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1912

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Faure, Elie. Histoire de l'art [ID D24744].
La Chine
I
L’Inde, c'est nous encore. Si le pessimisme grandiose qui donne à sa langue plastique tant d'ivresse nous ouvre des régions de nous-mêmes que nous n’avions pas explorées, il nous domine dès l'abord, parce que le rythme de cette langue l'apparente secrètement à toutes celles qui expriment l'optimisme occidental. En Chine, au contraire, nous ne comprenons plus. Bien qu'enfermant le tiers des hommes, ce pays est le plus lointain, le plus isolé de tous. Il s'agit là d'une méthode qui nous échappe presque absolument, d'un point de départ qui n'est pas le nôtre, d'un but qui ne ressemble pas au nôtre, d'un mouvement vital qui n'a ni la même allure ni le même sens que le nôtre. Réaliser l'unité de l'esprit, c'est à cela, sans doute, que le Chinois tend comme nous. Mais il ne cherche pas cette unité sur les routes où nous la cherchons.
La Chine n'est pourtant pas restée aussi fermée qu'on l'a dit. Elle s'est incessamment mêlée à l'aryanisme, au point de produire, en Indochine et au Thibet par exemple, des civilisations mixtes où elle laissa les fleuves d'amour qui s'épanchaient de l'âme indoue pénétrer d'un peu d'ardeur inquiète et de désirs inconnus son âme sérieuse, positive, bonhomme et rechignée. Elle a connu les mondes les plus éloignés d'elle, les plus anciens. Rome, il y a deux mille ans, trafiquait avec elle, la Chaldée, vingt siècles avant Rome, lui enseignait l'astronomie. Plus près de nous, l'Islam l'a touchée au point d'amener à son dieu vingt ou trente millions de Chinois. Au XVIe siècle, après la conquête mongole, Pékin était peut-être la ville la plus cosmopolite, la plus ouverte du globe. Les Portugais, les Vénitiens y envoyaient leurs marchands et la cour impériale faisait venir des Indes, de la Perse, de l'Europe occidentale même, des artistes et des savants.
Pourtant, aussi loin qu'on regarde dans le passé de la Chine, elle semble n'avoir pas bougé. Sa vie mythique prend fin, peut-être, vers le siècle de Périclès, son apogée de puissance vitale oscille entre le Ve et le XVe siècle de notre ère, son déclin commence à l'heure où l'Occident va façonner l'histoire. Mais il faut y regarder de près pour distinguer l'une de l'autre ces phases de son action. Les témoignages matériels qui nous parviennent de son époque légendaire ne diffèrent pas très sensiblement de ceux qu'elle fournit de nos jours mêmes et son plus vigoureux effort ne paraît coïncider avec le Moyen Âge occidental que pour mieux démontrer, par les passages insensibles qui l'attachent à son passé et à son présent, qu'elle n'est jamais sortie de son propre Moyen Âge et que nous ignorons quand elle y est entrée. En réalité, c'est le monde intérieur des Chinois qui ne s'est jamais ouvert pour nous. Nous avons beau sentir chez eux une civilisation sociale plus parfaite que la nôtre, nous avons beau admirer en eux les résultats d'un effort moral qui fut aussi grand que le nôtre. Nous ne les comprenons pas toujours mieux que les fourmis ou les abeilles. C'est le même mystère, très effrayant, presque sacré. Pourquoi sommes-nous ainsi faits que nous ne puissions concevoir que notre propre mode d'association et notre seul mécanisme de raisonnement ? Que le Chinois nous soit supérieur, qu'il nous soit inférieur, c'est ce qu'il est impossible de dire et le problème, ainsi posé, n'a pas de sens. Il a suivi une évolution que nous n'avons pas suivie, il constitue un deuxième rameau de l'arbre humain qui s'est écarté du premier sans que nous puissions savoir si leurs branches se rejoindront.
Le monde indo-européen, de tout son instinct, se dirige vers l'avenir. Le monde chinois, de toute sa conscience, se tourne vers le passé. Là est l'abîme, peut-être infranchissable. Là est tout le secret de la puissance d’expansion de l'Occident, de l'hermétisme de la Chine, de l'étrange impersonnalité de son langage figuré. Prise en bloc, elle ne manifeste aucun changement dans le temps, aucun mouvement dans l'espace. On dirait qu'elle exprime un peuple de vieillards, ossifiés depuis l’enfance. Ce n'est jamais à lui, c'est à son père, à son grand-père, et par delà son père et son grand-père, au peuple immense des cadavres qui le gouverne du fond des siècles, que le Chinois demande non pas la loi, mais la recette de son adaptation au milieu d'ailleurs peu mobile que la nature lui a fait.
Au premier abord, c'est l'Égypte, son immobilité géologique et agricole, son art impersonnel, collectif, hermétique, abstrait. Mais l'Égypte est inquiète, elle ne peut étouffer la flamme qui s'épanche malgré elle du centre de la matière qu'elle travaille avec amour. Un invincible idéalisme la pousse vers un avenir qu'elle ne voudrait pas voir. Le Chinois, sous l'action du dehors, a évolué lui aussi, sans doute, mais autour du même point fixe. Il est resté pratique et replié sur lui, étroitement réaliste, dépourvu d'imagination et au fond sans désirs. Alors que le peuple égyptien souffre de la domination du prêtre et cherche à l'oublier en explorant la vie en profondeur, le Chinois accepte sans révolte la tyrannie d'ailleurs benoîte du mandarin, parce qu'elle ne gêne en rien la satisfaction vieillotte de ses goûts. Du moins ne connaissons-nous rien des évolutions immémoriales qui durent le conduire à cet état d'esprit. Confucius, une fois pour toutes, a réglé la morale, elle est restée figée en formules très accessibles et se maintient dans l'ornière traditionnelle par le respect indiscuté, dogmatisé, ritualisé, aveugle que l'on doit à ses parents, aux parents de ses parents, aux parents morts de ses ancêtres. Le mouvement ascensionnel qui caractérise pour nous la vie et nous empêche de l'arrêter dans une formule définie s’est cristallisé chez lui en une forme qui n'est peut-être pas toujours semblable à elle-même mais par qui l'on peut remonter au même principe et que le même principe détermine jusqu'en ses plus minces détails. Le Chinois s'en contente, il s'y complaît, il n'a nul besoin d'en rechercher d'autres. Au fond, s'il reste immobile, c'est qu'il a trop de vertus natives et que son imagination s'atrophie à ne jamais avoir à réagir et à lutter. Il accueillera sans difficulté les enseignements moraux du bouddhisme, plus tard de l'islamisme, parce qu'ils sont à peu près d'accord avec l'essentiel de ceux que lui apporta Confucius jusqu'au nirvânisme de l'un et au fatalisme de l'autre qui lui permettront d'endormir dans l'indifférence les velléités de révolte qu'il pourrait avoir.
