Sollers, Philippe. Le poète du VIIIe siècle. In : Sollers, Philippe. L'étoire des amants. (Paris : Gallimard, 2002).
Nous sommes maintenant au VIIIe siècle en Chine. Nous suivons un poète de cette époque dans sa promenade. Il marche au bord d'un fleuve aux rives couvertes de pêchers, de pruniers. Il voit des bourgeons, le soleil voilé, des bassins calmes. Il pense au vide, il se vide, il devient le vide, il est ici. Après tout, il pourrait sortir de chez lui au crépuscule, en pleine ville moderne, recevoir la pluie et les trottoirs en pleine figure, les voitures, les silhouettes pressées des passants, les cloches d'une église voisine, un sourire discret, un regard. Mais non, pour l'instant son paysage est formé de rochers, de saules, d'un sentier sous les nuages conduisant à un ravin encore caché par des bambous et des lianes. Il pense : « Nul ne sait où se trouve la source magique. » II pense : « La connaissance intime du paysage dissout l'émotion du départ. » II écrira des trucs comme ça en rentrant chez lui, après avoir bu un verre de vin. Il s'arrête devant des abricotiers, mais cela pourrait être, ailleurs, un platane étrangement noueux ou un buisson de lavande. Il palpe, dans sa poche, son petit cercle troué de jade blanc, symbole phallique paradoxal du ciel. Il pense : « Dépouillé de tout, j'habite l'unique chambre. » Plus tard, ce sera seulement : « La nuit est calme, tous les mouvements ont cessé. » Là, on commence à comprendre : le plus simple ou le plus proche sera toujours le plus riche et le plus mystérieux. Avançons. Le Chinois a mis des sandales légères, il passe près d'un ponton, repère l'échiquier des marais, des champs, se perd un peu dans la brous-saille au-delà des pins, s'approche d'un torrent qui tombe à pic dans le fleuve. Des grues volent au loin devant lui, ailleurs ce seraient des goélands ou des mouettes. Pas de lierre, mais des roseaux et des joncs. Que veut-il dire exactement lorsqu'il pense : « La beauté du paysage étend sa blessure » ? Ou bien : « Simplicité de la souffrance : agiter en vain son éventail blanc » ? Souvenir personnel, deuil ancien ou récent, brève cicatrice dans la vision, conscience d'un danger qui monte ? Il reprend sa marche et pense : « La simplicité souffle sur notre vie. » II le dit encore, et cela est émouvant après treize siècles. Treize siècles ? Deux minutes ? Treize secondes ? « Le torrent clair est entouré d'épais taillis, l'eau courante a comme une pensée, l'oiseau du soir rentre avec moi. » Tu es noire et claire, tu es comme une pensée, tu rentres avec moi.
La promenade du Chinois le ramène maintenant dans les faubourgs de la ville. « Les ruines des remparts touchent les vieux pontons, le soleil couchant remplit la montagne d'automne. Arrivé, je m'enferme. » C'est ça, enfermons-nous. Comment, vous ne regardez pas la télévision, vous n'écoutez pas la radio ? Vous ne savez pas que des incendies, des inondations, des tremblements de terre sont en train de faire des ravages ? Qu'une émeute sanglante a lieu en ce moment même dans une capitale réduite à la misère par la corruption ? Que le corps d'un plongeur vient d'être retrouvé dans un boyau souterrain ? Qu'une nouvelle épidémie s'étend de façon fulgurante ? Qu'une femme de soixante-dix ans vient d'accoucher de quintuplés mort-nés ? Que les religieux ont repris le pouvoir à l'Est ? Que le nombre des suicides a fortement augmenté à l'Ouest? Que le Nord est bloqué par la neige ? Que le Sud se désertifie à vue d'œil ?
