# | Year | Text | Linked Data |
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1 | 1885 |
Mirbeau, Octave. Les Chinois de Paris. In : La France ; 1er avril (1885). Hier, par le gai soleil de printemps, Paris présentait un spectacle charmant. Le concours hippique regorgeait de gommeux et de demoiselles ; les voitures n'emportaient vers le Bois que des figures heureuses et souriantes et mamais peut-être les courses de Vincennes n'avaient vu tant de monde leur venir. Peuple de palefreniers et de filles, que la justice des rues, aux heures des sombres révoltes, fouette sur les places publiques et dont elle fait tomber les têtes sur les échafauds dressés, tu ne désarmeras donc jamais, et il faudra donc que ton rire en redingote claire et en toilettes indécentes, insulte toujours aux larmes de la patrie en deuil ! Les victorias se croisaient, dans l'avenue du Bois de Boulogne, se recounaissaient, se saluaient ; tout le plaisir était là, insolent et provocateur, qui défilait ainsi qu'aux jours de fête. Et j'ai vu des ouvriers, le dos courbé, traînant la patte comme de pauvres chiens las, qui regardaient sans haine passer ces criminels impassibles, - ceux qui parfaois insultent les prêtres, les soldats, et se ruent sur les sergents de ville. Ils regardaient, sans que leur poing se serrât, sans que de leurs coeurs gonflés et de leurs lèvres colères tombât le mot meurtrier qui désigne aux revanches futures les condamnés, et voue les pourritures aux charniers populaires. Mais c'était la Bourse qu'il fallait voir, la Bourse au spectacle de laquelle le coeur se soulevait de dégoût. Chaque fois que la France est en péril, chaque fois que le sang ruisselle de ses flancs, les larmes de ses yeux, il y a des milliers d'hommes de proie qui s'abattent sur elle, qui se précipitent pour recueillir ce sang et ces larmes et, hideux alchimistes, les transformer en or. Du fond de quels antres, de quelles banques, de quels bagnes, de quels ghettos déchaînés ces misérables étaient-ils accourus ? La bouche tordue, les bras agités, les yeux allumés de rapines, ils couraient, s'écrasaient, se marchaient les uns sur les autres, et une immense clameur montait, plus barbare que les cris de victoire des Chinois. Les marches du grand bâtiment étaient toutes noires, de cette foule grouillante et grimaçante, qui semblait porter, sur ses épaules, le monstre énorme et sans yeux, d'où l'on entendait sortir, comme des bruits d'écroulement - l'écroulement de la fortune de la France. Et l'on se demandait si la France n'était point là, couchée dans ce tombeau, belle, pâle et morte, et de toutes ces mains avides, pareilles à des tentacules de pieuvres, ne s'approchaient pas d'elle, ne se posaient sur elle, et, lentement, l'enlaçant de leurs mille suçoirs et de leurs mille ventouses, ne pompaient le sang, tout chaud de ses veines ouvertes. Ces bandits souhaitaient que le désastre fût plus irréparable encore, la défaite plus définitive. Ils inventaient les nouvelles sinistres, comme si la réalité n'était pas déjà assez douloureuse et le deuil assez sombre. Il ne leur suffisait pas que, là-bas, notre petite armée fût peut-être perdue et que peut-être pas un de ceux qui ont combattu ne revînt vers le pays qui les pleure, ils faisaient courir le bruit que l'émeute était dans Paris, qu'on s'égorgeait autour de la Chambre et sur les boulevards. S'ils avaient pu apprendre tout d'un coup que la patrie s'effondrait, qu'il n'y avait plus que des ruines, que de Marseille à Lille, de Nancy à Bordeaux, la France était devenue un champ horrible de carnage, quelles acclamations et quels forcenés hurrahs ! Et à mesure que les cours s'effondraient, à mesure que nos rentes, sous l'effort de ces brigadns unis, s'abîmaient, affolées, dans la déroute, on voyait la joie se crisper sur ces visages, pareils à ceux de ces juifs sordides qui, le soir des batailles, parmi les affûts de canons brisés et les fusils tordus, vont dépouiller les blessés et détrousser les cadavres. Qui, je vous le jure, j'ai souhaité un instant de voir les canons et les mitrailleuses balayer cette bande de chacals et faire tomber une à une les pierres et les colonnes de ce temple maudit qui se dresse impudemment, comme und perpétuelle insulte et une trahison à la patrie. Et pendant ce temps, pendant que les hommes de plaisir se ruent au plaisir sans pitié et que les hommes de proie se ruent aux proies honteuses, nos héroïques petits soldats, sans secours, sans espoir, attendent peut-être la mort dans ces défilés hérissés d'ennemis féroces ; et peut-être leurs cadavres mutilés, la face tournée vers le pays lointain, jonchent-ils les champs de riz et les marécages empestés, leurs testicules aux dents ! |
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2 | 1899.1 |
Mirbeau, Octave. Le jardin des supplices [ID D24698]. Le Jardin des supplices occupe au centre de la Prison un immense espace en quadrilatère, fermé par des murs dont on ne voit plus la pierre, que couvre un épais revêtement d'arbustes sarmenteux et de plantes grimpantes. Il fut créé vers le milieu du siècle dernier par Li-Pé-Hang, surintendant des jardins impériaux, le plus savant botaniste qu'ait eu la Chine. On peut consulter, dans les collections du Musée Guimet, maints ouvrages qui consacrent sa gloire et de très curieuses estampes où sont relatés ses plus illustres travaux. Les admirables jardins de Kiew — les seuls qui nous contentent en Europe — lui doivent beaucoup, au point de vue technique, et aussi au point de vue de l'ornementation florale et de l'architecture paysagiste. Mais ils sont loin encore de la beauté pure des modèles chinois. Selon les dires de Clara, il leur manque cette attraction de haut goût qu’on y ait mêlé les supplices à l'horticulture, le sang aux fleurs. Le sol, de sable et de cailloux, comme toute cette plaine stérile, fut défoncé profondément et refait avec de la terre vierge, apportée, à grands frais, de l'autre rive du fleuve. On conte que plus de trente mille coolies périrent de la fièvre dans les terrassements gigantesques qui durèrent vingt-deux années. Il s'en faut que ces hécatombes aient été inutiles. Mélangés au sol, comme un fumier — car on les enfouissait sur place —, les morts l'engraissèrent de leurs décompositions lentes, et pourtant, nulle part, même au coeur des plus fantastiques forêts tropicales, il n'existait une terre plus riche en humus naturel. Son extraordinaire force de végétation, loin qu'elle se soit épuisée à la longue, s'active encore aujourd'hui des ordures des prisonniers, du sang des suppliciés, de tous les débris organiques que dépose la foule chaque semaine et qui, précieusement recueillis, habilement travaillés avec les cadavres quotidiens dans des pourrissoirs spéciaux, forment un puissant compost dont les plantes sont voraces et qui les rend plus vigoureuses et plus belles. Des dérivations de la rivière, ingénieusement distribuées à travers le jardin, y entretiennent, selon le besoin des cultures, une fraîcheur humide, permanente, en même temps qu'elles servent à remplir des bassins et des canaux, dont l'eau se renouvelle sans cesse, et où l'on conserve des formes zoologiques presque disparues, entre autres le fameux poisson à six bosses, chanté par Yu-Sin et par notre compatriote, le poète Robert de Montesquiou. Les Chinois sont des jardiniers incomparables, bien supérieurs à nos grossiers horticulteurs qui ne pensent qu'à détruire la beauté des plantes par d'irrespectueuses pratiques et de criminelles hybridations. Ceux-là sont de véritables malfaiteurs et je ne puis concevoir qu'on n'ait pas encore, au nom de la vie universelle, édicté des lois pénales très sévères contre eux. Il me serait même agréable qu'on les guillotinât sans pitié, de préférence à ces pâles assassins dont le « selectionnisme » social est plutôt louable et généreux, puisque, la plupart du temps, il ne vise que des vieilles femmes très laides, et de très ignobles bourgeois, lesquels sont un outrage perpétuel à la vie. Outre qu'ils ont poussé l'infamie jusqu'à déformer la grâce émouvante et si jolie des fleurs simples, nos jardiniers ont osé cette plaisanterie dégradante de donner à la fragilité des roses, au rayonnement stellaire des clématites, à la gloire firmamentale des delphiniums, au mystère héraldique des iris, à la pudeur des violettes, des noms de vieux généraux et de politiciens déshonorés. Il n'est point rare de rencontrer dans nos parterres un iris, par exemple, baptisé : Le général Archinard… Il est des narcisses — des narcisses! — qui se dénomment grotesquement : Le triomphe du Président Félix Faure ; des roses trémières qui, sans protester, acceptent l'appellation ridicule de : Deuil de Monsieur Thiers ; des violettes, de timides, frileuses et exquises violettes à qui les noms du général Skobeleff et de l'amiral Avellan n'ont pas semblé d'injurieux sobriquets!… Les fleurs, toute beauté, toute lumière et toute joie… toute caresse aussi, évoquant les moustaches grognonnes et les lourdes basanes d'un soldat, ou bien le toupet parlementaire d'un ministre!… Les fleurs affichant des opinions politiques, servant à diffuser les propagandes électorales!… À quelles aberrations, à quelles déchéances intellectuelles peuvent bien correspondre de pareils blasphèmes, et de tels attentats à la divinité des choses ? S'il était possible qu'un être assez dénué d'âme éprouvât de la haine pour les fleurs, les jardiniers européens et, en particulier, les jardiniers français, eussent justifié ce paradoxe, inconcevablement sacrilège !