2004
Publication
# | Year | Text | Linked Data |
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1 | 1884 |
Villiers de L'Isle-Adam, [Auguste de]. L'aventure de Tsë-i-la [ID D23395]. Au nord du Tonkin, très loin dans les terres, la province de Kouang-Si, aux rizières d'or, étale jusqu'aux centrales principautés de l'Empire du Milieu ses villes aux toits retroussés dont quelques-unes sont encore de mœurs à demi tartares. Dans cette région, la sereine doctrine de Lao-Tseu n'a pas encore éteint les vivaces crédulités aux Poussahs, sortes de génies populaires de la Chine. Grâce au fanatisme des bonzes de la contrée, la superstition chinoise, même chez les grands, y fermente plus âpre que dans les États moins éloignés de Péï-Tsin (Pékin) ; - elle diffère des croyances mandchoues en ce qu'elle admet les interventions directes des « dieux » dans les affaires du pays. L'avant-dernier vice-roi de cette immense dépendance impériale fut le gouverneur Tchë-Tang, lequel a laissé la mémoire d'un despote sagace, avare et féroce. Voici à quel ingénieux secret ce prince, échappant à mille vengeances, dut de s'éteindre en paix au milieu de la haine de son peuple - dont il brava, jusqu'à la fin, sans soucis ni périls, les bouillonnantes fureurs assoiffées de son sang. Une fois - quelque dix ans peut-être avant sa mort - par un midi d'été dont l'ardeur faisait miroiter les moires des étangs, craquer les feuillages des arbres, rutiler la poussière — et versait une pluie de flammes sur ces myriades de vastes et hauts kiosques, aux triples étages, qui, s'avoisinant selon les méandres des rues, constituent la capitale Nan-Tchang ainsi que toute grande ville du Céleste Empire, - Tchë-Tang, assis dans la plus fraîche des salles d'honneur de son palais, sur un siège noir incrusté de fleurs de nacre aux liserons d'or neuf, s'accoudait, le menton dans la main, le sceptre sur les genoux. Derrière lui, la statue colossale de Fô, l'inexprimable dieu, dominait son trône. Sur les degrés veillaient ses gardes, en armures écaillées de cuir noir, la lance, l'arc ou la longue hache au poing. À sa droite se tenait debout son bourreau favori, l'éventant. Les regards de Tchë-Tang erraient sur la foule des mandarins, des princes de sa famille et sur les grands officiers de sa cour. Tous les fronts étaient impénétrables. Le roi, se sentant haï, entouré d'imminents meurtriers, considérait, en proie aux soupçons indécis, chacun des groupes où l'on causait à voix basse. Ne sachant qui exterminer, s'étonnant, à chaque instant, de vivre encore, il rêvait, taciturne et menaçant. Une tenture s'écarta, donnant passage à un officier : celui-ci amenait, par la natte, un jeune homme inconnu, aux grands yeux clairs et d'une belle physionomie. L'adolescent était revêtu d'une robe de soie feu, à ceinture brochée d'argent. Devant Tchë-Tang, il se prosterna. Sur un coup d'œil du roi : -Fils du Ciel, répondit l'officier, ce jeune homme a déclaré n'être qu'un obscur citoyen de la ville et s'appeler Tsë-i-la. Cependant, au mépris de la Mort lente, il offre de prouver qu'il vient en mission vers toi de la part des Poussahs immortels. - Parle, dit Tchë-Tang. Tsë-i-la se redressa. - Seigneur, dit-il d'une voix calme, je sais ce qui m'attend si je tiens mal mes paroles. - Cette nuit, dans un songe terrible, les Poussahs, m'ayant favorisé de leur Visitation, m'ont fait présent d'un secret qui éblouit l'entendement mortel. Si tu daignes l'écouter, tu reconnaîtras qu'il n'est point d'origine humaine, car l'entendre, seulement, éveillera, dans ton être, un sens nouveau. Sa vertu te communiquera sur-le-champ le don mystérieux de lire - les yeux fermés, dans l'espace qui sépare les prunelles des paupières - les noms mêmes, en traits de sang ! de tous ceux; qui pourraient conspirer contre ton trône ou ta vie, au moment précis où leurs esprits en concevraient le des sein. Tu seras donc à l'abri, pour toujours, de toute surprise funeste, et vieilliras, paisible, en ton autorité. Moi, Tsë-i-la, je jure ici, par Fô, dont l'image projette son ombre sur nous, que le magique attribut de ce secret est bien tel que je te l'annonce. À ce stupéfiant discours, il y eut, dans l'assemblée, un frémissement et un grand silence. Une vague angoisse émouvait l'impassibilité ordinaire des visages. Tous examinaient le jeune inconnu qui, sans trembler, s'attestait, ainsi, possesseur et messager d'un sortilège divin. Plusieurs s'efforçant en vain de sourire :, mais n'osant s'entre-regarder, pâlissaient, malgré eux, de l'assurance de Tsë-i-la. Tchë-Tang observait autour de lui cette gêne dénonciatrice. Enfin, l'un des princes, - pour dissimuler, sans doute, son inquiétude, s'écria : - Nous n'avons que faire des propos d'un insensé ivre d'opium. Les mandarins, alors, se rassurant : — Les Poussahs n'inspirent que les très vieux bonzes des déserts. Et l'un des ministres : - C'est à notre examen, tout d'abord, de décider si le prétendu secret dont ce jeune homme se croit dépositaire est digne d'être soumis à la haute sagesse du roi. À quoi, les officiers irrités : —Et lui-même... peut-être n'est-il qu'un de ceux dont le poignard n'attend, pour frapper le Maître, que l'instant où les yeux distraits... -Qu'on l'arrête! Tchë-Tang étendit sur Tsë-i-la son sceptre de jade où brillaient des caractères sacrés : - Continue, dit-il, impassible. Tsë-i-la reprit alors, en agitant, du bout des doigts, autour de ses joues, un petit éventail en brins d'ébène : - Si quelque torture pouvait persuader Tsë-i-la de trahir son grand secret en le révélant à d'autres qu'au roi seul, j'en atteste les Poussahs qui nous écoutent, invisibles, ils ne m'eussent point choisi pour interprète ! - Ô princes, non, je n'ai pas fumé d'opium, je n'ai pas le visage d'un insensé, je ne porte point d'armes. Seulement, voici ce que j'ajoute. Si j'affronte la Mort lente, c'est qu'un tel secret vaut également, s'il est réel, une récompense digne de lui. Toi seul, ô roi, jugeras donc, en ton équité, s'il mérite le prix que je t'en demande. — Si, tout à coup, au son même des mots qui l'énoncent, tu ressens en toi, sous tes yeux fermés, le don de sa vertu vivante - et son prodige ! - les dieux m'ayant fait noble en me l'inspirant de leur souffle d'éclairs, tu m'accorderas Li-tien-Së, ta fille radieuse, l'insigne princier des mandarins et cinquante mille liangs d'or. En prononçant les mots « liangs d'or », une imperceptible teinte rosé monta aux joues de Tsë-i-la, qu'il voila d'un battement d'éventail. L'exorbitante récompense réclamée provoqua le sourire des courtisans et courrouça le cœur ombrageux du roi, dont elle révoltait l'orgueil et l'avarice. Un cruel sourire glissa, aussi, sur ses lèvres en regardant le jeune homme qui, intrépide, ajouta : -J'attends de toi, Seigneur, le serment royal, par Fô, l'inexprimable dieu qui venge des parjures, que tu acceptes, selon que mon secret te paraîtra positif ou chimérique, de m'accorder cette récompense ou la mort qu'il te plaira. Tchë-Tang se leva : - C'est juré, dit-il ; - suis-moi. Quelques moments après, - sous des voûtes qu'une lampe, suspendue au-dessus de sa charmante tête, éclairait, -Tsëi-la, lié de cordes fines à un poteau, regardait, en silence, le roi Tchë-Tang, dont la haute taille apparaissait, dans l'ombre, à trois pas de lui. Le roi se tenait debout, adossé à la porte de fer du caveau ; sa main droite s'appuyait sur le front d'un dragon de métal qui sortait de la muraille et dont l'œil unique semblait considérer Tsë-i-la. - La robe verte de Tchë-Tang jetait des clartés ; son collier de pierreries édncelait, sa tête seule, dépassant le disque noir de la lampe, se trouvait dans l'obscurité. Sous l'épaisseur de la terre, nul ne pouvait les entendre. -J'écoute, dit Tchë-Tang. - Sire, dit Tsë-i-la, je suis un disciple du merveilleux poète Li-taï-pé. - Les dieux m'ont donné, en génie, ce qu'ils t'ont donné en puissance : ils ont ajouté la pauvreté, pour grandir mes pensées. Je les remerciais donc, chaque jour, de tant de faveurs, et vivais paisible, sans désirs, - lorsqu'un soir, sur la terrasse élevée de ton palais, au-dessus des jardins, dans les airs argentés par la lune, j'ai vu ta fille Li-tien-Së, - qu'encensaient, à ses pieds, les fleurs diaprées des grands arbres, au vent de la nuit. - Depuis ce soir-là, mon pinceau n'a plus tracé de caractères, et je sens en moi qu'elle aussi songe au rayonnement dont elle m'a pénétré !... Lassé de languir, préférant fut-ce la plus affreuse mort au supplice d'être sans elle, j'ai voulu, par un trait héroïque, d'une subtilité presque divine, m'élever, moi, passant, ô roi ! jusqu'à elle, ta fille ! Tchë-Tang, sans doute par un mouvement d'impatience, appuya son pouce sur l'œil du dragon. Les deux battants d'une porte roulèrent sans bruit devant Tsë-i-la, lui laissant voir l'intérieur d'un cachot voisin. Trois hommes en habits de cuir, s'y tenaient près d'un brasier où chauffaient des fers de torture. De la voûte tombait une corde de soie, solide, s'effilant en fines tresses et sous laquelle brillait une petite cage d'acier, ronde, trouée d'une ouverture circulaire. Ce que voyait Tsë-i-la, c'était l'appareil de la Mort terrible. Après d'atroces brûlures, la victime était suspendue en l'air, par un poignet, à cette corde de soie, - le pouce de l'autre main attaché, en arrière, au pouce du pied opposé. On lui ajustait alors cette cage autour de la tête, et, l'ayant fixée aux épaules, on la refermait après y avoir introduit deux grands rats affamés. Le bourreau imprimait ensuite, au condamné, un balancement. Puis il se retirait, le laissant dans les ténèbres et ne devant revenir le visiter que le surlendemain. À cet aspect, dont l'horreur impressionnait, d'ordinaire, les plus résolus : - Tu oublies que nul ne doit m'entendre, hors toi ! dit froidement Tsë-i-la. Les battants se refermèrent. -Ton secret ? gronda Tchë-Tang. - Mon secret, tyran ! - C'est que ma mort entraînerait la tienne, ce soir ! dit Tsë-i-la, l'éclair du génie dans les yeux. — Ma mort ? Mais, c'est elle seule, ne le comprends-tu pas, qu'espèrent, là-haut, ceux qui attendent ton retour en frémissant!... Ne serait-elle pas l'aveu de la nullité de mes promesses ?... Quelle joie pour eux de rire tout bas, en leurs cœurs meurtriers, de ta crédulité déçue ? Comment ne serait-elle pas le signal de ta perte ?... Assurés de l'impunité, furieux de leur angoisse, comment, devant toi, diminué de l'espoir avorté, leur haine hésiterait-elle encore ? - Appelle tes bourreaux ! Je serai vengé. Mais je le vois : déjà tu sens bien que si tu me fais périr, ta vie n'est plus ; qu'une question d'heures ; et que tes enfants égorgés, selon l'usage, te suivront ; - et que Li-tien-Së, ta fille, fleur de délices, deviendra la proie de tes assassins. «Ah! si tu étais un prince profond !... Supposons que, tout à l'heure, au contraire, tu rentres, le front comme aggravé de la mystérieuse voyance prédite, entouré de tes gardes, la main sur mon épaule, dans la salle de ton trône - et que là, m'ayant toi-même revêtu de la robe des princes, tu mandes la douce Li-tien-Së - ta fille ! et mon âme ! - et qu'après nous avoir fiancés, tu ordonnes à tes trésoriers de me compter, officiellement, les cinquante mille liangs d'or, je jure qu'à cette vue tous ceux d'entre tes courtisans dont les poignards sont à demi tirés, dans l'ombre, contre toi, tomberont défaillants, prosternés et hagards, - et qu'à l'avenir nul n'oserait admettre, en son esprit, une pensée qui te serait ennemie. Songe donc ! L'on te sait raisonnable et froid, clairvoyant dans les conseils de l'État ; donc il ne saurait être possible qu'une chimère vaine eût suffi pour transfigurer, en quelques instants, la soucieuse expression de ton visage en celle d'une stupeur sacrée, victorieuse, tranquille!... Quoi! l'on te sait cruel, et tu me laisses vivre. L'on te sait fourbe, et tu tiens envers moi ton serment ? L'on te sait cupide, et tu me prodigues tant d'or ? L'on te sait altier dans ton amour paternel, et tu me donnes ta fille, pour une parole, à moi, passant inconnu ? Quel doute subsisterait devant ceci ?... En quoi voudrais-tu que consistât la valeur d'un secret, insufflé par les vieux Génies de notre Ciel, sinon dans l'environnante conviction que tu le possèdes ?... C'est elle seule qu'il s'agissait de CRÉER ! je l'ai fait. Le reste dépend de toi. J'ai tenu parole ! -Va, je n'ai précisé les liangs d'or et la dignité que je dédaigne que pour laisser mesurer, à la magnificence du prix arraché à ta duplicité célèbre, l'épouvantable importance de mon imaginaire secret. » Roi Tchë-Tang, moi, Tsë-i-la, qui, attaché par tes ordres, à ce poteau, exalte, devant la Mort terrible, la gloire de l'auguste Li-taï-pé, mon maître aux pensées de lumière, - je te le déclare, en vérité, voici ce que te dicte la sagesse. - Rentrons le front haut, te dis-je, et radieux ! Fais grâce, d'un cœur sous l'impression du Ciel ! Menace d'être à l'avenir sans miséricorde. Ordonne des fêtes illuminées, pour la joie des peuples, en l'honneur de Fô (qui m'inspira cette ruse divine) ! - Moi, demain, je disparaîtrai. J'irai vivre, avec l'élue de mon amour, dans quelque province heureuse et lointaine, grâce aux salutaires liangs d'or. — Le bouton de diamant des mandarins — que tout à l'heure je recevrai de ta largesse, avec tant de semblants d'orgueil, - je présume que je ne le porterai jamais ; j'ai d'autres ambitions : je crois seulement aux pensées harmonieuses et profondes, qui survivent aux princes et aux royaumes ; étant roi dans leur immortel empire, je n'ai que faire d'être prince dans les vôtres. Tu as éprouvé que les dieux m'ont donné la solidité du cœur et l'intelligence égale à celle, n'est-ce pas, de ton entourage ? Je puis donc, mieux que l'un de tes grands, mettre la joie dans les yeux d'une jeune femme. Interroge Li-tien-Së, mon rêve ! Je suis sûr qu'en voyant mes yeux, elle te le dira. - Pour toi, couvert d'une superstition protectrice, tu régneras, et si tu ouvres tes pensées à la justice, tu pourras changer la crainte en amour autour de ton trône raffermi. C'est là le secret des rois dignes de vivre ! Je n'en ai pas d'autre à te livrer. - Pèse, choisis et prononce ! J'ai parlé. Tsë-i-la se tut. Tchë-Tang, immobile, parut méditer quelques instants. Sa grande ombre silencieuse s'allongeait sur la porte de fer. Bientôt, il descendit vers le jeune homme - et, lui mettant les mains sur les épaules, le regarda fixement, au fond des yeux, comme en proie à mille sentiments indéfinissables. Enfin, tirant son sabre, il coupa les liens de Tsë-i-la ; puis, lui jetant son collier royal autour du cou : - Viens, dit-il. Il remonta les degrés du cachot et appuya sa main sur la porte de lumière et de liberté. Tsë-i-la, que le triomphe de son amour et de sa soudaine fortune éblouissait un peu, considérait le nouveau présent du roi : - Quoi ! ces pierreries encore ! murmurait-il : qui donc te calomniait ? C'est plus que les richesses promises ! - Que veut payer le roi, par ce collier ? - Tes injures! répondit dédaigneusement Tchë-Tang, en rouvrant la porte vers le soleil. |
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2 | 1925 |
