Jacquin de Margerie, Diane
# | Year | Text | Linked Data |
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1 | 1985 |
Margerie, Diane de. Le ressouvenir [ID D24745]. L'irruption des sens Dans un monde troublé, voici que les sens faisaient irruption, et, avec eux, la musique, les parfums, la beauté des temples. C'était à Pékin. Il y avait eu d'abord l'opération de l'appendicite avec l'humiliation du corps, exposé pour la première fois, sur les draps, aux regards des médecins, des infirmières, de ma mère : la première des agressions à venir. Être forcée de montrer son corps, nu comme un ver. Des souffrances de l'opération, je fus consolée (mais non des regards) par le don d'une superbe bicyclette aussi bleue que le stylo et les pervenches d'antan. Elle me permit de prendre mon essor, de rêver dans les temples. Puis, il y avait eu les inévitables métamorphoses féminines, vécues comme un processus douloureux, car j'étais devenue femme tandis que je sillonnais la ville à bicyclette et le soupçon me prit que la selle pointue m'avait perforée. Je ne ressentais pas seulement cet accès au règne féminin comme une sorte de blessure, mais refusais aussi tout ce qui l'entourait - linges à laver, taches à conjurer. Vécu comme tel, le sang se vengea; il refusa de couler normalement, il m'infligea des douleurs qui duraient des jours, me livra au sentiment d'être exclue, à la nécessité de vomir avant de pouvoir l'expulser. J'étais forcée de suivre un rythme que je n'avais pas choisi, obligée de me soumettre à une grande loi universelle dont rien ne me faisait voir la nécessité. Un des livres anglais achetés au Marché des Voleurs à Pékin appelait ces «jours-là» des jours «maudits» et c'est ainsi que je les traversais. Non que j'eusse préféré être un garçon. La différence des sexes, je l'avais d'ailleurs découverte par hasard, comme par effraction, un jour de « buissonnades » avec un garçon à Londres. J'entends encore son effroi, sa désillusion : « Mais tu te caches ! tu te caches ! » et cette voix, haut perchée, m'avait remplie de malaise par son injustice. Je ne cachais rien, j'étais moi. Il en résulta non pas le sentiment d'un manque, mais l'horreur d'être accusée. La « différence », pour moi, devint moins une affaire de conformation que de jugement : l'autre se permettait de décréter comment vous deviez être fait. Et cet effroi accusateur, qui me parut né de la peur et de l'ignorance, devant ce qui n'est pas strictement semblable au connu, confirma mon goût pour tout ce qui est à part, différent et dans la marge. Une des petites scènes qui m'ont le plus marquée (car j'avais une pudeur sauvage, ou plus exactement, le pressentiment que la femme est surtout vulnérable en sa féminité même) se passe à Shanghaï, en classe ; le professeur fait un cours sur Corneille et parle de ses « règles » ; je vois le garçon mince et grand, vers lequel allaient mes préférences depuis que je l'avais observé à l'enterrement de son père, pousser du coude son voisin et rigoler comme un potache : ce sont ces petites choses-là, de rien du tout, qui, pour longtemps, engendrent méfiance et secret, qui font que l'on ferme à triple tour la porte de la sensualité. Cacher : d'emblée le petit garçon avait touché une plaie. Car il était vrai qu'il fallait tout le temps se cacher pour penser, pour lire, pour contempler, pour préférer une amie à telle autre au couvent, pour fouiller les tiroirs de miss B. et découvrir ses vêtements inconnus ; il fallait se cacher pour aller aux toilettes, pour prendre son bain, pour lire le Larousse médical, pour bâtir des autels, pour accomplir les rituels. Il fallait se cacher pour être soi. Le Marché des Voleurs à Pékin était un marché couvert où l'on trouvait tout ce qui avait disparu des maisons et des palais ; fouiner là-dedans était une occupation passionnante, il y avait nombre de livres scientifiques anglais dont les planches anatomiques m'intriguaient. La sexualité, dont j'ignorais tout, me paraissait, à cause de mon ignorance même, une des clefs de l'être. À