… Parfaits artistes et poètes ingénus, les Chinois ont pieusement conservé l'amour et le culte dévot des fleurs : l'une des très rares, des plus lointaines traditions qui aient survécu à leur décadence. Et, comme il faut bien distinguer les fleurs l'une de l'autre, ils leur ont attribué des analogies gracieuses, des images de rêve, des noms de pureté ou de volupté qui perpétuent et harmonisent dans notre esprit les sensations de charme doux ou de violente ivresse qu'elles nous apportent… C'est ainsi que telles pivoines, leurs fleurs préférées, les Chinois les saluent, selon leur forme et leur couleur, de ces noms délicieux, qui sont, chacun, tout un poème et tout un roman : La jeune fille qui offre ses seins, ou L'eau qui dort sous la lune, ou : Le Soleil dans la forêt, ou : Le premier désir de la Vierge couchée, ou Ma robe n'est plus toute blanche parce qu'en la déchirant le Fils du Ciel y a laissé un peu de sang rose ; ou bien encore, celle-ci : J'ai joui de mon ami dans le jardin. Et Clara, qui me contait ces choses gentilles, s'écriait, indignée, en frappant le sol de ses petits pieds, chaussés de peau jaune : — Et on les traite de magots, de sauvages, ces divins poètes qui appellent leurs fleurs : J'ai joui de mon ami dans le jardin ! Les Chinois ont raison d'être fiers du Jardin des Supplices, le plus complètement beau, peut-être, de toute la Chine, où, pourtant, il en est de merveilleux. Là, sont réunies les essences les plus rares de leur flore, les plus délicates, comme les plus robustes, celles qui viennent des névés de la montagne, celles qui croissent dans l'ardente fournaise des plaines, celles aussi, mystérieuses et farouches, qui se dissimulent au plus impénétrable des forêts et auxquelles les superstitions populaires prêtent des âmes de génies malfaisants. Depuis le palétuvier jusqu'à l'azalée saxatile, la violette cornue et biflore jusqu'au népenthès distillatoire, l'hibiscus volubile jusqu’à l'hélianthe stolonifère, depuis l'androsace, invisible dans sa fissure de roc, jusqu'aux lianes les plus follement enlaçantes, chaque espèce est représentée par des spécimens nombreux qui, gorgés de nourritures organiques et traités selon les rites par de savants jardiniers, prennent des développements anormaux, des colorations dont nous avons peine, sous nos climats moroses et dans nos jardins sans génie, à imaginer la prodigieuse intensité. Un vaste bassin que traverse l'arc d'un pont de bois, peint en vert vif, marque le milieu du jardin au creux d'un vallonnement où aboutissent quantité d’allées sinueuses et de sentes fleuries d'un dessin souple et d'une harmonieuse ondulation. Des nymphéas, des nélumbiums animent l'eau de leurs feuilles processionnelles et de leurs corolles errantes jaunes, mauves, blanches, roses, pourprées; des touffes d'iris dressent leurs hampes fines, au haut desquelles semblent percher d'étranges oiseaux symboliques, des butomes panachés, des cypérus, pareils à des chevelures, des luzules géantes, mêlent leurs feuillages disparates aux inflorescences phalliformes et vulvoïdes des plus stupéfiantes aroïdées. Par une combinaison géniale, sur les bords du bassin, entre les scolopendres godronnés, les trolles et les inules, des glycines artistement taillées s'élèvent et se penchent, en voûte, au-dessus de l'eau qui reflète le bleu de leurs grappes retombantes et balancées. Et des grues, en manteau gris perle, aux aigrettes soyeuses, aux caroncules écarlates, des hérons blancs, des cigognes blanches à nuque bleue de la Mandchourie, promènent parmi l'herbe haute leur grâce indolente et leur majesté sacerdotale. Ici et là, sur des éminences de terre et de rocs rouges tapissés de fougères naines, d'androsaces, de saxifrages et d'arbustes rampants, de sveltes et gracieux kiosques lancent, au-dessus des bambous et des cedrèles, le cône pointu de leurs toits ramagés d'or et les délicates nervures de leurs charpentes dont les extrémités s'incurvent et se retroussent dans un mouvement hardi. Le long des pentes, les espèces pullulent épimèdes issant d'entre les pierres, avec leurs fleurs graciles, remuantes et voletantes comme des insectes; hémérocalles orangées offrant aux sphinx leur calice d'un jour, oenothères blancs, leur coupe d'une heure ; opuntias charnus, éomecons, morées, et des nappes, des coulées, des ruissellements de primevères, ces primevères de la Chine, si abondamment polymorphes et dont nous n'avons, dans nos serres, que des images appauvries; et tant de formes charmantes et bizarres, et tant de couleurs fondues!… Et tout autour des kiosques, entre des fuites de pelouses, dans des perspectives frissonnantes, c'est comme une pluie rose, mauve, blanche, un fourmillement nuancé, une palpitation nacrée, carnée, lactée, et si tendre et si changeante qu'il est impossible d'en rendre avec des mots la douceur infinie, la poésie inexprimablement édénique. Comment avions-nous été transportés là ?… Je n'en savais rien… Sous la poussée de Clara, une porte, soudain, s'était ouverte dans le mur du sombre couloir. Et, soudain, comme sous la baguette d'une fée, ç'avait été en moi une irruption de clarté céleste et devant moi des horizons, des horizons! Je regardais, ébloui; ébloui de la lumière plus douce, du ciel plus clément, ébloui même des grandes ombres bleues que les arbres, mollement, allongeaient sur l'herbe, ainsi que de paresseux tapis; ébloui de la féerie mouvante des fleurs, des planches de pivoines que de légers abris de roseaux préservaient de l'ardeur mortelle du soleil… Non loin de nous, sur l'une de ces pelouses, un appareil d'arrosage pulvérisait de l'eau dans laquelle se jouaient toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, à travers laquelle les gazons et les fleurs prenaient des translucidités de pierres précieuses. Je regardais avidement, sans jamais me lasser. Et je ne voyais alors aucun de ces détails que je recomposai plus tard; je ne voyais qu'un ensemble de mystères et de beautés dont je ne cherchais pas à m'expliquer la brusque et consolante apparition. Je ne me demandais même pas, non plus, si c'était de la réalité qui m'entourait ou bien du rêve… Je ne me demandais rien… je ne pensais à rien… je ne disais rien… Clara parlait, parlait… Sans doute, elle me racontait encore des histoires et des histoires… Je ne l'écoutais pas, et je ne la sentais pas, non plus, près de moi. En ce moment, sa présence, près de moi, m'était si lointaine! Si lointaine aussi sa voix…, et tellement inconnue!… Enfin, peu à peu, je repris possession de moi-même, de mes souvenirs, de la réalité des choses, et je compris pourquoi et comment j'étais là… Au sortir de l'enfer, encore tout blême de la terreur de ces faces de damnés, les narines encore toutes remplies de cette odeur de pourriture et de mort, les oreilles vibrant encore aux hurlements de la torture, le spectacle de ce jardin me fut une détente subite : après avoir été comme une exaltation inconsciente, comme une irréelle ascension de tout mon être vers les éblouissements d'un pays de rêve… Avec délices, j'aspirai, à pleines gorgées, l'air nouveau que tant de fins et mols arômes imprégnaient… C'était l'indicible joie du réveil, après l'oppressant cauchemar… Je savourai cette ineffable impression de délivrance de quelqu'un, enterré vivant dans un épouvantable ossuaire, et qui vient d'en soulever la pierre et de renaître, au soleil, avec sa chair intacte, ses organes libres, son âme toute neuve… Un banc, fait de troncs de bambous, se trouvait là, près de moi, à l'ombre d'un immense frêne dont les feuilles pourpres, étincelant dans la lumière, donnaient l'illusion d'un dôme de rubis… Je m'y assis, ou plutôt, je m'y laissai tomber, car la joie de toute cette vie splendide me faisait presque défaillir, maintenant, d'une volupté ignorée. Et je vis, à ma gauche, gardien de pierre de ce jardin, un Buddha, accroupi sur une roche, qui montrait sa face tranquille, sa face de Bonté souveraine, toute baignée d'azur et de soleil. Des jonchées de fleurs, des corbeilles de fruits couvraient le socle du monument d'offrandes propitiatoires et parfumées. Une jeune fille, en robe jaune, se haussait jusqu'au front de l'exorable dieu, qu'elle couronnait pieusement de lotus et de cypripèdes… Des hirondelles voletaient autour, en poussant de petits cris joyeux… Alors, je songeai — avec quel religieux enthousiasme, avec quelle adoration mystique! — à la vie sublime de celui qui, bien avant notre Christ, avait prêché aux hommes la pureté, le renoncement et l'amour… Mais, penchée sur moi comme le péché, Clara, la bouche rouge et pareille à la fleur de cydoine, Clara, les yeux verts, du vert grisâtre qu'ont les jeunes fruits de l'amandier, ne tarda pas à me ramener à la réalité, et elle me dit, en me désignant dans un grand geste le jardin : — Vois, mon amour, comme les Chinois sont de merveilleux artistes et comme ils savent rendre la nature complice de leurs raffinements de cruauté!… En notre affreuse Europe qui, depuis si longtemps, ignore ce que c'est que la beauté, on supplicie secrètement au fond des geôles, ou sur les places publiques, parmi d'ignobles foules avinées… Ici, c'est parmi les fleurs, parmi l'enchantement prodigieux et le prodigieux silence de toutes les fleurs, que se dressent les instruments de torture et de mort, les pals, les gibets et les croix… Tu vas les voir, tout à l'heure, si intimement mêlés aux splendeurs de cette orgie florale, aux harmonies de cette nature unique et magique, qu'ils semblent, en quelque sorte, faire corps avec elle, être les fleurs miraculeuses de ce sol et de cette lumière… Et, comme je n'avais pu réprimer un geste d'impatience : — Bête! fit Clara… petite bête qui ne comprend rien!… Le front barré d'une ombre dure, elle continua : — Voyons!… Étant triste, ou malade, as-tu, quelquefois, passé dans une fête?… Alors tu as senti combien ta tristesse s'irritait, s'exaspérait, comme d'une offense, à la joie des visages, à la beauté des choses… C'est une impression intolérable… Pense à ce que cela doit être pour le patient qui va mourir dans les supplices… Songe combien la torture se multiplie dans sa chair et dans son âme de tout le resplendissement qui l'environne… et combien l'agonie s'y fait plus atroce, plus désespérément atroce, cher petit coeur!… — Je songeais à l'amour, répliquai-je sur un ton de reproche… Et voilà que vous me parlez encore, que vous me parlez toujours de supplices!… — Sans doute!… puisque c'est la même chose… Elle était restée près de moi, debout, ses mains sur mon épaule. Et l'ombre rouge du frêne l'enveloppait comme d'une lueur de feu… Elle s'assit sur le banc, et elle poursuivit : — Et puisqu'il y a des supplices partout où il y a des hommes… Je n'y peux rien, mon bébé, et je tâche de m'en accommoder et de m'en réjouir, car le sang est un précieux adjuvant de la volupté… C'est le vin de l'amour… Elle traça, dans le sable, du bout de son ombrelle, quelques figures, naïvement indécentes, et elle dit : — Je suis sûre que tu crois les Chinois plus féroces que nous?… Mais non… mais non!… Nous, les Anglais?… Ah! parlons-en!… Et vous, les Français?