Londres, Albert. La Chine en folie [ID D3165]. [Auszug]. Shanghaï Foi d'homme libre, on ne peut passer cette ville-là sous silence. Quand tous les coins du monde seront devenus des Shanghaï, le monsieur ayant encore le goût des choses de l'esprit devra, sur-le-champ, acheter un revolver, le poser sur sa tempe, penser une dernière fois à sa famille, jouer à pile ou face, perdre et se brûler la cervelle. Il est des cités où l'on fait des canons, d'autres des étoffes, d'autres des jambons. À Shanghaï, on fait de l'argent. C'est la matière première et dernière. Si l'on se promenait avec un panier et qu'on pressât le nez des passants, on rentrerait chez soi, fortune faite. On m'avait dit qu'à Shanghaï on ne parlait que l'anglais. C'était un affreux mensonge. Tout alphabet y est inconnu. La langue de ce pays n'est pas une langue de lettres, c'est une langue de chiffres. On ne s'aborde pas en se disant « Bonjour, comment allez-vous ? » mais : « 88. 53 - 19. 05 - 10. 60. » Pour devenir millionnaire, inutile de savoir lire, savoir compter suffit. C'est un veau d'or adipeux. Si Lénine a vu Shanghaï il est excusable ! C'est en Chine et ce n'est pas une ville chinoise. Elle enferme un million de Chinois, cela ne prouve rien encore. Ce million de Chinois ne fait pas plus Shanghaï que mille poux sur un poney ne font le cheval. Vous connaissez les scènes de delirium tremens qui ont lieu à Paris sur les escaliers de la Bourse, au coup de midi. Dans chaque capitale respectable d'Europe et d'Amérique, on trouve un pareil établissement à l'usage des pauvres bougres, victimes de l'alcoolisme financier. Or, un jour, Mercure ayant obtenu le don d'ubiquité, tout essoufflé, apparut sur le parvis de ces temples et dit : « Petits frères, faites silence, j'apporte une parole qui vaut son poids de platine. Je suis venu à telle allure que, si à la place d'ailes, j'avais eu des roues à mes talons, j'en aurais crevé tous les pneus. Bref! Je ne regrette rien car mon message est beau, écoutez : en Extrême-Orient, il est une ville s'appelant Shanghaï. Elle a devant elle les routes de toutes les mers et, dans son dos, quatre cents millions d'individus à faire boire, manger, jouer, à éclairer, à raser et à tondre. On l'ouvre au marché des Blancs, Avis. » Ce fut une ruée. De New York, de Chicago, de Manchester, de Londres, de Lyon, de Hambourg, de Milan, d'Amsterdam, de Barcelone, de Constantinople, de Tokyo, de Bagdad, tous les gentlemen de banques et tous les sarafs de bazar se jetèrent, ventre à terre, sur la ville promise. Ainsi naquit Shanghaï, de mère chinoise et de père américo-anglo-franco-germano-hollando-italo-japono-judéo-espagnol. Banque, Bank, Banking, Banco. Dix, vingt, cent, deux cents. Il n'y a que cela ! Vous n'osez plus lever les yeux. Vous marchez vite, serrant votre portefeuille. Vous tournez à droite. Là, vous hasardez un œil : Banco, Banking, Bank, Banque. Vous défaillez, la sueur au front. Vous vous asseyez sur le rebord du trottoir. Mais on vous frappe sur l'épaule avec un bâton. C'est un grand démon d'hindou, uniforme bleu, turban rouge, barbe noire. Vous sursautez. Quoi ? dites-vous, serais-je aux Indes ? Indes ? Non ! Vous êtes dans la concession internationale. C'est le policeman anglais. Je ne dois pas rester là. Je gêne le trafic Bon, je m'en vais, Je marche. J'ai toujours peur pour mon argent. Je marche, les yeux à terre. Tudieu ! Voilà maintenant que c'est écrit sur le bitume, en mosaïque : Banking, Bank, Banque, Banco. Je cours. Mais un petit policier jaune m'accroche. Pour courir c'est que je me suis mal conduit. Du moins il le pense. Incroyable, dis-je, je suis revenu à Tokyo, sans m'en apercevoir. Non ! J'erre seulement dans la concession japonaise. Je crie : « Vive le mikado ! » On me relâche. Je vais. J'ai juste l'argent nécessaire pour continuer mon voyage. Si je ne sors pas de cette ville infernale, les banques vont me le prendre sous prétexte de me le changer. Je connais le jeu. Voilà six mois qu'elles me font le coup. Après je serai forcé d'en appeler à mon consul et il me rapatriera à fond de cale, comme les veaux frigorifiés. Pas de ça. Fuyons. Bank, Banque, Banking, Banco. C'est trop. Je m'abats sur la chaussée. Je reviens à moi dans les bras d'un agent de police annamite, son petit abat-jour pointu sur la tête. - Quoi ? criai-je, suis-je déjà à Hanoï ? — Toi, pas Hanoï, toi Shanghaï, concession française. - Merci, cher enfant du Tonkin. Maintenant, indique-moi un hôtel. — Bon hôtel, pour toi pas loin ! — Oui, mon frère, où donc ? — Facile trouver. À gauche, entre deux banques. Je m'effondrai, définitivement. D'un bout à l'autre, Shanghaï a vingt kilomètres. Si vous ne vous rendez pas compte de ce que les fils de Sem et de Japhet ont pu construire sur ces terrains jaunes, c'est que vous ne serez jamais dignes de comprendre l'élégance d'un cube de pierre. Au centre est New York, mais un New York qui voudrait crâner plus haut que la peau de son crâne. Tout le long du quai du Whangpoo (et c'est long !), c'est Saint-Denis. C'est même Saint-Etienne : il n'y a pas trop de deux saints pour faire monter toutes ces fumées au paradis. Voilà des jardins et des femmes pas plus hautes que ça et qui ont des bosses dans le dos. C'est le quartier japonais. La Japonaise, sitôt son enfant né, sans doute pour se venger, le porte par-derrière ! Plus loin, aux fenêtres, hommes et femmes dépérissent comme ces arbres qui n'ont plus de terre autour de leurs racines : la rue des réfugiés russes. Voici la concession française. C'est la seule. Les autres sont confondues dans la concession internationale. Deux cent mille Chinois vivent sous nos lois. Il y a un conseil municipal, tout comme à Pontoise et à Paris. Et un consul général Auguste Wilden, que ses administrés de couleur appellent dans leurs lettres suivant le jour : « Votre Grandeur, Mon Colonel, Votre Sainteté, Votre Majesté, voire Mon Curé. » Puis il y a la ville chinoise. Celle-ci, je la remercie d'avance. Elle assurera le bonheur de mes vieux jours. Je vais rentrer à Paris, je raflerai toutes les pinces à linge que je trouverai. Je reviendrai sur le Whangpoo et m'installerai à la porte de la cité indigène. Avant d'y pénétrer, tout le monde achètera mon petit instrument pour se boucher le nez. Je reviendrai milliardaire. Maintenant, lâchez dans tout cela autant d'autos de luxe que vous imaginerez, des écuries entières de poneys endiablés, des trams électriques sans rail, des légions de brouettes, trente mille coolies-pousses vous filant dans les jambes comme des lapins mécaniques, et vous pourrez servir chaud : vous aurez Shanghaï, exposition permanente des races, des mœurs et des tares du globe. La piraterie, le jeu, les cocktails - un million de dollars -c'est le nom du cocktail de Shanghaï - l'opium, la morphine, la cocaïne, l'héroïne (préparez-vous, jeune et vieille garde de l'intoxication, Shanghaï va lancer l'héroïne) trouvent dans Shanghaï la ville de leur éternel printemps. « Le soir vous aurez à déposer telle somme à tel endroit, sinon dans huit jours une bombe éclatera sous vos comptoirs. Si, à la place de l'argent, je rencontre des policiers, j'irai en prison, mais, par d'autres soins, deux bombes au lieu d'une vous seront réservées. » C'est la circulaire hebdomadaire du larron chinois aux banques, bank, banking, banco. Shanghaï n'a qu'une pensée : le jeu. Le patron joue à la hausse ou à la baisse. Le boy joue au Mat-Hiang, le coolie joue sur ses doigts. La somme ne fait rien à l'affaire. L'un hasarde dix mille taëls, l'autre un sapèque, mais comme les chrétiens à la sainte table : tous sont égaux. Le maître entre jouer sur le comptoir d'une banque, le chauffeur l'attend en jouant sur le trottoir. Quand ils remontent en auto et qu'ils ont gagné tous deux, ne vous trouvez pas sur leur chemin. La voiture file, ivre de joie. Ils écrasent tous les chiens. Mais on en devient fou. Et la folie, à Shanghaï, se traduit par une manifestation peu connue. Ces malheureux Shanghaïens ont fait confectionner des voitures dont le marchepied est juste à la hauteur des trottoirs. Dès le matin, ils sautent dedans, restent debout et le poney part, bride abattue. On n'entend plus sur le bitume que le sabot courageux de la petite bête. Tous les deux cents mètres, le cheval, devenu mécanique, s'arc-boute sur ses pauvres jarrets de derrière. La voiture s'arrête d'un coup. L'homme bondit dans une banque. Il en sort et rebondit dans la voiture. Il fait ça de neuf heure et demie à midi et de deux heures à quatre heures, au triple galop, debout, toujours debout ! On m'a dit que ce n'étaient pas des fous mais des « brokers » : courtiers de change. Je n'en crois rien car le lendemain j'ai bien regardé et j'ai vu que c'étaient des fous. Quand le soir tombe, ces gentlemen endossent le smoking et vont au cercle sportif, danser. À l'heure troublante du tango, on éteint les lumières. Peine perdue ! Leur tatouage apparaît quand même : ils ont tous un dollar sur le front ! |
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3 | 1932 |
Faure, Elie. D'autres terres en vue [ID D24741]. L'âme chinoise ou humain, trop humain. Quellen : Granet, Marcel. Grousset, René. Kou, Houng-ming. L'esprit du peuple chinois. (Paris : Stock, 1927). Lao-tseu. Tao-te-king : le livre de la voie et de la vertu [ID D2060]. Legendre, A[imé]-F[rançois]. La civilisation chinoise moderne [ID D3179]. Smith, Arthur H. I Le culte du Chinois pour se ancêtres s'explique naturellement quand on se le représente enfoncé dans l'argile épaisse que l'alluvion dépose sur les rives de ses grands fleuves où poussent les plantes potagères, le riz, le millet, le sorgho. Il est penché sur elle pour en tirer sa nourriture, ses pots qu'il y enterre dans le purin, les sels, les déchets organiques, afin que mûrissent sans hâte, même la densité du bronze, des irisations et des moires pareilles à l'afflux du sang sous la peau. Il ne conçoit même pas qu'on s'en puisse séparer. Quand, chassé par la faim, il meurt en terre barbare, son corps rentre chez lui, dût-il parcourir des milliers de lieues sur la mer. Avant de l'y enfouir, on le couche nu sur le sol, comme on l'y a couché quand il venait de naître. Symbole, en vérité. Regardez-le. Il n'est pas fait pour voir le ciel, mais la terre. Ses paupières bridées y ramènent le regard. Il a la couleur de l'argile et presque sa consistance. Elle gicle entre ses orteils, avec la fiente qu'il recueille et distribue soigneusement à chaque carré de légumes. Elle est mêlée aux os des morts pétris dans la matière circulante avec leurs âmes même, avec le souffle des génies qui habitent les eaux hivernales et animent, l'été venu, les rigoles d'irrigation et les ruisseaux. Société tout entière tournée vers son propre passé, marchant à reculons, s'acharnant à freiner l'évolution des esprits par des institutions soumises aux lois éternelles de la procréation, de la naissance, de la mort, du retour régulier des jours et des nuits, de l'alternance des saisons et de la nécessité des météores. Une coutume légendaire, disparue des mœurs mais restée dans l'esprit torpide du symbole, lie toute la vie morale de ces multitudes à la destinée de ce sol gorgé de nourritures, comme la vie des feuilles est conditionnée pour toujours par celle des racines et des sucs souterrains qu'elles cherchent à tâtons : le fils doit boire le bouillon fait avec le cadavre de son père pour s'incorporer ses vertus. Tout l'histoire de la vieille Chine vient de là. Le fils n'est rien par lui-même, surtout s'il est grand. Les honneurs qu'il reçoit dans ce dernier cas sont rapportés automatiquement au père et confèrent la noblesse à la lignée des aïeux. Logique profonde, ramenant l'effet à la cause, les grandes eaux à l'humble source. Les soins physiques et moraux que chaque être se doit ne sont point faits pour conserver sa vie indigne, mais pour éviter aux ombres invisibles la honte et le chagrin. La prolificité, qui accroît le nombre de leurs dévots et l'efficacité de l'obéissance à leurs ordres, est un hommage à ceux qui ont vécu. Conséquences grandioses, solidarisant à jamais l'éternité de l'espèce, la puissance du nombre, le consentement à la famine, à la misère, et puisant dans l'inutilité de vivre la victoire sur la mort. D'autre part exigeant, pour se maintenir dans leur immobilité millénaire, un réseau cohérent de formules rituelles qui rive aux morts et à la terre la destinée de chaque individu vivant, et condamne tous ses actes à une réglementation méticuleuse, ne laissant nulle place aux initiatives de l'intelligence et du cœur. L'individu n'est rien, le social tout. Le rite règne, non le droit. Une immense littérature, des livres par vingtaines de milliers fixent dans les moindres détails, du lever au coucher et jusque dans l'intimité de l'alcôve, tous les gestes qui se rapportent aux repas, et même à l'absorption de chaque aliment, à tous les travaux généraux ou particuliers, à tous les rapports familiaux, sociaux, sexuels. Trois cents règles de cérémonial, trois mille règles de conduite. La civilisation chinoise entière y contracte ce caractère impersonnel devant qui l'Européen éprouve le même vague effroi qu'en présence de la fourmilière ou de la ruche. « Non vouloir, dit Lao-tseu, mais non rien faire, c'est l'essence de l'organisation sociale [...]. Pour diriger l'humain, rien n'égale l'abstention [...]. La société est un système énergique, indirigeable par l'individu : l'organiser, c'est la désorganiser [...]. Posséder sans conquérir, être obéi sans commander [...]. Gouverner, c'est laisser cuire à petit feu [...]