Montesquieu, Charles de Secondat de. De l'esprit des loix [ID D1829].
Sekundärliteratur (2).
2008
Jacques Pereira : Par le fait, intellectuellement, Montesquieu était tout disposé à franchir le pas et à faire de la religion une institution essentiellement humaine qui trouve sa place dans une totalité normative caractéristique du génie national d'un peuple. Au coeur du débat entre libertins, déistes et apologistes, l'originalité de Mondesquieu est de vider le religieux de son contenu de croyance vécue pour n'en conserver que la forme, mais tout de la forme jusqu'au dernier prêtre et au moindre rituel pour mettre en évidence l'efficience de sa fonction politique qui ne dépend en rien, bien sûr, du fait que cette religion soit 'vraie' ou 'fausse'. La religiosité chinoise va lui offrir opportunément l'occasion de vérifier la prégnance de cette approche en fournissant l'exemple extrême d’une piété réduite à ce qu'il appelle les rites et dont le dogme, vidé de toute conscience de la transcendance, est 'dirigé' vers le corps social et ses exigences propres.
Sur la question de la morale Montesquieu a encore des vues originales à faire valoir, et que ce sera à travers l'étude de celle des Chinois qu'il parviendra. Dans le domaine moral, tout en s'inscrivant dans le vaste mouvement de refondation laïque que le XIIIe siècle a conduit à partir d'une réflexion sur le droit naturel, l'origine du devoir et la notion de libre-arbitre, Montesquieu nous semble se singulariser par le fait qu'il entrevoit qu’une morale sans sujet ou plutôt dont les moeurs sont le sujet réel, est possible et pleinement valide.
A plus d'un égard le discours que Montesqieu tient sur le despotisme chinois apparaît découplé du contexte de son propre discours sur la Chine et largement asservi à des exigences de cohérence interne propres à son système de classification tel qu'il l'élabore à travers L'esprit des lois. Sans aller jusqu'à dire que ce choix doctrinal de faire du gouvernement chinois un despotisme est inexplicable et contradictoire, il demeure qu l'on n’est pas moins surpris que certains de ses contemporains quand on voit tomber la sanction.
Il est clair qu'au moment où Montesquieu s'occupe de la question chinoise, les positions se sont radicalisées : les témoignages des voyageurs et de missionnaires dissidents sont venus apporter la contradiction aux belles affirmations des jésuites qui font en Europe l'objet d’attaques de plus en plus violentes dont un des principaux mobiles est bien de discréditer dans ce dont ils tirent leur plus grande gloire.
L'appareil mandarinal, par la qualité de son personnel (les lettrés) et par sa structure (des réseaux hiérarchiques qui aboutissent aux six tribunaux pékinois dont les pouvoirs sont interdépendants) semble suffisamment garantir le contrôle du pouvoir impérial. Montesquieu a tout de suite senti le danger que constitue aussi bien pour sa typologie politique que pour ses engagements idéologiques, un gouvernement aussi atypique. Renversant alors la pente naturelle de ses anylses, il va s'efforcer de montrer que cette belle harmonie sociale chinoise aux allures utopiques dissimule une forme particulièrement pernicieuse d'oppression despotique. Mais ce ne sera pas sans avoir assez d'honnêteté intellectuelle pour insister sur le fait que la Chine revient invariablement au despostisme plutôt qu'elle n'y demeure, sous la contrainte de forces qui la dépassent : climat et situation géographique, étendue du territoire, surpopulation endémique, poids de la tradition.
Montesquieu note qu'il est remarquable que dans les Etats despotiques la religion borne naturellement le politique. C'est en Chine, pays conservateur s'il en est, et d'un despotisme déjà aménagé par la pression du facteur démographique. Il prend l'idée que 'l'objet' du gouvernement chinois est la 'tranquillité publique', en se fixant pour but de montrer que c'est an alliant étroitement le ritualisme et la constitution familiale du gouvenement qu'il y parvient. Il est en effet tout de suite apparu aux yeux des législateurs de la Chine, au premier rang desquels il faut bien sûr placer Confucius, que le meilleur moyen d'atteindre cet 'objet' de la politique chinoise était d’inculquer l'esprit de subordination.