… Dans votre Algérie, aux confins du désert, j'ai vu ceci… Un jour, des soldats capturèrent des Arabes… de pauvres Arabes qui n'avaient pas commis d'autre crime que de fuir les brutalités de leurs conquérants… Le colonel ordonna qu'ils fussent mis à mort sur-le-champ, sans enquête, ni procès… Et voici ce qui arriva… Ils étaient trente… on creusa trente trous dans le sable, et on les y enterra jusqu'au col, nus, la tête rase, au soleil de midi… Afin qu'ils ne mourussent pas trop vite… on les arrosait, de temps en temps, comme des choux… Au bout d'une demi-heure, les paupières s'étaient gonflées… les yeux sortaient de l'orbite… les langues tuméfiées emplissaient les bouches, affreusement ouvertes… et la peau craquait, se rissolait sur les crânes… C'était sans grâce, je t'assure, et même sans terreur, ces trente têtes mortes, hors du sol, et semblables à d'informes cailloux!… Et nous?… C'est pire encore!… Ah! je me rappelle l'étrange sensation que j'éprouvai quand, à Kandy, l'ancienne et morne capitale de Ceylan, je gravis les marches du temple où les Anglais égorgèrent, stupidement, sans supplices, les petits princes Modéliars que les légendes nous montrent si charmants, pareils à ces icônes chinoises, d'un art si merveilleux, d'une grâce si hiératiquement calme et pure, avec leur nimbe d'or et leurs longues mains jointes… Je sentis qu'il s'était accompli là… sur ces marches sacrées, non encore lavées de ce sang par quatre-vingts ans de possession violente, quelque chose de plus horrible qu’un massacre humain; la destruction d'une précieuse, émouvante, innocente beauté… Dans cette Inde agonisante et toujours mystérieuse, à chaque pas que l'on fait sur le sol ancestral, les traces de cette double barbarie européenne demeurent… Les boulevards de Calcutta, les fraîches villas himalayennes de Dardjilling, les tribades de Bénarès, les fastueux hôtels des traitants de Bombay n'ont pu effacer l'impression de deuil et de mort que laissent partout l'atrocité du massacre sans art, et le vandalisme et la destruction bête… Ils l'accentuent, au contraire… En n'importe quels endroits où elle parut, la civilisation montre cette face gémellée de sang stérile et de ruines à jamais mortes… Elle peut dire comme Attila : « L'herbe ne croît plus où mon cheval a passé. »… Regarde ici, devant toi, autour de toi… Il n'est pas un grain de sable qui n'ait été baigné de sang… et ce grain de sable lui-même, qu'est-il sinon de la poussière de mort?… Mais comme ce sang est généreux et féconde cette poussière!… Regarde… l'herbe est grasse… les fleurs pullulent… et l'amour est partout!… Le visage de Clara s'était ennobli… Une mélancolie très douce atténuait la barre d'ombre de son front, voilait les flammes vertes de ses yeux… Elle reprit : — Ah! que la petite ville morte de Kandy me sembla triste et poignante ce jour-là!… Dans la chaleur torride, un lourd silence planait, avec les vautours, sur elle… Quelques Hindous sortaient du temple où ils avaient porté des fleurs au Buddha… La douceur profonde de leurs regards, la noblesse de leur front, la faiblesse souffrante de leur corps, consumé par la fièvre, la lenteur biblique de leur démarche, tout cela m’émut jusques au fond des entrailles… Ils semblaient en exil, sur la terre natale, près de leur Dieu si doux, enchaîné et gardé par les cipayes… Et, dans leurs prunelles noires, il n'y avait plus rien de terrestre… plus rien qu'un rêve de libération corporelle, l'attente des nirvanas pleins de lumière… Je ne sais quel respect humain me retint de m'agenouiller devant ces douloureux, ces vénérables pères de ma race, de ma race parricide… Je me contentai de les saluer humblement… Mais ils passèrent sans me voir… sans voir mon salut… sans voir les larmes de mes yeux… et l'émotion filiale qui me gonflait le coeur… Et quand ils eurent passé, je sentis que je haïssais l'Europe, d'une haine qui ne s'éteindrait jamais… S'interrompant, tout d'un coup, elle me demanda : — Mais je t'ennuie, dis? Je ne sais pas pourquoi je te raconte tout cela… Ça n'a aucun rapport… Je suis folle!… — Non… non… chère Clara, répondis-je en lui baisant les mains… Je vous aime, au contraire, de me parler ainsi… Parlezmoi toujours ainsi!… Elle continua : — Après avoir visité le temple, pauvre et nu, qu'un gong décore à l’entrée, seul vestige des richesses anciennes, après avoir respiré l'odeur des fleurs dont l'image du Buddha était toute jonchée, je remontai mélancoliquement vers la ville… Elle était déserte… Évocation grotesque et sinistre du progrès occidental, un pasteur — seul être humain — y rôdait, rasant les murs, une fleur de lotus au bec… Sous cet aveuglant soleil, il avait conservé, comme dans les brumes métropolitaines, son caricatural uniforme de clergyman, feutre noir et mou, longue redingote noire à col droit et crasseux, pantalon noir, retombant, en vrilles crapuleuses, sur de massives chaussures de roulier… Ce costume revêche de prédicant s'accompagnait d'une ombrelle blanche, sorte de punka portatif et dérisoire, unique concession faite par le cuistre aux moeurs locales et au soleil de l'Inde que les Anglais n'ont pu, jusqu'ici, transformer en brouillard de suie. Et je songeai, non sans irritation, qu'on ne peut faire un pas, de l'équateur au pôle, sans se heurter à cette face louche, à ces yeux rapaces, à ces mains crochues, à cette bouche immonde qui, sur les divinités charmantes et les mythes adorables des religionsenfants, va soufflant, avec l'odeur du gin cuvé, l'effroi des versets de la Bible. Elle s'anima. Ses yeux exprimaient une haine généreuse que je ne leur connaissais pas. Oubliant ce lieu où nous étions, ses enthousiasmes criminels de tout à l’heure et ses exaltations sanglantes, elle dit : — Partout où il y a du sang versé à légitimer, des pirateries à consacrer, des violations à bénir, de hideux commerces à protéger, on est sûr de le voir, ce Tartuffe britannique, poursuivre, sous prétexte de prosélytisme religieux ou d’étude scientifique, l'oeuvre de la conquête abominable. Son ombre astucieuse et féroce se profile sur la désolation des peuples vaincus, accolée à celle du soldat égorgeur et du Shylock rançonnier. Dans les forêts vierges, où l'Européen est plus justement redouté que le tigre, au seuil de l'humble paillote dévastée, entre les cases incendiées, il apparaît, après le massacre, comme, les soirs de bataille, l'écumeur d'armée qui vient détrousser les morts. Digne pendant, d'ailleurs, de son concurrent, le missionnaire catholique qui, lui aussi, apporte la civilisation au bout des torches, à la pointe des sabres et des baïonnettes… Hélas!… la Chine est envahie, rongée par ces deux fléaux… Dans quelques années, il ne restera plus rien de ce pays merveilleux, où j'aime tant à vivre!… Tout à coup, elle se leva, et poussant un cri : — Et la cloche, mon amour !… On n'entend plus la cloche… Ah! mon Dieu… il sera mort !… Pendant que nous étions là, à causer, on l'aura, sans doute, conduit au charnier… Et nous ne le verrons pas!… C'est de ta faute, aussi… Elle m'obligea à me lever du banc… — Vite !… vite ! chéri !… — Rien ne nous presse, ma chère Clara… Nous verrons toujours assez d'horreurs… Parle-moi encore comme tu me parlais il y a une seconde où j'aimais tant ta voix, où j'aimais tant tes yeux ! Elle s'impatienta : — Vite !… vite !… Tu ne sais pas ce que tu dis !… Ses yeux étaient redevenus durs, sa voix haletante, sa bouche impérieusement cruelle et sensuelle… Il me sembla que le Buddha lui-même tordait, maintenant, dans un mauvais soleil, une face ricanante de bourreau… Et j'aperçus la jeune fille aux offrandes qui s'éloignait, dans une allée, entre des pelouses, làbas… Sa robe jaune était toute menue, légère et brillante, comme une fleur de narcisse. L'allée où nous marchions était bordée de pêchers, de cerisiers, de cognassiers, d'amandiers, les uns nains et taillés selon des formes bizarres, les autres, libres, en touffes, et poussant dans tous les sens leurs longues branches, chargées de fleurs. Un petit pommier dont le bois, les feuilles et les fleurs étaient d'un rouge vif, imitait la forme d'un vase pansu. Je remarquai aussi un arbre admirable, qu'on appelle le poirier à feuilles de bouleau. Il s'élevait en pyramide parfaitement droite, à la hauteur de six mètres, et, de la base très large au sommet en cône pointu, il était tellement couvert de fleurs qu'on ne voyait ni ses feuilles, ni ses branches. D'innombrables pétales ne cessaient de se détacher, alors que d'autres s'ouvraient, et ils voletaient autour de la pyramide, et ils tombaient lentement sur les allées et les pelouses qu'ils couvraient d'une blancheur de neige. Et l'air, au loin, s'imprégnait de subtiles odeurs d'églantine et de réséda. Puis, nous longeâmes des massifs d'arbustes que décoraient, avec les deutzias parviflores, aux larges corymbes rosés, ces jolies ligustrines de Pékin, au feuillage velu, aux grandes panicules plumeuses de fleurs blanches, poudrées de soufre. C'était, à chaque pas, une joie nouvelle, une surprise des yeux qui me faisait pousser des cris d'admiration. Ici, une vigne dont j'avais remarqué, dans les montagnes de l'Annam, les larges feuilles blondes, irrégulièrement échancrées et dentelées, aussi dentelées, aussi échancrées, aussi larges que les feuilles du ricin, enlaçait de ses ventouses un immense arbre mort, montait jusqu'au faîte du branchage et, de là, retombait en cataracte, en avalanche, protégeant toute une flore d'ombre qui s'épanouissait à la base entre les nefs, les colonnades et les niches formées par ses sarments croulants. Là, un stéphanandre exhibait son feuillage paradoxal, précieusement ouvré comme un cloisonné et dont je m'émerveillais qu'il passât par toute sorte de colorations, depuis le vert paon jusqu’au bleu d’acier, le rose tendre jusqu'au pourpre barbare, le jaune clair jusqu'à l'ocre brun. Tout près, un groupe de viburnums gigantesques, aussi hauts que des chênes, agitaient de grosses boules neigeuses à la pointe de chaque rameau. De place en place, agenouillés dans l'herbe, ou perchés sur des échelles rouge, des jardiniers faisaient courir des clématites sur de fines armatures de bambous; d'autres enroulaient des ipomées, des calystégies sur de longs et minces tuteurs de bois noir… Et, partout, dans les pelouses, les lis élevaient leurs tiges, prêtes à fleurir. Arbres, arbustes, massifs, plantes isolées ou groupées, il semblait tout d'abord qu'ils eussent poussé là au hasard du germe, sans méthode, sans culture, sans autre volonté que la nature, sans autre caprice que la vie. Erreur. L'emplacement de chaque végétal avait été, au contraire, laborieusement étudié et choisi, soit pour que les couleurs et les formes se complétassent, se fissent mieux valoir l'une par l'autre, soit pour ménager des plans, des fuites aériennes, des perspectives florales et multiplier les sensations, en combinant les décors. La plus humble des fleurs, de même que l'arbre le plus