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1 | 1912 |
Faure, Elie. Histoire de l'art [ID D24744]. La Chine I L’Inde, c'est nous encore. Si le pessimisme grandiose qui donne à sa langue plastique tant d'ivresse nous ouvre des régions de nous-mêmes que nous n’avions pas explorées, il nous domine dès l'abord, parce que le rythme de cette langue l'apparente secrètement à toutes celles qui expriment l'optimisme occidental. En Chine, au contraire, nous ne comprenons plus. Bien qu'enfermant le tiers des hommes, ce pays est le plus lointain, le plus isolé de tous. Il s'agit là d'une méthode qui nous échappe presque absolument, d'un point de départ qui n'est pas le nôtre, d'un but qui ne ressemble pas au nôtre, d'un mouvement vital qui n'a ni la même allure ni le même sens que le nôtre. Réaliser l'unité de l'esprit, c'est à cela, sans doute, que le Chinois tend comme nous. Mais il ne cherche pas cette unité sur les routes où nous la cherchons. La Chine n'est pourtant pas restée aussi fermée qu'on l'a dit. Elle s'est incessamment mêlée à l'aryanisme, au point de produire, en Indochine et au Thibet par exemple, des civilisations mixtes où elle laissa les fleuves d'amour qui s'épanchaient de l'âme indoue pénétrer d'un peu d'ardeur inquiète et de désirs inconnus son âme sérieuse, positive, bonhomme et rechignée. Elle a connu les mondes les plus éloignés d'elle, les plus anciens. Rome, il y a deux mille ans, trafiquait avec elle, la Chaldée, vingt siècles avant Rome, lui enseignait l'astronomie. Plus près de nous, l'Islam l'a touchée au point d'amener à son dieu vingt ou trente millions de Chinois. Au XVIe siècle, après la conquête mongole, Pékin était peut-être la ville la plus cosmopolite, la plus ouverte du globe. Les Portugais, les Vénitiens y envoyaient leurs marchands et la cour impériale faisait venir des Indes, de la Perse, de l'Europe occidentale même, des artistes et des savants. Pourtant, aussi loin qu'on regarde dans le passé de la Chine, elle semble n'avoir pas bougé. Sa vie mythique prend fin, peut-être, vers le siècle de Périclès, son apogée de puissance vitale oscille entre le Ve et le XVe siècle de notre ère, son déclin commence à l'heure où l'Occident va façonner l'histoire. Mais il faut y regarder de près pour distinguer l'une de l'autre ces phases de son action. Les témoignages matériels qui nous parviennent de son époque légendaire ne diffèrent pas très sensiblement de ceux qu'elle fournit de nos jours mêmes et son plus vigoureux effort ne paraît coïncider avec le Moyen Âge occidental que pour mieux démontrer, par les passages insensibles qui l'attachent à son passé et à son présent, qu'elle n'est jamais sortie de son propre Moyen Âge et que nous ignorons quand elle y est entrée. En réalité, c'est le monde intérieur des Chinois qui ne s'est jamais ouvert pour nous. Nous avons beau sentir chez eux une civilisation sociale plus parfaite que la nôtre, nous avons beau admirer en eux les résultats d'un effort moral qui fut aussi grand que le nôtre. Nous ne les comprenons pas toujours mieux que les fourmis ou les abeilles. C'est le même mystère, très effrayant, presque sacré. Pourquoi sommes-nous ainsi faits que nous ne puissions concevoir que notre propre mode d'association et notre seul mécanisme de raisonnement ? Que le Chinois nous soit supérieur, qu'il nous soit inférieur, c'est ce qu'il est impossible de dire et le problème, ainsi posé, n'a pas de sens. Il a suivi une évolution que nous n'avons pas suivie, il constitue un deuxième rameau de l'arbre humain qui s'est écarté du premier sans que nous puissions savoir si leurs branches se rejoindront. Le monde indo-européen, de tout son instinct, se dirige vers l'avenir. Le monde chinois, de toute sa conscience, se tourne vers le passé. Là est l'abîme, peut-être infranchissable. Là est tout le secret de la puissance d’expansion de l'Occident, de l'hermétisme de la Chine, de l'étrange impersonnalité de son langage figuré. Prise en bloc, elle ne manifeste aucun changement dans le temps, aucun mouvement dans l'espace. On dirait qu'elle exprime un peuple de vieillards, ossifiés depuis l’enfance. Ce n'est jamais à lui, c'est à son père, à son grand-père, et par delà son père et son grand-père, au peuple immense des cadavres qui le gouverne du fond des siècles, que le Chinois demande non pas la loi, mais la recette de son adaptation au milieu d'ailleurs peu mobile que la nature lui a fait. Au premier abord, c'est l'Égypte, son immobilité géologique et agricole, son art impersonnel, collectif, hermétique, abstrait. Mais l'Égypte est inquiète, elle ne peut étouffer la flamme qui s'épanche malgré elle du centre de la matière qu'elle travaille avec amour. Un invincible idéalisme la pousse vers un avenir qu'elle ne voudrait pas voir. Le Chinois, sous l'action du dehors, a évolué lui aussi, sans doute, mais autour du même point fixe. Il est resté pratique et replié sur lui, étroitement réaliste, dépourvu d'imagination et au fond sans désirs. Alors que le peuple égyptien souffre de la domination du prêtre et cherche à l'oublier en explorant la vie en profondeur, le Chinois accepte sans révolte la tyrannie d'ailleurs benoîte du mandarin, parce qu'elle ne gêne en rien la satisfaction vieillotte de ses goûts. Du moins ne connaissons-nous rien des évolutions immémoriales qui durent le conduire à cet état d'esprit. Confucius, une fois pour toutes, a réglé la morale, elle est restée figée en formules très accessibles et se maintient dans l'ornière traditionnelle par le respect indiscuté, dogmatisé, ritualisé, aveugle que l'on doit à ses parents, aux parents de ses parents, aux parents morts de ses ancêtres. Le mouvement ascensionnel qui caractérise pour nous la vie et nous empêche de l'arrêter dans une formule définie s’est cristallisé chez lui en une forme qui n'est peut-être pas toujours semblable à elle-même mais par qui l'on peut remonter au même principe et que le même principe détermine jusqu'en ses plus minces détails. Le Chinois s'en contente, il s'y complaît, il n'a nul besoin d'en rechercher d'autres. Au fond, s'il reste immobile, c'est qu'il a trop de vertus natives et que son imagination s'atrophie à ne jamais avoir à réagir et à lutter. Il accueillera sans difficulté les enseignements moraux du bouddhisme, plus tard de l'islamisme, parce qu'ils sont à peu près d'accord avec l'essentiel de ceux que lui apporta Confucius jusqu'au nirvânisme de l'un et au fatalisme de l'autre qui lui permettront d'endormir dans l'indifférence les velléités de révolte qu'il pourrait avoir. Aussi loin que nous puissions remonter dans l'extrême enfance de la Chine, elle est déjà solidifiée dans quelques abstractions métaphysiques et quelques entités morales d'où découleront désormais toutes ses formes d'expression. L'Aryen va du concret à l'abstrait, le Chinois de l'abstrait au concret. Chez l'Aryen, l'idée générale est le fleurissement de l'observation objective et l'abstraction toujours en devenir. Chez le Chinois, l'idée générale semble antérieure à l'étude objective du monde et les progrès de l'abstraction se sont arrêtés net dès qu'une loi morale suffisante à maintenir le lien social est apparue au philosophe. En Occident, le symbole sort de la vie pour s'en dégager peu à peu par voie de généralisations progressives qui s'élargissent sans arrêt ou repartent sur d’autres bases. En Chine, le symbole gouverne la vie et l’enferme de toutes parts. La réalité toujours devenante que désire l'Occidental, la conquête idéaliste qui le tente, la tentative d'ascension de l'homme vers l'harmonie, l'intelligence et la moralité, le Chinois ne semble pas les soupçonner. Il a trouvé, du moins il croit avoir trouvé, son mode de sociabilité. Pourquoi changerait-il ? Quand nous dénonçons son absence d'idéalisme, peut-être ne faisons-nous que constater que son vieil idéal a depuis longtemps réalisé ses promesses et qu'il jouit du privilège unique de se maintenir dans la citadelle morale dont il a su s'emparer alors que tout s'écoule, se décompose et se reforme autour de lui. Quoi qu'il en soit, on ne le verra jamais aborder la forme avec le désir de lui faire exprimer, comme l'art antique et l'art renaissant tout entiers, l'effort d'adaptation intellectuelle et sensuelle de l'être humain à la nature qui l'entoure, mais toujours avec la volonté de tirer d'elle un symbole tangible de son adaptation morale. Il visera toujours à l'expression morale, et cela sans demander au monde de lui fournir d'autres éléments que ceux qu'il sait bien y trouver d'avance, sans demander aux gestes qui le traduisent de nouvelles révélations. La morale sera cristallisée dans une attitude préméditée, comme elle est cristallisée dans les sentences qui le guident. Il n'aura plus qu'à feuilleter la nature ainsi qu’un dictionnaire de physionomies et de formes propres à fixer les enseignements des sages par leurs combinaisons. L'émoi sensuel ne l'atteint plus que par surprise, quand il étudie de trop près les éléments de la transposition plastique, et sa science de la forme, dégagée de toute attache matérielle, ne lui sert plus qu'à définir des abstractions. L'art immobile démontre des vérités acquises au lieu de constater des intuitions nouvelles. En somme, le Chinois n'étudie pas la matière du monde pour lui demander de l'instruire. Il l'étudie quand il lui devient nécessaire d'objectiver ses croyances pour y attacher plus fermement les hommes qui les partagent. Il est vrai qu'il apporte à cette étude d'incomparables dons de patience, de ténacité et de lenteur. Les tâtonnements anciens des premiers artistes chinois nous échappent… On dirait que, pendant dix ou vingt siècles, ils ont étudié en secret les lois de la forme avant de demander à la forme d’exprimer les lois de l'esprit. II En Chine, l'expression plastique est une sorte de graphisme conventionnel analogue à l'écriture. Les premiers peintres chinois, les moines bouddhistes qui, au cours des mêmes siècles où les moines chrétiens recueillaient les débris de l'esprit antique, cultivèrent dans leurs couvents la seule fleur de haut idéalisme qui fleurit pendant trente siècles sur cette terre immuable, les premiers peintres chinois étaient aussi des écrivains. Il n'y avait pas d'autres peintres que les poètes qui peignaient et écrivaient avec le même pinceau et commentaient l'un par l'autre le poème et l'image interminablement. Les signes idéographiques qu'il fallait une vie pour apprendre et qui revêtaient une sorte de beauté spirituelle que les artistes saisissaient dans la ténuité, l'épaisseur ou la complexité des arabesques noires dont ils couvraient le papier blanc, les entraînèrent peu à peu à manier le pinceau trempé d'encre de Chine avec une prodigieuse aisance. Quand la poésie, née du même courant sentimental que la peinture, eut senti la fraîcheur et le calme du monde autour des monastères isolés dans les hauts vallons, les peintres qui la commentaient jetèrent sur lui le premier regard innocent que la philosophie traditionnelle ait permis aux artistes chinois. Le paysage, cet instrument de libération et de conquête, leur apparut tout à coup. Et l'âme bouddhique trouva en eux à ce moment-là son expression la plus sereine. Jamais les peintres chinois, malgré leur forme brève, n'allèrent aussi loin que leurs élèves, les artistes du Nippon, dans la stylisation schématisée de la nature. Il ne s'agissait pas de décorer des maisons ou des temples. Ils illustraient des poèmes pour eux, dans ce sentiment à la fois profondément doux et profondément égoïste de l'anachorète arrivé à l'apaisement passionnel. L'agitation des villes ne les atteignait pas. Les images qu'ils traçaient sur la soie avec une minutie sans lassitude ou faisaient naître lentement des taches d'encre qu'écrasait leur pinceau sur le papier de riz, n'exprimaient pas souvent autre chose que la paix intérieure du philosophe feuilletant les écrits des sages au milieu des arbres indulgents ou sur le bord des eaux pures. Ils n'entendaient pas d'autres bruits que celui des torrents dans la montagne ou le bêlement des troupeaux. Ils aimaient les heures indécises, la lueur des nuits lunaires, l'hésitation des saisons moyennes, les brumes qui montent à l'aube des rizières inondées. Ils s'étaient fait une fraîcheur d'âme pareille à celle du matin dont les oiseaux s'enivrent. Il est à peu près impossible de considérer la peinture chinoise selon cette courbe harmonieuse qui assure à presque toutes les Écoles l'apparence d'une concentration synthétique de tous les éléments de l'oeuvre à ses débuts, plus tard de leur épanouissement progressif dans une expression équilibrée, plus tard encore de leur désordre et de leur dispersion. Suivant le lieu, suivant les circonstances, l'aspect d'un siècle changera. L'hiératisme bouddhique, par exemple, n’apparaîtra pas ici. Et là, il se prolongera jusqu'au seuil du monde moderne ; isolé dans quelque région éloignée des centres de vie, ou bien retranché du monde environnant qui vit et bouge, au fond de quelque cloître bien fermé. Il faut parfois deux cents ans pour qu'une province s'anime et obéisse aux sentiments d'une autre qui déjà les a oubliés. Chez les