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Year

1897

Text

Claudel, Paul. Lettres de Chine : le Transchinois. In : Le Temps ; 10.1.1897. [Attribué à Claudel].
La question des chemins de fer continue à exciter de l'intérêt. Ce qui a été fait jusqu'à présent, vos lecteurs le savent déjà. — La ligne de Takou à Tien-Tsin et à Shan haï-Khouen a été prolongée jusqu'aux environs de Pékin. Le ministre de France a obtenu, au bénéfice de la Compagnie de Fives-Lille, la continuation jusqu'à Lang-Tchéou (70 kilomètres environ sur territoire chinois), dans la province de Kouang-Si, de la voie ferrée tonkinoise de Phulang-Thuong à Lang-Son. La première de ces lignes qui entrera en exploitation au printemps prochain, évitera aux diplomates et aux « globe-trotters » les ennuis de la jonque et les cahots de la charrette. La seconde, dont les travaux ont été commencés le mois dernier, par les embranchements éventuels qu'elle pourra diriger, d'un côté sur Vu-Chow et de l'autre sur le Yun-Non, nous permettra de prendre position et de disputer au commerce de Hong-Kong les avantages qu'il se promet de l'ouverture de la rivière de l'Ouest, ouverture que toute la diplomatie britannique n'a su rendre, jusqu'à présent, effective. Mais le gros morceau sur lequel se portent depuis un an les convoitises et les compétitions des faiseurs d'affaires est la concession du tronçon Han-Kéou-Pékin de la grande ligne qui doit relier un jour Canton à la capitale. Ce serait le rétablissement de l'ancienne route terrestre que le commerce et les voyageurs ont longtemps suivie, avant que la concurrence de la navigation à vapeur des côtes et du fleuve l'eût fait abandonner. Il ne faut pas oublier que la grande cause de cette hostilité, qui a rendu jusqu a présent la province du Hou-Nan à peu près inacessible aux étrangers, est la disparition de l'énorme trafic qui se faisait autrefois entre les Trois-villes (Hang-Kéou, Nan-King, Kiou-Kiang) et Canton, par le lac Toung-Ting, le Siang et la rivière du Nord, qui n'est séparée du Siang que par le portage insignifiant du seuil de Kouéï-Yang. Quoi qu'il en soit, le tronçon septentrional est seul actuellement en projet. Sur ce terrain, deux syndicats étaient en présence, l'un anglais, l'autre américain ; c'est ce dernier qui, par la supériorité de sa stratégie et, sans aucun doute, de son matériel roulant, s'est assuré l'avantage.
L'histoire du transchinois est déjà ancienne. Son premier promoteur paraît avoir été le vice-roi qui gouverne encore actuellement les Deux-Hous, le fameux Chang Chih Tung, l'un de ces « vieux enfants » dont la Chine abonde, qui, comme le Lao Tzé de la légende paraissent être nés avec une barbe blanche et qui unissent dans leurs entreprises la naïveté de la première enfance aux confuses prévoyances de la seconde. Honnête et plein de bonnes intentions Chang Chih Tung avait reconnu que la Chine ne pouvait se passer de chemins de fer, mais dans un mémorial adressé à l'empereur, il déclarait que la grande ligne qui traverserait l'empire du nord au sud ne pouvait être construite qu'avec de l'argent et un matériel, l'un trouvé et l'autre fabriqué en Chine : Pékin le prit au mot et le chargea de l'exécution du programme qu'il avait lui-même tracé. Chang Chih Tung commença donc par le commencement, et comme, pour un chemin de fer, il faut d'abord du fer, il se mit en demeure de fabriquer celui dont il avait besoin. Je ne veux pas retracer ici l'histoire de ces hauts-fourneaux de Han-Yang, qui compte tant de pages surprenantes. Un seul fait donnera une idée des méthodes et de la direction chinoise. Un des éléments importants de la métallurgie est la fabrication du coke, à laquelle on emploie en Europe des fours spéciaux, de construction assez compliquée. Se fondant sur le principe exclusivement national qui présidait à l'entreprise, la direction chinoise, au lieu de faire venir et d'établir simplement l'un de ces appareils, mit au concours la fabrication de son coke, et pendant plusieurs mois, il n'y eut malandrin ou soldat licencié qui ne fit cuire dans un trou de terre sa motte de houille, pour la soumettre aux essais. Quoi qu'il en soit, pas plus sous la direction belge qui commença l'affaire que sous celle des Allemands, qui en prirent la succession, l'usine ne donna de résultats. Le fer est excellent, comme partout en Chine, mais le charbon utilisable pour la métallurgie reste encore à trouver. Chang Chih Tung se trouva donc fort embarrassé de cet « éléphant blanc », qui lui avait coûté sa fortune.