géant, concourait, par sa position même, à une harmonie inflexible, à un ensemble d'art, dont l'effet était d'autant plus émouvant qu'il ne sentait ni le travail géométrique, ni l'effort décoratif. Tout, aussi, semblait avoir été disposé, par la munificence de la nature, pour le triomphe des pivoines. Sur les pentes douces, semées, en guise de gazon, d'aspérules odorantes et de crucianelles roses, du rose passé des vieilles soies, des pivoines, des champs de pivoines arborescentes déroulaient de somptueux tapis. Près de nous, il y en avait d'isolées, qui nous tendaient d'immenses calices rouges, noirs, cuivrés, orangés, pourprés. D'autres, idéalement pures, offraient les plus virginales nuances du rose et du blanc. Réunies en foule chatoyante, ou bien solitaires au bord de l'allée, méditatives au pied des arbres, amoureuses le long des massifs, les pivoines étaient bien réellement les fées, les reines miraculeuses de ce miraculeux jardin. Partout où le regard se posait, il rencontrait une pivoine. Sur les ponts de pierre, entièrement recouverts de plantes saxatiles et qui, de leurs arches audacieuses, relient les masses de rochers et font communiquer entre eux les kiosques, les pivoines passaient, pareilles à une foule en fête. Leur procession brillante ascensionnait les tertres, autour desquels montent, se croisent, s'enchevêtrent les allées et les sentes que bordent de menus fusains argentés et des troènes taillés en haies. J'admirai un monticule où, sur des murs très bas, très blancs, construits en colimaçon, s'étendaient, protégées par des nattes, les plus précieuses espèces de pivoines, que d'habiles artistes avaient assouplies aux formes multiples de l'espalier. Dans l'intervalle de ces murs, des pivoines immémoriales, en boule sur de hautes tiges nues, s'espaçaient, dans des caisses carrées. Et le sommet se couronnait de touffes épaisses, de libres buissons de la plante sacrée dont la floraison, si éphémère en Europe, se succède ici durant toutes les saisons. Et, à ma droite, à ma gauche, toutes proches de moi, ou bien perdues dans les perspectives lointaines, c'étaient encore, c'étaient toujours des pivoines, des pivoines, des pivoines… Clara s'était remise à marcher très vite, presque insensible à cette beauté; elle marchait, le front barré d'une ombre dure, les prunelles ardentes… On eût dit qu’elle allait, emportée par une force de destruction… Elle parlait, et je ne l'entendais pas, ou si peu! Les mots de « mort, de charme, de torture, d'amour » qui, sans cesse, tombaient de ses lèvres, ne me semblaient plus qu'un écho lointain, une toute petite voix de cloche à peine perceptible là-bas, là-bas, et fondue dans la gloire, dans le triomphe, dans la volupté sereine et grandiose de cette éblouissante vie. Clara marchait, marchait, et je marchais près d'elle, et partout, c'étaient, avec les surprises nouvelles des pivoines, des arbustes de rêve ou de folie, des fusains bleus, des houx aux violentes panachures, des magnolias gaufrés, frisés, des cèdres nains qui s'ébouriffaient comme des chevelures, des aralias, et de hautes graminées, des eulalies géantes dont les feuilles en ruban retombent et ondulent, pareilles à des peaux de serpents, lamées d'or. C'étaient aussi des essences tropicales, des arbres inconnus sur le tronc desquels se balançaient d'impures orchidées; le banian de l'Inde, qui s'enracine dans le sol par ses branches multipliantes; d'immenses musas et, sous l'abri de leurs feuilles, des fleurs comme des insectes, comme des oiseaux, tel le féerique strelitzia, dont les pétales jaunes sont des ailes, et qu'anime un vol perpétuel. Tout à coup, Clara s'arrêta, comme si un bras invisible se fût posé sur elle, brutalement. Inquiète, nerveuse, les narines battantes, ainsi qu'une biche qui vient de flairer dans le vent l'odeur du mâle, elle huma l'air autour d'elle. Un frémissement, que je connaissais pour être l'avant-coureur du spasme, parcourut tout son corps. Ses lèvres devinrent instantanément plus rouges et gonflées. — As-tu senti?… fit-elle d'une voix brève et sourde. — Je sens l'arôme des pivoines qui emplit le jardin… répondis-je. Elle frappa la terre de son pied impatient : — Ce n'est pas cela!… Tu n'as pas senti?… Rappelle-toi!… Et, ses narines encore plus ouvertes, ses yeux plus brillants, elle dit : — Cela sent, comme quand je t'aime!… Alors, vivement, elle se pencha sur une plante, un thalictre qui, au bord de l'allée, dressait une longue tige fine, branchue, rigide, d'un violet clair. Chaque rameau axillaire sortait d'une gaine ivoirine en forme de sexe et se terminait par une grappe de toutes petites fleurs, serrées l'une contre l'autre et couvertes de pollen… — C’est elle!… c'est elle!… Oh! mon chéri!… En effet, une odeur puissante, phosphatée, une odeur de semence humaine montait de cette plante… Clara cueillit la tige, me força à en respirer l'étrange odeur, puis, me barbouillant le visage de pollen : — Oh! chéri… chéri!… fit-elle… la belle plante!… Et comme elle me grise!… Comme elle m'affole!… Est-ce curieux qu'il y ait des plantes qui sentent l'amour ?… Pourquoi, dis ?… Tu ne sais pas ?… Eh bien, je le sais, moi… Pourquoi y aurait-il tant de fleurs qui ressemblent à des sexes, si ce n'est pas parce que la nature ne cesse de crier aux êtres vivants par toutes ses formes et par tous ses parfums : « Aimez-vous!… aimez-vous!… faites comme les fleurs… Il n'y a que l'amour!… » Dis-le aussi qu'il n'y a que l'amour. Oh! dites-le vite, cher petit cochon adoré… Elle continua de humer l'odeur du thalictre et d'en mâchonner la grappe, dont le pollen se collait à ses lèvres. Et brusquement, elle déclara : — J'en veux dans le jardin… j'en veux dans ma chambre… dans le kiosque… dans toute la maison… Sens, petit coeur, sens!… Une simple plante… est-ce admirable !… Et maintenant, viens… viens !… Pourvu que nous n'arrivions pas trop tard… à la cloche!… Avec une moue, qui était comique et tragique, tout ensemble, elle dit encore : — Pourquoi aussi t'es-tu attardé là-bas, sur ce banc ?… Et toutes ces fleurs!… Ne les regarde pas… ne les regarde plus… Tu les verras mieux après… après avoir vu souffrir, après avoir vu mourir. Tu verras comme elles sont plus belles, quelle ardente passion exaspère leurs parfums!… Sens encore, mon chéri… et viens… Et prends mes seins… Comme ils sont durs!… Leurs pointes s'irritent à la soie de ma robe… on dirait d'un fer chaud qui les brûle… C'est délicieux… Viens donc… Elle se mit à courir, le visage tout jaune de pollen, la tige de thalictre entre les dents… Clara ne voulut pas s'arrêter devant une autre image de Buddha dont la face crispée et mangée par le temps se tordait dans le soleil. Une femme lui offrait des branches de cydoine, et ces fleurs me semblèrent de petits coeurs d'enfant… Au détour d'une allée, nous croisâmes, portée par deux hommes, une civière sur laquelle se mouvait une sorte de paquet de chair sanglante, une sorte d'être humain, dont la peau, coupée en lanières, traînait sur le sol, comme des guenilles. Bien qu'il fût impossible de reconnaître le moindre vestige d'humanité dans cette plaie hideuse qui, pourtant, avait été un homme, on sentait que, par un prodige, cela respirait encore. Et des gouttes rouges, des traînées de sang marquaient l'allée. Clara cueillit deux fleurs de pivoine et les déposa sur la civière, silencieusement, d'une main tremblante. Les porteurs découvrirent, dans un sourire de brute, leurs gencives noires et leurs dents laquées… et, quand la civière eut passé : — Ah! ah!… Je vois la cloche… dit Clara… je vois la cloche… Et, tout autour de nous, et tout autour de la civière qui s'éloignait, c'était comme une pluie rose, mauve et blanche, un fourmillement nuancé, une palpitation carnée, lactée, nacrée, et si tendre et si changeante, qu'il est impossible d'en rendre, avec des mots, la douceur infinie et le charme inexprimablement édénique… |
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3 | 1899.2 |
Mirbeau, Octave. Le jardin des supplices [ID D24698]. Sekundärliteratur 1995 Bernier, Lucie. L'imaginaire chinois chez Octave Mirbeau [ID D24735]. Le jardin des supplices, écrit suite à l'Affaire Dreyfus, ce livre d'un Mirbeau dreyfusard, expose les éléments d'injustice et d'hypocrisie entourant les événements. Tout en s'attaquant au pouvoir, le thème principal du roman est le meurtre, ce crime étant la plus grande préoccupation humaine. Mais au lieu de s'en prendre directement à la société française, Mirbeau transpose ses idées en Chine et crée un personnage féminin, une Anglaise, qui symbolise la soif du sang et du meurtre. En plus d'être représentée à travers cette femme, la Chine devient chez Mirbeau non seulement un anti-Occident mais aussi une image négative reflétant les préjugés et les opinions de l'époque. Mirbeau est progressif. Dans une deuxième temps, lorsque, dans le roman, Mirbeau considère la femme, les Anglais et les Chinois, il partage les préjugés de son époque sans en dénoncer l'injustice. Marginalisés ou en dehors de la société, ils font partie de 'l'autre' et sont susceptibles de discrimination. En 1894 éclate l'Affaire Dreyfus. La France se divise en deux camps, les Dreyfusards, groupés autour de la Ligue des Droits de l'Homme et les antidreyfusards, cléricaux, militaristes et antisémites formant le Comité de l'Action Française. Mirbeau, prenant partie pour la réhabilitation de Dreyfus, mène, tout au long de l'affaire, une campagne féroce contre les partisans de l'antisémitisme en publiant articles et romans dans lesquels il insulte ses adversaires. A la même époque, avec l'expansion du colonialisme en Extrême-Orient et les divers intérêts européens en conflit, l'idée du 'péril jaune' se concrétise. Tout est mis en oeuvre pour la mise en condition de la population : il faut éviter tout contact avec le 'Jaune'. Mirbeau, écrivain bien de son temps, ne reste pas insensible à tous les courants contradictoires, celui d'un anti-Occident et celui des préjugés face aux Orientaux, entourant cette littérature et à l'évasion que celle-ci procure. Si Le jardin des supplices ne peut être compris sans l'Affaire Dreyfus, il transmet, par le fait même que l'action se passe en Extrême-Orient, les idées reçues au sujet de la Chine et des Chinois. C'est sur le bateau qui mène le narrateur à Ceylan qu'il fait la connaissance de Clara, une jeune Anglaise aussi belle que mystérieuse, à la fois tendre et cruelle. Dès le début le narrateur en tombe amoureux et décide de la rejoindre en Chine après un séjour à Colombo. Clara