. La solidarité comme base de l'équilibre social mène à son automatisme. » Automatisme supposant à l'origine un monde de formules qui, une fois sorties de la tête des sages, ne doivent plus être touchées. Le mandarinat, ici, constituait sa garde vigilante, et c'est grâce à elles qu'il s'est si longtemps maintenu, avec ses concours minutieux, sa science colossale et puérile exigeant des années d'étude pour s'assimiler la forme de quelques idéogrammes, l'invincible respect qu'il inspirait à quatre cents millions d'individus. Aux grandes profondeurs de la pensée chinoise où se confrontent la transcendance de Lao-tseu, les règles morales édictées par Confucius et Mencius, le fétichisme paysan sorti de l'observation millénaire des mœurs de l'eau, des vents, des astres, des plantes potagères, de la terre qui les nourrit, et même encore un peu de la tendresse universelle délivrée par le Bouddha, une interdépendance infrangible soude les contradictions de ces divers courants de l'âme, condamnant par exemple toute révolution nouvelle au nom des révolutions immémoriales inconnues des lettrés eux-mêmes, tout essai de rythme individuel au nom de rythmes collectifs jadis imaginés par quelques grands individus. « Le parfait, dit Lao-tseu, n'a point de conscience individuelle. Il est la conscience sociale. » Vue presque mystique, comme il convient chez ce formidable génie, le seul génie presque mystique de la Chine, mais qui, malgré sa sagesse effrayante, ou peut-être à cause d'elle, n'a pu écarter de sa route le postulat commun à toutes les religions. Esprit d'une liberté telle qu'on n'en voit guère d'autre exemple en Occident que Spinoza ou Montaigne, il est, par cette liberté même contraint de subordonner la Liberté, dans le domaine social, à une ritualisation puérile que Confucius approuve dans le domaine moral. Cercle tragique, d'où l'empirisme et le lyrisme seuls sont parvenus à sortir tour à tour en Occident, parce qu'ils eurent l'énergie de briser la logique pure. « II n'y a pas de plus grand péché que la passion. » C'est la passion, en effet, que le rite traque partout, jusqu'en ses plus secrets repaires. Et pour la saisir il soumet ses innombrables prescriptions à une logique si rigoureuse qu'en enchaînant à ses déductions la stabilité sociale, elle risque d'aboutir à la mort de l'esprit. Il est logique, puisque prince qu'il y a, que sa vertu détermine le bonheur de ses sujets et même la poussée des plantes, que famine et abondance, sécheresse et pluie, maladie et santé des bêtes de somme, tout en dépende, et que cette foi donne au prince le sens et le souci de ses responsabilités. Il est logique que le crime ne soit pas regardé comme individuel et que le père, souvent la famille, parfois le village entier soient punis pour le racheter. Il est logique de penser que la pureté du sang, dans les familles, est assurée par la ligne femelle, que le neveu succède à l'oncle maternel, que la familiarité consanguine soit permise entre parents utérins seuls, alors que le père, nécessairement putatif, paie sa qualité de chef absolu dans l'ordre social par le renoncement à l'amour des siens. Il est logique que l'époux et l'épouse, choisis dans des familles ennemies pour équilibrer le contrat sexuel par des vertus complémentaires, soient regardés a priori comme des éléments antagonistes dont l'analogie se retrouve dans le dualisme au moins apparent qu'offrent les phénomènes naturels - mâle et femelle, nuit et jour, froid et chaleur, eau et feu, ciel et terre, soleil et lune, et même - ceci est plus intéressant encore - métaux amalgamés. Il est logique que l'impulsion sexuelle leur soit interdite, et que des cérémonies minutieuses président à leur rapprochement. Il n'est même point illogique de voir les obligations du père envers ses fils se manifester, à jours fixes, par des hurlements et trépignements cadencés, ni d'assister aux colères burlesques des femmes perchées sur les toits et hurlant à perdre haleine des heures entières, même quand il n'y a personne pour les écouter. Car ce sont là dérivations, stylisations, et par conséquent instruments de règne sur ce que nous nommons passions. Comment refuser d'y voir les expressions d'une sagesse imperturbable qu'une très vieille observation du cœur humain systématise depuis trente siècles, et peut-être beaucoup plus ? On comprend que le châtiment réservé à qui commande, l'amour écarté de l'union légale et pourchassé dans la famille, le culte de la probité, du mariage, du pouvoir pédagogique, des travaux champêtres ritualisés et par conséquent préservés de tout sentimentalisme, aboutissent en effet à l'automatisme social. Mais on comprend aussi que la même rigueur logique entraîne nécessairement la non-intervention du prince dans les affaires de l'État, sa « Vertu » suffisant à tout. On comprend l'indifférence du mandarin devant les événements extérieurs à sa science livresque qui doit puiser dans son infaillibilité même son efficacité. On comprend la passivité du sujet, celle du groupe familial en qui s'atrophient peu à peu l'invention, l'imagination, le goût du risque. On comprend la condition misérable des femmes à qui est interdit l'élan vers le père et le fils, la polygamie rassasiant le désir à défaut d'amour, l'intimité venant trop tard, quand les rites le permettent, après l'âge sexuel qui peut la tremper de tendresse s'il ne l'a pas détruite en quelques mois. Le lit conjugal est sacré certes, mais aussi le foyer, le puits, la graineterie, tout l'outillage utilitaire. Gardienne des semences, célébrée aux mêmes fêtes que la fécondité du sol, comment la femme ne serait-elle pas passive comme le sol même, matière impersonnelle à semailles et labours ? La fille est au-dessous de l'animal, c'est elle qui, dans les familles pauvres, biens moins souvent qu'on ne dit, un peu plus souvent qu'on ne croit, est jetée nue à la voirie où elle est tuée par le froid ou dévorée par les porcs. Même s'il a été enfanté par la concubine, le fils appartient à l'épouse, qui n'a de valeur que par lui. Une femme répudiée n'est plus la mère de son fils. Le suicide est fréquent chez la jeune mariée, pressé d'échapper au mépris qui l'attend dans sa nouvelle maison. La femme, ainsi, étant rayée de la communion familiale, famille, ville, société n'ont plus qu'une valeur fictive. L'étiquette s'est substituée à l'expansion sentimentale dans toutes les relations entre les individus. L'envie, la jalousie, les vues intéressées ont peut-être disparu, oui. Le drame, partout supprimé, ou plutôt contourné, cesse son action dissolvante, sans doute. Mais sa disparition efface peu à peu, de la dynamique morale, son rôle d'excitateur des hautes facultés dont la nature humaine exige l'intervention et pour durer et pour grandir. De plus, une équivoque à peu près impossible à vaincre règne dans l'esprit du Chinois, porté de plus en plus, depuis des siècles, à confondre avec la conscience l'inextricable réseau des pratiques rituelles dont l'observation rigoureuse lui tient lieu de sincérité. Confucius lui-même mentait, pour obéir aux convenances. Comédie perpétuelle que le Chinois joue, et se joue, et que son amour pour le théâtre et ses pièces interminables qui durent parfois plusieurs jours explique, commente, complique encore. L'impulsion étant l'ennemie, chacun doit modérer, ou cacher, ou feindre, ou exalter ses sentiments suivant le cas, même si l'impulsion est tout à fait absente du caractère ou du moment. La lenteur de l'allure, la lenteur du travail, tout cela vient de l'habitude atavique et pédagogique de réprimer le réflexe ou de le dissimuler. Dans les conseÛs du prince on ne donne pas un avis, on exprime des sentences ou des formules proverbiales. Le Chinois n'aime pas la guerre vigoureusement menée. La bataille doit rester courtoise, pas ou peu sanglante, indécise s'il se peut afin de laisser de l'ouvrage aux diplomates lettrés. C'est un jeu dont on doit user avec modération, comme de tout. Pour le vaincu il faut être clément, car il pourrait vaincre à son tour. On comprend que ça n'aille plus, dès qu'on se trouve en présence du Mongol, de l'Européen, du Japonais. [Note : Dans le dernier conflit, le Chinois a montré qu'il savait se battre. C'est que sa valeur individuelle n'a jamais été contestable, Les causes de sa résistance inattendue sont de deux sortes : lente adaptation de ses cadres aux méthodes nouvelles, modernisation de son matériel de guerre]. Il ne faut pas se presser. Il ne faut pas se compromettre. Il ne faut pas prendre parti. Confucius ne l'a pas caché : tout excès est vice, tout extrême est folie, tout jugement définitif est injustice. Quand au temps, il ne compte pas. S'il ne peut le perdre au théâtre, le Chinois le perd en visites, repas, palabres, et, dans la palabre elle-même, en périphrases continues qui la ramènent à son point de départ et où la vérité devient impossible à saisir. Le Chinois n'arrive jamais. L'essentiel est le voyage. La civilité, pour cela, est méticuleusement stylisée, un entretien d'une heure pour affaires en consomme les trois quarts. La bienveillance est obligatoire, le sourire stéréotypé. Le Chinois pousse la politesse jusqu'à l'importunité, ce qui n'est peut-être pas le comble de la politesse. La franchise européenne, et plus encore américaine, n'est que « grossièreté ». La façade rituelle se dresse imperturbable entre les dehors sociaux et l'intérieur de l'esprit. Il n'est donc guère possible de savoir ce qu'un Chinois pense, pas même à un autre Chinois. Chacun en vient à s'égarer dans sa pensée. Sentant fort bien, au fond, le caractère artificiel de l'attitude d'autrui, il se méfie d'autrui d'autant plus qu'il sait mieux dissimuler lui-même. Le plus souvent, quand on lui parle, il semble ne pas comprendre. Peut-être ne comprend-il pas ? Mais c'est qu'il suit son idée. Il se fait répéter plusieurs fois tel ordre, ou tel avis. Mais il n'accomplit pas cet ordre, il ne suit pas cet avis. Il sourit en écoutant, approuve, et ne tient nul compte de ce qui lui a été dit. On croit que c'est par inintelligence. Rien n'est plus faux. Le Chinois est plus intelligent que la moyenne des Européens, et même des Asiatiques. Mais il erre dans les méandres d'un formalisme dont sa langue monosyllabique, où substantif, adjectif, verbe sont sans déclinaisons ni conjugaisons, où genre, temps et mode sont d'autant moins discernables que le ton seul fke le sens du mot, favorise encore et multiplie à l'infini la structure labyrinthique. Ainsi perd-il de vue la lueur du dehors. Extrême subtilité que l'homme intelligent y affine, aiguise et orchestre, extrême paresse de l'esprit que l'homme fruste y embourbe, l'un et l'autre avec volupté. « Au commencement était le verbe » est la plus haute et la pire des vérités transcendantes. Elle fait glisser aux abîmes les riches terres des hauteurs. La sagesse, départ et fin de la civilisation chinoise, est devenue au cours des siècles plus extérieure encore à son esprit que la raison à celui de la France, plus routinière que l'empirisme qui fit la grandeur anglaise, plus aveugle que la foi par qui l'âme espagnole a tenté de persévérer. Toutes les notions objectives autour de qui s'est organisé l'Occident — phénomènes, actions, sciences, connaissance méthodique et expérimentale - restent lettre morte pour lui. C'est fort bien, comme tout système, mais à condition que ça dure. L'ongle malpropre du lettré, qu'il ne coupe pas et qui entre, en se recourbant, dans les chairs insensibles, est le symbole même de la civilisation chinoise, des vertus qui l'ont fait durer et des vices dont elle meurt. C'est notre folie qui nous fait rire, nous, Européens. Mais nous rions de la sagesse du Chinois. Non que la mascarade mandarine soit plus ridicule que celle du professeur ou juge d'Occident en bonnet carré et toge, ni qu'il soit possible de discerner en quoi diffère l'importance accordée par nous aux dimensions de nos rubans et aux formes de nos crachats de celle que le Chinois assigne à la matière du bouton que ses lettrés arboraient naguère au chapeau. Cependant sa science est plus livresque que la nôtre, ce qui, loin d'excuser nos ridicules, les accroît. En tout cas, il est consolant de voir l'extrême sagesse aboutir à la même bouffonnerie que l'extrême vanité. II Sous ces apparences trompeuses, où donc commence la vertu, où finit-elle ? Et comment la discerner ? Le principe européen de contradiction s'évapore ici dans l'encens des fêtes rituelles, ne laissant de lui-même que les cendres impondérables des entités morales primitives absolument oubliées par les multitudes et que quelques sages à peine parviennent à y retrouver. Qui donc porte en lui la justice, du mandarin qui se garde d'envoyer au prince son rapport sur une inondation ou une famine, sachant que l'une et l'autre sont attribuables à ses péchés, ou du malheureux coolie rompu par des travaux de bête et à peine nourri qui tait sa famine et sa souffrance ? D'ailleurs a-t-il faim, souffre-t-il ? Quand il meurt même, le sait-il ? Et le mandarin, s'il obéit au rite, est-il toujours capable de comprendre que la science véritable n'a rien à voir avec lui ? Une effroyable insensibilité, et chez le maître et chez l'esclave, a peu à peu doublé comme d'une cotte de mailles le vêtement d'un formalisme aujourd'hui déguenillé. La promiscuité sordide, même quand il y a de la place autour, le mépris pour le confort, même quand il serait possible, et qui fait coucher le Chinois au pied de son lit d'hôpital, le tumulte ambiant qu'il n'entend pas, la fatigue qu'il ne sent pas, la saleté des villes et villages, l'encombrement des rues dont chacun use et abuse et que personne n'entretient, les baquets de fiente humaine débordant sur la chaussée à chaque pas du porteur, ou posés par lui sous la table du restaurant, l'étrange horreur de l'eau qui va, chez ces crasseux, jusqu'à la phobie de la pluie, l'endurance inouïe devant les travaux les plus exténuants, devant le froid, devant la faim, la résistance infinie à la douleur physique qui leur fait supporter sans broncher la plus terrible opération ou le plus atroce supplice, tous ces gestes de stoïcisme involontaire et somnolent où l'Européen voudrait démêler ce qui est un bien et ce qui est un mal sont sur le même plan pour le Chinois. Sa douceur bien connue est le corollaire obligé de son absence de pitié pour les autres et lui-même. Elle est, comme sa prétendue cruauté, indifférence. Sa patience infinie a fait son industrie extrême. Je vois encore, au marché de Souchou, des tessons de bouteille rangés sur une étagère, et qui trouvaient acheteur. Tout se vend, les vieux clous rouilles, les paniers sans fond, les talons de bottes, jusqu'aux ordures du ménage des pauvres gens. Le Chinois possède, on a pu le dire, la « science de la misère ». Il sait tirer parti de tout. Capable de rester six jours à jeun sans se plaindre, il se donne, le septième, des indigestions de graisse rance, ou, même s'il n'a pas faim, fait son régal de n'importe quoi, poisson pourri, chien mort, rat empoisonné, vache malade, ce qui contraste étrangement avec les raffinements culinaires du riche et du lettré qui semblent y poursuivre le reflet matériel de la complexité de leur esprit. Vingt personnes arrivent à vivre sur un hectare engraissé de leurs excréments tel un jardin, pied à pied. Le Chinois ne travaille pas pour s'enrichir, mais pour vivre, ou plutôt pour vivoter. La pillerie officielle le laisse tout à fait indifférent. Jamais de réaction visible, ni peut-être même secrète. Les maladies ne comptent pas. Il guérit sans soins des plus graves, et s'il crève, ce n'est rien. La plus affreuse infirmité laisse insensible tout le monde, même qui en est atteint. Donc patience, « vertu » = indifférence, « vice », devant la souffrance d'autrui, la mort des enfants, la torture infligée au criminel ou à ceux qui paient pour lui - le crime étant impersonnel, signe de haute sagesse - les supplices variés aussi méticuleux qu'un rite, l'écrasement systématique du pied des petites filles, la vente des petits garçons, intacts ou châtrés, aux vieux homosexuels fardés comme des poupées, toute cette minutie de l'horreur dont les lettrés se passent les recettes avec la même rigueur que les règles de bienséance ou les préceptes de moralité. La pullulation sans mesure est le type du cercle vicieux où le bien et le mal fusionnent. Tout ce qui n'est pas formalisme devient fatalisme absolu dans le domaine social. « L'eau, dit encore Lao-tseu, est invincible, étant passive. » Cependant, comment se refuser de voir la réserve immense de force que représente l'optimisme dérivé de cette passivité commune à tous les individus et qui est le signe de la résignation ancestrale forgée, trempée, travaillée, perfectionnée, entretenue par le sage des anciens jours et son église mandarine, et d'une notion d'inutilité de l'effort aussi apte à amener la rouille sociale que la contemplation favorable à l'égalité d'humeur ? Les maximes, les sentences, les proverbes populaires, les chants et danses qui rythment les labours, les semailles, les moissons, expriment une sorte de gaieté douce, assoupie, légèrement ironique, d'origine artificielle certes, mais qui a fini par persuader à ce peuple qu'il est heureux - et qui sait même si, malgré