Aussi loin que nous puissions remonter dans l'extrême enfance de la Chine, elle est déjà solidifiée dans quelques abstractions métaphysiques et quelques entités morales d'où découleront désormais toutes ses formes d'expression. L'Aryen va du concret à l'abstrait, le Chinois de l'abstrait au concret. Chez l'Aryen, l'idée générale est le fleurissement de l'observation objective et l'abstraction toujours en devenir. Chez le Chinois, l'idée générale semble antérieure à l'étude objective du monde et les progrès de l'abstraction se sont arrêtés net dès qu'une loi morale suffisante à maintenir le lien social est apparue au philosophe. En Occident, le symbole sort de la vie pour s'en dégager peu à peu par voie de généralisations progressives qui s'élargissent sans arrêt ou repartent sur d’autres bases. En Chine, le symbole gouverne la vie et l’enferme de toutes parts.
La réalité toujours devenante que désire l'Occidental, la conquête idéaliste qui le tente, la tentative d'ascension de l'homme vers l'harmonie, l'intelligence et la moralité, le Chinois ne semble pas les soupçonner. Il a trouvé, du moins il croit avoir trouvé, son mode de sociabilité. Pourquoi changerait-il ? Quand nous dénonçons son absence d'idéalisme, peut-être ne faisons-nous que constater que son vieil idéal a depuis longtemps réalisé ses promesses et qu'il jouit du privilège unique de se maintenir dans la citadelle morale dont il a su s'emparer alors que tout s'écoule, se décompose et se reforme autour de lui. Quoi qu'il en soit, on ne le verra jamais aborder la forme avec le désir de lui faire exprimer, comme l'art antique et l'art renaissant tout entiers, l'effort d'adaptation intellectuelle et sensuelle de l'être humain à la nature qui l'entoure, mais toujours avec la volonté de tirer d'elle un symbole tangible de son adaptation morale. Il visera toujours à l'expression morale, et cela sans demander au monde de lui fournir d'autres éléments que ceux qu'il sait bien y trouver d'avance, sans demander aux gestes qui le traduisent de nouvelles révélations. La morale sera cristallisée dans une attitude préméditée, comme elle est cristallisée dans les sentences qui le guident. Il n'aura plus qu'à feuilleter la nature ainsi qu’un dictionnaire de physionomies et de formes propres à fixer les enseignements des sages par leurs combinaisons. L'émoi sensuel ne l'atteint plus que par surprise, quand il étudie de trop près les éléments de la transposition plastique, et sa science de la forme, dégagée de toute attache matérielle, ne lui sert plus qu'à définir des abstractions. L'art immobile démontre des vérités acquises au lieu de constater des intuitions nouvelles.
En somme, le Chinois n'étudie pas la matière du monde pour lui demander de l'instruire. Il l'étudie quand il lui devient nécessaire d'objectiver ses croyances pour y attacher plus fermement les hommes qui les partagent. Il est vrai qu'il apporte à cette étude d'incomparables dons de patience, de ténacité et de lenteur. Les tâtonnements anciens des premiers artistes chinois nous échappent… On dirait que, pendant dix ou vingt siècles, ils ont étudié en secret les lois de la forme avant de demander à la forme d’exprimer les lois de l'esprit.
II
En Chine, l'expression plastique est une sorte de graphisme conventionnel analogue à l'écriture. Les premiers peintres chinois, les moines bouddhistes qui, au cours des mêmes siècles où les moines chrétiens recueillaient les débris de l'esprit antique, cultivèrent dans leurs couvents la seule fleur de haut idéalisme qui fleurit pendant trente siècles sur cette terre immuable, les premiers peintres chinois étaient aussi des écrivains. Il n'y avait pas d'autres peintres que les poètes qui peignaient et écrivaient avec le même pinceau et commentaient l'un par l'autre le poème et l'image interminablement. Les signes idéographiques qu'il fallait une vie pour apprendre et qui revêtaient une sorte de beauté spirituelle que les artistes saisissaient dans la ténuité, l'épaisseur ou la complexité des arabesques noires dont ils couvraient le papier blanc, les entraînèrent peu à peu à manier le pinceau trempé d'encre de Chine avec une prodigieuse aisance. Quand la poésie, née du même courant sentimental que la peinture, eut senti la fraîcheur et le calme du monde autour des monastères isolés dans les hauts vallons, les peintres qui la commentaient jetèrent sur lui le premier regard innocent que la philosophie traditionnelle ait permis aux artistes chinois. Le paysage, cet instrument de libération et de conquête, leur apparut tout à coup. Et l'âme bouddhique trouva en eux à ce moment-là son expression la plus sereine.