l'entraîne dans le Jardin des Supplices. A ce moment du récit, les descriptions les plus horribles nous sont faites en ce qui concerne les tortures et les souffrances orientales. C'est à cet endroit que Clara se sent revivre et peut donner libre cours à ses instincts, à la vue de la pourriture et de la mort. Toute cette longue diatribe avait pour but de mettre en juxtaposition les deux sociétés : l'hypocrisie décrite dans les deux premières parties du roman est pour justifier les pratiques cruelles, l'avidité et la corruption cultivées en Orient. On peut affirmer que Mirbeau met sur un même pied d'égalité les deux sociétés ; seule l'hypocrisie est la 'valeur' propre au monde occidental. D'après Mirbeau, les Chinois sont honnêtes en ce qui concerne la cruauté de leur société. Pour lui, la torture morale qui s'opère en Europe, est bien pire que la torture physique. Libérée des lois de la morale, Clara ne révèle sa véritable personnalité qu'en Chine, à la fin du roman, elle reproche au narrateur et aux Européens leur hypocrisie. Dans ce sens, la Chine est pour Mirbeau une terre de liberté qui permet de se libérer de toutes conventions. C'est à travers l'exotisme et l'exploitation des scandales politiques que l'expansion coloniale apparaît dans la littérature romanesque. Pour Mirbeau comme pour beaucoup d'écrivains de l'époque, le colonialisme n'est pas reconnu comme un phénomène nouveau ayant des conséquences particulières, ils ne s'y intéressent qu'indirectement. La Chine devient une circonstance nouvelle qui vient enrichir les thèmes habituels des oeuvres de Mirbeau. Le Jardin des supplices est toutefois le seul de ses romans où l'action se déroule en Extrême-Orient. Mirbeau n'y est jamais allé, la réalité orientale n'y joue alors qu'un rôle de second ordre. Affirmant un dégoût et un mépris profond pour ses contemporains et la société dans laquelle il vit, c'est contre eux, contre le monde qu'ils représentent que Mirbeau se sert de la Chine comme paravant pour transmettre sa philosophie. Le sentiment d'échapper à un monde décadent et vieilli, de retrouver la vie instinctive en est l'élément fondamental. Mais là s'arrête chez Mirbeau les considérations idéalisées sur la Chine car il met sur un pied d'égalité les deux sociétés par le fait même qu'elles soient pareillement corrompues. Mirbeau reprend les valeurs de la société française pour les appliquer à la Chine en plus d'appliquer les stéréotypes en vogue qui assument ou supposent que les Chinois sont corrompus et cruels et que ces attributs font partie de leur nature même. On remarque que le portrait que Mirbeau fait du Chinois est négatif, toujours il est représenté de façon à ce que la cruauté soit intrinsèque à sa physionomie, chaque geste est choisi, interprété comme une manifestation de sa race et n'est que prétexte à généralisation. Si pour Mirbeau la cruauté fait partie de la nature humaine, elle est toutefois à son comble en Chine où la torture et le supplice sont décuplés « par l'horreur de l'imagination chinoise », poussées « jusqu'à un raffinement inconnu de nos cruautés occidentales, pourtant si inventives ». Mirbeau ne retient que ce trait de la psychologie asiatique. La cruauté, l'horreur, le sadisme sont donnés comme représentatifs des Chinois plutôt que des dispositions de l'écrivain. Suivant là un courant qui lui permet de se justifier à travers l'Autre, il n'est donc pas surprenant de voir que la morbidité soit appliquée à un peuple que Mirbeau connaît mal. Dans sa recherche d'une altérité utopique et absolue lui permettant la fuite d'une réalité inacceptable, Mirbeau va chercher en Chine un anti-Occident tout en gardant les valeurs et les préjugés de son groupe social. L'exotisme apparaît ici comme une esquisse du reflet de la situation contemporaine au lieu d'offrir de nouvelles possibilités concrètes à travers l'Autre. 1997 Quach, Gianna. Mirbeau et la Chine [ID D24734]. Dans « Le jardin de supplices », le stéréotype des Chinois comme artistes de cruauté raffinée évoque le genre d'exotisme, répandu dans la littérature populair, que Victor Segalen aurait caractérisé de 'rance' et de 'mésusé'. Mais cette exploitation systématique du mythe 'péril jaune' n'exclut pas l'apparition d'une autre image plus complexe de la Chine. Dans l'entreprise exotique particulière de Mirbeau, c'est la négativité même de la Chine qui la pousse en dehors de simples clichés pour assumer une forme contraire – celle du désir européen. La vraie signification de ce désir s'opère au-delà de l'exotisme même s'il est ancré dans la tradition de l'orientalisme français. Dans « Le jardin », les qualités barbares de 'l'autre' (le supplice chinois, par exemple) ne sont plus citées pour justifier la mission civilisatrice européenne, mais cela devient une stratégie de différenciation. Elles ne sont plus présentées comme une extension de l'impérialisme avec lequel elles sont généralement associées, mais comme le symbole d'une 'autre' culture que l'Occident n'a pas pu encore 'civiliser' et former à son image. C'est dans le changement d'un exotisme 'explicite' appartenant à l'impérialisme et au modernisem dégradés, à sa reconstruction à un niveau qui transcende les réalités historiques, que la vision exotique de Mirbeau se constitute. L'exotisme de Mirbeau est donc toujours divisé entre le souvenir de la propre image et les circonstances historiques qui ébranlent sa réalité. Il dépend de la représentation d'une Chine allégorique, d'un domaine aux explorations existentielles, dont les ornements historiques sont atténués à un minimum. Dans la section « En mission » du texte, la critique acerbe de l'impéralisme – avec des références géographiques détaillées aux noms et aux endroits réels – est remplacée dans « Le jardin » par un jardin mythique qui constitute l'univers entier de la Chine. En tant que jardin de supplices, la force symbolique de la Chine est conservée, masquant la perte de sa distinction culturelle, alors que la Chine se modernise et se dirige vers un système républicain. Malgré sa motivation humaniste, l'exotisme tardif de Mirbeau contient une dimension plus sinistre. En attribuant la valeur de l'individualisme à la présence de l'exotique, Mirbeau ne rejette l'impérialisme que pour l'affirmer sur un autre plan. Si la survie de l'individu dépend d'une réserve exotique, les territoires lointains sont, encore une fois, perçus comme une partie vitale de l'intérêt français. La geste impérialiste se répète, bien que sur un plan plus subtil. Cela dit, la gêne témoignée dans la tentative de Mirbeau d'instaurer un autre ordre moral et esthétique que dans « Le jardin » montre comment les suppositions incontestées, les événements historiques, les désirs, et les projections particulières à une culture continuent à déterminer la direction et la portée de n'importe quelle re-négociation avec l'histoire, ou n'importe quels départs importants dans la conception du 'moi' et de 'l'autre'. « Le jardin » commence par une mise en accusation contre une Europe où règnent l'opportunisme politique et la dépravation morale. Divisé en trois parties – le 'Frontispice', 'En mission', et 'Le jardin' – le roman commence par une discussion sur la loi universelle du meurtre, continue avec les descriptions sur la climat de décadence et de cynisme marquant la France, et se termine avec « Le jardin » où les horreurs croissantes du jardin de supplices chinois reflètent non seulement l'envors de l'ordre et de la moralité européens, mais fait allusion à la nature barbare de l'homme cachée sous le vernis de civilisation. En dépit des efforts de Mirbeau pour réconcilier la critique sociale et politique dans les deux premières parties avec « Le jardin » où l'on entre dans un univers sadique de fantasme sexuel et d'excès morbide, il est difficile d'accepter que le jardin de supplices chinois n'élabore que la discussion antérieure du texte sur les natures identiques de l'amour et du meurtre. En route, le narrateur rencontre Clara et se retrouve en Chine avec elle. L'impression initiale d'une force morale discrète qu'il suscite – créée en partie par sa sensibilité ironique et en partie par une impression de sagesse due au récit rétroactif – est vite dissipée, au moment où il se montre aussi disqualifié que les autres à critiquer Clara et l'Europa. Si le narrateur est dégoûté par l'Europe, il ne refuse pas, pour autant, les privilèges que seule l'Europe peut lui offrir, indiquant son incapacité de concevoir une (autre) solution vraiment existentielle et morale en dehors de l'Europe. A un certain niveau, Clara, elle aussi, est coupable. Son intention de vivre en Chine est basée sur des raisons aussi suspectes que celles du narrateur. Elle exprime le fantasme impérialiste d'être dans un endroit libre de tous tabous et de toutes lois. Pour elle, l'idée de liberté et de différence culturelle n'est qu'une parodie, une licence sexuelle venue du spectacle de supplices et de souffrances. Et la Chine tant estimée par Clara n'est pas moins déshonorante, puisqu'elle est un jardin d'Eden renversé, un empire de sens, de sexe et de supplices dont l'unique porte-parole est un supplicieur qui regrette la grandeur de la Chine. Si ni Clara ni la Chine n'offrent de vraies solutions aux problèmes d'Europe, est-ce que, comme le narrateur veut nous le faire croire, Clara est seulement une métaphore pour « la présence réelle de la vie », et le jardin de supplices une autre Europe, un emblème pour « l'éternelle souffrance humaine sur toute la terre ». Dans la dernière scène, quand c'est la différence entre Clara et la Chine, et non leur similitude, qui est mise en valeur, ce n'est pas une idée de corruption universelle qui saute aux yeux. En murmurant dans sa transe qu'elle ne répéterait jamais son orgie de sexe et de supplices, Clara est menacée par une image grotesque de la Chine. Dans sa transe, Clara retombe dans un état temporaire reconnaissable de remords européen, tandis que le singe, symbole de tout ce que Clara désire de l'expérience immédiate et irréfléchie, laisse voir la distance entre Clara et la Chine, et l'impossibilité de la conscience civilisée de Clara d'atteindre l'état de plénitude tant voulu. Quand elle affirme qu'elle possède l'âme de l'ancienne Chine plutôt que celle d'Europe, Clara se situe au côté de l'Empire – non pas l'empire européen qui s'identifie avec tout ce qui est 'progressif' et 'moderne' et adopte même un raisonnement éclairé pour sa perpétuation dans le monde, mais l'empire chinois dont les caractéristiques barbares rejetées par Europe deviennent son attirance centrale. Dans « Le jardin », la trajectoire moral du narrateur évoque l'ambivalence de Mirbeau dans son engagement politique anarchiste et dans son entreprise exotique. 