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“Journal intime inédit” (Publication, 1900)

Year

1900

Text

Loti, Pierre. Journal intime inédit. In : Cahiers Pierre Loti ; no 11-14 (1955), 15-18 (1956), 19-21 (1957). (Loti15)

Type

Publication

Contributors (1)

Loti, Pierre  (Rochefort 1850-1923 Hendaye) : Schriftsteller, Dramatiker, Marineoffizier

Subjects

History : China / Literature : Occident : France / Periods : China : Qing (1644-1911)

Chronology Entries (3)

# Year Text Linked Data
1 1900.1 Loti, Pierre. Journal intime inédit [ID D22432]. (1)
3e partie : En route pour la Chine
Lundi 24 septembre. – Après avoir traversé la Mer Jaune, par un temps morne, nous arrivons de grand matin à Takou où l'immense escadre internationale est déjà assemblée.
Alors commence une vie militaire à outrance, coups de canons, sonneries et musiques de guerre.
Dimanche 30 septembre. Lundi 1er octobre. – Préparatifs de bombardement et de combats pour la prise des forts de Ning-Haï, que l'on dit très armés de canons Armstrong.
2 octobre 1900. Ning-Haï. – Qui m'eût dit, il y a quelques mois, que je viendrais encore faire du pillage en Chine ?
Ce matin, dans les maisons abandonnées en hâte, au milieu du désarroi des fuites précipitées, parmi les meubles brisés, les cartouches jonchant le sol, la poudre répandue en jonchée noire ; fouillé à la recherche des bibelots, des porcelaines. Ca sent le chinois, la poudre et la mort. Cela rappelle les jours de Thuan-An, il y a dix-huit ans, et le pillage de Makung il y a quinze ans. Je ne suis jamais venu en Chine au'au milieu de ce tohubohu des pillages, je ne l'ai jamais vue qu'ainsi. Qui m'eût dit que ces jours, qui semblaient finis à tous jamais, recommenceraient pour moi.
Au dehors du fort et des logements dévolus aux Français, que gardent nos matelos furetant et pillant avec moi, le beau soleil d'un matin d'automne resplendit sur des campagnes qui devaient être heureuses, sur des jardins, des vergers fleuris comme chez nous de zinnias et d'astres. De partout les Chinois ont fuit, tout est vide. Mais, dans les chemins bordés de bouleaux et de saules, c'est une étonnante confusion de soldats de sept nations alliées, furetant, maraudant, détruisant. Les grandes invasions barbares devaient ressembler à cela.
Des bersaglieri d'Italie, la plume de coq sur leur casque colonial rabattent des moutons pour les emmener. Des cosaques pillent une pagode, emportant les grands bouddhas dorés, les vases de bronze. Das Autrichiens, des Anglais, des Allemands, des troupes de l'Inde à haut turban, dévastent les jardins, chassent les boeufs et les poulets. Des soldats et des matelots japonais, merveilleux dans leurs tenues européennes toutes nouves, fraternisent avec les nôtres, puisant à la même aiguade. Et des pavillons de toutes les nations flottent partout, sur des maisons, des forts, des pagodes. Les Russes, les plus nombreux, sauvages et sales, débarqués au nombre de cinq mille encombrent la plage, envahissent comme une marée montante. Et des familles chinoises s'en vont, tête basse, sans une plainte ni seulement un regard des petits enfants emportant sur leur tête leurs couvertures et leurs matelas.
Cette chose navrante : une pauvre vieille Chinoise, vieille, vieille, presque centenaire, ne pouvant plus marcher sur ses petits pieds déformés, chassée de sa maison, se traîne Dieu sait où, emmenée par deux jeunes garçons qui doivent être ses petit-fils, tandis que des brutes d'Anglais et de Russes chavirent son logis, jettent dehors, en riant, les modestes images de son autel d'ancêtres. Les deux enfants qui la soutiennent de leur mieux ont un air de tendre soolicitude et de respect infini. Et la figure de cette vieille femme exprime le désespoir sans bornes.
La Grande Muraille de Chine, au beau soleil de 10 heures du matin, d'un matin d'automne déjà presque frais. Je monte à un mirador de vieille que vient d'occuper un poste de Japonais ; très souriants, les petits Japonais, officier en tête, m'offrent de monter à ce mirador. Ils sont en train d'y planter leur pavillon au bout d'une hampe de bambou.
La prodigieuse Grande Muraille, épaisse ici de 6 à 8 mètres, flanquée de bastions carrés, déploie sa ligne infinie qui, d'un côté, tombe dans la Mer Jaune, de l'autre se perd dans les montagnes. On domine de là, dans la pure lumière, les plaines désertes de la Mandchourie. Sur la mer, l'étonnante escadre d'invasion, les monstrueux cuirassés assemblés comme une troupe de pirates, à la curée de la Chine.
Là-bas, mystérieuse, la grande ville tartare de Shangh-Haï-Kouan, toute grise et comme endormie, a fermé ses portes dans la terreur de'linvasion, des massacres et des pillages. Un temps calme, exquis et léger. L'herbe fine, sur la Grande Muraille, est mêlée d'asters et d'oeillets roses comme ceux de nos sables.
Mercredi 3 octobre 1900. – Appareillé de Shang-Haï-Kouan le soir pour Takou.
Jeudi 4 octobre. – Au lever du jour, repris notre mouillage dans l'escadre internationale en rade de Takou.
Jeudi 11 octobre. – Par un beau temps calme, presque chaud, très lumineux sur la mer, je quitte le 'Redoutable', en rade de Takou, pour me rendre en Mission à Pékin, n'emmenant avec moir que mon fidèle Osman.
D'abord nous prenons passage sur le 'Bengali', l'un des bateaux qui depuis un mois fait le pénible et lassant va-et-vient, toujours chargé de matériel et de troupes, entre l'escadre, les transports ou les affrêtés qui arrivent et la terre chinoise, par-dessus la barre dangereuse du Peiho.
Aujourd'hui il est bondé de zouaves, le 'Bengali', de braves zouaves arrivés hier de Tunisie et qui s'en vont, inconscients et joyeux, sur la funèbre terre chinoise. Ils sont serrés, à tout touche sur le pont les zouaves, avec de bonnes figures gaies et des yeux grands ouverts pour voir enfin la Chine. Suivant le cérémonial d'usage le 'Bengali' passe à la poupe du 'Redoutable', pour le salut à l'amiral. La musique les attend à l'arrière du cuirassé, pour leur jouer au passage Sambre-et-Meuse et quelqu'un de ces airs qui emballent les soldats. Et quand nous passons, tous les zouaves – ceux qui reviendront et ceux qui doivent mourir – tandis que leurs clairons sonnent « aux champs », tous les zouaves agitent leurs bonnets rouges avec des hurrahs pour l'amiral qui, du haut de sa galerie, ll lève sa casquette en leur honneur.
Au bout d'une demi-heure de route environ, la terre chinoise apparaît. Jamais rivage d'une laideur plus féroce n'a surpris et glacé des soldats nouveaux venus. Une côte basse de terre grise toute nue, sans un arbre ni un herbage, et partout des forts, de contours géométriques et de taille colossale, du même gris que la terre, percés d'embrasures de canons. Jamais entrée de fleuve n'a montré un attirail militaire plus étalé ni plus menaçant ; sur les deux rives de l'horrible fleuve aux caux bourbeuses, les forts se dressent donnant l'impression de quelque chose d'imprenable et de terrible – laissant entendre aussi que cette entrée, malgré la désolation des rives, est d'une importance de premier ordre et même à quelque cité immense, peureuse et riche, comme Pékin doit être.