Le ritualisme chinois et confucéen reste aux yeux de Montesquieu fondamentalement idolâtre comme l'était à Rome la religion du peuple : les offrandes matérielles et notamment de nourriture, dans le culte des morts, étaient décrites avec suffisamment de détails par les missionnaires et les voyageurs pour dissiper tout doute à ce sujet.
Lorsque Montesquieu aborde le problème de la religion en Chine, il prend en compte la multiplicité des croyances et distingue entre le confucianisme d'une part et le taoïsme et le bouddhisme de l'autre. A l'extrême opposé du confucianisme, nous trouvons donc deux formes de pensée religieuse : 'les Tao et les Foë', que Montesquieu n'est pas le seul à confondre dans un même opprobre quoiqu’elles soient fort différentes et que l’une soit d'origine indienne et l'autre typiquement chinoise ; et, à toutes deux, il semble imputer généreusement le dogme de la métempsycose.
Montesquieu ne croit pas que le christianisme, qui devrait être la plus tolérante des religions, le soit effectivement, et s'il ne doute pas que les déboires qu'il a rencontrés à la Chine ne soient liés, précisément, à son esprit d'intolérance qui l'a rendu là-bas à peu près aussi insupportable qu'il l'avait été parmi les Romains, il n'est pas non plus disposé à admettre que la tolérance chinoise soit de la même nature exactement que celle que l'on a pu rencontrer dans l'antiquité gréco-latine.
Le problème que se pose Montesquieu a toutes les apparences d'un paradoxe : il faut que la Chine soit intolérante pour d'autres raisons que le traitement qu'elle a infligé aux missionnaires chrétiens et à leurs néophytes, et qui aurait pu sembler le motif le plus évident aux yeux des Européens.
Une première interprétation de la doctrine de Montesquieu montre qu'il admet le principe d'une plus grande tolérance de la nation tartaro-chinoise dans le domaine de la religion. Mais les troubles religieux existent tout de même à la Chine, les annales l'attestent, les bon Pères en font timidement état ; et la manière de les traiter n'est pas toujours des plus humaines.
Montesquieu se préoccupe assez peu de reconstituter une morale proprement dite qui aurait un caractère raisonné et s'appuierait sur un corps de principes métaphysiques. Il connaît l'existence d'une école néo-confuciénne mais son intérêt pour les développements particuliers de l'histoire éthique de la Chine ne dépasse jamais l'ordre de l’anecedotique et de l'historique. Se refusant à inventer la doctrine de la sagesse chinoise à la place des Chinois qui ne s'en étaient guère souciés, il aura ce premier mérite de renoncer à trouver ce qui n'existe pas sous la forme où on l'attendait, sans pour autant cesser de chercher inlassablement à rendre raison de ce manque dans le langage d'une nouvelle rationalité.
La morale chinoise, on s’entendait à considérer que son pragmatisme découlait naturellement de son découplage dogmatique : parce que la religiosité des Chinois était laïque, voir fondamentalement athée, la morale qui était tenue malgré tout de codifier l'ensemble des conduites socialisées ne pouvait être raccrochée qu'à l'expérience ou à l’exercice natural de la raison.
Montesquieu, tout en donnant le sentiment de ne pas s'éloigner de la position la plus couramment adoptée par ses contemporains sur la question du non-dogmatisme de la morale chinoise, va en réalité s'attacher à rechercher dans son alayse les fondements d’un dogmatisme d'une autre façon.
Montesquien tient la Chine pour un gouvernement despotique, contre l'avis des bons Pères qui en font presque unanimement une monarchie ; que les moeurs que l'on peut trouver dans un Etat despotique sont assez corrompues pour n'y pas jouer un rôle politique fondamental ; que les censeurs, qui ont à charge de surveiller la pureté des moeurs, constitutent, par le fait, une institution politique plus appropriée aux régimes pour lesquels la vertu est le principe même de gouvernement.
