1986
Publication
# | Year | Text | Linked Data |
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1 | 1912 |
Segalen, Victor. Stèles [ID D2937]. Die erste Auflage von 1912 ist Paul Claudel gewidmet : "Ma liberté de vous dédier Stèles serait inexcusable si je ne l'avais depuis longtemps considéré comme un devoir de fidélité envers vous. Je vous prie, Maitre, d'accueillir en très profond hommage toute ma reconnaissance lointaine pour vos oeuvres, dont je me nourris ici, et pour vous." Segalen schreibt im Vorwort : "Elles sont des monuments restreints à une table de pierre, haut dressée, portant une inscription. Elles incrustent dans le ciel de Chine leurs fronts plats. On les heurte à l'improviste : aux bords des routes, dans les cours des temples, devant les tombeaux. Marquant un fait, une volonté, une présence, elles forcent l'arrêt debout, face à leurs faces. Dans le vacillement délabré de l'Empire, elles seules impliquent la stabilité. Épigraphe et pierre taillée, voilà toute la stèle, corps et âme, être au complet. Ce qui soutient et ce qui surmonte n'est que pur ornement et parfois oripeau. Le socle se réduit à un plateau ou à une pyramide trapue. Le plus souvent c'est une tortue géante, cou tendu, menton méchant, pattes arquées recueillies sous le poids. Et l'animal est vraiment emblématique ; son geste ferme et son port élogieux. On admire sa longévité : allant sans hâte, il mène son existence par-delà mille années. N'omettons point ce pouvoir qu'il a de prédire par son écaille, dont la voûte, image de la carapace du firmament, en reproduit toutes les mutations : frottée d'encre et séchée au feu, on y discerne, clairs comme au ciel du jour, les paysages sereins ou orageux des ciels à venir. Le socle pyramidal est aussi noble. Il représente la superposition magnifique des éléments : flots griffus, à la base ; puis rangées de monts lancéolés ; puis le lieu des nuages, et sur tout, l'espace où le dragon brille, la demeure des Sages Souverains. — C'est de là que la Stèle se hausse. Quant au faîte, il est composé d'une double torsade de monstres tressant leurs efforts, bombant leurs enchevêtrements au front impassible de la table. Ils laissent un cartouche où s'inscrit la dévolution. Et parfois dans les Stèles classiques, sous les ventres écailleux, au milieu du fourmillement des pattes, des tronçons de queues, des griffes et des épines : un trou rond, aux bords émoussés, qui transperce la pierre et par où l'œil azuré du ciel lointain vient viser l'arrivant. Sous les Han, voici deux mille années, pour inhumer un cercueil, on dressait à chaque bout de la fosse de larges pièces de bois. Percées en plein milieu d'un trou rond, aux bords émoussés, elles supportaient les pivots du treuil d'où pendait le mort dans sa lourde caisse peinte. Si le mort était pauvre et l'apparat léger, deux cordes glissant dans l'ouverture faisaient simplement le travail. Pour le cercueil de l'Empereur ou d'un prince, le poids et les convenances exigeaient un treuil double et par conséquent quatre appuis. Mille années avant les Han, sous les Tcheou, maîtres des Rites, on usait déjà du mot « Stèles » mais pour un attribut différent, et celui-là sans doute original. Il signifiait un poteau de pierre, de forme quelconque mais oubliée. Ce poteau se levait dans la grand'salle des temples, ou en plein air sur un parvis important. Sa fonction : « Au jour du sacrifice, dit le Mémorial des Rites, le Prince traîne la victime. Quand le cortège a franchi la porte, le Prince attache la victime à la Stèle." (Afin qu'elle attende paisiblement le coup.) C'était donc un arrêt, le premier dans la cérémonie. Toute la foule en marche venait buter là. Tout les pas encore s'arrêtent aujourd'hui devant la Stèle seule immobile du cortège incessant que mènent les palais aux toits nomades. Le Commentaire ajoute : "Chaque temple avait sa stèle. Au moyen de l'ombre qu'elle jetait, on mesurait le moment du soleil." Il en est toujours de même. Aucune des fonctions ancestrales n'est perdue : comme l'œil de la stèle de bois, la stèle de pierre garde l'usage du poteau sacrificatoire et mesure encore un moment ; mais non plus un moment de soleil du jour projetant son doigt d'ombre. La lumière qui le marque ne tombe point du Cruel Satellite et ne tourne pas avec lui. C'est un jour de connaissance au fond de soi : l'astre est intime et l'instant perpétuel. Le style doit être ceci qu'on ne peut pas dire un langage car ceci n'a point d'échos parmi les autres langages et ne saurait pas servir aux échanges quotidiens : le Wên. Jeu symbolique dont chacun des éléments, capable d'être tout, n'emprunte sa fonction qu'au lieu présent qu'il occupe ; sa valeur à ce fait qu'il est ici et non point là. Enchaînés par des lois claires comme la pensée ancienne et simples comme les nombres musicaux, les Caractères pendent les uns aux autres, s'agrippent et s'engrènent à un réseau irréversible, réfractaire même à celui qui l'a tissé. Sitôt incrustés dans la table, — qu'ils pénètrent d'intelligence, — les voici, dépouillant les formes de la mouvante intelligence humaine, devenus pensée de la pierre dont ils prennent le grain. De là cette composition dure, cette densité, cet équilibre interne et ces angles, qualités nécessaires comme les espèces géométriques au cristal. De là ce défi à qui leur fera dire ce qu'ils gardent. Ils dédaignent d'être lus. Ils ne réclament point la voix ou la musique. Ils méprisent les tons changeants et les syllabes qui les affublent au hasard des provinces. Ils n'expriment pas ; ils