Empire des signes contient des ouvertures éventuelles vers la Chine, mais je ne pense que sa civilisation, sa pensée, sa poésie, sa peinture l'aient beaucoup intéressé. Quand nous y étions en 1974, je me souviens très bien, lorsque nous croisions un car de Japonais (il y avait alors très peu de touristes étrangers), nos guides nous demandaient immédiatement si nous voyions bien la différence entre les Japonais et eux, ce qui, pour moi, sautait aux yeux ! Mais peut-être que pour un occidental classique, tout cela est vite noyé dans la notion d'Asie. La Chine, c'est trois mille ans d'histoire, le Japon, beaucoup moins, c'est moins profond, moins intéressant. La passion de la Chine, c'est vraiment moi. [...] Revenons sur ce voyage en Chine : quel souvenir en gardez-vous ? Ce voyage a été pour Barthes une épreuve. Il s'ennuyait, il n'avait pas tellement envie de voyager à l'époque. Ses notes et ses carnets le disent bien. Pour moi, au contraire, c'était exaltant, ce périple déclenchait une émotion très vive, moins sur le plan de la ritournelle politique, comme on l'a trop dit, que pour la découverte intense des paysages, du lieu même chinois. Les corps chinois m'ont tout de suite interpellé avec une grande force. Je me demandais tout le temps, à Pékin ou à Shanghai, ce que serait la Chine dans vingt, trente ans. Nous y sommes, pratiquement ! Moi, j'allais faire du vélo dans Pékin. A Shanghai, je descendais voir les gens extrêmement silencieux, des milliers, qui à six heures du matin faisaient du Tai Shi suan (la gymnastique traditionnelle). L'avenir m'a paru être tout à fait chinois, notamment en observant les chinoises. Avec Barthes, nous avons assisté dans un stade bourré de monde à un match de volley-ball entre l'Iran et la Chine. L'équipe masculine iranienne a vaincu l'équipe chinoise, puis ce fut au tour des sportives iraniennes. Elles sont arrivées bruyantes et agitées, et les chinoises, restées muettes et concentrées, les ont écrasées. La disproportion du match hommes-femmes était intéressante, la Chine a beaucoup à nous dire sur ce plan-là, et sur plein d'autres. C’est l’époque où j'apprenais le chinois. J'en ai fais deux ans, pour comprendre un peu. Au-delà ce qu’on a appelé le maoïsme, il s'agissait bien plus de comprendre comment fonctionne cette merveilleuse civilisation. [...] Vous évoquez mai 68. Qu'est-ce que ça a représenté pour Barthes ? Ca l'a bousculé, il n’a pas été hostile. Avec Tel Quel, on s'est beaucoup agité à ce moment-là. Si 68 l'a dérangé dans ses habitudes, Barthes a considéré que ce n’était pas une si mauvaise chose. 68, c'est surtout une transmission de générations. Je crois même que Barthes a repris un slogan du Quotidien du Peuple à l'époque de Pékin : « Nous avons besoin de têtes brûlées et pas de moutons. » Pour le qualifier, je reprendrais volontiers la formule d'Orwell, parlant de lui-même : « C'était un anarchiste conservateur.» Avec décence, avec ce qu'Orwell appelle magnifiquement la décence ordinaire. Barthes est un esprit antitotalitaire, très sensible à tout ce qui pouvait donner des signes de fascisme. |
|
12 | 2009 |
Sollers, Philippe. Le supplice chinois de Barthes. Retour sur un voyage chez Mao. In : BiblioObs 2009. http://bibliobs.nouvelobs.com/20090129/10272/le-supplice-chinois-de-barthes-par-philippe-sollers. Lorsque notre petite délégation arrive à Pékin, le 11 avril 1974, la campagne maoïste de masse contre Lin Piao et Confucius bat son plein, et, pour la propagande, les Chinois sont des virtuoses. Pauvre Barthes! Il a 59 ans, je lui ai un peu forcé la main pour ce voyage, il est dans une phase épicurienne et gidienne, il a aimé sa liberté au Japon, et il tombe en plein tohu-bohu, aux antipodes de toute nuance. Le rusé Lacan, lui, vexé d'être traité par les Chinois de Paris de «vétéran de "Tel Quel"» (c'était pourtant un hommage, cela voulait dire que Lacan avait fait une Longue Marche, et c'était vrai aussi pour Barthes, constamment critiqué dans son propre pays), s'était récusé à la dernière minute, sous prétexte que sa maîtresse du moment n'avait pas obtenu de visa. Figurez-vous qu'obtenir un visa pour la Chine était toute une affaire. Mais enfin, je m'étais débrouillé pour ça. Le vétéran Barthes l'avait mauvaise, mais, ses «Carnets» le prouvent, il a été héroïque de bout en bout, s'ennuyant à mort, prenant des notes studieuses et interminables sur les visites fastidieuses d'usines qu'on lui faisait subir, assommé par le «cimentage en blocs de stéréotypes», ce qu'il appelle des «briques» de discours répétées jusqu'à la nausée. Il a des migraines, il dort mal, il en a marre, il est éreinté, il refuse parfois de descendre de voiture pour voir de splendides sculptures. Il va d'ailleurs me trouver de plus en plus fatigant parce que, moi, je ne demande pas mieux que de jouer aux échecs chinois, de faire du ping-pong avec des lycéens, de conduire n'importe comment un tracteur local, ou d'avoir des discussions véhémentes avec des professeurs de philosophie recyclés. Ce voyage m'a beaucoup été reproché, et c'est normal. En