2002 Zhang, Yinde. Octave Mirbeau et la Chine : paradoxes du jardin exotique [ID D24710]. Anti-réaliste et anti-naturaliste dans le refus de la composition, Mirbeau offre une représentation de la Chine, dans un esprit tout aussi peu soucieux de précisions vraisemblables et référentielles. Le seul nom de Canton suffit au romancier pour évoquer un pays où les habitants utilisent les bronzes comme utensiles quotidiens, où le bourreau s'exprime dans un anglais parfait pour exprimer sa nostalgie du temps où l'art de torturer n'était pas encore tombé en décadence et d'où, sans aucune connaissance linguistique, le narrateur nous rapporte des conversations entières, échangées dans la langue de Confucius. A un amalgame d'invraisemblances s'ajoute un manque de détails précis. Les personnages chinois sont peu individualisés, qui se limitent soit à des portraits atypiques comme les deux diplomates chinois en poste en Angleterre et rencontrés à bord du Saghalien, soit à des individus anonymes fondus dans la foule grouillante. La Chine, qu'aucun voyage n'a permis au romancier de connaître, relève moins de sérieuses enquêtes géographiques, historiques et anthropologiques que d'images stéréotypées de paravent, fort répandues à l'époque et qui déteignent sur l'oeuvre : des hommes coiffés de chapeaux en forme de cloche côtoient des poètes déclamant des vers dans la rue, des bonzes et des marchands frappant sur des gongs pour accomplir des gestes rituels ou pour attirer les clients. Ils se déplacent dans le décor grâce à des moyens de transports typiques comme palanquins, jonques, sampangs, « illuminés de lanternes rouges », décor composé d'architectures représentatives telles que maisons de thé, boutiques imitant des pagodes, tentes en forme de kiosque ou portes couronnées de dragons rouges. A la différence du XVIIIe siècle où les Européens s'intéressaient avant tout, concernant le jardin chinois, à sa forme irrégulière et variée, la fin du XIXe siècle semble focaliser l'attention sur les plantes rares et spécialement tropicales. On comprend pourquoi la végétation luxuriante prédomine dans ce jardin chinois, dont le principe esthétique, dans la réalité référentielle, accorde cependant l'importance primordiale à l'eau et à la pierre, synonymes même du paysage. Il est indubitable que Le jardin des supplices, d'une plume antimilitariste et anticolonialiste, jette l'anathème sur les crimes et les violences perpétrés par le colonialisme européen. L'image de la Chine, pays de civilisation millénaire, constitue à ce titre une antiphrase de la barbarie des actes civilisateurs de l'Europe. Mais la glorification de l'art et la spiritualité chinoises ne fournissent pas uniquement un anti-discours qui alimente une écriture polémique : ils sont synonymes d'une civilisation vicieuse dont le raffinement dans la cruauté s'avère le contrepoint de la brutalité occidentale. Le jardin oriental entre dès lors dans un processus de métaphorisation de l'Occident « décadent ». Le jardin se présente dans le roman d'abord comme un lieu rêvé dont l'ingéniosité et l'aspect pittoresque semblent dépasser en imagination la connaissance des jardins anglo-chinois existant en Europe. La positivité du jardin s'étend à l'apologie du talent artistique des jardiniers. En y plantant les essences les plus rares et en y élevant les oiseaux symboliques les plus étranges, les jardiniers chinois, « parfaits artistes et poètes ingénus », se révèlent « bien supérieurs à nos grossiers horticulteurs ». Il suffit pour s'en convaincre, selon le narrateur, de se reporter à la façon dont ils baptisent les fleurs, en créant « des images de rêve, des noms de pureté ». L'inversion de la dichotomie barbare/civilisé s'appuie ici tant sur l'art de l'Orient que sur sa sagesse et sa spiritualité. Le jardin chinois bénéficie ainsi de la bienveillante protection du Bouddha, dont la statue est perchée sur une roche comme son « gardien de pierre ». Son visage tranquille et imprégné de « bonté souveraine » fait de lui un « exorable dieu » qui, « bien avant notre Christ, avait prêché aux hommes la pureté, le renoncement et l'amour... ». Les louanges de l'enseignement bouddhique supérieur au christianisme par son antériorité même s'opèrent dans un décor printanier, isolé de la chaleur écrasante et délétère environnante, offrant l'un des rares moments de contemplation, de sérénité, d'élévation de l'âme. Cette éphémère rêverie sur un nouvel ordre moral, provoquée par l'image du Bouddha se prolonge, au delà du roman, dans celle de Lao Zi, père fondateur du taoïsme. La stigmatisation des Européens, mêlée à la projection des angoisses et inquiétudes propres à l'auteur, repose en réalité sur le double statut accordé au Céleste Empire : « terre de beauté, patrie de l'Art... et lieu de la pire cruauté, révélateur de notre barbarie ». Il s'agit dès lors d'une démarche plus métaphorique qu'antithétique, la finesse de la cruauté et la grossièreté de la barbarie entrant dans un rapport analogique. Le jardin, dans ces conditions, se fait le théâtre d'atroces spectacles, l'horticulture étant étroitement associée à la torture, ainsi que l'explique Clara au narrateur : « Comme les Chinois sont de merveilleux artistes et comme ils savent rendre la nature complice de leurs raffinements de cruauté !... c'est parmi les fleurs, parmi l'enchantement prodigieux et le prodigieux silence de toutes les fleurs, que se dressent les instruments de torture et de mort, les pals, les gibets et les croix... ». En effet, c'est au milieu de « l'enchantement floral » que s'érigent des échafauds, des potences pour la strangulation ou des appareils pour le dépècement, enveloppés par « un raffinement diabolique » des essences les plus rares. Les verdures, les parterres de fleurs comme des banquettes de bois cohabitent par ailleurs avec « tout un outillage de sacrifice et de torture » qui « étalait du sang, ici séché et noirâtre, là, gluant et rouge ». La végétation prend, dans ce jardin de beauté mortifère, des aspects et des formes inquiétants. Bizarre, étrange et monstrueuse, elle est dominée par la couleur rouge, naturellement complice du sang : « d'immenses fleurs rouges, d'immenses fleurs pourprées, des pivoines couleur de sang » ou de « précieux émaux violacés avec des couleurs de sang ». Il n'est pas jusqu'à la cloche qui ne soit fondue « d'un bronze lugubrement patiné de rouge ». Des descriptions en crescendo vident progressivement le mot sang de son sens chromatique pour exhiber clairement les traces de la violence meurtrière : « Du sang encore étoilait de rouge la blancheur des jasmins, marbrait le rosé coralin des chèvrefeuilles, le mauve des passiflores, et des petits morceaux de viande humaine, qui avaient volé sous les coups de fouets et des lanières de cuir, s'accrochaient, ça et là, à la pointe des pétales et des feuilles... ». L'orgie florale ensanglantée est bien sûr une hypallage de la cruauté humaine, puisque les fleurs, anthropomorphisées, se montrent pareilles « à des lèvres saignantes » et « semblaient nous saluer au passage, ironiquement, et nous montrer le chemin de la torture ». A la fois « mutilées », montrant leur « petits cœurs rouges » et « de véritables lèvres humaines » comme des « fleurs de boucherie et de massacre », elles semblent revêtir ici une double connotation : la Chine à la fois avilie et cruelle, blessée et dévorante. Ainsi le Bouddha qui se présentait à l'instant comme l'incarnation de la tranquillité et de la paix, dans un décor printanier souriant, « lui-même tordait, maintenant dans un mauvais soleil, une face ricanante de bourreau » Le rouge qui imprègne les éléments végétaux et construits de ce jardin exotique métaphorise fondamentalement les vices de l'Europe, comme le laissait présager le début du roman à travers l'image de Madame G. présentée comme «un énorme paquet de fleurs roulantes, de plumes dansantes, de dentelles déferlantes », d'une vulgarité incommensurable. La métaphore filée de la dernière partie du roman vient simplement actualiser le programme de ce personnage « qui, ne pouvant plus cultiver la fleur du vice en son propre jardin, la cultivait en celui des autres, avec une impudeur tranquille, dont on ne savait pas ce qu'il convenait le mieux d'admirer, ou l'effronterie ou l'inconscience». La folie et les meurtrissures jardinières pourvoient d'un sens concret la mascarade florale de Madame G en explicitant la correspondance entre la perversité cultivée chez les autres et la boue exportée dans les colonies par l'État français. L'oeuvre de Mirbeau est certes marquée au sceau de l'incrimination politique, sociale et morale, comme en témoignent les invectives du narrateur, vers la fin du roman, qui vient expliciter et accentuer la dédicace d'une virulence critique déjà sans ambiguïté. Cette verve inquisitoriale, toutefois, ne dissimule pas le formidable abandon imaginaire à la fascination de la souffrance et de la mort qui pervertit la stigmatisation et confère au roman son caractère paradoxal. Une esthétique fin de siècle, travaillée par la corrosion du système explicatif, engendre une écriture oxymorique où l'auteur cultive, dans ce jardin oriental, toutes les contradictions et tous les paradoxes et où cohabitent fleur et torture, beauté et pourriture, vie et mort. L'ornithologie n'est pas en reste, qui, avec le paon, oiseau d'origine asiatique, motif récurrent du roman, incarne aussi la cohabitation de deux principes antagonistes : vie et mort, beauté et corruption. Symphonie chatoyante de formes et de couleurs, le paon fait sa première apparition dans « En mission », lors de la conversation dans laquelle s'engagent le narrateur avec le chasseur français. Cet oiseau de parade magnifique, dès le début, est explicitement associé à l'abject et à l'infâme, dans la mesure où il s'alimente « des excréments du tigre ». La splendeur de son plumage est en réalité consubstantielle aux ordures dont il se nourrit. Cette ambivalence fait le charme létal de l'oiseau. Peuplé d'une faune et d'une flore aussi ambivalentes, le jardin s'avère un Eden inversé, inscrit dans un paysage antinomique de paradis infernal, conforme sans doute au mythe personnel de l'auteur. Le voyage s'impose en effet à son origine comme une nécessité, un subterfuge, un exil, à