Ce Chinois est bizarre. Il prépare sa soupe, son bol de riz, sa cruche de vin. Il repense aux chevaux et aux chars qu'il a vus en rêve. Il note : « Le corps obéit à la causalité, l'esprit saute les degrés de l'éveil. » Et aussi : « La lune brille à travers les pins, la source grise coule parmi les pierres. » II respire un grand coup, il s'assoit, il est content. La jeune femme qui vit avec lui a déjà dîné, et joue pour lui du luth. L'air s'appelle « le bois des rêves et des nuées ». Elle lui sourit, elle s'incline, ils s'aiment. Le morceau suivant, très bref, a pour titre « l'oiseau rejoint son vol sans désordre ». En effet. On est à la maison, on a chaud, le feu brûle dans la cheminée, le vent s'est levé dehors, le Chinois peut même penser sans regret : « La lampe rouge illumine mes cheveux blancs. » Une fois jouée, la musique ne s'en va pas. C'est le moment de noter : « La vie se fait liberté sans restes. »
Le lendemain, à sept heures, après une nuit de pluie sous la natte, de nouveau le soleil. « À la couleur du soleil, le bleu des pins fraîchit. » Aussitôt après : « La fonte des mirages engendre l'ouragan sur la terre. » En résumé, s'il y a des désordres, c'est parce que des illusions s'écroulent. Vue comme ça, l'Histoire, ou ce qu'on appelle ainsi, devient naturelle, affolements de fantasmes usés, fumées, intoxications, tornades, cyclones, typhons. On ne sait pas ce qui vient là, on s'en fout, on passe, on se faufile un peu plus loin dans le noir, le jour reparaît, les cailloux brillent, les rues, le matin, sont pleines de dormeurs éveillés. On les croise, personne ne voit personne, les seuls visages expressifs sont ceux qui téléphonent sur leurs portables, voilà un homme amusé, une fille tendre. Le monde et moi nous formons un ensemble vide. En chinois : « J'ai connu tard le principe de pureté, chaque jour m'écarte de la foule. » À l'écart : avant de venir ici, Maud et moi, on a passé beaucoup de temps dans les parcs, les forêts. On est restés assis dans des tas de clairières, il y a tout ce qu'il faut dans les environs des villes, Versailles, Fontainebleau, Rambouillet, Saint-Cloud, chut, ne nous dérangez pas, on s'esquive. Le Chinois : « Fleurs en grappes de beauté, l'oiseau de la vallée lance un cri de silence. » Un cri de silence, voilà, c'est la voie. « Les oiseaux sont les habitants de l'esprit, parler leur langue est possible. » Ou encore : « Nul ne s'égare dans le ciel de l'esprit. Sans doute, mais où est le ciel ? Où vole l'esprit ?
Reprenons la marche, ici, sur la droite : « Le pont est un arbre couché et la palissade est ficelée de lierre. » Une pause de l'air a eu lieu, la voix des oiseaux est parfaitement paisible. C'est le moment de noter à la fois « la Voie demeure, on ne s'oublie jamais » et « les traces changent, on peine à se revoir ». Le mot pavillon va revenir plusieurs fois, normal puisqu'on est à sa recherche. Il est caché dans les arbres, jaune, bleu, or, écarlate, il fait penser à une oreille au milieu des branches, on ne le trouve que par hasard, aucun chemin ne mène à lui, il est là, soudain, pour qui le mérite. Je l'ai entrevu trois fois, ce qui est beaucoup, dont une fois en rêve. Y entrer voudrait dire disparaître à jamais de ce monde soumis au temps, aux saisons, être enfin le même « au cœur de l'inextricable ». Le Chinois l'a vu, il l'a surnommé « l'hôtel de la Joie Tranquille », une seule étoile, mais vaste et flamboyante, pas du tout aveuglante, pourtant, signal de repos. C'est pourquoi il note : «Venue en silence, la Déesse n'a rien communiqué. » Parfait : rien à dire. Un état sphérique, c'est tout. Quelque chose est venu, n'a rien dit, se retire, l'étoile maintenant se lève à l'horizon, on écrit seulement que « le soir éclaire les mûriers et les ormes», ou que «les montagnes ont frissonné au soleil». Immédiatement l'enveloppement d'image est là, pas la photo, la peau de l'image. On peut ajouter « Barque sur le grand fleuve, eau profonde vers le lointain », et tout sera bien, surtout si « les nuages du soir s'étalent ». Quel jour est-on ? Qui sommes-nous ? Qui est-on ? Qui suis-je ? Une pression de ta main me répond.
Une autre fois, le soleil blanc sera flou dans la brume, il y aura des claques de pluie sur les pins et des bulles d'eau dans le gravier de la cour. La cour est profonde, et, parfois, elle est fatiguée du jour. Que veut dire notre Chinois avec cette sentence : « Qui boit tous les jours à la Source d'Or vivra au moins mille années » ? Qu'il s'est éteint vers la fin du XVIIIe siècle de notre ère ? Possible. Une mélancolie nacrée imprègne certaines de ses phrases : « Cœurs en deuil à l'hôtel du Bonheur lumineux, Œil brisé à la terrasse de l'Astre songeur. » II n'est pas nécessaire de lui demander des précisions, sauf celle-ci : « Un matin, on s'éveille vieux de dix mille ans devant la plaine noire de cyprès. » Ça lui est donc arrivé, ce n'est pas grave. D'autant qu'il reprend aussitôt : « Le poème de la vierge pure est éternel, la loi des grandes dames durera. » Mais oui, gardons espoir, attendons la suite.
