Beauvoir, Simone de. La longue marche : essai sur la Chine [ID D3679].
Sekundärliteratur
Julia Kristeva : Il convient de rappeler que Simone de Beauvoir fut parmi les premiers intellectuels occidentaux à visiter la Chine (pendant quatre semaines selon certains de ses biographes, six semaines selon l'auteur elle-même), en septembre-octobre 1955. Reportage sur le vif et essai d'explication d'un pays tout aussi mystérieux qu'en plein développement que l'auteur salue avec enthousiasme, le livre de Beauvoir est-il un « voyage en utopie », comme le dit le philosophe et politologue israélien Denis Charbit ? Le pathos de Beauvoir le laisse penser. En pleine guerre froide et animée d'un marxisme revu et corrigé par son existentialisme, Beauvoir découvre-t-elle en Chine une nouvelle terre d'élection ? Si c'était le cas, serait-ce pour ne pas désespérer Billancourt après les révélations sur l'URSS et les événements en Hongrie ? Ou est-ce parce que le cadre d’une « invitation » (par Chou Enlai lui-même !) impose à la philosophe une vision de réconciliation avec les dirigeants chinois plutôt qu'une critique franche et loyale à laquelle nous a habitué l'esprit de Beauvoir ? Aucune de ces hypothèses, qu'on n'a pas manqué d'évoquer, ne me semble correspondre ni au livre ni à la pensée de Beauvoir. En effet, l'auteur ne manque pas d'exprimer ses doutes, ses incertitudes et ses désaccords : tous cependant si savamment distillés et parfois lourdement étouffés tout au long de son voyage, que sa « Longue marche » passe encore pour un pèlerinage vers la nouvelle Terre Promise. Et l'on ne manque pas d'évoquer pêle-mêle de nombreux intellectuels qui auraient succombé, avant et après elle, à cette naïveté, séduits parait-il par l'immensité de la future grande puissance : de la figure tutélaire de la sinophilie française que fut André Malraux aux militants prochinois de 68 comme Maria-Antoinnette Macciochi. À y regarder de près cependant, c'est la spécificité de la culture (toujours énigmatique !) du continent chinois qui surprend les observateurs et qui attise aussi bien l'enthousiasme pathétique des uns que la peur panique des autres, - faute d'être soutenue par une connaissance rigoureuse de la pensée chinoise ainsi que de l'histoire culturelle, sociale et politique du pays. C'est ce manque qu'on peut reprocher aussi à Beauvoir, elle-même consciente que La Longue Marche est « le moins bon de ses livres », sans pour autant lui enlever ni le bénéfice de la curiosité intellectuelle, ni la finesse des observations psychologiques croquant avec bonheur portraits et caractères, ni le courage politique d'ouvrir à un Occident frileux et à son socialisme en danger d’épuisement les promesses et les risques d’une humanité différente... L'expérience anthropologique, offerte à l'intuition de l'écrivain, fait ainsi irruption à chaque page du raisonnement politique mal (parce que trop ?) assuré qui guide le voyage, de telle sorte que Beauvoir semble accomplir une troisième « longue marche », la sienne, en suivant celle de la Chine en train de se moderniser suite à la révolution communiste de 1949, après la « longue marche » de Mao de 1934-34... La longue marche n'est en aucun cas une de ces « dégradations » de la « mystique en politique », pour reprendre le mot de Péguy, comme certains ont pu le lui reprocher. Sans connaître le chinois, et en ne faisant que très sommairement allusion à l'histoire politique, culturelle et religieuse de la Chine, Beauvoir s'enthousiasme surtout pour le « scénario chinois d'une disparition progressive et pacifique du capitalisme », à l'opposé de la violence dictature communiste en URSS. Aujourd'hui encore, certains déchiffrent le même « scénario pacifique » dans la disparition progressive du socialisme chinois au profit du néo-capitalisme. Nouvelle utopie ? Ou, plutôt, constat d'une diversité culturelle qui reste à comprendre, dans ses contradictions, dans ses promesses et dans ses dangers ?
Séduite par les apparences de la civilité populaire et institutionnelle, Beauvoir néglige la réalité répressive, et tout particulièrement la soumission des individus à la répression intériorisée et acceptée par une culture aux longues habitudes féodales, paysannes et confucéennes. Chemin faisant, l'auteur ne manque cependant ni de « retenue », ni de « vigilance », ni de « lucidité ». Surtout lorsque son flair d'écrivain conduit l'observatrice subtile à insister par exemple sur la manière plastique et mobile qu'auraient les Chinois à effectuer étape par étape leur processus dynamique de croissance et d'expansion : Joseph Needham, l'éminent connaisseur des tours « dialectiques » propres la « pensée chinoise » en aurait été comblé ! Ce modèle plastique et mobile (mais au prix de quelles contraintes ?) ne continue-t-il pas d'intriguer aujourd'hui encore, avec son endroit et son envers, et d'embarrasser les commentateurs soucieux de voir émerger plus vite et plus massivement des individus libres et une démocratie à la hauteur de leurs droits universels ?
Literature : Occident : France