Thibétains c'est constant, mais c'est aussi plus explicable. La Corée, par exemple, retarde toujours sur la Chine, alors que le Japon, qui brûle les étapes, est capable d'imiter à sa guise une forme disparue de Chine depuis dix siècles ou naissante à peine aujourd'hui. Le Thibet s'imprègne de l'Inde, le Turkestan de la Perse, l'Indochine du Cambodge et du Laos. En Chine même c'est pareil, suivant la dynastie, l'école, la région, la religion. Seul, comme partout, presque immuable dans l'espace et la durée, l'art bouddhique, évidemment plus affaibli à mesure que la foi baisse, reste distinct de tout ce qui n'est pas lui-même, distinct et distant, langage symbolique de l'infini et de l'universel, lumière spirituelle concentrée dans une forme humaine assise, et ruisselant de toutes ses surfaces inépuisablement. Si l'on considère la peinture chinoise en masse et dans son ensemble et sans tenir compte des tentatives locales d’émancipation, des survivances artificielles de soumission, de la confusion générale de son développement, on peut dire que quinze siècles s'écoulèrent, peut-être, avant que l'égoïsme chinois consentît à s'arracher à la vie contemplative pour descendre vers le torrent où le martin-pêcheur guette sa proie, ou s'approcher furtivement de la branche sur laquelle le rossignol, gelé par l'aube, roule son dernier sanglot en ébouriffant ses plumes, ou observer le merle noir qui sautille sur la neige. Ce n'est guère que sous les Mings, au XIVe, au XVe siècle, que les peintres chinois regardèrent de plus près les oiseaux, les poissons, les fleurs, comme s'ils voulaient léguer au Japon qui leur demandait de l'instruire, l'incomparable science dont les avaient armés deux ou trois mille ans d'observation pratique et immédiatement intéressée. Avec une facilité déconcertante, ils dédaignèrent à ce moment-là le langage conventionnel qui avait fait la gloire de leur art, la liberté disciplinée qui leur permettait d'exprimer les abstractions sentimentales à condition de respecter et d’exalter les seules lois de l'harmonie. Hors des oiseaux, des poissons, des fleurs, des choses qu'il faut tenir entre les doigts pour les décrire, hors des portraits directs, purs et nets, dont la pénétration candide étonne, hors des paravents brodés et des peintures décoratives qui tremblent de battements d'ailes, la grande peinture chinoise nous envahit à la façon des ondes musicales. Elle éveille des sensations intimes et vagues, d'une profondeur sans limites, mais impossibles à situer, qui passent les unes dans les autres et s'enflent de proche en proche pour nous conquérir entièrement sans nous permettre d’en saisir l'origine et la fin. Les formes chinoises peintes n'ont pas l'air d'être encore sorties du limon primitif. Ou bien encore on les dirait apparues à travers une couche d'eau si limpide, si calme qu'elle ne troublerait pas leurs tons depuis mille ans saisis et immobilisés sous elle. Pollen des fleurs, nuances indécises de la gorge des oiseaux, couleurs subtiles qui montent, avec leur maturité même, de la profondeur des fruits, les soies peintes de la Chine n'ont rien à voir avec l'objet. Ce sont des états d'âme en présence du monde, et l'objet n'est qu'un signe, d'ailleurs profondément aimé, qui suggère cet état d'âme suivant la façon dont il se comporte et se combine avec les autres objets. La transposition est complète, et constante. Et elle leur permet de peindre ou plutôt d'évoquer des choses jamais vues, – des fonds sous-marins par exemple, – avec une poésie si profonde qu'elle crée la réalité. Ainsi, sur une toile de la grandeur d'une serviette où, dans le brouillard du matin, un héron lisse ses plumes, l'espace immense est suggéré. L'espace est le complice perpétuel de l'artiste chinois. Il se condense autour de ses peintures avec tant de lenteur subtile qu'elles semblent émaner de lui. Ils peignent leurs noirs et leurs rouges avec une douceur puissante, et comme s'ils les dégageaient peu à peu de la patine d'ambre sombre qu'ils paraissent avoir prévue et calculée. Des enfants jouent, des femmes passent, des sages et des dieux devisent, mais ce n'est jamais cela qu'on voit. On entend des mélodies paisibles qui tombent sur le coeur en nappes de sérénité. La sérénité, par malheur, s'use aussi vite que l'enthousiasme, car elle est comme lui l'effort. À mesure qu'ils s'éloignaient des sources, les artistes chinois en arrivaient, pour se créer l'état mental qu'avaient prescrit les sages, à demander au vin l’enthousiasme artificiel d'où naissait, suivant la dose absorbée et l'orientation de l'esprit, la fougue, la joie, l'ironie, la sérénité elle-même. À force d'être maîtres d'eux, ils écrasaient en eux la vie. De siècle en siècle, avec la lenteur étrange qui caractérise leur action, la peinture des Chinois, prise à son service par la cour impériale dès qu'elle sortit des couvents, suivit l'évolution de leurs autres langages avec un entêtement d'autant plus dangereux pour elle qu'elle doit rester, si elle veut vivre, le plus individuel de tous. Elle se développa dans une atmosphère à peu près irrespirable de formules, de règles et de canons dont on remplit vingt mille ouvrages, codes, histoires, listes de praticiens et nomenclatures de tableaux, recueils techniques qui transformèrent l'art de peindre en une sorte de science exacte et firent naître des milliers d'imitateurs et de plagiaires d'une incroyable habileté. Elle retourna vers ses origines graphiques en créant d'énormes volumes de modèles où l'on pouvait trouver des formes dessinées dans tous leurs détails et sous tous leurs aspects, et qui ne laissaient plus au peintre qu'un travail de groupement. Le vice capital de l'écriture chinoise qui arrête le développement de l'esprit en enrayant l'échange des idées et précipite l'abstraction vers la sophistique puérile réapparaissait dans l'expression dernière de l'art qu’elle avait doté de son premier outil technique. Ainsi le monde objectif trop oublié se venge. L'ivresse de l'esprit débarrassé de toute entrave est interdite à l'homme qui n'a plus le droit de chercher des formes d'équilibre différentes de celles que l'ancêtre réalisa pour son repos. III C'est à la fois l'ancre où se tient l'âme chinoise, et son écueil. Son architecture de luxe, les pagodes, les palais, le révèle en pleine clarté. Tout y est préconçu, artificiel et fait pour la démonstration d'un certain nombre de règles immémoriales de métaphysique et de bon sens. La faïence et l'émail des toits, les bleus, les verts, les jaunes miroitant au soleil sous le voile toujours suspendu de la poussière, sont surtout là pour la joie de l'oeil, bien que chacun d'eux symbolise un phénomène météorologique ou les bois, les labours, les eaux, un pan de la robe terrestre. Et si tout est bleu dans les temples du ciel, tout rouge dans les temples du soleil, tout jaune dans les temples de la terre, tout blanc-bleuté dans les temples de la lune, c'est afin d'établir entre les harmonies sensuelles et les harmonies naturelles une solidarité intime et continue, où la sérénité du coeur se fixe, s'immobilise et se démontre à elle-même sa certitude et sa nécessité. Mais, au-dessous du grand besoin d'unité et de calme, le fétichisme et la magie affirment patiemment leurs droits. L'orientation de l'édifice, le nombre toujours impair des toits superposés et relevés aux angles, souvenir des tentes mongoles, les clochettes grelottant à la moindre brise, les monstres de terre cuite sur les corniches ajourées, les maximes morales peintes partout, les découpures de bois doré, tout cet ensemble en buissons d'épines, ces crêtes, ces arêtes, ces formes hérissées et griffues, tout répond au souci constant d'attirer ou d'écarter de soi-même et des maisons voisines les génies du vent et de l'eau. Ainsi pour les grands parcs artificiels où tous les accidents du sol, montagnes, rochers, ruisseaux, cascades, bois et taillis sont imités jusqu'à la manie, comme si les Chinois, qui ne changent jamais, hors des villes, l'aspect primitif de la terre natale, témoignaient le respect qu'elle leur inspire en la torturant jusqu’à la réduire à la mesure du luxe humain. C'est un peuple plus soumis que religieux, plus respectueux qu'enthousiaste. Non qu'il manque de dieux, non qu'il ne les croie pas réels. Ceux qui se disent les disciples du profond Lao-Tseu, les taoïstes, ont introduit chez les Chinois autant de divinités, peut-être, qu'il en naît et meurt chaque jour sur la terre indienne. Mais toutes ces croyances qui ne se traduisent, d'ailleurs, que par des pratiques de superstition populaire, se brouillent, se pénètrent, coexistent même presque toujours chez le même individu. Au fond qu'il soit bouddhiste, taoïste, musulman ou chrétien, le Chinois croit ce qu'on lui a conseillé de croire sans éprouver le grand besoin mystique d'accroître, de modifier ou d’imposer sa foi. Ses dieux, ce sont des abstractions très positives, la longévité, la richesse, la sensualité, la littérature, la charité, ce sont des démons, des génies protecteurs ou hostiles, les esprits de la terre, du ciel, de la mer, des étoiles, des montagnes, des villes, des villages, des vents, des nuages, des eaux courantes, ce sont encore des savants et des lettrés héroïsés. Mais ils n'ont pas d'autre importance. Si le Chinois reste très sage, s'il observe le respect filial, obéit aux ancêtres, à l'Empereur, aux mandarins qui le représentent, s'il prend bien garde d'orienter sa maison de manière à ne pas gêner les esprits et à préserver leurs demeures aquatiques, aériennes ou souterraines, – ce qui révèle en lui l'hygiéniste, le météorologiste et l'agriculteur – il ne doute pas que ces esprits le regardent avec bienveillance. Nulle inquiétude qui le laboure en profondeur. En éteignant le désir on éteint le remords, mais on éteint aussi le rêve. Ce qui s'accroît, à cette longue habitude de discipline et d'obéissance morale, c'est la patience. Le Chinois a scruté si longuement les formes avant de se permettre d'imprimer dans la matière le symbole de ses abstractions, que toutes sont définies dans sa mémoire par leurs caractères essentiels. Pour parvenir jusqu'à la loi, nous écartons sans hésiter, quand l'éclair de l'intuition nous illumine, tous les accidents qui la dissimulent. Le Chinois les rassemble, au contraire, les catalogue et les utilise afin de démontrer la loi. Ses audaces ne peuvent choquer que ceux qui ne connaissent pas sa science. Puisque l'abstraction est arrêtée, on pourra, pour la rendre plus évidente, plier, dévier, torturer la forme en tous sens, creuser le visage de rides qui entameront le squelette, armer la bouche de cent dents et les épaules de dix bras, sommer la tête d'un crâne monstrueux, faire grimacer la figure, s'exorbiter ou s’excaver les yeux, accentuer le rire ou les pleurs jusqu'aux rictus les plus improbables, étager les mamelles croulantes sur le lard des ventres assis, tordre les reins, tordre les bras, tordre les jambes, nouer les doigts en ceps de vignes. On pourra faire ramper sur les corniches, s'écarteler sur les étendards de soie jaune ou dresser au seuil des palais toute une armée de dragons héraldiques, de phénix, de licornes, de chimères tortueuses, qui ne représentent peut-être qu’un souvenir lointain, transmis par les vieilles légendes, des derniers monstres primitifs égarés parmi les premiers hommes. C'est cet esprit qui pousse les lettrés à obéir aux rites jusqu'à ne plus avoir que des gestes étudiés, les historiens à déformer l'histoire pour la faire entrer dans les cadres de leurs systèmes, les jardiniers à torturer les arbres, à fabriquer des fleurs, les pères à broyer les pieds de leurs filles, les bourreaux à dépecer les hommes. La morale traditionnelle écrasera la vie plutôt que d'adopter son libre mouvement. Mais aussi, quand la vie est d'accord avec la morale, quand l'émotion et la volonté se rencontrent, quand les entités de bonté, de douceur, de justice habitent naturellement l'esprit de l'artiste, quelle bonté, quelle douceur, quelle justice dans les visages et les gestes des dieux ! Pour combattre et faire oublier la sérénité des grands bouddhas de bois doré, assis sur leur lit de lotus, les mains ouvertes, la face illuminée de paix et rayonnant dans l'ombre du sanctuaire de l'absolu qui les pénètre, l'art taoïste ramasse dans la vie tout ce qu'il peut y trouver d'expressions engageantes, le sourire divin et la danse des femmes, la bonté narquoise des sages, l’enfantine joie des élus, l'allégresse indicible où nage la trinité du bonheur. Une étrange douceur émane de tous ces bibelots de bois et d'ivoire, de jade et de bronze qui peuplent les pagodes et encombrent les éventaires à enseignes de papier peint le long des rues grouillantes où s'entasse l'ordure humaine. Vraiment, le philosophe a tout à fait éteint, au coeur de ce peuple philosophe, l'inquiétude qui torture mais fait si souvent monter plus haut : Qu'importe. Là où il est, il a la force de celui qui sait peu, mais est certain de ce qu'il sait. Cette paix, sans doute, est un peu béate, cette absence de soucis, cette absence de rêves a peut-être à la longue quelque chose d'irritant et même de malsain. Mais