Sollers, Philippe.
Mao contre Confucius. In : Tel quel ; no 50 (Automne 1974). In : Le Monde ; 14 juillet (1974).
http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=932#section3
« Le matin de bonne heure et le soir, je travaillais à la ferme. Dans la journée, je lisais les Entretiens de Confucius et les Quatre Classiques. Mon maître de chinois appartenait à l'école du traitement rigide. Il était dur et sévère, et battait souvent ses élèves. A cause de cela, je m'enfuis de l'école quand j'avais dix ans. »
Voilà ce que racontait Mao Tsé-toung à Edgar Snow, il y a de cela presque quarante ans. A un autre endroit d'Etoile rouge sur la Chine, Snow note : « Mao est un grand amateur de philosophie. Une fois, pendant que j'avais avec lui des entretiens nocturnes sur l'histoire du communisme, un visiteur lui apporta plusieurs ouvrages nouveaux de philosophie et Mao me pria d'ajourner nos rendez-vous. Il dévora ces livres en trois ou quatre nuits de lecture intensive au cours desquelles il sembla oublier tout le reste. Il n'avait pas limité ses lectures aux philosophes marxistes, mais était au courant des Grecs anciens, de Spinoza, de Kant, de Goethe, de Hegel, de Rousseau et d'autres. »
Je me demande souvent si de tels propos ont été lus en Occident. Un des moments émouvants de mon voyage en Chine populaire a été celui, dans le parc de l'Université de Pékin, où les Chinois m'ont conduit devant un petit tertre planté d'une stèle : « Edgar Snow, un ami du peuple chinois. » Une partie des restes de cet Américain qui choisit un jour de s'intéresser à l'autre côté de la planète est déposée là. Snow, cela veut dire neige. Et l'un des poèmes de Mao les plus reproduits partout s'appelle ainsi. Rapprochement gratuit ? Peut-être. Mais je voudrais dire tout de suite que proposer d'aborder la Chine sans sa dimension « poétique » me paraît d'une gratuité plus grande encore. La dimension de la révolution et de la culture chinoise n'est pas celle de la technocratie. Quand Mao trace rapidement au pinceau les vers suivants : et quand, ces vers, on les trouve reproduits à des milliers et des milliers d’exemplaires, de même qu'ici une publicité, il vaut mieux tout simplement accepter de les voir. Ces poèmes ne sont pas une décoration, comme trop d'Occidentaux ont tendance à le penser. Ils ont une triple portée : émotive-historique, graphique, politique. Des poèmes, d'ailleurs, et de n'importe qui , il y en a partout. Dans les écoles, les communes populaires, les usines, les bateaux en construction. A l'encre et au pinceau sur papier, au stylo sur des feuilles de cahier, à la craie blanche, jaune, rouge, violette sur des tableaux noirs. Art direct, souvent naïf, et impermanent. Demain, il y en aura d'autres. La Chine est aussi un immense atelier d'expression que les visiteurs occidentaux, ne sachant pas la langue, manquant de curiosité pour son fonctionnement écrit, auront tendance à trouver opaque. On dirait que les Chinois communiquent de biais, au-dessous d'une ligne de flottaison invisible. Le lyrisme chinois n'est pas notre romantisme oral, éloquent, subjectif, narcissique, mais un dynamisme du geste, de la transformation. Cela ne comporte-t-il pas un accent utopique ? Voilà justement ce qui n'arrête pas de préoccuper les Soviétiques comme les partis communistes occidentaux pour lesquels le marxisme doit être avant tout « scientifique » au sens d'un scientisme sans conséquences subversives. Et, bizarrement, les mêmes qui trouveront sublimes les interprétations « spirituelles » de Mai 68 ou de la grève ouvrière de Lip exigeront qu'on refuse toute couleur à la Chine. Il est vrai que les Chinois ne sont pas, n'ont jamais été, chrétiens.