cette époque-là, sans doute pensais-je que c'était la clef de l'être, encore peu capable de démêler que l'identité, son difficile trajet à travers les identifications différentes et les mythes intérieurs, primait tout - et encore, comment la séparer des sens - cette identité -, de ces sens qu'aucune forme ne saurait cerner ? Si le livre que j'avais choisi entre tous, au Marché des Voleurs, traitait des états intersexuels, c'est que les variations de la nature, ses déviations, ses « monstres » me paraissaient tout aussi riches de vérité que le normal, si ce n'est davantage : quelque chose ici avait mal tourné, quelque déclic avait contraint la matière à s'embrouiller ; le dessein fixé par le Justicier avait été déjoué par les forces de la nature, une puissance antagoniste avait crié « Non serviam » pour créer ces êtres hors du commun où devait se nicher quelque diabolique secret ; le nain, les sœurs siamoises, les veaux à deux têtes devaient receler, inscrite en eux, quelque formule qui pouvait jeter des lueurs, comme ce mot étrange d'eunuque, si souvent prononcé depuis une randonnée dans les collines de Shanghaï, et auquel je ne comprenais strictement rien, sinon qu'il s'agissait d'hommes esclaves, à la merci des femmes. Un certain jour, chacun de nous est traversé par le pressentiment de sa mort : je me souviens comment il fut pour moi étrangement lié à celui de la survie. C'était l'été, route Ghisi, dans le jardin merveilleux de la maison où mes parents se réfugiaient pendant les grandes chaleurs à Shanghaï - un de ces soirs lourds et indéfinis, quand le parfum des magnolias vous emmène au-delà même du souvenir dans un vertige à l'odeur de citron. Très lentement, une chouette traversa le jardin ; je vis son vol velouté, cendré, cruel ; j'entendis son cri se perdre parmi les arbres, et j'eus à cet instant précis la vision de ma vie future, impalpable et vorace, quand je serai morte. Bien des années plus tard, à Hauterive, au crépuscule, chaque jour à la même heure, une chouette survolait les aubépiniers pour aller se percher sur la balançoire ; elle restait là un certain temps puis, mue par un instinct mystérieux, quelque chose la poussait à quitter le jardin, à s'en aller, et chaque fois, la balançoire s'agitait encore un peu comme si le fantôme d'un enfant l'avait poussée. Mais n'était-ce pas plutôt le fantôme du temps ? Les deux visions se mêlaient, la chouette d'Hauterive se superposait à celle de Shanghaï, et je pensais que j'avais tout de même trouvé une réponse à la question qui m'inquiétait depuis tant d'années : l'esprit saurait se reposer quand le corps refuserait de l'abriter - il y aurait la forêt pour rassembler les âmes des vivants, là où tout palpite dans la douceur enveloppante de la mousse. Ces soirs-là, tandis qu'il me semblait traverser vie et mort à travers le cri de l'effraie, j'éprouvais comme un apaisement à penser que quelque chose de moi continuerait à voler quelque part, dans les ailes d'un papillon éphémère, ou dans la présence de la chouette dont le cri exprime le désir que nous avons tous : qu'il reste quelque chose de nous vivant quelque part ! Juste quelque chose de nous, qui flotte encore au crépuscule, entre les arbres ! Parfois, dans le jardin de la route Ghisi, le martin-pêcheur effleurait l'eau de l'étang de son trait de feu. Il était bleu comme l'aile du papillon des vallées d'Afrique, bleu comme les pervenches de la villa Mendelssohn. Parfois, aussi, il ne venait plus. Il manquait. Je restais pétrifiée dans l'ombre, incapable de bouger - je l'attendais, j'attendais son long bec, son plumage vibrant et bleu, son vol rapide, net comme un trait. Maintenant encore j'éprouve une sorte d'extase chaque fois que l'arc-en-ciel prend toute la plaine de la Beauce dans sa griffe. Là-haut, quelque part dans l'azur, frémit le même éclat émaillé, le même lustre intense que celui de l'oiseau. Le même tremblement plumeux qui, dans un court instant, s'évanouira pour toujours. Souvent, le soir, je ressortais dans le jardin pour respirer le