HomeChronology EntriesDocumentsPeopleLogin

Kristeva, Julia

(Sliwen, Bulgarien 1941-) : Literaturtheoretikerin, Philosophin, Schriftstellerin, Psychoanalytikerin, Dozentin Université de Paris VII

Subjects

Index of Names : Occident / Literature : Occident : Bulgaria

Chronology Entries (5)

# Year Text Linked Data
1 1957.2 Beauvoir, Simone de. La longue marche : essai sur la Chine [ID D3679].
Sekundärliteratur
Julia Kristeva : Il convient de rappeler que Simone de Beauvoir fut parmi les premiers intellectuels occidentaux à visiter la Chine (pendant quatre semaines selon certains de ses biographes, six semaines selon l'auteur elle-même), en septembre-octobre 1955. Reportage sur le vif et essai d'explication d'un pays tout aussi mystérieux qu'en plein développement que l'auteur salue avec enthousiasme, le livre de Beauvoir est-il un « voyage en utopie », comme le dit le philosophe et politologue israélien Denis Charbit ? Le pathos de Beauvoir le laisse penser. En pleine guerre froide et animée d'un marxisme revu et corrigé par son existentialisme, Beauvoir découvre-t-elle en Chine une nouvelle terre d'élection ? Si c'était le cas, serait-ce pour ne pas désespérer Billancourt après les révélations sur l'URSS et les événements en Hongrie ? Ou est-ce parce que le cadre d’une « invitation » (par Chou Enlai lui-même !) impose à la philosophe une vision de réconciliation avec les dirigeants chinois plutôt qu'une critique franche et loyale à laquelle nous a habitué l'esprit de Beauvoir ? Aucune de ces hypothèses, qu'on n'a pas manqué d'évoquer, ne me semble correspondre ni au livre ni à la pensée de Beauvoir. En effet, l'auteur ne manque pas d'exprimer ses doutes, ses incertitudes et ses désaccords : tous cependant si savamment distillés et parfois lourdement étouffés tout au long de son voyage, que sa « Longue marche » passe encore pour un pèlerinage vers la nouvelle Terre Promise. Et l'on ne manque pas d'évoquer pêle-mêle de nombreux intellectuels qui auraient succombé, avant et après elle, à cette naïveté, séduits parait-il par l'immensité de la future grande puissance : de la figure tutélaire de la sinophilie française que fut André Malraux aux militants prochinois de 68 comme Maria-Antoinnette Macciochi. À y regarder de près cependant, c'est la spécificité de la culture (toujours énigmatique !) du continent chinois qui surprend les observateurs et qui attise aussi bien l'enthousiasme pathétique des uns que la peur panique des autres, - faute d'être soutenue par une connaissance rigoureuse de la pensée chinoise ainsi que de l'histoire culturelle, sociale et politique du pays. C'est ce manque qu'on peut reprocher aussi à Beauvoir, elle-même consciente que La Longue Marche est « le moins bon de ses livres », sans pour autant lui enlever ni le bénéfice de la curiosité intellectuelle, ni la finesse des observations psychologiques croquant avec bonheur portraits et caractères, ni le courage politique d'ouvrir à un Occident frileux et à son socialisme en danger d’épuisement les promesses et les risques d’une humanité différente... L'expérience anthropologique, offerte à l'intuition de l'écrivain, fait ainsi irruption à chaque page du raisonnement politique mal (parce que trop ?) assuré qui guide le voyage, de telle sorte que Beauvoir semble accomplir une troisième « longue marche », la sienne, en suivant celle de la Chine en train de se moderniser suite à la révolution communiste de 1949, après la « longue marche » de Mao de 1934-34... La longue marche n'est en aucun cas une de ces « dégradations » de la « mystique en politique », pour reprendre le mot de Péguy, comme certains ont pu le lui reprocher. Sans connaître le chinois, et en ne faisant que très sommairement allusion à l'histoire politique, culturelle et religieuse de la Chine, Beauvoir s'enthousiasme surtout pour le « scénario chinois d'une disparition progressive et pacifique du capitalisme », à l'opposé de la violence dictature communiste en URSS. Aujourd'hui encore, certains déchiffrent le même « scénario pacifique » dans la disparition progressive du socialisme chinois au profit du néo-capitalisme. Nouvelle utopie ? Ou, plutôt, constat d'une diversité culturelle qui reste à comprendre, dans ses contradictions, dans ses promesses et dans ses dangers ?
Séduite par les apparences de la civilité populaire et institutionnelle, Beauvoir néglige la réalité répressive, et tout particulièrement la soumission des individus à la répression intériorisée et acceptée par une culture aux longues habitudes féodales, paysannes et confucéennes. Chemin faisant, l'auteur ne manque cependant ni de « retenue », ni de « vigilance », ni de « lucidité ». Surtout lorsque son flair d'écrivain conduit l'observatrice subtile à insister par exemple sur la manière plastique et mobile qu'auraient les Chinois à effectuer étape par étape leur processus dynamique de croissance et d'expansion : Joseph Needham, l'éminent connaisseur des tours « dialectiques » propres la « pensée chinoise » en aurait été comblé ! Ce modèle plastique et mobile (mais au prix de quelles contraintes ?) ne continue-t-il pas d'intriguer aujourd'hui encore, avec son endroit et son envers, et d'embarrasser les commentateurs soucieux de voir émerger plus vite et plus massivement des individus libres et une démocratie à la hauteur de leurs droits universels ?
2 1974 Reise von Roland Barthes mit François Wahl, der Delegation von Tel Quel mit Philippe Sollers, Julia Kristeva und Marcelin Pleynet von Beijing nach Shanghai und von Nanjing nach Xian auf Einladung der chinesischen Botschaft.

Rachel Pollack : Les historiens ont débattu de l'impact que ce voyage a eu sur la position de Tel Quel face à la Révolution culturelle. Alors que Tel Quel ne désavoue la Révolution culturelle qu'après la mort de Mao, il y a certaines indications, même dans les premières oeuvres, des désillusions politiques de ses rédacteurs. A l'exception notable de François Wahl, toutefois, les voyageurs sont tous revenus avec des récits admiratifs de ce qu'ils ont vu en Chine. Roland Barthes décrit même la Chine comme un pays « sans hystérie ».
Les mémoires des voyageurs, y compris les notes de Roland Barthes révèlent le désarroi frappant que les Telqueliens ont expérimenté dans leurs tentatives d'interpréter leur voyage. Maoïstes en France, ils sont confrontés en Chine à une campagne qu'ils ne peuvent comprendre et à un peuple qui les traite comme des étrangers. En outre, ils sont conscients des limites de leur visite et tentent de surmonter leur propre subjectivité. Leur étonnement, leur frustration et leur conscience de soi, qui sont tous exprimés dans leurs écrits, les amènent à affirmer que la Chine est impénétrable à l'analyse de l'Ouest, toujours méconnaissable pour les étrangers.
Roland Barthes et Marcelin Pleynet, en particulier, sont plus intéressés par la civilisation chinoise et la culture chinoise que par la situation politique. Ils ne cherchent pas seulement une utopie politique, mais également une utopie artistique. Pour les Telqueliens, la Chine offre « une sorte de référence nouvelle dans le savoir »; sa découverte est comparable à la découverte, pendant la Renaissance, de la Grèce antique.
Lors des événements de Mai 68, Tel Quel a soutenu le PCF contre les militants étudiants, et plusieurs chercheurs ont suggéré que leur tournant maoïste était un moyen de recadrer leur position à l Lors des événements de Mai 68, Tel Quel a soutenu le PCF contre les militants étudiants, et plusieurs chercheurs ont suggéré que leur tournant maoïste était un moyen de recadrer leur position à l'égard de 68. Une des attractions de la Révolution culturelle pour les Telqueliens est sa combinaison apparente du langage et de l'action comme outils de la révolution.
Malgré l'enthousiasme du groupe pour la Révolution culturelle de Mao, leurs journaux intimes révèlent qu’ils sont conscients que l'agence de voyage tente de les manipuler. « Il est clair que les Chinois souhaitent nous prouver que la politique commande tous les aspects de la vie chinoise. C’est sur ce fond que se déroulent nos visites » écrit Pleynet après que le groupe ait visité un immeuble d'habitation à Shanghai et ait été accueilli par le représentant local du Parti.12 Il ajoute quelques jours plus tard que ce que la délégation avait vu était fondé sur un « grand écart des expériences » et que le tour était « coupé de toute expérience concrète ». Sa déception est claire après que le groupe se soit vu refuser la visite d’un temple antique à Xi'an, sous prétexte qu'il était fermé : « Bref tout ce qui ne relève pas de la plus stéréotypée des fictions (de culture ou d’histoire) est ou caché ou interdit », déplore-t-il.
La plainte n'est pas entièrement exagérée; les deux guides sont des représentants des Luxingshe, le service touristique officiel de l'État chinois, et agissent comme agents du gouvernement ainsi que comme traducteurs13. La délégation a suivi l'itinéraire officiel de l'agence et s'est vu refuser plusieurs demandes pour visiter une « École du 7 Mai », camp de rééducation pour les intellectuels et les cadres du Parti dénoncés. Beaucoup d'éléments de la réalité chinoise sont passés sous silence, leur sont cachés, comme le révèle le fait que lors d'une rencontre avec des étudiants de l'Université de Pékin, Pleynet se soit plaint en disant : « Nous n'avons rien appris et rien vu ». A l'opéra à Xi'an, il se demande alors s'il est « vraiment possible de tirer quelque conclusion que ce soit des fictions qu'on nous propose ». Sollers dit que ces spectacles « n'ont à l'évidence rien à voir avec ce qui se joue aujourd'hui en Chine » et Barthes compare les figures de danse aux postures des mannequins de cire dans les vitrines des grands magasins. Les stéréotypes dont on les bombarde de toutes les directions ne sont « rien de fondamentalement différent de la guimauve morale de certains dessins animés, ou des bandes dessinées américaines », observe cyniquement Pleynet.
De nombreux textes de Telqueliens expriment le sentiment d'aliénation en Chine. 'Des chinoises' commence avec une description de la marche à travers le village provincial de Huxian, à quarante kilomètres de l'ancienne capital de Xi'an. Kristeva décrit une distance incommensurable entre elle et les paysans chinois. Kristeva et les autres Telqueliens expriment le désir de se perdre en Chine, de 'devenir' chinois.
Les notions de sexualité – et de frustration avec sa suppression en Chine – apparaissent plusieurs fois dans les écrits du groupe. Dans un entretien 1981, Sollers rappelle son ancien intérêt pour la Chine, à travers le taoïsme, et en parle comme d' « une expérience érotique ».
Le groupe tient, tout au long du voyage, des discussions sur la sexualité chinoise et sa séparation de la vie sociale.
Pendant le voyage, le groupe passe plusieurs soirées à discuter le rôle des intellectuels dans la révolution. Croyant que les intellectuels pourraient transformer la situation en France, ils se sont abstenus de critique la nature du tour ou de rejeter la Révolution culturelle. Ils font plutôt l'éloge du progrès qu'on leur a présenté en Chine et attribuent leur perplexité à des barrières épistémologiques plus larges. Dans le cas de Tel Quel, les voyageurs arrivent sans aucun doute en Chine avec des idées préconçues, mais ils ne sont pas aveuglés par elles. Le prisme à travers lequel ils voient la Chine est façonné par des questions épistémologiques, pratiques et politiques, ainsi que par des engagements politiques. En Chine, ce prisme vole en éclats parce que les voyageurs se rendent compte qu'ils ne sont pas capables de saisir entièrement ce qui se joue dans la Révolution culturelle. Leur vision est troublée par les contrôles de l'agence touristique et les barrières culturelles qui les mettent à l'écart comme étrangers. En fin de compte, les voyageurs de Tel Quel n'ont pas pu réellement voir la Révolution culturelle, mais ils n'ont pas « suspendu » l'analyse de cet événement, ils ont continué à le questionner et à l'interpréter minutieusement. La complexité de leur approche montre qu’ils sont allés bien au-delà de la simple acceptation de l'idéologie maoïste.
  • Document: Barthes, Roland. Carnets du voyage en Chine. Ed. établie, présentée et annotée par Anne Herschberg Pierrot. (Paris : C. Bourgois, 2009). [Bericht seiner Reise 1974]. (Bart2, Publication)
  • Document: Pollack, Rachel. La Chine en rose ? : Tel Quel face à la Révolution culturelle.
    http://www.dissidences.net/compl_vol8/Pollack.pdf (Bart4, Web)
  • Person: Barthes, Roland
  • Person: Pleynet, Marcelin
  • Person: Sollers, Philippe
  • Person: Wahl, François
3 1974 Kristeva, Julia. Des chinoises [ID D24171]. [Auszüge zur Reise in China 1974].
Quellen :
Chen-Andro, Chantal. Les poèmes ci de Li Qing-chao [ID D24176].
Documents of the women's movement of China. (Peking : New China Women's Press, 1950).
Family and kinship in Chinese society [ID D10782].
Granet, Marcel. La civilisation chinoise [ID D3234]
Granet, Marcel. Les catégories matrimoniales et relations de proximité dans la Chine ancienne [ID D3434].
Gulik, Robert van. La vie sexuelle dans la Chine ancienne [ID D7790].
Hsu, Francis L.K. Under the ancestors' shadow [ID D24175].
Hu, Chi-hsi. Mao, la révolution et la question sexuelle. In : Revue française de sciences politiques ; févr. (1973).
Lang, Olga. Chinese family and society [ID D24174].
Longobardo, Niccolò. Traité sur quelques points de la religion des Chinois [ID D1792].
Mao, Tse-tung. Textes [ID D14925].
Mao Tse-tung unrehearsed : talks and letters, 1956-71 [ID D14928].
Margouliès, G[eorges]. Le Kou-wen chinois [ID D7073].
Maspero, Henri. Le taoïsme et les religions chinoises [ID D3861].
Meijer, M.J. Mariage law and policy in the Chinese People's Republic. (Hong Kong : Hong Kong University Press, 1971).
Niida, Nobory. Law of slave and self : research in the history of Chinese law ; vol. 3. (Tokyo 1962).
Schram, Stuart R. Documents sur la théorie de la "révolution permanente" en Chine [ID D14929].
Smedley, Agnes. The battle of hymn of China [ID D24204].
Snow, Edgar. Snow, Edgar. Red star over China [ID D8820].
Snow, Helen Foster. Women in modern China [ID D24177].
Tao tö king : le livre de la voie et de la vertu [ID D8008].
Women in China. Ed. by Marilyn B. Young [ID D24178].
Yü, Siao [Yu, Xiao]. Mao Tse-tung and I were beggars. (Syracuse, N.Y. : Syracuse University, 1959).

