Sollers, Philippe.
Splendeur et subtilités du taoïsme. In : Le monde ; 23.5.2003.
http://www.philippesollers.net/taoisme.html.
Lecteur bénévole, improbable et sincère, tu n'as, ces temps-ci, qu'un livre à te procurer d'urgence pour le méditer sans cesse pendant les années à venir : le merveilleux Huainan zi, tome II des
Philosophes taoïstes de "La Pléiade". Il t'est aussi nécessaire que la Bible, Homère, Shakespeare ou les Essais. La traduction et les notes de ce grand classique chinois sont exceptionnelles. Tu pourras aussi admirer quelques reproductions de statuettes, de manuscrits ou d'objets puissamment évocateurs : un immortel, une danseuse, des bannières funéraires, un brûle-parfum en forme de cœur montagneux de jade. Certaines de ces pièces ont été découvertes seulement en 1972, en pleine tempête maoïste. Te voici donc devant la Chine éternelle dont tu sais si peu de choses, puisque tu n'as jamais pu compter sur les religions ou les philosophes pour t'informer vraiment à ce sujet.
Où sommes-nous ? Dans le sud de la Chine, au IIe siècle avant notre ère, sous les Han. L'auteur, Liu An, reçoit, à 7 ans, le titre de marquis de Fuling. C'est un enfant précoce, passionné de lecture et de musique, doué pour la composition littéraire, ne s'intéressant pas à l'équitation ni à la chasse, passe-temps favoris des jeunes nobles de son époque. A 15 ans, il est prince de Huainan. Il accueille aussitôt des savants venus de toute la Chine, développant ainsi une cour brillante, littérature, science, pensée. A 40 ans, il est en pleine gloire. C'est un prince, c'est un écrivain. Il a une femme, un fils, une fille. Mais aussi une concubine et un autre fils. Son neveu, Wu, devient empereur, tout semble aller bien, mais les ennuis commencent vite. Il est bientôt suicidé ou exécuté pour raison d'Etat.
Qu'est-ce que ce gros livre étrange ? Une encyclopédie, une mosaïque de contes et de réflexions ? Un poème enveloppant, un traité métaphysique, un roman cosmique et moral ? Les présentateurs de cette édition ont le mot juste : il s'agit, pour eux, d'une "projection holographique à partir d'un point focal" (forme dynamique de la synthèse). Tout tient dans ce mot, dao, dont on ne finit pas de donner l'interprétation stable et changeante. Le lecteur occidental doit s'habituer à dire dao et non plus tao (de même qu'il se rend désormais à Beijing et non plus à Pékin).
Dans le même mouvement, il devra se demander s'il comprend réellement ce dont on lui parle. Le dao, la Voie, pénètre tout, orchestre tout, s'éprouve plus qu'il ne se définit, est un principe d'alternance (yin, yang), mais reste insondable quoique connaissable. A travers lui, on peut développer des considérations sur l'astronomie, l'histoire, la médecine, le magnétisme, l'alchimie, les miroirs solaires, les instruments de mesure, la musique, la guerre, le gouvernement, la navigation par les étoiles, le gouvernail axial, l'insémination de l'huître pour obtenir une perle, les plantes, les couleurs, les animaux, les rites, la mythologie. L'essentiel, ici, est de percevoir que tout se répond, est en "résonance" (ganying). Le ciel est rond, il couvre ; la terre est carrée, elle engendre ; la quadrature du cercle n'a rien d'absurde grâce au dao ; la vie et la mort sont équivalentes ; les saisons rythment le temps ; l'harmonie imprègne toute chose ; les affinités électives suivent leur cours. Vous passez de propositions sur le néant et le vide à de petites fables sur ce qui s'ensuit dans l'existence. "Le dao est si haut que rien ne lui est supérieur, si profond que rien ne lui est inférieur. Il est plus plan que le niveau, plus droit que le cordeau ; ses cercles sont plus ronds que ceux du compas, ses angles plus précis que ceux de l'équerre. Il embrasse l'espace-temps si bien que rien ne lui est intérieur ni extérieur ; il communique avec le ciel et la terre sans rencontrer d'obstacle. Aussi celui qui fait corps avec lui n'éprouve-t-il ni peine ni joie, ne connaît ni contentement ni colère ; il veille sans inquiétude, dort sans rêve. Quand les êtres apparaissent, il les nomme ; quand les événements se produisent, il leur répond."
Le saint chinois est à l'image des résonances des lumières spirituelles : "La sainteté est comme le ciel. Eloignez-la, elle se rapproche ; conviez-la, elle prend ses distances ; examinez-la, elle ne se livre pas ; contemplez-la, elle ne sera jamais vide. Mesurée à l'aune d'un jour, elle est insuffisante, à l'échelle d'une année, elle est surabondante" (chapitre XX, "De la synthèse ultime, Taizu"). Voilà, c'est tout simple, éblouissant, subtil, évident, mystérieux. On est convaincu sans savoir pourquoi, le comment s'impose au pourquoi. Ce qui ressort de cette description minutieuse de la réalité concrète (et parfois fantastique), c'est un esprit libre et indépendant, souple, silencieux, insouciant. "Je désire vivre, mais je n'en fais pas une affaire. Je hais la mort, mais je ne la refuse pas." Ou encore : "On saute du néant à l'être et de l'être au néant sans qu'il y ait ni fin ni commencement. Personne ne sait d'où il est éclos."
Nous qui vivons désormais sur une planète de plus en plus lourde, fermée, bavarde, morbide, nous écoutons ces messages comme s'ils venaient d'une éclaircie que nous refusons de voir. "Les hommes d'autrefois appréciaient les saveurs sans être avides ; ceux d'aujourd'hui sont avides sans apprécier les saveurs." En somme, l'être humain est avide par manque de vide. Le saint, lui, "a fait un pacte avec l'état brut du grand chaos et se tient au milieu de la clarté parfaite". Ou encore : "Il habite un endroit sans aspect, il réside dans le sans-lieu. Il se meut dans le sans-forme, se tient en repos dans l'incorporel. Il existe comme s'il n'était pas, vit comme s'il était mort, sort du sans-intervalle et y pénètre." Ou encore ceci, très pratique, venant de l'immortel Lao zi : "Connais ton masculin, garde ton féminin, deviens le ravin du monde."