signifient ; ils sont. Leur graphie ne peut qu'être belle. Si près des formes originales, (un homme sous le toit du ciel, — une flèche lancée contre le ciel, — le cheval, la crinière au vent, crispé sur ses pattes, — les trois pics d'un mont ; le cœur, et ses oreillettes, et l'aorte), les Caractères n'acceptent ni l'ignorance ni la maladresse. Pourtant, visions des êtres à travers l'œil humain, coulant par les muscles, les doigts, et tous ces nerveux instruments humains, ils en reçoivent un déformé par où pénètre l'art dans leur science. — Aujourd'hui corrects, sans plus, ils étaient pleins de distinction à l'époque des Yong- tcheng ; étirés en long sous les Thang, larges et robustes sous les Han ; ils remontaient combien plus haut, jusqu'aux symboles nus courbés à la courbe des choses. Mais c'est aux Han que s'arrête l'ascendance de la Stèle. Car la table aveugle des caractères a l'inexistence ou l'horreur d'un visage sans traits. Ni ces tambours gravés ni ces poteaux informes ne sont dignes du nom de Stèle ; moins encore l'inscription de fortune qui, privée de socles et d'espace et d'air quadrangulaire à l'entour, n'est plus qu'un jeu de promeneur fixant une historiette : bataille gagnée, maîtresse livrée, et toute la littérature. La direction n'est pas indécise. Face au midi si la Stèle porte les décrets ; l'hommage du Souverain à un Sage ; l'éloge d'une doctrine ; un hymne de règne ; une confession de l'Empereur à son peuple ; tout ce que le Fils du Ciel siégeant face au midi a vertu de promulguer. Par déférence, on plantera droit au nord, pôle du noir vertueux, les Stèles amicales. On orientera les amoureuses, afin que l'aube enjolive leurs plus doux traits et adoucisse les méchants. On lèvera vers l'ouest ensanglanté, palais du rouge, les guerrières et les héroïques. D'autres, Stèles du bord du chemin, suivront le geste indifférent de la route. Les unes et les autres s'offrent sans réserve aux passants, aux muletiers, aux conducteurs de chars, aux eunuques, aux détrousseurs, aux moines mendiants, aux gens de poussière, aux marchands. Elles tournent vers ceux-là leurs faces illuminées de signes ; et ceux-là, pliés sous la charge ou affamés de riz et de piment, passent en les comptant parmi les bornes. Ainsi, accessibles à tous, elles réservent le meilleur à quelques-uns. Certaines, qui ne regardent ni le sud ni le nord, ni l'est ni l'occident, ni aucun des points interlopes, désignent le lieu par excellence, le milieu. Comme les dalles renversées ou les voûtes gravées dans la face invisible, elles proposent leurs signes à la terre qu'elles pressent d'un sceau. Ce sont les décrets d'un autre empire, et singulier. On les subit ou on les récuse, sans commentaires ni gloses inutiles, — d'ailleurs sans confronter jamais le texte véritable : seulement les empreintes qu'on lui dérobe. Sekundärliteratur 1975 Eva Kushner : In Stèles, stone comes to life, while life lends itself to the stilness and silidity of stone so that its message will endure ; once more Segalen's poetry, in what is considered his best work, feeds upon a tao-like paradox. The imaginary sculpture assumes the formal rigour of those poetic genres which are limited and disciplined by their brevity. With its phonic qualities it also constantly appeals to the visual, but only to negate it. The symbolic, rather than the anecdotic, is stressed. There is no attempt to ‘transpose’ sculpture. The poem is to the real monument as a sign to meaning. The stele exists because through it the self becomes abolished : "Pour atteindre l’être, le cinquième, Centre et Milieu. Qui est moi. Perdre le midi quotidien". 1986 Wolfgang Geiger : Segalens Stèles sind in verschiedener Hinsicht repräsentativ für sein Exotismusverständnis und seine Haltung zum alten und neuen China. Die Form dieser Gedichte hat er den Inschriften altchinesischer Grabstelen enlehnt. Ihre Erstveröffentlichung ein Jahr nach dem Sturz der Monarchie machen sie zur symbolischen Grabstele des alten China, dem letzten Land, in dem Segalen noch die Behauptung des Autochthonen gegen den Zugriff der Kolonialmächte sah. Sein archäologisches Interesse an der Ausgrabung der alten, von den zeitgenössischen Chinesen vergessenen Monumente geht mit der ästhetischen Rekonstruktion der geistigen Welt des alten China einher. Eine Stele, die dem in bsonderer Weise gerecht wird, ist die von ihm zuletzt verfasste 'Table de sagesse'. Von einer Anekdote bezüglich eines Traums des Kaisers U-ting aus den chinesischen Geschichtsbüchern ausgehend, hat Segalen in mehreren Versionen etappenweise den konkreten Bezug eliminiert und die Aussage verallgemeinert. Das im Feld untergehende Steinmonument versinnbildlicht die Lage Chinas, wie Segalen sie vorfang, beziehungsweise, wie er sie wertete. Dem entspricht der Weise, der unerkannt unter dem gemeinen Volk lebt. Dass der Fürst nach ihm suchen lässt um ihn in seine Verwaltung zu berufen, ist nicht nur eine historische Vorlage für dieses Gedicht, sondern war in China immer wiederkehrende Praxis. Das Thema des sich der Macht verweigernden Philosophen ist also sehr politisch. Am weitesten gingen darin die Taoisten mit ihrer radikalen Kritik an Staat und Zivilisation. Der chinesische Epigraph, den Segalen jeder Stele beigesellt hat, ist das Zitat über Liezi : 'Niemand kennt ihn'. 