4e partie : En Chine
De près les murs gris de ces forts, éclaboussés, percés, déchiquetés de boulets, laissent voir de terribles brèches ; ils se sont tirés l'un sur l'autre, à bout portant, le jour de la prise de Takou. Par un miraculeux hasard, un obus français, lancé par 'le Lion', était tombé au milieu de l'un d'eux amenant l'explosion de son énorme poudrière et l'affolement des Chinois ; les Japonais alors s'en étaient emparés, pour ouvrir un feu imprévu sur le fort d'en face ; et alors, comme on sait, la déroute chinoise avait commencé. Sans ce hasard, sans cet obus et cette panique, toutes les canonnières européennes entrées dans le Païho étaient invévitablement perdues ; le débarquement des forces alliées devenait impossible ou problématique, et toute la face de la guerre était changée.
Nous avançons maintenant dans le fleuve, sur l'eau bourbeuse et infecte où flottent des cadavres, des carcasses le ventre gonflé, des immondices de toute sorte. Et les deux rives sinistres nous montrent au soleil déclinant du soir, un défilé de ruines, une désolation uniformément grise et noire, terre, centre et charpentes calcinées. Plus rien que des murs crevés, des écroulements, des décombres.
Sur les eaux empestées du fleuve, une animation fiévreuse, un encombrement où nous avons peine à nous frayer passage : des jonques par centaines, jonques réquisitionnées par les Alliés, portant chacune le pavillon et, en grandes lettres, le nom écri sur la coque de la nation qui l'emploie.
Et des remorqueurs, des chalands, des charbonniers, des paquebots. Et sur les horribles berges de vase et de terre grise, parmi les détritus et les bêtes mortes, une acitivité de fourmilière, à débarquer des munitions, des tentes, des fusils, des fourgons, des mulets, des chevaux. Des soldats de toutes les nations, au milieu d'un peuple de coolies menés à coups de fouet ; une confusion encore jamais vue d'uniformes, de tentes, de ruines, de canons, de butin et de matériel de guerre. Et un petit vent glacé, qui se lève avec le soir, vient nous faire frissonner après le soleil encore chaud du jour.
Devant les ruines d'un quartier où flotte le pavillon de France, le 'Bengali' accoste à la lugubre rive et nos zouaves débarquent au crépuscule, un peu décontenancés par cet accueil sombre que leur fait la Chine. Sur une sorte de place qui est là, en attendant qu'on leur ait trouvé quelque gite, ils allument des feux par terre, que le vent tourmente les couvrant d'une fétide poussière, et ils font chauffer dans l'obscurité, sans chansons et en silence, le petit repas du soir.
Cette ville dévastée et noire, pleine de soldats, au milieu des plaines désertes qui nous envoient ce vent, ce froid et cette poussière, sent la peste et la mort. Ca et là des cloaques où croupissent des chiens, des crânes et des chevelures, parmi des débris de meubles et de hardes.
Une rue, une petite rue centrale, rebâtie à la hâte depuis un mois, avec des poutres, des briques, du torchis, de la boue et, le long des boutiques louches où des gens arrivés on ne sait d'où ont improvisé des cabarets de l'absinthe, des poissons salés et de l'eau-de-vie russe. Les soldats s'envirent et jouent du couteau.
Couché à bord du 'Bengali'. Toute la nuit des coups de fusils à la cantonnade, et vers le matin d'horribles cris.
Vendredi 12. – Levé un peu avant le jour pour aller prendre le chemin de fer qui marche encore jusqu'à Tien-Tsin et un peu au delà.
Pas de billets à ce train. Tout ce qui est militaire, ou même européen, y monte de droit. Retrouvé à la gare tous nos zouaves d'hier, sac au dos ; ils d'entassent dans les wagons, avec les Japonais et des Russes. Je prends place dans une voiture aux vitres cassées, avec des officiers de zouaves qui regrettent leur Tunisie d'où ils viennent.
Deux heures et demie de route à travers la sinistre plaine. D'abord ce n'est que de la terre grise comme à Tong-Kou ; ensuite, cela devient des roseaux, des herbages fripés par la gelée. Et il y a partout d'immenses taches rouges, comme des traînées de sang, dues à la floraison d'une espèce de plante de marais. Le vent souffle du nord et il fait très froid. Sur l'horizon de ce désert, on voit s'agiter des nuées d'oiseaux migrateurs. Rien, dans cette plaine, que des tombeaux, des tombeaux innombrables ; tous de même forme, sortes de haute taupinières surmontées d'un bouton de faïence, ils sont groupés par familles et ils sont légion ; c'est tout un pays funéraire qui défile sous nos yeux, taché de plaques rouges et peuplé à l'infini de ces mêmes inquiétants petits cônes en terre durcie. Les stations, les gares, brûlées, détruites, sont occupées militairement par des cosaques ; on y voit des wagons calcinés et tortus par le feu, des locomotives criblées de balles. Et les rares villages rencontrés sur la route ne sont plus que des ruines. Rien que des images de destruction et de mort.
Tien-Tsin. Dans des tourbillons de poussière noire que soulève un vent glacé, nous mettons pied à terre, livrés aussitôt à des « pousse-pousse » qui nous emmènent en courant, dans ce nuage de poussière qui nous aveugle. D'abord la ville européenne, une très grande ville dirait-on, avec des maison somptueuses, mais démolies, éventrées, sans toitures ni fenêtres, criblées d'obus. Le long du fleuve une agitation fiévreuse, des milliers de jonques débarquant de la cavalerie, des troupes, du matériel de guerre. Dans les rues, une foule remuante de soldats de tous les pays l'Europe, d'officiers à cheval, de coolies chinois promenant d'énormes charges. Et des saluts militaires tout le long du chemin.
Où aller faire tête, malgré le désir qu l'on a d'un gîte, par ce vent glacé et cette poussière ? Frappé à la porte de deux ou trois hôtels, qui se reinstallent dans des ruines, dans un invraisemblable désordre de mobilier brisé. Tout est plein ; rien à espérer de ce côté-là. Et il faut, bon gré mal gré, aller mendir la table et le lgois chez des officiers inconnus, qui nous donnent la plus aimable hospitalité dans des maison où les trous d'obus ont été bouchés à la hâte et où le vent n'entre plus.
Samedi 13 octobre. – La journée en préparatifs de ce départ pour Pékin. On peut aller à chevel, en charrette ou en jonque. Je choisis la jonque plus pratique pour le bagage et qui fournit un gîte tout trouvé pour dormir, puisque sur le route il faut s'attendre à ne trouver que des ruines et des cadavres.
Dans les magasins européens de Tien-Tsin, à moitié ruinés et pillés, il s'agit d'acheter tout ce qui sera nécessaire à la vie pendant trois jours : petits matelas, couvertures, plats, couverts, vivres etc... Et puis faire nettoyer, préparer la jonque ; dans le petit sarcophage où nous habiterons, faire mettre un toit de nattes. Et, chez des pères Lazaristes, embaucher un petit Chinois pour faire le thé – le nommé Toum, - 14 ans, une figure éveillée et jolie, une queue qui lui tombe jusqu'aux pieds. Au Consulat, on ne nous juge pas suffisamment armés, bien que nous ayons chacun un revolver, Osman et moi, et on nous adjoint deux soldats du train.
Dîné chez le général Frey, qui est entré le premier avec les troupes françaises dans la Ville impériale, et qui me raconte en détails la prise du « Pont de Marbre ». Il s'inquiète de l'eau que nous boirons en route, le fleuve étant empesté de cadavres, l'eau des puits empoisonnée par les morts qu'on y a jetés, et me fait un inappréciable cadeau : une caisse d'eau d'Evian.
Dimanche 14 octobre. – Le matin, expédié en avance ma jonque avec mes deux soldats, mon petit Chinois et mon bagage. Je la rejoindrai damain matin à Yang-Soun, le point où le chemin de fer s'arrête, coupé par les boxers, économisant ainsi presque un jour de navitgation sur le fleuve.
Dîné chez le Consul Général, avec le confortable et l'élégance que les obus n'ont pu atteindre, n'ayant démoli que les étages supérieurs du consulat. (Dans le jour, visite aux deux déesses).
Toute la nuit, coups de fusil dans le lointain.
Lundi 15 octobre. – Départ de grand matin, en chemin de fer. Au bout d'une heure, à travers les mêmes désolations qu'hier, arrivée à Yang-Soun, par un vent glacé.
Trouvé là ma jonque et mon personnel qui m'attend au bord du fleuve licencié un de mes soldats, qui me déplaît. Gardé seulement le nommé Jules David, du 15e du train, avec son fusil, ses cartouches et son sac. Départ en jonque à neuf heures.
Et, pour trois jours, il va falloir s'arranger une petite existence de lacustre, dans le sarcophage qui est la chambre de cette jonque, sous un toit de nattes qui laisse voir le ciel par mille trous et cette nuit, laissent tomber la gelée blanche. Vivre en promiscuité complète avec ces deux compagnons, Osman et David, servis par l'impayable petit Toum. Et le petit logis, à improviser tout ce qu'il faut, que le voyage au beau soleil, malgré le vent froid, commence bien, avec de bons rires.
(Jules David, 22 ans, né à Saint-Martin-des-Besaces, Calvados, ancient garçon de ferme, aujourd'hui soldat du train. Une fine et régulière figure d'arabe, moustache noire sur des joues d'un rouge de pêche mûre, grands yeux candides et admirables).
Cinq Chinois inconnus pour équipage et nous partons à la cordelle, remontant le courant du Peïho ; l'eau lourde et empoisonnée ou macèrent des cadavres. Paysage monotone et funèbre. Sur les deux rives, des sorghos, espèce de millets géants, beaucoup plus hauts que nos maïs, que la guerre a empêché de faucher et que les gelées ont roussis. Un petit chemin de halage, étroit, sur la terre grisâtre et tout le temps ces sorghos desséchés, en rideau sans fin. Quelquefois un fantôme de village apparaît : ruines et cadavres si l'on s'approche.
A 10 heures et demie, arrêt devant un grand fort chinois sur lequel flotte le pavillon français. C'est un de nos gîtes d'étape ; le Peïho est occupé militairement sur tout son cours, pour permettre la communication avec Pékin ; des postes de sept nations alliées sont échelonnés sur les deux rives.
Ce fort est occupé par des zouaves ; nous y descendons pour toucher nos rations de campagne : deux jours de vivres, pain, viande de conserve, vin, thé et sucre. Nous ne toucherons plus rien à présent jusqu'à Tong-Tchéou (Ville-de-la-Pureté-céleste) où nous arriverson après-demain soir.
Et le halage de la jonque recommence, lent et monotone, entre les tristes berges dévastées. J'ai sur le pont de cette jonque un fauteuil de mandarin, pour trôner au soleil, quand on n'y gèle pas trop. Le plus souvent je préfère sauter sur la berge et, devant nos Chinois qui tirent la cordelle, marcher, marcher avec Osman et David, sur le petit sentier de terre grise, entre le rideau sans fin des sorghos et le fleuve, obligés parfois à un brusque écart, pour un cadavre sournois couché en travers du chemin.
Souvent nous croisons de longs convois de jonques qui redescendent à la file, sous pavillon de l'une des nations alliées, rapportant des soldats, des malades, des blessés et du butin. Enormément de Russes qui évacuent la région et emportent un effrayant pillage.
Au crépuscule, passé devant les ruines d'un village où des Russes viennent camper pour la nuit. Ils déménagent d'une maison des meubles d'ébène sculptée, les brisant et y mettant le feu. En nous éloignant, nous voyons la flamme haute briller dans le gris du soir et gagner des arbres voisins.