Jamais les peintres chinois, malgré leur forme brève, n'allèrent aussi loin que leurs élèves, les artistes du Nippon, dans la stylisation schématisée de la nature. Il ne s'agissait pas de décorer des maisons ou des temples. Ils illustraient des poèmes pour eux, dans ce sentiment à la fois profondément doux et profondément égoïste de l'anachorète arrivé à l'apaisement passionnel. L'agitation des villes ne les atteignait pas. Les images qu'ils traçaient sur la soie avec une minutie sans lassitude ou faisaient naître lentement des taches d'encre qu'écrasait leur pinceau sur le papier de riz, n'exprimaient pas souvent autre chose que la paix intérieure du philosophe feuilletant les écrits des sages au milieu des arbres indulgents ou sur le bord des eaux pures. Ils n'entendaient pas d'autres bruits que celui des torrents dans la montagne ou le bêlement des troupeaux. Ils aimaient les heures indécises, la lueur des nuits lunaires, l'hésitation des saisons moyennes, les brumes qui montent à l'aube des rizières inondées. Ils s'étaient fait une fraîcheur d'âme pareille à celle du matin dont les oiseaux s'enivrent.
Il est à peu près impossible de considérer la peinture chinoise selon cette courbe harmonieuse qui assure à presque toutes les Écoles l'apparence d'une concentration synthétique de tous les éléments de l'oeuvre à ses débuts, plus tard de leur épanouissement progressif dans une expression équilibrée, plus tard encore de leur désordre et de leur dispersion. Suivant le lieu, suivant les circonstances, l'aspect d'un siècle changera. L'hiératisme bouddhique, par exemple, n’apparaîtra pas ici. Et là, il se prolongera jusqu'au seuil du monde moderne ; isolé dans quelque région éloignée des centres de vie, ou bien retranché du monde environnant qui vit et bouge, au fond de quelque cloître bien fermé. Il faut parfois deux cents ans pour qu'une province s'anime et obéisse aux sentiments d'une autre qui déjà les a oubliés. Chez les Thibétains c'est constant, mais c'est aussi plus explicable. La Corée, par exemple, retarde toujours sur la Chine, alors que le Japon, qui brûle les étapes, est capable d'imiter à sa guise une forme disparue de Chine depuis dix siècles ou naissante à peine aujourd'hui. Le Thibet s'imprègne de l'Inde, le Turkestan de la Perse, l'Indochine du Cambodge et du Laos. En Chine même c'est pareil, suivant la dynastie, l'école, la région, la religion. Seul, comme partout, presque immuable dans l'espace et la durée, l'art bouddhique, évidemment plus affaibli à mesure que la foi baisse, reste distinct de tout ce qui n'est pas lui-même, distinct et distant, langage symbolique de l'infini et de l'universel, lumière spirituelle concentrée dans une forme humaine assise, et ruisselant de toutes ses surfaces inépuisablement.
Si l'on considère la peinture chinoise en masse et dans son ensemble et sans tenir compte des tentatives locales d’émancipation, des survivances artificielles de soumission, de la confusion générale de son développement, on peut dire que quinze siècles s'écoulèrent, peut-être, avant que l'égoïsme chinois consentît à s'arracher à la vie contemplative pour descendre vers le torrent où le martin-pêcheur guette sa proie, ou s'approcher furtivement de la branche sur laquelle le rossignol, gelé par l'aube, roule son dernier sanglot en ébouriffant ses plumes, ou observer le merle noir qui sautille sur la neige. Ce n'est guère que sous les Mings, au XIVe, au XVe siècle, que les peintres chinois regardèrent de plus près les oiseaux, les poissons, les fleurs, comme s'ils voulaient léguer au Japon qui leur demandait de l'instruire, l'incomparable science dont les avaient armés deux ou trois mille ans d'observation pratique et immédiatement intéressée. Avec une facilité déconcertante, ils dédaignèrent à ce moment-là le langage conventionnel qui avait fait la gloire de leur art, la liberté disciplinée qui leur permettait d'exprimer les abstractions sentimentales à condition de respecter et d’exalter les seules lois de l'harmonie.
Hors des oiseaux, des poissons, des fleurs, des choses qu'il faut tenir entre les doigts pour les décrire, hors des portraits directs, purs et nets, dont la pénétration candide étonne, hors des paravents brodés et des peintures décoratives qui tremblent de battements d'ailes, la grande peinture chinoise nous envahit à la façon des ondes musicales. Elle éveille des sensations intimes et vagues, d'une profondeur sans limites, mais impossibles à situer, qui passent les unes dans les autres et s'enflent de proche en proche pour nous conquérir entièrement sans nous permettre d’en saisir l'origine et la fin. Les formes chinoises peintes n'ont pas l'air d'être encore sorties du limon primitif. Ou bien encore on les dirait apparues à travers une couche d'eau si limpide, si calme qu'elle ne troublerait pas leurs tons depuis mille ans saisis et immobilisés sous elle. Pollen des fleurs, nuances indécises de la gorge des oiseaux, couleurs subtiles qui montent, avec leur maturité même, de la profondeur des fruits, les soies peintes de la Chine n'ont rien à voir avec l'objet. Ce sont des états d'âme en présence du monde, et l'objet n'est qu'un signe, d'ailleurs profondément aimé, qui suggère cet état d'âme suivant la façon dont il se comporte et se combine avec les autres objets. La transposition est complète, et constante. Et elle leur permet de peindre ou plutôt d'évoquer des choses jamais vues, – des fonds sous-marins par exemple, – avec une poésie si profonde qu'elle crée la réalité. Ainsi, sur une toile de la grandeur d'une serviette où, dans le brouillard du matin, un héron lisse ses plumes, l'espace immense est suggéré. L'espace est le complice perpétuel de l'artiste chinois. Il se condense autour de ses peintures avec tant de lenteur subtile qu'elles semblent émaner de lui. Ils peignent leurs noirs et leurs rouges avec une douceur puissante, et comme s'ils les dégageaient peu à peu de la patine d'ambre sombre qu'ils paraissent avoir prévue et calculée. Des enfants jouent, des femmes passent, des sages et des dieux devisent, mais ce n'est jamais cela qu'on voit. On entend des mélodies paisibles qui tombent sur le coeur en nappes de sérénité.