« Ces notes ne sont pas un livre. Tout juste forment-elles un carnet d'informations et d'interrogations suscitées par le voyage que j'ai pu faire en République populaire de Chine en avril-mai 1974. On les lira surtout par rapport au bouleversement qu'impose à notre propre société le surgissement de ce continent noir, dont le désir et le silence assurent la cohésion : les femmes. Face aux Chinoises, c'est à partir de ce bouleversement que les notes ici présentées essaient de s'écrire. C'est pour cela même, qu'à la hâte, elles ont été écrites. »

De ce côté-ci
1. Qui parle ?
... A quarante kilomètres de l'ancienne capitale chinoise Xi'an – première capitale de la Chine unifiée par l'empereur Qin Shi Huangdi au IIe siècle avant notre ère, grande capitale des Tang (618-906) – se trouve le village Huxian, chef-lieu d'une région agricole. Nous y arrivons en voiture par une route chaude, ensoleillée, parcourue de paysans à gros chapeaux en bambou, d'enfants autonomes volant dans des jeux silencieux, d'un corbillard tiré par des hommes tandis que d'autres, en deux rangées sur les côtés, le cernent de perches parallèles portées sur leurs épaules. Tout le village est sur la place où nous devons visiter, dans un des bâtiments en bordure, l'exposition des peintres paysans...
Je pense qu'une des fonctions, sinon la fonction la plus importante, de la Révolution chinoise aujourd'hui est de faire passer cette brèche dans nos coneptions universalistes de l'Homme ou de l'Histoire. Ce n'est pas la peine d'aller en Chine pour fermer les yeux devant cette brèche... Ecrire 'pour' ou 'contre' : vieux jeu du militant engagé en situation... Je vais relever ici un seul aspect de ce qui creuse l'abîme entre nous et les regards de Huxian : les femmes chinoises, la famille chinoise, leur tradition et leur révolution actuelle. Ce choix, pour deux raisons.
D'abord, parce que les recherches des spécialistes, mes impressions du voyage et les développements les plus récents de la Révolution culturelle prouvent que, dans l'histoire ancienne mais aussi tout au long du socialisme chinois et jusqu'à nos jours, le rôle des femmes et par conséquent la fonction de la famille ont, en Chine, und spécificité que le monothéisme occidental ne connaît pas...

2. La guerre des sexes.
3. Vierge du verbe.
4. Sans temps.
5. Moi qui veux ne pas être.

Femmes de Chine
1. La mère au centre.
Une filiation utérine, matrilinéaire, et matrilocale ? La génitalité – principe organisateur de l'univers archaïque. Traces dans les coutumes paysannes : Marcel Granet. Les couples royaus. Leibniz sur le Dieu des Chinois. L'écriture idéogrammatique : marque d'un despote ou d'une mère archaïque ? La combinatoire dramatique contre le principe de la raison sussifante. Une commune primitive d'il y a six mille ans, visitée à Panpo. Les femmes, l'érotisme et les vieux traités sexuels.

J'ai visité, près de Xi'an, le musée pré-historique de Panpo. Les fouilles, commencées en 1953, ont découvert un village que les archéologues chinois modernes considèrent comme ayant eu l'organisation sociale de la commune primitive et du matriarcat, avant l'apparition du patriarcat, de la propriété privée et des classes... Sur un territoire de cinquante mille mètres carrés dont seulement un cinquième est exploré et présenté dans le musée s'étalent les ruines d'un village de six mille ans avant notr ère. Trois parties apparaissent sur ce sol blanchi par le calcaire et le temps qui livre devant mes yeux une vie lointaine, celle même que Mme Chang Shufang essaie d'expliquer à l'aide d'Engels... « Ce sont les femmes qui ramassaient les plantes sauvages ; en les cultivant autour des maisons, elles ont inventé l'agriculture, ce qi leur a permis de jouer un rôle social de premier plan, y compris en politique. Les hommes se consacraient à la chasse et à la pêche, et ensuite à l'élevage. »...
Est-ce un écho de ce rôle central de la mère génitrice dans la famille archaïque, qu'on entend jusque dans les traités secuels et les rites érotiques de la Chine féodale ? Ce qui est sûr, c'est que les les 'manuels' sur 'l'Art de la chambre à coucher' qui remontent au début de notre ère, instituent la femme non seulement comme initiatrice principale aux arts érotiques puisqu'elle en sait la technique de même que le sens secret (alchimique) et les bienfaits pour le corps (la longévité), mais aussi comme celle qui a le droit incontestable à la jouissance...
On a souvent insisté sur l'influence de la vie et de la théorie sexuelles chinoises sur la constitution de la mystique sexuelle bouddhiste et tantriste. Il reste, pourtant, une différence essentielle entre l'univers chinois et l'univers bouddhiste sur ce plan : les deux (sexes) s'harmonisent mais généralement ne fusionnent pas en Chine, la dyade alchimiste-érotique du taoïsme n'est pas un androgyne, jamais l'un n'absorbe l'autre au point d'en rendre superflue l'existence comme le dit le tantra « Qu'ai-je besoin d'une autre femme ? J’ai en moi-même une Femme Intérieurs ». Le taoïsme nourrit cette conception de la vie secuelle qui sous-tend la société chinoise et reste, permanente, dans l'ombre des foyers, y compris lorsque le confucianisme règne en maître absolu sur la scène politique depuis les Song au moins (XIe siècle)...

2. Confucius – un « mangeur de femmes ».
Filiation bilatérale, échange généralisé simple (mariage avec la fille de l'oncle maternel), famille patrilinéaire féodale. La 'jia' chinoise ; une unité économique. L'autorité du père mort : la hiérarchie des ancêtres aux fils. Les femmes : nomadisme, oppression et intrigues. Le 'pouvoir féminin' : sur les morts. La puissance des aïeules. Les pieds bandés – la souffrance constitue l'objet d'amour. Quelques prototypes classiques : une 'antiféministe', Pan Zhao ; les concubines ; une impératirce : Wu Zetian ; les courtisanes ; les lettrées ; Li Qingzhao ; la suicidaire ; la soldate travestie. Le sort de la morale confucéenne dans la révolution socialiste : une enquête au Taiwan.

Je les vois encore, à Pékin ou en province, ces vieilles dames toutes habillées en noir, aux petits pieds de bébé, que je n'osait pas regarder et encore moins photographier. On a beau savoir qu'il existe, ce petit pied, et qu'il est très petit : c'est imaginable. Pris dans une minuscule chaussure en velours noir, le devant pointu, sa semelle en caron, dirait-on, et ce n'est pas invraisemblable, car elles ne doivent pas marcher beaucoup... Les yeux seuls, mouillés, un peu tristes, faits pour regarder au-dedans plutôt qu'en face, et d'une ironie très douce et très voilée, sont les témoins, à déchiffrer, de cette mutilation. Le soir, les fils et les petits-fils les promènent, assises en amazones blessées à l'arrière les lampions s'allument et que tout le monde afflue dans l'ancienne. Cité interdite, la place Tiananmen est pleine de gardes rouges qui promènent leurs grand-mères, aux pieds mutliés, à bicyclette...

3. Socialisme et féminisme.
Une révolution bourgeoise, nationaliste, socialiste et féministe à la fois. Les suffragettes chinoises envahissent le Parlement en 1912. Le Mouvement pour les droits des femmes inspire les idées du Mouvement du 4 mai. Un supporter de la cause féminine : Mao Zedong. Les articles de Mao sur le sucide des femmes. Le programme d'études en France comprend les futures militantes féministes et communistes. Xiang Jingyu, Cai Chang Deng Deng Yingchao.

4. Le parti et les femmes.
Droits des femmes ou luttes de classes. Mao invente les paysans comme force principale de la Révolution, mais reste prudent sur les femmes. Les paysannes et les étudiantes – sensible aux luttes féminines ; les ouvrières – plus directement marxistes. Xiang Jingyu subordonne les problèmes de la famille et des femmes à la lutte du prolétariat. Un 'pouvoir des femmes' est une contradiction logique et une impasse socio-politique. Les féministes du Guomindang. Le Soviet de Jiangxi de 1930. La Loi sur le mariage, signée Mao, lasse supposer la disparition de la famille et la libération sexuelle comme forces motrices de la Révolution. Stoïcisme et liberté au cours de la Longue Marche. Ajuster la propagande à la psychologie des femmes pour vaincre le Japon. 1949 : Premier Congrès des Femmes chinoises.

5. La loi du mariage (1950). La démographie et l'amour. Les femmes au poste de commandement.
Abolir l'ancienne famille confucéenne : mesure économique et idéologique à la fois. La 'Réforme agraire' et la 'Loi du mariage'. Privilèges aux femmes : pas de 'chef de famille' ; la mère garde son nom et peut le léguer aux enfants ; avantages accordés à la femme en cas de divorce ; le travail de la ménagère lui donne droit à la propriété. La famille – institution transitoire ; facilité du divorce. Les fonctions principales de la famille : biologique et éducatrice. Une éthique familiale. Un certain esprit de famille par rapport à Jiangxi. La famille disparaîtra-t-elle sans crise à l'occidentale ? Campagnes contre la morale bourgeoise : 1953, 1956-1957. Démographie : la contraception et l'amour (en famille et pour la Patrie) doivent maintenir l'accroissement de la population. Le Bond en avant : libérer la force de travail des femmes sans faire disparaïtre la famille sous la commune. Mao contre Dulles sur la famille 'démocratique et unie'. 1962 : Mouvement pour l'éducation socialiste – pour la famille, contre le familialisme. Une enquête sur les relations familiales racontées par la littérature moderne : le retour du 'père confucéen'. L'explosion de la famille pendant la Révolution culturelle. L'idéal du moi pour la Chinoise : l'Homme de fer. Les Jeunes Filles de fer de Dazahi. Cinq spectacles sans héros mais avec des héroïnes révoltées contre leur père : elles dramatisent mais ne réussissent jamais toutes seules. Brecht ou ce qui manque.

6. Entrevues.
Les mères – Une artiste – Les intellectuelles – Les jeunes, les vieilles, l'amour – Ménagères et ouvrières – Les directrices.

... Il aurait donc fallu pourvoir écrire ces visages de Chinoises : lisses, placides, fermés sans hostilité, qui signifiaient nous ignorer, dans la pénombre de cette première nuit à Pékin, au-dessus de leurs bicyclettes, ou dominant les joues sérieuses de leurs enfants. Froideur souple et friable, distance sans pont, ponctuée par ces habits gris-bleus qui masquent les corps comme des bâches sur des foyers craignant les bombardements ennemis. Etrangère à jamais, glacée dans mon désir refusé d'être reconnue une des leurs, heureuse quand elles se perdaient dans les traits de mon visage et que seuls les larges pans de mon pantalon faisaient crier les vieilles paysannes, rassurées, sur la Grand Muraille : 'waiguo ren' (étrangère). Mal à l'aise dans un groupe d'hommes. Ni asiatique ni européenne, méconnue par elles et détachée d'eux - c'est de cette position inconfortable qu'il me fallait saisir quelques petites vérités sur leur destin à elles, en ce moment. Position peut-être inconfortable mais la seule possible. Car après tout ce que vous savez déjà de la société chinoise, vous aurez compris que ce n'est pas la peine d'aller en Chine si vous ne vous intéressez pas aux femmes, si vous ne les aimez pas. Vous risquez de tomber malade d'incompréhension ou de sortir ragaillardi d'avoir tout compris, mais sans avoir jamais franchi la grande muraille ; précieusement empêtré dans votre propre univers, sans accès – fût-il incertain et difficile à débrouiller – à ce qui coule derrière les façades des affiches et des stéréotypes.
Il aurait fallu pouvoir écrire ces corps de Chinoises : remplis, plus ou moins opulents selon l'âge et les maternités vécues, mais toujours aux contours ovales, touchant à peine le sol, et, sans danser, flottant sobres dans l'air du petit matin, dès le lendemain de notre arrivée, sur la place Tiananmen, et sur toutes les routes du pays, avec les flocons en mousse de saules qui inondent le ciel au printemps. Les vestes sans taille et les pantalons aux fonds larges, qui serrent les cous et les poignets, ne suggèrent pas les lignes des corps : je devine à peine des épaules fragiles et étroites, des poitrines discrètes, des ventres et des hanches robustes qui, avec les courtes cuisses fortes fermement soudées au tronc, sont le puissant centre de gravité de ces ensembles qui cheminent sans peser. Ces bras onduleux aux poignets agiles qui manient à merveille les baguettes et les pinceaux et n'effleurent que distraitement les corps des enfants. Ces mollets forts de garçons qu'un pantalon relevé au hasard laisse voir. Le corps bouge aux genoux, au cou, et par les ondulations des bras ; ventre et cuisses scellés droits — sans pliures mais sans raideurs non plus, solides et détendus, relâchés même, irrigués d'un plaisir sans étalage qui a quelque chose de confiant et d'assuré comme l'est le repos après une dépense passionnée.
Il aurait fallu pouvoir écrire ces voix de Chinoises : basses jusqu'à l'inaudible dans la conversation, vibrant veloutées dans la poitrine et le ventre, mais qui peuvent, brusquement, se hisser à la gorge et monter aiguës à la tête, tendues entre l'enthousiasme et 1'agressivité, exaltées ou menaçantes, lorsque l'enjeu idéologique se précise dans le discours, ou lorsque le corps est en représentation sur une scène ou devant un micro comme l'exige le code scemque traditionnel. Ecrire ces regards qui peuvent glisser sans voir : aveuglés par une préoccupation ou un plaisir opaques, sans noms, mais aussi éblouis par une idée qui les absorbe, les écarte de l'en-face, et les lance vers un infini où vous n'avez aucune chance d'être.
Il faudrait pouvoir écrire ces rires de Chinoises : joyeusement éclatant dans les yeux et les lèvres et, sans que la voix y participe, chassant en un éclair la pudeur permanente pour la remplacer tout de suite par des flambées continues d'ironie et d'humour où se mêlent l'appel à une complicité erotique et le savoir serein qu'elle est impossible : jamais amer, jamais déçu.
Il faudrait pouvoir écrire ces familles ou groupes sur les places, dans les parcs, les champs et les usines, où les hommes discrets, d'une modestie qui peut paraître effacée et monotone, s'affairent autour de femmes aussi discrètes mais beaucoup plus à l'aise qu'eux, légèrement dominantes, et dont les gestes harmonieux laissent échapper un érotisme auquel personne ne semble faire attention, mais qui instaure, à travers l'autorité politique et idéologique du jour, une autre — plus souterraine, mais plus immuable peut-être et apparemment plus prenante parce que réglant un espace antérieur à la politique, fait de désirs archaïques dont personne ne parle mais qui s'écrivent avec les gestes, avec les pinceaux. Une femme dans un groupe, c'est le centre vide et paisible duquel émanent et vers lequel convergent tous les actes des hommes destinés au travail, absorbés dans leurs occupations. De là ces regards angoissés de Méditerranéennes nostalgiques que je n'ai jamais rencontrés dans les yeux des Chinoises mais seulement des Chinois ?...