1988 / 1993 Yvonne Y. Hsieh : The main sources of inspiration for Segalen are bilingual editions of classical Chinese texts by Séraphin Couvreur and Léon Wieger. The image of China presented in Stèles is a rich and complex one, since Segalen draws on Chinese history, legends, myths, religion, literature, philosophy, architecture, social customs, political tradtitions, and human relations. The first part of the poems introduces us to the functions and forms of traditional Chinese steles. A stele serves to honour sages, enumerate the righteous, sing praises of noble, virtuous men. The seond part announces the poet’s own choice of subjects in composing his personal steles. Instead of describing real people and epochs, Segalen proposes to write about thins not yet said or accomplished. He is not attempting a mere translation of Chinese texts or to present the Chinese world in its real historical past or actual state. He is concentrated on potential sayings, edicts, and events. Even as he denies the real Chinese world, his language exudes a distinctive Chinese flavour. The third part returns to the real Chinese world with a lengthy enumeration of the major dynasties. The fourth part includes personal reign of every man over himself. 1990 Anne-Marie Grand : L'influence du chinois sur l'écriture de Segalen a beaucoup été glosée, mais a longtemps été négligé ce fait patent qu'il écrit en français pour des lecteurs français. Il conviendrait de reconsidérer l'introduction des caractères dans Stèles. Les épigraphes de ce recueil ont souvent été remaniées pour des raisons esthétiques (effets de miroirs, en particulier) et si l'effort de traduction nécessaire pour en atteindre le sens enrichit la lecture, il ne faut sans doute pas oublier pour autant la dédicace à Claudel, ingnorant le chinois. Stèles renoue la trame des mots impériaux. De nombreux poèmes reprennent la thématique déjà explorée dans Le fils du ciel. La structure est bien connue qui ordonne soixante-quatre poèmes selon les cinq orients de la tradition chinoise : est-sud-ouest-nord-centre, en réintroduisant l'axialité occidentale dans l'opposition association du sud au nord, de l'est à l'ouest et en brisant la continuité d'un groupe de huit poèmes rassemblés sous le titre 'Stèles du bord du chemin'. Les 'Stèles du midi' rassemblent la trajectoire d'un Empereur, parangon de l'homme qui va, déprotégé de ses dieux, vers une mort, clôture et origine, dont la méditation du poète aux tombeaux des Qing puis des Ming avait suggéré les grandes lignes, conservées dans la première version, en prose de 'Décret'. Au sud, pouvoir sur soi et solitude, succède le Nord où se rangent les stèles consacrées à l'amitié, comme l'Est recevra les stèles élevées à l'amour, pour des raisons échappant, explicitement du moins, à la théorie chinoise des orients. Les stèles de l'amitié sont orientées vers le Nord puisque nouées à la mort. Stèles offre dans chacune de ses parties une progression valide en soi quoique jouant son rôle dans l'itinéraire global conduisant au plus secret du moi, là où dans les miroitements de la fantaisie et de la terreur, quelqu'un dit 'Je'. De 'Décret' tout entier écrit sur le monde négatif jusqu'à la 'Stèle du chemin de l'âme' ouvrant une nouvelle fois la route de la tombe dans son écriture inversée ; de 'Vampire' qui dans la nuit, narre la relation interdite avec celui, ni vivant, ni mort. 1996 Elisabeth Démiroglou : Cette étude entend présenter une lecture de Stèles de Victor Segalen, qui se fonde à la fois sur les faits et sur les considérations philosophiques et psychanalytiques, la stèle constituant une forme libidinale par où se manifeste l'interrogation essentielle de Segalen sur le monde et sur lui-même. Le dialogue ainsi établi entre une pensée, une psychologie et une écriture thématico-pulsionnelle avait déjà été suggéré par des observations antérieures. On trouvera une tentative pour appréhender une pente d'écriture dans son tissu le plus fin, avec des commentaires détaillés sur l'ordre secret des configurations sensorielles et à travers le trajet d'un imaginaire que peuvent revendiquer plusieurs disciplines différentes : médecine, archéologie, ethnologie, sinologie, navigation, poésie, prose, peinture, musique, aventure. Les propos de Segalen lui-même, dans la conclusion d'Équipée, résument tout son itinéraire : "Dans ces centaines de rencontres quotidiennes entre l'Imaginaire et le Réel, j'ai été moins retentissant à I'un d'entre eux, qu'attentif à leur opposition". Segalen poursuit avec le lecteur de ligne en ligne - comme de poème en poème - une conversation tissée de silences et de demi-mots d'où surgit le plus profond - et le plus grave - de son être. L'herméneutique allégorique répond ainsi fort bien à la fiction chinoise de 'Stèles', puisqu'un des procédés les plus remarquables de la littérature chinoise consiste à donner à des expressions et des proverbes connus des applications particulières toujours nouvelles. C'est dire que leur signification reste toujours ouverte et leur pouvoir de suggestion intense. Leur valeur réside ainsi moins dans les mots eux-mêmes que dans les sous-entendus qu'on y implique. C'est un véritable exercice psychologique imposant, une gymnastique perpétuelle de l'esprit. Sous le couvert de la fiction chinoise, l'allégorie invite Segalen à lui rendre son prestige effacé, tout en lui laissant la possibilité de traduire son monde intérieur dans cette "route vers l'impossible". Cependant 'Stèles' diffère des autres oeuvres de Segalen en ce qu'il nécessite un acte visuel de la part du lecteur, prouvant que "la part d'exprimé et d'inexprimé, ainsi que les formes d'expression et leurs nuances, dépendent très subtilement des circonstances qui ont entouré la création du poème". Les