Malraux, André. La tentation de l'Occident [ID D23497].
Auszüge
Et, dans le Nord, subtil et tout-puissant, seul au fond du plus solennel palais de la ville interdite, l'empereur étend ses doigts transparents sur la Chine du travail, la Chine de l'opium et la Chine du rêve, grand vieillard aveugle couronné de pavots noirs. Ombres plus anciennes, savantes et militaires, des Empereurs Tang ; tumulte des cours où se heurtaient toutes les religions et toutes les magies du monde, penseurs taoïstes, reines fixées au mur par les flèches rugueuses, cavaliers aux armes ornées de queues de cheval, généraux morts sous des tentes perdues au Nord après soixante victoires, sépultures que ne gardent plus, au milieu du désert, que leurs soldats et leurs chevaux gravés sur des dalles disjointes, chants désolés, lances parallèles et peaux de bêtes avançant à travers les vastes terres stériles dans la nuit glacée, que retrouverai-je de votre sourd élan de conquêtes, vestiges ?...
Car le Chinois qui rêve devient un sage. Sa rêverie n'est point peuplée d'images. Il n'y voit ni villes conquises, ni gloire, ni puissance ; mais la possibilité de tout apprécier avec perfection, de ne point s'attacher aux éphémères, et, si son âme est un peu vulgaire, quelque considération. Rien ne l'incline à l'action. Même en rêve. Il 'est'. Sentir qu'il est respecté, ce n'est point imaginer qu'il entre dans une salle où les têtes s'inclinent. C'est savoir qu'aux choses qui lui sont particulières s'ajoute le respect qu'il inspire. Quelque singulier que cela puisse vous sembler, le Chinois imagine, si je puis dire, sans images. C'est cela qui le fait s'attacher à la qualité et non au personnage, à la sagesse et non à l'empereur. C'est pour cela que l'idée du monde, du monde qu'il ne saurait imaginer, correspond pour lui à une réalité...
Vous trouverez dans cette lettre la photographie d'un masque de bronze antique. On me l'a envoyée de Chine, et je l'y renvoie pour vous. Il est antérieur aux Han : deux yeux, et une ligne gravée qui indique le nez. Il évoque la terreur. Il ne l'inspire pas : il l'évoque. La bouche, qui, dans toutes les sculptures primitives occidentales, exprime les sentiments, n'est pas même figurée. Vous connaissez comme moi-même, la beauté des images que le bouddhisme troublé par la Grèce vint sculpter au flanc de nos montagnes. Malgré la paix religieuse qui descend de leurs yeux fermés, la Chine profane et sacrée n'a cessé, pendant dix siècles, d'éfaccer ce qu'elles avaient d'humain, de les corrompre, de les transformer en objets de rêves et en signes divins, insensiblement, avec une force d'océan immobile. Les figures de vos cathédrales ont disparu comme elles. Ici et là, comme l'éclat atténueé du jour se disperse en étoiles, la vaste perfection d'un art royal se brise en mille objets précieux. Mais cette dispersion, en Chine, est l'épanouissement lucide et saugrenu du rêve ; en Europe, celui de l'homme, de la femme, et de leurs plaisirs. Sur le socle vide des statues des sages, vous vous trouvez vous-mêmes et nous trouvons, entouré de monstres familiers, le signe de la sagesse. Sans doute est-ce l'usage des caractères idéographiques qui nous a empêchés de séparer les idées, comme vou l'avez fait, de cette sensibilité plastique qui pour nous s'attache toujours à elles. Notre peinture, lorsqu'elle est belle, n'imite pas, ne représente pas : elle signifie. L'oiseau peint est un signe particulier de l'oiseau, propriété de ceux qui le comprennent et du peintre, comme le caractère : oiseau en est le signe public. Pénétré maintenant de votre art, le nôtre m'apparaît comme la lente, la précieuse conquête du rêve et du sentiment par le signe...
La Chine vacille comme un édifice en ruine, et l'angoisse n'y vient ni de l'incertitude ni des combats, mais du poids de ce toit qui tremble. « Le confucianisme en miettes, tout ce pays sera détruit. Tous ces hommes sont appuyés sur lui. Il a fait leur sensibilité, leur pensée et leur volonté. Il leur a donné le sens de leur race. Il a fait le visage de leur bonheur.
