Kristeva, Julia. Beauvoir en Chine [ID D24364].
Kristeva, Julia. « Des Chinoises ».
En février 2009, j'ai retrouvé la Chine : trente-cinq ans après un premier voyage, en mai 1974, avec Philippe Sollers et ce que nos hôtes d'alors avaient appelé « le groupe des camarades de Tel Quel » (Roland Barthes, François Whal et Marcelin Pleynet). Nous étions la première délégation d'intellectuels occidentaux, me semble-t-il, que la Chine du Président Mao recevait après son entrée à l'O.N.U.
Contrairement à ce qui a pu être dit, cette visite n'était pas, en ce qui me concerne, une allégeance inconditionnelle à l'idéologie en vigueur à l'époque, et je pense que cela ne l'était pas davantage pour mes amis, quoique différemment pour chacun. Profondément intriguée par la civilisation chinoise aussi bien que par les bouleversements politiques qui se produisaient, inscrite depuis quatre ans en licence de chinois à l'université Paris 7, qui est toujours aujourd'hui mon université, lectrice passionnée de la célèbre encyclopédie du britannique Joseph Needham « Science and civilisation in China », j'étais curieuse de trouver une réponse à deux questions (au moins !) que je formulerai comme suit, et qui me paraissent toujours d'actualité :
1. Si le communisme chinois est différent du communisme et du socialisme occidentaux, comment la tradition culturelle et l'histoire nationale ont-elles contribué à forger cette énigmatique « voie chinoise » ?
2. Les conceptions traditionnelles chinoises de la causalité, de la divinité, du féminin et du masculin, du langage et de l'écriture ne contribuent-elles pas à former une subjectivité humaine spécifique, différente de celle qui s'est constituée dans la tradition gréco-judéo-chrétienne ? Et si oui, comment ces expériences subjectives peuvent-elles rencontrer, s'opposer ou coexister avec les autres acteurs de notre humanité universelle et non moins différenciée ?
Vous imaginez que ces questions, pour une jeune femme de trente ans, étaient aussi enthousiasmantes qu'insolubles. Pour autant, la réalité chinoise que je rencontrai, dominée par la phase dite de la « révolution culturelle » dans laquelle les femmes et les jeunes avaient été lancées à l'assaut de l'ancien appareil du Parti communiste, m'attirait à cause de l'attention portée à l'émancipation féminine au présent et dans le passé, au point que je rapportais de ce voyage un livre que j'écrivis en hommage aux femmes chinoises - livre qui sera d'ailleurs bientôt disponible en traduction chinoise. Cependant et en même temps, la persistance du modèle soviétique et les stéréotypies d'un discours officiel qui faisait fi des libertés de pensée individuelles et collectives allaient non seulement rendre presque impossible lapprofondissement de mon enquête, mais même me décourager : au point de me faire renoncer à poursuivre sur la voie de l'apprentie sinologue que j'avais tout d'abord choisie d'emprunter.
De retour à Paris, c'est à la sémiologie et surtout à la psychanalyse que je me suis consacrée, et à la maternité, sans oublier le moins du monde les questions que j'ai formulées plus haut. Des questions immenses, que des jésuites des XVIIe et XVIIIe siècles avaient ouvert à leur façon, dans l'orbe de l'universalisme catholique, et dont les sciences humaines et la sinologie n'avaient pas manqué de poursuivre l'exploration, à leur manière technique et minutieuse, et qui me passionnent toujours aujourd'hui.
Beaucoup de choses ont changé depuis mon premier séjour, et c'est une nouvelle Chine qui m’'a accueille en février 2009, avec les tours géantes de ses villes qui ont surgi à la place des vieilles maisons rustiques dans les ruelles pittoresques et des HLM soviétiques ; et au lieu des masses énergisées en uniformes bleues de l'époque, c'est à présent une population colorée et entreprenante qui défie, quand elle ne l'effraie pas, le monde globalisé. Si mes questions persistent néanmoins, c'est parce qu'elles découlent d'une interrogation essentielle que l'actualité rend plus brûlante que jamais : la rencontre des civilisations (vous remarquerez que je ne dis pas « heurt » mais « rencontre »), aussi différentes, rendue désormais possible par la globalisation, est-elle porteuse de risques majeurs ? Ou de mutations bénéfiques à force de d'emprunts mutuels et de réciprocités inouïes ?
