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Year

1974-1975

Text

Barthes, Roland. Alors la Chine ? [ID D24144].
Dans la pénombre calme des salons d'accueil, nos interlocuteurs (des ouvriers, des professeurs, des paysans) sont patients, appliqués (tout le monde prend des notes : nul ennui, un sentiment paisible de travail commun), et surtout attentifs, singulièrement attentifs, non à notre identité mais à notre écoute : comme si, en face de quelques intellectuels inconnus, il importait encore à ce peuple immense d'être reconnu et compris, comme s'il était demandé ici aux amis étrangers, non la réponse d'un accord militant, mais celle d'un assentiment.
On part pour la Chine, muni de mille questions pressantes et, semble-t-il, naturelles: qu'en est-il, là-bas, de la sexualité, de la femme, de la famille, de la moralité ? Qu'en est-il des sciences humaines, de la linguistique, de la psychiatrie ? Nous agitons l'arbre du savoir pour que la réponse tombe et que nous puissions revenir pourvus de ce qui est notre principale nourriture intellectuelle : un secret déchiffré. Mais rien ne tombe. En un sens, nous revenons (hors la réponse politique) avec : rien.
On s'interroge alors soi-même : et si ces objets, dont nous voulons à tout prix faire des questions (le sexe, le sujet, le langage, la science) n'étaient que des particularités historiques et géographiques, des idiotismes de civilisation ? Nous voulons qu'il y ait des choses impénétrables pour que nous puissions les pénétrer : par atavisme idéologique, nous sommes des êtres du déchiffrement, des sujets herméneutiques ; nous croyons que notre tâche intellectuelle est toujours de découvrir un sens. La Chine semble résister à livrer ce sens, non parce qu'elle le cache mais, plus subversivement, parce que (en cela bien peu confucéenne) elle défait la constitution des concepts, des thèmes, des noms ; elle ne partage pas les cibles du savoir comme nous ; le champ sémantique est désorganisé ; la question posée indiscrètement au sens est retournée en question du sens, notre savoir en fantasmagorie : les objets idéologiques que notre société construit sont silencieusement déclarés im-pertients. C'est la fin de l'herméneutique.
Nous laissons alors derrière nous la turbulence des symboles, nous abordons un pays très vaste, très vieux et très neuf, où la signifiance est discrète jusqu'à la rareté. Dès ce moment, un champ nouveau se découvre : celui de la délicatesse, ou mieux encore (je risque le mot, quitte à le reprendre plus tard) : de la fadeur.
Hormis ses palais anciens, ses affiches, ses ballets d'enfants et son Premier Mai, la Chine n'est pas coloriée. La campagne (du moins celle que nous avons vue, qui n'est pas celle de l'ancienne peinture) est plate ; aucun objet historique ne la rompt (ni clochers., ni manoirs) ; au loin, deux buffles gris, un tracteur, des champs réguliers mais asymétriques, un groupe de travailleurs en bleu, c'est tout. Le reste, à l'infini, est beige (teinté de rosé) ou vert tendre (le blé, le riz) ; parfois, mais toujours pâles, des nappes de colza jaune ou de cette fleur mauve qui sert, parait-il, d'engrais. Nul dépaysement.
Le thé vert est fade ; servi en toute occasion, renouvelé régulièrement dans votre tasse à couvercle, on dirait qu'il n'existe que pour ponctuer d'un rituel ténu et doux les réunions, les discussions, les voyages : de temps en temps quelques gorgées de thé, une cigarette légère, la parole prend ainsi quelque chose de silencieux, de pacifié (comme il nous a semblé que l'était le travail dans les ateliers que nous avons visités). Le thé est courtois, amical même ; distant aussi ; il rend excessifs le copinage, l'effusion, tout le théâtre de la relation sociale.