on y lit une telle certitude d'honnêteté qu'on se sent attaché aux hommes qui ont donné de leur vie morale cette expression si singulière, par le fonds même de la nature humaine où la lutte incessante a pour origine l'aspiration vers le mieux. L'étrange, c'est que la beauté soit pour nous dans cette lutte même et que le Chinois la rencontre dans la victoire ancienne que ses aïeux ont remportée pour lui. Il dit son enthousiasme sans lyrisme et têtu pour ceux qui lui donnèrent à jamais le repos de la conscience. Et c'est le poids de ce repos que nous éprouvons dans son art. Car c'est là le mystère de cette âme très complexe en surface, mais infiniment simple au fond. Une science si sûre de la forme qu'elle peut la faire grimacer logiquement jusqu'à l'impossible, mais qu’elle peut aussi, quand elle s'illumine d'un éclair d'émotion ou se trouve en présence de la nécessité de construire une oeuvre durable et immédiatement utile, atteindre à l'essentielle et profonde beauté. Il ne faut pas croire que leurs parcs artificiels manquent de fraîcheur et de silence et que les fleurs étranges qu'ils y cultivent ne rassemblent pas, dans le torrent de leurs symphonies triomphales, tout l'Orient, des récifs de corail aux rivières de perle, des somptueuses soies brochées qui déploient le rouge ou le bleu des dragons héraldiques sur le jaune impérial éclaboussé de fleurs aux émaux chatoyants et troubles, des couchers et des levers d’astres dans les nuées de poudre à la limpidité des ciels balayés par les eaux. Il ne faut pas croire surtout que leur architecture, bien que ses spécimens les plus anciens, grâce à la fragilité des matériaux, ne soient pas très antérieurs au Xe siècle, manque de science et de solidité. Pour garantir les édifices des chaleurs et des pluies, ils savent faire pencher et déborder les toits qu’ils soutiennent par des combinaisons de charpentes démontables puissantes et légères comme des créations naturelles. Ils savent surtout, comme les Romains, et avec tous les vieux peuples de l'énorme continent massif où alternent les grands sommets, les grands déserts, les grandes forêts, les grands fleuves, donner à leurs édifices utilitaires, ponts, portes triomphales, arches géantes, remparts crénelés, murailles immenses fermant les plaines et gravissant les montagnes, cette allure aérienne ou lourde, mais toujours grandiose et ferme comme le piédestal où poser notre certitude d'avoir accompli tout notre effort. Comme les vieux sculpteurs de la vallée du Nil, ils ont animé le désert d’avenues de colosses, d'un modelé si vaste et si sommaire qu'ils paraissent être présents de toute éternité au milieu des solitudes et résumer en leur structure ramassée les ondulations des sables jusqu'aux contreforts des monts et la sphéricité du ciel sur le cercle des plaines. IV Si la Chine n'avait pas fait la tentative étrange de tailler sur les parois du temple de Hiao-tang chan, vers l'époque où Marc-Aurèle lui envoyait des ambassades, les silhouettes plates qui ressemblent à des ombres sur un mur, si d'autre part on ne commençait à connaître quelques figures archaïques qui remontent au commencement de notre ère au moins, on pourrait croire, et on a cru longtemps, qu'elle ne sculpta pas une pierre avant que les conquérants des provinces du Nord lui aient apporté, au Ve siècle, la contagion morale de la religion du Bouddha. Ici, comme aux Indes, le flot qui montait des coeurs pleins d'espérance, creusa les montagnes et submergea les rochers. Quand il se retira, des figures colossales, de purs visages aux yeux baissés, des géants assis, les deux mains croisées et ouvertes, des processions puissantes sur qui l'on secouait des palmes et des éventails, dix mille dieux souriants, silencieux et doux habitaient dans les ténèbres. Les falaises, du haut en bas, étaient sculptées, toutes les fentes du roc avaient des parois vivantes, le rayonnement de l'esprit tombait des piliers et des voûtes attaqués au hasard des saillies et des creux. Cent sculpteurs travaillaient dans l'ombre à modeler brièvement la même statue gigantesque, et telle était l'unité et la puissance de l'énergie créatrice qui les animait, que le monstre divin semblait sortir de deux mains, d'une intelligence, être comme un long cri d'amour qu'une seule poitrine prolongeait à travers les temps. Et c'est peut-être là que la sculpture bouddhique atteignit l'expression suprême d'une science de la lumière qui ne ressemble à rien de ce qu'on trouve même chez les plus grands sculpteurs. La lumière ne paraît pas se confondre, comme en Égypte par exemple, avec les plans de la statue pour en subtiliser les passages et les profils. On dirait qu'elle flotte autour d'elle. La forme semble nager, onduler sous la lumière, comme une vague qui passe sans commencement et sans fin. Mais ceci est spécifiquement bouddhique, commun à cette École des conquérants du Nord, aux statuaires des Indes et de la Corée, du Japon et du Cambodge, du Thibet et de Java. Commun à toute cette étrange statuaire internationale bouddhique, où l'influence grecque est toujours manifeste dans la pureté nerveuse des profils occidentalisés, l'harmonie des proportions, l'objectivisme résumé et idéalisé par l'intelligence. La Chine proprement dite ne participa guère à l'acte de foi qu'affirmait sur son territoire l’envahisseur venu des plateaux de l'Asie centrale. Elle ne consentit sans doute que pour une heure à s'abandonner à l'illusion suprême des paradis promis. Le peuple le plus réfléchi, mais peut-être à cause de cela, le moins idéaliste de l'histoire, n'avait cédé qu’à contre-coeur à l'entraînement général qui donna à toute l'Asie orientale cet art impersonnel, secret, et d'une spiritualité si pure dont il lui fallut dix siècles pour se dégager tout à fait. À dire vrai, c'est sur la Chine que la vague bouddhiste s'attarda le moins longtemps. La Chine reprit très vite ses habitudes de méditation positive à qui ce bref élan d'amour allait donner encore plus de profondeur et de poids, comme il arrive au lendemain d'une passion douloureuse et trop clairvoyante. Elle se tourna de nouveau vers la mort, et comme ceux qui avaient creusé sous ses yeux les montagnes lui avaient appris à dégager du chaos la forme architecturée sur qui la lumière et l'ombre répandent l'esprit de la vie, elle put donner au poème funèbre qu’elle chanta pendant mille ans, du VIIe au XVIe siècle, une plénitude et une gravité d'accent qu'on avait oubliées depuis l'Égypte, quelque chose de lourd, de catégorique et d'assis, et comme la conclusion dernière d'une intelligence qui a fait le tour d'elle-même, et n'a pas découvert une seule fissure par où le doute puisse entrer. On ne trouve pas, sans doute, dans les statues funéraires de la Chine, cette illumination secrète qui monte des régions profondes des colosses égyptiens pour unir au niveau de leurs surfaces ondulantes l'esprit de l'homme à la lumière. Le peuple chinois, maître de son sol et de ses cultures, n'a jamais assez souffert pour chercher dans l'espoir constant de la mort la liberté intérieure et la consolation de vivre. Il regardait la mort avec placidité, sans plus de frayeur que de désir. Mais il ne la perdait pas de vue, ce qui donnait à son positivisme une formidable importance. La méditation sur la mort fait voir les choses essentielles. L'anecdote où l'on se perd quand on est tourné vers les aventures de la vie, quitte l'esprit pour toujours. Il ne s'arrête plus à rien de ce qui intéresse et retient la majorité des hommes. Il sait qu’il s'écoule tout entier comme le jour qui passe entre deux battements de paupière et que c'est à la lueur de cet éclair qu’il doit saisir l'absolu. Et c'est parce qu'il n'aperçoit rien au delà de la vie que son hymne à la mort ramasse tout ce qu'il y a d'immortel dans la vie pour le confier à l'avenir. La sculpture funéraire grandit avec la puissance chinoise et déclina quand la puissance chinoise pencha vers le déclin. Des tombes des T'ang à celles des Mings, les deux dynasties extrêmes de la Chine à son apogée, le désert chinois, le désert jaune et rouge qui ondule faiblement vers les chaînes éloignées où dorment le cuivre et le fer, le désert chinois vit surgir des formes massives, hommes, éléphants, chameaux, béliers, chevaux, autruches, les uns debout, les autres couchés, tous immobiles et qui veillaient sur le sommeil des empereurs. Tout entière, la plaine était une oeuvre d'art, comme un mur à décorer dont les sculpteurs utilisaient les courbes, les saillies, les perspectives pour donner aux géants de pierre leur valeur et leur accent. On les voyait venir de l'horizon, marchant comme une armée, gravissant les collines, descendant dans les vallons, insoucieux, dès qu'ils s'étaient levés pour la marche ou la parade, des herbes et des ronces qui recommençaient à croître aussitôt les tailleurs d'images disparus. Les monstres se suivaient et se regardaient, les lions tapis assistaient au passage des tributaires que masquaient et révélaient tour à tour les ondulations du sol, une foule, seule et silencieuse dans la poussière et sous le ciel, dressait des formes séparées, absolues et définitives comme pour porter à la fin de la terre, alors que le soleil même serait éteint, le formidable témoignage que l'homme avait passé là. Partis avec les tombeaux des T'ang, les bas-reliefs puissants qui font penser à une Assyrie visitée par la Grèce, de la vision la plus directe, condensant peu à peu leur science dans une expression de plus en plus sommaire, les sculpteurs chinois étaient arrivés, sous les Song, à concevoir l'objet comme une masse si remplie, si dépourvue de détails et d'accidents, si dense et abrégée, qu'elle semblait porter le poids de trente siècles de méditation métaphysique. Ils pouvaient désormais se permettre toutes les stylisations, toutes les déformations, toutes les audaces nécessaires à l'affirmation des vérités morales révélées à la Chine par les sages des anciens jours. Sous les Mings, au moment où ils vont déposer l'outil, où la Chine, piétinant sur place, va laisser le Japon échapper à son étreinte pour qu'il se rue dans la liberté de la vie à la conquête de lui-même, les artistes chinois ont acquis une virtuosité grandiose. Pour garder leurs temples, ils fondent d'énormes statues de fer. Ils décorent des murs et des voûtes de grandes figures étranges, qui s'organisent en lignes mélodiques ondulant en courbes irrégulières, mais continues et rythmées comme des rides à la surface de l'eau. Dans les avenues colossales, les monstres grimaçants et les chimères alternent avec les éléphants massifs, les dromadaires, les guerriers droits et purs comme des tours. C'est donc aussi bien dans les formes les plus détournées de leur réalité première que dans les pierres sculptées qui rappellent le plus les masses vivantes se profilant sur une plaine poussiéreuse à l'approche du soir, les vraies bêtes domestiques des troupeaux et des caravanes, qu'on peut chercher le centre de l'âme chinoise, dépourvue d'imagination, mais si ferme et si concentrée qu'il n'est pas impossible que son réalisme immobile parvienne à faire reculer un jour l'idéalisme ascensionnel de l'Occident pour s'imposer aux hommes avides de repos. C'est une immensité que l'art chinois. L'ouvrier d'art y joue un rôle aussi unanime, aussi permanent qu'en Égypte. Il peuple, depuis trente siècles, de meubles, de tapis, de vases, de bijoux, de figurines, les demeures des vivants et les demeures des morts. Les trois quarts de sa production sont peut-être encore sous terre. Les vallées de ses deux fleuves constituent une mine d'art sans doute aussi inépuisable que celle de la vallée du Nil. Et aussi variée en formes graves, ou terribles, ou charmantes, toujours imprévues et subtiles, des pots de bronze qu'ils enfouissent volontairement pour des siècles afin que la patine des sucs et des minéraux terrestres agisse avec lenteur sur eux, aux foules de « Tanagras » qui sortent de leurs nécropoles, moins pittoresques à coup sûr que leurs soeurs grecques, mais aussi plus résumées, plus pures, conçues selon des profils plus fuyants, des plans plus décisifs, des masses plus tournantes, et apportant à la grâce, à la chasteté, à la majesté féminines un hommage encore plus touchant. Qu'importe l'apparence à première vue paradoxale de cet art infini où nous commençons à apercevoir, comme nous l’avons fait pour l'Égypte au premier abord aussi monstrueuse, la simplicité, l'unité, la cohérence grandiose des plus étranges conceptions ! Sous les grimaces de ses statues, sous les vêtements compliqués dont elle les couvre, sous les corniches biscornues de ses architectures, le hérissement des monstres vernissés et le flamboiement rouge et or de ses sanctuaires, il y a la présence réelle d'une charpente indestructible. Le modelé sculptural, sinueux et balancé chez les Grecs, mouvant chez les Indiens, rectangulaire chez les Égyptiens, est sphérique chez les Chinois. Le passage et le plan, sous les ornements et les attributs symboliques, sous les replis et les torsions les plus désordonnés des monstres, le passage et le plan pénètrent l'un dans l'autre par progrès continus et lents, comme