sa profonde misère, il ne l'est pas ? Son scepticisme souriant fait figure de bonheur, et c'est peut-être le pays où on trouverait le paysan, si l'on pouvait pénétrer le fond de son âme, comme étant le plus près du philosophe social. Vue du dehors, de loin, d'ensemble, à travers sa littérature, par exemple, ou son art, l'âme chinoise dégage une profondeur dans l'accent, une constance dans la fraîcheur et la délicatesse, une patience à dégager du monde et de ses apparences leur logique et leur continuité qu'on ne rencontre pas ailleurs, avant ni après elle, hors l'Egypte d'autrefois. Je sais bien que le plus bel âge de cet art date des siècles où le bouddhisme, répandu par les missionnaires hindous, avait pénétré de son humanité, envahissante comme l'eau dans une terre desséchée, le grand corps chinois qui déjà tendait à s'immobiliser. Cependant, l'âme chinoise en portait, même avant le bouddhisme, des germes très verts, et même après lui, tant était profonde l'empreinte, il continua des siècles à ruisseler d'elle, non indigne de son passé. Comme un écho voilé du grand lyrisme des Tang, qui fait songer aux poètes du Lac ou aux lamartiniens de France et aux peintres de Barbizon par son évocation des bois solitaires, des jardins, des rizières sous la lune, des vols d'oiseaux mélancoliques dans le crépuscule et le vent pour exprimer des états d'âme rendus à leur innocence — ô reprises sentimentales de l'ivrogne Li T'ai Pô [Note : Poète chinois (699-762) qui évoqua la fuite du temps et les plaisirs du vin. La légende prétend qu'il mourut un soir d'ivresse, en tentant d'embrasser le reflet de la lune dans un lac] sur la fuite des heures et la mort! - les reclus des vieux monastères retrouvèrent sous le fatras de dix mille tonnes de formules, leur sensibilité intacte. Sensibilité spirituelle, jamais livrée à l'impulsion de l'heure, lointaine ainsi qu'un soupir étouffé, et empruntant ses revanches voluptueuses sur la claustration volontaire à chercher toute une vie l'accord de quelque frisson d'aile ou de quelque lueur d'écaillé avec l'atmosphère mystérieuse de la soie - espace abstrait, mais profond comme une pénombre mourante caressée par le pinceau. Il faut encore revenir à l'Egypte, peut-être avec un moindre sentiment des grands absolus plastiques, peut-être avec une entente plus suave du charme des soirées sans orage et des aubes enveloppées dans l'or de la lumière naissante - pour retrouver quelque chose d'aussi pur que cet art étrange, qui réussit à être exclusivement, devant le drame des choses, l'expression de la paix du cœur. Il retournera à la fin à ses origines graphiques, mais non sans avoir pénétré d'une ineffable poésie l'amour des animaux emprunté au brahmanisme spiritualisé par le Bouddha et qu'un rien suffit à élever aux plus grandes hauteurs morales - rebroussement des plumes d'un canard volant sur un marécage, méditation d'un héron au bord d'un ruisseau dont les vaguelettes murmurent, rameaux égouttant sur les feuilles la rosée de la nuit. Cela on ne sait trop par quel miracle, sans doute par l'échange ininterrompu et subtil entre les mille sensations recueillies à la périphérie de l'être et sa prise de possession de l'univers dans la germination de ces images montant à l'âme comme un murmure musical. Mystère de l'ascèse souriante d'une Chine un moment élevée, peut-être plus encore par le métissage hindou que par l'apostolat des missionnaires, en des régions de l'esprit à peine entrevues par ses sages. La sculpture rupestre de la Chine rayonnera un siècle de cet esprit-là qui flotte autour des statues colossales, hautes, rondes comme des tours, marchant à même les plaines, et dont la lumière environnante paraît sourdre, comme sa couleur de plus en plus chaude, des profondeurs du fruit. Le Chinois avait appliqué sa formidable patience à méditer ces grandes œuvres, sœurs spirituelles des travaux d'art - canaux, murs et portes des villes, ponts sur les fleuves et les lacs, tombeaux, murailles escaladant les montagnes et descendant dans les ravins - qui affirmaient depuis longtemps les vertus de construction monumentale dont témoigne, dans le domaine moral, la société chinoise entière à ses origines. Pour comprendre cet art chinois, dont l'immense clavier va d'une architecture cyclopéenne aux statuettes de terre cuite, sortes de tanagras d'une grâce indicible qui fourmillent dans les tombeaux, et qui fournit, cinquante siècles durant, des pots d'argile modelés comme des planètes, des cuves et cloches de bronze patinées comme des viscères, il faut scruter cette âme étrange qui explore avec lenteur et familiarité l'intervalle séparant la sagesse la plus calme du symbolisme le plus torturé. Non qu'on ne puisse trouver, dans les monstres héraldiques, les lions ricanant, les toits aux angles relevés où frissonnent des clochettes, une poésie d'ailleurs plus littéraire que plastique si l'on songe aux entités morales qu'ils expriment, ainsi qu'aux invocations souriantes ou burlesques des génies errant dans les airs et le sol avec les eaux nourricières, les vents féconds, les astres favorables et les météores amis dont le cultivateur réclame la protection ou conjure la colère. La systématisation à outrance qui caractérise l'esprit chinois est évidemment responsable à la fois de la simplicité grandiose de certains de ses monuments, de la sagesse de ses héros et de l'obstination qu'il apporte à ritualiser tous ses gestes, à déchiqueter le condamné avec méthode, à enfermer les pieds de la fillette nouveau-née dans une armure de fer, à contraindre des arbres d'espèce gigantesque à rester nains, à réduire la nature aux proportions d'un jardin, à jouer des formes de l'homme, de la bête et des pierres, pour une expression symbolique, comme d'un puzzle où la plus rigoureuse logique retrouve toujours ses droits. Ce qui commande à tout, chez lui, c'est précisément le système, et la valeur du système est fonction de la qualité de celui qui l'utilise ou de la force dynamique des idées qu'il sert. C'est là qu'il faut se souvenir des quatre ou cinq siècles correspondant aux grandes invasions d'Europe - surtout de leur point culminant, la fin des Wei vers Attila, l'avènement des Tang vers Mahomet et Grégoire le Grand -où la Chine fut soulevée par une vague mystique assez forte pour remonter les vallées formidables du Brahmapoutre et de l'Irrawaddy, escalader les plateaux glacés du Tibet, franchir des mers infestées de pirates, envahir non seulement son propre territoire, mais aussi la Corée, le Japon, l'archipel insulindien. Jusqu'au jour où elle dut reculer devant la volonté des mandarins qui combattaient le monachisme pour protéger la famille et encourager les Chinois à revenir à l'innombrable fétichisme qui se réclame, on ne sait trop pourquoi, de Lao-tseu, elle simplifia à l'extrême les expressions lyriques de la Chine, entraînées d'un seul mouvement dans le sillage d'un esprit qui acceptait du bouddhisme la notion de l'unité du monde par logique plus que par goût. Le culte qu'ils rendent à leurs mille divinités naturelles est d'ailleurs plus machinal que réel. Quand on propose un nouveau dieu à un Chinois, au lieu de l'incorporer à son panthéon, comme l'Hindou, par intuition mystique de l'unité divine dont ce dieu-là n'est qu'une incarnation, il se demande s'il a quelque valeur pratique, se l'adopte avec bienveillance, s'il le croit. Car le Chinois est fort pratique pour les menues petites choses, pour le monotone train-train de la vie agricole quotidienne, et les dieux sont objets pratiques, comme le râteau, la charrue, la bêche, l'engrais humain. Il ne demande pas mieux que d'essayer tel dieu, comme un pis-aller, si les autres procédés ratent. Beaucoup de Chinois, justement par positivisme, appartiennent aux trois religions. On ne sait jamais, après tout. Le pari de Pascal est ici monnaie courante. Superstitieux à l'extrême, ils sont athées, au fond, et d'ailleurs sans le savoir. Si tel croit en tel ou tel dieu, c'est qu'il existe. Sinon, non. Cela n'a aucune importance. Il arrive, par exemple, en temps de sécheresse, que si le dieu de la pluie ne répond pas aux objurgations du fidèle, ce fidèle l'étrille pour lui apprendre son métier. D'autres fois, il lui sert une offrande en fausse monnaie, espérant, bien entendu, qu'il ne s'en apercevra pas. Avec tout son esprit systématique il manque d'un système d'illusion surnaturelle, ce qui démontre sa sagesse, mais son peu d'imagination. « Vénère les dieux, lui conseille Confucius, mais tiens-les à distance. » Rien de plus sage, socialement parlant. C'est le pôle opposé de l'âme hindoue. Ici tout est divin - trop divin - là tout est humain - trop humain. Ici tout spirituel, là tout raisonnable. La raison pure qui, deux ou trois siècles avant Descartes, lui a fait tracer des routes dallées, élever des murs et remparts, bâtir sur un plan prémédité des villes énormes où d'immenses et larges rues se coupent à angle droit, a masqué trop souvent pour lui la raison pratique, la réalité souple qui circule et palpite entre les avenues trop rigides de l'esprit. Le Chinois obéit à un principe de stabilité dans le relatif que le catholicisme, par exemple, ignore même dans l'absolu. III Cet esprit terre à terre à force de logique, et résolu à réduire au minimum les besoins de l'imagination, aménage son mode spirituel avec la même rigueur parcimonieuse que son carré de légumes, ce qui souvent, par un contraste interne, le fait paraître un peu mesquin, voire grossier. On connaît son Bouddha tressautant de gaieté, ruisselant de graisse, et on s'étonne qu'il dérive de la sérénité si haute que celui que l'Inde lui transmit. Il n'est qu'une transposition d'un caractère dans l'autre. Nous sommes libres de choisir, mais nous ne pouvons refuser à celui du Chinois, indépendamment même de son essentielle sagesse, une valeur industrieuse, et d'une qualité sociale rare, qu'on ne retrouve guère que chez les immigrés d'Europe qui ont, sans doute, aux temps préhistoriques, peuplé les hauts plateaux et vallées des Balkans, des Carpates, des Alpes, de la Forêt-Noire, de l'Auvergne, des Cévennes, des Pyrénées, du cul-de-sac armoricain où les confinait le chasseur des plaines, supérieur en nombre et en turbulence. Il est remarquable de constater, par exemple, que les néolithiques suisses, qui n'ont laissé que des armes, des outils, des poteries, représentent vis-à-vis des paléolithiques de la Vézère une société à tendances étroitement utilitaires, presque antinomique de la leur que marquent le goût du risque, la passion de l'image, l'invention continue dans le domaine spirituel. C'est à peu près certainement la même espèce d'hommes, dont le type physique se rapproche si souvent, avec sa brachycéphalie presque constante, ses yeux bridés, ses pommettes saillantes, son masque un peu hébété. Ainsi l'Europe, en majorité mésati-céphale, serait dans une situation intermédiaire entre le dolichocéphale hindou et le Chinois à tête courte, ce qui expliquerait assez bien son histoire acharnée à poursuivre, dans la pensée et l'action, des contradictions malaisément réductibles. Écartelée entre deux pôles, le mystique et le social, on comprend son va-et-vient déchirant du génie spéculatif au génie pratique et le drame continu - sa faiblesse, mais sa grandeur - dont la Grèce, en lui révélant du même coup l'art et la science, a été l'initiatrice. Don Quichotte, s'il n'est peut-être pas le plus beau livre de l'Europe, en est le plus essentiel. M. Legendre affirme, et c'est l'évidence même, que la Chine est un peuple de métis où le Mongol, le Blanc des steppes nordiques, le Négrito venu des Indes, d'Indochine et de Malaisie ont fusionné. Mais il oublie de remarquer que le brachycéphale y domine, ce qui pourrait suffire à expliquer la permanence du positivisme obstiné qui caractérise ce peuple. J'ai parlé, à propos de l'art bouddhique, du métissage hindou. Ce n'est pas un mot en l'air. Il y eut, durant le règne des Wei, grâce à la réaction brahmanique aux Indes, de grandes migrations péninsulaires, insuffisantes évidemment à modifier le squelette crânien presque unanime, mais assez nombreuses et répétées pour infuser au sang torpide du Chinois le venin lyrique du Noir. D'autres part, point de pays plus ravagé que la Chine par les guerres civiles et les invasions, les Huns deux ou trois siècles avant notre ère, les Huns encore six cents ans plus tard, date où les Tartares du nord ont commencé de se fondre dans la civilisation des sudistes autochtones par leur conversion au bouddhisme, les Mandchous au XIIe siècle, Gengis Khan, empereur des steppes au XIIIe siècle, qui mêla races et nations de la Russie au Pacifique, puis les pirates du Japon, puis ses armées au XVIe siècle, encore les Mandchous un siècle plus tard. En outre, au XIVe siècle, l'effroyable anarchie succédant à l'insurrection contre le Mongol. Toujours le Mongol, Hun, Turc, Tartare ou Mandchou, toujours l'homme à tête courte comme le Chinois lui-même, et appliquant ses qualités guerrières, sages, méticuleuses, prévoyantes, ne laissant rien au hasard, et aussi son industrie de nomade domesti-queur de bêtes, tisseur d'étoffes, inventeur du beurre et du fromage, à s'assimiler cette civilisation douée de vertus identiques dans l'aménagement du sol. Les Chinois, de tout temps, ont absorbé l'envahisseur, comme il est de règle pour les civilisations agricoles, surtout quand elles comptent une multitude de bras et que la terre est d'une fertilité suffisante et le climat assez favorable pour attacher à leur régime l'homme errant. Tout de suite, il se sentait emprisonné dans la sécurité relative que procure la vie paysanne, comme dans le réseau serré du rite qui disciplinait ses instincts, et il devenait chinois. La stabilité foncière de l'homme à tête courte, lent, circonspect, toujours ramené à lui-même à réfréner ses impulsions est invincible. Elle s'acharne à remédier à la mobilité des événements extérieurs par l'immobilité de l'âme. Elle a donné le paysan au monde entier, peut-être, et réussi le paradoxe de se cramponner au sillon avec d'autant plus de vigueur - Egypte, Chine, France - que la situation géographique et la fertilité du territoire attiraient plus d'envahisseurs. Cinq siècles en tout cas - l'intervalle qui sépare de l'arrivée des Européens l'avènement des Ming — avaient suffi à assurer la « cristallisation de la société chinoise ». Elle justifiait le mot profond de Lao-tseu : « Le mouvement circulaire est l'immuable, et l'immuable est l'ordre naturel. » Le métissage, devenu sporadique et très ralenti, et d'ailleurs ne dépassant guère les frontières indochinoise et mongolique alors que le cœur de la Chine, interdit à l'étranger, séparé de ces frontières par d'énormes distances ou même des déserts, ne recevait presque pas d'affluents ethniques, le métissage s'éloignait chaque jour dans le passé, laissant le paysan chinois à sa sédentarité millénaire. La mare rentrait dans son lit. Plus de guerres, plus de pavé faisant éclabousser l'eau lourde, ramenant la vase du fond d'où monte la bulle putride, mais chargée de flamme et de germes où l'esprit s'épanouit. Le long effort des sages et des mandarins, leurs élèves, portait tous ses fruits, les meilleurs, et aussi les pires. L'état de défense continu des hautes classes amenait peu à peu dans les masses, saisies dans