Je ne compris pas les mots qui suivirent. Je le lui dis « c'est ce qui s'oppose à ce que vous nommez l'individualisme ; la désagrégation ; ou, plutôt, le refus de toute construction de l'esprit, dominé par le désir de donner à chaque chose, par la conscience que l'on prend, sa qualité la plus haute. Une telle pensée port en elle-même sa maladie, qui est le mépris de la force. La Chine, qui en fit jadis un auxiliaire vulgaire, la recherche aujourd'hui, et lui apporte, comme une offrande aux dieux méchants. l'intelligence de toute sa jeunesse... Ceux d'entre nous qui sont dignes du passé de la Chine disparaissent un à un. Nul ne comprend plus. Notre tragédie, ce ne sont point ces comédiens sanglants qui le dirigent, ni même les constellations de mort que nous revoyons tous les soirs. Que l'Empire aux plaines rousses se torde comme un fauve blessé, qu'importent ces jeux de l'histoire ? »... Puis, faisant allusion à l'intérêt que beaucoup de jeunes Asiatiques portent au taoïsme, il dit, d'une voix plus grave : « La vieille pensée chinoise les pénère plus qu'ils ne le croient. L'ardeur qui les pousse vers le taoïsme ne tend qu'à justifier leurs désirs, à leur donner une force plus grande. L'incertitude des esprits dans le monde entier les ramène d'ailleurs à d'anciennes doctrines : modernisme bouddhiste en Birmanie et à Ceylan, gandhisme aux Indes, néo-catholicisme en Europe, taoïsme ici. Mais le taoïsme, en leur enseignant l'existece de rythmes, en les amenant à chercher dans les lignes de caractères du 'Tao-Te-King' les rythmes universels, a aidé à les détacher d'une culture puissante parce qu'elle ajoutait aux constantes créations de l'homme la possibilité du plairis. Et il ne reste en eux qu'un furieux désir de destruction.
Il crois que la Chine va mourir. Je le crois aussi. La Chine qui entoura sa jeunesse, avec son art, sa distinction et sa civilisation dont tout l'intérêt se portait sur les sentiments, avec ses jardins et sa misère de fin de monde, est presque morte aujourd'hui. Retournée à des gestes de bronze vert, la Chine du Nord est un vaste musée sanglant. Le temps n'a plus même un sourire ironique pour tous ces chefs militaires occupés à faire courir leurs ombres sur les monts et les déserts couverts d'ossements habités de marmottes. Les provinces du Centre et du Sud attendent tout de cet étrange gouvernement de Canton qui tient en échec l'Angleterre, et vénère les Sages en organisant sa propagande par le cinématographe ; car ce que nous avons le plus rapidement pris à l'Occident, ce sont ses formes. Cinématographe, électricité, miroirs, phonographes, nous ont séduits comme de nouveaux animaux domestiques. Pour le peuple des villes, l'Europe ne sera jamais qu'une féerie mécaniques.
Mais il n'y a pas de Chine. Il y a des élites chinoises. L'élite des lettrés n'est plus admirée qu'à la façon d'un monument ancien. La nouvelle élite, celle des hommes qui ont subi la culture occidentale, est si différente de la première que nous sommes obligés de penser que la véritable conquête de l'Empire par l'Occident commence. Ce ne sont plus les défaites, ce sont les victoires chinoises qui marquent la destruction de notre passé. Et cette destruction est irrémédiable, car une nouvelle aristocratie de l'esprit – la seule que nous ayons jamais acceptée – se forme : les étudiants des facultés ont aujourd'hui le prestige qui était autrefois celui des lettrés, et se sentent enveloppés du respect silencieux qui leur était porté. L'existence de cette nouvelle élite, la valeur qui lui est reconnue, témoignent d'un changement de la culture chinoise qui prépare une transformation totale. C'est à la vieillesse qu'allaient les préférences de notre civilisation, c'est par elle et pour elle qu'elle s'était faite : les candidats aux examens importants étaient âgés de quarante ans ; à peine, le sont-ils de vingt-cinq aujourd'hui. La Chine commence à considérer la valeur de la jeunesse, ou plus exactement sa puissance... L'âme de la Chine qui naît, sans doute faut-il la chercher dans les parties de ce vieux vaisseau magnifique encore assez vivantes pour tenter la jeunesse. Du moins, lorsque cette culture que nous voyons s'affaiblir sera presque éteinte, gardera-t-elle encore cette suprême beauté des cultures mortes qui appelle et pare les renaissances...