Quant au corps, la disparition apparente de toute coquetterie (ni mode, ni fards), l'uniformité des vêtements, la prose des gestes, toutes ces absences, multipliées le long de foules très denses, invitent à ce sentiment inouï — peut être déchirant : que le corps n'est plus à comprendre, qu'il s'entête, là-bas, à ne pas signifier, à ne pas se laisser prendre dans une lecture erotique ou dramatique (sauf sur la scène).
Ai-je parlé de fadeur ? Un autre mot me vient, plus juste : la Chine est paisible. La paix (à quoi l'onomastique chinoise fait si souvent référence) n'est-elle pas cette région, pour nous utopique, où la guerre des sens est abolie ? Là-bas, le sens est annulé, exempté, dans tous les lieux où nous, Occidentaux, le traquons ; mais il reste debout, armé, articulé, offensif, là où nous répugnons à le mettre : dans la politique.
Les signifiants (ce qui excède le sens et le fait déborder, s'en aller plus loin, vers le désir), les signifiants sont rares. En voici trois, cependant, sans ordre : d'abord, la cuisine, qui est, on le sait, la plus complexe du monde ; ensuite, parce qu'ils sont là en quantité énorme, débordante, les enfants, qu'on ne se lasse pas de regarder avidement, tant leurs expressions (qui ne sont jamais des mines) sont diverses, toujours incongrues ; enfin, l'écriture ; c'est, sans doute, le signifiant majeur ; à travers les manuscrits muraux (il y en a partout), le pinceau du graphiste anonyme (un ouvrier, un paysan), incroyablement pulsif (nous l'avons constaté dans un atelier d'écriture), jette dans un seul acte la pression du corps et la tension de la lutte ; et les calligraphies de Mao, reproduites à toutes les échelles, signent l'espace chinois (un hall d'usine, un parc, un pont) d'un grand jeté lyrique, élégant, herbeux : art admirable, présent partout, plus convaincant (pour nous) que l'hagiographie héroïque venue d'ailleurs.
En somme, à peu de choses près, la Chine ne donne à lire que son Texte politique. Ce Texte est partout : aucun domaine ne lui est soustrait ; dans tous les discours que nous avons entendus, la Nature (le naturel, l'étemel) ne parle plus (sauf sur un point, curieusement résistant : la famille, épargnée, semble-t-il, par la critique menée actuellement contre Confucius).
Et cependant, là encore, pour trouver le Texte (ce que nous appelons aujourd'hui le Texte), il faut traverser une vaste étendue de répétitions. Tout discours semble en effet progresser par un cheminement de lieux communs (" topoi " et clichés), analogues à ces sous-programmes que la cybernétique appelle des " briques ". Quoi, nulle liberté ? Si. Sous la croûte rhétorique, le Texte fuse (le désir, l'intelligence, la lutte, le travail, tout ce qui divise, déborde, passe).
D'abord, ces clichés, chacun les combine différemment, non selon un projet esthétique d'originalité, mais sous la pression, plus ou moins vive, de sa conscience politique (à travers le même code, quelle différence entre le discours figé de ce responsable d'une Commune populaire et l'analyse vive, précise, topique, de cet ouvrier d'un chantier naval de Shanghai !). Ensuite, le discours représente toujours, à la façon d'un récit épique, la lutte de deux " lignes " ; sans doute, nous, étrangers, n'entendons-nous jamais que la voix de la ligne triomphante ; mais ce triomphe n'est jamais triomphaliste ; c'est une alerte, un mouvement par lequel on empêche continûment la révolution de s'épaissir, de s'engorger, de se figer. Enfin, ce discours apparemment très codé, n'exclut nullement l'invention, et j'irai presque jusqu'à dire : un certain ludisme ; prenez la campagne actuelle contre Confucius et Lin Piao ; elle va partout, et sous mille formes ; son nom même (en chinois : Pilin-Pikong) tinte comme un grelot joyeux, et la campagne se divise en jeux inventés : une caricature, un poème, un sketch d'enfants, au cours duquel, tout d'un coup, une petite fille fardée pourfend, entre deux ballets, le fantôme de Lin Piao : le Texte politique (mais lui seul) engendre ces menus " happenings ".
