Sollers, Philippe. Pourquoi j'ai été chinois. In : Tel quel ; 88 (été 1981). [Auszüge].
[Interview zwischen Philippe Sollers und Kao Shuhsi 1980].
Ce qui m'a amené à la Chine, c'est la littérature, c'est-à-dire mon expérience personnelle. En 65 paraît de moi un petit livre, « Drame », qui est un essai de recherche de la narration la plus 'vide' possible. C'est une sort de cheminement que ja fais depuis des années déjà à ce moment-là et qui n'attend qu'une sorte de confirmation dans le tissu symbolique chinois. C'est par une expérience mentale et physique que je suis arrivé à m'intéresser à la philosophie chinoise, à la poésie chinoise et à la disposition du corps chinois par rapport au langage et à l'écriture. J'étais attiré par ce qui va être une constante dans mes intérêts à cette époque-là, par le taoïsme. Il s'agit d'abord d'une expérience érotique. « Drame » était déjà un roman chinois...
Il y a eu la grande découverte vers les années 66-67 – pour revenir aux influences culturelles ; c'est à la fois l'influence culturelle et l'expérience personnelle, les deux indissociablement – des travaux de Joseph Needham, qui a fait ce merveilleux travail encyclopédique qui s'appelle « Science and civilisation in China »...
Celui qui s'intéressait le plus à la Chine, avec qui nous avons souvent parlé du chinois comme langue et qui d'ailleurs aurait dû venir en 74 avec nous en Chine, c'est [Jacques] Lacan. Lacan est quelqu'un qui s'est approché intellectuellement de la Chine, qui a bouqiné du chinois. Donc, on peu passer par le savoir, les sciences humaines, le langage, ou alors on peut passer crrément par la poésie, c'est-à-dire par le fait de se sentir très violemment atteint par le fonctionnement poétique chinois. Il y a eu aussi, il faut bien le dire, Ezra Pound, qui a eu une très grosse influence sur nous bien avant 65...
« Nombres », dans mon fantasme à moi, est un livre qui annonce l'arrivée de la Chine. J'ai fait ça en 66-67 et « Nombres » est paru en avril 68. J'ai trouvé admirable que, à peine le livre était-il sorti, eh bien tout le monde était en train de se demander ce que c'était que l'apparition de la Chine dans l'atmosphère révolutionnaire...
Mai 68 : La vision romantique d'une Chine insurrectionnelle, qui invente un tout autre modèle pour la société, devait fatalement revenir à quelque chose qui au fond sera une simple coloration de l'expérience soviétique, ce que l'histoire chinoise elle-même a vérifié.
Tel Quel s'est trouvé ballotté dans cette affaire du mouvment 'maoïste' comme on l'a appelé. Ca a été très fort pour Tel Quel et je dirais pour la plupart des intellectuels français...
Il y a eu une sorte de déferlement très étrange dont on pourrait dire que, plus ou moins mythologiquement, le centre se trouvait en Chine. C'était quand même curieux. Curieux parce que, pour la première fois, la Chine émettait le message. Et on a reçu ce message, je crois, en fonction de la très grand morosité du modèle soviétique... La Chine paraissait être lieu où reprenait l'émission en direct, vivante, de la volonté revolutionnaire. Ce qui quand même est extraordinaire parce que jamais un message direct n'est venu de Chine vers l'Occident avant...
Il y a eu tout de suite des discussions très longues, très compliquées. Il y avait ceux qui étaient passionnés par ce qui se passait en Chine et qui trouvaient qu'il y avait là quelque chose de tout à fait nouveau : l'insurrection, l'apparition des signes chinois. Il y a eu une diffusion énorme du chinois ; les ondes transmettaient des Chinois qu'on voyait ; les Chinois avaient l'air d'exister alors qu'on ne les avait jamais vus... La Révolution Culturelle est une époque terrible pendant laquelle tout le monde a été persécuté, les artistes, les intellectuels. Cerainement c'est vrai. Mais peut-être qu'on n'aurait jamais entendu des Chinois sans ça non plus, qui seraient restés de 'braves Russes', des Russes qui ont l'air chinois, des Russes qui sont habillés de corps chinois. Moi, ce qui m'intéressait, c'est que les Chinois soient chinois, et que ça ne soit pas des Russes habillés de corps chinois. Je crois que ça reste la chose fondamentale aujourd'hui...