pour faire un bloc fermé. Dans les sculptures essentielles, on dirait que la forme monte lentement vers l'abstraction, que l'abstraction descend lentement vers la forme et qu'un éclair jaillit où la fusion se fait, éternelle, compacte, pure. La Chine, alors, avec l'Égypte, la Grèce, l'Inde, la France du Moyen Âge, la Chine atteint l'une des cimes de l'esprit. V L'unité sphérique du modelé qui traduit son âme immémoriale est l'image de sa substance. Par sa configuration, par son sol, par la race qui la peuple, la Mésopotamie chinoise est une. La Chine et les Chinois font une chose agglomérée où la solidarité morale et sociale, la passivité, l'impersonnalité des foules prolongent leur pays jusqu'aux profondeurs de leur être. C'est une masse jaune, sans contours, faite des poussières séculaires apportées par les vents du Nord et dont les tourbillons éternels assombrissent le disque solaire, de la glaise entraînée par les fleuves pour couvrir la terre d'alluvions, des maisons crépies de boue, des hommes recouverts d'une croûte jaunâtre par laquelle ils continuent le sol. La terre jaune va jusqu'au coeur des villes et le perpétuel échange de la misère, de la crasse, des denrées portées par les caravanes et les convois fluviaux, imprime à toute la masse profonde un mouvement compact et lent ne sortant jamais du même cercle. L'horizon est aussi borné que la vie et toute l'étendue et toute la durée du monde s'agglutinent en un bloc. Agriculteur ou plutôt jardinier, et depuis dix mille ans peut-être, cultivant son carré de terre avec une lente patience, une sollicitude lente, y accumulant soigneusement l'engrais humain, tirant d'un espace infime sa nourriture, celle des siens, celle de ses bêtes, toujours penché sur son sol mou, habitant souvent sous sa surface, toute sa peau, ses pieds, ses mains imprégnés de lui, le Chinois en connaît le poids, la consistance, le degré d'humidité et de sécheresse, le goût. Il entend le murmure sourd qu'elle a sous la poussée des germes. On dirait que toute son imagination sensuelle s'est concentrée dans le désir de manier cette terre onctueuse et les matières qu'il en tire, le jade gras, la cornaline, le cristal, l'agate, la calcédoine, les pierres dures dont il sait utiliser les taches, suivre les veines, le kaolin et le silex, la terre blanche, le cuivre et l'étain coulés ensemble pour enfanter le bronze noir. Il connaît si bien la matière, il sait à tel point quelles sont ses moeurs, ses habitudes, ses manies, qu'il la fait fondre ou cuire en ménageant ou en forçant le feu pour la rendre plus ou moins dure, plus ou moins cassante, la veiner, la mêler à d'autres matières, y faire ruisseler la poudre métallique liquéfiée par la chaleur, ou la fendre de craquelures. L'airain, où il sait couler de profondes moires d'or vert, d'or jaune, d'or rouge, d'or violet, des bleus irisés et suspects comme des eaux dormantes, l'airain pesant, dense, sonore et dur prend sous sa main des formes écrasées et ventrues, des aspects de blocs pleins dont les incrustations, la rugueuse écorce, les entrelacements de peaux gluantes, d'épines et de tentacules, laissent intact et pur le profil lourd. Ses dragons boursouflés, que soulève la palpitation gargouillante des monstres marins, ses escargots, ses crapauds gonflés de pustules, sont repoussés du dedans du métal avec tant de sûreté qu'ils semblent attachés à lui par leurs viscosités et leurs ventouses. Il broie en poussière impondérable, pour la fondre et la couler entre d'étroits réseaux de cuivre ou d'or le corail et la turquoise, et ses bleus obscurs, ses verts mats, ses rouges opaques et sourds enferment dans l'émail assombri par la flamme, des fleurs ensanglantées, des feuilles épaisses, le plumage rutilant et doré des oiseaux. Sur la porcelaine, enfin, il définit ses dons de peintre qui n'avaient jamais pu entrer tout à fait dans le siècle et se dégager complètement des procédés calligraphiques d'où ils étaient nés dans les couvents. Alors il fait entrer la couleur dans la pâte, l’incorpore au glacis des silicates vitrifiés, y projette en traits aussi fins que des fils de toile d'araignée ou larges comme des pétales, ses jardins puérils, lacs, ruisseaux et cascades, kiosques et ponts, papillons, libellules, ses chères campagnes engraissées où fleurit sa science des ciels, des vents et des cultures, azurs lavés de pluie, vols emportés par la rafale, nuées, branches fleuries, roseaux, corolles aquatiques. La fleur, l'insecte, tous les tissus vivants, l'aile, l'étamine, l'antenne, le pollen pulvérulent, toutes les moeurs de l'air, ses transparences insondables, ses brusques opacités, ses infinis de nuances de l'aube à la nuit, de l'averse à la poussière et de la lune pâle au soleil sombre, il a transposé sur le fond mouvant des bleus, des verts, des rouges, des roses, des jaunes, des violets, des blancs, des noirs, le décor multiple où se déroulent les travaux attentifs, concrets et monotones de ceux qui cultivent le sol. Le jour est-il clair et les jardins riants, les peintures trempées de rosée, fraîches comme des aquarelles, tranchent sur les beaux fonds glacés et translucides. Le ciel couvert noircit-il la surface des eaux, alors les branches, les feuilles, les dragons, les paysages surgissent des infinies profondeurs opaques et transparaissent vaguement, ainsi que des mousses et des algues à travers l'épaisseur des sources. Et si le soir est somptueux, la flamme des fours rampe encore au flanc des vases et l'émail diapré chatoie entre ses cloisons d'or. L'airain, la terre cuite ont l'air de gros fruits mûrs, cuirassés d'épines et vernissés, qui vont quitter la branche. Lourde, subtile, pure forme chinoise ! On dirait moins, malgré sa pesanteur, une forme matérielle qu'un son cristallisé. Étrange peuple positif, sans idéal et qui pourtant, tout au fond de son âme obscure, entend cette claire musique. Forme cylindrique, forme ovoïde, forme sphérique, rythme circulaire de la Chine ! La Chine tournera-t-elle donc toujours en cercle, du même effort patient, infatigable, lent, qui lui permet de maintenir le mouvement sauveur et de vivre sans avancer, ou brisera-t-elle ce cercle pour chercher l'idéal toujours renouvelé au sommet même du flot montant des choses et pour tenter de conquérir, dans cette poursuite incessante, l'illusion de sa liberté ? C'est probable. Elle s'agite. Ses cinq cents millions d'hommes vont être entraînés dans le mouvement occidental, rompre notre pénible équilibre séculaire, bouleverser le rythme économique de la planète, peut-être nous imposer à leur tour une immobilité qu'ils mettront mille ou deux mille ans à reconquérir. Nous ne savons rien. La complexité du monde actuel et futur nous déborde. La vie gronde, la vie monte. Elle livrera ses formes à ceux qui vont naître pour les consoler d'être nés. |
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2 | 1932 |
Faure, Elie. D'autres terres en vue [ID D24741]. L'âme chinoise ou humain, trop humain. Quellen : Granet, Marcel. Grousset, René. Kou, Houng-ming. L'esprit du peuple chinois. (Paris : Stock, 1927). Lao-tseu. Tao-te-king : le livre de la voie et de la vertu [ID D2060]. Legendre, A[imé]-F[rançois]. La civilisation chinoise moderne [ID D3179]. Smith, Arthur H. I Le culte du Chinois pour se ancêtres s'explique naturellement quand on se le représente enfoncé dans l'argile épaisse que l'alluvion dépose sur les rives de ses grands fleuves où poussent les plantes potagères, le riz, le millet, le sorgho. Il est penché sur elle pour en tirer sa nourriture, ses pots qu'il y enterre dans le purin, les sels, les déchets organiques, afin que mûrissent sans hâte, même la densité du bronze, des irisations et des moires pareilles à l'afflux du sang sous la peau. Il ne conçoit même pas qu'on s'en puisse séparer. Quand, chassé par la faim, il meurt en terre barbare, son corps rentre chez lui, dût-il parcourir des milliers de lieues sur la mer. Avant de l'y enfouir, on le couche nu sur le sol, comme on l'y a couché quand il venait de naître. Symbole, en vérité. Regardez-le. Il n'est pas fait pour voir le ciel, mais la terre. Ses paupières bridées y ramènent le regard. Il a la couleur de l'argile et presque sa consistance. Elle gicle entre ses orteils, avec la fiente qu'il recueille et distribue soigneusement à chaque carré de légumes. Elle est mêlée aux os des morts pétris dans la matière circulante avec leurs âmes même, avec le souffle des génies qui habitent les eaux hivernales et animent, l'été venu, les rigoles d'irrigation et les ruisseaux. Société tout entière tournée vers son propre passé, marchant à reculons, s'acharnant à freiner l'évolution des esprits par des institutions soumises aux lois éternelles de la procréation, de la naissance, de la mort, du retour régulier des jours et des nuits, de l'alternance des saisons et de la nécessité des météores. Une coutume légendaire, disparue des mœurs mais restée dans l'esprit torpide du symbole, lie toute la vie morale de ces multitudes à la destinée de ce sol gorgé de nourritures, comme la vie des feuilles est conditionnée pour toujours par celle des racines et des sucs souterrains qu'elles cherchent à tâtons : le fils doit boire le bouillon fait avec le cadavre de son père pour s'incorporer ses vertus. Tout l'histoire de la vieille Chine vient de là. Le fils n'est rien par lui-même, surtout s'il est grand. Les honneurs qu'il reçoit dans ce dernier cas sont rapportés automatiquement au père et confèrent la noblesse à la lignée des aïeux. Logique profonde, ramenant l'effet à la cause, les grandes eaux à l'humble source. Les soins physiques et moraux que chaque être se doit ne sont point faits pour conserver sa vie indigne, mais pour éviter aux ombres invisibles la honte et le chagrin. La prolificité, qui accroît le nombre de leurs dévots et l'efficacité de l'obéissance à leurs ordres, est un hommage à ceux qui ont vécu. Conséquences grandioses, solidarisant à jamais l'éternité de l'espèce, la puissance du nombre, le consentement à la famine, à la misère, et puisant dans l'inutilité de vivre la victoire sur la mort. D'autre part exigeant, pour se maintenir dans leur immobilité millénaire, un réseau cohérent de formules rituelles qui rive aux morts et à la terre la destinée de chaque individu vivant, et condamne tous ses actes à une réglementation méticuleuse, ne laissant nulle place aux initiatives de l'intelligence et du cœur. L'individu n'est rien, le social tout. Le rite règne, non le droit. Une immense littérature, des livres par vingtaines de milliers fixent dans les moindres détails, du lever au coucher et jusque dans l'intimité de l'alcôve, tous les gestes qui se rapportent aux repas, et même à l'absorption de chaque aliment, à tous les travaux généraux ou particuliers, à tous les rapports familiaux, sociaux, sexuels. Trois cents règles de cérémonial, trois mille règles de conduite. La civilisation chinoise entière y contracte ce caractère impersonnel devant qui l'Européen éprouve le même vague effroi qu'en présence de la fourmilière ou de la ruche. « Non vouloir, dit Lao-tseu, mais non rien faire, c'est l'essence de l'organisation sociale [...]. Pour diriger l'humain, rien n'égale l'abstention [...]. La société est un système énergique, indirigeable par l'individu : l'organiser, c'est la désorganiser [...]. Posséder sans conquérir, être obéi sans commander [...]. Gouverner, c'est laisser cuire à petit feu [...]