Une Chine nouvelle se crée, qui nous échappe à nous-mêmes. Sera-t-elle secouée par l'une de ces grandes émotions collectives qui l'ont, à plusieurs reprises, bouleversée ? Plus puissante que le chant des prophètes, la voix basse de la destruction s'entend déjà aux plus lointains échos d'Asie...
Sekundärliteratur
Par le truchement d'un échange de lettres entre un Européen, A.D., séjournant en Extrême-Orient, et un Chinois voyageant en Europe, Ling, André Malraux compare la dynamique européenne à la pensée chinoise.
Mirabile-Tucci, Nina Sarah. The Oriental-Occidental dialogue in the novels of André Malraux [ID D23495].
In La Tentation de l'Occident, written in 1926, the Chinaman Ling created a dividing line between the Orient and the Occident by saying that the Oriental wanted "to be" and that the Occidental wanted "to do". Ling's delineation of Orient and Occident, which can be defined as Yin Yang or "être et faire", will form the basis of Malraux's attempt to fuse these two antithetical parts of the human psyche in order to create a new mode of being for Western man in the Oriental and Occidental trilogies. The task will be taken up by men of heroic stance who undergo shamanic initiation, thereby earning the right, in Malraux's viewpoint, to guide others. The Oriental trilogy (La Voie Royale, Les Conquerants, La Condition Humaine) will be treated as a Yin experience (être) or a descent into the darkness of "time out of mind" in which Malraux freely experiments with various aspects of Oriental thought with the goal of creating a new balance between "être et faire" through various paths of endeavor that would be acceptable to Western mentality: through isolated action in the jungles of Cambodia (Claude, Perken), through political action (Garine), through an effort to reintegrate the individual into concerted group activity while yet retaining his individuality (Kyo, Hemmelrich, Katow). The ultimate message of the Oriental experience, as it is mirrored through the shaman Gisors, is that Malraux's answer to Oriental absorption into the divine, though still on an abstract level, is Fraternity, or absorption into the human family. The Occidental trilogy (Le Temps du Mepris, L'Espoir, Les Noyers de l'Altenburg), or the Yang experience (faire), represents a coming back to "time within mind." The return to the relative sphere of existence changes the face of "être et faire" from a purely metaphysical investigation which took place in the absolute freedom of cosmic timelessness in the Oriental trilogy, to an ethical investigation in which human action implies all the responsibilities involved in the encounter with one's fellowman in the immediate, existential, and historic moments of life. The practicality of the division of "être et faire," as it represents the ethics of two groups, is explored (the anarchists and the purists versus the Communists in L'Espoir). The balance between "être et faire," as it manifests itself in single individuals at different stages of life, is also reviewed (Manuel, Alvear). In its broadest terms, however, a detailed study of the characters of the Occidental trilogy shows that Malraux has arrived at a tentative solution for the West which treads a parallel path with the Orient. Although each man has an individual path, his doing is grounded in the Being of Fraternity. Kassner's intuition of Self, coupled with the intuition of a cosmic union with all men, is expanded in L'Espoir to take in individuals from the four corners of the globe, and culminates in the insight of the narrator of Les Noyers who is the shaman-writer Malraux, that although he is conscious of his own identity, he is also absorbed into the eternal flow of human history. On the individual level, this knowledge of self creates the desired balance between what a man "is" and what he "does" (Yin Yang). On a cultural level it will bring East and West together from which could arise a new value for modern man.