Parfois, on a l'impression qu'il est en avion, en train de regarder « le damier des champs sous la mer des nuages ». Ou bien qu'il a été autrefois de garde près de la Muraille : « II neige à la passe de la montagne, les feux d'alarme se sont éteints sans fumée. » II est là, il guette, il observe : « Le Fleuve glisse un bras par le défilé », ou bien : « Par-delà la montagne le vide semble un trait ». Ou encore : « Le vent roule la pluie à l'ouest du rempart, le soleil rentre au village en traversant la plaine. » Qu'est-ce qu'il entend brusquement par « Bleu loisir » ? Je n'en sais rien, mais mon corps l'approuve. Est-ce en passant la Porte bleue qu'on découvre comment « la joie de l'air soutient le paysage » ? Mais oui, bien sûr, j'y étais, j'y suis, j'y serai de nouveau demain. Prudence, mais je comprends comment le voyageur a pu s'écrier : « Pensez à moi pour l'étude des Transformations ! Qu'on vienne me chercher s'il faut écrire des romans ! » On pense à toi, on vient te chercher, ici, dans la nuit tombante, au début du troisième millénaire, ou du moins de ce que nous appelons ainsi. Bonsoir, la paix soit avec toi, un verre de vin en hommage au pavillon immortel. «Le Grand Tao n'a pas d'au-delà, la Longue Vie n'a pas de limites. »
Pas de rocher ni de cascade, chez nous, pas de tourbillons verticaux, rien que le roulement de l'océan, là, à droite. Les jours de grand vent et de hautes vagues brisantes, on ne s'entend pas parler sur la plage, c'est amusant de se crier des mots simples dans le souffle salé. En revanche, les périodes de grand calme sont consacrées au bleu clair et à la nuit. « Le ciel ne revient pas sur ses pas », soit, mais les constellations et les galaxies le mesurent. Si la lumière brille, là-bas, en Chine, « les toits des palais s'envolent en reflétant les arbres ». Mais ici aussi, l'esprit du ciel est « comme toit et plancher ». À la fin de 741 a eu lieu l'inauguration de l'ère du «Joyau Céleste », « de ce jour et pour des milliers d'années ». Il suffit de décider, malgré toutes les preuves du contraire, que nous sommes toujours dans son orbe. C'était hier, la fête a à peine commencé, « l'ouïe jaillit des quatre portes au loin ». Vous n'entendez rien ? Ce n'est pas ma faute.
Vous n'entendez rien, vous ne voyez rien, par conséquent à quoi bon vous dérouler ici un lavis à l'encre ? À quoi bon vous prévenir que le printemps, l'été, l'automne, l'hiver naissent au bout du pinceau ? On vous montre une étoile, vous regardez le doigt. Ce doigt vous déplaît, vous obsède, vous empêche de vivre. Vous coupez le doigt, l'étoile est encore là. Prenez un télescope, si ça peut vous rassurer. Allez chercher, je ne sais pas, moi, dans la Chevelure de Bérénice, les Chiens de Chasse, la Grande ou la Petite Ourse, le Serpent en tête ou en queue, la Vierge, la Couronne boréale, la Balance, la Lyre, l'Aigle, l'Écu, le Sagittaire, le Capricorne, le Verseau, le Petit Cheval, le Dauphin, la Flèche, le Petit Renard, le Cygne, Pégase, le Lézard, Andromède, les Poissons, le Triangle, Persée, la Girafe, le Lynx, le Petit Lion. Tentez aussi votre chance dans le Dragon, Céphée, Cassiopée ou Ophiucus, près de l'équateur. Hercule, peut-être ? Ou la Capella, au nord? Antarès au sud? Arcturus à l'ouest du Bouvier? Deneb, Véga, Altaïr au centre ? Mirach ou Almak tout à l'est ? Eltanin au zénith ? Après tout, nous ne sommes que dans un coin de la Voie lactée, disque de 100 000 années-lumière, avec 200 à 400 milliards de ponctuations étoilées. Vous avez un petit problème de santé ? Un infarctus, un cancer évolutif, une carie, un abcès, une diarrhée ? Un chagrin d'amour ? Un doute sur l'existence de Dieu ? Une déception électorale ? Un redressement fiscal ? Un problème d'identité, de sécurité ? L'émission de ce soir ne vous a pas plu ? Vous préfériez celle de la semaine dernière ? Vous avez oublié vos produits de beauté ? Vous êtes en train de mourir ? Quel dommage, combien de royaumes vous auront manqué.
Le Chinois du VIIIe siècle rentre chez lui par très beau temps en pensant que le plus grand carré n'a pas d'angles. Une nouvelle liberté l'habite. Il voit une barque de pêcheur rasant l'eau, il imagine les sommets des montagnes comme étant des hôtes se précipitant à la rencontre de leurs invités. Il côtoie le torrent et l'arbre planté à pic sur son bord. Il note que le ciel distant et les eaux mêlent leurs lumières. Il finit ainsi : « Les tours et les pavillons à terrasses, qui ont leur place dans les terres planes, renvoient obliquement la lumière des grands saules. » Quelque chose l'a rejoint, s'est dissous en lui. Il n'a pas l'impression d'avoir vécu en vain. Sa jeune femme du soir le salue au loin de la main.
Literature : Occident : France