La sérénité, par malheur, s'use aussi vite que l'enthousiasme, car elle est comme lui l'effort. À mesure qu'ils s'éloignaient des sources, les artistes chinois en arrivaient, pour se créer l'état mental qu'avaient prescrit les sages, à demander au vin l’enthousiasme artificiel d'où naissait, suivant la dose absorbée et l'orientation de l'esprit, la fougue, la joie, l'ironie, la sérénité elle-même. À force d'être maîtres d'eux, ils écrasaient en eux la vie. De siècle en siècle, avec la lenteur étrange qui caractérise leur action, la peinture des Chinois, prise à son service par la cour impériale dès qu'elle sortit des couvents, suivit l'évolution de leurs autres langages avec un entêtement d'autant plus dangereux pour elle qu'elle doit rester, si elle veut vivre, le plus individuel de tous. Elle se développa dans une atmosphère à peu près irrespirable de formules, de règles et de canons dont on remplit vingt mille ouvrages, codes, histoires, listes de praticiens et nomenclatures de tableaux, recueils techniques qui transformèrent l'art de peindre en une sorte de science exacte et firent naître des milliers d'imitateurs et de plagiaires d'une incroyable habileté. Elle retourna vers ses origines graphiques en créant d'énormes volumes de modèles où l'on pouvait trouver des formes dessinées dans tous leurs détails et sous tous leurs aspects, et qui ne laissaient plus au peintre qu'un travail de groupement. Le vice capital de l'écriture chinoise qui arrête le développement de l'esprit en enrayant l'échange des idées et précipite l'abstraction vers la sophistique puérile réapparaissait dans l'expression dernière de l'art qu’elle avait doté de son premier outil technique. Ainsi le monde objectif trop oublié se venge. L'ivresse de l'esprit débarrassé de toute entrave est interdite à l'homme qui n'a plus le droit de chercher des formes d'équilibre différentes de celles que l'ancêtre réalisa pour son repos.
III
C'est à la fois l'ancre où se tient l'âme chinoise, et son écueil. Son architecture de luxe, les pagodes, les palais, le révèle en pleine clarté. Tout y est préconçu, artificiel et fait pour la démonstration d'un certain nombre de règles immémoriales de métaphysique et de bon sens. La faïence et l'émail des toits, les bleus, les verts, les jaunes miroitant au soleil sous le voile toujours suspendu de la poussière, sont surtout là pour la joie de l'oeil, bien que chacun d'eux symbolise un phénomène météorologique ou les bois, les labours, les eaux, un pan de la robe terrestre. Et si tout est bleu dans les temples du ciel, tout rouge dans les temples du soleil, tout jaune dans les temples de la terre, tout blanc-bleuté dans les temples de la lune, c'est afin d'établir entre les harmonies sensuelles et les harmonies naturelles une solidarité intime et continue, où la sérénité du coeur se fixe, s'immobilise et se démontre à elle-même sa certitude et sa nécessité. Mais, au-dessous du grand besoin d'unité et de calme, le fétichisme et la magie affirment patiemment leurs droits. L'orientation de l'édifice, le nombre toujours impair des toits superposés et relevés aux angles, souvenir des tentes mongoles, les clochettes grelottant à la moindre brise, les monstres de terre cuite sur les corniches ajourées, les maximes morales peintes partout, les découpures de bois doré, tout cet ensemble en buissons d'épines, ces crêtes, ces arêtes, ces formes hérissées et griffues, tout répond au souci constant d'attirer ou d'écarter de soi-même et des maisons voisines les génies du vent et de l'eau. Ainsi pour les grands parcs artificiels où tous les accidents du sol, montagnes, rochers, ruisseaux, cascades, bois et taillis sont imités jusqu'à la manie, comme si les Chinois, qui ne changent jamais, hors des villes, l'aspect primitif de la terre natale, témoignaient le respect qu'elle leur inspire en la torturant jusqu’à la réduire à la mesure du luxe humain.
C'est un peuple plus soumis que religieux, plus respectueux qu'enthousiaste. Non qu'il manque de dieux, non qu'il ne les croie pas réels. Ceux qui se disent les disciples du profond Lao-Tseu, les taoïstes, ont introduit chez les Chinois autant de divinités, peut-être, qu'il en naît et meurt chaque jour sur la terre indienne. Mais toutes ces croyances qui ne se traduisent, d'ailleurs, que par des pratiques de superstition populaire, se brouillent, se pénètrent, coexistent même presque toujours chez le même individu. Au fond qu'il soit bouddhiste, taoïste, musulman ou chrétien, le Chinois croit ce qu'on lui a conseillé de croire sans éprouver le grand besoin mystique d'accroître, de modifier ou d’imposer sa foi. Ses dieux, ce sont des abstractions très positives, la longévité, la richesse, la sensualité, la littérature, la charité, ce sont des démons, des génies protecteurs ou hostiles, les esprits de la terre, du ciel, de la mer, des étoiles, des montagnes, des villes, des villages, des vents, des nuages, des eaux courantes, ce sont encore des savants et des lettrés héroïsés. Mais ils n'ont pas d'autre importance. Si le Chinois reste très sage, s'il observe le respect filial, obéit aux ancêtres, à l'Empereur, aux mandarins qui le représentent, s'il prend bien garde d'orienter sa maison de manière à ne pas gêner les esprits et à préserver leurs demeures aquatiques, aériennes ou souterraines, – ce qui révèle en lui l'hygiéniste, le météorologiste et l'agriculteur – il ne doute pas que ces esprits le regardent avec bienveillance. Nulle inquiétude qui le laboure en profondeur. En éteignant le désir on éteint le remords, mais on éteint aussi le rêve.