C'est à ce moment qu'intervint comme un sauveur un homme dont le nom remplit en ce moment les journaux, Sheng. Taotaï de Tien-Tsin, directeur des télégraphes chinois, Sheng commence à être regardé de tous côtés comme le « coming man », qui prendra, comme patron des idées européennes, la place que Li Hung Chang, vieilli, lui laisse. Ses amis, comme ses ennemis, le reconnaissent pour un homme adroit et madré et que nuls vains scrupules ne gênent. Le principal grief qu'on paraît lui faire est de n'avoir pas encore tiré cette « ligne » glorieuse grâce à laquelle l'Américain enrichi devient son propre héritier et recommence, intact, une vie neuve. En tout cas, il n'est pas douteux que Sheng saura se servir, au mieux de ses propres intérêts, du levier et du point d'appui qu'il a eu la bonne fortune de trouver. Ce levier est l'argent que lui fournit libéralement un syndicat américain, dit Syndicat Bash, dont fait partie, dit-on, le « grand » ou plutôt le « big » Huntington, le directeur du Pacific Mail et du Railroad King de la Californie, et le point d'appui est la position que la recommandation de Chang Chih Tung lui a fait obtenir.
Toutes les chances, en effet, d'une entreprise qui prendrait à sa charge la construction de la ligne de Han-Kéou à Pékin résidaient dans l'appui que lui donnerait l'homme qui en fut le promoteur. Or Chang Chih Tung ne voulait accorder sa recommandation qu'à celui qui le débarrasserait du malencontreux « éléphant » dont il était encombré. Sheng se présenta, qui proposa de lui acheter comptant cette non-valeur, et la paya, dit-on, avec l'argent d'Amérique, 2 millions de taëls (8 millions de francs environ). Chang en retour, le recommanda à Pékin pour les fonctions de directeur du nouveau chemin de fer, et sa nomination ne fait actuellement pas de doute bien qu'elle n'ait pas encore été publiée à la Gazette de Pékin, comme le Times l'annonce à tort. Sheng se targue de construire la ligne, qui aura une longueur de 650 milles (1 100 kilomètres environ) avec les seuls capitaux chinois. Et il est possible qu'il trouve, en effet, quelques fonds auprès de la plus qu'opulente corporation du sel du Yant-Tzé, (qui a versé il y a quelque temps, comme don dit volontaire, un million de taëls pour la défense des côtes du Kiang-Sou) et des grands marchands de Canton et de Singapour, mais à la condition indispensable qu'ils voient derrière lui des Européens. La principale ressource de Sheng consiste dans le syndicat dont je vous ai parlé, qui met, dit-on, à sa disposition une somme de 20 millions de taëls (environ 80 millions de francs), dont il sera couvert par des fournitures de matériel et remboursé par des parts de la future entreprise.
Il paraît certain que la ligne, si elle peut arriver à un fonctionnement normal, sera, au point de vue financier, d'un bon rapport. Les pays qu'elle aura à traverser sont, ou des plaines, comme dans le Hou-Nan, ou comme dans le Chan-Si, des vallées dont elle n'aura qu'à prendre le fond. A l'exception du pont sur le Hoang-Ho, qui sera la grosse difficulté, les travaux d'art seront, relativement, assez peu importants, et l'abondance et le bon marché de la main-d'œuvre, en Chine, permettra, si on le veut, une exécution rapide et peu coûteuse. La future ligne trouvera dans les gisements de charbon, de fer et de métaux de toute espèce sur lesquels la province du Chan-Si repose, pour ainsi dire tout entière, aussi bien que dans les riches provinces agricoles du Hou-Po et du Hou-Nan, les éléments de transports rémunérateurs, tandis que le mouvement des fonctionnaires, des troupes et de tous ceux que leurs devoirs ou leurs affaires appellent à la capitale lui assurera une clientèle considérable. Les Chinois, en effet, comme l'a prouvé l'expérience du chemin de fer de Shanghaï à Wosung, et comme un voyage de Takou à Tien-Tsin le fait voir aujourd'hui, saveni parfaitement apprécier les avantages d'un chemin de fer, et il est hors de doute que le fret de chair jaune ne manquera pas plus à la future ligne qu ne fait défaut aux grands vapeurs qui remontent tous les jours le fleuve Mais une entreprise si considérable et si nouvelle en Chine présent bien des difficultés et des points obscurs. Il est, d'abord, à remarquer deux ports qui constitueront les terminus de la ligne, l'un, Tien-Tsin, e