Les mères
Dans la vaste usine de tracteurs "L'Orient est rouge" à Xi'an où travaillent 6 700 ouvrières, il y a vingt salles spécialement aménagées pour l'allaitement. Deux fois par jour, les mères arrêtent leur travail pour une demi-heure et viennent nourrir leurs bébés amenés des crèches de l'usine ou par les grands-parents qui les gardent aux foyers. A l'écart du bruit, propres et sobres, des dizaines de mères gardent un contact permanent avec leurs enfants sans se détacher réellement de la production. Ces salles existent dans toutes les usines que nous avons visitées, et il semble que l'objectif est d'en faire dans tous les lieux de travail. Un bruit infernal nous accueille dans l'Usine textile n° 4 du Nord-Ouest de la Chine, à Xi'an. De la poussière de coton flotte dans l'air et nous étouffe. Le nez et les oreilles bouchées, on ne desserre pas les lèvres. Construite entre 1954 et 1956, cette usine de 6 380 ouvriers comporte une majorité de femmes (58 %) qui travaillent, avec des variantes d'un atelier à l'autre, dans des conditions plus que difficiles. Le vice-président du Comité révolutionnaire, Wang Jinchun nous dit que ce n'est pas grave, "les gens sont habitués" (!), mais qu'il y a "des examens médicaux réguliers " et qu'en plus "on fait des recherches pour améliorer les conditions d'aération et diminuer le bruit, avant d'être en mesure d'acheter des machines plus perfectionnées."
La majorité des ouvrières sont jeunes, encadrées de contremaîtres d'âge moyen ou assez âgés. Des gestes calmes, imperturbables dans le brouillard de coton et de fracas. Quelques yeux dépassent des métiers — curieux, distants. Je remarque des ventres arrondis : les femmes enceintes sont assises sur des chaises roulantes qui les déplacent le long des fileuses — ne pas rester debout, ne pas se fatiguer. Une femme enceinte travaille dans l'atelier de filage jusqu'au sixième mois de la grossesse ; après, on lui donne un travail plus léger : contrôle de la qualité des tissus, comptage, vérification des emballages, etc. Autour de l'accouchement, une femme a droit à cinquante-six jours de congé payé ; en cas de complications (jumeaux, césarienne, etc.), le congé peut se prolonger de soixante-dix à quatre-vingts jours, et s'accompagne d'une allocation de frais supplémentaires. Une ouvrière de deuxième catégorie, c'est-à-dire au plus bas de l'échelle après la stagiaire, touche 38 yuans par mois. On peut arriver, après des années de travail et une bonne qualification, à la huitième catégorie avec 102 yuans par mois. Dans cette échelle, la plupart se maintiennent vers la limite inférieure : 50-56 yuans. Les soins pour un enfant ne coûtent que huit yuans par mois, si l'on confie l'enfant au jardin d'enfants de l'usine à la semaine, et six yuans par mois si on les reprend le soir chez soi. Le jardin d'enfants de l'Usine textile n° 4 du Nord-Ouest accueille huit cents enfants de 3 à 6 ans et demi dont s'occupent dix professeurs et quelques nourrices, et, au dire de la directrice, il peut en accueillir davantage si les parents le demandent. Les autres enfants sont à la charge des grands-parents qui habitent avec les couples. Quand les grands-parents sont disponibles, la préférence va à eux plutôt qu'au jardin. Les bébés au-dessous de 3 ans sont dans la crèche à l'usine même : les mères peuvent les visiter et les nourrir deux fois par jour, comme partout ailleurs.
Les enfants entourent leur mère ou leur monitrice avec le sérieux et la distance d'adultes. Les joues remplies, les regards graves, toujours pris à quelque jeu où ils s'amusent sans débordement, les petites filles battant immanquablement les petits garçons, ils peuvent être souriants, discrets ou ambitieux, mais je ne les ai jamais vus pleurer, séduire ou s'imposer. Petits corps déjà autonomes qui ne donnent pas l'impression, comme les nôtres, d'être nés trop tôt et de ne pouvoir pas se passer de nous. Micro-société indépendante, ils nous montrent leurs jeux, sautent à nos cous, aux cris joyeux qu'on leur a appris pour la circonstance, saluent de loin nos voitures (on ne peut être qu'étranger si on est en bagnole), mais aussi se promènent enlacés ou la main dans la main, tout seuls, sans adultes, le long des routes, à la campagne ou dans les rues de grandes villes tard après la tombée de la nuit. Tôt éduqués, socialisés précoces, ils témoignent par leur dignité de petits sages, à côté des parents qui, à l'envers, ont l'air enfants, de l'amour solide mais sans effusion et en quelque sorte anonyme, impersonnel, de la mère chinoise. On n'embrasse pas, on ne caresse pas, on ne serre pas un enfant — en tout cas pas trop, et surtout pas en public. S'il vous est cher, il ne vous est pas tout. Qu'il soit votre désir, c'est incontestable, et il en est averti, si l'on en juge par son assurance digne : plus muette et parfois même écrasée chez le garçon (trop aimés ?), plus autonome et parfois même triomphale chez la fille (ayant pu se réfugier auprès d'un père solide, aimant, mais compensé par une mère maîtresse ?). Mais il semble que très tôt ce désir personnel d'enfant a été marqué -— je dirais volontiers : civilisé — par une nécessité sociale qui le tient subordonné, jamais absolu : personne ne se prend pour le petit Jésus.
A l'hôpital de Shanghaï, annexe de l'Institut médical n° 2 où nous avons pu voir des opérations par anesthésie sous acupuncture et une très fine opération de la cataracte avec les moyens conjoints de l'acupuncture et de la médecine occidentale, il y a un secteur de gynécologie et de maternité avec quatre-vingts lits. Les maladies gynécologiques et surtout celles dues à des troubles endocriniens, sont soignées souvent par les moyens, considérés plus efficaces, de la médecine chinoise : homéopathie chinoise et acupuncture. Dans une salle à trois lits — trois accouchées : une vendeuse, une ouvrière d'usine de radios et une comptable. Pour l'ouvrière, c'est le deuxième enfant : "Ce sera, dit-elle, le dernier, pour pouvoir me consacrer au travail et pour mieux m'occuper d'elles. Deux filles, et les grands-parents voudront sans doute un garçon, mais on ne les écoutera plus ; à l'usine on distribue des stérilets, gratuits comme l'est l'accouchement."
Zhu Chuanfeng s'en est déjà servie et pourra en reprendre l'usage. Encore fatiguée, mais la plus radieuse des trois, est la disgracieuse Chan Beiyin : la comptable du Nord qui est rentrée avec son mari à Shanghaï pour accoucher auprès de ses parents, comme le font beaucoup de femmes traversant pour cela toute la Chine parfois, les maris recevant aussi des congés pour la circonstance. Cela fait huit jours qu'elle a accouché par césarienne, sous anesthésie par acupuncture : "Aucune douleur, rit-elle, dans deux jours je vais marcher."
Le bébé, un garçon, est visiblement le héros de cet exploit. Mais elle met une étrange négligence lorsqu'elle en parle, pudeur ou rituel ?, et préfère s'entretenir de ses activités de comptable, de son apprentissage de la Critique du programme de Gotha, et de la campagne contre Lin et Kong qui était "un mangeur de femmes ". Il est vrai que je suis étrangère, qu'il n'y a aucune raison de m'introduire dans les joies intimes de la famille même si elles existent, et que la responsable de la clinique m'accompagne. Toujours est-il que le bébé n'a pas encore de nom, et que le "baptême" est loin d'être une préoccupation pour sa jeune mère. Elle a quand même une idée : Xiao Di, "petite flèche ", et pas n'importe laquelle puisqu'elle vient tout droit d'un poème de Mao, "Fei ming di"...
Une artiste
...Je ne m'étonne presque pas quand on me dit que la camarade Li Fenglan est peintre, et qu'on me montre, dans l'exposition des peintres-paysans de la Commune populaire, ses tableaux : "Une brigade travaille le coton", "Moisson". Les thèmes sont immanquablement des thèmes de travail, et les personnages, quand on peut les distinguer dans ce style où l'anthropos se perd au profit du grain de maïs, sont des femmes. Li Fenglan dit qu'elle ne peut pas peindre autre chose que ce qu'elle a vécu : "Je ne dessine pas d'objets auxquels je n'ai pas été mêlée par mon travail." Et continue, harcelée par mes questions qui visiblement lui paraissent bizarres puisque j'essaie de la pousser à des aveux sur les mobiles de son penchant esthétique :
En fait, je ne peins pas les objets que je vois, mais je les peins d'après mes rêves, après en avoir rêvé, au retour des champs, un peu fatiguée, et en couleur, la plupart".
Li Fenglan, paysanne pauvre, a appris à lire et à écrire assez tard, et n'a jamais suivi de cours de peinture, encore moins d'histoire de l'art. Depuis quelques années, la commune a organisé un stage de peinture où les talents locaux peuvent apprendre, par des spécialistes venus de la ville, à manier les couleurs, les pinceaux, à dessiner un visage, un corps, un champ. Beaucoup de paysans y participent, cela donne lieu à des expositions locales qu'on envoie après à d'autres communes qui, en retour, envoient les leurs — un art impermanent circule ainsi dans tout le pays. Mais Li Fenglan n'a pas participé à ces cours, et tout ce qu'elle dit savoir sur "Fart" est le discours de Mao sur la littérature et l'art à Yanan. Ce manque d'éducation picturale qui, actuellement, est du type réaliste-socialiste, explique peut-être, en partie, la fraîche naïveté de ses tableaux, faits, dirait-on, par un vieux peintre taoïste qui a rêvé d'être Van Gogh avant de se réveiller dans une commune populaire...
"Il faut s'élever au-dessus de ce qu'on voit. D'ailleurs, la peinture sert à une femme à s'élever. Dans l'ancien temps, les femmes étaient méprisées, une paysanne-peintre, c'était ridicule. Maintenant, nous sommes heureux, mais je suis la plus heureuse quand je prends le pinceau pour peindre. Je me sens excitée d'enthousiasme. Quand je lis les œuvres du président Mao, aussi, mais autrement."
Discours naïfs, discours appris ? Nous avons l'air ridicule de demander à Li et à ses camarades peintres, les motivations subjectives de leur art : ils nous renvoient sans cesse au passé, au bonheur du présent et au fait que la peinture est un moyen de propagande plus direct que la littérature pour toucher les masses. Li est d'ailleurs la seule à parler de rêves, de plaisir à mélanger les couleurs, à varier les jaunes par exemple, et, en ce moment, à nuancer les différents blancs car le tableau qu'elle peint actuellement représente la cueillette du coton :
"On n'y voit, dit-elle, que quelques points noirs (les gens) et de grands espaces de blancs à perte de vue qu'il s'agit de sculpter."...
Le réalisme intervient, mais pas comme dans les tableaux des vrais maîtres réalistes de leur Commune populaire qui sont, évidemment, des hommes et qui peignent les portraits du secrétaire du Parti communiste : le réalisme intervient, dans du secrétaire du Parti communiste : le réalisme intervient, dans la peinture des femmes, pour appuyer, plus vrai que nature, un animal, un oiseau ou une plante qui ont, du coup, l'air de caricatures. Par ailleurs, la tristesse, les conflits, tout ce qui peut être sujet à mécontentement, est aussi destiné à la caricature. Le tableau, sur papier chinois, à l'encre de Chine colorée, au crayon ou à l'aquarelle, est destiné à l'impression sereine, à la vision calme d'une nature apprivoisée, où l'homme dans son travail se perd, extatique, à peine discernable. Est-ce un hasard si les femmes sont les plus à l'aise dans cette reprise de la tradition picturale chinoise pour la moderniser, en contournant le réalisme brutal qui, d'ailleurs, ne continue pas moins de nous assaillir, par les affiches, comme un mauvais rêve soviétique d'après-guerre ?