Ce qui s'accroît, à cette longue habitude de discipline et d'obéissance morale, c'est la patience. Le Chinois a scruté si longuement les formes avant de se permettre d'imprimer dans la matière le symbole de ses abstractions, que toutes sont définies dans sa mémoire par leurs caractères essentiels. Pour parvenir jusqu'à la loi, nous écartons sans hésiter, quand l'éclair de l'intuition nous illumine, tous les accidents qui la dissimulent. Le Chinois les rassemble, au contraire, les catalogue et les utilise afin de démontrer la loi. Ses audaces ne peuvent choquer que ceux qui ne connaissent pas sa science. Puisque l'abstraction est arrêtée, on pourra, pour la rendre plus évidente, plier, dévier, torturer la forme en tous sens, creuser le visage de rides qui entameront le squelette, armer la bouche de cent dents et les épaules de dix bras, sommer la tête d'un crâne monstrueux, faire grimacer la figure, s'exorbiter ou s’excaver les yeux, accentuer le rire ou les pleurs jusqu'aux rictus les plus improbables, étager les mamelles croulantes sur le lard des ventres assis, tordre les reins, tordre les bras, tordre les jambes, nouer les doigts en ceps de vignes. On pourra faire ramper sur les corniches, s'écarteler sur les étendards de soie jaune ou dresser au seuil des palais toute une armée de dragons héraldiques, de phénix, de licornes, de chimères tortueuses, qui ne représentent peut-être qu’un souvenir lointain, transmis par les vieilles légendes, des derniers monstres primitifs égarés parmi les premiers hommes. C'est cet esprit qui pousse les lettrés à obéir aux rites jusqu'à ne plus avoir que des gestes étudiés, les historiens à déformer l'histoire pour la faire entrer dans les cadres de leurs systèmes, les jardiniers à torturer les arbres, à fabriquer des fleurs, les pères à broyer les pieds de leurs filles, les bourreaux à dépecer les hommes. La morale traditionnelle écrasera la vie plutôt que d'adopter son libre mouvement. Mais aussi, quand la vie est d'accord avec la morale, quand l'émotion et la volonté se rencontrent, quand les entités de bonté, de douceur, de justice habitent naturellement l'esprit de l'artiste, quelle bonté, quelle douceur, quelle justice dans les visages et les gestes des dieux ! Pour combattre et faire oublier la sérénité des grands bouddhas de bois doré, assis sur leur lit de lotus, les mains ouvertes, la face illuminée de paix et rayonnant dans l'ombre du sanctuaire de l'absolu qui les pénètre, l'art taoïste ramasse dans la vie tout ce qu'il peut y trouver d'expressions engageantes, le sourire divin et la danse des femmes, la bonté narquoise des sages, l’enfantine joie des élus, l'allégresse indicible où nage la trinité du bonheur. Une étrange douceur émane de tous ces bibelots de bois et d'ivoire, de jade et de bronze qui peuplent les pagodes et encombrent les éventaires à enseignes de papier peint le long des rues grouillantes où s'entasse l'ordure humaine. Vraiment, le philosophe a tout à fait éteint, au coeur de ce peuple philosophe, l'inquiétude qui torture mais fait si souvent monter plus haut : Qu'importe. Là où il est, il a la force de celui qui sait peu, mais est certain de ce qu'il sait. Cette paix, sans doute, est un peu béate, cette absence de soucis, cette absence de rêves a peut-être à la longue quelque chose d'irritant et même de malsain. Mais on y lit une telle certitude d'honnêteté qu'on se sent attaché aux hommes qui ont donné de leur vie morale cette expression si singulière, par le fonds même de la nature humaine où la lutte incessante a pour origine l'aspiration vers le mieux. L'étrange, c'est que la beauté soit pour nous dans cette lutte même et que le Chinois la rencontre dans la victoire ancienne que ses aïeux ont remportée pour lui. Il dit son enthousiasme sans lyrisme et têtu pour ceux qui lui donnèrent à jamais le repos de la conscience. Et c'est le poids de ce repos que nous éprouvons dans son art.
Car c'est là le mystère de cette âme très complexe en surface, mais infiniment simple au fond. Une science si sûre de la forme qu'elle peut la faire grimacer logiquement jusqu'à l'impossible, mais qu’elle peut aussi, quand elle s'illumine d'un éclair d'émotion ou se trouve en présence de la nécessité de construire une oeuvre durable et immédiatement utile, atteindre à l'essentielle et profonde beauté. Il ne faut pas croire que leurs parcs artificiels manquent de fraîcheur et de silence et que les fleurs étranges qu'ils y cultivent ne rassemblent pas, dans le torrent de leurs symphonies triomphales, tout l'Orient, des récifs de corail aux rivières de perle, des somptueuses soies brochées qui déploient le rouge ou le bleu des dragons héraldiques sur le jaune impérial éclaboussé de fleurs aux émaux chatoyants et troubles, des couchers et des levers d’astres dans les nuées de poudre à la limpidité des ciels balayés par les eaux. Il ne faut pas croire surtout que leur architecture, bien que ses spécimens les plus anciens, grâce à la fragilité des matériaux, ne soient pas très antérieurs au Xe siècle, manque de science et de solidité. Pour garantir les édifices des chaleurs et des pluies, ils savent faire pencher et déborder les toits qu’ils soutiennent par des combinaisons de charpentes démontables puissantes et légères comme des créations naturelles. Ils savent surtout, comme les Romains, et avec tous les vieux peuples de l'énorme continent massif où alternent les grands sommets, les grands déserts, les grandes forêts, les grands fleuves, donner à leurs édifices utilitaires, ponts, portes triomphales, arches géantes, remparts crénelés, murailles immenses fermant les plaines et gravissant les montagnes, cette allure aérienne ou lourde, mais toujours grandiose et ferme comme le piédestal où poser notre certitude d'avoir accompli tout notre effort. Comme les vieux sculpteurs de la vallée du Nil, ils ont animé le désert d’avenues de colosses, d'un modelé si vaste et si sommaire qu'ils paraissent être présents de toute éternité au milieu des solitudes et résumer en leur structure ramassée les ondulations des sables jusqu'aux contreforts des monts et la sphéricité du ciel sur le cercle des plaines.
