Claudel, Paul. Le départ de Lao Tzeu. In : La vie intellectuelle (1931) .
À mon ami Paul Petit.
Quand Lao Tzeu, parvenu à un âge avancé, arriva au pied de cette passe de l'Ouest qu'il devait franchir le lendemain pour ne plus reparaître parmi les hommes, il alla présenter ses devoirs au Gouverneur de la localité-frontière, et pendant qu'ensemble ils prenaient le thé le Sage le félicita sur la situation agréable de la ville confiée à son administration. « J'ai passé ma vie, lui dit-il, dans une plaine sans horizon où les seuls bruits liquides que l'on entende sont les hoquets de cette sauce fangeuse que les pieds d'un rustique vont chercher au fond d'un trou pour la déverser, mêlée à leur propre sueur, sur leur petit champ. Combien par contraste il m'est agréable de saluer cette montagne toute gazouillante de courants naturels et d'en recevoir sur le visage le souffle salubre ! En vérité les administrés de Votre Excellence ont à la fois les avantages du déplacement et ceux de la sédentarité : car, habitants des premiers mouvements de la montagne, ils sont comme le voyageur qui vient de prendre place sur sa bête et qui n’a plus qu'à se laisser porter. – Mais je vois, dit le Préfet, que vous-même n'avez pas de cheval, à l'exception de ces deux animaux lourdement chargés qui vous suivent. – La passe que j'ai à négocier, dit le Sage, à ce que j'ai appris aujourd'hui, est difficile et les forces d'une bête de somme n'y suffiraient pas. C'est pourquoi je me permets de solliciter votre obligeance. Ces deux animaux ne sont pas chargés, comme vous croyez, de marchandises destinées à m’acquérir la bienveillance des étrangers. Hélas ! ce ne sont que des ballots de livres, tous les livres que j'ai écrits depuis le commencement de mon pèlerinage littéraire, ou plutôt toute la route étroite de papier blanc que j'ai suivie depuis les jours de ma jeunesse avec chacun de mes pas marqué dessus en noir. Comment s'étonner que l'échine de ces pauvres serviteurs ploie sous un tel fardeau quand la route qu’ils ont sur le dos s'ajoute à celle qu'ils ont sous les pieds ? Si je les emmène avec moi les officiers de la Douane n'auront jamais fini de les examiner et je crains de ne pouvoir passer. – Que faut-il donc que je fasse ? dit le Préfet. Ma maison est bien petite pour y emmagasiner tant de papier. – Que Votre Excellence, se munissant d'un pinceau et d'un carnet, veuille bien seulement relever le titre de chacun de ces ouvrages ; qu'elle en marque soigneusement la date ; que se faisant apporter une balance, elle les pèse ; qu'elle en compte et recense les feuilles suivant leur dimension ; qu'elle marque tout cela sur une table préparée ; puis, par un jour de grand vent ayant fait amasser un bon tas de branches sèches et de pommes de pin, qu'elle livre joyeusement aux flammes le contenu de ces deux ballots. – Et en effet quand j'ai devant moi une route vivante à dévorer, ce que les gens m'ont entendu appeler autrefois le Tao, que voulez-vous que je fasse de ce cadavre de route qui s'attache à mes talons ? J'ai entendu parler d'un conquérant autrefois qui avait brûlé ses vaisseaux ; et moi ce ne sont pas des vaisseaux seulement, c'est la route d'un bout à l'autre à quoi je voudrais mettre le feu. – Quoi, de tant de mots et de lignes, dit le Préfet, de tant de sentiments et d'idées, il ne restera plus rien ? – Dites-vous, répondit Lao tzeu, qu'il ne restera plus rien, alors qu'il en reste le titre ? Que restera-t-il de votre père et de votre mère sinon leur nom respectueusement inscrit sur une tablette ? Ainsi un livre, quand nous en connaissons le titre, quand nous l'avons soupesé dans notre main, quand nous en avons étudié l'apparence, quand nous en avons respiré l'âme de ce trait unique de l'haleine qui suffit à un connaisseur pour l'épuiser, quel besoin y a-t-il de tout le reste ? – C'est ce que fit, dit le Préfet, un certain empereur quand il livra aux flammes la Sagesse accumulée des académies. – Mon ami Confucius, dit Lao tzeu, lui en a fait beaucoup de reproches, mais que voulait en réalité Sa Majesté sinon rendre hommage, suivant les devoirs de sa charge, au Ciel bleu par un sacrifice approprié ? Les paroles faites d'air et de salive n'appartiennent-elles pas au vent ? et les caractères noirs, se détachant par leur propre poids, quoi de meilleur pour faire de la cendre ? – Je ferai, dit le Préfet, ce que vous me demandez, mais c'est un bien mince souvenir que vous allez laisser dans l’esprit des hommes. – Que reste-t-il d'un ami disparu ? dit Lao Tzeu. Non pas toute sa biographie et l'encombrant mémorial d'une existence compliquée, mais un épisode familier, une phrase dont on ne se rappelle pas la fin, une simple intonation, et cela nous suffit à le faire revivre. Ainsi en ce moment vous contemplez ma figure où le temps a inscrit son document fait de mille lignes déliées, vous appréciez ce crâne monumental, accru par la Sagesse, qui plus tard fera l'admiration des peintres. Mais demain quand je vous tournerai le dos vous ne verrez plus que ma forme et mon allure. Quand j'arriverai à ce petit temple là-haut au premier tournant du chemin vous pourrez distinguer encore ce signe d'amitié que je vous adresserai. Plus tard il n'y aura plus qu'une tache blanche. Plus haut encore vous ne verrez plus rien, sinon le vol irrité de ces corneilles que mon pas aura dérangées. Et plus tard encore en prêtant l'oreille si vous entendez quelque chose, ce sera cette pierre que mon pied fait rouler au fond d'un précipice imperceptible. – Et quel est, dit le Préfet, cette mince fumée, ce léger filet que je vois s'élever au ciel dans l'ouverture de la passe ? – Ce sont mes deux sandales de paille, dit Lao Tzeu, que je brûle, n'en ayant plus besoin ; ce sont mes sandales de pèlerin que j'offre en sacrifice aux génies de la Montagne ! »
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