Mirbeau, Octave. Les Chinois de Paris. In : La France ; 1er avril (1885).
Hier, par le gai soleil de printemps, Paris présentait un spectacle charmant. Le concours hippique regorgeait de gommeux et de demoiselles ; les voitures n'emportaient vers le Bois que des figures heureuses et souriantes et mamais peut-être les courses de Vincennes n'avaient vu tant de monde leur venir. Peuple de palefreniers et de filles, que la justice des rues, aux heures des sombres révoltes, fouette sur les places publiques et dont elle fait tomber les têtes sur les échafauds dressés, tu ne désarmeras donc jamais, et il faudra donc que ton rire en redingote claire et en toilettes indécentes, insulte toujours aux larmes de la patrie en deuil !
Les victorias se croisaient, dans l'avenue du Bois de Boulogne, se recounaissaient, se saluaient ; tout le plaisir était là, insolent et provocateur, qui défilait ainsi qu'aux jours de fête. Et j'ai vu des ouvriers, le dos courbé, traînant la patte comme de pauvres chiens las, qui regardaient sans haine passer ces criminels impassibles, - ceux qui parfaois insultent les prêtres, les soldats, et se ruent sur les sergents de ville. Ils regardaient, sans que leur poing se serrât, sans que de leurs coeurs gonflés et de leurs lèvres colères tombât le mot meurtrier qui désigne aux revanches futures les condamnés, et voue les pourritures aux charniers populaires.
Mais c'était la Bourse qu'il fallait voir, la Bourse au spectacle de laquelle le coeur se soulevait de dégoût. Chaque fois que la France est en péril, chaque fois que le sang ruisselle de ses flancs, les larmes de ses yeux, il y a des milliers d'hommes de proie qui s'abattent sur elle, qui se précipitent pour recueillir ce sang et ces larmes et, hideux alchimistes, les transformer en or. Du fond de quels antres, de quelles banques, de quels bagnes, de quels ghettos déchaînés ces misérables étaient-ils accourus ?
La bouche tordue, les bras agités, les yeux allumés de rapines, ils couraient, s'écrasaient, se marchaient les uns sur les autres, et une immense clameur montait, plus barbare que les cris de victoire des Chinois. Les marches du grand bâtiment étaient toutes noires, de cette foule grouillante et grimaçante, qui semblait porter, sur ses épaules, le monstre énorme et sans yeux, d'où l'on entendait sortir, comme des bruits d'écroulement - l'écroulement de la fortune de la France. Et l'on se demandait si la France n'était point là, couchée dans ce tombeau, belle, pâle et morte, et de toutes ces mains avides, pareilles à des tentacules de pieuvres, ne s'approchaient pas d'elle, ne se posaient sur elle, et, lentement, l'enlaçant de leurs mille suçoirs et de leurs mille ventouses, ne pompaient le sang, tout chaud de ses veines ouvertes.
Ces bandits souhaitaient que le désastre fût plus irréparable encore, la défaite plus définitive. Ils inventaient les nouvelles sinistres, comme si la réalité n'était pas déjà assez douloureuse et le deuil assez sombre. Il ne leur suffisait pas que, là-bas, notre petite armée fût peut-être perdue et que peut-être pas un de ceux qui ont combattu ne revînt vers le pays qui les pleure, ils faisaient courir le bruit que l'émeute était dans Paris, qu'on s'égorgeait autour de la Chambre et sur les boulevards.
S'ils avaient pu apprendre tout d'un coup que la patrie s'effondrait, qu'il n'y avait plus que des ruines, que de Marseille à Lille, de Nancy à Bordeaux, la France était devenue un champ horrible de carnage, quelles acclamations et quels forcenés hurrahs ! Et à mesure que les cours s'effondraient, à mesure que nos rentes, sous l'effort de ces brigadns unis, s'abîmaient, affolées, dans la déroute, on voyait la joie se crisper sur ces visages, pareils à ceux de ces juifs sordides qui, le soir des batailles, parmi les affûts de canons brisés et les fusils tordus, vont dépouiller les blessés et détrousser les cadavres.
Qui, je vous le jure, j'ai souhaité un instant de voir les canons et les mitrailleuses balayer cette bande de chacals et faire tomber une à une les pierres et les colonnes de ce temple maudit qui se dresse impudemment, comme und perpétuelle insulte et une trahison à la patrie.
Et pendant ce temps, pendant que les hommes de plaisir se ruent au plaisir sans pitié et que les hommes de proie se ruent aux proies honteuses, nos héroïques petits soldats, sans secours, sans espoir, attendent peut-être la mort dans ces défilés hérissés d'ennemis féroces ; et peut-être leurs cadavres mutilés, la face tournée vers le pays lointain, jonchent-ils les champs de riz et les marécages empestés, leurs testicules aux dents !
Literature : Occident : France