Les intellectuelles
La tendance actuelle étant à une refonte du travail manuel et du travail intellectuel, par laquelle la couche des intellectuels serait vouée à la disparition, les seules personnes exclusivement consacrées au travail intellectuel que nous avons pu rencontrer en Chine sont les professeurs. D'ailleurs, la campagne des "écoles à portes ouvertes" implique qu'ils consacrent deux journées de travail aux usines ou aux champs, de sorte que leur vocation "exclusivement intellectuelle" est toute relative. Il faut souligner tout de suite que cela ne signifie pas du tout la suppression de cette pratique intellectuelle qui, dans la division du travail des sociétés de classes, a donné lieu à la caste des intellectuels. Si en Chine d'aujourd'hui on ne veut pas d' "élite", on veut quand même une "élite rouge" : terme qui signifie d'une part que les spécialistes seront activement politisés et participeront organiquement aux tâches urgentes de la construction socialiste, et d'autre part et en même temps, que leur spécialisation (au moins pour l'énorme majorité, de laquelle il faut exclure le petit détachement de "chercheurs de pointe" dont on n'a pas négligé la formation même pendant les années les plus rouges de la Révolution culturelle, que ce soit en biologie ou en linguistique chomskyenne) ne dépassera pas trop les compétences techniques et scientifiques exigibles des larges masses pour l'accomplissement des travaux en cours. Spécialistes donc, mais pas trop, et en tout cas des spécialistes qui mettent les valeurs politiques au-dessus des valeurs scientifiques, une couche intermédiaire entre la société à division rigide du travail et une autre où cette division ne sera pas génératrice d'inégalité économique, idéologique et politique -— voilà ce qui semble être demandé aux "intellectuels", le but politique pour l'instant étant d'éliminer avant tout une source de nouveaux bureaucrates et de nouvelle bourgeoisie qu'alimenteraient aussi bien la tradition du lettré confucéen que l'exemple encore très présent de l'intellectuel-bour-geois-bureaucrate soviétique. Résultat trop évident de cette politique : baisse du niveau intellectuel, restriction des matières et des domaines enseignés, inemploi objectif d'une partie considérable du savoir des spécialistes formés à l'école confucéenne mais aussi à la soviétique. Autre résultat aussi trop évident : entrée dans la culture de masses illettrées — huit cent millions qui ignorent sans doute les subtilités de la culture classique mais qui discutent le Manifeste communiste, ont le minimum de connaissances techniques et d'hygiène nécessaire à l'étape actuelle du socialisme chinois, et font de la poésie et de la peinture comme nous écrivons des lettres...
En Chine, on ne nous a jamais parlé de 'couples' : moins parce que le problème est surmonté par la conception de la refonte de la famille dans la commune... Les Chinois, 'structuralistesV avant la lettre, considéreraient-ils que le 'yin' est toujours nécessaire dans une alliance de deux, et que par conséquent la modernisation ne consisterait que dans la possibilité, pour une femme, d'être structuralement 'yin', s'ils ne peuvent pas être les deux à la fois, ce qui serait le mieux ?...
Feng Zhongyun, 53 ans, femme professeur de poésie classique à l'Università de Pékin, a terminé ses études en 1941 ; puis elle est entrée comme enseignante à l'Université Qinghua ; puis, en 1952, à l'Université de Pékin. Intellectuelle éduquée selon ce qu'on appelle ici l'ancien système, elle est sans doute, au moins autant que tout structuraliste occidental, au fait des raffinements prosodiques des genres poétiques chinois, et parle avec le plaisir du connaisseur, des parallélismes, des rythmes, du support graphique imagé et de la mélodie inséparable des vers anciens. Pourtant, ce n'est pas là-dessus qu'on lui demande maintenant de mettre l'accent de son enseignements. Comme tous les enseignants, Feng Zhongyun s'est mise à l'école du marxisme-léninisme qui, dans son domaine à elle, l'incite à chercher 'l'attitude de classes' dans les textes littéraires... [Le] passage par la campagne est, pour Mme Feng, une bonne chose : « Les enfants mûrissent, apprennent les véritables problèmes du pays, ce qui les préserve des tentations de devenir une élite confucéenne, sans pour autant les handicaper sensiblement dans l'apprentissage d'une spécialité digne d'une élite rouge. »... Quelques tendances se dégagent : liquider l'esprit de l'Ecole confucéenne ; étudier l'Ecole des Légistes ; critiquer la tradition qui a florifié Confucius et dénigré les Légistes. Cette orientation anticonfucéenne est actuellement prépondérante, même si Feng reconnaît qu'il y en a d'autres : « L'Université de Pékin était dirigée par des révisionnistes, tout est à revoir ».
Notre discussion avec les enseignants de l'Université de Pékin a duré de 9 heures à 17 heures, avec un déjeuner commun. Feng Zhongyun était la seule femme parmi nos hôtes. De tous les discours, préparés d'avance, où chacun exposait les problèmes idéologiques et méthodologiques de sa discipline, le sien était le plus bref, le plus précis et le plus prudent. Elle avait probablement la même conviction politique ferme que ses collègues...
A 35 ans, Wu Xiufen est, par contre, entièrement formée par le socialisme. Après quatre ans d'études de physique à l'Université, elle est actuellement professeur de Physique à l'Ecole Normale supérieure de Nankin — beau "campus" de l'ancien Collège américain, dans un vaste parc vert, peuplé de pavillons style Ming qui donnent l'impression d'une cité impériale plutôt que d'un lieu universitaire. Spécialisée en électro-dynamique, elle est une des premières à avoir adopté le principe de F "école à portes ouvertes". Dans l'enseignement de la physique, ceci veut dire que parallèlement à l'apprentissage des théories, les élèves appliquent immédiatement leurs connaissances dans la production d'objets pour l'industrie du pays. Ainsi, les élèves de l'Ecole Normale de Nankin non seulement savent, comme tout "normalien" dans le monde, les principes de fonctionnement d'un générateur, mais fabriquent des moteurs électriques légers dans les quelques ateliers de physique de l'école. Ces moteurs sont vendus à l'Etat, selon le plan de celui-ci. Les "revenus" sont, bien sûr, modestes, car la production n'est pas intensive, mais elle est permanente et sa fonction éducative prime la visée économiste. En plus, un mois par semestre, les élèves de Wu Xiufen travaillent dans les usines, avec les ouvriers de la ville. L'"enseignement à portes ouvertes" veut dire enfin que deux demi-journées par semaine sont consacrées à l'étude politique (les articles du Quotidien du Peuple, les textes de Mao et des classiques du marxisme), actuellement essentiellement orientée dans le sens de la campagne Pi Lin Pi Kong... Sur trois professeurs à l'Ecole, il y a une femme, et 40 % des élèves sont des jeunes filles — proportion satisfaisante, selon Wu, dans l'état actuel des choses, et en tout cas ne posant aucun problème de "droits féminins" particulier, selon elle.
Encore plus sûres d'elles-mêmes, les femmes ont en main l'enseignement obligatoire, primaire et secondaire, des établissements que nous avons visités : les cinq écoles secondaires et les dix-neuf écoles primaires de la commune Marco Polo près de Pékin qui donnent, chaque année, vingt candidats à l'Université ; l'Ecole primaire de Changjianlu à Nankin où la directrice Huang Guanglun nous dit que l'enseignement a deux buts : l'un idéologique dominé par l'esprit d'internationalisme et d'amour pour la patrie, et l'autre méthodologique d'ouverture aux connaissances pratiques et au renforcement du corps, selon les indications de Mao.
Dans la toute jeune génération d'enseignants, une promotion accélérée s'accompagne, semble-t-il, d'un avantage donné aux jeunes filles. Ainsi, à l'Université de Shanghai, Ji Ruman, 23 ans, est assistante de philosophie après deux ans et huit mois d'études supérieures de philo, au lieu des cinq ans exigibles avant la Révolution culturelle...
Lu Qiulan est présentatrice du Musée historique de Xi'an, un des plus riches en Chine, contenant entre autres d'immenses salles de stèles funéraires de toutes les époques dont les treize livres classiques du confucianisme gravés dans la pierre... Lu Qiulan insiste sur le sens des textes confucéens, le milieu social qui les a produits, les révoltes populaires contre, mais aussi sur les différents styles calligraphiques du passé dont Mao s'est inspiré. Son travail d'historienne consiste aussi à approfondir la recherche...

Les jeunes, les vieilles, l'amour
Mlle Zhan Guofei, 20 ans, est vice-présidente du Syndicat aux Chantiers navals de Shanghaï, immense entreprise pour la construction et la réparation de navires de fort tonnage, qui emploie 7000 ouvriers dont 1400 femmes et occupe 460000 mètres carrés répartis en dis ateliers. Sans être un organisme à importance capitale, surtout après le Révolution culturelle où les fonctions politiques et même de direction de la production sont principalement assumées par le Comité révolutionnaire, le Syndicat joue un rôle essentiel dans l'organisation de la vie quotidienne – famille, mariage, naissance, crèches, jardins d'enfants, réfectoires, mort, divorce, contraception, donc tout ce qui concerne les femmes, est de son ressort, comme de celui du Comité administratif. Mais le Syndicat est chargé aussi de l'éducation idéologique : il organise l'étude de la pensée de Marx, Engels, Lénine (Staline figure dans la série, mais on n'étudie pas sa pensée) et de Mao, la critique de Lin et Kong, la compétition dans la production ; forme de nouveau cadres administratifs ; organise les écoles du soir et les loisirs : sports, cinéma, théâtre « et surtout », die Zhan Guofei, « reçoit les opinions des masses pour critiquer la direction »...

Ménagères et ouvrières
En Chine, comme ailleurs, les ménagères restent les femmes les plus défavorisées : je ne veux pas dire les plus dénigrées, mais partageant le plus d'archaïsmes. Ce n'est pas que la 'Loi du mariage' ne leur accorde pas des droits : tout au contraire, elles en sont avantagées. Ce n'est pas qu'elles ne bénéficient pas d'inscruction politique : dans le quartier populaire de la rue du Melon à Shanghai, on les réunit une heure tous les mercredis et tous les dimanches pour discuter l'actualité politique, mais aussi des problèmes de santé, d'hygiène, d'éducation des enfants....
Parmi les ouvrières, l'âge semble jouer un rôle décisif pour la détermination de la combativité économique, politique et idéologique. Les jeunes filles et les ouvrières plus âgées me sont apparues comme les éléments les plus actifs : aussi bien pour gérer que pour critiquer...
En ce qui concerne les paysannes, des efforts immenses sont déployés pour les extraire des traditions et des superstitions familiales : la 'Loi du mariage' a résolu les problèmes légaux et a détruit les clans qui se vendaient les filles ; l'envoi des jeunes à la campagne à partir de la Révolution culturelle, et le brassage de culture que cela suppose, permet visiblement non seulement de lier les jeunes citadins au peuple, mais aussi de moderniser les villages. Dans la commune populaire Marco Polo, près de Pékin, j'ai rencontré de jeunes paysannes qui font partie d'une troupe de propagande artistique, lisent Mao et quelques romans dont elles ne se rappellent pas les titres, et font des poèmes sur les thèmes politiques du jour. Les mères de famille aussi participent à cette existence collective politisée, active : trois cinémas dans la commune, cours d'alphabétisation et d'instruction politique le soir. Mme Xu Jin, qui se lève tous les jours à 5 h 30 et travaille de 6 heures jusqu'à 19 heures, avec quatre pauses (petit déjeuner ; 10 heures ; déjeuner ; 4 heures) est contente de sa vie : la maison a l'eau courante et l'électricité, le mari travaille à la fabrique de briques, les filles étudient pour devenir des secrétaires, on n'a pas de dimanches mais les femmes ne travaillent que vingt-six jours par mois et les hommes vingt-huit, tout cela rapportant 2500 yuans par an pour les cinq travailleurs de la famille, dont on peut épargner 700...

Les directrices
Directrices d'école (bien sûr), de cités ouvrières (évidemment), d'usines (moins évident) : elles prennent le commandement avec assurance et calme... Cao Fengchu, 40 ans, mère de trois enfants qui travaillent, après le secondaire, dans les usines et à la campagne... « La vie est stable ». Mme Cao a dit le mot que laissent entendre, sans forcément le formuler, toutes les femmes d'une quarantaine d'années, cadres ou responsables, et qui tranche avec l'image reçue d'une Chine déséquilibrée par la Révolution culturelle, exaltée, romantique, lancée à l'aventure... « Ce n'est pas parce qu'on est pauvre qu'on doit éternellement vivre mal, c'est une question de pouvroi »... Les enfants, dans les rues, la connaissent, s'écartent à son passage ou sautent dans ses bras : c'est la tante Cao, une sorte de mère collective, à laquelle on s'adresse pour tout ce qui concerne l'habitat, les loisirs, l'éducation des enfants, les retraités, les activités culturelles et politiques sur place, la contraception...
A l'Ecole primaire de Changjianlu, à Nankin l'équipe dirigeante est entièrement féminine... La réforme de l'enseignement prévoit, à côté de cette liaison avec la pratique, des soins de santé plus sérieux qu'auparavant : examens réguiliers, beaucoup de sport et de jeux...

Il semble que les activité nationales, centralisées, concernant les femmes, sont suspendues en ce moment : la revie « Femmes de Chine », ont on a vu des numéros calligraphiés par Mao pendant la Révolution culturelle ne paraît plus. Même si la 'Fédération des Femmes chinoises' existe à l'échelle nationale, avec des 'Associations de Femmes' pour les provinces et auprès des municipalités des villes, il apparaît, dans le récit de Wu Beijin, que toute l'activité dirigée par le Parti auprès des femmes s'effectue sur place, dans l'usine en l'occurrence, par une section spéciale du syndicat. Des cours sont organisés pour les femmes oû elles apprennent des fondements de la théorie politique ou suivent un enseignement technique nécessaire à leur qualification : ces cours ont tendance à être généralement mixtes. Aux femmes seules sont destinés des cours d'hygiène ou de contraception. Mais aussi des réunions politiques où on essaie de tirer les conséquences sur la vie concrète d'une femme des textes politiques ou philosophiques discutés en ce moment dans le pays : « Cela permet aux femmes de changer leur physionomie. Maintenant que les femmes sortent des foyers et qu'à l'usine elles ont un salaire égal avec les hommes, l'important est qu'elles prennent les pinceaux et qu'elles aillent au premier front. » Prendre les pinceaux veut dir, pour Wu Beijin, devenir cadre ou activiste...

Sekundärliteratur
Lisa Lowe : Kristeva represents China as a culture descending from a pre-oedipal matriarchal heritage ; her figuration of Chinese otherness is part of a strategy to subvert western ideology by positing a feminine, maternal realm outside its patriarchal system. Kriesteva's China expresses a confluence of the discourse of feminist theory, psychoanalysis, and semiotics, as well as orientalism.
Kristeva's “Des chinoises” invokes the matriarch of pre-Confucian China as a means of naming and projecting a figure that occupies a space beyond the structured and determined sexuality of western Europe. She associates the period of matriarchy and matrilineality in China with the 'phase pré-oedipienn', a reconstituted period in which the child is intensely allied with the mother before its entry into the Symbolic order of socialization and language. In this sense, “Des chinoises” is a text that embodies several desires : a theoretical desire to locate a position outside French structuralism and psychoanalysis from which these paradigms may be criticized ; a feminist desire to discover and praise a figure of absolute feminine power and to locate a matriarchal society in which this power is effected ; and finally a desire, inherited from the discourse of orientalism, to find in the history of the Orient the opposite of the Occident, to find there all that is absent from and beyond the West.
“Des chinoises” was written in the context of both the western Continental feminist debates of the early 1970s and the structuralist and psychoanalytic theoretical debates of the same period ; in this sense writing about 'la chinoise' was an occasion for Kristeva to critique the lack of psychoanalytic sophistication in the French and North American women's movements, as well as a means of providing a feminist critique of the Freudian and Lacanian pardigms of sexual difference. “Des chinoises” invokes the powerful figure of an ancient Chinese matriarch as the disrupting exception to western patriarchy and psychoanalysis, and the People's Republic of China is praised as a political antithesis to contemporary France. In both senses the examples of China and Chinese women are cited only in terms of estern debates, are invented as solutions to western political and theoretical problems.
In the book's second section, “Femmes de Chine”, Kristeva constitutes and ancient matrilinear-matrilocal society as the historical analogue to the female-dominated pre-oedipal topos, conflating the matriarch of pre-Confucian China with the modher in pre-oedipal discourse. Both projects place the Mother at the center of their respective paradigms ; as the primary figure in child development and gender acquisition, and as the origin of social and economic organzization. Both efforts depend on the retrospective invention of a prehistorical movement, an idealized state outside society and history, created from a point located within social arrangements. Throughout “Des chinoises” a historical extravagance, which so easily establishes a correspondence between an ancient modality and a contemporary one, lack an adequately complex appreciation of the heterogeneous and contradictory forces of history ; despite an ostensible allegiance to Marxism, Kristeva finds no apparent difficulties in generalizing Chinese history in so undialctical a fashion.
Kristeva justifies the mother-centered theories of the pre-oedipal phase and the pre-Confucian matriarchy in an 'analysis' of Chinese language. She argues that the independence of two linguistic systems – of tonal speech and of written ideogrammatic symbols – is particular to the Chinese language, and that the independent system of tonal speech is a preserved remnant of the matrilinear-matrilocal society, in which the mother and her bodily preverbal tones and rhythms were dominant.
Chapter 2, Confucius, discusses the Confucian era, generalized and homogenized into a priod ranging from 1000 B.C. to the twentieth century. In Confucian society, the text argues, an oppressive backlash extensively excluded women by law and social hierarchy.
Because Chinese women have a point of origin in which they were powerful and dominant, the repressed woman is described as both subject to authoritarian structures of obedience and simultaneously undetermined and outside those structures.
Chapters 3-6 discuss the conditions of women in the People’s Republic of China. Kristeva concludes that contemporary women in China have liberated themselves and reemerged as fully autonomous political subjects in a restoration of the coequal status and power they had possessed in the original matrilinear and matrilocal society. Because of its matriarchal roots, the Chinese Revolution of 1949, the text asserts, was an antipatriarchal revolution ; the socialist revolution in China, Kristeva argues, brought a fundamental revolution in the patriarchal family and in the roles of women.
“Des chinoises” erases the situations of women in contemporary China, the complex interrelation of certain qualified freedoms with remnants of centuries of sexual discrimination and oppression in family, professional, and political life. The Chinese woman is fetishized and constructed as the Other of western psychoanalytic faminism, a transcendental exception to the overstructures bind of women in western Europe. “Des chinoises” curiously reproduces the postures of desire of two narratives it stensibly seeks to subvert : the narratives of orientalism and romantic courtship, whose objects are the 'oriental' and the 'woman'

Eric Hayot : It is not just what Kristeva describes about China, but how she describes it, and what she learns from it, that make “Des chinoises” a rich, troubled text. Chinese strangeness does not, for Kristeva, arise from some ancient culture, but rather comes out of a modern society that steps into the same ontological and political space as Europe and the West.
Kristeva has for a long time been interested in a notion of strangeness that might bring about liberating change.
Considered fully, “Des chinoises” attempts through an analysis of the conditions of Chinese women to discover and describe an economy of gender and power wholly other to the Western psyche, one in which an original matriarchy and a feminine Taoism continue to produce people who cannot fit into the Western category of 'women' or 'man'. What she proposes is not so much learning a lesson from a different culture as a different method of reading from within the West. For, what is claimed to be 'unique' to China is simply understood as the 'negative' or 'repressed' side of Western discourse. In other words, Kristeva's understanding of China simply presents it as the mirror image of the West, so that where the West has gender, China does not. Even though Kristeva argues that in China women do not have gender, China as a general concept nonetheless occupies the space of 'woman' in a larger world picture. Kristeva's claim that Chinese people have no gender in the Western sense 'feminizes' China itself as the West's negative other.
Kristeva's interest in classical China and its history grounds and authorizes her general thesis about Chinese women. In general, in “Des chinoises” the deep roots of China's ungendered system are revealed to be engendered by classical texts or ancient archaeological sites, which receive the most superficial of readings.