leurs bandelettes rituelles, cet équilibre stable si impressionnant à distance mais contraint, pour ne pas se rompre, de cultiver dans les cerveaux une passivité croissante où. les déchets s'accumulent. Progressivement amenée à l'incapacité de réagir, l'âme chinoise est comparable à ces poutres maîtresses où le ver a pullulé sous la peinture. Devenues creuses à l'insu des habitants de la maison, elles tiennent par habitude jusqu'au jour où elles tombent en poussière, suivies des murs et des toits. Négligeant, pour sauvegarder son formalisme étriqué, d'entretenir les facultés d'observation chez ce peuple cependant pratique avant tout, la science mandarine en était venue à oublier et à faire oublier au cultivateur même la sainte mission des forêts, l'utilité des canaux et des routes. Elle l'avait abandonné à sa routine, très appliquée, certainement, mais réduite à n'explorer qu'un cercle chauve comme celui de la bête de somme attachée à son piquet. Les routes défoncées sont maintenant d'impraticables pistes, les canaux envasés, rompus, sont de longs étangs endormis où murmurent les moustiques, l'arbre vénéré des sages a disparu, l'eau s'évapore, le désert reprend les cultures quand le torrent ne vient pas, en brusque cataracte, emporter ce qui en restait. Double action continue de la torpeur du dedans et des reprises infinies et sournoises du dehors qui la laissent insensible. Dans ce masque peu mobile du Chinois, il y a certes quelque chose d'atavique et sans doute d'originel, le poids de deux ou trois cents mille années d'un sang quelque peu apathique, enfonçant l'espèce paysanne dans ses travaux monotones pour qui elle est peut-être faite dès le départ et en tout cas façonnée par un milieu massif, éloigné des mers, et dont les travaux les plus machinaux, ceux de la terre, constituent le rythme éternel, et presque unanime. Mais la demi-somnolence, l'incapacité d'attention est chose évidemment plus récente, surajoutée, et le règne millénaire du lettré aidé par l'abus de l'opium, qu'il consomme et qu'il répand, en porte, de toute évidence, la responsabilité. La sanctification du bon sens, la ritualisation du sens pratique stabilisent la société, mais elles la désarment contre les assauts extérieurs. Le sage chinois, comme celui de France, raisonne sur son passé, non sur le présent. «Le Chinois, dit Kou Houng-ming, a la tête d'un homme et le cœur d'un enfant. » Ce doit être cela, ou quelque chose d'assez proche de cela. Quand les sages ont élevé depuis toujours l'individu dans l'idée qu'il ne s'appartient pas, mais qu'il est à la fois fonction et organe du corps social, que « la nature de l'homme est bonne », comme l'affirme la première phrase du premier livre de classe de tout écolier chinois, il est normal que l'enfant le croie, que l'homme persiste à le croire, agisse comme si cela était et finisse par se conduire de sorte que cela soit. Il est normal qu'il se développe dans un sens unilatéral, qu'il apprenne à connaître la cause de ses impulsions, à les dominer, à en dissimuler jusqu'à l'apparence sous le vernis épais d'un courtoisie entrée dans les réflexes de tous les individus. La politesse chinoise, dit encore Kou Houng-ming, vient du cœur, parce que les Chinois « connaissant leurs propres sentiments, tiennent compte des sentiments des autres ». Le Chinois réalise donc l'idéal même de l'homme « civilisé ». Par malheur, et le subtil philosophe néglige de nous le dire, hanté qu'il est par son mépris pour l'« adoration de la plèbe » qu'il reproche aux Occidentaux, par malheur, le souverain, les mandarins, les banquiers, les grands négociants ont perdu, et ne pouvaient garder ce « cœur d'enfant » qui caractérise les simples, et s'ils ont conservé leur « tête d'homme », en apparence du moins, dans les propos, dans les sentences, dans la force de l'analyse, ils perdent de plus en plus vite, grâce à l'enrichissement, aux plaisirs grossiers qu'il entraîne, au pouvoir sans contrôle que les sages leur ont précisément assuré, ce sentiment de la « responsabilité » qui doit, comme le dit fort bien le même philosophe, caractériser le chef. Que le citoyen soit astreint au « devoir de fidélité » vis-à-vis de l'empereur, je n'y vois pas d'inconvénient. Mais comment, et surtout pourquoi continuerait-il à remplir ce devoir, si l'empereur faillit au sien ? C'est là le ver rongeur de ce grand peuple : le monde marche, et trop tourné vers l'intérieur, il ne s'en aperçoit pas. Et quand le chef est débordé par ce monde en effervescence à l'avance duquel il ne peut plus opposer de frein moral assez solide, nul n'est là pour le remplacer. L'éducation, trop exclusivement morale, a fait faillite. La sagesse est devenue inaccessible à la puissance éducatrice de l'événement et du fait. Malheur à toute civilisation qui ne comporte pas le plus petit élément de folie. Diviniser la sagesse n'est pas d'un sage accompli. On s'en aperçoit trop quand on a pu saisir, en Chine même, le contraste qui sans cesse éclate entre l'enseignement immémorial dont cette sagesse est issue et l'attitude de presque tous ses bénéficiaires. Comment donc concilier l'esprit d'ordre social où la Chine a puisé son unité, sa grandeur et sa persistance avec l'individualisme singulier de chaque Chinois pris à part, surtout dans les villes ? La sagesse ne doit-elle pas tendre à supprimer les saillies de la passion individuelle, les mouvements impulsifs de l'intérêt et de l'orgueil, à conseiller la prudence et la modestie dans l'action et le jugement ? Or, il arrive que plus ou moins conscient de cette supériorité de discipline collective sur les autres peuples de la terre, l'individu s'en pare avec candeur, non seulement vis-à-vis des autres peuples de la terre, mais vis-à-vis de chacun des autres individus. Comme il sait tout depuis toujours, son voisin n'a rien à lui apprendre. Il n'en fait donc qu'à sa guise, ou à peu près, et c'est là l'une des raisons de son attitude d'apparente incompréhension. Par un paradoxe saisissant, il semble plus fermé au monde à mesure que s'effrite davantage la gangue qui l'en séparait. Privé d'elle, le bloc est devenu poussière. Chacun va de son côté. L'analyse est donc bien près d'être complète. Et de ce point de vue résolument pessimiste, la décomposition de la Chine pourrait être son salut, à condition qu'elle libérât - j'entends par là une libération chimique - les éléments populaires, et refusât d'appuyer l'emploi de ces matériaux sur un mandarinat plus ou moins dissimulé et toujours accroupi dans la culture exclusive des lettres antiques. Pour le mandarin et le politicien, son successeur, pour l'étudiant même qui revient d'Europe ou d'Amérique, l'Européen et l'Américain restent le barbare. C'est sans doute vrai en un sens. Il y a plus de sagesse, au moins livresque, chez tel Chinois des hautes classes pris au hasard, que chez la plupart des savants de Paris, de Berlin ou de Boston. Mais cette sagesse qu'il pousse jusqu'à ignorer, ou même à nier la science européenne, risque de refuser toute vertu émancipatrice aux profondeurs de la sagesse même, qui commande l'adaptation aux formes évoluantes d'un monde tendant de plus en plus à déborder ses propres conquêtes. Il est d'autant plus dangereux pour lui de considérer trop longtemps la science européenne comme une magie extérieure au domaine de l'intelligence, que l'esprit chinois pourrait être précisément porté par sa nature à tirer de la science le parti le plus minutieux, le plus exact et le plus pratique. Si la Chine persiste — notez que je n'écris pas « progresse » - c'est à la pénétration européenne qu'elle le devra, comme l'Inde demain peut-être, et comme hier le Japon. La science n'est pas le « progrès », mais elle est devenue, pour quelques siècles sans doute, et en tout cas depuis cent ans, l'aliment nécessaire à la régénérescence des peuples, celui qui leur permet de persévérer dans leur être en leur révélant - souvent par contraste - les possibilités et les lois. Le nationalisme chinois, éveillé par la turbulente Europe, est un mal nécessaire que la science servira en lui fournissant des ressources propres à s'affirmer d'abord, à s'extérioriser ensuite. « L'harmonie sociale déchue, le patriotisme naît », dit Lao-tseu. Oui, mais peut-être afin de revendiquer pour tel groupe d'hommes en dissolution, le moyen de recréer cette harmonie avec des organes nouveaux. La faillite du mandarin est évidemment accomplie, mais un demi-milliard d'hommes ne peuvent faillir. Il n'importe que les vertus sociales et familiales de la Chine agonisent. Ce qui importe, c'est de donner la parole aux multitudes dont les qualités foncières rendirent efficaces ces vertus. Il est remarquable qu'au début de l'ère chrétienne, la vieille société chinoise, bouleversée par les invasions massives et l'avènement des marchands, des éleveurs, des industriels enrichis dans les désastres publics, se soit précisément reconstituée au milieu de la corruption des mœurs et de la débâcle apparente des coutumes ancestrales. « L'adaptation oblitère le mal. » C'est encore Lao-tseu qui parle. L'absence millénaire de confort extérieur, qui fait supporter facilement au Chinois son immense et sanglante misère et suscite nécessairement en lui des suppléances intimes, assure à ce peuple étrange une inépuisable jachère. Au XIVe siècle aussi, après l'expulsion des Mongols, les chefs victorieux se battaient, dans l'anarchie générale, pour se disputer les dépouilles de ce grand corps blessé. Quand le Chinois explose, sa torpeur morale devient chaos. Mais il faut remarquer qu'à cette époque encore enfoncée de partout dans le rythme féodal, c'est un paysan, Hong Wou, qui a fondé la dynastie rénovatrice et rendu pour quatre siècles son activité bienfaisante à la culture du sol, toujours minutieuse et patiente derrière le masque rituel, dans le fourmillement des bons génies. Or, justement, la presque unanimité des paysans chinois a rejeté d'instinct ce masque, non par révolte certes, mais par indifférence, par lente usure d'une routine extérieure que la promiscuité et la famine rendaient difficile à maintenir. Le jour où il acceptera le tracteur et l'engrais chimique, la rénovation de la Chine sera l'œuvre du paysan. IV On pourrait en dire autant de la péninsule indochinoise engagée déjà plus avant dans les voies rénovatrices de l'Europe, au moins par ses populations côtières moins nombreuses, plus faciles à pénétrer qu'en Chine, et aussi d'esprit plus alerte que la masse des Chinois. Terre admirablement nommée, où la pénétration plusieurs fois millénaire de l'Inde et de la Chine n'a pas un instant cessé, tandis que le pirate et le marchand malais y apportaient leur flamme, plus brillante que celle du fils de Han, moins acharnée que celle de l'Hindou à consumer les choses de la terre dans sa brûlante mystique. Le métissage, ici, même avec l'Européen - le Français en particulier - est bien plus continu, bien plus unanime, bien plus actuel qu'en Chine, ce qui entretient dans ce creuset une activité spirituelle que la Chine ignore. Le Cambodge dont le sol n'est pas, comme ailleurs, coupé de tranchées presque inaccessibles, et qui s'ouvre ainsi que l'Inde, et de la même manière, à l'influence de la mer, pourra servir de centre et de balancier à ces mélanges sauveurs qui se feront, sans doute, de plus en plus intimes et rapprocheront peu à peu, pour une œuvre commune d'autre part favorisée par la culture européenne, l'Annamite de si fine et pénétrante intelligence, du Siamois, que le vieux bouddhisme, conservé presque intact dans ses profondes vallées, imprègne de grâce et de douceur. Du pays khmer, le Blanc mélanisé venu du nord et mêlé à l'autochtone, a rayonné aux alentours. Il a associé ses vertus organisatrices dont les temples d'Angkor portent la marque, à celle du Siamois amoureux des fêtes, pieux, qui se refuse à tuer les animaux, même les insectes, et écrit sa langue de filiation chinoise dans l'alphabet hindou, à celle de l'Annamite sceptique, mais brave et courtois, qui parle un dialecte de Chine et a conservé, sous le voile d'un rituel d'ailleurs simplifié et sans fanatisme, les relations de l'esprit et du cœur avec le formalisme des aïeux. Il faut tout de suite remarquer qu'une chose essentielle est commune à ces civilisations policées, et elle frappe d'autant plus que les deux cultures mères, surtout la chinoise, sont plus éloignées des idées qui l'ont rendue possible ici : c'est la condition de la femme, élément capital de l'évolution des mœurs. Au Siam comme en Annam, elle reste la plus respectée et la plus libre de l'Asie continentale, alors qu'elle est surtout réservée, chez l'Hindou, au plaisir de l'homme, mais en revanche associé au sensualisme mystique qui assure la communion de son esprit et de la vie universelle, et qu'elle est réduite, chez le Chinois, à un état pire que celui du coolie, et voisin de celui des animaux domestiques. Cette avance vers l'avenir des sociétés humaines peut assurer à l'Indochinois une place de choix dans la genèse de la future Asie, voire de l'intégrale humanité. Aux ailes extrêmes de ce grand laboratoire ethnique, la Birmanie, le Tonkin, les centres de métissage les plus actifs, ici par le Chinois du sud, là par le Chinois des confins tibétains descendu des vallées et l'Hindou des ports, annoncent peut-être l'intermédiaire chargé d'unifier peu à peu le futur peuple d'Indochine. On peut constater à ce propose à quel point les civilisations, quand on les regarde sous l'angle de leurs complexes ethniques, tendent à s'organiser autour des facultés qui les différencient le plus des sources originelles situées dans leur voisinage immédiat. La condition de la femme en Indochine reste sans doute l'indice le plus frappant, parmi ceux qui dénoncent cette réalité psychologique, grâce au contraste qu'elle offre avec le sort de ses semblables chez les deux grands peuples contigus. Pourtant, elle ne suffirait pas à accuser les traits de ce paradoxe apparent. Entre tous les Indochinois, ce sont assurément les Annamites, voisins de la Chine par le territoire, qui sont aussi les plus près du Chinois par la race, la langue, l'indifférence religieuse, par le raffinement de la culture extérieure, par toutes les formes d'art qui expriment ces caractères. Mais il semble bien qu'ils en soient les plus éloignés par les soins qu'ils prennent de leurs corps, leurs méthodes agricoles moins primitives, leur esprit plus souple, à se mouvoir non pas dans les méandres de la science mandarine, mais dans les replis réels de l'introspection et de la critique qui les rapprochent de l'Européen. D'autre part ce sont les Birmans, les Siamois qui ont gardé et reçoivent le plus de l'Inde dans le sang, dans la grammaire, dans la religion, dans la culture plastique et littéraire, et le plus du Chinois dans l'endurance, l'épargne, la sobriété. Mais ils s'éloignent de l'un et de l'autre plus que n'importe quel peuple de la péninsule, ici par la vivacité, la sensibilité, là par la dévotion non plus orientée vers le sens tragique du monde, mais vers son sens humain qui leur a fait renier le régime des castes, assimiler ce qu'il y a de plus consolant et de plus bienveillant dans le bouddhisme, en outre par une aptitude au commerce qui rappelle, chez eux aussi, l'Européen. Il semble ainsi que les nations bâtardes empruntent à l'un des éléments