soixante-quatre stèles qui s'érigent verticalement sur les soixante-quatre cases de l'échiquier montrent que l'ordre de l'érection monumentale fait contrepoids, comme une compensation au vertige vertical de la fouille ; et si la stèle est un 'moment chinois', la souffrance qu'elle impose est féconde, car "pour qui sait voir, la Licorne est partout présente. Il n'est que d'ajuster son regard. L'essentiel est moins dans le spectacle que dans l'interprétation du spectacle". On peut affirmer que 'Stèles' d'une part s'efforce de montrer le refus de l'insertion sociale, idée qui parcourt d'ailleurs toute l'oeuvre de Segalen ; de l'autre, il radicalise le souci de l'artiste de découvrir dans un paysage, sous une morphologie géographique précise, une structure profonde. L'univers de la pierre, métaphore excellente de la minéralité, révèle une image de stabilité, proposant de la sorte une littérature d'affirmation qui renoue les relations rompues entre l'homme et le monde. Segalen devait, non pas se laisser prendre à l'histoire, mais la déborder, saisir dans le récit l'allusion, l'ellipse possible, l'allégorie et l'ineffable. Il s'est inspiré des textes sans cesser de les trahir, en leur prêtant une richesse insoupçonnée de tous, la sienne propre. Ils n'ont été pour lui que les négatifs du poème, des clichés sans images que la grâce poétique développait le temps d'un éclair. Il éprouva sans doute les joies merveilleuses à distinguer dans les chroniques de l'Empire de Chine les chroniques de l'Empire du sol, et c'est le souvenir de ces joies qu'il s'achame à fixer par les ruses du langage et la subtilité des réticences. Il s'agit des monuments réels, d'une réalité extra-linguistique, que celui qui parle désigne comme existante, qui continueraient d'exister, si l'on cessait d'en parler et qui servent de référent au discours. Il s'agit, en d'autres termes, d'une oeuvre que régit, du début à la fin, une stratégie d'ensemble et non d'une succession de poèmes dont chacun exercerait sa fascination propre. La stèle avec son idéogramme est un signe d'activité, d'être, de vie et de mort. La stèle représente pour Segalen la matérialité et la rêverie que l'accompagne, le jeu du hasard et de la nécessité, du volontaire et de l'involontaire, de la vie nerveuse et affective des objets, la relation monde extérieur - oeil et musique intérieure - âme. La stèle chinoise est le lieu du présent qui conjugue simultanément deux activités contraires : la référence à la civilisation antique et la rêverie de l'imaginaire qui transcende la réalité matérielle. Segalen est beaucoup plus sensible au contraste des différents objets qu'aux objets eux-mêmes. Le Réel n'a jamais plus de saveur et de valeur que dans la confrontation des différences. La beauté est moins dans la plaine ou la montagne que dans le passage de la plaine à la montagne. Cette phénomène implique que la beauté des choses n'est pas uniquement dans les choses, mais dans le rapport d'opposition qu'on établit entre elles. La sensation du Divers suppose une opération intellectuelle, et par là même exclut du domaine de l'art la pure et simple reproduction du réel. Du premier au dernier poème, les circonstances extérieures changent et, par conséquent, le sujet du poème varie ; mais son réseau d'associations ne change nullement et l'étude des textes révèle que la solidité de la stèle est une faire-semblant qui cache une fragilité foncière, de la même façon que "l'écriture de l'inconscient suppose tout à la fois l'ancrage et la dérive". Le monde réel, comme le monde imaginaire, cache dans son épaisseur des sens multiples et, à mesure que la perspective critique s'enrichit, ces sens se déplacent. Les procédés structuraux permettent au poète, de passer du Réel à l'Imaginaire, procurent les moyens de percevoir l'indicible, l'invisible, l'inouï, tout en indiquant l'inquiétude personnelle de la faille, de la chute. La poésie de Segalen s'inscrit dans la tradition de ceux qui ont fait au XIXe siècle de la poésie française un moyen de connaissance : connaissance de soi, mais aussi tentative continuelle d'accès aux suprêmes vérités, évitant toutefois l'idéalisme subjectif de certains symbolistes. Bien loin de rejeter la tentation de l'inconnaissable, les 'Stèles' fournissent les moyens d'explorer le mystère de l'Etre, et la vie spirituelle de Segalen tient dans cette marche sans espoir, dans cette quête vers le domaine interdit de la transcendance. 2000 Marc Gontard : A Pékin 1910, après avoir lu Havret, Henri. La stèle chrétienne de Si-ngan fou [ID D6859], que l'idée vient à lui d’en tirer un modèle littéraire. Mais son intérêt pour la stèle rmonte aux tout premiers jours de son arrivée, lorsqu'il visite les tombeaux Ming de Nanjing. Il photographie une stèle au Temple de la Grosse Cloche et un autre cliché de l'entrée de Ping-leang-fou, montre au premier plan une stèle monumentale. Le temple confucéen de Houa-yin-miao, il visite avec 'une grande émotion' une cour 'peuplée de stèles' dont il emportera des estampages réalisés par les moines. C'est là qu'il écrit ses premières notes sur les caractères chinois. A Si-ngan-fou, deux missionnaires franciscains l'emmènent visiter le Pei-lin, la célèbre 'Forêt des tablettes' qui comporte 11'000 stèles. Il y découvre la stèle nestorienne étudiée par Havret : il écrit à sa femme 'Vénérable et beau' et il affirme son intention d'écrire un 'Essai sur les caractères' : 'Il faut révéler cette sorte d’art – ni peinture ni littérature, vraiment inconnu à l'Europe'. 