Sollers, Philippe.
La Chine sans Confucius. In : Tel quel ; no 50 (Automne 1974).
http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=932#section3.
Toute la question de ce qui se passe désormais en Chine est celle de l'approfondissement dans les masses de la campagne contre Lin Piao et Confucius. Quand j'étais à Pékin, en Mai, je m'étais étonné de ne pas voir dans les rues la campagne d'affiches que l'on pouvait voir très largement à Nankin, par exemple. Résistances du comité municipal ? Tactique consistant à roder le mouvement en province ? De toute façon, il était à peu près évident que l'on était arrivé à un palier, un tournant. Soit la campagne piétinait de manière quelque peu « théoriciste », soit elle se concrétisait ouvertement dans une lutte entre les deux lignes, attaquant directement, et à tous les échelons, les responsables de la « temporisation » par rapport à la révolution culturelle.
Il ne faut pas oublier en effet, que la campagne contre Lin Piao et Confucius se donne avant tout comme un approfondissement de la révolution culturelle qui aurait été déviée de ses véritables objectifs par Lin Piao, et plus encore, peut-être, que par Lin Piao (c'est à mon avis le sens de la référence à Confucius), par tout le poids culturel de la métaphysique chinoise. Au fond, Mao et le parti chinois sont en train de donner à la révolution culturelle une ampleur beaucoup plus ambitieuse que l'on n'a cru . Et, alors que la révolution culturelle a été une rupture « à chaud », si l'on peut dire, où Mao a précipité l'attaque pour la reprise du pouvoir par le prolétariat, on assiste maintenant à la mise en place d'un procès semble-t-il soigneusement préparé. J'en relèverai quelques points qui me semblent fondamentaux :
1) La campagne actuelle a été annoncée par une offensive théorique, dès 1971, insistant sur la nécessité d'étudier l'histoire, la dialectique, et de critiquer l'idéalisme sous toutes ses formes, notamment sous celle de la théorie du « génie » : rectification de la tendance à faire des dirigeants prolétariens des « super-puissances » intellectuelles, et à couper, par exemple, la pensée-maotsétoung de son contexte historique et théorique, c'est-à-dire du mouvement révolutionnaire international et, tout simplement, du marxisme. Autrement dit : réfutation de l'absurdité comme quoi on pourrait être « maoïste » et non-marxiste.
2) Le point central du débat actuel est celui de la dictature du prolétariat : bien évidemment, c'est le point qui touche au plus près les révisionnistes. Partout sont lus, étudiés, commentés la Critique du Programme de Gotha, et l'État et la Révolution. Et, là, on comprend mieux l'enjeu du problème : ou bien, l'État se renforce pour devenir un pouvoir « personnel » (Lin Piao) et aboutir un jour à un « État de tout le peuple » qui, en fait, ne cache que l'accession d'une nouvelle bourgeoisie au pouvoir ; ou bien ce qui est renforcé, c'est la dictature du prolétariat mais (et ce mais a une immense portée) dans la perspective de l'extinction de l’État , à ne jamais oublier une seconde (sans quoi la lutte de classes est privée de son contenu le plus profond).
3) Il s'agit d'une rupture accentuée avec le révisionnisme : pas de « réconciliation » qui « suivrait » la révolution culturelle. Les Chinois disent : la révolution culturelle a balayé une couche révisionniste (Liu Shao-shi et Cie), mais une autre couche (une autre vague) est montée à la rescousse du révisionnisme (en emphatisant, en idéalisant, en « utopisant » la révolution chinoise). Cette seconde couche (puissante probablement dans l'armée et ayant tendance à « militariser » l'idéologie, à la catéchiser, à la transformer en culte) est en fait elle aussi révisionniste. Les « linpiaoistes » se sont donnés comme « d'extrême-gauche » mais en réalité ils étaient de droite, voire d'extrême-droite, à cause de leur conception métaphysique (ici, nous dirions : religieuse) du marxisme. Cet aspect de la question me paraît important : d'abord parce que pour la première fois le parti chinois reconnaît qu'un danger fasciste peut se développer sur le terrain même de la révolution, ensuite parce que ce danger est lié à la fusion qui peut s'opérer entre une certaine vision idéaliste du marxisme et l'archaïsme religieux. Pensons simplement ici, par exemple, ce qui se produirait si on substituait à la conception matérialiste et révolutionnaire du marxisme, une sorte de méli-mélo chrétien sur le terrain même des masses. Qui peut dire que nous ne courons pas ce danger ? Peut-on être « maoïste » et chrétien par exemple ? Bien sûr que non. Voilà pourquoi, précisément , la campagne actuelle des Chinois contre Confucius ne peut, ici même, que rencontrer de violentes résistances.