principaux du métissage les armes qui les défendent contre leur plus proche voisin, et qu'elles développent d'instinct aux dépens de celui-ci les caractères qu'elles tiennent du plus éloigné. Il est aisé de constater le même phénomène aux frontières des nations occidentales. Nous faisions déjà remarquer que l'Européen moyen paraît être à mi-chemin, par les caractères psychiques, de l'Hindou et du Chinois. Que dire alors de l'homme d'Indochine, à qui la race khrnère a apporté son affluent d'aryanisme et qui constitue la synthèse des deux grandes civilisations ? Ne forge-t-elle pas ainsi le trait d'union nécessaire, moins extérieur que celui du Japon, entre l'Europe et l'Asie? Cette situation géographique et ethnique des peuples Indochinois est d'autant plus intéressante qu'ils ont aussi servi de terrain de métissage entre les Malais, les Mélanésiens, les mystiques Hindous et les cultivateurs méticuleux du Jiangze et du Houang-ho. Peut-être bien ont-ils demandé aux premiers, vers le confluent du sang inulindien et du sang Mimer, de leur prêter leurs qualités commerçantes et guerrières, si étrangères à la plupart des Hindous et des Chinois, cependant que les Indulindienx eux-mêmes recevaient, grâce à la passerelle de Malacca, les missionnaires descendus du nord-ouest par les failles géantes de l'Irrawaddy et du Salouen. L'extrême prolifîcité de l'Insulinde, la luxuriante de ses îles lui permettant de nourrir facilement cent millions d'hommes, ses dix races qui déjà se mêlent sur leurs frontières indécises et où l'on peut trouver les tribus les plus proches de l'anthropoïde et des élites d'une culture esthétique et philosophique raffinée, et le fait qu'elle constitue le laboratoire le plus ancien de la colonisation européenne, font de cette région enchantée, qui émerge des mers comme un parterre de fleurs sans cesse ensanglanté et torréfié par la colère des volcans, le mystère ethnique de l'avenir. On y trouve tous les contrastes, depuis le pirate furieux de Célèbes, en qui les tribus polynésiennes pourraient reconnaître leurs parents des clans maoris, et qui ont assuré, au nord, par le mélange avec les races mongo-liques, la force guerrière du Japon, jusqu'au Javanais pullulant dans son indolence. Indolence féconde, que favorisent la facilité de sa vie matérielle, sa complaisance infatigable à accueillir toutes les religions importées du dehors, brahmanisme, bouddhisme, islamisme, et son génie à transformer en sculpture, en danses, en musique la ferveur hindoue envers l'universel qui s'épanouit si naturellement ici au milieu des femmes sensuelles, des forêts fleuries et grouillantes, des marchés entassant des montagnes de fruits, des mers semées de récifs de corail où des poissons de flamme hantent les cavernes azurées. Colonisés eux-mêmes par l'Europe, restent-ils, de par leur situation intermédiaire entre les colonies européennes, l'Australie, le Japon, les bases des États-Unis, condamnés à la servitude, ou sont-ils promis à la révélation intérieure d'un métissage peut-être insuffisamment teinté d'aryanisme pour imposer sa loi ? C'est le plus grand carrefour de races du monde, celui par conséquent dont les destinées politiques demeurent les plus incertaines, et la vie lyrique et morale la plus stable. On dirait le pôle antagoniste de la Rome tibétaine. C'est une corbeille de fleurs sur l'eau en face d'un glacier sinistre, un amas de passions brûlantes et cruelles opposées à l'ensemble le plus parfait de douceur, de probité, de dignité, de modestie. Mais aussi, au sein de la mer, la vie, les échanges, le mouvement, le défilé continu et varié des images, et les religions et les arts se succédant dans l'alternance des rythmes les plus enivrés. Ici la liberté des plus brillants instincts dans l'anarchie morale, et là le conformisme le plus mesquin dans la liberté spirituelle. Ici le plus sensuel, et là le plus dévot des peuples. Ici un torrent de passions tantôt douces, tantôt bestiales, et là un troupeau de moutons. Ici le tumulte des cris, des parfums, des couleurs et de la lumière dans la chaleur d'un éternel été, et là le moulin à prières, le silence du cloître dans la solitude glacée à douze mille pieds de haut. D'un côté l'orgie des temples boursouflés de formes vivantes, remuant de fornications, de fêtes dans les bois, couverts de musiciens et de danseurs sculptés à même la pierre, exaltant les sens pour enrichir l'âme, et de l'autre les couvents massifs, nus et nets comme des falaises, sans ouvertures au-dehors, étouffant les sens pour la délivrer. Contrastes de la vieille Asie sans cesse oscillant, comme nous-mêmes, entre les cimes de ses aspirations surnaturelles et la platitude de ses nécessités économiques, les unes rétractées par l'abstraction, les autres sublimées par le lyrisme, et refusant de s'arracher, soit à propos des unes, soit à propos des autres, à un symbolisme obstiné qui la conduit plus aisément que nous à sa vérité permanente, mais la condamne à ne la saisir que dans un demi-sommeil. |
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4 | 1985 |
Margerie, Diane de. Le ressouvenir [ID D24745]. L'irruption des sens Dans un monde troublé, voici que les sens faisaient irruption, et, avec eux, la musique, les parfums, la beauté des temples. C'était à Pékin. Il y avait eu d'abord l'opération de l'appendicite avec l'humiliation du corps, exposé pour la première fois, sur les draps, aux regards des médecins, des infirmières, de ma mère : la première des agressions à venir. Être forcée de montrer son corps, nu comme un ver. Des souffrances de l'opération, je fus consolée (mais non des regards) par le don d'une superbe bicyclette aussi bleue que le stylo et les pervenches d'antan. Elle me permit de prendre mon essor, de rêver dans les temples. Puis, il y avait eu les inévitables métamorphoses féminines, vécues comme un processus douloureux, car j'étais devenue femme tandis que je sillonnais la ville à bicyclette et le soupçon me prit que la selle pointue m'avait perforée. Je ne ressentais pas seulement cet accès au règne féminin comme une sorte de blessure, mais refusais aussi tout ce qui l'entourait - linges à laver, taches à conjurer. Vécu comme tel, le sang se vengea; il refusa de couler normalement, il m'infligea des douleurs qui duraient des jours, me livra au sentiment d'être exclue, à la nécessité de vomir avant de pouvoir l'expulser. J'étais forcée de suivre un rythme que je n'avais pas choisi, obligée de me soumettre à une grande loi universelle dont rien ne me faisait voir la nécessité. Un des livres anglais achetés au Marché des Voleurs à Pékin appelait ces «jours-là» des jours «maudits» et c'est ainsi que je les traversais. Non que j'eusse préféré être un garçon. La différence des sexes, je l'avais d'ailleurs découverte par hasard, comme par effraction, un jour de « buissonnades » avec un garçon à Londres. J'entends encore son effroi, sa désillusion : « Mais tu te caches ! tu te caches ! » et cette voix, haut perchée, m'avait remplie de malaise par son injustice. Je ne cachais rien, j'étais moi. Il en résulta non pas le sentiment d'un manque, mais l'horreur d'être accusée. La « différence », pour moi, devint moins une affaire de conformation que de jugement : l'autre se permettait de décréter comment vous deviez être fait. Et cet effroi accusateur, qui me parut né de la peur et de l'ignorance, devant ce qui n'est pas strictement semblable au connu, confirma mon goût pour tout ce qui est à part, différent et dans la marge. Une des petites scènes qui m'ont le plus marquée (car j'avais une pudeur sauvage, ou plus exactement, le pressentiment que la femme est surtout vulnérable en sa féminité même) se passe à Shanghaï, en classe ; le professeur fait un cours sur Corneille et parle de ses « règles » ; je vois le garçon mince et grand, vers lequel allaient mes préférences depuis que je l'avais observé à l'enterrement de son père, pousser du coude son voisin et rigoler comme un potache : ce sont ces petites choses-là, de rien du tout, qui, pour longtemps, engendrent méfiance et secret, qui font que l'on ferme à triple tour la porte de la sensualité. Cacher : d'emblée le petit garçon avait touché une plaie. Car il était vrai qu'il fallait tout le temps se cacher pour penser, pour lire, pour contempler, pour préférer une amie à telle autre au couvent, pour fouiller les tiroirs de miss B. et découvrir ses vêtements inconnus ; il fallait se cacher pour aller aux toilettes, pour prendre son bain, pour lire le Larousse médical, pour bâtir des autels, pour accomplir les rituels. Il fallait se cacher pour être soi. Le Marché des Voleurs à Pékin était un marché couvert où l'on trouvait tout ce qui avait disparu des maisons et des palais ; fouiner là-dedans était une occupation passionnante, il y avait nombre de livres scientifiques anglais dont les planches anatomiques m'intriguaient. La sexualité, dont j'ignorais tout, me paraissait, à cause de mon ignorance même, une des clefs de l'être. À cette époque-là, sans doute pensais-je que c'était la clef de l'être, encore peu capable de démêler que l'identité, son difficile trajet à travers les identifications différentes et les mythes intérieurs, primait tout - et encore, comment la séparer des sens - cette identité -, de ces sens qu'aucune forme ne saurait cerner ? Si le livre que j'avais choisi entre tous, au Marché des Voleurs, traitait des états intersexuels, c'est que les variations de la nature, ses déviations, ses « monstres » me paraissaient tout aussi riches de vérité que le normal, si ce n'est davantage : quelque chose ici avait mal tourné, quelque déclic avait contraint la matière à s'embrouiller ; le dessein fixé par le Justicier avait été déjoué par les forces de la nature, une puissance antagoniste avait crié « Non serviam » pour créer ces êtres hors du commun où devait se nicher quelque diabolique secret ; le nain, les sœurs siamoises, les veaux à deux têtes devaient receler, inscrite en eux, quelque formule qui pouvait jeter des lueurs, comme ce mot étrange d'eunuque, si souvent prononcé depuis une randonnée dans les collines de Shanghaï, et auquel je ne comprenais strictement rien, sinon qu'il s'agissait d'hommes esclaves, à la merci des femmes. Un certain jour, chacun de nous est traversé par le pressentiment de sa mort : je me souviens comment il fut pour moi étrangement lié à celui de la survie. C'était l'été, route Ghisi, dans le jardin merveilleux de la maison où mes parents se réfugiaient pendant les grandes chaleurs à Shanghaï - un de ces soirs lourds et indéfinis, quand le parfum des magnolias vous emmène au-delà même du souvenir dans un vertige à l'odeur de citron. Très lentement, une chouette traversa le jardin ; je vis son vol velouté, cendré, cruel ; j'entendis son cri se perdre parmi les arbres, et j'eus à cet instant précis la vision de ma vie future, impalpable et vorace, quand je serai morte. Bien des années plus tard, à Hauterive, au crépuscule, chaque jour à la même heure, une chouette survolait les aubépiniers pour aller se percher sur la balançoire ; elle restait là un certain temps puis, mue par un instinct mystérieux, quelque chose la poussait à quitter le jardin, à s'en aller, et chaque fois, la balançoire s'agitait encore un peu comme si le fantôme d'un enfant l'avait poussée. Mais n'était-ce pas plutôt le fantôme du temps ? Les deux visions se mêlaient, la chouette d'Hauterive se superposait à celle de Shanghaï, et je pensais que j'avais tout de même trouvé une réponse à la question qui m'inquiétait depuis tant d'années : l'esprit saurait se reposer quand le corps refuserait de l'abriter - il y aurait la forêt pour rassembler les âmes des vivants, là où tout palpite dans la douceur enveloppante de la mousse. Ces soirs-là, tandis qu'il me semblait traverser vie et mort à travers le cri de l'effraie, j'éprouvais comme un apaisement à penser que quelque chose de moi continuerait à voler quelque part, dans les ailes d'un papillon éphémère, ou dans la présence de la chouette dont le cri exprime le désir que nous avons tous : qu'il reste quelque chose de nous vivant quelque part ! Juste quelque chose de nous, qui flotte encore au crépuscule, entre les arbres ! Parfois, dans le jardin de la route Ghisi, le martin-pêcheur effleurait l'eau de l'étang de son trait de feu. Il était bleu comme l'aile du papillon des vallées d'Afrique, bleu comme les pervenches de la villa Mendelssohn. Parfois, aussi, il ne venait plus. Il manquait. Je restais pétrifiée dans l'ombre, incapable de bouger - je l'attendais, j'attendais son long bec, son plumage vibrant et bleu, son vol rapide, net comme un trait. Maintenant encore j'éprouve une sorte d'extase chaque fois que l'arc-en-ciel prend toute la plaine de la Beauce dans sa griffe. Là-haut, quelque part dans l'azur, frémit le même éclat émaillé, le même lustre intense que celui de l'oiseau. Le même tremblement plumeux qui, dans un court instant, s'évanouira pour toujours. Souvent, le soir, je ressortais dans le jardin pour respirer le parfum du Magnolia grandiflora ; j'aimais ses pétales charnus qui, rayés par l'ongle, prennent aussitôt la couleur de l'or terni ; j'aimais observer les insectes morts, enivrés par son lourd parfum, englués près du pistil, au centre de la coupe. À toutes les fleurs, je préfère ces grandes corolles charnelles que j'ai retrouvées tout au long de ma vie comme un signe (à Sorrente, à Bayonne) qui me rappelle cet instant merveilleux où, adolescente, j'imaginais un futur amant tout en buvant ce qui restait de rosée nocturne dans leur calice, au creux des pétales. Aucun parfum n'est comparable pour moi à celui du magnolia, étonnant mélange de la senteur du citronnier et de la fraîcheur de la neige. Qui en décide ainsi ? Pourquoi donc tous les jardins vus par la suite, même l'admirable jardin de la villa Lante près de Viterbe, avec ses camélias rouges, ses hommes de pierre noire tenant une étoile d'où jaillissent des étincelles d'eau pure, sont-ils toujours un appel de ce jardin de la route Ghisi ? Ce que je demande surtout à un jardin : me livrer un lieu désordonné, vétusté, avec une pièce d'eau stagnante où quelques plantes flottent à la surface, nénuphars ou cresson. Pourquoi m'arrive-t-il de pouvoir rester immobile des heures, fascinée par une mare, un pré inondé, un jardin fou, où les orties ont imposé leur noir royaume, au mépris de tous les savants jardiniers ? Les images viennent d'avant, d'ailleurs. Quelque chose en moi correspondait déjà à ce jardin de la route Ghisi, avec le magnolia, l'étang, la chouette et le martin-pêcheur, quelque chose qui me remplit de nostalgie de ne pouvoir le donner aux êtres que je rencontre, comme une plénitude à partager. (Sujet de nouvelle : deux amants voudraient se faire don de leur jardin imaginaire, mais à s'apercevoir qu'il est le même, ils prennent peur, et se détournent l'un de l'autre, comme d'un double qu'ils ignoraient. Quoi donc, chacun d'eux existait déjà ?) Nous faisions parfois de grandes randonnées autour de Shanghaï auxquelles nous participions tous - enfants, famille et amis -, promenades qui ne devaient pas toujours être de tout repos comme je le note avec un humour involontaire au cours d'une de ces excursions sublimes vers les temples de Hangchow : « Finalement, personne n'a été voir la pagode des Six Harmonies, car