Permettez-moi de reprendre très brièvement et schématiquement quelques éléments de cette « pensée chinoise » (pour reprendre le titre d'un ouvrage célèbre du grand savant français Marcel Granet), que je préfère appeler quant à moi une « expérience chinoise », telle que je l'ai tracée à larges traits dans Des Chinoises, et qui interpellent aujourd'hui le monde, avec, en-deçà et en plus, le « miracle économique » de votre croissance et ses aléas.
Lorsque le Père Longobardi interroge ce qu'il appelle « la religion des Chinois » (Traité, 1701), il considère que les Chinois ne connaissent pas « notre Dieu » (entendant par là le Dieu des catholique : le Père, le Fils et le Saint-Esprit), car l'Empereur Céleste, Shang-di, n'est qu'un attribut, qualité ou réalité phénoménale de la LI 理 : matière pourvue de façon immanente d' « opération », d' « ordre », de « règles », d' « action », de « gouvernement », c'est-à-dire de « causalité ». Il n'échappe pas au savant jésuite que cette sorte de loi - LI - peut conduire à l'athéisme les lettrés qui la partagent ; tandis que les divers « esprits » et « divinités » qui s'y rapportent ne sont destinés qu'à une sorte de religion pour le peuple et se limitent au rôle de gardiens de l'ordre social.
Plus encore, cette causalité immanente à la matière qu'est la LI suppose une dichotomie radicale entre deux termes (vide/plein, vie/mort, ciel/terre, etc.), dont elle assure l'harmonie, sans qu'on puisse parler de la moindre unicité entre les deux éléments, lesquels restent dissociés dans leurs combinatoires mêmes. Un problème surgit dès lors : sans unité, quelle vérité pourrait advenir ? Ce genre de « matière causale » peut-elle révéler de la vérité ?
Le commentaire de Leibnitz (1646-1716), au contraire, fait évoluer cette causalité immanente vers un rationalisme novateur. La LI serait, à ses yeux, une « substance subtile accompagnée de perception » : « Ils (les Chinois) disent la vérité dans les créatures », « car peut-être ces vies, savoir, autorité en Chinois, sont pris anthropopatos » (« Dieu » se voyant attribuer des qualités humaines). Leibnitz serait-il le visionnaire d’un humanisme à la chinoise ?
L'hétérogénéité de LI (matière et/avec ordonnancement) et sa dichotomie (plein/vide, ciel/terre, homme/femme), tendraient selon le philosophe mathématicien et inventeur du calcul infinitésimal, à se réduire à ce qu'il découvre, à partir des données jésuites, comme une pure Raison, laquelle, bien loin d'être cartésienne, le frappe par ce qui nous apparaît aujourd'hui comme une spécificité de l'expérience chinoise : concrétude, préoccupation permanente de la logique du vivant et du social, indistincte d'une préoccupation ontologique de soi.
Une autre être au monde se profile ainsi, que Leibniz lui-même côtoie dans sa pensée philosophique/mathématique : toute unité (y compris celle de l'homme et de la femme) est un point d'impact dans lequel s'actualisent une combinatoire infinie de forces et de logiques.
Je reprends donc ici les questions avec lesquelles je suis venue en Chine en 1974, et qui concernent philosophiquement le problème des droits de l'homme- et de la femme- dans ce pays. Cette expérience et/ou pensée chinoise serait-elle intrinsèquement rebelle au concept d'une individualité libre et susceptible de vérité, qui éclôt dans l'histoire complexe des croisements grec/juif/chrétien, incluant leur greffe musulmane ?
L'histoire chinoise ne manque pas confirmer pareille crainte. Pourtant, n'est-ce pas cette même « ontologie de soi indissociable de la logique du vivant et du social », spécifiant l'individu selon l'expérience chinoise, qui paraît également susceptible de receler des « droits de l'homme » d'une autre espèce : dans une plus grande harmonie avec les lois du cosmos et des conflits sociaux ? A condition de déplier la complexité des désirs et des actes signifiants qui constituant le for intérieur d'un tel « individu » toujours déjà ouvert aux désirs et actes signifiants de son environnement ?