Chung, Hilary. Kristevan (mis)understandings : writing in the feminine. In : Reading East Asian writing : the limits of literary theory. Ed. by Michel Hockx and Ivo Smits. (London : RoutledgeCurzon, 2003).
Contrary to its reputation, when tanken as a whole, Des chinoises gives the overriding impression not of communion with but rather distance from the women of China. Apart from a section in “Chinese women” containing an account of a series of interviews with Chinese women, inevitably staged, officially sanctioned and mediated by interpretation, the entire encounter with Chinese women is via secondary sources, unquestioningly interpreted. The most disturbing aspect of the work is its optimism.
The second case of Kristevan misunderstanding relates to a later period of Kristeva's oeuvre, namely her psychoanalytic explorations of depression and melancholia ; not only does she exclude China as a true site of melancholia (Chinese people don't suffer from true depression) but she also describes Chinese civilization as one in which the semiot response to melancholy is not available to suffers (Chinese people cannot mediate their suffering).
Kristeva appears to base far-reaching assuptions about the essential otherness of Chinese experience upon evidence with is unsufficiently researched.
As Kristeva later recalled, her 'Chinese experience' coincided with both her encounter with feminism and the start of her training as a psychoanalyst. The impact of this experience and her constructions of China, particularly on her formulations relating to gender and feminism, were profound.
Kristeva rationalizes the Chinese chastity code into a manifestation of an alternative symbolic order in which women are invested beyond an identification with the phallus. Far from offering an alternative which resists these mechanisms of exlusion, the Chinese code can readily be argued to impose very similar mechnaisms of disempowerment and exclusion.
The optimism of “Des chinoises” resides in the aspiration that an embryonic form of such an alternative economy of the sexes might be emerging in China. This is precisely why Kristeva seeks out an alternative matrilinear legacy in Chinese tradition, and focuses so squarely on the Chinese marriage law whose provisions in the abstract were more beneficent than actual social practice.
Kristeva's analysis of the avant-garde was founded on texts produced by male subjects. When questioned about the specificity of women's writing, she rejected the notion of assigning a specific identity to the speaking subject.
The attraction of Kristevan analysis is its uncompromising anti-essentialism. Rather, in terms of literary praxis, feminity is construed as a dissident mode of discours associated with rupture and negativity.
  • Document: Kristeva, Julia. Des chinoises. (Paris : Ed. des femmes, 1974). (Kri5, Publication)
  • Document: Lowe, Lisa. Critical terrains : French and British orientalisms. (Ithaca, N.Y. : Cornell University Press, 1991). S. 137, 139-141, 146-148, 150-152). (Lowe1, Publication)
  • Document: Hayot, Eric. Chinese dreams : Pound, Brecht, Tel quel. (Ann Arbor, Mich. : The University of Michigan Press, 2004). Diss. Univ. of Wisconsin, 1999. S. 105-107. (HayE1, Publication)
4 2009 Kristeva, Julia. Une Européenne en Chine.
Conférence donnée par Julia Kristeva le 24 février au Centre Culturel Français de Pékin et le 27 février 2009 à l'université de Tong Ji de Shanghai.
C:\Dokumente und Einstellungen\local-admin\Desktop\Kristeva.htm.

"Je suis heureuse de retrouver la Chine et un auditoire chinois hospitalier, trente-cinq ans après un premier voyage dans votre pays, en mai 1974, avec Philippe Sollers et ce que nos hôtes d'alors avaient appelé « le groupe des camarades de Tel Quel » (Roland Barthes, François Whal et Marcelin Pleynet). Nous étions la première délégation d'intellectuels occidentaux, me semble-t-il, que la Chine du Président Mao recevait après son entrée à l’O.N.U.
Contrairement à ce qui a pu être dit, cette visite n'était pas, en ce qui me concerne, une allégeance inconditionnelle à l'idéologie en vigueur à l'époque, et je pense que cela ne l'était pas davantage pour mes amis, quoique différemment pour chacun. Profondément intriguée par la civilisation chinoise aussi bien que par les bouleversement politiques qui se produisaient, inscrite depuis quatre ans en licence de chinois à l’université Paris 7, qui est toujours aujourd'hui mon université, lectrice passionnée de la célèbre encyclopédie du britannique Joseph Needham « Science and civilisation in China », j'étais curieuse de trouver une réponse à deux questions (au moins !) que je formulerai comme suit, et qui me paraissent toujours d'actualité :
1. Si le communisme chinois est différent du communisme et du socialisme occidentaux, comment la tradition culturelle et l'histoire nationale ont-elles contribué à forger cette énigmatique « voie chinoise » ?
2. Les conceptions traditionnelles chinoises de la causalité, de la divinité, du féminin et du masculin, du langage et de l'écriture ne contribuent-elles pas à former une subjectivité humaine spécifique, différente de celle qui s'est constituée dans la tradition gréco-judéo-chrétienne ? Et si oui, comment ces expériences subjectives peuvent-elles rencontrer, s'opposer ou coexister avec les autres acteurs de notre humanité universelle et non moins différenciée ?
Vous imaginez que ces questions, pour une jeune femme de trente ans, étaient aussi enthousiasmantes qu'insolubles. Pour autant, la réalité chinoise que je rencontrai, dominée par la phase dite de la « révolution culturelle » dans laquelle les femmes et les jeunes avaient été lancées à l'assaut de l'ancien appareil du Parti communiste, m'attirait à cause de l'attention portée à l'émancipation féminine au présent et dans le passé, au point que je rapportais de ce voyage un livre que j'écrivis en hommage aux femmes chinoises - livre qui sera d'ailleurs disponible en traduction chinoise dans un mois. Cependant et en même temps, la persistance du modèle soviétique et les stéréotypies d'un discours officiel qui faisait fi des libertés de pensée individuelles et collectives allaient non seulement rendre presque impossible l'approfondissement de mon enquête, mais même me décourager : au point de me faire renoncer à poursuivre sur la voie de l’apprentie sinologue que j'avais tout d'abord choisie d'emprunter.
De retour à Paris, c'est à la sémiologie et surtout à la psychanalyse que je me suis consacrée, et à la maternité, sans oublier le moins du monde les questions que j’ai formulées plus haut. Des questions immenses, que des jésuites des XVIIe et XVIIIe siècles avaient ouvert à leur façon, dans l'orbe de l’universalisme catholique, et dont les sciences humaines et la sinologie n'avaient pas manqué de poursuivre l'exploration, à leur manière technique et minutieuse, et qui me passionnent toujours aujourd'hui.
Beaucoup de choses ont changé depuis mon premier séjour, et c'est une nouvelle Chine qui m'accueille cette fois, avec les tours géantes de ses villes qui ont surgi à la place des vieilles maisons rustiques dans les ruelles pittoresques et des HLM soviétiques ; et au lieu des masses énergisées en uniformes bleues de l'époque, c'est à présent une population colorée et entreprenante qui défie, quand elle ne l'effraie pas, le monde globalisé. Si mes questions persistent néanmoins, c'est parce qu'elles découlent d'une interrogation essentielle que l'actualité rend plus brûlante que jamais : la rencontre des civilisations (vous remarquerez que je ne dis pas « heurt » mais « rencontre »), aussi différentes, rendue désormais possible par la globalisation, est-elle porteuse de risques majeurs ? Ou de mutations bénéfiques à force de d'emprunts mutuels et de réciprocités inouïes ?
Permettez-moi de reprendre très brièvement et schématiquement quelques éléments de cette « pensée chinoise » (pour reprendre le titre d'un ouvrage célèbre du grand savant français Marcel Granet), que je préfère appeler quant à moi une « expérience chinoise », telle que je l'ai tracée à larges traits dans Des Chinoises, et qui interpellent aujourd'hui le monde, avec, en-deçà et en plus, le « miracle économique » de votre croissance et ses aléas.
Lorsque le Père Longobardi interroge ce qu'il appelle « la religion des Chinois » (Traité, 1701), il considère que les Chinois ne connaissent pas « notre Dieu » (entendant par là le Dieu des catholique : le Père, le Fils et le Saint Esprit), car l'Empereur Céleste, Shang-di, n'est qu'un attribut, qualité ou réalité phénoménale de la LI 理 : matière pourvue de façon immanente d'« opération », d'« ordre », de « règles », d'« action », de « gouvernement », c'est-à-dire de « causalité ». Il n'échappe pas au savant jésuite que cette sorte de loi - LI - peut conduire à l'athéisme les lettrés qui la partagent ; tandis que les divers « esprits » et « divinités » qui s'y rapportent ne sont destinés qu'à une sorte de religion pour le peuple et se limitent au rôle de gardiens de l'ordre social.
Plus encore, cette causalité immanente à la matière qu'est la LI suppose une dichotomie radicale entre deux termes (vide/plein, vie/mort, ciel/terre, etc.), dont elle assure l'harmonie, sans qu'on puisse parler de la moindre unicité entre les deux éléments, lesquels restent dissociés dans leurs combinatoires mêmes. Un problème surgit dès lors : sans unité, quelle vérité pourrait advenir ? Ce genre de « matière causale » peut-elle révéler de la vérité ?
Le commentaire de Leibnitz (1646-1716), au contraire, fait évoluer cette causalité immanente vers un rationalisme novateur. La LI serait, à ses yeux, une « substance subtile accompagnée de perception » : « Ils (les Chinois) disent la vérité dans les créatures », « car peut-être ces vie, savoir, autorité en Chinois, sont pris anthropopatos » (« Dieu » se voyant attribuer des qualités humaines). Leibnitz serait-il le visionnaire d’un humanisme à la chinoise ?
L'hétérogénéité de LI (matière et/avec ordonnancement) et sa dichotomie (plein/vide, ciel/terre, homme/femme), tendraient selon le philosophe mathématicien et inventeur du calcul infinitésimal, à se réduire à ce qu'il découvre, à partir des données jésuites, comme une pure Raison, laquelle, bien loin d'être cartésienne, le frappe par ce qui nous apparaît aujourd'hui comme une spécificité de l'expérience chinoise : concrétude, préoccupation permanente de la logique du vivant et du social, indistincte d'une préoccupation ontologique de soi.
Une autre être au monde se profile ainsi, que Leibniz lui-même côtoie dans sa pensée philosophique/mathématique : toute unité (y compris celle de l'homme et de la femme) est un point d'impact dans lequel s'actualisent une combinatoire infinie de forces et de logiques.
Je reprends ici les questions avec lesquelles je suis venue dans votre pays il y trente-cinq ans. Cette expérience et/ou pensée chinoise serait-elle intrinsèquement rebelle au concept d'une individualité libre et susceptible de vérité, qui éclôt dans l'histoire complexe des croisements grec/juif/chrétien, incluant leur greffe musulmane ? L'histoire chinoise ne manque pas confirmer pareille crainte. Pourtant, n'est-ce pas cette même « ontologie de soi indissociable de la logique du vivant et du social », spécifiant l’individu selon l'expérience chinoise, qui paraît également susceptible de receler des « droits de l’homme » d'une autre espèce : dans une plus grande harmonie avec les lois du cosmos et des conflits sociaux ? A condition de déplier la complexité des désirs et des actes signifiants qui constituant le for intérieur d’un tel « individu » toujours déjà ouvert aux désirs et actes signifiants de son environnement ?
C’est en effet sur l’énigme de « l’individu » (entre guillemets, parce qu’infiniment divisible et pluriel) que butent les premières rencontres de l’Occident avec la Chine. Mis à mal dans leur effort d’interpréter les particularités de l’expérience/pensée chinoise, philosophes, anthropologues et autres spécialistes devaient attendre la révolution sensualiste, épistémologique et sociale du XVIIIe siècle, ainsi que les avancées des sciences de l’homme, et en particulier la psychanalyse freudienne de la fin du XIXe et du XXe siècles, pour tenter d’y voir un peu plus clair. Car les « énigmes » de l’expérience chinoise ne pouvaient se laisser appréhender que si le discours interprétatif devenait capable d’aborder deux continents qui échappaient à la métaphysique occidentale. Je veux parler du rôle spécifique de la femme et de la mère, d’une part, et de l’indissociable appartenance du sens du langage à la musique (langue à ton) et au geste (au corps), d’autre part. En d’autres termes, si la métaphysique occidentale peine devant l’individu chinois, c’est parce qu’il n’y pas d’individu, mais une complémentarité homme/femme dans chaque entité ; et que la vérité d’un sens ou d’un langage n’est jamais dissociable de sa traversée du corps sexué. La longue domination d’une filiation chinoise de type matrilinéaire et matrilocale devait imposer à l'homme et à la femme chinois la certitude de leur dualité psycho-sexuelle (dépendance égale en importance vis-à-vis de la mère comme du père), disons de sa « bisexualité psychique », et ceci plus fortement que ne le font d'autres cultures, notamment l'Occident chrétien dominé par le modèle patrilinéaire. Trait significatif entre tous, bien que Yin et Yang se combinent dans chacun des deux sexes des deux côtés de la différence sexuelle, cette cohabitation interne n'efface pas la différence externe entre un homme et une femme. Elle favorise au contraire le couple procréateur, tout en accordant à la jouissance féminine une place centrale et une « essence Yin » inépuisable.
Quant à la langue tonale, qui confère du sens aux intonations antérieures à la courbe syntaxique, elle conserve l'empreinte précoce du lien mère/enfant dans le pacte social par excellence qu'est la communication verbale (parce que tout enfant humain acquiert la mélodie avant la grammaire, mais l'enfant chinois charge ces traces mélodiques archaïques de sens socialisable). La langue chinoise conserve donc, grâce à ses tons, un registre présyntaxique ; présymbolique (signe et syntaxe étant concomitants), préoedipien (même si le système tonal ne se réalise à plein que dans la syntaxe). L'écriture elle-même, imagée à l'origine, puis de plus en plus stylisée, abstraite, idéogrammatique, préserve son caractère évocatif, visuel et gestuel (une mémoire du mouvement est exigible, en plus de la mémoire du sens, pour écrire en chinois). Ces composantes relevant de couches psychiques plus archaïques que celle du sens syntaxique-logique, l'écriture chinoise pourrait être considérée comme un dépôt inconscient sensoriel dont le sujet pensant en chinois ne serait jamais définitivement coupé, et qui est le laboratoire par excellence de ses évolutions, innovations, résurrections.
Si je m’attarde à ces rappels élémentaires et passablement schématiques, ce n'est pas seulement parce que j'ai acquis la conviction que mes étudiants chinois à Paris ou à Chicago n'en sont pas conscients, n'ayant pas reçu l'initiation nécessaire à leur culture nationale traditionnelle, et qu'ils éprouvent souvent un intense plaisir à les découvrir dans les universités française ou américaines, au point même que certains d'entre eux - venus apprendre la littérature ou la philosophie françaises ou américaines, changent de cursus pour se mettre à étudier la culture chinoise classique (la calligraphie, la peinture, les systèmes de parentés en Chine ancienne, etc.) Je ne m'y attarde pas non plus pour suggérer quelque hiérarchie de valeurs que ce soit entre les civilisations. Car il est possible de repérer les avantages comme les limites de chacun de ces modèles de structuration psychique que j'ai schématisés.
Mais je crois nécessaire d'insister sur ce point : sous la pression des techniques productives et reproductives, et de leur emballement virtuel, la complexité du modèle chinois court le risque de se figer en automatisation, combinatoire mécanique faussement adaptative aux « patterns » à la mode, et ignorant cette inquiétude de la pensée que la philosophie grecque, puis sa recomposition judéochrétienne ont inscrite dans l'intériorité psychique à laquelle prétend l'être parlant européen. Face à lui et en miroir symétrique, l'égotisme, l'apragmatisme et l’intégrisme dont s'auréole l'amour à mort des croyants de tous bords guettent aussi bien les institutions que les marges mystiques de ce qu'il faut bien appeler l'« âmosexualité » (l'âme-et-la sexualité) occidentale, et que diffusent à profusion la mousse inconsistante des « opéras de savon » américains.