. La solidarité comme base de l'équilibre social mène à son automatisme. » Automatisme supposant à l'origine un monde de formules qui, une fois sorties de la tête des sages, ne doivent plus être touchées. Le mandarinat, ici, constituait sa garde vigilante, et c'est grâce à elles qu'il s'est si longtemps maintenu, avec ses concours minutieux, sa science colossale et puérile exigeant des années d'étude pour s'assimiler la forme de quelques idéogrammes, l'invincible respect qu'il inspirait à quatre cents millions d'individus. Aux grandes profondeurs de la pensée chinoise où se confrontent la transcendance de Lao-tseu, les règles morales édictées par Confucius et Mencius, le fétichisme paysan sorti de l'observation millénaire des mœurs de l'eau, des vents, des astres, des plantes potagères, de la terre qui les nourrit, et même encore un peu de la tendresse universelle délivrée par le Bouddha, une interdépendance infrangible soude les contradictions de ces divers courants de l'âme, condamnant par exemple toute révolution nouvelle au nom des révolutions immémoriales inconnues des lettrés eux-mêmes, tout essai de rythme individuel au nom de rythmes collectifs jadis imaginés par quelques grands individus. « Le parfait, dit Lao-tseu, n'a point de conscience individuelle. Il est la conscience sociale. » Vue presque mystique, comme il convient chez ce formidable génie, le seul génie presque mystique de la Chine, mais qui, malgré sa sagesse effrayante, ou peut-être à cause d'elle, n'a pu écarter de sa route le postulat commun à toutes les religions. Esprit d'une liberté telle qu'on n'en voit guère d'autre exemple en Occident que Spinoza ou Montaigne, il est, par cette liberté même contraint de subordonner la Liberté, dans le domaine social, à une ritualisation puérile que Confucius approuve dans le domaine moral. Cercle tragique, d'où l'empirisme et le lyrisme seuls sont parvenus à sortir tour à tour en Occident, parce qu'ils eurent l'énergie de briser la logique pure. « II n'y a pas de plus grand péché que la passion. » C'est la passion, en effet, que le rite traque partout, jusqu'en ses plus secrets repaires. Et pour la saisir il soumet ses innombrables prescriptions à une logique si rigoureuse qu'en enchaînant à ses déductions la stabilité sociale, elle risque d'aboutir à la mort de l'esprit. Il est logique, puisque prince qu'il y a, que sa vertu détermine le bonheur de ses sujets et même la poussée des plantes, que famine et abondance, sécheresse et pluie, maladie et santé des bêtes de somme, tout en dépende, et que cette foi donne au prince le sens et le souci de ses responsabilités. Il est logique que le crime ne soit pas regardé comme individuel et que le père, souvent la famille, parfois le village entier soient punis pour le racheter. Il est logique de penser que la pureté du sang, dans les familles, est assurée par la ligne femelle, que le neveu succède à l'oncle maternel, que la familiarité consanguine soit permise entre parents utérins seuls, alors que le père, nécessairement putatif, paie sa qualité de chef absolu dans l'ordre social par le renoncement à l'amour des siens. Il est logique que l'époux et l'épouse, choisis dans des familles ennemies pour équilibrer le contrat sexuel par des vertus complémentaires, soient regardés a priori comme des éléments antagonistes dont l'analogie se retrouve dans le dualisme au moins apparent qu'offrent les phénomènes naturels - mâle et femelle, nuit et jour, froid et chaleur, eau et feu, ciel et terre, soleil et lune, et même - ceci est plus intéressant encore - métaux amalgamés. Il est logique que l'impulsion sexuelle leur soit interdite, et que des cérémonies minutieuses président à leur rapprochement. Il n'est même point illogique de voir les obligations du père envers ses fils se manifester, à jours fixes, par des hurlements et trépignements cadencés, ni d'assister aux colères burlesques des femmes perchées sur les toits et hurlant à perdre haleine des heures entières, même quand il n'y a personne pour les écouter. Car ce sont là dérivations, stylisations, et par conséquent instruments de règne sur ce que nous nommons passions. Comment refuser d'y voir les expressions d'une sagesse imperturbable qu'une très vieille observation du cœur humain systématise depuis trente siècles, et peut-être beaucoup plus ? On comprend que le châtiment réservé à qui commande, l'amour écarté de l'union légale et pourchassé dans la famille, le culte de la probité, du mariage, du pouvoir pédagogique, des travaux champêtres ritualisés et par conséquent préservés de tout sentimentalisme, aboutissent en effet à l'automatisme social. Mais on comprend aussi que la même rigueur logique entraîne nécessairement la non-intervention du prince dans les affaires de l'État, sa « Vertu » suffisant à tout. On comprend l'indifférence du mandarin devant les événements extérieurs à sa science livresque qui doit puiser dans son infaillibilité même son efficacité. On comprend la passivité du sujet, celle du groupe familial en qui s'atrophient peu à peu l'invention, l'imagination, le goût du risque. On comprend la condition misérable des femmes à qui est interdit l'élan vers le père et le fils, la polygamie rassasiant le désir à défaut d'amour, l'intimité venant trop tard, quand les rites le permettent, après l'âge sexuel qui peut la tremper de tendresse s'il ne l'a pas détruite en quelques mois. Le lit conjugal est sacré certes, mais aussi le foyer, le puits, la graineterie, tout l'outillage utilitaire. Gardienne des semences, célébrée aux mêmes fêtes que la fécondité du sol, comment la femme ne serait-elle pas passive comme le sol même, matière impersonnelle à semailles et labours ? La fille est au-dessous de l'animal, c'est elle qui, dans les familles pauvres, biens moins souvent qu'on ne dit, un peu plus souvent qu'on ne croit, est jetée nue à la voirie où elle est tuée par le froid ou dévorée par les porcs. Même s'il a été enfanté par la concubine, le fils appartient à l'épouse, qui n'a de valeur que par lui. Une femme répudiée n'est plus la mère de son fils. Le suicide est fréquent chez la jeune mariée, pressé d'échapper au mépris qui l'attend dans sa nouvelle maison. La femme, ainsi, étant rayée de la communion familiale, famille, ville, société n'ont plus qu'une valeur fictive. L'étiquette s'est substituée à l'expansion sentimentale dans toutes les relations entre les individus. L'envie, la jalousie, les vues intéressées ont peut-être disparu, oui. Le drame, partout supprimé, ou plutôt contourné, cesse son action dissolvante, sans doute. Mais sa disparition efface peu à peu, de la dynamique morale, son rôle d'excitateur des hautes facultés dont la nature humaine exige l'intervention et pour durer et pour grandir. De plus, une équivoque à peu près impossible à vaincre règne dans l'esprit du Chinois, porté de plus en plus, depuis des siècles, à confondre avec la conscience l'inextricable réseau des pratiques rituelles dont l'observation rigoureuse lui tient lieu de sincérité. Confucius lui-même mentait, pour obéir aux convenances. Comédie perpétuelle que le Chinois joue, et se joue, et que son amour pour le théâtre et ses pièces interminables qui durent parfois plusieurs jours explique, commente, complique encore. L'impulsion étant l'ennemie, chacun doit modérer, ou cacher, ou feindre, ou exalter ses sentiments suivant le cas, même si l'impulsion est tout à fait absente du caractère ou du moment. La lenteur de l'allure, la lenteur du travail, tout cela vient de l'habitude atavique et pédagogique de réprimer le réflexe ou de le dissimuler. Dans les conseÛs du prince on ne donne pas un avis, on exprime des sentences ou des formules proverbiales. Le Chinois n'aime pas la guerre vigoureusement menée. La bataille doit rester courtoise, pas ou peu sanglante, indécise s'il se peut afin de laisser de l'ouvrage aux diplomates lettrés. C'est un jeu dont on doit user avec modération, comme de tout. Pour le vaincu il faut être clément, car il pourrait vaincre à son tour. On comprend que ça n'aille plus, dès qu'on se trouve en présence du Mongol, de l'Européen, du Japonais. [Note : Dans le dernier conflit, le Chinois a montré qu'il savait se battre. C'est que sa valeur individuelle n'a jamais été contestable, Les causes de sa résistance inattendue sont de deux sortes : lente adaptation de ses cadres aux méthodes nouvelles, modernisation de son matériel de guerre]. Il ne faut pas se presser. Il ne faut pas se compromettre. Il ne faut pas prendre parti. Confucius ne l'a pas caché : tout excès est vice, tout extrême est folie, tout jugement définitif est injustice. Quand au temps, il ne compte pas. S'il ne peut le perdre au théâtre, le Chinois le perd en visites, repas, palabres, et, dans la palabre elle-même, en périphrases continues qui la ramènent à son point de départ et où la vérité devient impossible à saisir. Le Chinois n'arrive jamais. L'essentiel est le voyage. La civilité, pour cela, est méticuleusement stylisée, un entretien d'une heure pour affaires en consomme les trois quarts. La bienveillance est obligatoire, le sourire stéréotypé. Le Chinois pousse la politesse jusqu'à l'importunité, ce qui n'est peut-être pas le comble de la politesse. La franchise européenne, et plus encore américaine, n'est que « grossièreté ». La façade rituelle se dresse imperturbable entre les dehors sociaux et l'intérieur de l'esprit. Il n'est donc guère possible de savoir ce qu'un Chinois pense, pas même à un autre Chinois. Chacun en vient à s'égarer dans sa pensée. Sentant fort bien, au fond, le caractère artificiel de l'attitude d'autrui, il se méfie d'autrui d'autant plus qu'il sait mieux dissimuler lui-même. Le plus souvent, quand on lui parle, il semble ne pas comprendre. Peut-être ne comprend-il pas ? Mais c'est qu'il suit son idée. Il se fait répéter plusieurs fois tel ordre, ou tel avis. Mais il n'accomplit pas cet ordre, il ne suit pas cet avis. Il sourit en écoutant, approuve, et ne tient nul compte de ce qui lui a été dit. On croit que c'est par inintelligence. Rien n'est plus faux. Le Chinois est plus intelligent que la moyenne des Européens, et même des Asiatiques. Mais il erre dans les méandres d'un formalisme dont sa langue monosyllabique, où substantif, adjectif, verbe sont sans déclinaisons ni conjugaisons, où genre, temps et mode sont d'autant moins discernables que le ton seul fke le sens du mot, favorise encore et multiplie à l'infini la structure labyrinthique. Ainsi perd-il de vue la lueur du dehors. Extrême subtilité que l'homme intelligent y affine, aiguise et orchestre, extrême paresse de l'esprit que l'homme fruste y embourbe, l'un et l'autre avec volupté. « Au commencement était le verbe » est la plus haute et la pire des vérités transcendantes. Elle fait glisser aux abîmes les riches terres des hauteurs. La sagesse, départ et fin de la civilisation chinoise, est devenue au cours des siècles plus extérieure encore à son esprit que la raison à celui de la France, plus routinière que l'empirisme qui fit la grandeur anglaise, plus aveugle que la foi par qui l'âme espagnole a tenté de persévérer. Toutes les notions objectives autour de qui s'est organisé l'Occident — phénomènes, actions, sciences, connaissance méthodique et expérimentale - restent lettre morte pour lui. C'est fort bien, comme tout système, mais à condition que ça dure. L'ongle malpropre du lettré, qu'il ne coupe pas et qui entre, en se recourbant, dans les chairs insensibles, est le symbole même de la civilisation chinoise, des vertus qui l'ont fait durer et des vices dont elle meurt. C'est notre folie qui nous fait rire, nous, Européens. Mais nous rions de la sagesse du Chinois. Non que la mascarade mandarine soit plus ridicule que celle du professeur ou juge d'Occident en bonnet carré et toge, ni qu'il soit possible de discerner en quoi diffère l'importance accordée par nous aux dimensions de nos rubans et aux formes de nos crachats de celle que le Chinois assigne à la matière du bouton que ses lettrés arboraient naguère au chapeau. Cependant sa science est plus livresque que la nôtre, ce qui, loin d'excuser nos ridicules, les accroît. En tout cas, il est consolant de voir l'extrême sagesse aboutir à la même bouffonnerie que l'extrême vanité. II Sous ces apparences trompeuses, où donc commence la vertu, où finit-elle ? Et comment la discerner ? Le principe européen de contradiction s'évapore ici dans l'encens des fêtes rituelles, ne laissant de lui-même que les cendres impondérables des entités morales primitives absolument oubliées par les multitudes et que quelques sages à peine parviennent à y retrouver. Qui donc porte en lui la justice, du mandarin qui se garde d'envoyer au prince son rapport sur une inondation ou une famine, sachant que l'une et l'autre sont attribuables à ses péchés, ou du malheureux coolie rompu par des travaux de bête et à peine nourri qui tait sa famine et sa souffrance ? D'ailleurs a-t-il faim, souffre-t-il ? Quand il meurt même, le sait-il ? Et le mandarin, s'il obéit au rite, est-il toujours capable de comprendre que la science véritable n'a rien à voir avec lui ? Une effroyable insensibilité, et chez le maître et chez l'esclave, a peu à peu doublé comme d'une cotte de mailles le vêtement d'un formalisme aujourd'hui déguenillé. La promiscuité sordide, même quand il y a de la place autour, le mépris pour le confort, même quand il serait possible, et qui fait coucher le Chinois au pied de son lit d'hôpital, le tumulte ambiant qu'il n'entend pas, la fatigue qu'il ne sent pas, la saleté des villes et villages, l'encombrement des rues dont chacun use et abuse et que personne n'entretient, les baquets de fiente humaine débordant sur la chaussée à chaque pas du porteur, ou posés par lui sous la table du restaurant, l'étrange horreur de l'eau qui va, chez ces crasseux, jusqu'à la phobie de la pluie, l'endurance inouïe devant les travaux les plus exténuants, devant le froid, devant la faim, la résistance infinie à la douleur physique qui leur fait supporter sans broncher la plus terrible opération ou le plus atroce supplice, tous ces gestes de stoïcisme involontaire et somnolent où l'Européen voudrait démêler ce qui est un bien et ce qui est un mal sont sur le même plan pour le Chinois. Sa douceur bien connue est le corollaire obligé de son absence de pitié pour les autres et lui-même. Elle est, comme sa prétendue cruauté, indifférence. Sa patience infinie a fait son industrie extrême. Je vois encore, au marché de Souchou, des tessons de bouteille rangés sur une étagère, et qui trouvaient acheteur. Tout se vend, les vieux clous rouilles, les paniers sans fond, les talons de bottes, jusqu'aux ordures du ménage des pauvres gens. Le Chinois possède, on a pu le dire, la « science de la misère ». Il sait tirer parti de tout. Capable de rester six jours à jeun sans se plaindre, il se donne, le septième, des