IV
Si la Chine n'avait pas fait la tentative étrange de tailler sur les parois du temple de Hiao-tang chan, vers l'époque où Marc-Aurèle lui envoyait des ambassades, les silhouettes plates qui ressemblent à des ombres sur un mur, si d'autre part on ne commençait à connaître quelques figures archaïques qui remontent au commencement de notre ère au moins, on pourrait croire, et on a cru longtemps, qu'elle ne sculpta pas une pierre avant que les conquérants des provinces du Nord lui aient apporté, au Ve siècle, la contagion morale de la religion du Bouddha. Ici, comme aux Indes, le flot qui montait des coeurs pleins d'espérance, creusa les montagnes et submergea les rochers. Quand il se retira, des figures colossales, de purs visages aux yeux baissés, des géants assis, les deux mains croisées et ouvertes, des processions puissantes sur qui l'on secouait des palmes et des éventails, dix mille dieux souriants, silencieux et doux habitaient dans les ténèbres. Les falaises, du haut en bas, étaient sculptées, toutes les fentes du roc avaient des parois vivantes, le rayonnement de l'esprit tombait des piliers et des voûtes attaqués au hasard des saillies et des creux. Cent sculpteurs travaillaient dans l'ombre à modeler brièvement la même statue gigantesque, et telle était l'unité et la puissance de l'énergie créatrice qui les animait, que le monstre divin semblait sortir de deux mains, d'une intelligence, être comme un long cri d'amour qu'une seule poitrine prolongeait à travers les temps. Et c'est peut-être là que la sculpture bouddhique atteignit l'expression suprême d'une science de la lumière qui ne ressemble à rien de ce qu'on trouve même chez les plus grands sculpteurs. La lumière ne paraît pas se confondre, comme en Égypte par exemple, avec les plans de la statue pour en subtiliser les passages et les profils. On dirait qu'elle flotte autour d'elle. La forme semble nager, onduler sous la lumière, comme une vague qui passe sans commencement et sans fin. Mais ceci est spécifiquement bouddhique, commun à cette École des conquérants du Nord, aux statuaires des Indes et de la Corée, du Japon et du Cambodge, du Thibet et de Java. Commun à toute cette étrange statuaire internationale bouddhique, où l'influence grecque est toujours manifeste dans la pureté nerveuse des profils occidentalisés, l'harmonie des proportions, l'objectivisme résumé et idéalisé par l'intelligence. La Chine proprement dite ne participa guère à l'acte de foi qu'affirmait sur son territoire l’envahisseur venu des plateaux de l'Asie centrale. Elle ne consentit sans doute que pour une heure à s'abandonner à l'illusion suprême des paradis promis. Le peuple le plus réfléchi, mais peut-être à cause de cela, le moins idéaliste de l'histoire, n'avait cédé qu’à contre-coeur à l'entraînement général qui donna à toute l'Asie orientale cet art impersonnel, secret, et d'une spiritualité si pure dont il lui fallut dix siècles pour se dégager tout à fait.
À dire vrai, c'est sur la Chine que la vague bouddhiste s'attarda le moins longtemps. La Chine reprit très vite ses habitudes de méditation positive à qui ce bref élan d'amour allait donner encore plus de profondeur et de poids, comme il arrive au lendemain d'une passion douloureuse et trop clairvoyante. Elle se tourna de nouveau vers la mort, et comme ceux qui avaient creusé sous ses yeux les montagnes lui avaient appris à dégager du chaos la forme architecturée sur qui la lumière et l'ombre répandent l'esprit de la vie, elle put donner au poème funèbre qu’elle chanta pendant mille ans, du VIIe au XVIe siècle, une plénitude et une gravité d'accent qu'on avait oubliées depuis l'Égypte, quelque chose de lourd, de catégorique et d'assis, et comme la conclusion dernière d'une intelligence qui a fait le tour d'elle-même, et n'a pas découvert une seule fissure par où le doute puisse entrer.
On ne trouve pas, sans doute, dans les statues funéraires de la Chine, cette illumination secrète qui monte des régions profondes des colosses égyptiens pour unir au niveau de leurs surfaces ondulantes l'esprit de l'homme à la lumière. Le peuple chinois, maître de son sol et de ses cultures, n'a jamais assez souffert pour chercher dans l'espoir constant de la mort la liberté intérieure et la consolation de vivre. Il regardait la mort avec placidité, sans plus de frayeur que de désir. Mais il ne la perdait pas de vue, ce qui donnait à son positivisme une formidable importance. La méditation sur la mort fait voir les choses essentielles. L'anecdote où l'on se perd quand on est tourné vers les aventures de la vie, quitte l'esprit pour toujours. Il ne s'arrête plus à rien de ce qui intéresse et retient la majorité des hommes. Il sait qu’il s'écoule tout entier comme le jour qui passe entre deux battements de paupière et que c'est à la lueur de cet éclair qu’il doit saisir l'absolu. Et c'est parce qu'il n'aperçoit rien au delà de la vie que son hymne à la mort ramasse tout ce qu'il y a d'immortel dans la vie pour le confier à l'avenir.
La sculpture funéraire grandit avec la puissance chinoise et déclina quand la puissance chinoise pencha vers le déclin. Des tombes des T'ang à celles des Mings, les deux dynasties extrêmes de la Chine à son apogée, le désert chinois, le désert jaune et rouge qui ondule faiblement vers les chaînes éloignées où dorment le cuivre et le fer, le désert chinois vit surgir des formes massives, hommes, éléphants, chameaux, béliers, chevaux, autruches, les uns debout, les autres couchés, tous immobiles et qui veillaient sur le sommeil des empereurs. Tout entière, la plaine était une oeuvre d'art, comme un mur à décorer dont les sculpteurs utilisaient les courbes, les saillies, les perspectives pour donner aux géants de pierre leur valeur et leur accent. On les voyait venir de l'horizon, marchant comme une armée, gravissant les collines, descendant dans les vallons, insoucieux, dès qu'ils s'étaient levés pour la marche ou la parade, des herbes et des ronces qui recommençaient à croître aussitôt les tailleurs d'images disparus. Les monstres se suivaient et se regardaient, les lions tapis assistaient au passage des tributaires que masquaient et révélaient tour à tour les ondulations du sol, une foule, seule et silencieuse dans la poussière et sous le ciel, dressait des formes séparées, absolues et définitives comme pour porter à la fin de la terre, alors que le soleil même serait éteint, le formidable témoignage que l'homme avait passé là.