parfum du Magnolia grandiflora ; j'aimais ses pétales charnus qui, rayés par l'ongle, prennent aussitôt la couleur de l'or terni ; j'aimais observer les insectes morts, enivrés par son lourd parfum, englués près du pistil, au centre de la coupe. À toutes les fleurs, je préfère ces grandes corolles charnelles que j'ai retrouvées tout au long de ma vie comme un signe (à Sorrente, à Bayonne) qui me rappelle cet instant merveilleux où, adolescente, j'imaginais un futur amant tout en buvant ce qui restait de rosée nocturne dans leur calice, au creux des pétales. Aucun parfum n'est comparable pour moi à celui du magnolia, étonnant mélange de la senteur du citronnier et de la fraîcheur de la neige. Qui en décide ainsi ? Pourquoi donc tous les jardins vus par la suite, même l'admirable jardin de la villa Lante près de Viterbe, avec ses camélias rouges, ses hommes de pierre noire tenant une étoile d'où jaillissent des étincelles d'eau pure, sont-ils toujours un appel de ce jardin de la route Ghisi ? Ce que je demande surtout à un jardin : me livrer un lieu désordonné, vétusté, avec une pièce d'eau stagnante où quelques plantes flottent à la surface, nénuphars ou cresson. Pourquoi m'arrive-t-il de pouvoir rester immobile des heures, fascinée par une mare, un pré inondé, un jardin fou, où les orties ont imposé leur noir royaume, au mépris de tous les savants jardiniers ? Les images viennent d'avant, d'ailleurs. Quelque chose en moi correspondait déjà à ce jardin de la route Ghisi, avec le magnolia, l'étang, la chouette et le martin-pêcheur, quelque chose qui me remplit de nostalgie de ne pouvoir le donner aux êtres que je rencontre, comme une plénitude à partager. (Sujet de nouvelle : deux amants voudraient se faire don de leur jardin imaginaire, mais à s'apercevoir qu'il est le même, ils prennent peur, et se détournent l'un de l'autre, comme d'un double qu'ils ignoraient. Quoi donc, chacun d'eux existait déjà ?) Nous faisions parfois de grandes randonnées autour de Shanghaï auxquelles nous participions tous - enfants, famille et amis -, promenades qui ne devaient pas toujours être de tout repos comme je le note avec un humour involontaire au cours d'une de ces excursions sublimes vers les temples de Hangchow : « Finalement, personne n'a été voir la pagode des Six Harmonies, car la discorde règne. » Comment ressusciter ces randonnées fabuleuses parmi les azalées rosés, mauves et jaunes, le son des gongs qui se répondaient dans les vallées brumeuses ? Il y avait des fleurs sauvages tachetées de jaune et de noir comme des ventres de truite. De ces crêtes sublimes, nous ne pouvions redescendre qu'en nous accrochant aux azalées et aux aubépines, car il n'existait pas de chemin. Là, nous allions voir le temple du Tigre, le temple aux Trois Arbres, ou le temple du Bouddha chevelu dont j'écrivais dans mon carnet d'adolescente qu'il ne me touchait guère ; je lui préférais un autre sanctuaire dont je n'ai pas noté le nom, entouré d'une pièce d'eau avec des carpes centenaires. Je me souviens de ces excursions de vingt kilomètres d'où l'on voyait d'innombrables chaînes de montagnes se dérouler jusqu'aux brumes de l'horizon comme dans les peintures Sung, et l'impression prodigieuse que me firent des hérons perchés sur des branches : sensation de mystère, d'univers inversé, perception immédiate de Tailleurs, expéditions vers l'inaccessible, parfois brutalement tronquées par des ordres familiaux ou par la nécessité des horaires, je ne sais, comme le prouve cette petite note mélancolique : « Hélas, toute ma joie est gâchée, car je n'ai pas le droit d'aller dormir ce soir chez les eunuques. » Quand je notai, à Hangchow, ma déception de ne pouvoir « dormir chez les eunuques », je retrouvai ma curiosité intuitive des formes de la sexualité autres que celles dites nor- males. Je me demande si j'ai jamais eu la moindre notion de ce que l'on appelle « normalité ». J'en doute à voir combien mes passions intellectuelles de l'âge mûr font fi de tout ce qui compose ce monde : John Cowper Powys, l'amant