Philippe Sollers : "La voix de Barthes me manque". In : Magasin littéraire ; janvier 2009 :
http://www.magazine-litteraire.com/content/inedits/article.html?id=12435.
Propos recueillis par Aliocha Wald Lasowski.
Aliocha Wald Lasowski :
Le regard que Roland Barthes porte sur la Chine témoigne-t-il d'un intérêt identique, partagé et croisé, entre la Chine et le Japon ? Eprouve-t-il, comme vous, au contact de la Chine « cette passion pour tout ce qui touchait à la pensée, à la poésie, à la peinture et à l’histoire de cette civilisation», pour reprendre votre expression dans Passion fixe ?Philippe Sollers : Bizarrement, je ne crois pas. Barthes s'est intéressé au Japon.
L'Empire des signes contient des ouvertures éventuelles vers la Chine, mais je ne pense que sa civilisation, sa pensée, sa poésie, sa peinture l'aient beaucoup intéressé. Quand nous y étions en 1974, je me souviens très bien, lorsque nous croisions un car de Japonais (il y avait alors très peu de touristes étrangers), nos guides nous demandaient immédiatement si nous voyions bien la différence entre les Japonais et eux, ce qui, pour moi, sautait aux yeux ! Mais peut-être que pour un occidental classique, tout cela est vite noyé dans la notion d'Asie. La Chine, c'est trois mille ans d'histoire, le Japon, beaucoup moins, c'est moins profond, moins intéressant. La passion de la Chine, c'est vraiment moi. [...]
Revenons sur ce voyage en Chine : quel souvenir en gardez-vous ?Ce voyage a été pour Barthes une épreuve. Il s'ennuyait, il n'avait pas tellement envie de voyager à l'époque. Ses notes et ses carnets le disent bien. Pour moi, au contraire, c'était exaltant, ce périple déclenchait une émotion très vive, moins sur le plan de la ritournelle politique, comme on l'a trop dit, que pour la découverte intense des paysages, du lieu même chinois. Les corps chinois m'ont tout de suite interpellé avec une grande force. Je me demandais tout le temps, à Pékin ou à Shanghai, ce que serait la Chine dans vingt, trente ans. Nous y sommes, pratiquement ! Moi, j'allais faire du vélo dans Pékin. A Shanghai, je descendais voir les gens extrêmement silencieux, des milliers, qui à six heures du matin faisaient du Tai Shi suan (la gymnastique traditionnelle).
L'avenir m'a paru être tout à fait chinois, notamment en observant les chinoises. Avec Barthes, nous avons assisté dans un stade bourré de monde à un match de volley-ball entre l'Iran et la Chine. L'équipe masculine iranienne a vaincu l'équipe chinoise, puis ce fut au tour des sportives iraniennes. Elles sont arrivées bruyantes et agitées, et les chinoises, restées muettes et concentrées, les ont écrasées. La disproportion du match hommes-femmes était intéressante, la Chine a beaucoup à nous dire sur ce plan-là, et sur plein d'autres.
C’est l’époque où j'apprenais le chinois. J'en ai fais deux ans, pour comprendre un peu. Au-delà ce qu’on a appelé le maoïsme, il s'agissait bien plus de comprendre comment fonctionne cette merveilleuse civilisation. [...]
Vous évoquez mai 68. Qu'est-ce que ça a représenté pour Barthes ?Ca l'a bousculé, il n’a pas été hostile. Avec Tel Quel, on s'est beaucoup agité à ce moment-là. Si 68 l'a dérangé dans ses habitudes, Barthes a considéré que ce n’était pas une si mauvaise chose. 68, c'est surtout une transmission de générations. Je crois même que Barthes a repris un slogan du Quotidien du Peuple à l'époque de Pékin : « Nous avons besoin de têtes brûlées et pas de moutons. » Pour le qualifier, je reprendrais volontiers la formule d'Orwell, parlant de lui-même : « C'était un anarchiste conservateur.» Avec décence, avec ce qu'Orwell appelle magnifiquement la décence ordinaire. Barthes est un esprit antitotalitaire, très sensible à tout ce qui pouvait donner des signes de fascisme.