2001 http://www.steles.net/page.php?p=75 [ID D2937]. Pierre-Jean Remy considère qu'il est un contresens majeur à faire sur la lecture des Stèles : celui de croire que Segalen est un poète de la Chine, qu'il en est l'interprète ou qu'il s'en est directement inspiré. Selon l'auteur de la préface à l'édition NRF Gallimard, Segalen s'est servi de ce qu'il trouvait en Chine comme de matériau de construction pour exprimer ce qu'il avait à dire. Le poète parle de moule dans lequel il a fondu son art. Mais quel est ce moule ? Segalen l'explique dans son avant-propos. 'Sous les Han, voici deux mille années', les stèles étaient des montants destinés à faciliter la mise en terre des cercueils. On y inscrivait des commentaires en guise d'oraison funèbre. Elles sont maintenant des plaques de pierre, montées sur un socle, dressées vers le ciel et portant une inscription. Leur orientation est significative. Les stèles donnant au sud concernent l'Empire et le pouvoir, celles vers le nord parlent d'amitié, celles vers l'est d'amour, les stèles vers l'ouest concernent les faits militaires. Plantées le long du chemin, elles sont adressées à ceux qui les rencontrent, au hasard de leurs pérégrinations ; les autres, pointées vers le milieu, sont celles du moi, du soi... A chaque partie correspond un idéogramme chinois, et une phrase en chinois est portée en tête de chaque poème. 2003 Qin Haiying : De toutes les particularités de Stèles, la plus frappante est la présence des épigraphes chinoises en tête des poèmes français. Le lecteur francophone non sinisant peut lire les poèmes, et se laisser impressionner par l'exotisme visuel des idéogrammes, comme le voulait dans doute l'auteur lui-même qui s'adressait surtout 'aux lettrés d'Extême-Occident'. Mais si ce lecteur est sinisant, il ne lui suffit certainement plus de voir les épigraphes comme calligraphie, il lui faut encore les lire comme texte. D'ailleurs, le titre chinois du livre : Gu jin bei lu, plus précis que le titre français, fait entendre déjà que le vrai jeu auquel le lecteur est invité réside dans les rapports de sens variés qui relient les 'stèles anciennes', épigraphes chinoises, et les stèles 'd'aujourd’hui', poèmes français, comme les deux parties d'un même texte pluriel. Selon Segalen lui-même, les caractères chinois de Stèles jouent un rôle d'orientation pour l'interprétation de ses poèmes : 'Parfois empruntés aux Livres, aux Histoires ou aux Annales apocryphes, ils ont déterminé la Stèle qui les suit. Le plus souvent ils furent composés pour illustrer de leurs allusions anciennes ces poèmes d'aujourd'hui.' Stèles relèvent de quatre catégories, selon leur provenance ; les premières, une trentaine, sont extraites des éditions bilingues des oeuvres classiques chinoises traduites par Léon Wieger et Séraphin Couvreur, leurs allusions historiques et littéraires sont assez précises ; les deuxièmes, une dizaine, sont des expressions chinoises courantes ou figées (clichés, proverbes, noms propres, formules rituelles) ; le troisième groupe d'épigraphes, au nombre de trois, provient directement de vraies stèles de pierre. Enfin dix-huit épigraphes environ sont écrites par Segalen lui-même grâce à sa connaissance du chinois classique. S'il éprouve le besoin de s'écarter de la référence chinoise et d'inventer son propre chinois, c'est que son poème contient dans ce cas une pensée trop personnelle, trop occidentale, à laquelle aucune citation chinoise ne convient, de quelque manière que ce soit. C'est surtout le cas des seize poèmes ajoutés à l'édition de 1912. Il s'agit souvent des poèmes sans source chinoise et dont le contenu est entièrement personnel. La stèle, d'origine chinoise, est ici occidentalisée, devenue 'poème-stèle' de Segalen. Cette oeuvre ni chinoise ni occidentale, à la fois chinoise et occidentale, est sans doute étrangère et nouvelle pour l'Occidental aussi bien que pour l'Oriental. Le lecteur, qu'il soit occidental ou oriental, pour l'évaluer, doit adopter des critères qui ne sont pas ceux de sa propre tradition. Le vrai goût de Segalen n'est ni dans la nostalgie du passé, ni dans la recherche archéologique. La culture chinoise est pour lui non un savoir, mais une sagesse. Elle n’est pas un objet de connaissance, mais un stimulant de l'inspiration, une illumination, un symbole, qui lui offre de nouvelles images, lui ouvre de nouvelles pistes de réflexions. Il n'avait pas à chercher une connaissance parfaite ou une compréhension totale, il n'avait pas à s'identifier, il n'avait qu'à sentir. Il avait brisé les barrières et les frontières préétablies pour accéder à une nouvelle communication entre matière et esprit. La stèle lui révèle une forme, les Quatre livres et les Cinq canons lui révèlent une langue, dans lesquels il ne prélève que des fragments capables d'activer ses pensées. Les citations tronquées et ses interprétations éloignées du contexte donnent au lecteur chinois l'impression de rencontrer un texte nouveau. Alors que le sens canonique du texte original n'est plus reconnaissable, le nouveau sens qu'il lui prête se fait encore plus obscur. 