indigestions de graisse rance, ou, même s'il n'a pas faim, fait son régal de n'importe quoi, poisson pourri, chien mort, rat empoisonné, vache malade, ce qui contraste étrangement avec les raffinements culinaires du riche et du lettré qui semblent y poursuivre le reflet matériel de la complexité de leur esprit. Vingt personnes arrivent à vivre sur un hectare engraissé de leurs excréments tel un jardin, pied à pied. Le Chinois ne travaille pas pour s'enrichir, mais pour vivre, ou plutôt pour vivoter. La pillerie officielle le laisse tout à fait indifférent. Jamais de réaction visible, ni peut-être même secrète. Les maladies ne comptent pas. Il guérit sans soins des plus graves, et s'il crève, ce n'est rien. La plus affreuse infirmité laisse insensible tout le monde, même qui en est atteint. Donc patience, « vertu » = indifférence, « vice », devant la souffrance d'autrui, la mort des enfants, la torture infligée au criminel ou à ceux qui paient pour lui - le crime étant impersonnel, signe de haute sagesse - les supplices variés aussi méticuleux qu'un rite, l'écrasement systématique du pied des petites filles, la vente des petits garçons, intacts ou châtrés, aux vieux homosexuels fardés comme des poupées, toute cette minutie de l'horreur dont les lettrés se passent les recettes avec la même rigueur que les règles de bienséance ou les préceptes de moralité. La pullulation sans mesure est le type du cercle vicieux où le bien et le mal fusionnent. Tout ce qui n'est pas formalisme devient fatalisme absolu dans le domaine social. « L'eau, dit encore Lao-tseu, est invincible, étant passive. » Cependant, comment se refuser de voir la réserve immense de force que représente l'optimisme dérivé de cette passivité commune à tous les individus et qui est le signe de la résignation ancestrale forgée, trempée, travaillée, perfectionnée, entretenue par le sage des anciens jours et son église mandarine, et d'une notion d'inutilité de l'effort aussi apte à amener la rouille sociale que la contemplation favorable à l'égalité d'humeur ? Les maximes, les sentences, les proverbes populaires, les chants et danses qui rythment les labours, les semailles, les moissons, expriment une sorte de gaieté douce, assoupie, légèrement ironique, d'origine artificielle certes, mais qui a fini par persuader à ce peuple qu'il est heureux - et qui sait même si, malgré sa profonde misère, il ne l'est pas ? Son scepticisme souriant fait figure de bonheur, et c'est peut-être le pays où on trouverait le paysan, si l'on pouvait pénétrer le fond de son âme, comme étant le plus près du philosophe social. Vue du dehors, de loin, d'ensemble, à travers sa littérature, par exemple, ou son art, l'âme chinoise dégage une profondeur dans l'accent, une constance dans la fraîcheur et la délicatesse, une patience à dégager du monde et de ses apparences leur logique et leur continuité qu'on ne rencontre pas ailleurs, avant ni après elle, hors l'Egypte d'autrefois. Je sais bien que le plus bel âge de cet art date des siècles où le bouddhisme, répandu par les missionnaires hindous, avait pénétré de son humanité, envahissante comme l'eau dans une terre desséchée, le grand corps chinois qui déjà tendait à s'immobiliser. Cependant, l'âme chinoise en portait, même avant le bouddhisme, des germes très verts, et même après lui, tant était profonde l'empreinte, il continua des siècles à ruisseler d'elle, non indigne de son passé. Comme un écho voilé du grand lyrisme des Tang, qui fait songer aux poètes du Lac ou aux lamartiniens de France et aux peintres de Barbizon par son évocation des bois solitaires, des jardins, des rizières sous la lune, des vols d'oiseaux mélancoliques dans le crépuscule et le vent pour exprimer des états d'âme rendus à leur innocence — ô reprises sentimentales de l'ivrogne Li T'ai Pô [Note : Poète chinois (699-762) qui évoqua la fuite du temps et les plaisirs du vin. La légende prétend qu'il mourut un soir d'ivresse, en tentant d'embrasser le reflet de la lune dans un lac] sur la fuite des heures et la mort! - les reclus des vieux monastères retrouvèrent sous le fatras de dix mille tonnes de formules, leur sensibilité intacte. Sensibilité spirituelle, jamais livrée à l'impulsion de l'heure, lointaine ainsi qu'un soupir étouffé, et empruntant ses revanches voluptueuses sur la claustration volontaire à chercher toute une vie l'accord de quelque frisson d'aile ou de quelque lueur d'écaillé avec l'atmosphère mystérieuse de la soie - espace abstrait, mais profond comme une pénombre mourante caressée par le pinceau. Il faut encore revenir à l'Egypte, peut-être avec un moindre sentiment des grands absolus plastiques, peut-être avec une entente plus suave du charme des soirées sans orage et des aubes enveloppées dans l'or de la lumière naissante - pour retrouver quelque chose d'aussi pur que cet art étrange, qui réussit à être exclusivement, devant le drame des choses, l'expression de la paix du cœur. Il retournera à la fin à ses origines graphiques, mais non sans avoir pénétré d'une ineffable poésie l'amour des animaux emprunté au brahmanisme spiritualisé par le Bouddha et qu'un rien suffit à élever aux plus grandes hauteurs morales - rebroussement des plumes d'un canard volant sur un marécage, méditation d'un héron au bord d'un ruisseau dont les vaguelettes murmurent, rameaux égouttant sur les feuilles la rosée de la nuit. Cela on ne sait trop par quel miracle, sans doute par l'échange ininterrompu et subtil entre les mille sensations recueillies à la périphérie de l'être et sa prise de possession de l'univers dans la germination de ces images montant à l'âme comme un murmure musical. Mystère de l'ascèse souriante d'une Chine un moment élevée, peut-être plus encore par le métissage hindou que par l'apostolat des missionnaires, en des régions de l'esprit à peine entrevues par ses sages. La sculpture rupestre de la Chine rayonnera un siècle de cet esprit-là qui flotte autour des statues colossales, hautes, rondes comme des tours, marchant à même les plaines, et dont la lumière environnante paraît sourdre, comme sa couleur de plus en plus chaude, des profondeurs du fruit. Le Chinois avait appliqué sa formidable patience à méditer ces grandes œuvres, sœurs spirituelles des travaux d'art - canaux, murs et portes des villes, ponts sur les fleuves et les lacs, tombeaux, murailles escaladant les montagnes et descendant dans les ravins - qui affirmaient depuis longtemps les vertus de construction monumentale dont témoigne, dans le domaine moral, la société chinoise entière à ses origines. Pour comprendre cet art chinois, dont l'immense clavier va d'une architecture cyclopéenne aux statuettes de terre cuite, sortes de tanagras d'une grâce indicible qui fourmillent dans les tombeaux, et qui fournit, cinquante siècles durant, des pots d'argile modelés comme des planètes, des cuves et cloches de bronze patinées comme des viscères, il faut scruter cette âme étrange qui explore avec lenteur et familiarité l'intervalle séparant la sagesse la plus calme du symbolisme le plus torturé. Non qu'on ne puisse trouver, dans les monstres héraldiques, les lions ricanant, les toits aux angles relevés où frissonnent des clochettes, une poésie d'ailleurs plus littéraire que plastique si l'on songe aux entités morales qu'ils expriment, ainsi qu'aux invocations souriantes ou burlesques des génies errant dans les airs et le sol avec les eaux nourricières, les vents féconds, les astres favorables et les météores amis dont le cultivateur réclame la protection ou conjure la colère. La systématisation à outrance qui caractérise l'esprit chinois est évidemment responsable à la fois de la simplicité grandiose de certains de ses monuments, de la sagesse de ses héros et de l'obstination qu'il apporte à ritualiser tous ses gestes, à déchiqueter le condamné avec méthode, à enfermer les pieds de la fillette nouveau-née dans une armure de fer, à contraindre des arbres d'espèce gigantesque à rester nains, à réduire la nature aux proportions d'un jardin, à jouer des formes de l'homme, de la bête et des pierres, pour une expression symbolique, comme d'un puzzle où la plus rigoureuse logique retrouve toujours ses droits. Ce qui commande à tout, chez lui, c'est précisément le système, et la valeur du système est fonction de la qualité de celui qui l'utilise ou de la force dynamique des idées qu'il sert. C'est là qu'il faut se souvenir des quatre ou cinq siècles correspondant aux grandes invasions d'Europe - surtout de leur point culminant, la fin des Wei vers Attila, l'avènement des Tang vers Mahomet et Grégoire le Grand -où la Chine fut soulevée par une vague mystique assez forte pour remonter les vallées formidables du Brahmapoutre et de l'Irrawaddy, escalader les plateaux glacés du Tibet, franchir des mers infestées de pirates, envahir non seulement son propre territoire, mais aussi la Corée, le Japon, l'archipel insulindien. Jusqu'au jour où elle dut reculer devant la volonté des mandarins qui combattaient le monachisme pour protéger la famille et encourager les Chinois à revenir à l'innombrable fétichisme qui se réclame, on ne sait trop pourquoi, de Lao-tseu, elle simplifia à l'extrême les expressions lyriques de la Chine, entraînées d'un seul mouvement dans le sillage d'un esprit qui acceptait du bouddhisme la notion de l'unité du monde par logique plus que par goût. Le culte qu'ils rendent à leurs mille divinités naturelles est d'ailleurs plus machinal que réel. Quand on propose un nouveau dieu à un Chinois, au lieu de l'incorporer à son panthéon, comme l'Hindou, par intuition mystique de l'unité divine dont ce dieu-là n'est qu'une incarnation, il se demande s'il a quelque valeur pratique, se l'adopte avec bienveillance, s'il le croit. Car le Chinois est fort pratique pour les menues petites choses, pour le monotone train-train de la vie agricole quotidienne, et les dieux sont objets pratiques, comme le râteau, la charrue, la bêche, l'engrais humain. Il ne demande pas mieux que d'essayer tel dieu, comme un pis-aller, si les autres procédés ratent. Beaucoup de Chinois, justement par positivisme, appartiennent aux trois religions. On ne sait jamais, après tout. Le pari de Pascal est ici monnaie courante. Superstitieux à l'extrême, ils sont athées, au fond, et d'ailleurs sans le savoir. Si tel croit en tel ou tel dieu, c'est qu'il existe. Sinon, non. Cela n'a aucune importance. Il arrive, par exemple, en temps de sécheresse, que si le dieu de la pluie ne répond pas aux objurgations du fidèle, ce fidèle l'étrille pour lui apprendre son métier. D'autres fois, il lui sert une offrande en fausse monnaie, espérant, bien entendu, qu'il ne s'en apercevra pas. Avec tout son esprit systématique il manque d'un système d'illusion surnaturelle, ce qui démontre sa sagesse, mais son peu d'imagination. « Vénère les dieux, lui conseille Confucius, mais tiens-les à distance. » Rien de plus sage, socialement parlant. C'est le pôle opposé de l'âme hindoue. Ici tout est divin - trop divin - là tout est humain - trop humain. Ici tout spirituel, là tout raisonnable. La raison pure qui, deux ou trois siècles avant Descartes, lui a fait tracer des routes dallées, élever des murs et remparts, bâtir sur un plan prémédité des villes énormes où d'immenses et larges rues se coupent à angle droit, a masqué trop souvent pour lui la raison pratique, la réalité souple qui circule et palpite entre les avenues trop rigides de l'esprit. Le Chinois obéit à un principe de stabilité dans le relatif que le catholicisme, par exemple, ignore même dans l'absolu. III Cet esprit terre à terre à force de logique, et résolu à réduire au minimum les besoins de l'imagination, aménage son mode spirituel avec la même rigueur parcimonieuse que son carré de légumes, ce qui souvent, par un contraste interne, le fait paraître un peu mesquin, voire grossier. On connaît son Bouddha tressautant de gaieté, ruisselant de graisse, et on s'étonne qu'il dérive de la sérénité si haute que celui que l'Inde lui transmit. Il n'est qu'une transposition d'un caractère dans l'autre. Nous sommes libres de choisir, mais nous ne pouvons refuser à celui du Chinois, indépendamment même de son essentielle sagesse, une valeur industrieuse, et d'une qualité sociale rare, qu'on ne retrouve guère que chez les immigrés d'Europe qui ont, sans doute, aux temps préhistoriques, peuplé les hauts plateaux et vallées des Balkans, des Carpates, des Alpes, de la Forêt-Noire, de l'Auvergne, des Cévennes, des Pyrénées, du cul-de-sac armoricain où les confinait le chasseur des plaines, supérieur en nombre et en turbulence. Il est remarquable de constater, par exemple, que les néolithiques suisses, qui n'ont laissé que des armes, des outils, des poteries, représentent vis-à-vis des paléolithiques de la Vézère une société à tendances étroitement utilitaires, presque antinomique de la leur que marquent le goût du risque, la passion de l'image, l'invention continue dans le domaine spirituel. C'est à peu près certainement la même espèce d'hommes, dont le type physique se rapproche si souvent, avec sa brachycéphalie presque constante, ses yeux bridés, ses pommettes saillantes, son