Montesquieu rend comte, le plus objectivement possible, du poid qu'exerce le ritualisme sur la société chinoise et dont témoignent unanimement les relations missionnaires.
Montesquieu montre que c'est par des voies comparables que Lycurgue et Confucius ont ouvré à modeler une espèce tout à fait prticulière de citoyen : l'un en forçant les usages par la loi, l'autre en donnant aux usages la force des lois. Les institutions chinoises ne sauraient être assimilées à celles d'un vulgaire despotisme à la turque ou à la persane : on y accorde trop de prix à la formation des esprits.
Si Montesquieu s'attarde tant sur les modalités de l'éducation chinoise, c'est qu'il sent là, que nous sommes en présence d'un système éducatif qui n'est pervers que d'avoir atteint la perfection de sa logique d'intégration. Le secret de la longévité de cette société tient à ce qu'il n'y a rien d'extérieur à l'univers étique du Chinois.
Il semble intellectuellement fasciné par la cohésion du ritualisme chinois dans lequil il voit la véritable assise du système politique impérial.
Montesquieu explique que les législateurs de Chine eurent l'habileté de faire du dogme moral un article de foi et qu'ils sacralisèrent ce qui en climat chrétien relève du formalisme relationnel le plus extérieur. Dans la continuité des modalités de l'éducation chinoise, il s'opère une sorte de retournement par lequel le 'précepte' - qui, dans nos traditions, est source de l'action morale – trouve son ressort dans la mise en forme gestuelle et cérémonielle de sa propre élocution. Très significativement, le terme de rite est employé indifféremment comme cérémonie et comme contenu mental. Le culte des morts et le culte de Confucius ne sont que des expansions mystiques de la ritualisation du sentiment filial, et si la religion constitute bien l'arrière-plan dogmatique de la morale chinoise, cet arrière-plan est en réalité généré par la morale elle-même. Montesquieu semble attaché à expliquer le fonctionnement de la morale chinoise qu'à l'invalider ou même simplement l'évaluer, et sa critique forte, finalement, plus sur les voies de l'acquisition de ce sens moral que sur sa qualité : du point de vue du rendement social, il n'est pas loin de considérer que ces deux morales atteignent également leur but.
Montesquieu qui ne conceptualise guère la notion de vertu morale, ne s'intéresse que médiocrement à les applications concrètes de la moralité chinoise, soit qu'il soit d’avance convaincu que les Chinois ne peuvent pas être individuellement moins moraux, soit qu'il considère que les actes vertueux qui regardent la morale individuelle sont toujours enveloppés dans la mécanique de la morale collective où ils trouvent leur véritable valeur.
Le discours que tien Montesquieu sur l'application des peines dans la justice courante, tend à suggérer que ces pratiques s'incrivent dans la continuité d'un système des moeurs qui n'a pas su découvrir la valeur morale de la personne humaine ou qui n'en fait pas son principe : asservi à l’objet politique de la 'tranquillité publique', il n'hésite pas à le chercher par la voie de l'intimidation, de l'humiliation et, à l'occasion, de l'extermination. De la même façon, les moeurs chinoises ne tolèrent pas que 'les hommes et les femmes se communiquent', et Montesquieu retient que si les Chinoises sont recluses au même titre que la plupart des femmes asiatiques, c'est qu'il y a une nécessité physique à les séparer.
Tout l'appareil des cérémonies s'édifie autour du respect dû au père, et l'ordre social va calquer sa hiérarchie sur un rapport archétypal qui donne au respect la force conjuguée du devoir moral et du sentiment. Montesquieu relève aussitôt que la piété filiale qui vient remplir de son contenu affectif la civilité chinoise a toutes les apparences d'un principe politique.
