Claudel, Paul. Souvenirs de Pékin. In : Le Figaro ; 9 août 1937.
Une fois de plus apparaissent, traduites à la première page des journaux en ces caraftères impérieux qu'imposé l'actualité, les deux syllabes sous lesquelles transparaît le double idéogramme familier à ma jeunesse : Pékin, la Cour au Nord. Quand je débarquai pour la première fois en Chine, — c'était aussitôt après la guerre sino-japonaise, du temps où l’on se déclarait solennellement la guerre, par acte notarié comme un contrat de mariage, — Pékin était encore la cité impériale et à demi interdite. Les sacs de dépêches de Shanghai mettaient en été une semaine pour y parvenir et en hiver, le Peï-ho étant gelé, trois semaines par la voie du grand canal. A côté du Palais qui réalisait assez bien l'image de ces empyrées d'azur et de cinabre où sur les vieilles peintures résident les sages et les bienheureux, à côté de l'enclos catholique où la piété naïve des missionnaires avait réussi à dresser comme un défi la plus épouvantable des cathédrales pseudo-gothiques, s'élargissait le kampong diplomatique où florissaient en vase clos l'intrigue, la philologie et l'adultère. La tradition orale nous a livré à ce sujet bien des détails que les archives officielles ont pudiquement dissimulés. A ce moment nous étions représentés dans la capitale par le plus extraordinaire des plénipotentiaires, M. Gaston Lemaire, plus Chinois qu'un Chinois et plus lettré qu'un han lin, à qui j'espère bien que Bouddha aura réservé un coussin de son nirvana.
Et puis le fil se consolida peu à peu qui rattachait à la tore ce paradis du loisir. Ce fut d'abord le chemin de fer de Hankéou à Pékin, exploit de mon ami Francqui auquel je ne suis pas peu fier d'avoir collaboré. Et puis éclata le dernier sursaut du vieux Dragon, et ce fut la révolte des Boxers, le siège des Légations, celui du Pétang où s'immortalisa à côté de l'évêque Fabvier l'enseigne Henry, le massacre général des chrétiens, et puis la croisade internationale sous les auspices de Guillaume II, le pillage. Histoire épique et sinistre à qui a manqué la plume d'un Suétone ! L'Empire était frappé à mort. C'est en vain que Li Hung-Tchang se jetant dans les bras de la Russie représentée à ce moment par le plus astucieux des diplomates, Cassini, essaya de prolonger son agonie. J'arrivai à Pékin juste à temps pour contempler la suprême péripétie, la mort mystérieuse et simultanée de la vieille Sémiramis et du pauvre simulacre qu'elle tenait dans ses serres. Je vois encore ces étranges funérailles, que dépassaient de beaucoup en dignité et en splendeur celles de l'empereur du Japon dont je fus plus tard le témoin, les archers, les chameaux avec une dépouille de zibeline suspendue au bridon, la monnaie de papier d'or et d'argent qu'on éparpillait aux quatre vents pour satisfaire la cupidité des mânes, et dont je me moquais alors, ignorant de nos futures dévaluations ! Et Yuan Che-K'aï, en chemise de chanvre, un bâton tortueux à la main escortant ces cadavres qu'il allait bientôt essayer de supplanter. Suivent la république, la révolution, les querelles de généraux, l'anarchie et, dans la carence passablement ignominieuse de l'Angleterre, le Japon qui débarque et qui n'est pas près de rembarquer. La Mandchourie une fois digérée, c'est toute la Chine du Nord que l'ambition du Nippon militariste essaye visiblement de s'adjuger par les armes conjointes de la force et de l'intrigue. Proie enviable entre toutes par la richesse du sol et du sous-sol : tout le territoire, que j'ai visité en détail, de Tien-tsin au Hoang-ho n'est qu'un bloc d'alluvion, de loess, de fer, et de charbon. Mais surtout position stratégique et économique de premier ordre. C'est le terminus de cette vieille route de la soie reconnue par Marco Polo. C'est le véritable point de départ de la diagonale transasiatique qui un jour partira de Tien-tsin pour aboutir à travers la Mongolie à la Steppe sibérienne. Pékin pendant des siècles a eu surtout une importance militaire. C'était le G.Q.G.; le poste de commandement qui soutenait le vaste réseau de fortifications destiné à contenir, tels les rideaux à sauterelles, les essaims périodiques des barbares du Nord, Hounghouses, Mongols, Mandchous. Ce rôle de capitale, à la fois centrale et excentrique, qui toujours après bien des essais manques a fini par revenir à Pékin, les nouveaux envahisseurs sans doute espèrent bien en bénéficier.
Néanmoins, on ne saurait se dissimuler que les Japonais engagent une grosse partie. Il est douteux que déjà la Mandchourie leur ait rapporté tous les avantages qu'ils escomptaient et que les profits balancent les pertes. Ce n'est pas tout que de conquérir un pays, il faut l'occuper, le défendre et le conserver, et dans l'œuvre même de conquête on ne peut pas s'arrêter où l'on veut. La Chine est, un pays de plusieurs centaines de millions d'habitants, remarquablement homogène sinon dans sa constitution organique, du moins dans sa culture et dans ses moeurs, dans ce que les philosophes nomment la conscience de sa propriété spécifique. On n'arrivera pas à la dominer dans une résistance sourde et à surmonter cette résistance sans un déploiement militaire serré. Et puis il y a la Russie, il y a l'Angleterre et l'Amérique, il y a le monde entier dont la mauvaise volonté générale est certaine, le jour où le Japon essayera de transformer sa prépondérance armée en exclusivité économique. Tous les gens qui ont eu affaire aux Chinois connaissent en même temps que leur intelligence et leur adresse leurs ressources d'opposition passive, que sera-ce le jour où ils sentiront le monde entier derrière eux ?
En attendant, la Cour du Nord est découronnée. La Cité Violette est déserte. Le magnifique ensemble de Légations que les puissances se sont construit avec l'indemnité des Boxers, est laissé assez ridiculement au sec, ainsi que les petits corps d'occupation dont elles disposent. Déjà les portes gigantesques de l'enceinte carrée, où tournoyaient de mon temps les vols de pigeons, un sifflet à la queue, le temple du Ciel, la lamaserie, se délabrent et sur l'antique Combaluc s'étend l'ombre des grandes choses déchues.
Literature : Occident : France