2008 Haun Saussy : Each page is a 'stèle' of its own, a visual composition on a plane surface with edges and further outlined with a thin black border. At the top of the page, nexte to the French title of the poem, are a few Chinese characters with the look of epigraphs or alternate titles : these usually give the generative kernel of the poem in a quotation from Chinese inscriptions, histories, or classical literary works, and are untranslated in Segalen's original editions. In the transformation of Stèles into a mass-market book, a technological distinction preserves the difference between Chinese and French text, for the French text of any later copy may have been set in various typefaces under differing technical dispensations, but the Chinese text will have been reproduced as a picture, that is, as a visual bloc without undergoing analysis and restitution at the hands of a typist or proofer. The technological division of the page between areas of word and 'image' corresponds to a division of intellectual labor in the minds of the book's most likely potatial readers. For many, the Chinese characters at the head of each poem are fine-looking decorations and signs of 'chineseness', to be glanced at rather than read. The part of the poem that remains most unchanged by the successive editions and interpretations that may overlay it is the part that is, for most of Segalen's audience, unreadable. The Chinese text-block is 'material' in the medieval logicians' sense of the word, that is, as a quotation taken over without interpretation. The preface describes writing as inscription, as object. In the China Segalen knew from his travels, inscribed tablets of stone were familiar monuments, commemorating places and events with appropriately classical language, official signatures, and dynastic dates. The poem collection Stèles is modeled on Chinese anthologies of monumental writing, as its rather conventional Chinese subtile indicates : Gu jin bei lu (Transcriptions of stèles, ancient and modern). The character in which stèles ought to be written are, for Segalen, anything but mobile. They aspire to the solidity of natural facts. Segalen's written stèles will emerge from an evocation, perhaps an emulation, of these stones. He defines the absolute writing of the stele through a series of negations : it is not temporal writing, not voiced writing, not information. A stele always faces the same direction and readers must turn toward it. And yet Segalen also sets up a class of 'Stèles du milieu', one that breaks with the established pattern, despite the good qualifications of the Center as a traditional member of the five Chinese cardinal directions. Segalen reads many of his stèles as abbreviated architecture, walls without roofs, stones without surrounds. His experiment with translation reaches in several directions that should be integrated into the ordinary description of cultural contact. For reading between civilizations occurs in just the way, on multiple planes of form and content, intersecting via misprision, antipathy, and rivalry, in any case never adding up to recognition, equivalency, reduplication, or what some would term 'intercultural understanding'. Decades before the philosophical ladders of deconstruction were laid against that particular wall, Segalen is led through his program of unfaithful translations to explore the athematic or asemantic dimensions of writing and to confront the ways in which poetic writing is 'Chinese'. |
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2 | 1916 |
Segalen, Victor. Peintures [ID D21455]. Er schreibt : "La forme littéraire adoptée dans ce livre est neuve. Brisant net avec le procédé 'roman' où des personnages dialoguent et feignent de vivre pour la joie ou l'ennui du lecteur – ici, l'auteur prend à partie le lecteur ou du moins le 'spectateur' et en fait un 'comparse', un 'complice'. Il y a retentissement réciproque. Cette hypothèse est menée pour la première fois et, semble-t-il, sans défaillance d'un bout à l'autre d'un livre complet." Er schreibt im Vorwort : "Meine Rolle Ihnen und diesen Gemälden gegenüber ist eine andere, nämlich die, Sie nur 'sehen' zu lassen. Es sind gesprochene Gemälde. Lassen Sie sich also durch dies überraschen, was kein Buch ist, sondern ein Spruch, ein Aufruf, eine Beschwörung, ein Schauspiel. Und sie werden bald damit einig gehen, dass sehen, wie es hier verstanden wird, heisst, an der Zeichenbewegung des Malers teilzunehmen, heisst, sich irrt ausgemalten Raum zu bewegen, heisst, sich in jede der gemalten Handlungen hineinzuversetzen." Er schreibt : "A master-painter, in the time of Song, was wont to dwell upon the hillsides, with a small bottle of wine, and to spend the day in a state of slight intoxiation, gazing on and meditating. And do you know what it was he gazed upon ? A spectacle of course, since he was master and painter. The commentators' translation has it that he 'sought the bond uniting forever joy and life, life and joy, and they mocked him for being a drunkard and a madman'. Yet this inebriated vision, this pentrating look, this prophtic grasp, can replace for some - among whom you are – ‘the raison d’être’ of the world and of the godhead." Sekundärliteratur 1975 Eva Kushner : The artist unfolds the scrolls of Chinese paintings, not before the reader's eyes but before his imagination. In other words, Segalen's idea of this kind of poetry of transposition is the obverse of the sort of description prescribed by the Parnassian school. In Peintures Segalen similarly conveys the spiritualization of space. Each poem is the imaginary unfolding of a painted scroll in which spaces are viewed successively rather than simultaneously, and in which the technicalities of perspective are less important than one stroke of the brush, because of all the suggestion the latter may hold for the viewer. 