fermé, l'hiver, par les glaces ; l'autre, Han-Kéou, n'est accessible, pendant cette même période, qu'à des bâtiments spéciaux qui doivent rompre charge à Shanghaï. Mais, en dehors de cet inconvénient spécial, la nouvelle entreprise rencontrera devant elle toutes les difficultés qui se sont opposées jusqu'ici à l'établissement des voies ferrées dans ce pays. En premier lieu la mauvaise volonté des fonctionnaires, ennemis de tout ce qui peut les soumettre à un contrôle plus direct de l'autorité centrale. Puis, les craintes des populations, qui savent que toute entreprise de travaux publics est l'occasion d'extorsions et de squeezes de toute espèce. Enfin, l'opposition formidable et, dans un pays à minimum de gouvernement, comme la Chine, à peu près insurmontable, des droits acquis et des intérêts coalisés, sans négliger la question de superstition qui a aussi son importance.
En outre, il ne faut pas oublier que la Chine, avec son immense réseau de voies navigables qui pénètrent le pays jusque dans ses moindres recoins, car il n'est pas de fossés bourbeux où les bateliers ne sachent insinuer leur barque à fond plat, avec le bon marché des transports et le peu de souci que l'on a ici du temps, peut se passer plus aisément qu'aucune autre région du monde de voies ferrées. La situation est en grand celle de la Hollande qui est le dernier pays d'Europe où les chemins de fer se soient établis, et celui où leur rapport est le moindre. De plus cette division du travail qui s'est établie dans nos Etats d'Occident, entre les différentes régions qui les composent, et qui rend indispensable une communication intime et continuelle, de l'une à l'autre, n'existe pas au même degré dans ce vaste empire où chaque province vit sur son fonds et sur des ressources indépendantes. Enfin, il est à considérer qu'une grande partie de la pullulante population chinoise vit toujours sur la limite extrême de la famine et qu'une modification légère des conditions économiques peut priver de leur gagne-pain une horde de misérables et exciter les troubles les plus graves. Une forte recrudescence de la piraterie a suivi le développement du cabotage à vapeur sur les côtes de Chine qui a ruiné les propriétaires de jonques.
Si, cependant, le projet tant de fois agité de la ligne Pékin-Han-Kéou doit, cette fois, entrer en voie de réalisation, il est à croire que les grands pouvoirs industriels européens ne voudront pas laisser à l'Amérique la totalité d'une proie si riche, et insisteront pour que le système des adjudications soit employé comme il l'a été jusqu'ici et que les commandes subissent une répartition judicieuse et internationale. On verra donc, comme sur la ligne de Takou-Pékin des locomotives américaines remorquant un matériel anglais, rouler sur une voie dont l'Allemagne aura fourni les rails, la Russie ou le Japon les traverses, la France les ponts, etc. Mais il est non moins certain qu'au bout d'un temps limité Américains, Anglais, Allemands, Russes, Japonais et Français seront également éliminés par leurs auxiliaires chinois, comme ils sont en train de l'être du commerce des ports ouverts.

Mentioned People (1)

Claudel, Paul  (Villeneuve-sur-Fère-en-Tardenois 1868-1955 Paris) : Dichter, Dramatiker, Schriftsteller, Diplomat

Subjects

Economics and Trade / Literature : Occident : France / Traffic, Technology and Crafts

Documents (1)

# Year Bibliographical Data Type / Abbreviation Linked Data
1 1991 Claudel, Paul. Les agendas de Chine. Texte établi, présenté et annoté par Jacques Houriez. (Lausanne : L'âge d'homme, 1991). (Collection du centre Jacques-Petit). 314-317. Publication / Clau27
  • Cited by: Romanisches Seminar Universität Zürich (URose, Organisation)
  • Person: Claudel, Paul
  • Person: Houriez, Jacques