des sensualités diffuses sans possession ; Henry James, le partisan farouche du secret gardé sur le sexuel ; Segalen, l'admirateur de l'ambigu ; Khnopff, l'amoureux incestueux de la femme immobile ; Piero di Cosimo, le peintre des êtres mi-homme mi-bête. Ce n'est pas le mystère de la reproduction qui m'attirait, mais, résolument, le différent, et même le monstrueux, vision développée sans doute par toutes les difformités aperçues journellement à Shanghaï : la vérité ne pouvait plus résider pour moi dans l'ordre d'une vie bien réglée, mais dans la souffrance, l'injustice, l'exception, l'unique, les métamorphoses, les mutations - ou alors dans la beauté pure d'un instant, évanoui à peine né, tel le vol électrique et bleu du martin-pêcheur dans le jardin de la route Ghisi. Tout allait développer cette façon de voir, peut-être, sans que je le sache, comme la bizarrerie de résider dans l'immense bâtisse de l'ambassade sans vraiment connaître le monde extérieur de la Ville chinoise, ni même l'univers opaque et proche qui devait grouiller dans les cuisines ; et puis, autour du quartier désert des Légations, il y avait la Cité interdite avec son silence et son marbre blanc ; et, plus loin encore, la Ville tartare, surpeuplée, misérable, à l'odeur de friture. Ce fut une enfance de contrastes qui m'apprit à ne pouvoir me reconnaître que dans l'insolite, le silence, ou les cruels caprices de la matière humaine. Au bout de trois ans, mon père avait été nommé à Pékin et nous quittâmes Shanghaï. À cette époque, où j'avais cessé de croire à « l'Agneau de Dieu prenant sur lui tous les péchés du monde », parce que le péché existait encore, toujours, partout, et que le sacrifice d'un seul me paraissait inconcevable, je me tournais vers les déités insolites des temples qui me semblaient incarner de manière réaliste les forces du mal, vers les silhouettes démesurées flottant au fond des cavernes ; vers les grottes sombres où les bouddhas couchés paraissaient d'énormes masses souriantes, refusant la douleur. Je revois les démons qui, de chaque côté de la porte, gardaient l'entrée du temple de Confucius contre les mauvais esprits ; je revois la Danse du Diable, au temple des Lamas, où des moines vêtus de longues robes jaunes jouaient une étrange musique - une musique comme je n'en avais jamais entendu, qui évoquait à la fois le mystérieux dedans du temple, avec ses fresques de déités aux bras tournoyant tels les rayons d'une roue, et le dedans du corps, trouble et obscur comme l'invisible. Comment dire tout ce qu'il y avait d'effrayant dans cette musique, comme si j'étais dans l'attente d'une révélation terrible prédite par les cymbales et les longues trompes de cérémonie ? À écouter leur lent mugissement, mon imagination me faisait entrevoir des cataclysmes, des failles qui se creusaient, des animaux blessés ou des navires éventrés, des forces concentrées qui, tout à coup, éclatent, pour céder ensuite à l'anéantissement. Comment décrire le malaise que j'éprouvais à entendre cette musique jouée pour apaiser les dieux multiples inconnus, une sorte de rumeur cosmique où les grondements de la mer et de la montagne se conjuguaient pour vous paralyser d'effroi ? Je me souviens aussi du rythme cyclique des tambourins, des masques des danseurs qui rejetaient leur crinière d'un mouvement saccadé, tantôt à droite, tantôt à gauche, dans une sorte d'automatisme animal, - car les bêtes ont souvent de ces gestes brefs et répétitifs comme si l'instinct qui les domine était un maître exigeant et farouche. Ces dieux, et plus encore ces déesses, devaient être bien sanguinaires pour exiger un rituel si proche d'une vision infernale : je me souviens surtout de hautes figures féminines, tandis que la multiplicité des bouddhas, main droite levée, yeux bridés et satisfaits baissés sur le pli de leur corps ventripotent, m'impressionnait peut-être moins du fait même de leur nombre. Je savais bien, moi qui avais dressé tant de petits autels cachés dans des armoires, que, si l'on représentait ainsi le