1986 Wolfgang Geiger : Diese 'erzählten Gemälde' sind ein einzigartiges Phänomen in der Literaturgeschichte. Segalen führt darin seine 'geistige Karawane' auf eine neue Reise, weg von der Konfrontation im dem Wirklichen und Gegenwärtigen, zurück zum Imaginären und Vergangenen. Die Beschreibung dieser Gemälde führt den Leser in eine imaginäre Landschaft ein. Die Themen der Peintures lehnt Segalen ebenso an die chinesische Tradition und Geschichte an wie bei Stèles, ohne die Vorgaben einfach zu imitieren. Zu einem guten Teil sind es auch von ihm efundene Bilder, aber im chinesischen Stil erfunden. Sich auf diese fiktiven Gemälde einzulassen, auf ihre in mehrfacher Weise andere Ästhetik, erfordert mehr denn je, dass sich der Leser einem fremden Denken öffnet und die gewohnte Vorstellung der abendländischen Ästhetik , die Trennung zwischen dem visuellen und dem fiktiven Raum hinter sich lässt. 1988 Yvonne Y. Hsieh : The entire text of Peintures is conceived as a running commentary to a series of imaginary Chinese paintings which the narrator-commentator is presenting to his audience, whose active participation he constantly solicits. The narrator-commentator is himself the painter, as his words evoke imaginary pictures which may not be based on real Chinese paintings. He harangues his audience is really the writer, Segalen, who addresses his reader, as the narrator's speech is not actually hear but read in a printed text. Finally, the reader-viewers are themselves the artist, since the only paintings they 'see' are those conured up by their own imaginations as they turn the printed text into visual images inside their heads. Segalen's intricate text is thus a written work purporting to be a pronounced speech which aims to evoke pure images, that is, a work that needs to be simultaneously read, heard, and seen. Actually, Segalen's original intention was to write an essay on Chinese painting : he had even gathered a mass of documentation for this purpose. Only later did he conceive of creating a radically new genre. 1990 Anne-Marie Grand : Le recueil se présente sous la forme d'un tryptique : trois groupes de textes aux masses équilibrées : 17 peintures magiques, 17 peintures dynastiques encadrant le déroulement en 12 tableaux des 'Cortèges et trophées'. Les dix-sept tableaux de la première partie utilisent la totalité des supports picturaux chinois : rouleau vertical, éventail, paravent, porcelaine, laque, pierre, la laine même des tapis, jusqu'à les faire éclater, déborder tout cadre et inscrire leurs calligraphies dans l'espace et le temps. 'Paintures magiques' conduisent sur les voies d'un dépouillement intérieur. Elles se jouent de toutes les croyances, certitudes, illusions du spectateur-lecteur. ‘Dans 'les néoménies des saisons', l'Empereur apparaissait comme accord, harmonie, équilibre, accueillant chaque heure à sa juste mesure, donnant au temps son dû ni trop tôt ni trop tard, il est ici le rassembleur, l'unificateur. Il n'est pas 'tel empereur ou tel autre', mais ce singulier successif élu par mandat du Ciel. Les deux premières parties conduisent en un lieu dont les caractéristiques (l'indétermination en particulier) et la présence impériale indiquent la centralité. Un lieu qui est en même temps but et origine puisqu'à peine atteint, il bascule dans son absence et impose la nécessité d’en chercher à nouveau l'accès. Une certitude demeure, toutefois, le Centre existe, il lui arrive de se manifester et c'est dans cette certitude que s'installe la troisième partie. Elle s'ouvre sur une anecdote rapportant une promenade de Confucius and l'antique Palais des Zhou à Luo Yang. C'est donc dans le Dedans que le spectateur est maintenant invité à se déplacer. Chacun des tableaux est placé sous le signe de l'Ubris. La faute majeure des Grecs, la transgression des limites, le débordement de l'humain est ici la seule vertu. La démesure, énorme à l'origine perd cependant, peu à peu, son énergie. Du dernier des Xia dont le surnom posthume fut 'l'inhumain', la 'lente marche à travers les palais dynastiques' épuise la puissance, la voit s'évanouir totalement dans l’arbre enchaîné, ne lassant vive que la seule écriture, le sceau qui clôt le tout : 'Grandeur officielle de T'sing'. Chacun des portraits compose l'image de l’une des valeurs humaines que la coutume honore : force, intelligence, passion, foi, amitié, raison mais en les marquant de signes négatifs, les faisant, de plus, cohabiter avec d’autres, lâcheté, vanité, cruauté, faiblesse proche de la sottise, toujours considérées comme l'envers de valeurs. Toutefois, ces représentants de la décadence se succèdent de telle manière qu'ils dessinent une autre figure. Chaque Empereur va tour à tour incarner des passions dévastatrices. De ceux qui furent dévorés par les philosophies à ceux qui s'égalèrent aux dieux, de ceux qui rient et se moquent de tout et de tous, de celui qui voulait tenir le monde entre ses deux mains, à portée de regard à celui qui règle des automates et des corps de ballet, les capacités de grandeur s'émoussent et l'homme dépers sa souveraineté jusqu'à laisser Place à l'arbre seul où la trace humaine ne pèse plus que du poids des chaînes l'enserrant. Parlant à l'instar de Peintures du Dedans, le recueil n'en offre que des images beaucoup plus fragmentées, des 'moments' dans un langage hiératique et hautain beaucoup plus difficile à décrypter. 