Partis avec les tombeaux des T'ang, les bas-reliefs puissants qui font penser à une Assyrie visitée par la Grèce, de la vision la plus directe, condensant peu à peu leur science dans une expression de plus en plus sommaire, les sculpteurs chinois étaient arrivés, sous les Song, à concevoir l'objet comme une masse si remplie, si dépourvue de détails et d'accidents, si dense et abrégée, qu'elle semblait porter le poids de trente siècles de méditation métaphysique. Ils pouvaient désormais se permettre toutes les stylisations, toutes les déformations, toutes les audaces nécessaires à l'affirmation des vérités morales révélées à la Chine par les sages des anciens jours. Sous les Mings, au moment où ils vont déposer l'outil, où la Chine, piétinant sur place, va laisser le Japon échapper à son étreinte pour qu'il se rue dans la liberté de la vie à la conquête de lui-même, les artistes chinois ont acquis une virtuosité grandiose. Pour garder leurs temples, ils fondent d'énormes statues de fer. Ils décorent des murs et des voûtes de grandes figures étranges, qui s'organisent en lignes mélodiques ondulant en courbes irrégulières, mais continues et rythmées comme des rides à la surface de l'eau. Dans les avenues colossales, les monstres grimaçants et les chimères alternent avec les éléphants massifs, les dromadaires, les guerriers droits et purs comme des tours.
C'est donc aussi bien dans les formes les plus détournées de leur réalité première que dans les pierres sculptées qui rappellent le plus les masses vivantes se profilant sur une plaine poussiéreuse à l'approche du soir, les vraies bêtes domestiques des troupeaux et des caravanes, qu'on peut chercher le centre de l'âme chinoise, dépourvue d'imagination, mais si ferme et si concentrée qu'il n'est pas impossible que son réalisme immobile parvienne à faire reculer un jour l'idéalisme ascensionnel de l'Occident pour s'imposer aux hommes avides de repos. C'est une immensité que l'art chinois. L'ouvrier d'art y joue un rôle aussi unanime, aussi permanent qu'en Égypte. Il peuple, depuis trente siècles, de meubles, de tapis, de vases, de bijoux, de figurines, les demeures des vivants et les demeures des morts. Les trois quarts de sa production sont peut-être encore sous terre. Les vallées de ses deux fleuves constituent une mine d'art sans doute aussi inépuisable que celle de la vallée du Nil. Et aussi variée en formes graves, ou terribles, ou charmantes, toujours imprévues et subtiles, des pots de bronze qu'ils enfouissent volontairement pour des siècles afin que la patine des sucs et des minéraux terrestres agisse avec lenteur sur eux, aux foules de « Tanagras » qui sortent de leurs nécropoles, moins pittoresques à coup sûr que leurs soeurs grecques, mais aussi plus résumées, plus pures, conçues selon des profils plus fuyants, des plans plus décisifs, des masses plus tournantes, et apportant à la grâce, à la chasteté, à la majesté féminines un hommage encore plus touchant. Qu'importe l'apparence à première vue paradoxale de cet art infini où nous commençons à apercevoir, comme nous l’avons fait pour l'Égypte au premier abord aussi monstrueuse, la simplicité, l'unité, la cohérence grandiose des plus étranges conceptions ! Sous les grimaces de ses statues, sous les vêtements compliqués dont elle les couvre, sous les corniches biscornues de ses architectures, le hérissement des monstres vernissés et le flamboiement rouge et or de ses sanctuaires, il y a la présence réelle d'une charpente indestructible. Le modelé sculptural, sinueux et balancé chez les Grecs, mouvant chez les Indiens, rectangulaire chez les Égyptiens, est sphérique chez les Chinois. Le passage et le plan, sous les ornements et les attributs symboliques, sous les replis et les torsions les plus désordonnés des monstres, le passage et le plan pénètrent l'un dans l'autre par progrès continus et lents, comme pour faire un bloc fermé. Dans les sculptures essentielles, on dirait que la forme monte lentement vers l'abstraction, que l'abstraction descend lentement vers la forme et qu'un éclair jaillit où la fusion se fait, éternelle, compacte, pure. La Chine, alors, avec l'Égypte, la Grèce, l'Inde, la France du Moyen Âge, la Chine atteint l'une des cimes de l'esprit.
V
L'unité sphérique du modelé qui traduit son âme immémoriale est l'image de sa substance. Par sa configuration, par son sol, par la race qui la peuple, la Mésopotamie chinoise est une. La Chine et les Chinois font une chose agglomérée où la solidarité morale et sociale, la passivité, l'impersonnalité des foules prolongent leur pays jusqu'aux profondeurs de leur être. C'est une masse jaune, sans contours, faite des poussières séculaires apportées par les vents du Nord et dont les tourbillons éternels assombrissent le disque solaire, de la glaise entraînée par les fleuves pour couvrir la terre d'alluvions, des maisons crépies de boue, des hommes recouverts d'une croûte jaunâtre par laquelle ils continuent le sol. La terre jaune va jusqu'au coeur des villes et le perpétuel échange de la misère, de la crasse, des denrées portées par les caravanes et les convois fluviaux, imprime à toute la masse profonde un mouvement compact et lent ne sortant jamais du même cercle. L'horizon est aussi borné que la vie et toute l'étendue et toute la durée du monde s'agglutinent en un bloc.