la discorde règne. » Comment ressusciter ces randonnées fabuleuses parmi les azalées rosés, mauves et jaunes, le son des gongs qui se répondaient dans les vallées brumeuses ? Il y avait des fleurs sauvages tachetées de jaune et de noir comme des ventres de truite. De ces crêtes sublimes, nous ne pouvions redescendre qu'en nous accrochant aux azalées et aux aubépines, car il n'existait pas de chemin. Là, nous allions voir le temple du Tigre, le temple aux Trois Arbres, ou le temple du Bouddha chevelu dont j'écrivais dans mon carnet d'adolescente qu'il ne me touchait guère ; je lui préférais un autre sanctuaire dont je n'ai pas noté le nom, entouré d'une pièce d'eau avec des carpes centenaires. Je me souviens de ces excursions de vingt kilomètres d'où l'on voyait d'innombrables chaînes de montagnes se dérouler jusqu'aux brumes de l'horizon comme dans les peintures Sung, et l'impression prodigieuse que me firent des hérons perchés sur des branches : sensation de mystère, d'univers inversé, perception immédiate de Tailleurs, expéditions vers l'inaccessible, parfois brutalement tronquées par des ordres familiaux ou par la nécessité des horaires, je ne sais, comme le prouve cette petite note mélancolique : « Hélas, toute ma joie est gâchée, car je n'ai pas le droit d'aller dormir ce soir chez les eunuques. » Quand je notai, à Hangchow, ma déception de ne pouvoir « dormir chez les eunuques », je retrouvai ma curiosité intuitive des formes de la sexualité autres que celles dites nor- males. Je me demande si j'ai jamais eu la moindre notion de ce que l'on appelle « normalité ». J'en doute à voir combien mes passions intellectuelles de l'âge mûr font fi de tout ce qui compose ce monde : John Cowper Powys, l'amant des sensualités diffuses sans possession ; Henry James, le partisan farouche du secret gardé sur le sexuel ; Segalen, l'admirateur de l'ambigu ; Khnopff, l'amoureux incestueux de la femme immobile ; Piero di Cosimo, le peintre des êtres mi-homme mi-bête. Ce n'est pas le mystère de la reproduction qui m'attirait, mais, résolument, le différent, et même le monstrueux, vision développée sans doute par toutes les difformités aperçues journellement à Shanghaï : la vérité ne pouvait plus résider pour moi dans l'ordre d'une vie bien réglée, mais dans la souffrance, l'injustice, l'exception, l'unique, les métamorphoses, les mutations - ou alors dans la beauté pure d'un instant, évanoui à peine né, tel le vol électrique et bleu du martin-pêcheur dans le jardin de la route Ghisi. Tout allait développer cette façon de voir, peut-être, sans que je le sache, comme la bizarrerie de résider dans l'immense bâtisse de l'ambassade sans vraiment connaître le monde extérieur de la Ville chinoise, ni même l'univers opaque et proche qui devait grouiller dans les cuisines ; et puis, autour du quartier désert des Légations, il y avait la Cité interdite avec son silence et son marbre blanc ; et, plus loin encore, la Ville tartare, surpeuplée, misérable, à l'odeur de friture. Ce fut une enfance de contrastes qui m'apprit à ne pouvoir me reconnaître que dans l'insolite, le silence, ou les cruels caprices de la matière humaine. Au bout de trois ans, mon père avait été nommé à Pékin et nous quittâmes Shanghaï. À cette époque, où j'avais cessé de croire à « l'Agneau de Dieu prenant sur lui tous les péchés du monde », parce que le péché existait encore, toujours, partout, et que le sacrifice d'un seul me paraissait inconcevable, je me tournais vers les déités insolites des temples qui me semblaient incarner de manière réaliste les forces du mal, vers les silhouettes démesurées flottant au fond des cavernes ; vers les grottes sombres où les bouddhas couchés paraissaient d'énormes masses souriantes, refusant la douleur. Je revois les démons qui, de chaque côté de la porte, gardaient l'entrée du temple de Confucius contre les mauvais esprits ; je revois la Danse du Diable, au temple des Lamas, où des moines vêtus de longues robes jaunes jouaient une étrange musique - une musique comme je n'en avais jamais entendu, qui évoquait à la fois le mystérieux dedans du temple, avec ses fresques de déités aux bras tournoyant tels les rayons d'une roue, et le dedans du corps, trouble et obscur comme l'invisible. Comment dire tout ce qu'il y avait d'effrayant dans cette musique, comme si j'étais dans l'attente d'une révélation terrible prédite par les cymbales et les longues trompes de cérémonie ? À écouter leur lent mugissement, mon imagination me faisait entrevoir des cataclysmes, des failles qui se creusaient, des animaux blessés ou des navires éventrés, des forces concentrées qui, tout à coup, éclatent, pour céder ensuite à l'anéantissement. Comment décrire le malaise que j'éprouvais à entendre cette musique jouée pour apaiser les dieux multiples inconnus, une sorte de rumeur cosmique où les grondements de la mer et de la montagne se conjuguaient pour vous paralyser d'effroi ? Je me souviens aussi du rythme cyclique des tambourins, des masques des danseurs qui rejetaient leur crinière d'un mouvement saccadé, tantôt à droite, tantôt à gauche, dans une sorte d'automatisme animal, - car les bêtes ont souvent de ces gestes brefs et répétitifs comme si l'instinct qui les domine était un maître exigeant et farouche. Ces dieux, et plus encore ces déesses, devaient être bien sanguinaires pour exiger un rituel si proche d'une vision infernale : je me souviens surtout de hautes figures féminines, tandis que la multiplicité des bouddhas, main droite levée, yeux bridés et satisfaits baissés sur le pli de leur corps ventripotent, m'impressionnait peut-être moins du fait même de leur nombre. Je savais bien, moi qui avais dressé tant de petits autels cachés dans des armoires, que, si l'on représentait ainsi le Diable, c'était pour l'empêcher d'apparaître. Que la danse devait conjurer le mal par une opération magique. C'est pourtant sa réalité — celle du mal - qui ressortait de cette étrange cérémonie dont l'exotisme me ravissait. Loin de chercher à comprendre, je me laissais sensuellement envahir par ces yeux peints et tirés vers les tempes, par l'inévitable répétition des mêmes sonorités quand tournait la roue de prières. J'avais été habituée aux formules revenant sans cesse avec les chapelets des convertis : Assu... Assu... Souvent, à bicyclette, quand l'ivresse du matin et de l'inconnu me prenait, je partais (surtout l'été, le long de la mer, à Pei-Ta-Ho) et je me répétais ces formules jusqu'à ce qu'elles ne veuillent plus rien dire : restent les mots vides, ressassés, qui deviennent comme des garde-fous. JBien plus que la béatitude des bouddhas couchés dans une mollesse passive, dénuée d'inspiration, le frémissement sec qui parcourait les danseurs revêtus de vêtements symboliques, les totems, les animaux fabuleux, les dragons, les démons me touchaient comme une révélation. En eux, je retrouvais le souffle de l'au-delà, plus que dans ce que Cioran appelle « les fables chrétiennes ». Mais, en fin de compte, quelle que soit la religion pratiquée, son rituel, avec son accompagnement de cérémonies et de formules sacrificielles, me tourmentait plus qu'il ne me rassurait. Le sort de l'âme me paraissait en de bien inquiétantes mains. Sûrement cette musique si plaintive et si particulière entendue dans le temple des Lamas à Pékin a-t-elle contribué à faire naître en moi une passion pour la musique du Nô, pour ces voix gutturales qui remontent de si loin — de ce pays fantomatique où il semble que les morts revivent pour réclamer justice. Enfant, dans les temples, j'avais l'impression que le corps s'ouvrait. Avec le Nô, j'éprouve le même sentiment d'un passage mystérieux vers les voix de l'inconscient, exprimant cette fois-ci les passions refusées et meurtries qui viennent éclore entre les dents. Je devais les écouter souvent, ces voix, dans les années 75, ne serait-ce que grâce à des disques, dans la certitude que tel était désormais le langage le plus important : celui des morts qui se rappellent aux vivants, celui des vivants qui veulent encore parler aux morts - plus important que toute autre voix qui cherche à distraire ou circonvenir ; plus que toute voix repliée, refermée sur elle-même, ignorante de la souffrance d'autrui, ou bavarde et naïve, perdue dans les méandres des explications du savoir ou de l'événement - seule compte vraiment une voix proche de l'inarticulé, de ces modulations perçues en rêve quand l'inconscient, que rien n'entrave, fait surgir des corps sans tête, des êtres sans corps, tous ces mutilés nocturnes qui nous viennent des blessures du jour. Comme en ces années 45, où j'étais fondue au rythme païen des tambours, maintenant, à écouter les voix des Nos, je devenais cette plainte poignante et contagieuse (où rien ne vient apporter la consolation du faste, comme dans le déploiement des sopranos, des ténors), toute mon attention concentrée sur le mouvement, le trajet. Ce trajet, seul, comptait. Ce vouloir exhumer, expulser. Cette nécessité d'arriver à la surface. De crever la prison terrestre, la cloison de la peau. Il était juste que les passions auxquelles il avait fallu renoncer pussent enfin exiger leur dû ; qu'elles eussent la possibilité d'éclore avant de se résigner. Libérées, elles naissaient enfin, et le désir bafoué prenait triomphalement possession du corps, comme la danse faisait tournoyer l'acteur sur lui-même, un pied relevé, gainé de blanc. La magie de Pékin faisait reculer les horreurs de Shanghai, une trame commençait à se tisser qui est la mienne pour toujours, reliant les temples et les cèdres au jardin de la route Ghisi, le martin-pêcheur au bleu des pervenches. De tous les temples à Pékin, de tous les lieux que je pouvais visiter où j'allais souvent seule me promener à bicyclette, je préférais le Tai Miao (le temple des Ancêtres), proche de la Cité interdite, avec ses cèdres, sa douce lumière tamisée, presque sombre, sa mystérieuse héronnière, les cris de ses oiseaux. J'ai passé là des heures dans la contemplation d'un détail : un poisson multicolore dans une jarre, l'herbe sombre sous les arbres, le canal qui s'en allait tout au fond du parc, son eau recouverte de petites feuilles vert clair serrées comme à la Fontaine de Jade. Lieu de mystère, de concentration et de silence, le Tai Miao devint pour moi le lieu idéal où imaginer les traits dans lesquels, un jour, s'incarnerait l'amour. Cette image était tissée de réminiscences où se mêlaient surtout une miniature de Nicholas Milliard et un portrait de jeune homme qui se trouvent tous deux à la National Gallery - fantasme d'un homme vif, mince, jeune et brun, avec de grands yeux sombres. Peut-être, sans que je le sache, les deux boys de l'ambassade à Pékin, Yen-Ye et Yo-din, avaient-ils contribué à fixer ce type dans mon panthéon intérieur ? Yen-Ye était très beau, très mince, presque irréel dans sa longue robe de soie blanche ; et Yo-din^petit, comme un enfant. Mais tous deux avaient en commun des yeux noirs presque liquides, un teint mat, une sorte d'évanescence qui faisait de leur autre vie (la vraie) une existence fantomatique, car, avec leurs petites chaussures qui étaient, je suppose, en toile ou en velours noir, ils flottaient quand il faisaient semblant de marcher. Je ne veux pas que le souvenir de Yen-Ye me soit gâché par l'information qui devait me stupéfier plus tard : quand les Japonais firent le recensement des habitants de l'ambassade de France à Pékin, ils comptèrent une soixantaine de personnes dans les cuisines, obscur domaine dont je savais mal le lieu, moi qui voyais passer dans les escaliers deux anges célibataires vêtus de blanc, alors qu'ils devaient avoir, en d'obscurs et vastes recoins, plusieurs femmes, une progéniture innombrable, des cousins aussi nombreux que les étoiles du ciel. Quant aux vrais « blancs » de Pékin - le colonel, le médecin, les diplomates -, je n'éprouvais pour eux aucune attraction particulière lorsqu'ils se confondaient totalement avec leur fonction, mais je me souviens avoir éprouvé un faible pour l'un d'eux qui m'emmena au temple des Lamas parce qu'il avait de belles dents. Il faut se méfier de cette passion du détail. Souvent, avant de m'endormir, de ma chambre, je regardais luire et s'éteindre les lampes du père Teilhard et du père Leroy. Le père Leroy, qui aimait la poésie, la biologie et la musique, était un homme remarquable dont l'esprit précis, proche de la concision humoristique chère à mon père, me séduisait. Ainsi se forment les images composites qui nous prédestinent à des choix vitaux : à Yen-Ye se mêlent le jeune poète inconnu d'une miniature du XVIe siècle digne d'être l'ami de Shakespeare, un diplomate aux belles dents vu au temple des Lamas, une profonde admiration pour un biologiste remarquable. Si les êtres que nous aimons par la suite savaient de quoi notre attente d'eux est faite, comme ils seraient étonnés ! Sensible au symbolique, je le devins chaque jour davantage à Pékin. Les temples étaient vides, et le « quartier des légations », comme on l'appelait alors, où se trouvait le vaste édifice de l'ambassade, d'un calme parfait. Ce qui me plaisait infiniment, sans que peut-être j'en fusse pleinement consciente, c'était la géométrie des temples où le centre, le lieu essentiel et sacré, était protégé par des ponts de marbre, des enceintes, des cours donnant dans d'autres cours - admirables lieux de réflexion, de passage vers l'essentiel. L'Empereur, avant d'oser monter au sommet de la Terrasse du Ciel - elle-même surélevée sur trois socles concentriques de marbre -, devait faire halte au Palais de l'Abstinence. Pour pénétrer dans la Cité interdite, que de ponts aveuglants et blancs ne fallait-il pas franchir ! Rien ne se faisait en ligne droite, d'un seul coup. Le mystérieux, le caché n'acceptaient de livrer leur secret que si l'on franchissait toute une suite de murs destinés à écarter les esprits, d'espaces où se dépouiller d'impatience, de portes et de salles ; que si l'on passait devant des guerriers de pierre interdisant l'accès, devant des stèles portées par des tortues-dragons. De toute évidence, rien ne serait simple. Et rien ne le fut. Pourtant, il y avait le poignant parfum des fleurs blanches, magnolias et pivoines. J'avais mes rites : il fallait, pour atteindre au parfum exemplaire, mélanger celui de la tubéreuse, riche et entêtant, avec celui de la feuille de l'œillet d'Inde, odorante de fine poussière ; trente ans plus tard, je devais retrouver un parfum légèrement semblable en Sicile, près des parcs regorgeant de jasmin, là où des chevaux avaient uriné sous les arbres. Comparé à la géométrie élaborée des architectures, ce parfum, lui, était simple et baignait l'esprit dans sa plénitude. Pourtant, comme il demeure difficile de le retrouver ! Délicate odeur des pivoines blanches, jamais plus entêtante qu'au moment où leurs corolles se défont et s'effeuillent dans les vases, comme si leur parfum s'exhalait à la mort de leur floraison ! Pivoines plumeuses, parfois veinées d'écarlate, duveteuses comme un poitrail gonflé de mouette blessée en plein vol, tachée de sang. De tous les lieux les plus émouvants à Pékin, avec le Tai Miao émerge le site paradisiaque du Palais d'Été. C'est sans doute là que j'ai vu le plus de lotus, sur la pièce d'eau où, autrefois, Tseu-Hi se faisait mener dans sa barque de marbre, accompagnée de ses suivantes. Le lotus me paraissait une fleur aussi fascinante que celle du magnolia, mais il lui manquait cette dimension que l'esprit pouvait franchir grâce au parfum. Pourtant il y avait quelque chose d'inouï dans la façon dont les lotus couvraient totalement le lac de leurs feuilles et de leurs fleurs, comme une surface végétale et mouvante redoublant celle de l'eau. Et puis toujours cette rosée, paresseusement captive des pétales ! Le Palais d'Été (comme plus tard, à Rome, le jardin de la villa D.) était sans bordure, sans frontières ; son plan s'était écroulé sous la magnificence de la végétation ; les tuiles des toits dorés donnaient naissance à des arbres : tous les règnes étaient intervertis, sens dessus dessous, dans le fabuleux désordre qui émane du temps. L'image que le temps donnait ici n'était pas celle, humaine, de la désagrégation ou de la décrépitude, mais celle d'un foisonnement prodigieux qui montrait la supériorité du végétal sur les entraves du corps et de l'esprit. Tout, ici, était libre, démesuré ; le bateau de l'Impératrice meurtrière rendait l'âme dans les eaux ; les toits de tuiles donnaient naissance à des racines ; et l'homme et la femme étaient enfin peruds et submergés par une puissance bénéfique à l'opposé des dieux grimaçcants et des roues de la pénitence. |
