Claudel, Paul. L'Asie et le démon. In : Le Figaro littéraire ; année 7, no 345 (29 nov. 1952).
« J'ai habité longtemps l'Asie, mais je n'avais pas la vocation de l'Asie. Elle représentait simplement pour moi cet 'ailleurs' à quoi mon métier de consul et de diplomate me donnait droit. Je n'avais pas de lumière à en attendre et de questions à lui poser. J'étais chrétien et j'en savais plus qu'elle. Et c'est sans doute cette qualité de chrétien qui a déterminé le choix de René Grousset, quand, tout près de sa mort, il m'a légué à vous, si je peux dire, mon cher docteur, en qualité de préfacier : de ce livre de souvenirs que vous avez rapporté d'un long séjour parmi le sable et la neige dans l'antichambre du Diable. René Grousset, lui aussi comme moi, était un chrétien, c'est-à-dire un homme pour qui le surnaturel existe, pour qui les mythologies sont autre chose qu'une création pittoresque de l'imagination, et qui sait se fraver d'un pas paisible à travers les faux-semblants de l'abstraction, comme de ce que vous appelez 'la mascarade démoniaque', un chemin imperturbable.
Le Diable, je peux dire que dès mon premier contact avec la terre d'Asie j'ai respiré son odeur suffocante, cette lourde émanation de péché et de néant, cette dégoûtante complaisance à soi-même, qui n'appartient qu'à lui. J'avais pénétré dans le sous-sol caverneux d'une espèce de temple - c'était à Ceylan - et là, tout de son long étendu par terre, abdominal et pareil à un énorme ver, je contemplais Buddha. Je dis Bouddha lui-même et non pas son simulacre seul, car je n'ai aucune raison de démentir l'artiste mongol dont vous parlez dans votre livre quand il affirme qu'il procure à son démon, par le moyen du ciseau et du maillet, une habitation effective. J'ai moi-même assisté en Chine à cette cérémonie de l'incamération du dieu qui consiste à peindre une prunelle fur l'oeil béant de l'idole. Je suis sûr que les Grecs en faisaient autant du temps de Périclès.
Plus tard, mon long séjour en Extrême-Orient - comme le vôtre, m'est-il permis de penser, dans le 'no man's land' lamaïque et mongol - m'a permis de méditer longuement sur la double forme de la négation démoniaque. La première qui est celle du refus pur et simple, de l'immobilité dans le retranchement. L'autre qui est celle d'une opposition convulsive. De cet effort pour échapper à la forme que l'on appelle la contorsion...
Ici, en Asie, il ne s'agit pas d'une perte, mais d'une absence, on ne sait de quoi, und 'absence réelle'. Ce vide qui joue un si grand rôle dans la philosophie chinoise. Cette vacance dont une multitude homogène est aussi bien l'image que l'océan ou le désert. L'absence de direction et l'absence d'être. Combien de fois là-bas, n'en ai-je pas senti sur moi l'oppression incommensurable ? Combien de fois, quand je montais dans ma chaise à porteurs vers Kouliang, n'ai-je pas interprété cette cloche comme hors du monde dans le repli de la montagne qui disait Non ! Quelle mélancolie !... »
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