C'est en effet sur l'énigme de « l'individu » (entre guillemets, parce qu'infiniment divisible et pluriel) que butent les premières rencontres de l'Occident avec la Chine. Mis à mal dans leur effort d’interpréter les particularités de l'expérience/pensée chinoise, philosophes, anthropologues et autres spécialistes devaient attendre la révolution sensualiste, épistémologique et sociale du XVIIIe siècle, ainsi que les avancées des sciences de l'homme, et en particulier la psychanalyse freudienne de la fin du XIXe et du XXe siècles, pour tenter d'y voir un peu plus clair. Car les « énigmes » de l'expérience chinoise ne pouvaient se laisser appréhender que si le discours interprétatif lui-même devenait capable d'aborder deux continents qui échappaient à la métaphysique occidentale. Lesquels ? Je veux parler du rôle spécifique de la femme et de la mère, d'une part, et de l'indissociable appartenance du sens du langage à la musique (langue à ton) et au geste (au corps), d'autre part. En d'autres termes, si la métaphysique occidentale peine devant l'individu chinois, c'est parce qu'il n'y pas d'individu, mais une complémentarité homme/femme dans chaque entité ; et que la vérité d'un sens ou d'un langage n'est jamais dissociable de sa traversée du corps sexué. La longue domination d'une filiation chinoise de type matrilinéaire et matrilocale devait imposer à l'homme et à la femme chinois la certitude de leur dualité psycho-sexuelle (dépendance égale en importance vis-à-vis de la mère comme du père), disons de sa « bisexualité psychique », et ceci plus fortement que ne le font d'autres cultures, notamment l'Occident chrétien dominé par le modèle patrilinéaire. Trait significatif entre tous, bien que Yin et Yang se combinent dans chacun des deux sexes des deux côtés de la différence sexuelle, cette cohabitation interne n'efface pas la différence externe entre un homme et une femme. Elle favorise au contraire le couple procréateur, tout en accordant à la jouissance féminine une place centrale et une « essence Yin » inépuisable.
Quant à la langue tonale, qui confère du sens aux intonations antérieures à la courbe syntaxique, elle conserve l'empreinte précoce du lien mère/enfant dans le pacte social par excellence qu'est la communication verbale (parce que tout enfant humain acquiert la mélodie avant la grammaire, mais l'enfant chinois charge ces traces mélodiques archaïques de sens socialisable). La langue chinoise conserve donc, grâce à ses tons, un registre présyntaxique ; présymbolique (signe et syntaxe étant concomitants), préoedipien (même si le système tonal ne se réalise à plein que dans la syntaxe). L'écriture elle-même, imagée à l'origine, puis de plus en plus stylisée, abstraite, idéogrammatique, préserve son caractère évocatif, visuel et gestuel (une mémoire du mouvement est exigible, en plus de la mémoire du sens, pour écrire en chinois). Ces composantes relevant de couches psychiques plus archaïques que celle du sens syntaxique-logique, l'écriture chinoise pourrait être considérée comme un dépôt inconscient sensoriel dont le sujet pensant en chinois ne serait jamais définitivement coupé, et qui est le laboratoire par excellence de ses évolutions, innovations, résurrections.
Si je m'attarde à ces rappels élémentaires et passablement schématiques, ce n'est pas seulement parce que j'ai acquis la conviction que mes étudiants chinois à Paris ou à Chicago n'en sont pas conscients, n'ayant pas reçu l'initiation nécessaire à leur culture nationale traditionnelle, et qu'ils éprouvent souvent un intense plaisir à les découvrir dans les universités française ou américaines, au point même que certains d'entre eux - venus apprendre la littérature ou la philosophie françaises ou américaines, changent de cursus pour se mettre à étudier la culture chinoise classique (la calligraphie, la peinture, les systèmes de parentés en Chine ancienne, etc.) Je ne m'y attarde pas non plus pour suggérer quelque hiérarchie de valeurs que ce soit entre les civilisations. Car il est possible de repérer les avantages comme les limites de chacun de ces modèles de structuration psychique que j’ai schématisés.