Michelet assimilait la France dont il rêvait à une grande Prose, état neutre, lisse, transparent, du langage et de la socialité. Par l'exténuation des figures, par le brassage des couches sociales (c'est sans doute la même chose), la Chine est éminemment prosaïque. Dans ce pays, lieu d'une grande expérience historique, l'héroïsme n'encombre pas. On le dirait fixé, tel un abcès, sur la scène de l'opéra, du ballet, de l'affiche, où c'est toujours (honneur ou malice ?) la Femme qui reçoit la charge de hausser le corps sur ses ergots politiques, cependant que dans la rue, dans les ateliers, les écoles, sur les routes de campagne, un peuple (qui, en vingt-cinq ans, a déjà construit une nation considérable) circule, travaille, boit son thé ou fait sa gymnastique solitaire, sans théâtre, sans bruit, sans pose, bref sans hystérie.
1975
Par les quelques réactions (négatives) qu'il a suscitées, ce texte circonstanciel pose à mes yeux une question de principe : non pas : qu'est-il permis, mais qu'est-il possible de dire ou de ne pas dire ?
Tout idiome comporte des rubriques obligatoires : non seulement la langue, par sa structure, empêche de dire certaines choses, puisque, pour ces choses, il n'y a aucune expression grammaticale qui permette de les dire, mais encore elle oblige, positivement, à en dire d'autres. Ainsi, pour combien de mots dont nous souhaiterions en nous-mêmes respecter l'indifférenciation, sommes-nous obligés de choisir entre le masculin et le féminin, puisque notre langue comporte ces deux rubriques et ces deux-là seulement ? Nous, Français, sommes astreints à parler masculin/féminin.
Parce qu'il résulte d'une combinatoire de phrases, le discours est en principe tout à fait libre : il n'y a pas de structure obligée du discours, sinon rhétorique. Et pourtant, par l'effet d'une contrainte mentale — de civilisation, d'idéologie — notre discours a, lui aussi, ses rubriques obligatoires. Nous rie pouvons parler, et surtout écrire, sans être assujetis à l'un de ces modes : ou affirmer, ou nier, ou douter, ou interroger. Le sujet humain ne peut-il cependant avoir un autre désir : celui de suspendre son énonciation, sans, pour autant, l'abolir ?
Sur la Chine, immense objet et, pour beaucoup, objet brûlant, j'ai essayé de produire — c'était là ma vérité — un discours qui ne fut ni assertif, ni négateur, ni neutre : un commentaire dont le ton serait : no comment : un assentiment (mode de langage qui relève d'une éthique et peut-être d'une esthétique), et non forcément une adhésion ou un refus (modes qui, eux, relèvent d'une raison ou d'une foi). En hallucinant doucement la Chine comme un objet situé hors de la couleur vive, de la saveur forte et du sens brutal (tout ceci n'étant pas sans rapport avec la sempiternelle parade du Phallus), je voulais lier dans un seul mouvement l'infini féminin (maternel ?) de l'objet lui-même, cette manière inouïe que la Chine a eue à mes yeux de déborder le sens, paisiblement et puissamment, et le droit à un discours spécial : celui d'une dérive légère, ou encore d'une envie de silence — de " sagesse ", peut-être, ce mot étant compris dans un sens plus taoïste que stoïcien (" Le Tao parfait n'offre pas de difficulté, sauf qu'il évite de choisir... .Ne vous opposez pas au monde sensoriel... Le sage ne lutte pas ").
Cette hallucination négative n'est pas gratuite : elle veut répondre à la façon dont beaucoup d'Occidentaux hallucinent de leur côté la Chine populaire : selon un mode dogmatique, violemment affirmatiflnégatif ou faussement libéral. N'est-ce pas finalement une piètre idée du politique, que de penser qu'il ne peut advenir au langage que sous la forme d'un discours directement politique ? L'intellectuel (ou l'écrivain) n'a pas de lieu -ou ce lieu n'est autre que l'Indirect : c'est à cette utopie que j'ai essayé de donner un discours juste (musicalement). Il faut aimer la musique, la chinoise aussi.