J'avais terminé mon livre Des Chinoises dans un esprit d'interrogation non conclusive, tout en pariant sur les promesses que la civilisation chinoise libérée du totalitarisme communiste pourrait apporter à l'humanité. Sur l'écriture comme continuation de la prière par d'autres moyens, et sur les femmes inventant ou construisant une réalisation politique, sociale et symboliques de leur dualité psychosexuelle, capable de mettre à l'épreuve la vieille Europe de Dieu et de l'Homme (avec majuscule). Telle était le finale de mon livre, et le moins qu'on puisse dire est que cette mise à l'épreuve est en cours.
Les développements récents de la globalisation m'ont cependant fait revenir sur la tonalité optimiste de ce pari, sans forcément en écarter la possibilité. Dans mon polar métaphysique Meurtre à Byzance (Fayard, 2004), j'ai construit le personnage d'un Chinois rebelle, Xiao Chang, alias Wuxian ou l'Infini. Insurgé contre la corruption galopante du village planétaire, ses sectes, ses mafias et ses manipulations en tous genres, Xiao Chang non seulement ne s'adapte pas à ces abîmes mais, désireux de s'en faire le purificateur, il finit par succomber à sa propre fragilité et, en proie à la psychose, devient un serial killer dans un Occident à bout de souffle. La fin du roman - que je ne vous révélerai pas - est moins pessimiste. Car, vous le savez, on n'assassine pas facilement une culture millénaire, qu'elle soit occidentale ou orientale.
Et aujourd’hui, en ce début de l'année 2009, avec ses feux d'artifice de banques et de bombes ? Jamais la société n'a été aussi privée d'avenir, et jamais l'homme n'a été aussi incapable de pensée. Pourtant, des Instituts Confucius essaiment en France et partout dans le monde, tandis que quelques-uns, en Europe, s'obstinent à croire que nous pouvons arriver à une compréhension mutuelle.
Les Chinois se tournent vers l'Europe, parce que la richesse de la psyché européenne séduit par ses mythes et ses capacités de sublimation dans l'art de vivre et de penser, par ses expériences esthétiques et sociales aussi. Un désir de France et pour la langue française existe, je le constate ici-même, et quelque minoritaire qu'il soit, son intensité est bien réelle.
Les Français et les Européens de leur côté, et quels que soient leurs lourdeurs, leurs maladresses et leurs faux-pas, prennent au sérieux l'énigme de l'expérience chinoise qu'ils travaillent à déchiffrer. Peut-être leur est-elle moins fermée parce que les Lumières, l'humanisme et les nouvelles connaissances des sciences exactes et des sciences de l'esprit ont réussi à nous imprégner de la diversité des autres.
Et c'est avec le souci de vous convaincre que cette rencontre est en marche, qu'elle est possible, que je vous propose, en deuxième partie de la conférence, de vous exposer ma vision de la culture européenne. Telle que je la vie personnellement, de ma place de femme d'origine bulgare, de nationalité française, citoyenne européenne et d'adoption américaine. Et telle qu'elle est prête à accueillir votre diversité, dans un esprit d'emprunts réciproques et de bénéfices mutuels.

Existe-t-il une culture européenne ?
La culture européenne, qui fut le berceau de la quête identitaire, n'a pas cessé d'en dévoiler aussi bien la futilité que le possible, bien qu'interminable, dépassement. Et c'est ce paradoxe : il existe une identité, la mienne, la nôtre, mais elle est infiniment constructible et déconstructible, ouverte, évolutive – qui confère sa déroutante fragilité et sa vigoureuse subtilité au projet européen dans son ensemble, et au destin culturel européen en particulier.
N'attendez donc pas de moi que je vous propose une définition de la culture européenne autre que celle-ci : en contrepoint au culte moderne de l'identité, la culture européenne est une quête identitaire indéfiniment reconstructible, ouverte. Et c'est précisément ce contrepoint, ce « contre-courant », qui fait l'intérêt, la valeur et la difficulté de la culture européenne, mais aussi, et par conséquent du projet européen lui-même. J'y tiens, à cette « identité indéfiniment dépassable », au moins pour deux raisons.
D'abord, elle s'est imposée dans mon expérience d'Européenne, que je suis depuis plus de quarante ans déjà. Lorsque j'ai quitté ma Bulgarie natale pour finir ma thèse à l'Université à Paris, je ne pouvais pas prévoir, pas plus que quiconque à cette époque, que la Bulgarie deviendrait membre de l'Union européenne. En venant de mes Balkans obscurs et aujourd'hui encore méconnus, la fréquentation de la culture européenne m'avait convaincue que mon identité est futile parce que ouverte à l'infini des autres – et c'est cette conviction que je voudrais vous transmettre, car mon travail en France et dans le monde depuis la confirme et l'affine.
Pour le dire autrement, les différents confluents qui composent la civilisation européenne (gréco-romain, juif et, depuis deux mille ans, chrétien, puis leur enfant rebelle qu'est l'humanisme, sans oublier la présence arabo-musulmane de plus en plus forte), ainsi que les spécificités nationales, n'ont pas fait de la culture européenne seulement un beau manteau d'Arlequin ni un hideux broyeur d'étrangers victimisés. Une cohérence s'est cristallisée de ces diversités qui, pour la seule et unique fois au monde, affirme une identité, tout en l'ouvrant à son propre examen critique et à l'infini des autres. En ce début du troisième millénaire, il est possible d'assumer le patrimoine européen en le repensant comme un antidote aux crispations identitaires : les nôtres et celles de tous bords. C'est la deuxième raison qui me fait revenir sur cette spécificité identitaire « à contre courant » que l'Europe offre au monde.
Cette philosophie identitaire de la diversité et du questionnement, je la situerai dans les domaines concrets de la langue, de la nation, et de la liberté. En soutenant qu'il existe un « message culturel français » porteur de cette philosophie de la langue, de la nation et de la liberté. Ce « message » est plus ou moins conscient pour ceux qui l'émettent (les français) et pour ceux qui le reçoivent (les peuples de la globalisation, et notamment ceux de l'OIF : ancienne et moderne), et que c'est bien ce message-là qui est le véritable objet de désir pour ceux qui ressentent un « désir de français ».

La diversité et ses langues
En octobre 2005, sur une proposition française, puis européenne, fortement appuyée aussi par le Canada, l'Unesco a adopté une Convention sur la diversité qui est une étape majeure dans l'émergence d'un droit culturel international. Elle est intitulée : « Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles ». Tout en se proposant de « stimuler l'interculturalité afin de développer l'interaction culturelle dans l'esprit de bâtir des passerelles entre les peuples », la Convention affirme également le « droit souverain des Etats de conserver, adopter et mettre en œuvre les politiques et les mesures » appropriées à cette fin. Plus de cinquante pays ont déjà accepté cette convention qui demande encore à être appliquée.
L'Europe est désormais une entité politique qui parle autant de langues, sinon plus, qu'elle ne comporte de pays. A mes yeux, ce multilinguisme est le fond de la diversité culturelle qu'il s'agit d'abord de sauvegarder et de respecter – pour sauvegarder et respecter les caractères nationaux –, mais qu'il s'agit aussi d'échanger, de mélanger, de croiser. Et c'est une nouveauté, pour l'homme et la femme européens, qui mérite réflexion et approfondissement.
La diversité linguistique européenne est en train de créer des individus kaléidoscopiques capables de défier non seulement le bilinguisme du globish english imposé par la mondialisation, mais aussi cette bonne et vieille francophonie, laquelle a bien du mal à sortir de son rêve versaillais, pour devenir l'onde porteuse de la tradition et de l'innovation dans le métissage. Une nouvelle espèce émerge peu à peu : un sujet polyphonique, citoyen polyglotte d'une Europe plurinationale. Le futur Européen sera-t-il un sujet singulier, au psychisme intrinsèquement pluriel parce que trilingue, quadrilingue, multilingue ? Ou se réduira-t-il au globish ?
L'étranger se distingue de celui qui ne l'est pas parce qu'il parle une autre langue. Et c'est désormais le cas de l'Européen passant d'un pays dans un autre, parlant la langue de son pays avec celle, voire celles des autres. En Europe, nous ne pourrons pas, nous ne pouvons plus échapper à cette condition d’étrangers, qui s'ajoute à notre identité originaire, en devenant la doublure plus ou moins permanente de notre existence. C'est en passant par la langue des autres qu'il sera possible d'éveiller une nouvelle passion pour une langue nationale donnée, et qui sera reçue alors non comme une étoile filante, folklore nostalgique ou vestige académique, mais comme l'indice majeur d'une diversité résurgente.
Ce détour par l'autre pour s'interroger et se diversifier soi-même, auquel nous invite avec force l'espace européen, ne concerne pas seulement les langues nationales. Il concerne aussi certaines valeurs supposées universelles – parmi lesquelles celles de nation et de liberté –, qui sont des créations du patrimoine européen.

De la nation, de la dépression nationale et ses surprises.
La nation et la liberté subissent dans l'espace européen une analyse, voire une recomposition sans précédent. Sommes-nous capables de ces évolutions, au point de les faire entendre hors de frontières européennes ? Jusqu’à la Chine ?
Rappelons-nous d'abord que l'unité nationale française, dont la France a transmis le concept d'abord à l'Europe, puis au monde, est une réalisation historique qui revêt les allures d'un culte ou d'un mythe. La cohérence nationale française est peut-être plus compacte qu'ailleurs, ancrée dans la langue, héritière de la monarchie et des institutions républicaines, enracinées dans l'art de vivre et dans cette harmonisation des coutumes partagées qu’on appelle « le goût français ». En France, l'enveloppe méta familiale n'est ni la Reine ni le Dollar, mais la Nation. « La manière de penser de la Nation » (comme dit Montesquieu) est partout une donnée politique, mais elle est une fierté et un facteur absolus en France. La République la tempère et parfois l'exalte. Qu'elle puisse dégénérer en nationalisme étriqué et xénophobe, nous en avons maints témoignages dans l'histoire récente. L'horreur nazie nous a conduit à condamner la Nation : on a eu raison. On s'aperçoit cependant que c'est une erreur de l'oublier et que l'Europe est loin d'être la seule responsable de cette sousestimation qui s'inverse en surestimation du « fait national ».
Pourtant la fierté nationale ne s'endort pas : attisée par le chômage et les délocalisations, elle peut devenir rapidement une arrogance poujadiste qui cache mal la paresse d'entreprendre. Pour le « peuple » français qui est aussi celui de Robespierre, de Saint-Just et de Michelet, la pauvreté n'est pas une tare : « Le peuple toujours malheureux », disait Sieyès ; « Les malheureux m'applaudissent », se félicitait Robespierre ; « Les malheureux sont la puissance de la terre », concluait Saint-Just. En voilà une glorieuse identité qui justifie les smicards et autres Rmistes lorsqu'ils élèvent la voix. Plus que dans d'autres pays, ils éprouvent en France un sentiment de supériorité : celui d'appartenir à une civilisation prestigieuse que, pour rien au monde, ils ne troqueraient contre les appâts de la globalisation.
Pourtant, quelle qu'en soit la pérennité, le caractère national peut traverser une véritable dépression comme il en existe chez les individus. La France a perdu l'image de grande puissance que de Gaulle avait reconquise. La voix de la France se laisse de moins en moins entendre, elle a du mal à s'imposer dans les négociations européennes et encore plus dans la compétition avec l'Amérique. Les flux migratoires ont créé les difficultés que l'on sait, et un sentiment plus ou moins justifié d'insécurité, voire de persécution, s'installe. L'arrogance patriotarde masque une autodépréciation sévère quand elle ne cède pas à la dévalorisation de soi et d' autrui.
Face à un patient déprimé, l'analyste commence par rétablir la confiance en soi : par restaurer l'image propre et instaurer la relation entre les deux protagonistes de la cure, pour que la parole (re)devienne féconde et qu’une véritable analyse critique du mal-être puisse avoir dans la foulée. De même, la nation déprimée requiert une image optimale d'elle-même avant d'être capable d'efforts pour entreprendre, par exemple ; une intégration européenne, ou une expansion industrielle et commerciale, ou un meilleur accueil des immigrés. Mais il faut bien reconnaître que l'héritage culturel de la Nation, ses capacités esthétiques, autant que techniques et scientifiques, ne sont pas suffisamment mis en valeur, en particulier par les intellectuels toujours prompts à exceller dans le doute, et à pousser le cartésianisme jusqu'à la haine de soi. Un universalisme mal compris et la culpabilité coloniale ont entraîné de nombreux acteurs politiques et idéologiques, souvent, à commettre, sous couvert de cosmopolitisme, « d'imperceptibles impolitesses », comme dirait Giraudoux, à l'égard de la Nation qui contribuent à aggraver la dépression nationale.
Les nations européennes attendent l'Europe, et l'Europe a besoin des cultures nationales fières d’elles-mêmes et valorisées, pour réaliser dans le monde cette diversité culturelle dont nous avons donné le mandat à l'Unesco. Une diversité culturelle qui est le seul antidote au mal de la banalité, cette nouvelle version de la banalité du mal. La parce que la prise de conscience de cette spécificité pourrait jouer un rôle important dans la recherche de nouveaux équilibres mondiaux. Ceci me conduit à la spécificité européenne et à son rapport avec ce qu'on appelle, trop rapidement, la « culture américaine ».