Diable, c'était pour l'empêcher d'apparaître. Que la danse devait conjurer le mal par une opération magique. C'est pourtant sa réalité — celle du mal - qui ressortait de cette étrange cérémonie dont l'exotisme me ravissait. Loin de chercher à comprendre, je me laissais sensuellement envahir par ces yeux peints et tirés vers les tempes, par l'inévitable répétition des mêmes sonorités quand tournait la roue de prières. J'avais été habituée aux formules revenant sans cesse avec les chapelets des convertis : Assu... Assu... Souvent, à bicyclette, quand l'ivresse du matin et de l'inconnu me prenait, je partais (surtout l'été, le long de la mer, à Pei-Ta-Ho) et je me répétais ces formules jusqu'à ce qu'elles ne veuillent plus rien dire : restent les mots vides, ressassés, qui deviennent comme des garde-fous. JBien plus que la béatitude des bouddhas couchés dans une mollesse passive, dénuée d'inspiration, le frémissement sec qui parcourait les danseurs revêtus de vêtements symboliques, les totems, les animaux fabuleux, les dragons, les démons me touchaient comme une révélation. En eux, je retrouvais le souffle de l'au-delà, plus que dans ce que Cioran appelle « les fables chrétiennes ». Mais, en fin de compte, quelle que soit la religion pratiquée, son rituel, avec son accompagnement de cérémonies et de formules sacrificielles, me tourmentait plus qu'il ne me rassurait. Le sort de l'âme me paraissait en de bien inquiétantes mains. Sûrement cette musique si plaintive et si particulière entendue dans le temple des Lamas à Pékin a-t-elle contribué à faire naître en moi une passion pour la musique du Nô, pour ces voix gutturales qui remontent de si loin — de ce pays fantomatique où il semble que les morts revivent pour réclamer justice. Enfant, dans les temples, j'avais l'impression que le corps s'ouvrait. Avec le Nô, j'éprouve le même sentiment d'un passage mystérieux vers les voix de l'inconscient, exprimant cette fois-ci les passions refusées et meurtries qui viennent éclore entre les dents. Je devais les écouter souvent, ces voix, dans les années 75, ne serait-ce que grâce à des disques, dans la certitude que tel était désormais le langage le plus important : celui des morts qui se rappellent aux vivants, celui des vivants qui veulent encore parler aux morts - plus important que toute autre voix qui cherche à distraire ou circonvenir ; plus que toute voix repliée, refermée sur elle-même, ignorante de la souffrance d'autrui, ou bavarde et naïve, perdue dans les méandres des explications du savoir ou de l'événement - seule compte vraiment une voix proche de l'inarticulé, de ces modulations perçues en rêve quand l'inconscient, que rien n'entrave, fait surgir des corps sans tête, des êtres sans corps, tous ces mutilés nocturnes qui nous viennent des blessures du jour. Comme en ces années 45, où j'étais fondue au rythme païen des tambours, maintenant, à écouter les voix des Nos, je devenais cette plainte poignante et contagieuse (où rien ne vient apporter la consolation du faste, comme dans le déploiement des sopranos, des ténors), toute mon attention concentrée sur le mouvement, le trajet. Ce trajet, seul, comptait. Ce vouloir exhumer, expulser. Cette nécessité d'arriver à la surface. De crever la prison terrestre, la cloison de la peau. Il était juste que les passions auxquelles il avait fallu renoncer pussent enfin exiger leur dû ; qu'elles eussent la possibilité d'éclore avant de se résigner. Libérées, elles naissaient enfin, et le désir bafoué prenait triomphalement possession du corps, comme la danse faisait tournoyer l'acteur sur lui-même, un pied relevé, gainé de blanc. La magie de Pékin faisait reculer les horreurs de Shanghai, une trame commençait à se tisser qui est la mienne pour toujours, reliant les temples et les cèdres au jardin de la route Ghisi, le martin-pêcheur au bleu des pervenches. De tous les temples à Pékin, de tous les lieux que je pouvais visiter où j'allais souvent seule me promener à bicyclette, je préférais le Tai Miao (le temple des Ancêtres), proche