5e partie : Vers Pékin
Sinistre tombée de nuit, dans une solitude. Tant d'ombre, de silence et de cadavres autour de nous, tant d'ambiances hostiles ou désolées, et le froid qui augmente, avec l'obscurité... L'impression mélancolique s'évanouit au souper, devant la comique petite table à trois couverts, organisée par Osman et David, dans le petit sarcophage fermé le mieux possible, à la lueur d'un fanal chinois. Nous avons pour nous réchauffer des cigarettes turques et le thé bouillant confectionné par Toum, sur un feu de sorghos.
Puis vient l'heure de dormir. Tout habillés, bien entendu, et les armes chargées à nos côtés ; nous nous étendons tous trois sous les couvertures mises en commun et sous le toit de nattes, par les trous duquel des étoiles paraissent.
Coup de fusil à la cantonade, très loin. Deux alertes avant minuit. Des factionnaires de postes japonais et russes, sur la rive, nous hèlent pour nous empêcher de passer ; il faut se lever, montrer avec un fanal le pavillon français et l'uniforme.
A minuit, nos Chinois amarrent la jonque pour jusqu'au matin, en un lieu qu'ils disent sûr, et nous nous endormons d'un profond sommeil, dans la nuit glacée.
Mardi 16 octobre. – Réveil au petit jour, pour faire lever et repartir les Chinois. Déjeuner au thé bouillant que le petit Toum fabrique. Et puis nous voulons aller à terre, marcher sur la berge bien vite, pour nous réchauffer. David, alors, glisse sur le rebord de la jonque couvert d'une couche de glace et tombe dans le fleuve. Il faut l'essuyer, le réchauffer, l'habiller de la tête aux pieds dans des vêtements à moi, et je n'en ai que d'uniforme. Alors le voilà dans la joie et le fou rire, de se trouver en capitaine de frégate.
Enfin je saute à terre, dans la hâte de marcher et de courir. Horreur ! A un détour du sentier de halage, je manque marcher sur quelque chose qui git, en forme de croix : un cadavre, nu, aux chairs grisâtres, couché sur le ventre, les bras étendus, à demi enfoui dans la vase dont il a pris la couleur ; les chiens ou les corbeaux l'ont scalpé ; le crâne apparaît tout blanc et la chevelure n'y est plus.
Le vent est glacé, mais sec et vivifiant, la lumière magnifique, le soleil donnant l'illusion d'été. Et, dans l'éternel petit sentier qui mène à Pékin, sur la gelée blanche, entre les sorghos et le fleuve, on marche, on marche, sans fatigue et avec une envie de courir en avant des Chinois penchés sur la cordelle qui traîne la maison flottante. Il y a des arbres maintenant sur les rives, des espèces de saules aux feuilles d'un vert intense, inconnus chez nous. Il y a des jardins aussi, jardins à l'abandon, autour de villages en ruines ; nos cinq Chinois y courent en maraude, prendre des légumes pour leur repas. David, dans une maison en ruines, trouve des piquets de fleurs artificielles chinoises, qu'il apporte pour décorer le petit logis. On s'habitue à cette vie de la jonque, à ces petits repas dans le sarcophage, où l'on mange avec un appétit extrême, après tant de plein air et tant de vent.
Vers le soir, les montagnes de Pékin, en petite découpure extra-lointaine, commençent de se dessiner sur l'horizon. Mais le crépuscule de ce second jour a je ne sais quoi de pariculièrement lugubre. Le fleuve sinueux, tout en détours de labyrinthe, s'est resserré encore et semble n'être plus qu'un ruisseau entre les deux silencieuses rives. Le ciel s'éteint dans des nuances froides et mortes de soir d'hiver. Tout ce qui reste de lueurs est sur l'eau qui reflète en miroir glacé les hauts herbages, les sorghos des rives et quelques silhouettes d'arbres déjà toutes noires. Ce isolement immensce, cet enveloppement de la nuit dans un lieu quelconque de ce pays des morts, ces derniers reflets des roseaux les plus proches et ces ténèbres des lointains confus et inconnus, - tout cela serait pour glacer le coeur des plus braves. Et vite il faut redescendre dans le petit logis de nattes, à la lueur du fanal chinois, se réchauffer, s'égayer et oublier, si l'on peut, avec des cigarettes et du thé bouillant que Toum prépare.
Vers 9 heures du soir, comme nous venions de dépasser un groupe de jonques purement chinoises, jonques de maraudeurs, vraisemblablement, des cris de détresse et de mort tout à coup, d'horribles cris... Toum, qui écoute ce que ces gens disent, explique qu'ils veulent assommer et noyer un vieux parce qu'il a volé du riz. Nous ne sommes pas en nombre et d'ailleurs pas assez sûrs de nos gens pour intervenir. Dans leur direction nous tirons des coups de fusil en l'air, et soudainement le silence se fait.
Nuit tranquille, amarrés n'importe où dans les roseaux. Grand froid. Quelques coups de fusil au loin, mais on s'y habitue et on se rendort.
Mercredi 17 octobre. – Réveil pour aller courir sur la berge, dans la gelée blanche, au beau soleil clair.
Vers 10 heures, ayant voulu prendre un raccourci, avec David, pour aller rejoindre plus loin la jonque, obligés de suivre un long détour du fleuve, nous traversons les ruines d'un hameau où gisent d'affreux cadavres tordus. Et bientôt nous voici égarés et anxieux, au milieu des éternels sorghos, ne retrouvant plus le chemin, ni la jonque, ni le fleuve.
Vers 1 heure après-midi, Tong-Tchéou, « Ville-de-la-Pureté-Céleste » apparaît au loin devant nous : grands remparts, miradors, tour étonnament haute et frêle, de silhouette très chinois, à vingt toitures superposées.
Des cadavres de bestiaux, morts de la peste bovine, passent à côté de nous au fil de l'eau, le ventre gonflé, répandant une horrible odeur. Et, d'une jonque échouée, sort un long bras de mort, aux chairs pourries. On a dû violer aussi par là des cimetières, car il y a, sur la vase des berges, des cercueils éventrés vomissant leurs ossements et leurs pourritures.
Ville immense que Tong-Tchéou, occupant deux ou trois kilomètres de rivage. Ville fantôme, bien entendu. En s'approchant, on s'aperçoit vite que tout est en ruines et en décombres. Le long du fleuve, devant les grands murs crénelés c'est, en petit, l'agitation de Takou et de Tien-Tsin, compliquée de quelques centaines de chameaux mongols, accroupis dans la poussière. Rien que des soldats, des envahisseurs, du matériel de guerre. Et tous les pavillons d'Europe flottant sur les campements et les jonques. Des cosaques, très ivres, essaient des chevaux capturés, vont et viennent au triple galop, comme des fous, avec des cris de brutes sauvages. Le vent glacé, qui promène l'infecte poussière, tourmente ces pavillons plantés partout qui donnent un air ironique de fête à cette désolation.
Je cherche où sont les pavillons de France pour arrêter ma jonque devant ce quartier et me rendre au « gîte d'étape », toucher nos rations de campagne, réquisitionner pour demain des charrettes et des chevaux de selle. Des zouaves qui sont là, quand je mets le pied sur le funèbre bord, parmi des détritus et des puanteurs sans nom, m'indiquent qu'il faut entrer par la grande porte des remparts, tourner à gauche, etc... puis finalement viennent me conduire.
Dans cette porte, percée dans l'épaisseur des murs noirs, un parc à boeufs pour la nourriture des soldats ; il y en a trois ou quatre par terre, crevés de la peste boine, et on vient les tirer par la queue pour les jeter dans le fleuve, au rendez-vous général des carcasses. Les massives portes franchies, nous trouvons une rue où s'empressent à divers travaux des soldats de chez nous, dans une épaisse poussière et une odeur de cadavres. Les maisons, aux portes et aux fenêtre brisées, laissent voir leur intérieur lamentable où tout est en lambeaux, saccagé à plaisir. Et tout de suite nous trouvons le logis des officiers, du colonel, sous les toits réparés en hâte, parmi des chinoiseries dépareillées, réunies par les soldats.
Quand tout est convenu ; le départ fixé à demain matin au lever du jour, les charrettes et les chevaux demandés pour nous attendre à 6 heures sur la berge en face de notre jonque ; je pars, profitant de ce qui reste de jour, me promener dans les ruines, escorté d'Osman, David et Toum, toutes les armes chargées. A mesure qu'on s'éloigne du quartier où la présence de nos soldats entretient un peu de vie, l'horreur augmente, avec la solitude et le silence.
D'abord le quartier des marchands de porcelaine, des grands entrepôts où se vendaient les potiches de Canton. Le long d'une rue, qui devait être belle à en juger par des restes de devantures sculptées et dorées, nous entrons dans des magasin béants, marchant sur des monceaux de cassons. Ici, c'est l'oeuvre des Russes. Et il a fallu s'acharner des journées entières, à coups de crosse, pour piler si menu toutes ces choses. Les potiches, assemblées ici par milliers, les plats, les assiettes, les tasses tout cela est concassé, broyé, avec des débris humains et des chevelures. Nous pénétrons jusqu'au fond de ces entrepôts, dans des cours intérieures particulièrement lugubres, entre leurs vieux murs. Dans une de ces cours un chien galeux s'escrime à tirer, tirer quelque chose de dessous un morceau de cassons ; le cadavre d'un enfant dont la tête a été fracassée d'un coup de crosse (les Russes en ont tué ainsi par centaines). Et le chien commence de lui manger les jambes.
Personne, naturellement dans les longues rues de cette ville de morts. Des corbeaux qui croassent dans le silence. D'affreux chiens repus de cadavres, qui s'enfuient devant nous la queue basse. De loin en loin, quelques rôdeurs chinois de mauvais aspect : gens qui cherchent encore à piller dans les ruines, ou pauvres dépossédés, échappés au massacre, qui viennent peureusement voir ce qu'on a fait de leur logis. Le soleil est déjà très bas, le froid augmente, les maisons vides d'emplissent d'ombre.
Toujours très profondes ces maisons, avec des recoins, des petits cours, des petits bassins, des jardinets mélancoliques. Quand on a franchi le seuil, que gardent des petits monstres en granit usés par le frottement des mains, on s'enfonce dans des détours sans fin. Et les détails intimes de la vie chinoise se révèlent, gentils et touchants, dans l'arrangement des pots de fleurs, des plates-bandes, des petites galeries où courent des liserons. Ici, une cage pendue appartenais sans dout à quelque enfant dont on aura tracassé la tête ; l'oiseau y est encore, mort de faim et desséché dans un coin. Et tout est saccagé, les meubles éventrés, le contenu des tiroirs, les papiers épandus par terre, avec des vêtements marqué de larges taches rouges, avec des tout petits souliers de dame, barbouillé de sang. Et ça et là, des bras, des james, des têtes coupées, des chevelures.
En certains de ces jardinets, les plantes continuent gaiement de fleurir, débordant dans les allées, parmi les débris humains. Sur une tonnelle, où se cache un cadavre de femme, des volubilis roses sont délicatement fleuris en guirlande, encore fleuris à cette heure tardive du soir et malgré le grand froid des nuits, ce qui dérout nos idées d'Europe sur les volubilis.
En dehors des grandes voies, les petites rues latérales, contournées aboutissant à des murs, sont les plus lugubres à voir, au crépuscule et au chant des corbeaux, avec ces têtes de morts à longue queue qui roulent ça et là dans la poussière.
Au fond d'une maison, dans un recoin, dans une soupente, quelque chose remue. Deux femmes, tapies là, cachées. Elles s'affolent dans la terreur de nous voir, tremblant, criant, joignant les mains pour demander grâce. L'une jeune, l'autre un peu vieille, se ressemblent toutes deux sans doute la mère et la fille. Elles attendaient de nous les pires choses et la mort.
Autre maison, maison de riches, avec un grand luxe de pots de fleurs en porcelaine dans les jardinets. Au fond d'un apparement déjà sombre – car la nuit vient – mais pas trop saccagé, avec des meubles encore intacts et de beaux fauteuils sculptés, David, tout à coup, se recule avec horreur de quelque chose qui sort d'un seau posé à terre : deux cuisses décharnées. La moitié inférieure d'une femme posée dans ce seau les jambes en l'air, la maîtresse de ce beau logis probablement. Le torse a disparu, mais la tête, la voici, c'est ce paquet noir aux mèches ébouriffées, sous ce fauteuil, à côté d'un chat crevé.
Nous étions allés loin dans cette ville, dont l'horreur et le silence à présent nous glacent, dans la nuit qui vient. Et nous retournons bon pas, sur les cassons et les débris, vers le quartier où les soldats ont ramené de la vie. Nous les trouvons en train de faire leurs cuisines du soir, sur des feux clairs, en brûlant des tables ou des fauteuils. Sur le quai, près du magasin où nous touchons nos vivres de route, il y a une cantine improvisée par un Italien, où l'on vend des choses à griser les soldats. Nous y achetons des vins et des liqueurs, ayant besoin de nous réchauffer et de nous égayer ce soir, dans notre logis de nattes, dans notre jonque amarrée à la berge, parmi les horribles détritus, sous le froid et la nuit qui commence.
David, au dessert, nous conte que son escadron, à Tien-Tsin, est campé près d'un cimetière chinois et que ses camarades – des soldats de chez nous – passent leur temps à fouiller sous les tombes, pour prendre l'argent qu l'on met, en ce pays, à côté des morts, et qu'ils se servent du bois des cercueils pour faire la cuisine : « Moi je ne trouve pas ça bien, dit-il ; ç'a beau être des Chinois, il faut laisser les morts tranquilles. Et puis ça me dégoûte, ils coupent notre viande sur ces planches-là. Je leur dis : au moins, coupez sur le côté qui est au dehors, pas sur le côté du dedans qui a touché le mort. »
Le lendemain matin, quand nous nous éveillons avant jour, nos chevaux et nos charrettes sont là. Sur le sinistre bord, des Mongols, parmi leurs chameaux, sont accroupis autour de feux qui ont brûlé toute la nuit dans la poussière.