Mais je crois nécessaire d'insister sur ce point : sous la pression des techniques productives et reproductives, et de leur emballement virtuel, la complexité du modèle chinois court le risque de se figer en automatisation, combinatoire mécanique faussement adaptative aux « patterns » à la mode, et ignorant cette inquiétude de la pensée que la philosophie grecque, puis sa recomposition judéochrétienne ont inscrite dans l'intériorité psychique à laquelle prétend l'être parlant européen. Face à lui et en miroir symétrique, l'égotisme, l'apragmatisme et l'intégrisme dont s'auréole l'amour à mort des croyants de tous bords guettent aussi bien les institutions que les marges mystiques de ce qu'il faut bien appeler l' « âmosexualité » (l’âme-et-la sexualité) occidentale, et que diffusent à profusion la mousse inconsistante des « opéras de savon » américains.
J'avais terminé mon livre Des Chinoises dans un esprit d'interrogation non conclusive, tout en pariant sur les promesses que la civilisation chinoise libérée du totalitarisme communiste pourrait apporter à l'humanité. Sur l'écriture comme continuation de la prière par d'autres moyens, et sur les femmes inventant ou construisant une réalisation politique, sociale et symboliques de leur dualité psychosexuelle, capable de mettre à l'épreuve la vieille Europe de Dieu et de l'Homme (avec majuscule). Telle était le finale de mon livre, et le moins qu'on puisse dire est que cette mise à l'épreuve est en cours.
Les développements récents de la globalisation m'ont cependant fait revenir sur la tonalité optimiste de ce pari, sans forcément en écarter la possibilité. Dans mon polar métaphysique Meurtre à Byzance (Fayard, 2004), j'ai construit le personnage d'un Chinois rebelle, Xiao Chang, alias Wuxian ou l'Infini. Insurgé contre la corruption galopante du village planétaire, ses sectes, ses mafias et ses manipulations en tous genres, Xiao Chang non seulement ne s'adapte pas à ces abîmes mais, désireux de s'en faire le purificateur, il finit par succomber à sa propre fragilité et, en proie à la psychose, devient un serial killer dans un Occident à bout de souffle. La fin du roman - que je ne vous révélerai pas - est moins pessimiste. Car, vous le savez, on n'assassine pas facilement une culture millénaire, qu'elle soit occidentale ou orientale.
Et aujourd'hui, en ce début de l'année 2010, avec ses feux d'artifice de banques et de bombes ? Jamais la société n'a été aussi privée d'avenir, et jamais l'homme n'a été aussi incapable de pensée. Pourtant, des recherches sur la Chine moderne et ancienne essaiment en France et partout dans le monde, tandis que quelques-uns, en Europe, s'obstinent à croire que nous pouvons arriver à une compréhension mutuelle. Les Chinois se tournent vers l'Europe, parce que la richesse de la psyché européenne séduit par ses mythes et ses capacités de sublimation dans l'art de vivre et de penser, par ses expériences esthétiques et sociales aussi. Un désir de France et pour la langue française existe, je le constate ici-même, et quelque minoritaire qu'il soit, son intensité est bien réelle.
Les Français et les Européens de leur côté, et quels que soient leurs lourdeurs, leurs maladresses et leurs faux-pas, prennent au sérieux l'énigme de l'expérience chinoise qu'ils travaillent à déchiffrer. Peut-être leur est-elle moins fermée parce que les Lumières, l'humanisme et les nouvelles connaissances des sciences exactes et des sciences de l'esprit ont réussi à nous imprégner de la diversité des autres... Ou lieu de nous engouffrer dans la mystique des idéologies, qui n'a pas épargné des esprits aussi corrosifs que celui de Beauvoir elle-même…
Et c'est avec le souci d'emprunts réciproques et de bénéfices mutuels que je salue nos deux lauréates, je remercie le Jury Simone de Beauvoir qui les a nommées, et j'exprime ma sincère solidarité à nos collègues de LCAO qui nous accueillent aujourd'hui et dont les recherches ouvrent de nouvelles perspectives de travail commun avec nos collègues chinois : aujourd'hui avec nos collègues chinoises.
Literature : Occident : France