La Révolution Culturelle : Mao Zedong était trop purement chinois. Il ne connaissait pas suffisamment la science. Tant qu'on n'arrive pas à dépasser le point de vue de la science, on reste sous la domination de la science... Mon point de vue est hégélien à ce moment-là, ou marxiste, mais d'un marxisme très particulier puisque je pense que la science n'épuise pas du tout l'ensemble du réel. Ce qui s'est passé pour la Chine, c'est que ce qui a essayé de se faire était en deçà de la science, tout en étant plein d'éléments probablement très nouveaux mais qui sont légués aux générations pour qu'elles les interprètent comme elles le veulent... On était maoïste par souci de révolte. A ce moment-là, on rentrait immédiatement en contradiction avec les maoïstes eux-mêmes, c'est-à-dire avec les cohortes de maoïstes qui pensaient sur un modèle archaïque que le maoïsme c'était le retour à la tradition pure et dure du marxisme, c'est-à-dire au stalinisme. Le 'telquéliste maoïste' de l'époque se trouvait triplement isolé : il comprenait qu'il y avait là un phénomène très important mais il ne pouvait pas du tout faire partager son interprétation par d'autres maoïstes ou alors il rentrait immédiatement en contradiction avec eux parce que ce qu'il proposait, par exemple sur le plan littéraire, était une technique et un produit hautement élaborés, un laboratoire très important dont les autres ne voyaient absolument pas l'utilité... Donc, le telquéliste maoïste était en contradiction avec les maoïstes. C'est une contradiction très profonde qu'il ne faut pas masquer du tout aujourd'hui parce qu'elle a eu lieu. Moi je l'ai vécue très profondément et c'était peine perdue. J'ai perdu deux ou trois ans à essayer d'expliquer les choses et puis j'ai vu que c'était dans le désert...
Il y avait au départ une contradiction entre l'appréciation du nouveau et le retour à des archaïsmes, c'est-à-dire l'interprétation du phénomène chinois comme étant le symptôme de quelque chose de très nouveau, planétaire, au lieu d'être au contraire le retour à une source qui aurait été trahie en route, voilà les deux interprétations, l'une moderne, finalement allant de l'avant, l'autra au contraire se repliant et revenant à des positions archaïques, l'interprétation archaïque étant largement majoritaire...
Epoque de la pensée de Mao Zedong : Cette espèce d'intervention brusque de la Chine dans l'histoire occidentale avait à mon avis deux intérêts : premièrement, manifester sous une forme ultra-mythologique, quelque chose comme un défi à la planète. Je me rappelle très bien un moment très vif, très lumineux, qui a été cette fameuse baignade de Mao Zedong, où j'ai eu l'impression que quelque chose s'écrivait vraiment dans le réel, dans le geste, dans la façon d'opérer. J'ai trouvé ça tout à fait étonnant comme mode d'intervention, que quelqu'un soit assez fou ou assez extravagant pour faire une sorte de passage à l'acte en direct et de jeter son défi à la planète tout entière et notamment par rapport à l'Union soviétique. Je crois que, dans sa sensibilité, il y avait ce côté utopique et anarchiste. C'était une façon d'essayer de faire sortir la Chine de l'histoire... Il y a eu un point de crise extraordinairement dramatique dans cette affaire de la Révolution Culturelle. Je ne connais rien de plus pathétique en un sens que cette tentative de Mao Zedong à l'époque pour essayer de percevoir une autre logique possible. Et à mon avis ça a été un échec parce que, pour inventer une extension logique du continent marxiste, il fallait abandonner les prémisses. Or les prémisses étant ce qu'elles sont, ça ne peut donner qu'un spasme sur place, très violent, qu'on appelle la Révolution Culturelle, dont à mon avis l'essentiel est quand même ce qu'on oublie toujours de dire aujourd'hui : la rupture avec l'Union soviétique, une sorte d'écart par rapport à l'empire soviétique, portant par là même la crise dans le marxisme lui-même puisque c'est la première fois qu'il n'y avait plus d'unité dans le camp en question... Mao Zedong a tué le marxisme. C'est probablement la raison pour laquelle il va être désormais refoulé ou critiqué ! La vraie interprétation, peu-être, de Mao, c'est d'avoir poussé le marxisme à son point d'incandescence pour le supprimer. Moi je rêvait d'une chose : que Mao, en 68-69, réunisse une grande manifestation de masse place Tian-An-Men et annonce au peuple chinois le dépassement ou la dissolution du marxisme, et ça aurait alors donné une crise gigantesque dans la vicilisation chinois... Finalement, le vrai enjeu de la Révolution Culturelle, on ne le vit plus du tout aujourd'hui puisque la Chine a rabasculé dans l'orbite de l'histoire, au sens uniquement occidental du mot, c'est-à-dire qu'elle va se colorer selon la grande expérience de l'empire mondial actuel qui est l'empire américo-russe, composé de deux puissances qui à mon avis 'entendent très bien pour gérer la terre. Donc, il aurait fallu que la Chine ait une conscience technique plus élaborée. C'est cette conscience technique qui est en train de se mettre en place par la rationalisation technique elle-même, c'est-à-dire les oléoducs, le gaz, le pétrole, le machines-outils, etc. L'expérience chinoise prouve que pour faire consister le corps social on peut utiliser une vulgate marxiste très pauvre, mais que les vrai enjeux restent les enjeux économiques, techniques et scientifiques. Je crois que la pure gestion technique du continent chinois par le marxisme est désormais acquise.
