Claudel, Paul. Eloge du chinois. In : Figaro littéraire ; 5 févr. 1949. [Geschrieben 22 nov. 1948].
Je me suis souvent demandé la raison de cette sympathie, allant jusqu'à la préférence, que j'éprouve pour le Chinois. Ne parlons point de ces idoles, azur et prune, un éventail à la main, le lourd luisant câble noir de queue suspendu à l'occiput, qui se déplacent indolemment dans mon souvenir, comme sur la convexité d'un bol de porcelaine. Je parle du Chinois actif, tel qu'il contribue sans doute encore aujourd'hui à l'ardente friture dorée d'une rue de Canton en pleine virulence ! Le Blanc ? Ce qu'on en a assez du blanc ! L'Indien a quelque chose de gras et de poisseux, et ces prunelles affectueuses qu'il attache sur vous empreintes d'une espèce de reproche féminin qui vous fait mal au cœur ! Et quant aux Arabes, à tous ces espèces de prophètes à la manque que j'ai vu dormir et traînasser sur les quais d'Oran et d'Alger, il n'y a pas autre chose à en dire que d'une exposition de lessive. Ça sèche !
Mais le Chinois, dès qu'on s'est mis à faire connaissance avec lui, ça commence à Singapour, quel intérêt il prend à l'existence, le frère ! Pas à demain, demain n'existe pas ! A la seconde présente, immédiate ! Une espèce de ferveur, une espèce de fureur, une espèce d'enthousiasme contenu, mais toujours présent, une espèce de foi, un appétit dévorant ! Regardez ces nuées de bateliers qui s'attaquent à l'un de ces grands paquebots en train d'épuiser à Shanghai ou à Hong-Kong ses dernières encablures. C'est un hourra qui monte jusqu'au ciel ! On dirait un millier de mouettes avec d'âpres cris qui s'abattent sur une baleine crevée.
Essayons de comprendre un petit peu ! C'est le théâtre qui va nous y aider.
Là ce n'est pas comme dans le civil. A tout prix, de toute son intelligence et de tout son cœur, il faut être là ! Il faut être là, il faut s'intéresser à son rôle. Celui d'un Monsieur qui ne fait rien ? Il s'agit de faire le monsieur qui ne fait rien, ce monsieur qui ne fait rien dont la
pièce autour de moi a absolument besoin. Personne de passif, personne d'abandonné. Aucune place comme dans la vie courante accordée à l'habitude, à la somnolence, à la dérive, à cette espèce d'automatisme qu'entraîné une opération continue. La réplique est là, toujours nouvelle ! Impérieuse ! Le rôle est là bon gré mal gré comme un tapis roulant sous nos pieds auquel il n'y a pas moyen de se soustraire.
Eh bien, le Chinois, c'est comme un acteur auteur qui serait toujours en scène, qui ne joue pas seulement la pièce, qui la fait à mesure, et qui prend à tout ce qu'il fait un intérêt que l'on peut bien appeler dévorant.
Qu'il s'agisse d'un banquier, d'un maçon, d'un patron de rickshaw ou de sampan, avec sa petite famille, d'un garçon de restaurant, d'une belle-mère avec sa belle-fille, d'une prostituée, ça serait une pièce qu'on joue, et dont on aurait à se tirer le mieux possible qu'on ne la prendrait pas davantage au sérieux ! La seconde présente, le moment immédiat, mais il ne faut pas les laisser perdre comme ça ! La seconde présente, le moment immédiat, c'est quelque chose d'inestimable ! Un enterrement, par exemple, comme cela serait bête de ne pas profiter de toutes les énormes possibilités de jouissance qu'il nous procure ! Le chagrin d'abord, quelle occasion de s'en donner à plein ventre, à plein cœur, à pleins poumons, chacun encouragé dans sa petite performance particulière par les vociférations du camarade ! Et ce festin de consolations où chacun y va de son écot ! Cet élément excitant de fraîcheur et de nouveauté qu'apporté toute disparition, accompagnée d'un héritage ! Deux femmes qui se disputent, je vous assure qu'elles y vont bon jeu bon argent et que cela valait la peine d'accumuler depuis des mois tout ce capital d'injures et de griefs ! Sans préjudice entre deux bordées de quelques tasses de châ et graines de melon que l'on se partage poliment. Et une exécution capitale, quel prétexte à toutes sortes de beuveries fraternelles et de quolibets joyeux, en attendant que l'invité, un peu gris, se rende à la cérémonie finale, une chique dans le coin de la joue ! Ah ! l'on peut dire que l'on s'est bien amusé !
Et ces ascètes chinois du bon vieux temps, quelle différence avec leurs confrères hindous ! Ils ne méditent pas, ils mijotent ! Ils mijotent comme de grosses théières sur le feu. Dans un site bien choisi, dont ils se font une partie indispensable, ils mijotent, comme des chats qui ronronnent leur confort, et il n'y a qu'à voir leur petit œil malin qui se moque de nous ! Ces belles peintures que vous connaissez, ces poésies exquises, vous croyez que c'a été fait avec de l'eau et de l'encre de Chine ? Pas du tout. Il n'y avait qu'à tendre un écran. C'est de la contemplation émanée qui s'est déposée dessus.
Comme on comprend que la nature ne se passe jamais d'un Chinois pour la regarder, telle qu'elle est, comme une belle femme, sans arrière-pensée ! Je me souviens de ma dernière soirée à Tien-tsin, un des plus affreux pays qu'il soit possible d'imaginer. Il y avait un coucher de soleil. Je ne trouve pas que la nature en général avec les moyens dont elle dispose se foule beaucoup en matière de couchers de soleil. Mais ce soir-là il aurait été injuste de ne pas y reconnaître quelque chose, je ne sais quoi, un petit effort ! Et j'en cherchais la raison.
La raison, c'en était, amarré à l'orée d'un arroyo, un bateau de vidangeurs, un de ces bateaux qui partent chargés de toute la vidange d'une grande ville et qui reviennent le jour suivant, sans bien entendu qu'on ait pris la peine de les nettoyer, avec une cargaison de pastèques. Les bateliers avaient fini de dîner, ils étaient contents, et ils chantaient alternativement en s'accompagnant de leurs baguettes. J'entends encore ce tapement avec art des baguettes sur le bol de porcelaine. Bien sûr qu'ils ne faisaient aucune attention au coucher de soleil : mais ces braves gens, le ventre plein, qui chantaient, jamais sans eux le coucher de soleil n'aurait réussi à réussir comme il avait réussi ce soir-là !
History : China - Europe : France