6e partie : A Pékin
Jeudi 18 octobre. — Dernière étape, à cheval. Départ avant jour de notre jonque, devant Tong-Tchéou.
Longue route monotone, par un matin sombre et froid, à travers des villages saccagés d'aspect lamentable, à travers des champs de maïs et de sorghos brûlés par les premières gelées. Une petite pluie fine, rendant plus tristes les choses.
Par moments, on dirait nos campagnes en automne si, de temps à autre, de grandes stèles en granit posées sur d'énormes tortues étranges ne venaient rappeler la Chine. Et puis, des tombeaux et des tombeaux, les uns dans des bois funéraires d'arbres sombres. Sur cette route que nous suivons, des convois de troupes, d'ambulances, de toutes les nations. Des pillards dans les ruines des villages.
Dix heures. Un détour pour voir en passant le mausolée d'une impératrice. C'est au bord d'un étang qui est une macération de cadavres, avec des têtes de mort surgissant çà et là des roseaux, un bois d'arbres sombres, un portique et une avenue de stèles de marbre blanc.
La pluie fine tombe. Les lotus, fripés par la gelée, retombent sur l'eau froide.
Encore une demi-heure et, tout à coup, de derrière les arbres, la muraille de Pékin apparaît, chose géante, d'aspect babylonien, muraille noire, de plus de quarante kilomètres. Jamais chose plus lugubre et en même temps plus surhumaine ne m'était apparue, dans le grand silence et la lumière grise d'un matin bnmieux d'automne. C'est haut dans le ciel, haut comme une cathédrale, et cela s'en va à perte de vue, cette muraille noire, flanquée d'énormes bastions carrés. Sur chaque créneau un corbeau croasse à la mort. Pas un passant aux abords de cette ville, personne. Au pied des murs, une zone de terrain grisâtre, ravinée, poussiéreuse, sinistre, avec des lambeaux de vêtements qui traînent, des os et des crânes.
Et nous nous avançons en silence, sous l'oppression de ce Pékin jamais vu, dont le nom seul est pour imposer et qui vient de faire audessus de nos têtes cette apparition déconcertante et soudaine.
Maintenant, de là-bas devant nous, d'une percée dans la muraille colossale et noire, d'une porte, commence de couler vers nous une caravane mongole — dans ce même silence toujours où les corbeaux crocissent à la mort. A la file incessante, les chameaux monstrueux, tout en fourrure, avec d'énormes manchons aux pattes, des crinières comme des lions, défilent lentement et sans fin le long de nos chevaux qui s'effarent ; leurs pieds s'enfoncent dans la poussière noire qui assourdit leurs pas et le silence n'est pas rompu par leur marche. Les quelques Mongols qui les mènent, figures cruelles et lointaines, nous jettent à la dérobée un regard hostile. La caravane est passée, sans un bruit, aperçue à travers un voile de pluie fine et de poussière noire, comme une caravane fantôme. Et nous nous retrouvons seuls, sous la muraille prodigieuse, infinie, du haut de laquelle les corbeaux nous regardent.
Enfin les portes, épaisses comme des tunnels, doubles, triples, se contournant sous les lourdes et puissantes maçonneries, portes surmontées de donjons à meurtrières qui ont cinq étages de toitures courbes, qui sont des choses colossales et noires, posées sur la muraille noire.
Nos chevaux enfoncent profondément dans la poussière que le vent glacé promène en tourbillons aveuglants, malgré la petite pluie, la neige fondue qui fouette le visage.
Et nous entrons dans les ruines, dans le pays des décombres et de la cendre. Quelques mendiants dépenaillés, grelottant sous des loques bleues et d'affreux chiens engraissés de cadavres. Des ruines et des ruines. De longues rues, encore tracées parmi les éboulements de murs et les débris avec, de distance en distance, des restes de barricades qui étaient faites de briques grises amoncelées. Toujours des petites briques grises, des myriades de petites briques grises. C'est avec ces matériaux presque uniques que Pékin était bâtie ; ville de maisons basses, n'ayant jamais qu'un rez-de-chaussée et qui étaient revêtues de boiseries sculptées et dorées ; ville qui laisse un champ infini de lamentables petites ruines, à présent que le feu a passé, et la mitraille, émiettant toutes choses, ajoutant au gris des petites briques éboulées le gris monotone des cendres.
Voici que nous entrons dans la rue des Légations, le quartier des Européens, sur lequel on s'est le plus acharné. Tout est en ruines, il va sans dire ; il ne reste plus que des pans de murs et, de droite et de gauche, par des échappées, on perçoit qu'au loin tout est pareil amas de décombres, de petites briques grises et de poutres calcinées. Mais les pavillons d'Europe flottent ici partout et il y a dans cette rue un continuel va-et- vient d'uniformes, soldats, officiers, cavaliers de toute arme et de toute couleur.
Le pavillon de France et l'entrée de ce qui fut notre légation, avec deux monstres de marbre blanc ainsi qu'il est d'étiquette devant tous les palais de la Chine. Des soldats de chez nous gardent cette porte que je franchis avec recueillement, au souvenir des héroïsmes qui l'ont si
longtemps défendue.
Je mets pied à terre dans une première cour, parmi des débris de toute sorte et des ruines. Les murs de cette cour sont tellement criblés de balles que l'on dirait une gageure, un amusement ; ils ressemblent à des écumoires.
A ma gauche, la maison du chancelier où s'étaient réfugiés les braves défenseurs du lieu parce qu'elle était plus abritée. Elle n'est pas détruite et c'est là que l'on a offert de me recueillir.
A ma droite, la légation proprement dite que des mines chinoises ont anéantie ; il n'en reste plus que quelques pans de murs et un immense turaulus de décombres.
Devant moi, le jardin, où dorment, ensevelis en hâte, sous des grêles de balles, ceux de nos braves matelots qui furent fauchés pendant le siège. Les arbres, qui s'effeuillent au vent glacé, sont déchiquetés par la mitraille. Et, sous le ciel bas et lugubre, des flocons de neige passent
en fouettant... Il faut se découvrir, en traversant ce petit bois étrange, car on ne sait pas sur qui l'on marche ; les places qui seront marquées bientôt, je n'en doute pas, n'ont pu l'être encore ; on n'est pas sûr, en passant, de n'avoir pas sous les pieds quelqu'un de ces morts qui mériteraient tant de couronnes.
La maison du chancelier, presque épargnée, un peu par miracle, c'est là que les défenseurs habitaient pêle-mêle et dormaient par terre, diminués de jour en jour par les balles, vivant sous la menace incessante de la mort. Ils étaient là, une cinquantaine de matelots avec un officier, le lieutenant de vaisseau Darcy, et un aspirant, qui dort à présent dans la terre du jardin, frappé d'une balle en plein front. Quelques volontaires s'étaient joints à eux, qui faisaient le coup de feu dans leurs rangs, sur les petites barricades ou sur les toits. Et deux étrangers, M. et Mme de Rosthorn, de la Légation d'Autriche.
L'horreur de ce siège, c'est qu'il n'y avait à espérer aucune merci si l'on se rendait à bout de forces et à bout de vivres : c'était la mort, et la mort avec d'atroces raffinements chinois pour prolonger des paroxysmes de souffrance.
Aucun espoir de s'évader non plus, par quelque sortie suprême ; on était au milieu des grouillements d'une immense ville, on était enclavé dans un dédale de petites bâtisses sournoises, abritant une fourmilière d'ennemis, le tout emmuré dans le colossal rempart noir de Pékin.