de la Cité interdite, avec ses cèdres, sa douce lumière tamisée, presque sombre, sa mystérieuse héronnière, les cris de ses oiseaux. J'ai passé là des heures dans la contemplation d'un détail : un poisson multicolore dans une jarre, l'herbe sombre sous les arbres, le canal qui s'en allait tout au fond du parc, son eau recouverte de petites feuilles vert clair serrées comme à la Fontaine de Jade. Lieu de mystère, de concentration et de silence, le Tai Miao devint pour moi le lieu idéal où imaginer les traits dans lesquels, un jour, s'incarnerait l'amour. Cette image était tissée de réminiscences où se mêlaient surtout une miniature de Nicholas Milliard et un portrait de jeune homme qui se trouvent tous deux à la National Gallery - fantasme d'un homme vif, mince, jeune et brun, avec de grands yeux sombres. Peut-être, sans que je le sache, les deux boys de l'ambassade à Pékin, Yen-Ye et Yo-din, avaient-ils contribué à fixer ce type dans mon panthéon intérieur ? Yen-Ye était très beau, très mince, presque irréel dans sa longue robe de soie blanche ; et Yo-din^petit, comme un enfant. Mais tous deux avaient en commun des yeux noirs presque liquides, un teint mat, une sorte d'évanescence qui faisait de leur autre vie (la vraie) une existence fantomatique, car, avec leurs petites chaussures qui étaient, je suppose, en toile ou en velours noir, ils flottaient quand il faisaient semblant de marcher. Je ne veux pas que le souvenir de Yen-Ye me soit gâché par l'information qui devait me stupéfier plus tard : quand les Japonais firent le recensement des habitants de l'ambassade de France à Pékin, ils comptèrent une soixantaine de personnes dans les cuisines, obscur domaine dont je savais mal le lieu, moi qui voyais passer dans les escaliers deux anges célibataires vêtus de blanc, alors qu'ils devaient avoir, en d'obscurs et vastes recoins, plusieurs femmes, une progéniture innombrable, des cousins aussi nombreux que les étoiles du ciel. Quant aux vrais « blancs » de Pékin - le colonel, le médecin, les diplomates -, je n'éprouvais pour eux aucune attraction particulière lorsqu'ils se confondaient totalement avec leur fonction, mais je me souviens avoir éprouvé un faible pour l'un d'eux qui m'emmena au temple des Lamas parce qu'il avait de belles dents. Il faut se méfier de cette passion du détail. Souvent, avant de m'endormir, de ma chambre, je regardais luire et s'éteindre les lampes du père Teilhard et du père Leroy. Le père Leroy, qui aimait la poésie, la biologie et la musique, était un homme remarquable dont l'esprit précis, proche de la concision humoristique chère à mon père, me séduisait. Ainsi se forment les images composites qui nous prédestinent à des choix vitaux : à Yen-Ye se mêlent le jeune poète inconnu d'une miniature du XVIe siècle digne d'être l'ami de Shakespeare, un diplomate aux belles dents vu au temple des Lamas, une profonde admiration pour un biologiste remarquable. Si les êtres que nous aimons par la suite savaient de quoi notre attente d'eux est faite, comme ils seraient étonnés ! Sensible au symbolique, je le devins chaque jour davantage à Pékin. Les temples étaient vides, et le « quartier des légations », comme on l'appelait alors, où se trouvait le vaste édifice de l'ambassade, d'un calme parfait. Ce qui me plaisait infiniment, sans que peut-être j'en fusse pleinement consciente, c'était la géométrie des temples où le centre, le lieu essentiel et sacré, était protégé par des ponts de marbre, des enceintes, des cours donnant dans d'autres cours - admirables lieux de réflexion, de passage vers l'essentiel. L'Empereur, avant d'oser monter au sommet de la Terrasse du Ciel - elle-même surélevée sur trois socles concentriques de marbre -, devait faire halte au Palais de l'Abstinence. Pour pénétrer dans la Cité interdite, que de ponts aveuglants et blancs ne fallait-il pas franchir ! Rien ne se faisait en ligne droite, d'un seul coup. Le mystérieux, le caché n'acceptaient de livrer leur secret que si l'on franchissait toute une suite de murs