Alain Meyer : Au cours de leurs voyages croisés, A.D. et Ling marquent d'abord les oppositions traditionnelles entre leurs deux civilisations. Selon Ling, l'Europe attire davantage par sa pensée que par ses formes raides, géométriques. C'est que l'âme de l'Europe est « la création, sans cesse renouvelée par l'action, d'un monde destiné à l'action ». Cette activité inlassable est liée à une intense souffrance, « toute l'intensité de l'amour se concentre sur un corps supplicié ». Les Occidentaux, toujours tendus vers un objectif, se confondent avec leurs actions. Aussi leur univers est-il chargé d'angoisse et la mort est pour eux le symbole de l'épouvante, ce qui fait contraste avec la tendresse grave de l'Orient pour ses morts. L'art oriental est un act de sérénité. Les Occidentaux ne peuvent concevoir de la vie que des fragments. Ils ont perdu la proximité avec les choses, ils les transforment sans cesse en objets modelés par leur volonté.
A.D. nuance les affirmations de Ling : si les Occidentaux accordent à leur réalité une importance excessive, c'est pour eux un moyen de défense contre la puissance immense, en eux, du rêve. C'est pourquoi ils attachent tant d'importance à ce qu'ils appellent la psychologie : c'est un moyen pour eux de se rassurer.
A.D. vient de définir la vie occidentale « le mouvement dans le rêve ». Ling lui répond : pour l'Oriental, c'est « le calme dans le rêve ». Il ne cherche pas à prendre conscience de lui-même en tant qu'individu, mais à adhérer, par la sensibilité, à un esprit qui les dépasse de toute part. Alors que l'Occidental veut apporter le monde à l'Homme, l'Oriental propose l'Homme en offrande au monde. Dans la perte de toute conscience, il recherche la communion avec le principe.
La tentation de l'Occident ne prétend pas établir de classement entre les deux civilisations, valoriser l'une aux dépens de l'autre. L'élément original de la réflexion de Malraux, d'est le retournement, le coup de théâtre qui s'opère à la fin de son essai : Ling constate que, pour les Occidentaux, l'Homme est mort après Dieu et « Vous cherchez avec angoisse celui à qui vous pourriez confier son étrange héritage ». Au contact de l'Orient, l'Occident a perdu sa foi en un Homme distinct, personnel, origine et gardien de toutes les valeurs. Les deux civilisations se contaminent et se détruisent au contact l'une de l'autre : l'Occident emprunte à l'Orient sa passivité et l'Orient emprunte à l'Occident son activisme.
Walter G. Langlois : On October 4, 1925, while Malraux was still in Saigon, he wrote his editor Grasset that he was hard at work on a new book, noting that it was made up of « letters exchanged between a young Westerner and a young Chinese about the mind, art and passions as East and West conceive them. »
The first letter of the Frenchman A.D., suggests that his purpose in going to Asia was essentially romantic, but Ling, the Chinese youth, states clearly that on the contrary he has come to the West in search of its 'thought', particularly that thught which has given Occidentals such great strength for their conquest of the material world. Initially, he sees Europe as little more than a place where 'the submission to the will of man' dominates everything ; it extends even to the plantings of formal gardens, wheretheorems' have imposed order and conquest on Nature herself. In the West, order and civilization seem to be almost synonymous, but in traditional China such an ideal was unacceptable because it meant the substituion of an exterior intellectual abstraction for a living and felt Reality. To a Chinese, civilization was primarily emotional or aesthetic, and the most civilized individual was he who was most refined.
But Ling quickly becomes aware that the contemporary European world he sees about him includes other elements as well, most of which are the fruit of a long tradition extending back through Christianity to ancient Rome and Greece, and he undertakes a pilgrimage to these classical lands. When he returns to France, the comments that he exchanges with A.D. about a number of topics – including the nature of death, time, art, love, women and the Self – reveal that his meditations in Athens and Rome have deepened but no changed his ideas about the basic differences between European and Chinese civilizations. A.D. has a comparable revelation (culminating in a long conversation with a Confucian sage) about the traditional culture of China, and he is able to make some provocative observations about its basic character. He comes to understand the answer that it proposes to the dilemmas of the human condition faced by everyone, irrespective of the civilization into which he is born.
In their concluding letters, the two youths agree that the culture of East and West are in a state of crisis in the 20th century, and that their generation is painfully aware of the basic vanity of thought and of 'the arbitrariness of all human existence'.