Deux modèles de civilisation
La chute du Mur de Berlin en 1989 a rendu plus nette la différence entre deux modèles de culture : la culture européenne et la culture nord-américaine. Je précise d'emblée, pour éviter tout malentendu, qu'il s'agit de deux conceptions de la liberté que les démocraties dans leur ensemble et sans exception ont le privilège d'avoir élaborées et essayé d'appliquer. Différentes mais complémentaires, ces deux versions de la liberté sont à mes yeux également présentes dans les principes et les institutions internationaux, aussi bien en Europe que de l'autre côté de l'Atlantique.
C'est Kant, dans Critique de la raison pure (1781) et Critique de la raison pratique (1789) qui définit, pour la première fois au monde, ce que d'autres êtres humains avaient probablement expérimenté, sans atteindre sa clarté de conscience : à savoir que la liberté n'est pas négativement une « absence de contrainte », mais qu'elle est positivement la possibilité d'auto commencement : « self-beginning », Selbstanfang. Identifiant la « liberté » avec l'« auto commencement », Kant ouvre la voie à une apologie de la subjectivité entreprenante, de l'initiative du self – si je puis me permettre de lire au plan personnel sa pensée en fait « cosmologique ». Simultanément, le philosophe ne manque pas de subordonner la liberté de la Raison, qu'elle soit pure ou pratique, à une Cause : divine ou morale.
J'extrapole en disant que dans un univers de plus en plus dominé par la technique, la liberté devient progressivement l'aptitude à s'adapter à une « cause » toujours extérieure au self, à la personne, au sujet, mais désormais de moins en moins comme une cause morale, et de plus en plus comme une cause économique : dans le meilleur cas, les deux à la fois. Etre libre serait être libre de tirer les meilleurs effets et profits de l'enchaînement des causes et des effets pour s'adapter au marché de la production et du profit.
La globalisation et le libéralisme seraient en somme l'aboutissement de cette sorte de liberté, dans laquelle vous êtes libre… d'occuper une meilleure place dans la chaîne des causes-et-des-effets productifs. La Cause Suprême (Dieu) et la Cause Technique (le pouvoir financier : euro ou dollar) étant les deux variantes, solidaires et coprésentes, qui garantissent le fonctionnement de nos libertés au sein de cette logique qu'on pourrait appeler d'instrumentalisation de la personne. La civilisation américaine est la mieux adaptée à cette liberté d'adaptation. La culture européenne qui l'a engendrée, notamment par l'entreprise protestante, se montre pourtant moins performante au vu de ses critères, auxquels elle semble pour l'instant rebelle à se réduire : heureusement pour certains, à regret pour d'autres.
Car il existe un autre modèle de liberté, elle aussi de provenance européenne. Il apparaît dans le monde grec, au coeur de la philosophie, avec les présocratiques, et se développe par l'intermédiaire du dialogue socratique. Sans être subordonnée à une cause, cette autre liberté est préalable à la concaténation des « catégories » aristotéliciennes, qui sont déjà en elles-mêmes des prémisses de la raison scientifique et technique : cette liberté fondamentale se déploie dans l'Etre de la parole qui se livre, se donne, se présente à soi-même et à l'autre, et en ce sens se libère. Cette libération de l'Etre de la Parole par et dans la rencontre entre l'Un et l'Autre a été mise en évidence dans la discussion que Heidegger a entreprise de la philosophie de Kant (séminaire de 1930, publié sous le titre L'Essence de la liberté humaine.) Il s'agit d'inscrire cette liberté de la rencontre surprenante dans l'essence de la philosophie, en tant que questionnement infini, avant que la liberté se fixe — mais seulement ultérieurement — dans l'enchaînement des causes et des effets, et dans leur maîtrise.

A l'horizon du monde moderne, il importe aujourd'hui d'insister sur cette deuxième conception de la liberté – qui se donne dans l'Etre de la Parole à travers la Présence du Soi à l'Autre. C'est le poète qui en est le détenteur privilégié. Mais aussi le libertin, bravant les convenances des causes-effets sociaux pour faire apparaître et formuler son désir dissident. Mais aussi le transfert et le contre-transfert de l'expérience analytique. Tout comme le « révolutionnaire », au sens du mot révolte que j'essaie de réhabiliter : *du sanscrit -vél, retour vers l'avant, dé-voilement, resourcement, re-fondation, ré-vélation. La révolte ainsi comprise, intéressant les hommes et les femmes du troisième millénaire, surtout dans l'Europe actuelle, sur le point de réunir les conditions économiques et politiques d'un tel accomplissement, cette révolte inscrit les privilèges de la personne singulière au-dessus de toute autre convention.
La société européenne que tente de construire l'Union européenne aspire à tenir compte de la logique de la globalisation, sans pour autant se réduire au libéralisme du « laisser-aller », souvent identifié au « modèle américain ». Cette particularité relève de la conviction que nous avons ces deux conceptions de la liberté : celle qui s'adapte aux évolutions techniques et au marché globalisé, privilégie, et celle qui privilégie la quête identitaire indéfiniment reconstructible, ouverte et favorisant la singularité (que j'ai évoquée au début), à l'encontre des certitudes et impératifs identitaires, économiques ou scientifiques.
On décèle aisément les risques de ce deuxième modèle fondé sur l'attitude questionnante : ignorer la réalité économique, s'enfermer dans des revendications corporatistes, abandonner la compétition mondiale et se retirer dans la paresse et les archaïsmes. Mais on voit aussi aisément les avantages de ce modèle de liberté dont se font porteuses aujourd'hui les cultures européennes. Cet autre modèle — qui est plutôt une aspiration qu'un projet fixe — est animé par un souci pour la vie humaine dans sa singularité la plus fragile.
Cette singularité de chaque homme, de chaque femme dans ce qu'il ou elle a d'incommensurable, irréductible à la communauté, et en ce sens de « génial » ; cette singularité dont l'émergence et le respect sont parmi les acquis les plus étonnants de la culture européenne, et qui constitue le fondement ainsi que la face intime des droits de l'homme. C'est bien le souci du sujet singulier qui permet d'étendre et d'adapter les droits politiques eux-mêmes aux pauvres, aux personnes handicapées, aux personnes âgées, mais aussi de respecter les différences sexuelles et ethniques dans leur intimité spécifique. Seul ce souci du singulier peut éviter de « massifier » les diversités en leur réservant le rôle de consommateurs du « free market » (mais qui s'en privera ?).
Pourrons-nous préserver cette conception de la liberté singulière pour l'humanité tout entière ? Rien n'est moins sûr, car tout indique que nous sommes emportés, sur cette terre, par le maelström de la pensée-calcul et de la consommation. Avec, pour unique contrepoint, la renaissance des sectes où le sacré n'est pas la mise en question permanente que j'ai évoqué plus haut, mais une subordination à la même logique de causes et d'effets poussés jusqu'à l'absolu qu'est, en l'occurrence, le pouvoir asservissant de la secte ou du système de croyance fondamentaliste. Dans ce contexte, l'Europe est une fois de plus loin d'être homogène et unie. La crise en Irak et la menace du terrorisme ont conduit certains à constater qu'un abîme séparerait les pays de la « Vieille Europe » de ceux de la « Nouvelle Europe », selon leur terminologie. Sans aller très loin dans la complexité de cette problématique, je voudrais exprimer deux opinions, encore une fois très personnelles, sur le sujet. D'abord, il est impératif que la « Vieille Europe », et la France en particulier, prennent vraiment au sérieux les difficultés économiques de la « Nouvelle Europe », difficultés dont les conséquences rendent ces pays particulièrement dépendants des Etats-Unis. Mais il est nécessaire aussi de reconnaître les différences culturelles, et tout particulièrement religieuses, qui nous séparent de ces pays, et d'apprendre à mieux respecter ces différences (je pense à l'Europe orthodoxe et musulmane, au malaise persistant des Balkans). La fameuse « arrogance française » ne nous prépare pas vraiment à cette tâche, et les peuples orthodoxes d'Europe de l'Est ressentent cette méconnaissance avec amertume.

Cependant, la connaissance que l'Europe possède du monde arabe et de l'Afrique, après tant d'années de colonialisme, nous rend particulièrement attentifs à la culture islamique et capables de moduler, sinon d'éviter totalement le « heurt des civilisations » auquel j'ai fait allusion. Mais en même temps, l'antisémitisme sournois des pays européens devrait nous rendre vigilants face à la montée des formes nouvelles d'antisémitisme.
En apparence, personne ne récuse le fait que la diversité des modèles culturels est le seul gage de respect pour cette « humanité », dont nous n'avons pas de définition autre que l'hospitalité, alors que l'uniformisation technique et robotique en est, de toute évidence, la plus facile et la plus immédiate trahison. Mais soyons attentifs : l'hospitalité ne devrait pas être une simple juxtaposition de différences, avec domination d'Un modèle sur Tous les autres ; au contraire, l'hospitalité dans la diversité exige une prise en considération des autres logiques, des autres libertés, pour rendre chaque façon d'être plus multiple, plus complexe. L'humanité, dont je cherche – avec l’Europe – la définition, est peut-être un processus de complexification. Serait-ce un autre mot pour dire « culture européenne » ?
Je n'ignore pas les catastrophes que nous promet le troisième millénaire. Dévastation calculatrice des esprits ? Automatisation techniciste de l'espèce ? Apocalypse écologique ? Mon pari européen n'est pas un optimisme de façade en désespoir de cause ; je le veux à la hauteur de ces dangers qui nous assaillent de toute part. Mais je le désire aussi à la hauteur des latences de notre culture dont nous sommes capables aujourd'hui d'apprécier aussi bien les risques que les promesses. Et à cette condition seulement, de créer la rencontre avec l'expérience chinoise dont j'ai parlé au début et face à laquelle l'Europe comme le monde retiennent leur souffle."
5 2009-2010 Kristeva, Julia. Beauvoir en Chine [ID D24364].
Kristeva, Julia. « Des Chinoises ».
En février 2009, j'ai retrouvé la Chine : trente-cinq ans après un premier voyage, en mai 1974, avec Philippe Sollers et ce que nos hôtes d'alors avaient appelé « le groupe des camarades de Tel Quel » (Roland Barthes, François Whal et Marcelin Pleynet). Nous étions la première délégation d'intellectuels occidentaux, me semble-t-il, que la Chine du Président Mao recevait après son entrée à l'O.N.U.
Contrairement à ce qui a pu être dit, cette visite n'était pas, en ce qui me concerne, une allégeance inconditionnelle à l'idéologie en vigueur à l'époque, et je pense que cela ne l'était pas davantage pour mes amis, quoique différemment pour chacun. Profondément intriguée par la civilisation chinoise aussi bien que par les bouleversements politiques qui se produisaient, inscrite depuis quatre ans en licence de chinois à l'université Paris 7, qui est toujours aujourd'hui mon université, lectrice passionnée de la célèbre encyclopédie du britannique Joseph Needham « Science and civilisation in China », j'étais curieuse de trouver une réponse à deux questions (au moins !) que je formulerai comme suit, et qui me paraissent toujours d'actualité :

1. Si le communisme chinois est différent du communisme et du socialisme occidentaux, comment la tradition culturelle et l'histoire nationale ont-elles contribué à forger cette énigmatique « voie chinoise » ?
2. Les conceptions traditionnelles chinoises de la causalité, de la divinité, du féminin et du masculin, du langage et de l'écriture ne contribuent-elles pas à former une subjectivité humaine spécifique, différente de celle qui s'est constituée dans la tradition gréco-judéo-chrétienne ? Et si oui, comment ces expériences subjectives peuvent-elles rencontrer, s'opposer ou coexister avec les autres acteurs de notre humanité universelle et non moins différenciée ?