2003 Qin Haying : Dans Peintures, pour créer un effet équivalent à l'inscription calligraphique d'une peinture chinoise, Segalen joue sur la typographie et la mise en page, en insérant les titres des peintures littéraires aux différents endroits du corps textuel. Ces titres, différents par les majuscules, font partie d’une phrase du texte-peinture, tout comme les caractères calligraphiés font partie d'une peinture. Segalen change son mode d'écriture et inaugure une nouvelle forme littéraire d'inspiration picturale. Il ne s'agit plus cette fois de jouer sur l'analogie stèle-poème, mais sur le rapport peinture/littérature. Et ce rapport est exploré de la façon la plus inattendue : au lieu de décrire des peintures référentielles, l'auteur tente bel et bien d'écrire des peintures sans support pictural. On verra que le paradoxe de cette expression distincts en essayant de prouver par son livre que l'écriture peut faire mieux que la peinture, et ce non uniquement par l'usage des métaphores. Cette entreprise singulière est fondée sur une croyance au pouvoir supérieur des mots sur les couleurs : il importe, dans Peintures, de témoigner des possibilités de la littérature, entendue ici très simplement comme travail d'écriture sur et à partir des mots. Comme ce qui est souvent arrivé au poète dans son itinéraire réel et spirituel, la recherche historique sur l'art chinois le fait heurter de nouveau à une absence, une disparition, et c'est très problablement cette disparition de l'origine et le désir de 'reconstituer l'essentiel absent' qui l'incitent à passer très rapidement d'un essai historique à l'invention d'un ensemble de pièces en prose appelées 'peintures littéraires'. En s'appuyant sur une riche matière chinoise dont les sources principles restent les Textes historiques, traduits par Léon Wieger, tout en s'inspirant de sa documentation sur l'art chinois, le poète ne prétend nullement refaire la peinture chinoise disparue et ne se réfère guère à des modèles plastiques observables. Sa vraire ambition, c'est d'inventer verbalement, en français, des 'peintures chinoises' qui n'ont jamais existé, mais qui présenteraient, malgré tout, les effets attendus qui nous renverraient à cette forme d'art oriental avec sa spécificité et sa diversité : techniques, mode de vision, composition, supports, thèmes, genres picturaux. Certes, ces textes faits de signes linguistiques ne sont 'picturaux' que par fiction et métaphore, ils ne deviennent pleinement 'tableaux' que par l'imagination interposée. Néanmoins, il faut reconnaître qu'au-delà d'un usage métaphorique du mot 'peinture', Segalen fait preuve d'un sérieux effort pour inscrire le pictural dans le textuel et, ce faisant, il pose un jour nouveau le problème tant débattu du rapport entre littérature et peinture. Peintures nous frappe d'abord par une très grande discursivité, une multiplication délibérée des traces de la parole. Pour reprendre une expression chinoise, il s'agit bien des 'peintures sonores'. Dans une présentation rédigée lors de la parution du livre, Segalen précise la nouveauté de ce mode d'écriture. Chez Segalen, ces différents types de contextes entrent tous en jeu, mais de proportion inégale. L'identification des tableaux chinois réels qu'il aurait vus ou possédés relève du contexte biographique. Ce contexte assez limité est loin de pourvoir expliquer toutes les allusions du live. L'identification des sourves livresques, des anecdotes, des thèmes particuliers à la Chine relève du contexte culturel, de l'intertexte. Ce contexte, beaucoup plus important que le précédent, permet de comprendre une grande partie des allusions du livre, dont les plus visibles sont celles de la troisième section, 'Peintures dynastiques', où les noms propres des derniers empereurs de chaque dynastie chinoise sont explicitement présents et les épisodes les plus célèbres qui les concernent sont facilmenet reconnaissables, puisqu'ils constituent les grands moments de l'histoire chinoise. La peinture est par excellence un art d'espace. Cela s'entend de deux manières : elle représente des objets situés dans l'étendue, et en même temps cette représentation elle-même, la peinture-objet, se situe aussi dans l'étendus. Le livre Peintures étant une monstration des peintures chinoises, il implique ces deux ordres d'étendue. La spatialité signifiée y est donc double : celle du monde peint et celle de la peinture. Si l'étendue de la peinture elle-même est un espace signifiant dans le cas d'un tableau proprement dit, elle devient à son tour un espace signifié dans ces peintures livresques, puisque la peinture-objet y fait aussi l'objet d'une représentation verbale. Ce livre est ainsi la transposition d'une transposition : il transpose des peintures chinoises qui transposent à leur tour le monde référentiel. Le problème de la spatialité dans Peintures doit se reformuler sur trois plans décalés l'un par rapport à l'autre : il y a l'espace propre au texte, l'espace englobant la peinture et l'espace englobé par la peinture, doublement signifié par la peinture qui est signifiée par le texte. Les peintures de Segalen tirent en partie leur étrangeté d'une conception chinoise de l'espace qui fait contraste avec la peinture occidentale classique. Différente de la deuxième section qui ne porte qu'un seul grand titre, la première section 'Peintures magiques', contient autant de titres que de peintures. Sa particularité vient du fait que ces titres ne sont jamais placés en tête du texte, parce qu'ils sont éléments constitutifs dans le texte. La dernière section du livre revient à une présentation typographique normale, mais joue toujours un rôle signifiant particulier : cette fois, le titre est bien en tête de chaque peinture. |
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