Qin, Haiying. Malraux : un regard comparatiste sur l'art.
Le Chinois Ling à A.D. : « Par les formes de l'art que vous appeliez autrefois sublimes, vous exprimez une action et non un état. » « Notre peinture, lorsqu'elle est belle, n'imite pas, ne représente pas : elle signifie. »
En posant deux interlocuteurs français et chinois en regards croisés, Malraux nous offre deux profils très contrastés de l'Homme occidental et de l'Homme oriental : l'un est actif, l'autre passif ; l'un agit, l'autre est ; l'un est cartésien, l'autre rêveur ; l'un est solitaire, l'autre sociable ; l'un s'éprouve séparé du monde, l'autre lié au monde ; l'un a une vision fragmentaire de la vie et croit que la mort individuelle met un terme ultime à la vie, l'autre veut une vision d'ensemble et comprend la vie dans un sens beaucoup plus large.
Selon Malraux, les maîtres spirituels chinois, les Sages, ignorant le sentiment chrétien du péché et du sacrifice, échappant à la notion grecque de l'homme comme individu, ne cherchent pas à agir pour de pauvres victoires, de vaines gloires. Ils ne cherchent qu'à « être selon le mode le plus beau ». Pour préciser ce mode d'être, cet état de l'art chinois et de l'homme chinois, Malraux utilise des mots comme 'pureté', 'détachement', 'sérénité'. Il voit la sérénité comme 'seule expression sublime de l'art et de l'home' en Orient.
Si l'art occidental exprime une action, c'est l'Occidental, enraciné dans sa tradition chrétienne et grecque, se trouve dans un rapport de rivalité avec le monde. Si l'art chinois exprime un état, état de sérénité, de détachement, c'est que l'homme chinois, héritier de la très ancienne pensée de la Mutation, se conçoit comme fondamentalement lié au monde, il cherche moins à agir contre le monde qu'à être en accord avec le monde ; cela explique dans une certaine mesure pourquoi l'expression du tragique est moins visible dans la plupart des peintures chinoises.
Chez Malraux, la réflexion sur l'art en tant que lutte de l'homme contre le destin, c'est logiquement une réflexion sur le temps, puisque la notion même de destin est liée au temps. Et lorsqu'il s'agit de comparer l'art oriental et l'art occidental en ce qui concerne le temps, il souligne aussi und grande différence. En gros, il constate que l'art oriental a fait très tôt la conquête du temps sous la forme éphémère de l'instant.
Quand Malraux dit que l'Occidental 'fait le temps' et que le Chinois est fait par le temps, on voit aussi qu'il ne s'agit plus d'une même conception du temps : le temps occidental est englobé par l'homme, il est le 'temps des hommes', chrétien ou hégélien, biblique ou historique, tandis que le temps chinois n'est pas un temps fait par l'homme, mais un temps cosmique et vial qui englobe aussi bien l'homme que le monde. Quand Malraux dit que « l'art extrême-oriental fait tout entrer dans l'instant », on peu comprendre le mot 'instant' comme une autre façon de dire le rythme ; et c'est peut-être de cette façon que l'instant oriental est éternel.
Il s'agit de discerner un art de la signification comme mode d'expression propre à l'art chinois et différent de l'art occidental traditionnel basé sur le princeipe de la représentation. C'est une idée que Malraux n'a pas beaucoup développé, mais qui est essentielle pour comprendre l'art extrême-oriental. Dans La tentation de l'Occident, cette idée a été évoquée de façon très rapide à propos d'un masque de bronze antérieur à l'époque des Han. Ce masque fortement stylisé est donné comme illustration d'un art qui consiste à évoquer, suggérer, signifier au lieu de figurer ou d'imiter.
Sun, Weihong. La Chine chez Malraux : de 'La tentation de l'Occident' aux 'Antimémoires'.
De La Tentation de l'Occident aux Antimémoires, en passant par Les Conquérants et La Condition humaine, Malraux se trouve sans aucun doute parmi les écrivains occidentaux les plus liés à la Chine. Cependant, malgré l'augmentation incessante des traductions de ses oeuvres en Chine ces dernières années, Malraux reste toujours un auteur étranger et distant aux yeux du grand public chinois ; sous sa plume, la Chine ne semble pas être un lieu pour lequel les Chinois ressentent de la familiarité et qu'ils reconnaissent immédiatement.