Pour l'instant, ce qui me paraït très intéressant, c'est ce qui revient en Chine et qui est d'ailleurs probablement inéliminable dans toute société humain... Ce qui me paraït tout à fait symptomatique, récemment, c'est que finalement ça devient une histoire de femmes, l'histoire de la Chine. Le symptôme est devenu un symptôme féminin... Et puis, on a trouvé probablement, à mon avis, le bon bouc émissaire, c'est celui qui va servir à la modernisation de la Chine, ce sera Jiang Qing, et c'est une femme !...
[Le commencement de l'intérêt pour la Chine] : C'était plus particulièrement le taoïsme. Il y avait la lecture de livres comme ceux de Maspero ou de Marcel Granet, « la Pensée chinoise ». Mais il y avait quelque chose qui n'était pas seulement du savoir mais une sorte d'expérience personnelle qui faisait rupture pour moi très fortement avec la culture occidentale avec sa façon de se centrer, de faire axe sur une sorte de complétude, d'unité substantielle.
Je crois que la question sexuelle, ce qui est perceptible, quoique de façon très discrète et probablement toujours refoulée, de la tradition érotique chinoise est une chose qui a déterminé beaucoup l'intérêt de certains vers la Chine, en tout cas le mien. Il est certain que la technique érotique chinoise, ce qu'on peut deviner de l'utilisation, tout à fait hors de toute culpabilité, de l'érotique chinoise me aparît, dans ses rapports avec la poésie, la peinture, la mystique, quelque chose de très particulier. Je n'en trouve pas trace dans les autres cultures.
Ce qui m'intéressait aussi, pour répondre d'une expérience très particulière, c'était la recherche vers la Chine de cette tradition taoïste, c'est-à-dire quelque chose de l'ordre du vide. Parce qu'il faut trouver un vide qui ne soit pas un plein déguisé, n'est-ce-pas, qui soit un vrai vide, et ça, c'est très difficile. Ce qu'on prend généralement pour le vide, notamment dans les théories matérialistes, n'est qu'une sorte de substantialisme déguisé... Ce qui m'intéressait à l'époque c'était de voir, par exemple, que la catégorie dite du phallus n'avait absolument pas sa correspondance en Chine ou en Chinois ; il s'agit d'un phénomène restreint à un type de culture méditerranéenne ou indienne. Mais en Chine, bizarrement, on a l'impression que les coordonnés s'inversent et que là où il y avait du vide. Donc, c'est quelque chose qui propose, du corps et du rapport entre le corps et le sexe, et entre le sexe, le corps et le symbolique, comme une autre logique que vous retrouvez fonctionnant et qui intrigue tout le monde dans ce qu'on appelle la pensée chinoise, pensée qui passe pour être d'un autre ordre ou d'une autre nature...
Ce qui me préoccupe à ce moment-là, c'est-à-dire vers les années 67-68, c'est en effet de trouver – je sentais que la rhétorique occidentale ne marchait plus – une construction de langage qui serait susceptible d'intégrer cette expérience chinoise et de fabriquer une autre phrase de part en part...
Traductions de certains poèmes de Mao Zedong : J'ai fait ces traductions-là de façon très provocatrice pour en partie démontrer que la façon dont le chinois était traduit d'habitude par les lents professeurs occidentaux restait prisonnière de formes académiques et qu'elle ne donnait pas la traduction littérale, directe, de cette espèce de condensation télégraphique, de cette longueur d'ondes différente du fonctionnement. Je crois que c'est une des premières fois où on a traduit du chinois d'une façon qui essayait d'être le trait même de la chose sur la page, en supprimant les pronoms, les indéfinis, les 'le', les 'de'. L'effet à produire était celui d'une 'nappe de ciel sans couture'...
J'ai toujours ce rêve que la première écriture est chinoise, la chose la plus fondamentale, la tortue qui sort de l'eau avec ses signes qui apparaissent sur la surface, qui au départ ne sont même pas tracés mais qui ressortent de la surface elle-même. Donc, pour moi, le chinois c'est vraiment le point limite où on ne peut pas distinguer entre le support et la marque. La marque est en même temps le support, le support est la marque. Ca revient justement à cette logique très particulière du plein et du vide, qui fait que vous n'avez pas quelque chose d'écrit sur une surface mais une gravitation qui contient son propre support au moment même où ça s'écrit. C'est le type d'écriture mythique que je cherche, c'est-à-dire une voix qui raconte la façon dont ça s'écrit pour bien marquer que ça n'est pas quelque chose qui s'écrit sur une surface mais que l'on est dans un milieu tout à fait étrange où le fait même de s'écrire produit un espace. Le déploiement d'un espace ou d'une surface est absolument concomitant au fait que quelque chose y soit tracé. Il y a simultanéité. C'est pour ça d'ailleurs que ça interroge tellement la philosophie. Trace et support. Mais vous ne pouvez pas distinguer l'un de l'autre. Et le chinois me sert à faire sentir ça. Ce que raconte le reste, le récit tout entier de « Nombres » raconte ce que le signe chinois est chargé d'indiquer. C'est pour cela que je vous parle de résumé. Le fonctionnement même de l'idéogramme chinois pour moi c'est tout ce qu'il y a à raconter ; il n'y a pas à raconter autre chose...
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