J'y insiste parce qu'au fond, j'ai pu souvent le vérifier, la plupart des difficultés à aborder la Chine de l'intérieur viennent de là. De l'universalisme conscient ou inconscient que nous croyons en nous, que nous transportons avec nous comme un écran qui détermine d'avance notre perception, nos analyses. C'est d'ailleurs pourquoi les Occidentaux peuvent avoir deux attitudes à l'égard de la Chine : soit se « projeter » sur elle, penser que les Chinois sont engagés dans une révolution mystique ; soit, quand le réel leur donne un démenti, la rejeter. Le démenti, en ce moment, s'appelle Confucius. La lutte contre Confucius est un appel à renverser toutes les interprétations idéalistes de la révolution chinoise. Mais loin d'être, en conséquence, un encouragement à une attitude « économiste » (du genre : « revenons aux choses sérieuses, la révolution culturelle est finie, occupons-nous de la production »), c'est au contraire une incitation à aller plus loin, plus profond, à la fois dans le passé et dans l'avenir. Les communistes chinois reprochent à Lin Piao (outre sa tentative de coup d'État militaire s'appuyant sur l'URSS) d'avoir simplifié, durci, exagéré, caricaturé, et finalement détourné la révolution culturelle de son but. Ce but : lier dialectiquement la Chine nouvelle et la connaissance de la vieille Chine, la Chine et le monde. Ne pas critiquer Confucius, ce serait continuer (fût-ce inconsciemment) Confucius. Mais critiquer Confucius, ce n'est pas mettre à la place un rationalisme mieux adapté aux conditions d'un pays en voie de développement : c'est proposer, encore et toujours, l'esprit de critique, de révolte. Le conflit et le mouvement contre le " juste milieu ", la " bienveillance ", la " modération " ritualiste, bref contre une certaine économie hypocrite du discours. Confucius, ou l'anti-poète.
Lin Piao, en un sens, proposait une « confucianisation » de Mao. Ce dernier se serait retrouvé à l'origine d’un culte dont il aurait suffi, par la suite, de nommer périodiquement les prêtres. Un des arguments qui revient le plus souvent contre Lin est qu'il pensait la prise du pouvoir comme une affaire de famille : lui, sa femme, son fils... Le mao-confucianisme de Lin aurait signifié alors une mort institutionalisée du marxisme. Il y aurait eu les temples (les appareils d'État) et le clergé (les mandarins du parti et de l'armée). Et, une fois de plus, le peuple et l'esprit de secousse (par où le nouveau surgit), après avoir été enterrés dans la routine révisionniste (Liu Shao-shi), l'auraient été dans le mythe.
Que le marxisme puisse fonctionner comme un dogme vidé de son contenu, comme une nouvelle forme de conformisme faisant le contraire de qu'il dit, c'est désormais l'expérience historique. Mao tente de l'empêcher. Les Chinois réussiront-ils ? Critiquez Confucius, disent-ils. C'est-à-dire, bel et bien : critiquez ce qui reste en vous de vos pères, de vos mères, et des pères de vos pères, et des mères de vos mères. Critiquez le fait que vous soyez, que vous le vouliez ou non, en état d'héritage inconscient sur ce point. « Le poids des générations passées pèse très lourd sur le cerveau des vivants » : c'est aussi cela, l'injonction de Marx. Les Chinois doivent à la fois se libérer d'une idéologie hégémonique depuis plus de deux mille ans (le confucianisme), du patriarcat qu'elle suppose (le fils doit obéir au père, la femme au mari), et de la « paternité » soviétique qui a vu l'immense « enfant » du socialisme non seulement lui échapper, grandir, se redéfinir mais encore, sur des points fondamentaux, mieux comprendre et réinventer le marxisme. Certains disent, ou pensent : non, on ne peut pas échapper au « père ». Les Chinois n'y arriveront pas. Au fond, ils ne font qu'exprimer un désir : celui que leur croyance fondamentale ne soit pas mise en cause, qu'elle ne soit pas, comme tout ce que l'humanité a pensé (et pensera), « relativisée ». Mais alors, il ne faut plus parler de révolution : la révolution doit tout mettre en cause, et l'obstination de Mao, depuis les grottes de Yenan, jusqu'au défi lancé à Confucius, c'est l'histoire de cette capacité mobile, étrange, de remise en question.
Les communistes chinois proposent au peuple de réévaluer l'ensemble de la culture chinoise. Un Chinois m'a dit : « La campagne actuelle est passionnante. Elle m'apprend quelque chose tous les jours. Sans elle, je n'aurais jamais appris en aussi peu de temps autant de choses sur l'histoire de la Chine. » La controverse sur la fonction idéologique et politique des écoles confucéenne et légaliste fait surgir un continent enfoui, elle repose le problème (si important pour les marxistes et tellement discuté) du « mode de production asiatique », du passage de l’esclavagisme au féodalisme. Il ne faut pas oublier que les Chinois n’ont connu qu'une révolution bourgeoise superficielle, passagère, et que les vieilles idées et les vieilles coutumes viennent de ce fond féodal exploité par l'impérialisme et le colonialisme, avant d'avoir essayé de l'être par le social-impérialisme. Le souci constant des Chinois est bien celui-là : ne pas redevenir une « semi-colonie », pas plus du monde capitaliste que des Soviétiques.