La Tentation de l'Occident, où la Chine devient un élément indispensable. Ce n'est pas étonnant : quelle culture constituerait un meilleur exemple pour illustrer le thème de la confrontation entre l'Occident et l'Orient, sinon celle de la Chine, toujours considérée comme le pôle inverse de la culture occidentale, et que Malraux a certainement commencé à connaître un peu mieux durant ses séjours en Indochine ?
La Tentation de l'Occident se compose de lettres échangées entre un jeune Français en Chine et un jeune Chinois en Europe. Tous deux véhiculent, au travers de ces lettres, leurs points de vue sur leur propre culture et celle de l'autre. Le livre s'ouvre sur une suite d'évocations lyriques de l'Orient, et surtout d'une Chine mystérieuse, confiées à la voix du jeune Européen A.D.
Mais le problème est qu'on ne comprend pas ce que signifient vraiment ces images, car une telle description ne sert nullement à mieux faire connaître la Chine. C'est probablement pour flatter le goût du public : pour beaucoup de lecteurs occidentaux de l'époque, la Chine, dans leur imagination, est avant tout une suite d'images lointaines, mythiques et fabuleuses, une contrée dont la civilisation est très ancienne et immobile, où le temps, une fois qu'il y est entré, s'évapore sans même qu'on s'en aperçoive. On peut voir que ces images relèvent exactement de ce type d'imaginaire.
En effet, dans La tentation de l'Occident, on ne trouve rien de particulier et de profond en ce qui concerne la culture chinoise. Les propos sont bien souvent très ordinaires. C'est vrai que les Chinois cherchent toujours une harmonie entre l'homme, la nature et le cosmos, qu'ils font peu de cas de l'individualisme, et qu'une femme chinoise, selon son rôle et son statut social, est chargée de différents devoirs envers l'homme - mais il ne s'agit là que de connaissances fondamentales et générales sur la Chine, pas difficiles à acquérir alors, même en Europe. En un mot, bien que le thème de la Chine constitue une part très importante du livre, rien ne montre que l'auteur ait étudié le pays de manière approfondie et systématique. Quelques jours à Hongkong, des contacts limités avec des Chinois d'outre-mer, et la lecture de quelques livres sur la Chine ne suffisent évidemment pas pour décrire de manière vivante un voyage en Chine et pour bien interpréter la culture chinoise. En fait, l'originalité du livre se mesure non seulement à sa forme, mais aussi à son contenu. Un point particulièrement important est que Malraux, au travers de cette oeuvre, fait remarquer l'existence d'une crise des valeurs dans les années 20 du siècle dernier, une crise qui existe non seulement pour l'Occident mais aussi pour l'Orient. En Occident, c'est l'égarement mental d'après-guerre, c'est le déclin de la civilisation chrétienne - « Dieu est mort »; en Orient, c'est la constatation d'une culture traditionnelle en miettes, c'est le sentiment mêlé d'envie et de haine à l'égard de la culture occidentale qui est à l'origine de cette destruction. Pour Malraux, chacune des deux cultures, dans un état d'angoisse, est facilement fascinée par l'autre, mais aucune ne peut trouver la voie du salut par le recours à l'autre. « Rien de ce qui fut détruit n'a été remplacé », comme le constate Wang-Loh. Le résultat ne débouche alors que sur une meilleure connaissance de soi-même. En tant que l'un des premiers écrivains qui ait avancé le thème du sentiment de l'absurde, Malraux nous fait voir que ce sentiment n'est pas un problème uniquement occidental, mais un problème universel que tous les êtres humains sont désormais obligés d'affronter.
La première traduction intégrale chinoise de La Tentation a, en réalité, vu le jour en 2002, mais déjà en 1925, avant même la publication en volume du livre de 1926 en France, Malraux prétendait à Louis Brun des éditions Grasset que « la moitié a déjà été traduite en chinois et publiée dans différents périodiques et journaux de Shanghai et de Pékin ».
Literature : Occident : France