cent lieux d'une évasion exotique délibérée. Cette fuite contrainte, sous couvert d'une mission civilisatrice de progrès, avait pour destination Ceylan, transformée en escale au profit de Canton à la suite d'un hasard, une improvisation, un revirement. Le départ de Paris se révèle alors comme un faux départ par rapport à l'ultime destination. A cette faille s'ajoute un manque : on constate l'ellipse totale sur le voyage vers la Chine, nouvelle contrée atteinte non pas après une traversée, mais plutôt un silence, une rupture, une page blanche : « Le lendemain matin, après une sauvage nuit d'amour, nous reprenions la mer, en route vers la Chine ». Ce seul indice introduit en effet une double cassure dans l'espace géographique comme livresque. On change de pays comme on change de chapitre. La brusquerie avec laquelle les personnages « sont parachutés » ou « tombent » dans cette nouvelle contrée recèle déjà une verticalité qui signifie moins l'arrivée dans un lieu exotique après un déplacement horizontal et dépaysant que la chute brutale dans la géhenne. Le départ et le voyage sont vulnérables parce qu'ils Sont soumis à un détournement programmé. Le séjour du narrateur qui s'ensuit au palais de Clara à Canton, à rebours, fait du voyage non pas un aller, un éloignement, une évasion, mais déjà un retour effectué sous la direction d'une Circé. En traitant son amant de « petit cochon », elle transforme le voyageur en un 'nostos', qui ne se dirige pas tant vers sa terre natale - il la rejette et il est sans attaches - mais vers un autre lieu d'origine imaginaire, le jardin chinois, lieu où naît et où finit toute vie. Ce lieu, par rapport à la première destination que le narrateur embryologiste devait initialement atteindre pour « violer les mystères, aux sources mêmes de la Vie, retrouver la cellule primordiale », constitue finalement une sorte de lieu d'origine subverti : tout en étant un voyage de retour, ce périple odysséen vers la Chine, au lieu de permettre au narrateur de gagner l'origine, l'en éloigne, le dépossédant encore davantage d'un domaine de connaissance déjà extrêmement réduit, l'enfonçant sans appel dans sa perte identitaire. Au voyage avorté succède un exotisme emprisonné. Le jardin de Canton a beau être un somptueux domaine hypèthre ; il s'enclave dans une configuration concentrique et circulaire, que suggère déjà la structure emboîtée du texte. Cette structure formelle est évocatrice du dispositif des sas, à travers lesquels les lecteurs accèdent au cœur de l'univers infernal. Contrairement à la clôture du jardin chinois, synonyme d'une miniature protégée des effluves néfastes du monde extérieur mais reproduisant le macrocosme de la nature, le jardin des supplices est enfermé au milieu du bagne, blindé par le leitmotiv de la porte et des murailles. Le bagne est bien sûr protégé « des murs quadrangulaires », sans autre ouverture que « l'immense porte, couronnée de dragons rouges ». Le jardin des supplices proprement dit, situé au coeur même du bagne, est ceinturé d'autres murs encore, même si ces derniers sont dissimulés par une épaisse végétation grimpante. Plus que l'enfermement, ce sont les figures d'encerclement qui prédominent dans ce monde carcéral. Au lieu de sentiers sinueux caractéristiques du jardin chinois, ce sont des allées circulaires que le narrateur privilégie : la scène du supplice de la cloche, summum de l'art torturant, et mobilisant des descriptions paroxysmiques, se trouve installée au cœur du jardin : « nous laissâmes l'allée circulaire sur laquelle s'embranchent d'autres allées sinuant vers le centre... ». L'approche de ce théâtre central nécessite plusieurs étapes : des sons de la cloche captés de loin à l'arrivée des personnages au bagne seront progressivement perçus avant que l'instrument de torture emblématique ne soit exhibé dans son horreur. Le voyage dans ce jardin exotique, à travers Clara, aura pris le sens de l'exil de l'âme nécessaire à la quête du narrateur. Mais le récit maintient toutes les ambiguïtés d'un univers exotique isotopique, pour ne pas dire celles d'« une monstruosité littéraire », dont le mélange de circularité et de patchwork, à travers une narration dépassée par les cauchemars, renvoie à l'image de Clara habillée mi à la chinoise mi à l'européenne, en qui se réunissent le pur et l'impur, la beauté et le fumier. Les contradictions généralisées et permanentes s'enlisent dans un impossible dépassement, car elles proviennent des zones troubles du monde imaginaire de l'auteur34. En prenant ses distances par rapport à la fixation collective - le pied de nez à l'hypocrisie de la religion et de la morale, à la politique de l'expansion justifiée par le modèle unique de la civilisation européenne - il s'engouffre dans un anarchisme nihiliste, qui correspond à la perte et la dépossession de soi et qui, par la même, ne procède peut-être que de l'intériorisation de l'angoisse de ses contemporains devant la dégénérescence de l'Occident. L'éthopée chinoise chez Mirbeau se révèle en définitive comme un miror ébouissant qui calcine sa tentative d'altérisation et brouille le sens en dévoilant un jardin secret non pas éclairé par de sublimes Muses mais obscurci par le létal Eros. 2010 Michel, Pierre. Le jardin des supplices ou du cauchemar d'un juste à la monstruosité littéraire [ID D24711]. Par-dessus le marché, Mirbeau manifeste de nouveau un souverain mépris pour le code de « vraisemblance », qui nous présente pour « vrai » ce qui n'est qu'une convention culturellement admise, et pour le code de « crédibilité », qui implique une certaine cohérence interne à l'oeuvre, selon l'accord tacite passé entre l’auteur et ses lecteurs. Il se plaît donc à multiplier les transgressions et les « invraisemblances ». Peu lui chaut, en vérité, que, sans connaître un mot de chinois, le narrateur ne nous en rapporte pas moins des conversations entières dans la langue de Confucius ; ou que le « brave » et « débonnaire » bourreau chinois exprime dans l'anglais le plus académique sa nostalgie du bon vieux temps où l'art de torturer n'était pas encore tombé en quenouille ; ou encore que le pilier de tripot de la première partie du récit, totalement ignorant des choses de la nature, pour lesquelles il affiche un souverain mépris, se mue, dans la deuxième partie, en botaniste érudit et en admirateur inconditionnel des horticulteurs chinois… Mais qu’en est-il de la Chine, où est située la deuxième partie du récit ? Clara affirme que les Chinois sont, plus que les Européens, « dans la logique de la vie et dans l’harmonie de la nature ». Pourtant il s’agit d’un État vieux de plusieurs milliers d’années, qui n’a donc plus rien de l’Éden primitif, et dans lequel on se livre, au nom de la « Justice », rendue « au petit bonheur », comme dit Clara, à des monstruosités qui ne semblent choquer personne, tant elles sont considérées comme naturelles : des innocents y sont torturés avec de savants raffinements appréciés des esthètes ; de menus délits y sont passibles des supplices les plus cruellement sophistiqués, qui prolongent délicieusement l’agonie ; et la mise à mort dans les règles de l’art y a été longtemps considérée comme le plus exaltant des beaux-arts et comme le symptôme d’une civilisation supérieure… Un tel état social peut-il sérieusement être proposé comme contre-modèle à la vieille Europe pourrie, vilipendée dans En mission ? Entre la corruption de la prétendue « République » française, la si mal nommée, puisqu’elle est tombée entre les mains d’une bande de « joyeux escarpes », et la férocité dont témoignent les supplices infligés par la dynastie mandchoue des Qing pour maintenir, par la terreur et la communion, la cohésion de la société chinoise soumise à sa domination, faut-il vraiment choisir ? On serait bien tenté de conclure que, tout bien pesé, la mascarade de la première partie n’est que peccadille en comparaison de la barbarie qui s’exerce dans le bagne de Canton. Mais il nous est rétorqué, d’une part que les Européens anéantissent infiniment plus de monde que les Chinois, grâce à l’efficacité d’engins de mort sophistiqués tels que « la fée Dum-Dum », mais se livrent à ce jeu de massacre avec une brutalité toute mécanique, qui « gaspille la mort » d’une façon « administrative et bureaucratique », comme le leur reproche Clara, c’est-à-dire « sans art », sans la moindre compensation esthétique ; et, d’autre part, que les effusions de sang des suppliciés chinois constituent le terreau indispensable aux somptueux parterres de fleurs soignés et entretenus avec un amour de l’art et une science de l’horticulture à nuls autres pareils : les véritables barbares ne sont pas forcément ceux que l’on a tendance à croire. Comment le lecteur ne serait-il pas désemparé devant ces oppositions constantes entre l’Occident et l’Orient, dont les férocités égales lui interdisent de choisir, devant ces critères de jugement rationnellement inintelligibles à ses yeux, où l’on mélange allègrement art et torture, progrès scientifique et massacres, et où l’esthétique des uns et la technicité avancée des autres semblent n’avoir d’autre objectif commun que la mise à mort du plus grand nombre possible d’êtres humains au nom de valeurs qui les transcendent ? Comment ne pas perdre ses repères quand les civilisateurs se révèlent cannibales et que les bourreaux apparaissent comme de joviaux et consciencieux artistes à peine dévoyés ?... La liberté de Clara, comme celle des pervers des 120 journées de Sodome, suppose l’esclavage de tous les sous-hommes et la mise à mort programmée de victimes immolées à son bon plaisir : elle le reconnaît elle-même quand elle précise que, si la vie en Chine « est libre, heureuse, sans conventions, sans préjugés, sans lois », ce n’est que « pour nous »... 2010 Mirbeau et la Chine. In : Dictionnaire Octave Mirbeau [ID D24712]. Dans Le Jardin des supplices, Octave Mirbeau reprend des images de la Chine véhiculées par la littérature de voyage et les journaux de son époque. Il aborde aussi l'art et la pensée chinoise dans sa critique esthétique. 