Agriculteur ou plutôt jardinier, et depuis dix mille ans peut-être, cultivant son carré de terre avec une lente patience, une sollicitude lente, y accumulant soigneusement l'engrais humain, tirant d'un espace infime sa nourriture, celle des siens, celle de ses bêtes, toujours penché sur son sol mou, habitant souvent sous sa surface, toute sa peau, ses pieds, ses mains imprégnés de lui, le Chinois en connaît le poids, la consistance, le degré d'humidité et de sécheresse, le goût. Il entend le murmure sourd qu'elle a sous la poussée des germes. On dirait que toute son imagination sensuelle s'est concentrée dans le désir de manier cette terre onctueuse et les matières qu'il en tire, le jade gras, la cornaline, le cristal, l'agate, la calcédoine, les pierres dures dont il sait utiliser les taches, suivre les veines, le kaolin et le silex, la terre blanche, le cuivre et l'étain coulés ensemble pour enfanter le bronze noir. Il connaît si bien la matière, il sait à tel point quelles sont ses moeurs, ses habitudes, ses manies, qu'il la fait fondre ou cuire en ménageant ou en forçant le feu pour la rendre plus ou moins dure, plus ou moins cassante, la veiner, la mêler à d'autres matières, y faire ruisseler la poudre métallique liquéfiée par la chaleur, ou la fendre de craquelures. L'airain, où il sait couler de profondes moires d'or vert, d'or jaune, d'or rouge, d'or violet, des bleus irisés et suspects comme des eaux dormantes, l'airain pesant, dense, sonore et dur prend sous sa main des formes écrasées et ventrues, des aspects de blocs pleins dont les incrustations, la rugueuse écorce, les entrelacements de peaux gluantes, d'épines et de tentacules, laissent intact et pur le profil lourd. Ses dragons boursouflés, que soulève la palpitation gargouillante des monstres marins, ses escargots, ses crapauds gonflés de pustules, sont repoussés du dedans du métal avec tant de sûreté qu'ils semblent attachés à lui par leurs viscosités et leurs ventouses. Il broie en poussière impondérable, pour la fondre et la couler entre d'étroits réseaux de cuivre ou d'or le corail et la turquoise, et ses bleus obscurs, ses verts mats, ses rouges opaques et sourds enferment dans l'émail assombri par la flamme, des fleurs ensanglantées, des feuilles épaisses, le plumage rutilant et doré des oiseaux. Sur la porcelaine, enfin, il définit ses dons de peintre qui n'avaient jamais pu entrer tout à fait dans le siècle et se dégager complètement des procédés calligraphiques d'où ils étaient nés dans les couvents.
Alors il fait entrer la couleur dans la pâte, l’incorpore au glacis des silicates vitrifiés, y projette en traits aussi fins que des fils de toile d'araignée ou larges comme des pétales, ses jardins puérils, lacs, ruisseaux et cascades, kiosques et ponts, papillons, libellules, ses chères campagnes engraissées où fleurit sa science des ciels, des vents et des cultures, azurs lavés de pluie, vols emportés par la rafale, nuées, branches fleuries, roseaux, corolles aquatiques. La fleur, l'insecte, tous les tissus vivants, l'aile, l'étamine, l'antenne, le pollen pulvérulent, toutes les moeurs de l'air, ses transparences insondables, ses brusques opacités, ses infinis de nuances de l'aube à la nuit, de l'averse à la poussière et de la lune pâle au soleil sombre, il a transposé sur le fond mouvant des bleus, des verts, des rouges, des roses, des jaunes, des violets, des blancs, des noirs, le décor multiple où se déroulent les travaux attentifs, concrets et monotones de ceux qui cultivent le sol. Le jour est-il clair et les jardins riants, les peintures trempées de rosée, fraîches comme des aquarelles, tranchent sur les beaux fonds glacés et translucides. Le ciel couvert noircit-il la surface des eaux, alors les branches, les feuilles, les dragons, les paysages surgissent des infinies profondeurs opaques et transparaissent vaguement, ainsi que des mousses et des algues à travers l'épaisseur des sources. Et si le soir est somptueux, la flamme des fours rampe encore au flanc des vases et l'émail diapré chatoie entre ses cloisons d'or.
L'airain, la terre cuite ont l'air de gros fruits mûrs, cuirassés d'épines et vernissés, qui vont quitter la branche. Lourde, subtile, pure forme chinoise ! On dirait moins, malgré sa pesanteur, une forme matérielle qu'un son cristallisé. Étrange peuple positif, sans idéal et qui pourtant, tout au fond de son âme obscure, entend cette claire musique. Forme cylindrique, forme ovoïde, forme sphérique, rythme circulaire de la Chine ! La Chine tournera-t-elle donc toujours en cercle, du même effort patient, infatigable, lent, qui lui permet de maintenir le mouvement sauveur et de vivre sans avancer, ou brisera-t-elle ce cercle pour chercher l'idéal toujours renouvelé au sommet même du flot montant des choses et pour tenter de conquérir, dans cette poursuite incessante, l'illusion de sa liberté ? C'est probable. Elle s'agite. Ses cinq cents millions d'hommes vont être entraînés dans le mouvement occidental, rompre notre pénible équilibre séculaire, bouleverser le rythme économique de la planète, peut-être nous imposer à leur tour une immobilité qu'ils mettront mille ou deux mille ans à reconquérir. Nous ne savons rien. La complexité du monde actuel et futur nous déborde. La vie gronde, la vie monte. Elle livrera ses formes à ceux qui vont naître pour les consoler d'être nés.

Mentioned People (1)

Faure, Elie  (Sainte-Foy-la-Grande 1873-1937 Paris) : Kunsthistoriker, Historiker, Schriftsteller, Arzt

Subjects

Art : General / Literature : Occident : France

Documents (1)

# Year Bibliographical Data Type / Abbreviation Linked Data
1 1912 Faure, Elie. Histoire de l'art : l'art médieval. Vol. 2. (Paris : H. Floury, 1912). [Enthält : La Chine].
http://www.ebooksgratuits.com/html/faure_art_medieval.html#_Toc274681756.
Publication / FauE4