C'était pendant la période torride de l'été chinois. Le plus souvent, il fallait se battre quand on mourait de soif, quand on était aveuglé de poussière, sous un soleil aussi destructeur que les balles, et dans l'incessante et fade infection des cadavres.
Et une femme était là, avec eux, élégante et jeune, cette Mme de Rosthorn, cette Autrichienne à qui il faudrait donner une de nos plus belles croix françaises. Seule, au milieu de ces hommes en détresse, elle soutenait les coeurs par son inaltérable gaieté de bon aloi, elle soignait les blessés, leur préparant des plats de ses propres mains. Et puis s'en allait charrier des briques et du sable pour les barricades.
Autour des assiégés, le cercle se resserrait de jour en jour, à mesure que leurs rangs s'éclaircissaient et que la terre du jardin s'emplissait de morts. Ils perdaient du terrain pied à pied, disputant à l'ennemi qui était légion, le moindre pan de mur, le moindre tas de briques. Et quand on les voit, leurs petites barricades de rien du tout, faites en hâte la nuit, et que cinq ou six de nos matelots réussissaient à défendre (on n'en pouvait plus mettre davantage) il semble vraiment qu'à tout cela un peu de surnaturel se soit mêlé. Quand, avec l'un des défenseurs du lieu, je me promène sous ce ciel sombre, écoutant ses explications de témoin, et qu'il me dit : là, au pied de ce petit mur, nous les avons tenus tant de jours ; là, devant cette petite barricade, nous avons résisté une semaine — cela semble un conte héroïque et merveilleux.
Oh ! leur dernier retranchement. C'est là, tout à côté de la maison, dans ce jardin (qui n'est plus qu'une steppe de terre grise, piétinée dans les perpétuels petits combats à bout portant, retournée pour les trous où l'on j était les morts) , c'est là, à quelques pas du kiosque de la musique, un petit fossé creusé en hâte la nuit avec, sur la berge, un amas de sacs de terre et de sable : tout ce qu'ils avaient pour barrer le passage aux meurtriers et aux tortionnaires qui leur grimaçaient la mort, à six mètres à peine, derrière des pans de murs. Et ces si.x mètres, ce « terrain contesté », était précisément le petit cimetière pour lequel on tremblait, car c'est une
habitude chinoise de déterrer et de violer les morts ; c'était le point où l'on avait, le plus longtemps possible, enterré ceux que l'on perdait chaque jour. Oh ! l'étrange petit cimetière, avec ses bosses de terre grise, ses arbustes fracassés, hachés par les balles. On y enterrait encore sous le feu à bout portant des Chinois, et un vieux prêtre à barbe blanche — devenu depuis un martyr dont la tête fut promenée par les rues — disait tranquillement sur les tombes les prières des morts, malgré tout ce qui sifflait dans l'air autour de lui, et fouettait, et cassait les branches.
S'ils avaient franchi ce petit cimetière, les Chinois, et escaladé le pauvre petit retranchement suprême en sacs de sable cousus dans des rideaux, pour tous ceux qui étaient là, c'était l'horrible mort avec des rires, les ongles arrachés, les pieds tenaillés, et la tête ensuite promenée en musique avec des danses.
Elle restait là quand même, la gentille étrangère, qui aurait si bien pu s'abriter ailleurs, à la Légation d'Angleterre par exemple, où s'étaient réfugiés la plupart des ministres avec leurs familles, au centre même du quartier défendu par quelques poignées de braves. Mais non, elle restait là, en ce point brûlant qu'était la Légation de France — d'ailleurs la clef et la pierre d'angle de tout le quadrilatère européen, et dont la perte eût amené le désastre général.
On les attaquait de tous les côtés et de toutes les manières, avec des cris et des fracas soudains de trompes et de tambours, souvent aux heures les plus imprévues de la nuit. Ils entendaient parfois des milliers d'hommes hurler à la mort — et il faut avoir entendu hurler des gosiers de Chinois pour connaître ces voix qui glacent. Et des gongs rassemblés sous les murs leur faisaient un bruit de tonnerre.
Parfois, d'un trou soudainement percé dans un mur, sortait sans bruit et s'allongeait une perche de vingt ou trente pieds, avec du feu au bout, de l'étoupe et du pétrole enflammés, et cela venait s'appuyer contre les toits, pour allumer sournoisement des incendies. Et c'est ainsi qu'une nuit furent brûlées les écuries de la Légation.
On les attaquait aussi en dessous ; ils entendaient des coups sourds frappés dans la terre et comprenaient qu'on les minait, que les tortionnaires allaient surgir du sol, ou plutôt les faire sauter. Et il fallait, coûte que coûte, creuser aussi, tenter d'établir des contre-mines pour conjurer ce péril souterrain. Un jour cependant, vers midi, en deux terribles détonations qui soulevaient des trombes de plâtras et de poussière, la Légation de France sauta, ensevelissant sous ses décombres le lieutenant de vaisseau qui commandait la défense et un groupe de ses marins. Et cependant ce ne fut pas la fin encore ; ils sortirent de toute cette cendre où ils étaient jusqu'aux épaules — excepté deux, deux braves matelots qui ne reparurent jamais — et la défense continua encore durant plusieurs jours.
Une fois, ils virent, avec leurs longues-vues, afficher un édit de l'Impératrice ordonnant de cesser le feu sur les étrangers (ce qu'ils ne virent pas, c'est que les hommes chargés de l'affichage étaient écharpés par la foule). Une sorte d'accalmie, d'armistice, s'ensuivit quand même, on les attaqua avec moins de violence. Ils voyaient aussi des incendies partout dans la grande ville chinoise. Ils entendaient des fusillades, des canonnades et de longs cris. Des espions venaient parfois leur donner des renseignements, toujours faux d'ailleurs et contradictoires, sur cette armée de secours qu'ils attendaient d'heure en heure avec une croissante angoisse. On leur disait : elle est ici, elle est là ; elle avance, ou bien : elle a été battue et elle recule. Et toujours elle ne paraissait pas. Que faisait donc l'Europe ? Est-ce qu'on les abandonnait ? Et ils continuaient désespérément de se défendre, dans un espace de plus en plus restreint, enserrés par l'horrible mort et la torture chinoise.
Il fallait économiser sur toutes choses — en particulier sur les balles. Et quand on capturait des Boxeurs, des incendiaires, au lieu de les fusiller on leur fracassait le crâne à bout portant avec un revolver.
Un jour enfin, leurs oreilles, toujours tendues au bruit des batailles du dehors, perçurent une canonnade continue, sourde et profonde, en dehors des murs de Pékin, en dehors de ces grands murs noirs dont ils apercevaient au loin les créneaux et qui les enfermaient comme dans un cercle dantesque. On bombardait Pékin ! Ce ne pouvait être que les armées d'Europe, venues à leur secours.
Cependant une dernière épouvante troublait encore leur joie. Est-ce que les Chinois n'allaient pas tenter contre eux un suprême assaut, pour les anéantir avant l'entrée des troupes alliées ? En effet, on les attaqua furieusement ce jour-là ; mais ils résistèrent. Et tout à coup, plus personne autour d'eux sur les barricades chinoises ; leurs ennemis étaient en fuite, et les alliés entraient dans la ville.