Vous imaginez que ces questions, pour une jeune femme de trente ans, étaient aussi enthousiasmantes qu'insolubles. Pour autant, la réalité chinoise que je rencontrai, dominée par la phase dite de la « révolution culturelle » dans laquelle les femmes et les jeunes avaient été lancées à l'assaut de l'ancien appareil du Parti communiste, m'attirait à cause de l'attention portée à l'émancipation féminine au présent et dans le passé, au point que je rapportais de ce voyage un livre que j'écrivis en hommage aux femmes chinoises - livre qui sera d'ailleurs bientôt disponible en traduction chinoise. Cependant et en même temps, la persistance du modèle soviétique et les stéréotypies d'un discours officiel qui faisait fi des libertés de pensée individuelles et collectives allaient non seulement rendre presque impossible lapprofondissement de mon enquête, mais même me décourager : au point de me faire renoncer à poursuivre sur la voie de l'apprentie sinologue que j'avais tout d'abord choisie d'emprunter.
De retour à Paris, c'est à la sémiologie et surtout à la psychanalyse que je me suis consacrée, et à la maternité, sans oublier le moins du monde les questions que j'ai formulées plus haut. Des questions immenses, que des jésuites des XVIIe et XVIIIe siècles avaient ouvert à leur façon, dans l'orbe de l'universalisme catholique, et dont les sciences humaines et la sinologie n'avaient pas manqué de poursuivre l'exploration, à leur manière technique et minutieuse, et qui me passionnent toujours aujourd'hui.
Beaucoup de choses ont changé depuis mon premier séjour, et c'est une nouvelle Chine qui m’'a accueille en février 2009, avec les tours géantes de ses villes qui ont surgi à la place des vieilles maisons rustiques dans les ruelles pittoresques et des HLM soviétiques ; et au lieu des masses énergisées en uniformes bleues de l'époque, c'est à présent une population colorée et entreprenante qui défie, quand elle ne l'effraie pas, le monde globalisé. Si mes questions persistent néanmoins, c'est parce qu'elles découlent d'une interrogation essentielle que l'actualité rend plus brûlante que jamais : la rencontre des civilisations (vous remarquerez que je ne dis pas « heurt » mais « rencontre »), aussi différentes, rendue désormais possible par la globalisation, est-elle porteuse de risques majeurs ? Ou de mutations bénéfiques à force de d'emprunts mutuels et de réciprocités inouïes ?
Permettez-moi de reprendre très brièvement et schématiquement quelques éléments de cette « pensée chinoise » (pour reprendre le titre d'un ouvrage célèbre du grand savant français Marcel Granet), que je préfère appeler quant à moi une « expérience chinoise », telle que je l'ai tracée à larges traits dans Des Chinoises, et qui interpellent aujourd'hui le monde, avec, en-deçà et en plus, le « miracle économique » de votre croissance et ses aléas.
Lorsque le Père Longobardi interroge ce qu'il appelle « la religion des Chinois » (Traité, 1701), il considère que les Chinois ne connaissent pas « notre Dieu » (entendant par là le Dieu des catholique : le Père, le Fils et le Saint-Esprit), car l'Empereur Céleste, Shang-di, n'est qu'un attribut, qualité ou réalité phénoménale de la LI 理 : matière pourvue de façon immanente d' « opération », d' « ordre », de « règles », d' « action », de « gouvernement », c'est-à-dire de « causalité ». Il n'échappe pas au savant jésuite que cette sorte de loi - LI - peut conduire à l'athéisme les lettrés qui la partagent ; tandis que les divers « esprits » et « divinités » qui s'y rapportent ne sont destinés qu'à une sorte de religion pour le peuple et se limitent au rôle de gardiens de l'ordre social.
Plus encore, cette causalité immanente à la matière qu'est la LI suppose une dichotomie radicale entre deux termes (vide/plein, vie/mort, ciel/terre, etc.), dont elle assure l'harmonie, sans qu'on puisse parler de la moindre unicité entre les deux éléments, lesquels restent dissociés dans leurs combinatoires mêmes. Un problème surgit dès lors : sans unité, quelle vérité pourrait advenir ? Ce genre de « matière causale » peut-elle révéler de la vérité ?
Le commentaire de Leibnitz (1646-1716), au contraire, fait évoluer cette causalité immanente vers un rationalisme novateur. La LI serait, à ses yeux, une « substance subtile accompagnée de perception » : « Ils (les Chinois) disent la vérité dans les créatures », « car peut-être ces vies, savoir, autorité en Chinois, sont pris anthropopatos » (« Dieu » se voyant attribuer des qualités humaines). Leibnitz serait-il le visionnaire d’un humanisme à la chinoise ?
L'hétérogénéité de LI (matière et/avec ordonnancement) et sa dichotomie (plein/vide, ciel/terre, homme/femme), tendraient selon le philosophe mathématicien et inventeur du calcul infinitésimal, à se réduire à ce qu'il découvre, à partir des données jésuites, comme une pure Raison, laquelle, bien loin d'être cartésienne, le frappe par ce qui nous apparaît aujourd'hui comme une spécificité de l'expérience chinoise : concrétude, préoccupation permanente de la logique du vivant et du social, indistincte d'une préoccupation ontologique de soi.
Une autre être au monde se profile ainsi, que Leibniz lui-même côtoie dans sa pensée philosophique/mathématique : toute unité (y compris celle de l'homme et de la femme) est un point d'impact dans lequel s'actualisent une combinatoire infinie de forces et de logiques.
Je reprends donc ici les questions avec lesquelles je suis venue en Chine en 1974, et qui concernent philosophiquement le problème des droits de l'homme- et de la femme- dans ce pays. Cette expérience et/ou pensée chinoise serait-elle intrinsèquement rebelle au concept d'une individualité libre et susceptible de vérité, qui éclôt dans l'histoire complexe des croisements grec/juif/chrétien, incluant leur greffe musulmane ?
L'histoire chinoise ne manque pas confirmer pareille crainte. Pourtant, n'est-ce pas cette même « ontologie de soi indissociable de la logique du vivant et du social », spécifiant l'individu selon l'expérience chinoise, qui paraît également susceptible de receler des « droits de l'homme » d'une autre espèce : dans une plus grande harmonie avec les lois du cosmos et des conflits sociaux ? A condition de déplier la complexité des désirs et des actes signifiants qui constituant le for intérieur d'un tel « individu » toujours déjà ouvert aux désirs et actes signifiants de son environnement ?
C'est en effet sur l'énigme de « l'individu » (entre guillemets, parce qu'infiniment divisible et pluriel) que butent les premières rencontres de l'Occident avec la Chine. Mis à mal dans leur effort d’interpréter les particularités de l'expérience/pensée chinoise, philosophes, anthropologues et autres spécialistes devaient attendre la révolution sensualiste, épistémologique et sociale du XVIIIe siècle, ainsi que les avancées des sciences de l'homme, et en particulier la psychanalyse freudienne de la fin du XIXe et du XXe siècles, pour tenter d'y voir un peu plus clair. Car les « énigmes » de l'expérience chinoise ne pouvaient se laisser appréhender que si le discours interprétatif lui-même devenait capable d'aborder deux continents qui échappaient à la métaphysique occidentale. Lesquels ? Je veux parler du rôle spécifique de la femme et de la mère, d'une part, et de l'indissociable appartenance du sens du langage à la musique (langue à ton) et au geste (au corps), d'autre part. En d'autres termes, si la métaphysique occidentale peine devant l'individu chinois, c'est parce qu'il n'y pas d'individu, mais une complémentarité homme/femme dans chaque entité ; et que la vérité d'un sens ou d'un langage n'est jamais dissociable de sa traversée du corps sexué. La longue domination d'une filiation chinoise de type matrilinéaire et matrilocale devait imposer à l'homme et à la femme chinois la certitude de leur dualité psycho-sexuelle (dépendance égale en importance vis-à-vis de la mère comme du père), disons de sa « bisexualité psychique », et ceci plus fortement que ne le font d'autres cultures, notamment l'Occident chrétien dominé par le modèle patrilinéaire. Trait significatif entre tous, bien que Yin et Yang se combinent dans chacun des deux sexes des deux côtés de la différence sexuelle, cette cohabitation interne n'efface pas la différence externe entre un homme et une femme. Elle favorise au contraire le couple procréateur, tout en accordant à la jouissance féminine une place centrale et une « essence Yin » inépuisable.
Quant à la langue tonale, qui confère du sens aux intonations antérieures à la courbe syntaxique, elle conserve l'empreinte précoce du lien mère/enfant dans le pacte social par excellence qu'est la communication verbale (parce que tout enfant humain acquiert la mélodie avant la grammaire, mais l'enfant chinois charge ces traces mélodiques archaïques de sens socialisable). La langue chinoise conserve donc, grâce à ses tons, un registre présyntaxique ; présymbolique (signe et syntaxe étant concomitants), préoedipien (même si le système tonal ne se réalise à plein que dans la syntaxe). L'écriture elle-même, imagée à l'origine, puis de plus en plus stylisée, abstraite, idéogrammatique, préserve son caractère évocatif, visuel et gestuel (une mémoire du mouvement est exigible, en plus de la mémoire du sens, pour écrire en chinois). Ces composantes relevant de couches psychiques plus archaïques que celle du sens syntaxique-logique, l'écriture chinoise pourrait être considérée comme un dépôt inconscient sensoriel dont le sujet pensant en chinois ne serait jamais définitivement coupé, et qui est le laboratoire par excellence de ses évolutions, innovations, résurrections.
Si je m'attarde à ces rappels élémentaires et passablement schématiques, ce n'est pas seulement parce que j'ai acquis la conviction que mes étudiants chinois à Paris ou à Chicago n'en sont pas conscients, n'ayant pas reçu l'initiation nécessaire à leur culture nationale traditionnelle, et qu'ils éprouvent souvent un intense plaisir à les découvrir dans les universités française ou américaines, au point même que certains d'entre eux - venus apprendre la littérature ou la philosophie françaises ou américaines, changent de cursus pour se mettre à étudier la culture chinoise classique (la calligraphie, la peinture, les systèmes de parentés en Chine ancienne, etc.) Je ne m'y attarde pas non plus pour suggérer quelque hiérarchie de valeurs que ce soit entre les civilisations. Car il est possible de repérer les avantages comme les limites de chacun de ces modèles de structuration psychique que j’ai schématisés.
Mais je crois nécessaire d'insister sur ce point : sous la pression des techniques productives et reproductives, et de leur emballement virtuel, la complexité du modèle chinois court le risque de se figer en automatisation, combinatoire mécanique faussement adaptative aux « patterns » à la mode, et ignorant cette inquiétude de la pensée que la philosophie grecque, puis sa recomposition judéochrétienne ont inscrite dans l'intériorité psychique à laquelle prétend l'être parlant européen. Face à lui et en miroir symétrique, l'égotisme, l'apragmatisme et l'intégrisme dont s'auréole l'amour à mort des croyants de tous bords guettent aussi bien les institutions que les marges mystiques de ce qu'il faut bien appeler l' « âmosexualité » (l’âme-et-la sexualité) occidentale, et que diffusent à profusion la mousse inconsistante des « opéras de savon » américains.
J'avais terminé mon livre Des Chinoises dans un esprit d'interrogation non conclusive, tout en pariant sur les promesses que la civilisation chinoise libérée du totalitarisme communiste pourrait apporter à l'humanité. Sur l'écriture comme continuation de la prière par d'autres moyens, et sur les femmes inventant ou construisant une réalisation politique, sociale et symboliques de leur dualité psychosexuelle, capable de mettre à l'épreuve la vieille Europe de Dieu et de l'Homme (avec majuscule). Telle était le finale de mon livre, et le moins qu'on puisse dire est que cette mise à l'épreuve est en cours.
Les développements récents de la globalisation m'ont cependant fait revenir sur la tonalité optimiste de ce pari, sans forcément en écarter la possibilité. Dans mon polar métaphysique Meurtre à Byzance (Fayard, 2004), j'ai construit le personnage d'un Chinois rebelle, Xiao Chang, alias Wuxian ou l'Infini. Insurgé contre la corruption galopante du village planétaire, ses sectes, ses mafias et ses manipulations en tous genres, Xiao Chang non seulement ne s'adapte pas à ces abîmes mais, désireux de s'en faire le purificateur, il finit par succomber à sa propre fragilité et, en proie à la psychose, devient un serial killer dans un Occident à bout de souffle. La fin du roman - que je ne vous révélerai pas - est moins pessimiste. Car, vous le savez, on n'assassine pas facilement une culture millénaire, qu'elle soit occidentale ou orientale.
Et aujourd'hui, en ce début de l'année 2010, avec ses feux d'artifice de banques et de bombes ? Jamais la société n'a été aussi privée d'avenir, et jamais l'homme n'a été aussi incapable de pensée. Pourtant, des recherches sur la Chine moderne et ancienne essaiment en France et partout dans le monde, tandis que quelques-uns, en Europe, s'obstinent à croire que nous pouvons arriver à une compréhension mutuelle. Les Chinois se tournent vers l'Europe, parce que la richesse de la psyché européenne séduit par ses mythes et ses capacités de sublimation dans l'art de vivre et de penser, par ses expériences esthétiques et sociales aussi. Un désir de France et pour la langue française existe, je le constate ici-même, et quelque minoritaire qu'il soit, son intensité est bien réelle.
Les Français et les Européens de leur côté, et quels que soient leurs lourdeurs, leurs maladresses et leurs faux-pas, prennent au sérieux l'énigme de l'expérience chinoise qu'ils travaillent à déchiffrer. Peut-être leur est-elle moins fermée parce que les Lumières, l'humanisme et les nouvelles connaissances des sciences exactes et des sciences de l'esprit ont réussi à nous imprégner de la diversité des autres... Ou lieu de nous engouffrer dans la mystique des idéologies, qui n'a pas épargné des esprits aussi corrosifs que celui de Beauvoir elle-même…

Et c'est avec le souci d'emprunts réciproques et de bénéfices mutuels que je salue nos deux lauréates, je remercie le Jury Simone de Beauvoir qui les a nommées, et j'exprime ma sincère solidarité à nos collègues de LCAO qui nous accueillent aujourd'hui et dont les recherches ouvrent de nouvelles perspectives de travail commun avec nos collègues chinois : aujourd'hui avec nos collègues chinoises.

Bibliography (6)

# Year Bibliographical Data Type / Abbreviation Linked Data
1 1974 Kristeva, Julia. Des chinoises. (Paris : Ed. des femmes, 1974). Publication / Kri5
  • Cited by: Asien-Orient-Institut Universität Zürich (AOI, Organisation)
2 1976 Kristeva, Julia. Die Chinesin : die Rolle der Frau in China. (München : Nymphenburger Verl.-Handlung, 1976). Publication / Kris1
  • Source: Worldcat/OCLC (WC, Web)
3 1992 [Kristeva, Julia]. Ai qing chuan qi. Zhuliya Kelisitewa zhu ; Yao Jingchao, Jiang Xiangqun, Dai Hongguo yi. (Beijing : Hua xia chu ban she, 1992). Übersetzung von Kristeva, Julia. Histoires d'amour. (Paris : Denoël, 1983).
愛情傳奇
Publication / Kri1
4 2006 [Kristeva, Julia]. Hanna Alunte. Kelisitewa zhu ; Liu Chengfu yi. (Nanjing : Jiangsu jiao yu chu ban she, 2006). (Feng huang su jiao wen ku). Übersetzung von Kristeva, Julia. Hannah Arendt. (Paris : Ed. Fayard, 1999).
汉娜阿伦特
Publication / AreH23
5 2009 Pollack, Rachel. La Chine en rose ? : Tel Quel face à la Révolution culturelle.
http://www.dissidences.net/compl_vol8/Pollack.pdf
Web / Bart4
6 2009-2010 Kristeva, Julia. Beauvoir en Chine. http://www.kristeva.fr/beauvoir-en-chine.html. Web / BeaS1

Secondary Literature (2)

# Year Bibliographical Data Type / Abbreviation Linked Data
1 1991 Lowe, Lisa. Critical terrains : French and British orientalisms. (Ithaca, N.Y. : Cornell University Press, 1991). Publication / Lowe1
  • Cited by: Asien-Orient-Institut Universität Zürich (AOI, Organisation)
  • Person: Barthes, Roland
  • Person: Flaubert, Gustave
  • Person: Forster, Edward Morgan
  • Person: Lowe, Lisa
  • Person: Montagu, Mary Wortley
  • Person: Montesquieu, Charles de Secondat de
2 1996 [Payne, Michael]. Yue du li lun : Lakang, Dexida yu Kelisidiwa dao du. Michael Payne zhu ; Li Shixue yi. (Taibei : Shu lin chu ban you xian gong si, 1996). Übersetzung von Payne, Michael. Reading theory : an introduction to Lacan, Derrida and Kristeva. (Oxford : Blackwell, 1993). [Jacques Lacan, Jacques Derrida, Julia Kristeva].
閱讀理論 : 拉康德希達與克麗絲蒂娃導讀
Publication / Kri2