Sekundärliteratur
Lisa Lowe : Barthes invents a writing posture that dramatizes the critic's subjective encounter with an oriental system that refuses western paradigms and ideologies. Paradoxically, Barthes's corpus commences with a pliticized criticism of exoticism, yet ends with a greatly elaborated practice of this very posture.
Barthes's attempt to resolve the dilemma of criticizing western ideology while escaping the tyranny of binary logic takes a form not unlike that of traditional orientalism : through an invocation of the Orient as a utopian space, Barthes constitutes an imaginary third position. The imagined Orient – as critique of the Occident – becomes an emblem of his 'poetics of escape', a desire to transcend semiology and the ideology of signifier and signified, to invent a place that exeeds binary structure itself.
The book on Japan and the piece of China both represent the desire to invent 'atopia', to devise new writing practices in order to escape the reactive formation of ideology and counterideology.
Alors la Chine ? is a narrative about an invented Orient. China is constructed as a refutation of European hermeneutic and political traditions ; the China evoked in this piece, however, elides the French writer's interpretive acts in a very different manner than does his Japan. China is a text that completely lacks a symbolic function, is nothing but bland surfaces, contains no meanings to eluciadte, no bodies to eroticize. It is constructed as offering only a single political Text, a set of coded clichés combined in various ways. The Chine described by Barthes is radically boring. Alors thematizes the project of writing about un absolute site of difference as the central topos of a writing stragegy. Divided into two sections, which represent two writing situations, the text contains a first part written in a descriptive present made and a second part in a retrospective imperfect tense. The beginning section simulates the voice of an occidental traveler who experiences China ; the final section consists of reflective remarks and assessments about having written about China. In the first section, China is hallucinated as a culture whose impossible homogeneity refuses to signify in western terms. Throughout the piece the traveler-narrator implies an antithesis between the cultural systems of France and China : French culture is a society structured on difference, differences being the source of occidental desire, meaning, and eroticism. Chinese society, he argues, is neutral, smooth, and prosaic, profoundly lacking conflict or difference.
Barthes asserts, from the point of view of the separate and different Chine, western hermeneutic desires are simply irrelevant. Barthes, the traveler-narrator, figures China as that long-imagined nonreactive atopia, confronted by which occidental systems of meaning totter and fail. First, a characterization of the western paradigm precedes each definition of China, rhetorically rendering each perception of China's difference dependent on an aspect of western ideology. Second, in contrast to the active subjectivity of 'nous' in the syntactical constructions that describe western desires - 'nous voulons', 'nous sommes', 'nous croyons' - 'la Chine' occurs persistently as the subject of negations, of dependent clauses and qualifiers. Logically and syntactically, China is subversive if considered exclusively in terms of occidental cultural systems ; the narrator does not offer an explanation of how China is subversive within its own autonomous cultural system.
Barthes snatches Confucian doctrine from China by equating it with western hermeneutics – stripping Chinese Confucianism of its lenghty history, condensing its myriad and diverse tenets into a single dimension – and assimilated it to an occidental characterization of itself.
Barthes constructs a China that has successfully achieved Mao's Cultural Revolution by placing professors, officers, and administraors in the fields and factories. He asserts that whereas western ideology 'depoliticizes' social practice, the political text is absolutely explicit in China.
If the first section of Alors emphasized China's otherness as a pure politiical text outside the logic and process of western signification, the remarks in the afterword figure China's otherness in psychoanalytic terms, and within a psychoanalytic paradigm.
Barthes juxtaposes China - in cultural, semiotic, and psychoanalytic terms - to the overstructured, signifying West. He constitutes China as a feminine, maternal space that disrupts the 'phallocentric' occidental social sytem. By associating China with the maternal, Barthes suggests that the Orient is opposed to the representational Symbolic system of the West ; for him, China opens up the possibility of a preverbal imaginary space, before 'castration', socialization, and the intervention of the Father. In the sense that China is conflated with the significance of the maternal in Barthes's critical project, orientalism becomes a means of figuring this critical poetics of escape, a topos through which one writes oneself outside western ideology.

Mentioned People (1)

Barthes, Roland  (Cherbourg 1915-1980 Paris) : Literaturkritiker, Schrifsteller, Philosoph

Subjects

Literature : Occident : France

Documents (2)

# Year Bibliographical Data Type / Abbreviation Linked Data
1 1974 Barthes, Roland. Alors la Chine ? In : Le monde ; 24 mai (1974). = (Paris : C. Bourgois, 1975). Publication / Bart3
  • Cited by: Asien-Orient-Institut Universität Zürich (AOI, Organisation)
2 1991 Lowe, Lisa. Critical terrains : French and British orientalisms. (Ithaca, N.Y. : Cornell University Press, 1991). S. 153-154, 158, 160-162, 165, 167. Publication / Lowe1
  • Cited by: Asien-Orient-Institut Universität Zürich (AOI, Organisation)
  • Person: Barthes, Roland
  • Person: Flaubert, Gustave
  • Person: Forster, Edward Morgan
  • Person: Kristeva, Julia
  • Person: Lowe, Lisa
  • Person: Montagu, Mary Wortley
  • Person: Montesquieu, Charles de Secondat de