7e partie : Dans la Ville Impériale
Dans cette maison du chancelier où je reçois l'hospitalité, on a bouché les brèches des murs.
On me donne une chambre où les plâtriers travaillent encore et où les murs frais répandent une humidité glacée. Rien, là-dedans, Osman et David étendent à terre nos petits matelas et nos couvertures de la jonque, organisent des tables avec des planches. Et, dans ce gîte misérible et mouillé, nous regardons tomber le crépuscule et la neige.
Quant à M. Picbon, le ministre de France, auprès duquel j'ai une mission à remplir, il est à la Légation d'Espagne, moins détruite que celle-ci ; mais il a la fièvre, typhoïde — épidémique à Pékin à cause de l’eau empoisonnée — impossible de le voir, et mon séjour dans ce cite de misère menace de durer.
Pendant le souper, que je prends avec les membres de la Légation, sans feu, grelottant de froid, on m'annonce qu'une surprise m'est réservée au dessert. La surprise c'est Cluzeau, aide-de-camp du général Voyron, commandant le corps expéditionnaire de France, qui vient me faire la communication suivante :
Le général, qui repart demain matin pour Tïen-Tsin, a l'intention et s'installer pour l'hiver dans l'inacessible Ville Impériale, à quelques kilomètres d'ici, dans un des palais de l'Impératrice. Et il m'offre d'aller avec Cluzeau m'installer là, en son absence et lui préparer ses appartements, C'est au milieu d'un désarroi de choses merveilleuses et on pourra faire du pillage
Vendredi 19 octobre. — Nous nous éveillons mouillés et gelés, dans le triste logis de pauvre.
Visite le matin au général qui part à 10 heures pour Tien-Tsin. Il est convenu que j'irai demain m'installer dans le palais impérial, avec mes compagnons de route.
Dans l'après-midi nous allons au Temple du Ciel. C'est à trois kilomètres d'ici, au milieu d'un parc d'arbres séculaires, muré de doubles murs. Les empereurs y venaient une fois l'an, s'enfermer pour les purifications préparatoires et finalement pour un sacrifice solennel. Jusqu'à ces jours de désastre, les Européens, bien entendu, n'y entraient jamais surtout depuis qu'un touriste américain, homme de haute éducation, qui s'y était faufilé, avait fait ses ordures sur l’autel.
Il faut, pour aller là, sortir d'abord de la ville tartare où nous sommes, franchir de terribles murs intérieurs et des séries de gigantesques portes et pénétrer dans la ville chinoise.
La ville chinoise, lorsqu 'elle se découvre au sortir de ces remparts, présente d'abord une sorte d'avenue immense et droite, une chaussée de deux kilomètres de long aboutissant à une autre porte monumentale qui apparaît là-bas, surmontée de son donjon à toiture cornue et percée dans cette muraille babylonienne qui est la fortification extérieure de Pékin. Des deux côtés de l'avenue s’alignent les maisons basses toujours sans étage, les façades, les corniches revêtues de boiseries étrangement sculptées et dorées, d'où s'élancent comme chez nous des gargouilles, des rangées de dragons d'or. A travers un nuage de poussière, et un poudroiement de soleil on voit jusque dans le lointain des dorures briller. Sur la chaussée large où l'on piétine dans l'épaisse poussière, c'est un continuel défilé de cavaliers et de caravanes. Les monstrueux chameaux mongols, semblables à des moutons géants, tout laineux et roux, attachés à la queue leu len, lents et solennels, coulent incessants comme un fleuve, soulevant la poussière en nuages noirs. Ils s'en vont, très loin peut-être, jusqu’au fond des déserts confinant à la Sibérie, emportant, de la même allure infatigable et lente, des milliers de ballots de marchandises, agissant à la manière des canaux et des rivières qui charrient lentement, à travers des espaces immenses, les chalands et les jonques. Ils souèvent tant de poussière lourde qu'on ne voit, au-dessus du nuage incessant qu'ils font, que leurs dos et leurs têtes se préciser ; leurs jambes, comme la base des maisons, comme les robes des passants, tout cela est confus et noyé, déformé et imprécis. Et l'or des façades ne commence à briller très nettement qu'à la hauteur des extravagantes corniches. On dirait une ville de féerie et de rêve, n'ayant pas de base, posant sur un nuage où s'agitent des moutons inoffensifs et géants chargés de clochettes. Et la lumière est si belle, l'air si pur, au-dessus de cette poussière invraisemblable, qu l'on voit sur le ciel se détacher avec une précision absolue les découpures étincelantes qui couronnent les maisons, les centaines de chimères d'or élancés en gargouilles, les centaines de stèles en bois doré, chargées de caractères étranges, stèles noires et or, deux fois plus hautes que les maisons, piquant le ciel de leurs pointes et supportant des emblèmes bizarres, des diableries, des chimères. Et plus haut que les stèles et que les maisons, traversent en plein ciel, au-dessus de l'avenue fantastique, des arcs de triomphe de proportions colossales, en bois découpé, laqué, doré, dont la base sort confusément du grouillement et du nuage mais qui dessinent en haut leurs cornes et leurs monstres avec une impitoyable netteté. Pékin, les jours de sécheresse, de vent et de soleil, retrouve dans l'éternelle poussière de ses steppes et de ses ruines, dans le nuage de cendre qui masque son délabrement et sa vermoulure. – Pékin, ville de découpures et d'excentricité où tout est griffu et cornu, retrouve encore un reflet de sa splendeur.
La grande avenue, de plus en plus en ruines, saccagée, dévastée, aboutit à un pont courbe, de marbre blanc, avec des ablustres à tête de monstres, encore superbe, sur une sorte de canal fétide où macèrent des détritus humains et des immondices. C'est le pont des mendiants, hôtes dangereux qui, avant la prise de Pékin, se tenaient en double rangée macabre le long des balustres et rançonnaient les passants ; ils étaient une corporation redoutable, ayant un roi et quelquefois pillant à main armée, le pont est vide aujourd'hui ; depuis tant de batailles et de massacres leur toupe s'est évanouie comme un essaim de mouches chassé par le vent.
Après le pont commence une steppe, un désert, une étendue grise de deux ou trois kilomètres qui s'en va vide et désolée, jusqu'au grand rempart, là-bas, là-bas, où tout finit. Et la chaussée, à travers cette steppe, continue jusqu'à la porte, toujours là-bas, surmontée de son grand donjon noir. Pourquoi cette solitude, en plein ville ? On n'y voit même pas trace de ruines, à part quelques débris qui traînent, quelques affreux chiens en maraude, on n'y voit personne.
A droite et à gauche, très loin, de grands murs rouge sang, qui forment remparts à l'intérieur du grand rempart de Pékin, semblent enclore de grands bois. A droite, c'est le Temple de l'Agriculture ; à gauche, le Temple du Ciel où nou nous rendons, et nous nous engageons dans la steppe de terre grise.
Il y a de trois kilomètres de côté, l'enclos du Temple du Ciel ; il est une des choses les plus colossales de cette ville où tout est colossal. Quand nous sommes au milieu des terrains gris, nous voyons derrière nous, en longue procession isolée, couler, couler toujours vers la porte, la suite interminable des caravanes qui s'en vont, on ne sait où, lentement, vers l'intérieur de la Chine. La porte de l'enclos jadis impénétrable est grande ouverte. C'est un bois d'arbres séculaires, saules, pins et thuyas, avec de belles allées ombreuses. Mais ce lieu, tant habitué au respect et au silence, est profané aujourd'hui par la cavalerie des 'barbares'. Quelques milliers de Sikhs – troupes anglaises de l'Inde – sont sampés là, leurs chevaux piétinant partout les pelouses pleines de détritus et d'ordures.
Il y a, comme toujours, plusieurs murs s'enfermant les uns dans les autres et, çà et là, dans le bois, des temples secondaires. Nous nous dirigeons vers le temple central qui apparaît au loin, sorte de rotonde au au toit d'émail bleu, surmonté d'une sphère d'or qui brille très haut audessus des cimes des arbres.
Vers le sud du grand parc, une épaisse et infecte fumée noire ; elle s'échappe du brûle-parfum gigantesque affecté autrefois aux sacrifices sacrés. Ce sont les Anglais, gens de haute délicatesse, qui y font insinéter leur bétail mort de la peste bovine afin de fabriquer du noir animal.
La rotonde centrale, le temple même du Ciel, est posée sur une haute esplanade de marbre blanc. On y monte par des degrés très doux et par un 'sentier impérial' réservé au Fils du Ciel. C'est un plan incliné en marbre blanc fait d'un seul bloc, d'un monolithe énorme, où le dragon impérial est sculpté en bas relief, ses enroulements, ses écailles, ses griffes servant aux pas du souverain, pour les empêcher de glisser sur cet étrange sentier réservé à lui seul.