masque un peu hébété. Ainsi l'Europe, en majorité mésati-céphale, serait dans une situation intermédiaire entre le dolichocéphale hindou et le Chinois à tête courte, ce qui expliquerait assez bien son histoire acharnée à poursuivre, dans la pensée et l'action, des contradictions malaisément réductibles. Écartelée entre deux pôles, le mystique et le social, on comprend son va-et-vient déchirant du génie spéculatif au génie pratique et le drame continu - sa faiblesse, mais sa grandeur - dont la Grèce, en lui révélant du même coup l'art et la science, a été l'initiatrice. Don Quichotte, s'il n'est peut-être pas le plus beau livre de l'Europe, en est le plus essentiel. M. Legendre affirme, et c'est l'évidence même, que la Chine est un peuple de métis où le Mongol, le Blanc des steppes nordiques, le Négrito venu des Indes, d'Indochine et de Malaisie ont fusionné. Mais il oublie de remarquer que le brachycéphale y domine, ce qui pourrait suffire à expliquer la permanence du positivisme obstiné qui caractérise ce peuple. J'ai parlé, à propos de l'art bouddhique, du métissage hindou. Ce n'est pas un mot en l'air. Il y eut, durant le règne des Wei, grâce à la réaction brahmanique aux Indes, de grandes migrations péninsulaires, insuffisantes évidemment à modifier le squelette crânien presque unanime, mais assez nombreuses et répétées pour infuser au sang torpide du Chinois le venin lyrique du Noir. D'autres part, point de pays plus ravagé que la Chine par les guerres civiles et les invasions, les Huns deux ou trois siècles avant notre ère, les Huns encore six cents ans plus tard, date où les Tartares du nord ont commencé de se fondre dans la civilisation des sudistes autochtones par leur conversion au bouddhisme, les Mandchous au XIIe siècle, Gengis Khan, empereur des steppes au XIIIe siècle, qui mêla races et nations de la Russie au Pacifique, puis les pirates du Japon, puis ses armées au XVIe siècle, encore les Mandchous un siècle plus tard. En outre, au XIVe siècle, l'effroyable anarchie succédant à l'insurrection contre le Mongol. Toujours le Mongol, Hun, Turc, Tartare ou Mandchou, toujours l'homme à tête courte comme le Chinois lui-même, et appliquant ses qualités guerrières, sages, méticuleuses, prévoyantes, ne laissant rien au hasard, et aussi son industrie de nomade domesti-queur de bêtes, tisseur d'étoffes, inventeur du beurre et du fromage, à s'assimiler cette civilisation douée de vertus identiques dans l'aménagement du sol. Les Chinois, de tout temps, ont absorbé l'envahisseur, comme il est de règle pour les civilisations agricoles, surtout quand elles comptent une multitude de bras et que la terre est d'une fertilité suffisante et le climat assez favorable pour attacher à leur régime l'homme errant. Tout de suite, il se sentait emprisonné dans la sécurité relative que procure la vie paysanne, comme dans le réseau serré du rite qui disciplinait ses instincts, et il devenait chinois. La stabilité foncière de l'homme à tête courte, lent, circonspect, toujours ramené à lui-même à réfréner ses impulsions est invincible. Elle s'acharne à remédier à la mobilité des événements extérieurs par l'immobilité de l'âme. Elle a donné le paysan au monde entier, peut-être, et réussi le paradoxe de se cramponner au sillon avec d'autant plus de vigueur - Egypte, Chine, France - que la situation géographique et la fertilité du territoire attiraient plus d'envahisseurs. Cinq siècles en tout cas - l'intervalle qui sépare de l'arrivée des Européens l'avènement des Ming — avaient suffi à assurer la « cristallisation de la société chinoise ». Elle justifiait le mot profond de Lao-tseu : « Le mouvement circulaire est l'immuable, et l'immuable est l'ordre naturel. » Le métissage, devenu sporadique et très ralenti, et d'ailleurs ne dépassant guère les frontières indochinoise et mongolique alors que le cœur de la Chine, interdit à l'étranger, séparé de ces frontières par d'énormes distances ou même des déserts, ne recevait presque pas d'affluents ethniques, le métissage s'éloignait chaque jour dans le passé, laissant le paysan chinois à sa sédentarité millénaire. La mare rentrait dans son lit. Plus de guerres, plus de pavé faisant éclabousser l'eau lourde, ramenant la vase du fond d'où monte la bulle putride, mais chargée de flamme et de germes où l'esprit s'épanouit. Le long effort des sages et des mandarins, leurs élèves, portait tous ses fruits, les meilleurs, et aussi les pires. L'état de défense continu des hautes classes amenait peu à peu dans les masses, saisies dans leurs bandelettes rituelles, cet équilibre stable si impressionnant à distance mais contraint, pour ne pas se rompre, de cultiver dans les cerveaux une passivité croissante où. les déchets s'accumulent. Progressivement amenée à l'incapacité de réagir, l'âme chinoise est comparable à ces poutres maîtresses où le ver a pullulé sous la peinture. Devenues creuses à l'insu des habitants de la maison, elles tiennent par habitude jusqu'au jour où elles tombent en poussière, suivies des murs et des toits. Négligeant, pour sauvegarder son formalisme étriqué, d'entretenir les facultés d'observation chez ce peuple cependant pratique avant tout, la science mandarine en était venue à oublier et à faire oublier au cultivateur même la sainte mission des forêts, l'utilité des canaux et des routes. Elle l'avait abandonné à sa routine, très appliquée, certainement, mais réduite à n'explorer qu'un cercle chauve comme celui de la bête de somme attachée à son piquet. Les routes défoncées sont maintenant d'impraticables pistes, les canaux envasés, rompus, sont de longs étangs endormis où murmurent les moustiques, l'arbre vénéré des sages a disparu, l'eau s'évapore, le désert reprend les cultures quand le torrent ne vient pas, en brusque cataracte, emporter ce qui en restait. Double action continue de la torpeur du dedans et des reprises infinies et sournoises du dehors qui la laissent insensible. Dans ce masque peu mobile du Chinois, il y a certes quelque chose d'atavique et sans doute d'originel, le poids de deux ou trois cents mille années d'un sang quelque peu apathique, enfonçant l'espèce paysanne dans ses travaux monotones pour qui elle est peut-être faite dès le départ et en tout cas façonnée par un milieu massif, éloigné des mers, et dont les travaux les plus machinaux, ceux de la terre, constituent le rythme éternel, et presque unanime. Mais la demi-somnolence, l'incapacité d'attention est chose évidemment plus récente, surajoutée, et le règne millénaire du lettré aidé par l'abus de l'opium, qu'il consomme et qu'il répand, en porte, de toute évidence, la responsabilité. La sanctification du bon sens, la ritualisation du sens pratique stabilisent la société, mais elles la désarment contre les assauts extérieurs. Le sage chinois, comme celui de France, raisonne sur son passé, non sur le présent. «Le Chinois, dit Kou Houng-ming, a la tête d'un homme et le cœur d'un enfant. » Ce doit être cela, ou quelque chose d'assez proche de cela. Quand les sages ont élevé depuis toujours l'individu dans l'idée qu'il ne s'appartient pas, mais qu'il est à la fois fonction et organe du corps social, que « la nature de l'homme est bonne », comme l'affirme la première phrase du premier livre de classe de tout écolier chinois, il est normal que l'enfant le croie, que l'homme persiste à le croire, agisse comme si cela était et finisse par se conduire de sorte que cela soit. Il est normal qu'il se développe dans un sens unilatéral, qu'il apprenne à connaître la cause de ses impulsions, à les dominer, à en dissimuler jusqu'à l'apparence sous le vernis épais d'un courtoisie entrée dans les réflexes de tous les individus. La politesse chinoise, dit encore Kou Houng-ming, vient du cœur, parce que les Chinois « connaissant leurs propres sentiments, tiennent compte des sentiments des autres ». Le Chinois réalise donc l'idéal même de l'homme « civilisé ». Par malheur, et le subtil philosophe néglige de nous le dire, hanté qu'il est par son mépris pour l'« adoration de la plèbe » qu'il reproche aux Occidentaux, par malheur, le souverain, les mandarins, les banquiers, les grands négociants ont perdu, et ne pouvaient garder ce « cœur d'enfant » qui caractérise les simples, et s'ils ont conservé leur « tête d'homme », en apparence du moins, dans les propos, dans les sentences, dans la force de l'analyse, ils perdent de plus en plus vite, grâce à l'enrichissement, aux plaisirs grossiers qu'il entraîne, au pouvoir sans contrôle que les sages leur ont précisément assuré, ce sentiment de la « responsabilité » qui doit, comme le dit fort bien le même philosophe, caractériser le chef. Que le citoyen soit astreint au « devoir de fidélité » vis-à-vis de l'empereur, je n'y vois pas d'inconvénient. Mais comment, et surtout pourquoi continuerait-il à remplir ce devoir, si l'empereur faillit au sien ? C'est là le ver rongeur de ce grand peuple : le monde marche, et trop tourné vers l'intérieur, il ne s'en aperçoit pas. Et quand le chef est débordé par ce monde en effervescence à l'avance duquel il ne peut plus opposer de frein moral assez solide, nul n'est là pour le remplacer. L'éducation, trop exclusivement morale, a fait faillite. La sagesse est devenue inaccessible à la puissance éducatrice de l'événement et du fait. Malheur à toute civilisation qui ne comporte pas le plus petit élément de folie. Diviniser la sagesse n'est pas d'un sage accompli. On s'en aperçoit trop quand on a pu saisir, en Chine même, le contraste qui sans cesse éclate entre l'enseignement immémorial dont cette sagesse est issue et l'attitude de presque tous ses bénéficiaires. Comment donc concilier l'esprit d'ordre social où la Chine a puisé son unité, sa grandeur et sa persistance avec l'individualisme singulier de chaque Chinois pris à part, surtout dans les villes ? La sagesse ne doit-elle pas tendre à supprimer les saillies de la passion individuelle, les mouvements impulsifs de l'intérêt et de l'orgueil, à conseiller la prudence et la modestie dans l'action et le jugement ? Or, il arrive que plus ou moins conscient de cette supériorité de discipline collective sur les autres peuples de la terre, l'individu s'en pare avec candeur, non seulement vis-à-vis des autres peuples de la terre, mais vis-à-vis de chacun des autres individus. Comme il sait tout depuis toujours, son voisin n'a rien à lui apprendre. Il n'en fait donc qu'à sa guise, ou à peu près, et c'est là l'une des raisons de son attitude d'apparente incompréhension. Par un paradoxe saisissant, il semble plus fermé au monde à mesure que s'effrite davantage la gangue qui l'en séparait. Privé d'elle, le bloc est devenu poussière. Chacun va de son côté. L'analyse est donc bien près d'être complète. Et de ce point de vue résolument pessimiste, la décomposition de la Chine pourrait être son salut, à condition qu'elle libérât - j'entends par là une libération chimique - les éléments populaires, et refusât d'appuyer l'emploi de ces matériaux sur un mandarinat plus ou moins dissimulé et toujours accroupi dans la culture exclusive des lettres antiques. Pour le mandarin et le politicien, son successeur, pour l'étudiant même qui revient d'Europe ou d'Amérique, l'Européen et l'Américain restent le barbare. C'est sans doute vrai en un sens. Il y a plus de sagesse, au moins livresque, chez tel Chinois des hautes classes pris au hasard, que chez la plupart des savants de Paris, de Berlin ou de Boston. Mais cette sagesse qu'il pousse jusqu'à ignorer, ou même à nier la science européenne, risque de refuser toute vertu émancipatrice aux profondeurs de la sagesse même, qui commande l'adaptation aux formes évoluantes d'un monde tendant de plus en plus à déborder ses propres conquêtes. Il est d'autant plus dangereux pour lui de considérer trop longtemps la science européenne comme une magie extérieure au domaine de l'intelligence, que l'esprit chinois pourrait être précisément porté par sa nature à tirer de la science le parti le plus minutieux, le plus exact et le plus pratique. Si la Chine persiste — notez que je n'écris pas « progresse » - c'est à la pénétration européenne qu'elle le devra, comme l'Inde demain peut-être, et comme hier le Japon. La science n'est pas le « progrès », mais elle est devenue, pour quelques siècles sans doute, et en tout cas depuis cent ans, l'aliment nécessaire à la régénérescence des peuples, celui qui leur permet de persévérer dans leur être en leur révélant - souvent par contraste - les possibilités et les lois. Le nationalisme chinois, éveillé par la turbulente Europe, est un mal nécessaire que la science servira en lui fournissant des ressources propres à s'affirmer d'abord, à s'extérioriser ensuite. « L'harmonie sociale déchue, le patriotisme naît », dit Lao-tseu. Oui, mais peut-être afin de revendiquer pour tel groupe d'hommes en dissolution, le moyen de recréer cette harmonie avec des organes nouveaux. La faillite du mandarin est évidemment accomplie, mais un demi-milliard d'hommes ne peuvent faillir. Il n'importe que les vertus sociales et familiales de la Chine agonisent. Ce qui importe, c'est de donner la parole aux multitudes dont les qualités foncières