Ce que redoute Montesquieu dans le recours à une continuité du pourvoir paternel au pouvoir positif, c'est l'enfermement dans l'illusion idéologique qui conférerait au gouvernement monarchique le prestige de l'archétype : il en résulterait que tous les autres tomberaient immédiatement dans l'irrationnel, de sorte que la typologie prendrait les allures d'une classification tératologique. Or, le modèle social chinois est dangereux parce qu'il ne naturalise pas seulement l'organisation civile de la société, mais que cette naturalisation emporte celle de son organisation politique.
S'agissant de la Chine, c'est la politique qui présente le plus de difficulté à Montesquieu. Comme ses contemporains, il a d'abord été fasciné par les échos des 'merveilles' qui se rapportaient sur la Chine dont les voyageurs et les missionnaires entretenaient la légende. Son évolution vers une certaine intransigeance s'explique largement par des données conjoncturelles dont le changement de l'opinion générale sur les jésuites en Europe n'est peut-être pas la plus décisive. La question politique chinoise pose trois problèmes principaux à Montesquieu : Elle remet en cause sa typologie des gouvernements reprise de la tradition philosophique, et notamment le profond réaménagement qu'il lui impose en introduisant une pré-classification qui distingue entre 'régimes modérés' et 'gouvernement despotique'. Le modèle chinois apparaît de plus en plus clairement comme une alternative au modèle monarchique français qui ne satisfait presque personne. Pour tout ce qu'il demeure de conservateur et de féodal, le discours complaisant sur la Chine ne peut apparaître que produit ou exploité par des hommes attachés à remettre en cause la pairie, les parlements et les privilèges.
Montesquieu fait partie des auteurs qui ont tiré la bonne leçon de la Querelle des rites et retourné sur le christianisme les avantages acquis sur la religiosité chinoise : tandis que l'âpre débot se soldait par une prise de conscience collective de ce que la religion, dans sa dimension mystique, est irréductiblement une affaire personnelle, il finit par imposer cette conclusion qu'appréhendée comme fait collectif elle ne peut plus prétendre à l'absolu.
La justice constitute pour Montesquieu un élément décisif qui va lui permettre de se positionner de manière extrêmement critique à l'égard du gouvernement chinois. Ses critiques portaient plus sur la nature du rapport qu'entretient l'empereur avec son administration que sur la constitution même de ce corps administratif.
En Chine les artefacts sont climatiques : c'est la rizière qui enclenche les catastrophes. La tragédie chinoise, et Montesquieu est persuadé qu'elle existe bien, se joue non pas dans un cadre naturel, mais dans un décor, celui de ces paysages verdoyants dont les bon Pères nous disent qu'ils se déroulent hamonieusement à l'infini et montent à l'assaut des montagnes. Montesquieu n'ignore pas que la Chine n'es pas une immense rizière, que si le riz est la nourriture de base de tous les Chinois, il ne se cultive que dans le Sud et que ce pays offre une grande variété de produits.
Si le niveau de mise en valeur des terres peut expliquer la forte démographie chinoise, par contre le gigantisme du territire doit avoir un effet contrariant pour Montesquieu qui comte pour rien l'inidence de l'organisation administrative. Il réunit tous les facteurs susceptibles de réduire le paradox chinois. Il mentionne donc l'absence des eunuques, le rôle du dogme religieux, le riz, l'abondance de subsistance (premier facteur régulateur de toute démographie), l'absence de guerre (qui réduit le nombre de morts viventes). L'abondance de la population est un signe de paix sociale et de relative prospérité.
Montesquieu explique qu'à la Chine, les lois somptuaires ne sont pas liées à la nature despotique du gouvernement mais à la pression alimentaire. Il tient la Chine pour un pays pauvre au sens à la fois matériel et économique (ou moral) du terme. La pauvreté se marque par la pression alimentaire considérable qu'elle ne parvient pas à maîtriser et se traduit à travers des lois somptuaires qui ont pour fonction de rediriger l'activité générale vers la production agricole.
Philosophy : Europe : France