Du haut de la terrasse solitaire tristement et éternellement blanche, de l'inaltérable blancheur du marbre, on voit l'immense Pékin se déployer dans sa poussière que le soleil dore comme il dore les nuages et ça et là, de cet ensemble, qui est comme enveloppé sous les voiles de gaze, émergent plus net les grands toits vernissés des palais et des pagodes. Autour, dans les environs proches, des cimes d'arbres et un grand silence. L'herbe et les broussailles poussent entre les dalles sculptées, attestant l'antiquité de cette terrasse malgré son immaculée blancheur sur laquelle tombe un soleil chaud et clair, soleil de Pékin, apportant des surprises d'été au milieu de l'automne ou de l'hiver. La porte du temple est ouverte, gardée par un Indien à brand turban aussi dépaysé que nous-mêmes au milieu de ces ambiances chinoises. Le temple est neuf, éclatant de laques et d'or, bâti en remplacement de l'ancien qui brûla il y a quelques années. Grandes colonnes de laque rouge, tout uniment fuselées, avec des enroulements de fleurs d'or. L'autel est vide, tout est vide ; les pillards sont passés par là, il ne reste que le marbre des dalles et la laque des murs. Rentré à la fin du jour, à travers les kilomètres de grouillement et de poussière.
Couché ce soir encore dans le délabrement funèbre et l'humidité glacée, à la Légation de France.
Samedi 20 octobre. – Le matin, je vais commencer de remplir ma mission auprès du ministre de France. Il est couché, encore très malade, très déprimé, très éteint. C'est dans le voisinage, à la Légation d'Espagne non détruite qu'il reçoit l'hospitalité.
Temps noir aujourd'hui, vent glacé qui chasse des tourbillons de neige et de poussière, les deux ensemble par surcroît. Triste temps pour mon exode vers la Ville Impériale où je vais habiter.
Vers deux heures arrivent les charettes chinoises que l'on me prête pour me transporter avec mes gens et mes bagages. Petites charrettes massives et sans ressorts, jadis élégantes ; la mienne revêtue, à l'extérieur et au dedans, d'une soie gris ardoise avec applications de velours noir, aspect de corbillard. Il y aura cinq ou six kilomètres à faire, presque au pas, à cause de l'état pitoyable des rues et des ponts. Les charrettes chinoises ne ferment pas, on y est battu par le vent glacé, aveuglé par la poussière, cinglé par la neige, transit de froid jusqu'aux moelles.
D'abord les ruines, pleines de soldats, du quartier des Légations. Puis, des ruines plus solitaires, une dévastation poudreuse et grise vaguement aperçue avec des yeux brûlés par les tourbillons blancs ou noirs. Un peu partout, des pavillons des nations alliées, plantés sur des ruines ; aux principaux passages, aux portes, aux ponts, des entinelles européennes ou japonaises. Des corvées de soldats, des voitures d'ambulance portant pavillon de la Croix-Rouge.
Enfin les grands remparts couleur sang de la Ville impériale ; nous y entrons, avec d'épouvantables cahots, non par une porte mais par une brèche que les soldats indiens de l'Angleterre ont ouverte dans le mur. Quelques grouillements chinois, gens du peuple et gens de mauvaise mine, dans des rues aux maisonnettes de bois doré avec des légions de chimères, tout cela croulant, criblé d'obus, léché par le feu, couvert de neige ou obscurci de poussière. Puis des terrains vagues, cendres grises et détritus où errent, la queue basse, d'affreux chiens engraissés de chair de cadavres.
Une autre porte, dans un autre rempart qui fermait ce désert gris, et nous entrons, paraît-il, dans la Ville impériale proprement dite (Ville Jaune). Et là, j'entre dans le mystère et l'inconnu, dans toute cette partie centrale de l'immense Pékin où jamais un Européen n'avait pénétré.
Mais ma surprise est grande, car ce n'est pas une ville mais un bois, un bois d'arbres séculaires, de mêmes essences qu'au Temple du Ciel : pins, thuyas et saules. Le grésil fouette dans leurs vieilles branches noueuses, tandis que la poussière noire, qui ne veut pas s'abattre, monte encore du sol des allées. Et des corbeaux croassent de tous côtés.
Je perçois, à travers ce qui cingle toujours mes yeux, qu'il y a de grandes montagnes boisées où d'échelonnent des kiosques de faïence ; qu'il y a çà et là sous bois de vieux palais farouches aux toits d'émail, gardés par d'horribles monstres de marbre ou de bronze. Il est immense le bois, mais comme tout cela est funèbre, hostile, inquiétant sous le ciel sombre.
Maintenant quelque chose d'immense ; une prison, une forteresse, quoi ? De doubles remparts rouge sang, avec bastions à meurtrières et fossés pleins d'herbages. Doubles remparts qui s'en vont à perte de vue... Cela c'est la 'ville violette', enfermée au sein de l'impénétrable 'ville jaune' et plus impénétrable encore, la résidence de l'Invisible, du Fils du Ciel... Mon Dieu, comme tout cela est funèbre, hostile, féroce sous le ciel sombre.
2 1900.2 Loti, Pierre. Journal intime inédit [ID D22432]. (2)
8e partie : Le Palais de I’Impératrice
Nous avançons toujours entre les vieux arbres dans une absolue solitude, comme si tout était mort et voici, me dit mon guide, le « Lac des Lotus » et le « Pont de marbre »... Ces deux noms, qu'on avait entendus souvent, et qui semblaient des noms de féerie, des noms désignant des choses qui ne pouvaient être vues, mais des choses dont la renommée pourtant avait transpiré à travers les farouches remparts de la « Ville murée », ces deux noms qui évoquaient pour moi des aspects de lumière et d'ardente couleur me surprennent, prononcés ici, dans ce morne désert, sous ce vent glacé.
Le « Lac des Lotus ». J'imaginais, comme l'avaient chanté les poètes chinois, une étendue toute rose, une étendue de grands calices sur l'eau. Et c'est ça, c'est ce sinistre marécage, couvert de feuilles et de roseaux fripés par les gelées. Et puis il est immense bien plus que je ne pensais, il s'en va, s'en va, vers de tristes rivages de vieux arbres et de vieilles pagodes, sous le ciel gris.
Le « Pont de marbre », en effet, ce long arceau blanc, supporté par des séries de piliers blancs, cette courbe gracieuse, ces balustres à têtes de monstres, cela répond à peu près à l'idée que j'en avais, et c'est très chinois. Mais ce lac, où sont ses calices tout roses ? De près cependant,
oui, ce sont bien des lotus ; je reconnais, roussies et mortes, leurs larges feuilles que j'ai vues si vertes aux palais d'Yeddo. Et ils devaient être fleuris à profusion, car les tiges et les calices desséchés se dressent encore au-dessus de la vase comme un champ de roseaux. On m'explique que les Alliés les ont vidés, ces lacs artificiels, pour déverser leurs eaux dans le canal de communication entre Pékin et le fleuve, afin de rétablir cette voie que les Chinois avaient desséchée de peur qu'elle ne servit aux envahisseurs d'Europe.
Ce Pont de marbre, de 150 mètres de long, enjambe le Lac des Lotus, très rétréci en cet endroit, et c'est sur l'autre rive, tout près, que je trouverai ma résidence impériale. Elle est hantée, l'entrée de ce grand pont, par deux personnages bien horribles, en robe bleue, effondrés sur la berge, deux cadavres en pleine pourriture.
Sur l'autre rive, la rive où je vais habiter, voici des murailles épaisses comme des remparts, des portiques brisés, puis des ruines et des débris, car on s'est beaucoup battu par là. Devant un vieux mur gris, des chiens crevés, un amas de loques et de détritus répandant une odeur cadavérique — toujours, partout, le désarroi et la mort — ; dans ce mur une brèche toute fraîche, gardée par deux chasseurs d'Afrique ; c'est là chez moi. Et sans doute je vais habiter encore dans les décombres et la misère.
Je descends au milieu d'une cour pleine de débris. Je suis noir de poussière, saupoudré de neige et mes dents claquent de froid. Au fond de cette cour cependant, une longue galerie vitrée, élégante, légère, intacte, dirait-on, au milieu de la destruction des abords. Et à travers les glaces on voit briller des ors, des porcelaines, des soies impériales traversées de chimères et de nuages. C'est bien un coin de palais, très caché là, et que rien ne décelait aux alentours...
Etrange, notre premier dîner au milieu de ces merveilles. A une petite table d'ébène, Cluzeau et moi, enveloppés dans nos capotes au collet remonté, grelottants de froid, servis par Osman qui tremble de tous ses membres. Une pauvre petite bougie chinoise de cire rose, plantée dans
une bouteille — bougie ramassée par là dans les débris d'un autel d'ancêtres — nous éclaire à grand'peine, tourmentée par le vent. Nos assiettes, nos plats sont des porcelaines inestimables jaune impérial, marquées au chiffre de l'Empereur Kouang-Si qui fut contemporain de Louis XV. Notre vin de ration, notre eau trouble — bouillie et rebouillie par peur des cadavres qu'on a jetés dans tous les puits pour les empoisonner — sont dans d'affreuses bouteilles qui ont pour bouchon des navets taillés au couteau. La scène se passe dans une galerie d'une longueur à n'en plus finir, dont les lointains sont dans le noir mystérieux et où s'esquissent vaguement des splendeurs de mille et une nuits. Nos pieds glacés posent sur des tapis impériaux jaunes, à haute laine, où s'enroulent les dragons à cinq griffes. A côté de nous brillent doucement, à la lueur de notre pauvre petite bougie finissante, des vases de dix mille francs, des écrans fantastiques, des trônes, des monstres, des choses dont la magnificence étrange n'a plus de prix. Et nous sommes pleins de poussière, traînés, crottés, l'air de grossiers barbares, intrus chez des fées.