4) La campagne actuelle développe ce que j'appellerai une critique sur deux « longueurs d'ondes ». D'une part , l'histoire de la Chine depuis qu'il y a une histoire en Chine (pour combattre l'idéalisme historique et permettre au peuple d'étudier sa propre histoire au niveau spécifique du fait qu'il est chinois ) ; d'autre part, l'histoire du parti communiste chinois et de la révolution chinoise réévaluée maintenant depuis le début. A Shanghai, au siège de la fondation du parti communiste chinois, j'ai pu entendre ainsi un responsable faire un exposé extrêmement complet sur les « dix grandes luttes » à l'intérieur du parti. Le fond de cet exposé était d'une part les difficultés de la révolution chinoise avec Staline et la IIIe Internationale, d'autre part la lutte contre le révisionnisme. On ne peut rien dire de fondé sur la révolution chinoise si l'on ne considère pas que les Chinois eux-mêmes se considèrent comme ayant une position singulière depuis cinquante ans et qu'ils sont bien décidés à le développer jusqu'au bout dans l'avenir, et cela dans l'intérêt général des peuples.
5) La concrétisation sociale de ce projet consiste bien entendu à empêcher les rapports de production de se « capitaliser » surtout à travers la séparation entre travailleurs et cadres (travail manuel et travail intellectuel). Il semble bien qu'un assez fort courant « économiste » s'est manifesté dans les dernières années et c'est lui, sans doute, qui va être combattu en premier, de plus en plus nettement. Mais le mouvement touche aussi deux secteurs fondamentaux : les femmes qui apparaissent désormais comme une force déterminante de la révolution (impossible de ne pas être frappé en Chine par leur présence, l'énergie encore à libérer qu'elles représentent) et l'enseignement (les universités sont de nouveau appelées à fonctionner « à portes ouvertes », c'est-à-dire non coupées de la société : d'où enquêtes, fluidité de la sélection, etc.). Les Chinois, cependant, ne cessent d'insister sur le fait que tout ceci ne peut se faire qu'en formant de plus en plus des « contingents de théoriciens marxistes ». C'est un trait fondamental de l'approfondissement de la révolution culturelle qui reste, bien entendu, incompréhensible et opaque pour les révisionnistes.
6) Enfin, il s'agit d'une offensive sur le terrain des « images » que l'on se fait, dans le monde et en Chine, de la Chine elle-même. Sur ce point, je pense que les conséquences du mouvement actuel seront très profondes. Elles désorientent déjà tous ceux qui avaient gardé l'habitude de considérer la Chine comme une sorte de « colonie culturelle », se sentant en droit de lui donner des conseils sur la manière de traiter son propre passé (au nom de la culture « universelle ») et son présent (au nom du marxisme « sérieux », « responsable »). Ce courant idéologique quant à la Chine, d'essence bourgeoise (idéaliste et métaphysique), est en fait représenté maintenant par l'URSS. Beaucoup d'intellectuels occidentaux, même sans le savoir, adoptent la même attitude. En gros, elle consiste à savoir ce que les Chinois devraient dire ou faire, et à le savoir à leur place. Prétention légèrement comique par rapport à une expérience et à un pays dont seules les années à venir diront les transformations qu'ils apportent pour l'humanité entière. Pour ma part, je dirai que la vision du monde religieuse et idéaliste qui a toujours été celle de tous les exploiteurs a un seul ennemi sérieux actuellement : la Chine. Si les exploiteurs ne s'y trompent pas, c’est normal. Mais que les révolutionnaires s'en rendent compte, là est la question essentielle.