rendirent efficaces ces vertus. Il est remarquable qu'au début de l'ère chrétienne, la vieille société chinoise, bouleversée par les invasions massives et l'avènement des marchands, des éleveurs, des industriels enrichis dans les désastres publics, se soit précisément reconstituée au milieu de la corruption des mœurs et de la débâcle apparente des coutumes ancestrales. « L'adaptation oblitère le mal. » C'est encore Lao-tseu qui parle. L'absence millénaire de confort extérieur, qui fait supporter facilement au Chinois son immense et sanglante misère et suscite nécessairement en lui des suppléances intimes, assure à ce peuple étrange une inépuisable jachère. Au XIVe siècle aussi, après l'expulsion des Mongols, les chefs victorieux se battaient, dans l'anarchie générale, pour se disputer les dépouilles de ce grand corps blessé. Quand le Chinois explose, sa torpeur morale devient chaos. Mais il faut remarquer qu'à cette époque encore enfoncée de partout dans le rythme féodal, c'est un paysan, Hong Wou, qui a fondé la dynastie rénovatrice et rendu pour quatre siècles son activité bienfaisante à la culture du sol, toujours minutieuse et patiente derrière le masque rituel, dans le fourmillement des bons génies. Or, justement, la presque unanimité des paysans chinois a rejeté d'instinct ce masque, non par révolte certes, mais par indifférence, par lente usure d'une routine extérieure que la promiscuité et la famine rendaient difficile à maintenir. Le jour où il acceptera le tracteur et l'engrais chimique, la rénovation de la Chine sera l'œuvre du paysan. IV On pourrait en dire autant de la péninsule indochinoise engagée déjà plus avant dans les voies rénovatrices de l'Europe, au moins par ses populations côtières moins nombreuses, plus faciles à pénétrer qu'en Chine, et aussi d'esprit plus alerte que la masse des Chinois. Terre admirablement nommée, où la pénétration plusieurs fois millénaire de l'Inde et de la Chine n'a pas un instant cessé, tandis que le pirate et le marchand malais y apportaient leur flamme, plus brillante que celle du fils de Han, moins acharnée que celle de l'Hindou à consumer les choses de la terre dans sa brûlante mystique. Le métissage, ici, même avec l'Européen - le Français en particulier - est bien plus continu, bien plus unanime, bien plus actuel qu'en Chine, ce qui entretient dans ce creuset une activité spirituelle que la Chine ignore. Le Cambodge dont le sol n'est pas, comme ailleurs, coupé de tranchées presque inaccessibles, et qui s'ouvre ainsi que l'Inde, et de la même manière, à l'influence de la mer, pourra servir de centre et de balancier à ces mélanges sauveurs qui se feront, sans doute, de plus en plus intimes et rapprocheront peu à peu, pour une œuvre commune d'autre part favorisée par la culture européenne, l'Annamite de si fine et pénétrante intelligence, du Siamois, que le vieux bouddhisme, conservé presque intact dans ses profondes vallées, imprègne de grâce et de douceur. Du pays khmer, le Blanc mélanisé venu du nord et mêlé à l'autochtone, a rayonné aux alentours. Il a associé ses vertus organisatrices dont les temples d'Angkor portent la marque, à celle du Siamois amoureux des fêtes, pieux, qui se refuse à tuer les animaux, même les insectes, et écrit sa langue de filiation chinoise dans l'alphabet hindou, à celle de l'Annamite sceptique, mais brave et courtois, qui parle un dialecte de Chine et a conservé, sous le voile d'un rituel d'ailleurs simplifié et sans fanatisme, les relations de l'esprit et du cœur avec le formalisme des aïeux. Il faut tout de suite remarquer qu'une chose essentielle est commune à ces civilisations policées, et elle frappe d'autant plus que les deux cultures mères, surtout la chinoise, sont plus éloignées des idées qui l'ont rendue possible ici : c'est la condition de la femme, élément capital de l'évolution des mœurs. Au Siam comme en Annam, elle reste la plus respectée et la plus libre de l'Asie continentale, alors qu'elle est surtout réservée, chez l'Hindou, au plaisir de l'homme, mais en revanche associé au sensualisme mystique qui assure la communion de son esprit et de la vie universelle, et qu'elle est réduite, chez le Chinois, à un état pire que celui du coolie, et voisin de celui des animaux domestiques. Cette avance vers l'avenir des sociétés humaines peut assurer à l'Indochinois une place de choix dans la genèse de la future Asie, voire de l'intégrale humanité. Aux ailes extrêmes de ce grand laboratoire ethnique, la Birmanie, le Tonkin, les centres de métissage les plus actifs, ici par le Chinois du sud, là par le Chinois des confins tibétains descendu des vallées et l'Hindou des ports, annoncent peut-être l'intermédiaire chargé d'unifier peu à peu le futur peuple d'Indochine. On peut constater à ce propose à quel point les civilisations, quand on les regarde sous l'angle de leurs complexes ethniques, tendent à s'organiser autour des facultés qui les différencient le plus des sources originelles situées dans leur voisinage immédiat. La condition de la femme en Indochine reste sans doute l'indice le plus frappant, parmi ceux qui dénoncent cette réalité psychologique, grâce au contraste qu'elle offre avec le sort de ses semblables chez les deux grands peuples contigus. Pourtant, elle ne suffirait pas à accuser les traits de ce paradoxe apparent. Entre tous les Indochinois, ce sont assurément les Annamites, voisins de la Chine par le territoire, qui sont aussi les plus près du Chinois par la race, la langue, l'indifférence religieuse, par le raffinement de la culture extérieure, par toutes les formes d'art qui expriment ces caractères. Mais il semble bien qu'ils en soient les plus éloignés par les soins qu'ils prennent de leurs corps, leurs méthodes agricoles moins primitives, leur esprit plus souple, à se mouvoir non pas dans les méandres de la science mandarine, mais dans les replis réels de l'introspection et de la critique qui les rapprochent de l'Européen. D'autre part ce sont les Birmans, les Siamois qui ont gardé et reçoivent le plus de l'Inde dans le sang, dans la grammaire, dans la religion, dans la culture plastique et littéraire, et le plus du Chinois dans l'endurance, l'épargne, la sobriété. Mais ils s'éloignent de l'un et de l'autre plus que n'importe quel peuple de la péninsule, ici par la vivacité, la sensibilité, là par la dévotion non plus orientée vers le sens tragique du monde, mais vers son sens humain qui leur a fait renier le régime des castes, assimiler ce qu'il y a de plus consolant et de plus bienveillant dans le bouddhisme, en outre par une aptitude au commerce qui rappelle, chez eux aussi, l'Européen. Il semble ainsi que les nations bâtardes empruntent à l'un des éléments principaux du métissage les armes qui les défendent contre leur plus proche voisin, et qu'elles développent d'instinct aux dépens de celui-ci les caractères qu'elles tiennent du plus éloigné. Il est aisé de constater le même phénomène aux frontières des nations occidentales. Nous faisions déjà remarquer que l'Européen moyen paraît être à mi-chemin, par les caractères psychiques, de l'Hindou et du Chinois. Que dire alors de l'homme d'Indochine, à qui la race khrnère a apporté son affluent d'aryanisme et qui constitue la synthèse des deux grandes civilisations ? Ne forge-t-elle pas ainsi le trait d'union nécessaire, moins extérieur que celui du Japon, entre l'Europe et l'Asie? Cette situation géographique et ethnique des peuples Indochinois est d'autant plus intéressante qu'ils ont aussi servi de terrain de métissage entre les Malais, les Mélanésiens, les mystiques Hindous et les cultivateurs méticuleux du Jiangze et du Houang-ho. Peut-être bien ont-ils demandé aux premiers, vers le confluent du sang inulindien et du sang Mimer, de leur prêter leurs qualités commerçantes et guerrières, si étrangères à la plupart des Hindous et des Chinois, cependant que les Indulindienx eux-mêmes recevaient, grâce à la passerelle de Malacca, les missionnaires descendus du nord-ouest par les failles géantes de l'Irrawaddy et du Salouen. L'extrême prolifîcité de l'Insulinde, la luxuriante de ses îles lui permettant de nourrir facilement cent millions d'hommes, ses dix races qui déjà se mêlent sur leurs frontières indécises et où l'on peut trouver les tribus les plus proches de l'anthropoïde et des élites d'une culture esthétique et philosophique raffinée, et le fait qu'elle constitue le laboratoire le plus ancien de la colonisation européenne, font de cette région enchantée, qui émerge des mers comme un parterre de fleurs sans cesse ensanglanté et torréfié par la colère des volcans, le mystère ethnique de l'avenir. On y trouve tous les contrastes, depuis le pirate furieux de Célèbes, en qui les tribus polynésiennes pourraient reconnaître leurs parents des clans maoris, et qui ont assuré, au nord, par le mélange avec les races mongo-liques, la force guerrière du Japon, jusqu'au Javanais pullulant dans son indolence. Indolence féconde, que favorisent la facilité de sa vie matérielle, sa complaisance infatigable à accueillir toutes les religions importées du dehors, brahmanisme, bouddhisme, islamisme, et son génie à transformer en sculpture, en danses, en musique la ferveur hindoue envers l'universel qui s'épanouit si naturellement ici au milieu des femmes sensuelles, des forêts fleuries et grouillantes, des marchés entassant des montagnes de fruits, des mers semées de récifs de corail où des poissons de flamme hantent les cavernes azurées. Colonisés eux-mêmes par l'Europe, restent-ils, de par leur situation intermédiaire entre les colonies européennes, l'Australie, le Japon, les bases des États-Unis, condamnés à la servitude, ou sont-ils promis à la révélation intérieure d'un métissage peut-être insuffisamment teinté d'aryanisme pour imposer sa loi ? C'est le plus grand carrefour de races du monde, celui par conséquent dont les destinées politiques demeurent les plus incertaines, et la vie lyrique et morale la plus stable. On dirait le pôle antagoniste de la Rome tibétaine. C'est une corbeille de fleurs sur l'eau en face d'un glacier sinistre, un amas de passions brûlantes et cruelles opposées à l'ensemble le plus parfait de douceur, de probité, de dignité, de modestie. Mais aussi, au sein de la mer, la vie, les échanges, le mouvement, le défilé continu et varié des images, et les religions et les arts se succédant dans l'alternance des rythmes les plus enivrés. Ici la liberté des plus brillants instincts dans l'anarchie morale, et là le conformisme le plus mesquin dans la liberté spirituelle. Ici le plus sensuel, et là le plus dévot des peuples. Ici un torrent de passions tantôt douces, tantôt bestiales, et là un troupeau de moutons. Ici le tumulte des cris, des parfums, des couleurs et de la lumière dans la chaleur d'un éternel été, et là le moulin à prières, le silence du cloître dans la solitude glacée à douze mille pieds de haut. D'un côté l'orgie des temples boursouflés de formes vivantes, remuant de fornications, de fêtes dans les bois, couverts de musiciens et de danseurs sculptés à même la pierre, exaltant les sens pour enrichir l'âme, et de l'autre les couvents massifs, nus et nets comme des falaises, sans ouvertures au-dehors, étouffant les sens pour la délivrer. Contrastes de la vieille Asie sans cesse oscillant, comme nous-mêmes, entre les cimes de ses aspirations surnaturelles et la platitude de ses nécessités économiques, les unes rétractées par l'abstraction, les autres sublimées par le lyrisme, et refusant de s'arracher, soit à propos des unes, soit à propos des autres, à un symbolisme obstiné qui la conduit plus aisément que nous à sa vérité permanente, mais la condamne à ne la saisir que dans un demi-sommeil. |
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# | Year | Bibliographical Data | Type / Abbreviation | Linked Data |
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1 | 1912 |
Faure, Elie. Histoire de l'art : l'art médieval. Vol. 2. (Paris : H. Floury, 1912). [Enthält : La Chine]. http://www.ebooksgratuits.com/html/faure_art_medieval.html#_Toc274681756. |
Publication / FauE4 |
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2 | 1932 | Faure, Elie. D'autres terres en vue. (Paris : La nouvelle revue critique, 1932). (Coll. "Les essays critiques" ; no 35). [Enthält] : L'âme chinoise ou humain, trop humain. | Publication / FauE1 |
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[Faure, Elie]. Napolun lun. Fu'er zhu ; Wu Guangjian yi. (Shanghai : Shang wu yin shu guan, 1933). Übersetzung von Faure, Elie. Napoléon. (Paris : G. Crès, 1921). 拿破崙論 |
Publication / WuG4 |
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4 | 1974 |
[Faure, Elie]. Napolun lun. Fu'er zhu ; Sang Xie yi. 4 vol. in 1 case. (Beijing : Shang wu yin shu guan, 1974). Übersetzung von Faure, Elie. Napoléon. (Paris : G. Crès, 1921). 拿破侖論 |
Publication / FauE2 | |
5 | 1995 |
[Faure, Elie]. Shi jie yi shu shi. Aili Fu'er zhu ; Zhang Zeqian, Zhang Yanfeng yi. Vol. 1-2. (Suhan : Zhangjiang wen yi chu ban she, 1995). Übersetzung von Faure, Elie. Histoire de l'art. Vol. 1-5. (Paris : H. Floury ; G. Crès, 1909-1927). 世界艺术史 |
Publication / FauE3 |