1. Une civilisation en décomposition Dans Le Jardin des supplices, la Chine, c'est d'abord la ville et ses alentours. La vision dépeinte est celle de l'Enfer. Le feu et la souffrance sont omniprésents. Les lieux sont attaqués par la pourriture. La saleté des lieux et la pourriture sont soulignées dans les récits de voyage, et il en va de même de l'image des Chinois reprise par Mirbeau : ils sont décrits en osmose avec la pourriture ambiante, ils ont perdu leur humanité. Les scènes de la vie quotidienne sont un théâtre de l'horreur et de la souffrance. La dégradation des Chinois est aussi bien physique que morale : ce sont des êtres infernaux, des voleurs, ils sont même comparés à des animaux dans son récit. Cette décomposition est confirmée par le bourreau : « Nous vivons, dans une époque de désorganisation... Il y a en Chine, Milady, quelque chose de pourri... » 2. Une justice cruelle Les condamnés sont envoyés au bagne, où ils subissent leur peine. C'est un lieu où règnent la torture et la souffrance. Le raffinement dans les supplices apparaît dans les méthodes employées : combinaison de supplices, détournement d'un acte afin qu'il entraîne le plus de souffrance possible (par exemple, l'acte de manger est transformé en torture), ou bien encore utilisation des organes du plaisir pour faire souffrir (supplices du rat et de la caresse). Le supplice est total, permanent : il agit sur le corps et sur l'esprit. Des représentations de supplices sont placées en face des cellules. Mirbeau reprend là des éléments du récit de Catherine de Bourboulon qui décrit la « pagode des supplices ». 3. Un art sublime Le jardin fait cohabiter la beauté et l'horreur. Il apparaît d'abord comme un paradis, puis comme un enfer. Le nombre des fleurs, leur rareté et leur beauté, font de ce jardin une image du paradis. Cet art du jardin a fasciné les Européens. Mirbeau souligne la supériorité des jardiniers chinois sur les « grossiers horticulteurs » européens : pour lui, les Chinois sont de « parfaits artistes ». Dans sa critique esthétique, son enthousiasme et son excès le conduisent à écrire que « cet art chinois [est] le plus parfait qui ait jamais fleuri sur la terre !...». Il parlera des peintres japonais d’estampes dans les mêmes termes : « Ce sont les rois des artistes ! ». On retrouve ici un des éléments du Beau d'Octave Mirbeau : faire ressentir la vie à travers l'oeuvre. 4. La pensée chinoise L'initiation du narrateur dans Le Jardin des supplices permet de mettre en scène le sacré et de décrire certains rites, par exemple : « Des jonchées de fleurs, des corbeilles de fruits couvraient le socle du monument d'offrandes propitiatoires et parfumées. Une jeune fille, en robe jaune, se haussait jusqu'au front de l'exorable dieu, qu'elle couronnait pieusement de lotus et de cypripèdes. » Dans le tantrisme, le corps humain est une image du cosmos, d'où de nombreuses représentations de l'acte sexuel qui symbolise les transferts d'énergie du cosmos. Ces représentations ont interpellé les occidentaux qui les ont souvent interprétées comme des orgies. Mirbeau, reprend ces fantasmes lorsque, dans Le Jardin des supplices, le narrateur les décrit : « D'abord, je ne vis que des femmes […] qui se livraient à des danses frénétiques, à des possessions démoniaques, autour d'une sorte d'Idole. […] Je reconnus que c'était l'Idole terrible, appelée l'Idole aux Sept verges… […] à l'endroit précis où le ventre monstrueux finissait, sept verges s’élançaient. […] Criant hurlant, sept femmes, tout à coup, se ruèrent aux sept verges de bronze ». Dans l'art tantrique, il y a de nombreuses représentations de dieux et de déesses en accouplement. Ils ont souvent l'aspect effrayant décrit précédemment. Si Le Jardin des supplices met en scène des rites chinois, il faut se pencher sur l'oeuvre critique d'Octave Mirbeau pour découvrir un article sur un « homme, à coup sûr unique dans l'histoire de l'humanité...» : Lao-Tsé (Lao-Tseu), auteur du « plus beau livre qui, au cours de toute l'humanité, ait été écrit et pensé par un homme » et qui « connaissait le coeur des hommes, l'âme des foules, la psychologie de son peuple et des peuples, la nature, ses mystères et ses beautés, plus qu'aucun esprit humain ne les connut jamais » Dans son article, Sur un vase de Chine, consacré à l'art et à la pensée chinoise, Mirbeau utilise à deux reprises, ironiquement, le terme « barbare » pour parler des Chinois : il se moque ainsi de la supériorité que les occidentaux prétendent avoir sur les autres peuples dans tous les domaines. Dans Le Jardin des supplice, il renvoie dos-à-dos les Européens et les Chinois. Leurs civilisations sont également violentes, injustes, cyniques, pourries : nous sommes nous aussi des « barbares » comme eux, voire pires qu'eux. Mais dans les domaines artistiques les Chinois nous sont supérieurs depuis bien longtemps. Dans ses articles, Mirbeau, réaffirmera cette supériorité artistique, à laquelle il associera les peintres japonais, et l'étendra au domaine spirituel à travers la figure de Lao-Tseu. |
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4 | 1901 |
Mirbeau, Octave. Sur un vase de Chine [ID D24709]. Sekundärliteratur Zhang, Yinde. Octave Mirbeau et la Chine : paradoxes du jardin exotique [ID D24710]. Sur un vase de Chine, article que l'auteur a écrit au lendemain des expéditions européennes qui ont maté la révolte des boxeurs chinois en 1900. Une perdrix et un vase en bronze que possède la romancier y reçoivent en effet une description aussi méliorative. Contrairement à la perception générale de l'époque qui voyat en ces bagatelles d'insignifiants bibelots exotiques, Mirbeau les érige en de véritables objets d'art, sur lesquels il répand son émerveillement et son admiration. Mirbeau et la Chine. In : Dictionnaire Octave Mirbeau [ID D24712]. Dans son article, Sur un vase de Chine, consacré à l'art et à la pensée chinoise, Mirbeau utilise à deux reprises, ironiquement, le terme « barbare » pour parler des Chinois : il se moque ainsi de la supériorité que les occidentaux prétendent avoir sur les autres peuples dans tous les domaines. |
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5 | 1928 |
[Mirbeau, Octave]. Gong nü Madelan [ID D24764]. Ba Jin schreibt im Vorwort : "On the recent Chinese translations of Western literary works, there are only three for which I have a deep feeling. The first is Shevyrev by Artsybashev ; the second is The pale horse by Savinkov, and the third is this work by Mirbeau. The first two are Russian works of fiction, and are significantly different from this one. Lu Xun thinks Shevyrev is a story about 'anger and righteous indignation'. As to The pale horse, the hero George is an extremist who denies everything. He does not even believe in revolution, despite being a member of a terrorist group." |
# | Year | Bibliographical Data | Type / Abbreviation | Linked Data |
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1 | 1899 | Mirbeau, Octave. Le jardin des supplices. (Paris : E. Fasquelle, 1899). | Publication / Mir1 |
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2 | 1900 | Mirbeau, Octave. Chinoiserie. In : Le journal ; 15 juillet (1900). | Publication / Mir14 |
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3 | 1901 | Mirbeau, Octave. Sur un vase de Chine. In : Le journal ; 15 juillet (1901). | Publication / Mir7 |
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4 | 1926 |
[Mirbeau, Octave]. Mi'erpo duan ju ji. Yue Ying yi. (Shanghai : He zuo chu ban she, 1926). [Übersetzung von Theaterstücken von Mirbeau]. 米爾波短劇集 |
Publication / Mir3 | |
5 | 1928 |
[Mirbeau, Octave]. Gong nü Madelan. Ying Yue yi. [Vorwort von Feigan = Ba Jin]. (Shanghai : Kai ming shu dian, 1928). Übersetzung von Mirbeau, Octave. Les mauvais bergers : pièce en cinq actes. (Paris : E. Fasquelle, 1898). [Erstaufführung Théâtre de la Renaissance, Paris, 14 déc. 1897]. 工女马得兰 |
Publication / Mir13 | |
6 | 1928 |
[Mirbeau, Octave]. Gong ren ma de lan. Li Feigan [Ba Jin], Yue Ying yi. (Shanghai : Kai ming shu dian, 1928). Übersetzung von Mirbeau, Octave. Les mauvais bergers : pièce en 5 actes. (Paris : Charpentier et Fasquelle, 1898). 工人马得兰 |
Publication / Mir15 | |
7 | 1935 |
[Mirbeau, Octave]. Sheng yi jing. Wang Liaoyi yi. (Shanghai : Shang wu yin shu guan, 1935). Übersetzung von Mirbeau, Octave. Les affaires sont les affaires : comédie en trois actes. (Paris : E. Fasquelle, 1903). (Bibliothèque Charpentier). 生意經 |
Publication / WanL1 | |
8 | 1940 |
[Mirbeau, Octave]. Fu yun liu shui. Zhang Wanqing bian yi. (Shanghai : Hai tian shu dian, 1940). Übersetzung von Mirbeau, Octave. Les affaires sont les affaires : comédie en trois actes. (Paris : E. Fasquelle, 1903). (Bibliothèque Charpentier). 浮雲流水 |
Publication / Mir6 | |
9 | 1941 |
Xu, Qu. Chun, ji, Sheng yi jing : [san mu ju]. (Shanghai : Wen kuo she, 1941). Adaptation von Mirbeau, Octave. Les affaires sont les affaires : pièce en trois actes. (Paris : L'illustration, 1903). [Erstaufführung Comédie-Française, 1903]. 蠢卽生意經 : 三幕劇 |
Publication / Mir5 | |
10 | 1947 |
[Mirbeau, Octave]. Cang fang li de nan zi. Mierbo ; Ma Zongrong yi. (Shanghai : Wen hua sheng huo chu ban she, 1947). (Fan yi xiao wen ku ; 6). Übersetzung von Novellen von Mirbeau]. 仓房里的男子 |
Publication / Mir16 | |
11 | 1996 |
[Mirbeau, Octave]. Yi ge shen jing shuai ruo zhe de er shi yi tian. Aoketafu Mi'erbo zhu ; Lu Ying yi. (Beijing : Zuo jia, 1996). (Zuo jia can kao cong shu). Übersetzung von Mirbeau, Octave. Vingt-et-un jours d'un neurasthénique. (Paris : Charpentier, 1901). 一个神经衰弱者的二十一天 |
Publication / Mir2 |
# | Year | Bibliographical Data | Type / Abbreviation | Linked Data |
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1 | 1995 | Bernier, Lucie. L'imaginaire chinois chez Octave Mirbeau : Le jardin des supplices. In : The force of vision ; vol. 2. (Tokyo : Telecommunications Association, 1995). | Publication / Mir12 |
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2 | 1997 | Zhang, Yinde. Octave Mirbeau et la Chine : paradoxes du jardin exotique. In : Crise fin-de-siècle et tentation de l'exotisme. Guy Ducrey et Jean-Marc Moura (dir.). (Lille : Presses de l'Université de Lille III, 2002). | Publication / Mir8 |
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3 | 1997 | Quach, Gianna. Mirbeau et la Chine. In : Cahiers Octave Mirbeau ; no 4 (1997). | Publication / Mir11 |
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4 | 2010 |
Michel, Pierre. Le jardin des supplices ou du cauchemar d'un juste à la monstruosité littéraire. http://membres.multimania.fr/fabiensolda/darticles%20francais/PM- preface%20Jardin%20des%20supplices.pdf. |
Publication / Mir9 |
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5 | 2010 | Mirbeau et la Chine. In : Dictionnaire Octave Mirbeau http://mirbeau.asso.fr/dictionnaire/index.php?option=com_glossary&id=716. | Publication / Mir10 |
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