destinés à écarter les esprits, d'espaces où se dépouiller d'impatience, de portes et de salles ; que si l'on passait devant des guerriers de pierre interdisant l'accès, devant des stèles portées par des tortues-dragons. De toute évidence, rien ne serait simple. Et rien ne le fut. Pourtant, il y avait le poignant parfum des fleurs blanches, magnolias et pivoines. J'avais mes rites : il fallait, pour atteindre au parfum exemplaire, mélanger celui de la tubéreuse, riche et entêtant, avec celui de la feuille de l'œillet d'Inde, odorante de fine poussière ; trente ans plus tard, je devais retrouver un parfum légèrement semblable en Sicile, près des parcs regorgeant de jasmin, là où des chevaux avaient uriné sous les arbres. Comparé à la géométrie élaborée des architectures, ce parfum, lui, était simple et baignait l'esprit dans sa plénitude. Pourtant, comme il demeure difficile de le retrouver ! Délicate odeur des pivoines blanches, jamais plus entêtante qu'au moment où leurs corolles se défont et s'effeuillent dans les vases, comme si leur parfum s'exhalait à la mort de leur floraison ! Pivoines plumeuses, parfois veinées d'écarlate, duveteuses comme un poitrail gonflé de mouette blessée en plein vol, tachée de sang. De tous les lieux les plus émouvants à Pékin, avec le Tai Miao émerge le site paradisiaque du Palais d'Été. C'est sans doute là que j'ai vu le plus de lotus, sur la pièce d'eau où, autrefois, Tseu-Hi se faisait mener dans sa barque de marbre, accompagnée de ses suivantes. Le lotus me paraissait une fleur aussi fascinante que celle du magnolia, mais il lui manquait cette dimension que l'esprit pouvait franchir grâce au parfum. Pourtant il y avait quelque chose d'inouï dans la façon dont les lotus couvraient totalement le lac de leurs feuilles et de leurs fleurs, comme une surface végétale et mouvante redoublant celle de l'eau. Et puis toujours cette rosée, paresseusement captive des pétales ! Le Palais d'Été (comme plus tard, à Rome, le jardin de la villa D.) était sans bordure, sans frontières ; son plan s'était écroulé sous la magnificence de la végétation ; les tuiles des toits dorés donnaient naissance à des arbres : tous les règnes étaient intervertis, sens dessus dessous, dans le fabuleux désordre qui émane du temps. L'image que le temps donnait ici n'était pas celle, humaine, de la désagrégation ou de la décrépitude, mais celle d'un foisonnement prodigieux qui montrait la supériorité du végétal sur les entraves du corps et de l'esprit. Tout, ici, était libre, démesuré ; le bateau de l'Impératrice meurtrière rendait l'âme dans les eaux ; les toits de tuiles donnaient naissance à des racines ; et l'homme et la femme étaient enfin peruds et submergés par une puissance bénéfique à l'opposé des dieux grimaçcants et des roues de la pénitence. |
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2 | 1986 |
Knapp, Bettina L. Interview avec Diane de Margerie. In : The French review ; vol. 60, no 2 (1986). http://www.jstor.org/stable/394056. Q. Pouvez-vous nous parler de votre enfance en Chine et ailleurs, et de l'influence qu'elle a exercée sur vos écrits ? R. Mon enfance en Chine m'a pris essentiellement le pouvoir de l'identification (« Pourquoi ne suis-je pas un de ces mendiants que je vois dans la rue ? » ; la multiplicité des croyances religieuses (j'allais beaucoup dans les temples voir les cérémonies inspirées du Confucianisme et du Bouddhisme). Elle m'a donné un goût tout puissant de la nature et du silence : la beauté du Palais d'été et de la Cité interdite ne peuvent s'oublier – pour les parfums des fleurs (les magnolias immenses, si blancs, sans souffrance). Une enfance contrastée trop forte pour l'enfant qu j'étais. |
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# | Year | Bibliographical Data | Type / Abbreviation | Linked Data |
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1 | 1985 | Margerie, Diane de. Le ressouvenir. (Paris : Flammarion, 1985). | Publication / Marg2 |
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