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5 | 2002 |
Sollers, Philippe. Le poète du VIIIe siècle. In : Sollers, Philippe. L'étoire des amants. (Paris : Gallimard, 2002). Nous sommes maintenant au VIIIe siècle en Chine. Nous suivons un poète de cette époque dans sa promenade. Il marche au bord d'un fleuve aux rives couvertes de pêchers, de pruniers. Il voit des bourgeons, le soleil voilé, des bassins calmes. Il pense au vide, il se vide, il devient le vide, il est ici. Après tout, il pourrait sortir de chez lui au crépuscule, en pleine ville moderne, recevoir la pluie et les trottoirs en pleine figure, les voitures, les silhouettes pressées des passants, les cloches d'une église voisine, un sourire discret, un regard. Mais non, pour l'instant son paysage est formé de rochers, de saules, d'un sentier sous les nuages conduisant à un ravin encore caché par des bambous et des lianes. Il pense : « Nul ne sait où se trouve la source magique. » II pense : « La connaissance intime du paysage dissout l'émotion du départ. » II écrira des trucs comme ça en rentrant chez lui, après avoir bu un verre de vin. Il s'arrête devant des abricotiers, mais cela pourrait être, ailleurs, un platane étrangement noueux ou un buisson de lavande. Il palpe, dans sa poche, son petit cercle troué de jade blanc, symbole phallique paradoxal du ciel. Il pense : « Dépouillé de tout, j'habite l'unique chambre. » Plus tard, ce sera seulement : « La nuit est calme, tous les mouvements ont cessé. » Là, on commence à comprendre : le plus simple ou le plus proche sera toujours le plus riche et le plus mystérieux. Avançons. Le Chinois a mis des sandales légères, il passe près d'un ponton, repère l'échiquier des marais, des champs, se perd un peu dans la brous-saille au-delà des pins, s'approche d'un torrent qui tombe à pic dans le fleuve. Des grues volent au loin devant lui, ailleurs ce seraient des goélands ou des mouettes. Pas de lierre, mais des roseaux et des joncs. Que veut-il dire exactement lorsqu'il pense : « La beauté du paysage étend sa blessure » ? Ou bien : « Simplicité de la souffrance : agiter en vain son éventail blanc » ? Souvenir personnel, deuil ancien ou récent, brève cicatrice dans la vision, conscience d'un danger qui monte ? Il reprend sa marche et pense : « La simplicité souffle sur notre vie. » II le dit encore, et cela est émouvant après treize siècles. Treize siècles ? Deux minutes ? Treize secondes ? « Le torrent clair est entouré d'épais taillis, l'eau courante a comme une pensée, l'oiseau du soir rentre avec moi. » Tu es noire et claire, tu es comme une pensée, tu rentres avec moi. La promenade du Chinois le ramène maintenant dans les faubourgs de la ville. « Les ruines des remparts touchent les vieux pontons, le soleil couchant remplit la montagne d'automne. Arrivé, je m'enferme. » C'est ça, enfermons-nous. Comment, vous ne regardez pas la télévision, vous n'écoutez pas la radio ? Vous ne savez pas que des incendies, des inondations, des tremblements de terre sont en train de faire des ravages ? Qu'une émeute sanglante a lieu en ce moment même dans une capitale réduite à la misère par la corruption ? Que le corps d'un plongeur vient d'être retrouvé dans un boyau souterrain ? Qu'une nouvelle épidémie s'étend de façon fulgurante ? Qu'une femme de soixante-dix ans vient d'accoucher de quintuplés mort-nés ? Que les religieux ont repris le pouvoir à l'Est ? Que le nombre des suicides a fortement augmenté à l'Ouest? Que le Nord est bloqué par la neige ? Que le Sud se désertifie à vue d'œil ? Ce Chinois est bizarre. Il prépare sa soupe, son bol de riz, sa cruche de vin. Il repense aux chevaux et aux chars qu'il a vus en rêve. Il note : « Le corps obéit à la causalité, l'esprit saute les degrés de l'éveil. » Et aussi : « La lune brille à travers les pins, la source grise coule parmi les pierres. » II respire un grand coup, il s'assoit, il est content. La jeune femme qui vit avec lui a déjà dîné, et joue pour lui du luth. L'air s'appelle « le bois des rêves et des nuées ». Elle lui sourit, elle s'incline, ils s'aiment. Le morceau suivant, très bref, a pour titre « l'oiseau rejoint son vol sans désordre ». En effet. On est à la maison, on a chaud, le feu brûle dans la cheminée, le vent s'est levé dehors, le Chinois peut même penser sans regret : « La lampe rouge illumine mes cheveux blancs. » Une fois jouée, la musique ne s'en va pas. C'est le moment de noter : « La vie se fait liberté sans restes. » Le lendemain, à sept heures, après une nuit de pluie sous la natte, de nouveau le soleil. « À la couleur du soleil, le bleu des pins fraîchit. » Aussitôt après : « La fonte des mirages engendre l'ouragan sur la terre. » En résumé, s'il y a des désordres, c'est parce que des illusions s'écroulent. Vue comme ça, l'Histoire, ou ce qu'on appelle ainsi, devient naturelle, affolements de fantasmes usés, fumées, intoxications, tornades, cyclones, typhons. On ne sait pas ce qui vient là, on s'en fout, on passe, on se faufile un peu plus loin dans le noir, le jour reparaît, les cailloux brillent, les rues, le matin, sont pleines de dormeurs éveillés. On les croise, personne ne voit personne, les seuls visages expressifs sont ceux qui téléphonent sur leurs portables, voilà un homme amusé, une fille tendre. Le monde et moi nous formons un ensemble vide. En chinois : « J'ai connu tard le principe de pureté, chaque jour m'écarte de la foule. » À l'écart : avant de venir ici, Maud et moi, on a passé beaucoup de temps dans les parcs, les forêts. On est restés assis dans des tas de clairières, il y a tout ce qu'il faut dans les environs des villes, Versailles, Fontainebleau, Rambouillet, Saint-Cloud, chut, ne nous dérangez pas, on s'esquive. Le Chinois : « Fleurs en grappes de beauté, l'oiseau de la vallée lance un cri de silence. » Un cri de silence, voilà, c'est la voie. « Les oiseaux sont les habitants de l'esprit, parler leur langue est possible. » Ou encore : « Nul ne s'égare dans le ciel de l'esprit. Sans doute, mais où est le ciel ? Où vole l'esprit ? Reprenons la marche, ici, sur la droite : « Le pont est un arbre couché et la palissade est ficelée de lierre. » Une pause de l'air a eu lieu, la voix des oiseaux est parfaitement paisible. C'est le moment de noter à la fois « la Voie demeure, on ne s'oublie jamais » et « les traces changent, on peine à se revoir ». Le mot pavillon va revenir plusieurs fois, normal puisqu'on est à sa recherche. Il est caché dans les arbres, jaune, bleu, or, écarlate, il fait penser à une oreille au milieu des branches, on ne le trouve que par hasard, aucun chemin ne mène à lui, il est là, soudain, pour qui le mérite. Je l'ai entrevu trois fois, ce qui est beaucoup, dont une fois en rêve. Y entrer voudrait dire disparaître à jamais de ce monde soumis au temps, aux saisons, être enfin le même « au cœur de l'inextricable ». Le Chinois l'a vu, il l'a surnommé « l'hôtel de la Joie Tranquille », une seule étoile, mais vaste et flamboyante, pas du tout aveuglante, pourtant, signal de repos. C'est pourquoi il note : «Venue en silence, la Déesse n'a rien communiqué. » Parfait : rien à dire. Un état sphérique, c'est tout. Quelque chose est venu, n'a rien dit, se retire, l'étoile maintenant se lève à l'horizon, on écrit seulement que « le soir éclaire les mûriers et les ormes», ou que «les montagnes ont frissonné au soleil». Immédiatement l'enveloppement d'image est là, pas la photo, la peau de l'image. On peut ajouter « Barque sur le grand fleuve, eau profonde vers le lointain », et tout sera bien, surtout si « les nuages du soir s'étalent ». Quel jour est-on ? Qui sommes-nous ? Qui est-on ? Qui suis-je ? Une pression de ta main me répond. Une autre fois, le soleil blanc sera flou dans la brume, il y aura des claques de pluie sur les pins et des bulles d'eau dans le gravier de la cour. La cour est profonde, et, parfois, elle est fatiguée du jour. Que veut dire notre Chinois avec cette sentence : « Qui boit tous les jours à la Source d'Or vivra au moins mille années » ? Qu'il s'est éteint vers la fin du XVIIIe siècle de notre ère ? Possible. Une mélancolie nacrée imprègne certaines de ses phrases : « Cœurs en deuil à l'hôtel du Bonheur lumineux, Œil brisé à la terrasse de l'Astre songeur. » II n'est pas nécessaire de lui demander des précisions, sauf celle-ci : « Un matin, on s'éveille vieux de dix mille ans devant la plaine noire de cyprès. » Ça lui est donc arrivé, ce n'est pas grave. D'autant qu'il reprend aussitôt : « Le poème de la vierge pure est éternel, la loi des grandes dames durera. » Mais oui, gardons espoir, attendons la suite. Parfois, on a l'impression qu'il est en avion, en train de regarder « le damier des champs sous la mer des nuages ». Ou bien qu'il a été autrefois de garde près de la Muraille : « II neige à la passe de la montagne, les feux d'alarme se sont éteints sans fumée. » II est là, il guette, il observe : « Le Fleuve glisse un bras par le défilé », ou bien : « Par-delà la montagne le vide semble un trait ». Ou encore : « Le vent roule la pluie à l'ouest du rempart, le soleil rentre au village en traversant la plaine. » Qu'est-ce qu'il entend brusquement par « Bleu loisir » ? Je n'en sais rien, mais mon corps l'approuve. Est-ce en passant la Porte bleue qu'on découvre comment « la joie de l'air soutient le paysage » ? Mais oui, bien sûr, j'y étais, j'y suis, j'y serai de nouveau demain. Prudence, mais je comprends comment le voyageur a pu s'écrier : « Pensez à moi pour l'étude des Transformations ! Qu'on vienne me chercher s'il faut écrire des romans ! » On pense à toi, on vient te chercher, ici, dans la nuit tombante, au début du troisième millénaire, ou du moins de ce que nous appelons ainsi. Bonsoir, la paix soit avec toi, un verre de vin en hommage au pavillon immortel. «Le Grand Tao n'a pas d'au-delà, la Longue Vie n'a pas de limites. » Pas de rocher ni de cascade, chez nous, pas de tourbillons verticaux, rien que le roulement de l'océan, là, à droite. Les jours de grand vent et de hautes vagues brisantes, on ne s'entend pas parler sur la plage, c'est amusant de se crier des mots simples dans le souffle salé. En revanche, les périodes de grand calme sont consacrées au bleu clair et à la nuit. « Le ciel ne revient pas sur ses pas », soit, mais les constellations et les galaxies le mesurent. Si la lumière brille, là-bas, en Chine, « les toits des palais s'envolent en reflétant les arbres ». Mais ici aussi, l'esprit du ciel est « comme toit et plancher ». À la fin de 741 a eu lieu l'inauguration de l'ère du «Joyau Céleste », « de ce jour et pour des milliers d'années ». Il suffit de décider, malgré toutes les preuves du contraire, que nous sommes toujours dans son orbe. C'était hier, la fête a à peine commencé, « l'ouïe jaillit des quatre portes au loin ». Vous n'entendez rien ? Ce n'est pas ma faute. Vous n'entendez rien, vous ne voyez rien, par conséquent à quoi bon vous dérouler ici un lavis à l'encre ? À quoi bon vous prévenir que le printemps, l'été, l'automne, l'hiver naissent au bout du pinceau ? On vous montre une étoile, vous regardez le doigt. Ce doigt vous déplaît, vous obsède, vous empêche de vivre. Vous coupez le doigt, l'étoile est encore là. Prenez un télescope, si ça peut vous rassurer. Allez chercher, je ne sais pas, moi, dans la Chevelure de Bérénice, les Chiens de Chasse, la Grande ou la Petite Ourse, le Serpent en tête ou en queue, la Vierge, la Couronne boréale, la Balance, la Lyre, l'Aigle, l'Écu, le Sagittaire, le Capricorne, le Verseau, le Petit Cheval, le Dauphin, la Flèche, le Petit Renard, le Cygne, Pégase, le Lézard, Andromède, les Poissons, le Triangle, Persée, la Girafe, le Lynx, le Petit Lion. Tentez aussi votre chance dans le Dragon, Céphée, Cassiopée ou Ophiucus, près de l'équateur. Hercule, peut-être ? Ou la Capella, au nord? Antarès au sud? Arcturus à l'ouest du Bouvier? Deneb, Véga, Altaïr au centre ? Mirach ou Almak tout à l'est ? Eltanin au zénith ? Après tout, nous ne sommes que dans un coin de la Voie lactée, disque de 100 000 années-lumière, avec 200 à 400 milliards de ponctuations étoilées. Vous avez un petit problème de santé ? Un infarctus, un cancer évolutif, une carie, un abcès, une diarrhée ? Un chagrin d'amour ? Un doute sur l'existence de Dieu ? Une déception électorale ? Un redressement fiscal ? Un problème d'identité, de sécurité ? L'émission de ce soir ne vous a pas plu ? Vous préfériez celle de la semaine dernière ? Vous avez oublié vos produits de beauté ? Vous êtes en train de mourir ? Quel dommage, combien de royaumes vous auront manqué. Le Chinois du VIIIe siècle rentre chez lui par très beau temps en pensant que le plus grand carré n'a pas d'angles. Une nouvelle liberté l'habite. Il voit une barque de pêcheur rasant l'eau, il imagine les sommets des montagnes comme étant des hôtes se précipitant à la rencontre de leurs invités. Il côtoie le torrent et l'arbre planté à pic sur son bord. Il note que le ciel distant et les eaux mêlent leurs lumières. Il finit ainsi : « Les tours et les pavillons à terrasses, qui ont leur place dans les terres planes, renvoient obliquement la lumière des grands saules. » Quelque chose l'a rejoint, s'est dissous en lui. Il n'a pas l'impression d'avoir vécu en vain. Sa jeune femme du soir le salue au loin de la main. |
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# | Year | Bibliographical Data | Type / Abbreviation | Linked Data |
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1 | 1884 | Villiers de L'Isle-Adam, [Auguste de]. L'aventure de Tsë-i-la. In : Le Figaro ; 1er mars (1884). = Villiers de L'Isle-Adam, [Auguste de]. L'amour suprême. (Paris : Maurice de Brunhoff, 1886). | Publication / Vill1 |
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# | Year | Bibliographical Data | Type / Abbreviation | Linked Data |
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1 | 2000- | Asien-Orient-Institut Universität Zürich | Organisation / AOI |
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