Ne pas régresser vers l'état colonial, donc développer une interprétation propre, spécifique, à la fois du passé et de l'avenir. Mais ne pas devenir non plus une « superpuissance ». Quand j'étais en Chine, la déclaration qui retenait le plus l'attention était celle de Teng Hsiao-ping à l'ONU. A-t-on jamais vu un pays, un gouvernement faire la déclaration suivante : si nous nous écartons de notre ligne et de nos principes, alors il faudra nous attaquer, il faudra que les peuples du monde et le peuple chinois s'unissent pour renverser une Chine qui serait redevenue capitaliste, qui ne poursuivrait pas la révolution ? A-t-on jamais fait preuve d'une telle audace (et d’un tel manque de nationalisme) ? Là, précisément, est toute la dialectique chinoise. Le culte d'un soi-disant « génie » de Mao pourrait faire oublier qu'il s’agit de relire De la pratique, De la contradiction, De la juste solution des contradictions au sein du peuple, c'est-à-dire la mise en forme la plus dialectique, jamais connue d'une expérience historique. Quand on dit que les Chinois étudient le marxisme, il ne faut pas effacer le fait qu'ils le font depuis Mao, à savoir depuis une pensée dont les souplesses, les subtilités n'ont sans doute pas même fini de nous étonner.
Pour aborder la Chine, nous sommes nous-mêmes pris dans une contradiction : soit les spécialistes de la Chine « éternelle » (les sinologues) qui ont décidé une fois pour toutes qu'il s'agissait d'une culture morte (comme l'Égypte ancienne) alors que, vivante, elle irrigue tous les actes, toutes les pensées des Chinois ; soit les marxistes qui n'ont jamais entendu parler de la culture chinoise et, d'ailleurs, ne s'y intéressent pas : « marxisme » idéaliste. Or c'est la conjonction d'une culture millénaire vivante et d'une théorie et d'une pratique révolutionnaire qui est justement passionnante. Conjonction qui fait jouer des milliers d'années d'une autre façon. Je pense à cet atelier de calligraphie de Nankin où un Chinois a tracé devant moi les idéogrammes d'un poème. Une autre façon d'être dans l'espace, dans le geste, la langue, le sens. Jamais un universitaire occidental ne comprendra facilement cette manière de s'impliquer immédiatement dans les signes, de s'y faire, comme la conscience révolutionnaire se fait, peu à peu, par la montée à la surface des affiches de discussion, de contestation. Contre la rhétorique, il y a cette action sous-jacente, faisant levier. Une autre politique. Mai 68 en France, les luttes ouvrières, retrouvent spontanément ce type de protestation écrite . Est-ce tout à fait un hasard ?
Que le peuple écrive : on sent la force de cette arme. Un atelier constellé d'écriture, c'est déjà autre chose qu'un atelier. Sans cesse, j'ai été frappé par cela en Chine : la capacité d'agir le présent et de réinterpréter le passé. Les femmes qui parlaient dans les musées (là encore, est-ce un hasard si les opéras ont pour personnages principaux des femmes, si ce sont des femmes qui sont le plus souvent chargées de s'occuper de la mémoire culturelle ?) le faisaient avec une précision et une profondeur très supérieures à ce que nous pouvons entendre ici. Je pense surtout à cette femme travaillant sur un site préhistorique, exposant le travail des fouilles, la disposition des tombes, les enseignements que l'on peut en tirer sur l'existence de la commune primitive et du matriarcat. Car la Chine, c'est aussi cela : une ampleur, déposée partout, sur l'ensemble de l'évolution. Quelle surprise de pouvoir parler en détail de l'Origine de la propriété privée, de la famille et de l'État avec un révolutionnaire devant des objets funéraires vieux de six mille ans, dans un pays socialiste, à l'air libre. Le vieil Engels, à la fin du XIXe siècle, aurait-il pu imaginer ça ?