réalité, tout en essayant sans cesse d'imaginer comment serait la Chine dans quarante ans, j'avais une obsession simple: soutenir les Chinois, coûte que coûte, dans leur rupture avec les Russes de l'ex-URSS. La Chine devait-elle rester une colonie soviétique? Hé non. Régime totalitaire et encore stalinien? Bien sûr, mais cet énorme pays pouvait-il en sortir? C'était l'enjeu, c'est toujours l'enjeu. A l'époque avait lieu le grand renversement des alliances, Nixon à Pékin, Lin Piao s'écrasant en avion quelque part vers la Mongolie, et toujours le vieux Mao sanglant flottant au-dessus du chaos comme une feuille, le vieux Mao de Malraux, après tout, dix ans auparavant. Barthes trouvait que j'exagérais, et il n'avait pas tort, sans avoir pour autant raison. Que lisait-il dans le train sans regarder le paysage souvent admirable? «Bouvard et Pécuchet». Moi, c'était les classiques taoïstes. A aucun moment, sauf pour les calligraphies, il ne semble préoccupé par une langue et une culture millénaires en péril. La propagande l'assomme, il trouve le peuple «adorable», mais l'absence de tout contact personnel le jette en plein désarroi. Des contacts? Impossible, face à des foules qui vous regardent comme des animaux exotiques, des «longs nez» tombés d'une autre planète (au moins 800 personnes nous suivaient le soir, sur les quais de Shanghai). Ces «Carnets» le montrent: la Chine est pour Barthes «un désert sexuel». Et l'angoisse monte: «Mais où mettent-ils donc leur sexualité?» Pas la moindre chance de trouver un partenaire : «Qui est ce garçon à côté de moi ? Que fait-il dans la journée? Comment est sa chambre? Que pense-t-il? Quelle est sa vie sexuelle?» Devant les magnifiques grottes bouddhistes de Longmen, il boude et note d'une façon extravagante: «Et avec tout ça je n'aurai pas vu le kiki d'un seul Chinois. Or que connaître d'un peuple si on ne connaît pas son sexe?» Je doute que, se relisant plus tard, Barthes aurait laissé subsister cette phrase, consternante de vulgarité. Passer trois semaines sans voir le moindre «kiki» (mot bizarrement infantile) était donc un supplice? C'est vrai qu'à l'opéra (ennuyeux, sauf les acrobaties féminines) on pouvait craindre l'incident diplomatique, en voyant Barthes regarder intensément un de ses jeunes voisins chinois impassible. Le passage à l'acte aurait peut-être été révolutionnaire, mais peu souhaitable, à moins de désirer confusément une reconduite rapide à l'aéroport. Autre perle, ce cri d'effroi: «Décidément, il y a trop de filles dans ce pays. Elles sont partout.» La Chinoise, pour Barthes, n'est pas au programme, or c'est précisément cet afflux du féminin, «moitié du ciel», qui était l'événement le plus impressionnant. Barthes était-il agacé de voir Julia Kristeva mener son enquête sur l'émancipation féminine en Chine? C'est probable, et le livre qu'elle a écrit, «Des Chinoises», n'a pas manqué à son retour de provoquer des polémiques, avant d'être publié en Chine ces jours-ci. Mais Barthes ne perçoit, dans cette montée en puissance, que «matriarcat», «infantilisation», «civilisation d'enfants infantilisés». On comprend son brusque soulagement, en repassant par Pékin: «Le shopping me fait revivre.» En réalité, l'auteur de «Mythologies» qui a été très longtemps considéré par l'Université comme un penseur terroriste était avant tout fragile, comme le dévoile son émouvant «Journal de deuil», consacré à la mort de sa mère. Cependant, le vrai, le grand Barthes n'est pas dans ces brouillons et ces fiches, mais dans ses merveilleux livres composés avec soin, «l'Empire des signes» ou «la Chambre claire». Dire qu'on ne s'est pas brouillés après cette virée improbable en Chine! Lisez donc «Sollers écrivain». |
|
# | Year | Bibliographical Data | Type / Abbreviation | Linked Data |
---|---|---|---|---|
1 | 1960-1982 | Tel quel : littérature, philosophie, science, politique. [Fondée par Philippe Sollers]. (Paris : Ed. du Seuil, 1960-1982). | Periodical / Tel1 |
|
2 | 1980-1985 |
Sollers, Philippe. Tiao zhan. Suolaier ; Hu Chengwei yi. Übersetzung von Sollers, Philippe. Le défi. In : Ecrire ; no 3 (1957). In : Wai guo xian dai pai zuo pin xuan. Vol. 4 [ID D16726]. 挑战 |
Publication / YuanK2.91 |
|
3 | 1990 |
Gui tu he qi ta liu pian. Song Weizhou, Li Dihua, Sheng Zhiming, Hu Chengwei, Shen Huaijie, Gui Yufang yi. (Taibei : Wan xiang tu shu gu fen you xian gong si, 1990). (Faguo dang dai duan pian xiao shuo xuan ; 1). [Enthält Novellen von Alain Robbe-Grillet, Françoise d'Eaubonne, Pierre Gascar, André Maurois, Suzanne Prou, Philippe Sollers, Boris Vian]. 归途和其他六篇 |
Publication / MauA23 |
|
4 | 1999 |
[Sollers, Philippe]. Nü ren men. Suolaiersi ; Zhu Yansheng. (Hefei : Anhui wen yi chu ban she, 1999). Übersetzung von Sollers, Philippe. Femmes : roman. (Paris : Gallimard, 1983). 女人们 |
Publication / Soll1 |
# | Year | Bibliographical Data | Type / Abbreviation | Linked Data |
---|---|---|---|---|
1 | 2009 |
Pollack, Rachel. La Chine en rose ? : Tel Quel face à la Révolution culturelle. http://www.dissidences.net/compl_vol8/Pollack.pdf |
Web / Bart4 |