La longue galerie, dont on ne voit pas les extrémités, a des glaces de chaque côté jusqu'à hauteur d'homme et ces choses frêles sont seules à nous séparer du grand noir sinistre, plein de ruines et de cadavres, qui nous environne. Au-dessus des glaces c'est, suivant l'usage chinois, une série de châssis garnis de papier de riz qui sont déchirés de toutes parts et à travers lesquels nous arrivent, comme en plein vent, tous les souffles glacés de la nuit.
Notre maigre ration de soldat avalée, notre thé bu dans des porcelaines de musée, nous n'avons pas le courage de rester pour l'heure de la cigarette, tant ce froid nous glace jusqu'aux os. Nous préférons nous séparer pour aller dormir. Cluzeau, qui a pris possession de ce lieu deux jours avant moi, me mène dans la chambre qu'il me destine. C'est au rez-de-chaussée, bien entendu, puisque les constructions chinoises n'ont jamais d'étage. J'ai, pour me séparer de la nuit extérieure, des glaces, comme dans la galerie du dîner, de très légers stores de soie blanche et des châssis de papier de riz crevés par le vent. Quant à la porte, toute vitrée, je
l'attacherai avec une ficelle car elle n'a plus de loquet.
J'ai par terre d'admirables tapis jaunes. J'ai un grand lit impérial d'ébène sculptée avec des matelas de soie et d'or. Demain j'irai dans les réserves de l'Impératrice choisir les bibelots qui plairont à ma fantaisie pour décorer mon appartement. Cluzeau éprouve le besoin de m'assurer
que les portes des murs extérieurs et la brèche par où je suis entré sont bien gardées par des factionnaires. Il s'en va dormir dans son logis, sous la garde de ses ordonnances, à l'autre bout du palais. Je fais coucher près de moi Osman et David. Nous nous endormons en tremblant de
froid dans les belles soies de l'Impératrice, entendant le vent d'hiver qui tourmente et déchire nos carreaux en papier de riz.
Et dans un demi-sommeil, au milieu de la nuit, nous entendons, de temps à autre, des fusillades espacées, sinistres dans le lointain.
Dimanche 21 octobre. — Changement à vue. Au réveil le soleil rayonne, chauffe comme un soleil d'été. Et toute cette magnificence, un peu bouleversée, s'éclaire d'une lumière d'Orient.
Et c'est amusant d'aller à la découverte dans le dédale de ce palais caché, très bas dans un lieu bas, dissimulé derrière des murs et des arbres. Il est un assemblage de très longues galeries droites, vitrées des deux côtés comme des serres, avec des boiseries d'une légèreté extrême.
Elles forment, ces galeries, comme des damiers de cours intérieures plantées d'arbustes et de bosquets ; on voit à travers et on voit en passant les merveilles d'art qu'elles contiennent ; elles ne sont défendues par rien, et on sent que toutes ces frêles choses sont construites dans un lieu tellement impénétrable, gardé par tant de remparts, que l'on considérait qu'il était inviolable et qu'on n'avait rien à y craindre. Il y a des alignements de grands vases de faïence contenant des arbustes, grenadiers et lauriers, que l'on devait rentrer l'hiver. Il y a des plates-bandes de zinnias à moitié morts de sécheresse depuis que l'étrange dame est en fuite et que l'on n'arrose plus. A mesure que l'on s'éloigne vers le bois — et sous le bois, pourrait-on dire — les logements, les galeries deviennent plus modestes : habitations de mandarins, d'intendants, de jardiniers, de domestiques. Il y a des jardins entourés de murs où l'on accède par des portes de marbre bizarrement sculptées et qui sont remplis de petits bassins, de prétentieuses et étranges rocailles. Il y a des jardins potagers aussi, car c'est un village, une ville, tout un monde. On y cultivait des kakis, des raisins, des aubergines et quantité de citrouilles bizarrement déprimées pour faire des gourdes. Il y avait des petits pavillons pour la culture des vers à soie (qui est en Chine un passe-temps princier) et des petits kiosques pour les graines potagères, chaque espèce de graine contenue dans des jarres de vieille porcelaine avec dragons impériaux qui
seraient des pièces de musée.
Le plus imprévu, dans cet ensemble, c'est une église gothique avec ses deux clochers, un presbytère et une école, choses bâties jadis par les missionnaires, dans des proportions grandioses. L'Impératrice qui, en quittant la régence, désirait bâtir là ce palais et étendre les dépendances de la Ville Impériale, avait échangé tout cela aux évêques contre des terrains plus vastes situés plus loin, contre une église plus grande et plus belle (contre ce nouveau Peh-Tang où les missionnaires et quelques milliers de chrétiens ont subi cet été les horreurs d'un siège de quatre mois). Et elle avait, cette Impératrice, en femme d'ordre, utilisé cette église et ses dépendances pour y déposer, dans quelques milliers de caisses, ses trésors de toute sorte. Et on n'imagine pas ce qu'il peut y avoir de choses étranges dans les réserves d'une Impératrice de Chine.
Avant nous, les Japonais, très pillards et destructeurs, ont campé dans ce labyrinthe de palais ; ensuite, sont venus les Cosaques, puis les Allemands qui nous ont précédés. Et on a déjà emporté d'ici des tombereaux de pillage, mais il reste encore de quoi emplir des musées. En quel indescriptible désarroi tout cela, en quel méli-mélo extravagant ! On voit qu'on avait commencé des triages, les Allemands, sans doute, gens d'ordre. Dans les longues galeries vitrées, sur une longueur de 15 ou 20 mètres, sont empilés des coussins et des matelas, de soie et d'or, brodés, rebrodés de chimères et de fleurs. Ensuite la section des bronzes ou la section des écrans... Et c'est à l'infini, car il y avait ici des richesses accumulées pendant des siècles dans la Ville Violette et transportées par l'Impératrice dans les dépendances de ce nouveau palais.
Nous nous occupons surtout de l'aile principale, où le général fera ses salons et où, par fantaisie, nous prenons nos petits repas de soldats en campagne au milieu d'un luxe d'Héliogabale.
Notre déjeuner, ce matin, s'éclaire d'un soleil splendide et ces vitrages nous donnent une tiédeur de serre. Toute l'élégance de ces longues galeries est dans les arceaux d'ébène épais qui s'y succèdent de proche en proche ; ébène tellement sculptée, fouillée, ajourée, qu'on dirait des charmilles de feuillages noirs se succédant en perspective jusque dans les fonds. Ce matin notre décoration, qui changera peut-être ce soir, consiste surtout en des paravents de laque noire sur lesquels sont jetés des vols tourmentés de cigognes de grandeur naturelle dont chaque plume est faite en relief d'une nacre blanche différente ; un trône et des fauteuils
pareils. Et quelques brûle-parfums en vieux cloisonné aux teintes inimitables, d'un mètre de haut, posant sur des têtes d'éléphants d'or. Dans les lointains de la galerie, les merveilles se succèdent : fauteuils de laque rouge ciselée, écrans féeriques, potiches géantes, plus vieilles que nos cathédrales. Tout cela, sous les arceaux d'ébène, s'en va en perspectives qui n'en finissent plus. Et la lumière qui tombe sur ces merveilles est admirable.
Dehors, pour préserver les vitrages du soleil trop ardent des étés, courent des vérandas faites de colonnades légères, d'un vert bronze avec gerbes de lotus roses.
Une découverte de ce matin — et nous en ferons tant d'autres ! — c'est, dans une grande salle qui était restée fermée, les décors et les accessoires du théâtre impérial. Oh ! l'étrangeté de tout cela ! Evidemment on devait jouer des féeries mythologiques se passant dans les nuages, chez les Dieux ou aux enfers. Ce qu'il y a là dedans de monstres, de bêtes, de diables, en carton, en papier, montés sur des carcasses de bambou ou de baleine, tout cela fabriqué avec un suprême génie de l'horrible, avec une imagination qui dépasse les extrêmes limites du cauchemar ! Cela périra par le feu, tout cela qui servit à amuser ou à troubler la rêverie du jeune empereur débauché, sonm oient et malade. Ce local servira pour l'hôpital de nos soldats, il faut le déblayer. Et avec quelle joie nos chasseurs d'Afrique charrient dehors, au grand soleil de onze heures, toutes ces choses, les énormes bêtes d'apocalypse, les éléphants grands comme nature qui ont des écailles et des cornes et qui ne pèsent rien, et qu'un seul homme fait sauter et courir. Et ils les brisent, ils sautent dedans, les réduisent à rien, et les brûlent.
Aussitôt le déjeuner, je vais prendre possession de ce qui sera mon cabinet de travail pendant ces quelques jours, dans le recueillement et la solitude.
C'est de l'autre côté du Pont de marbre, en allant vers la Ville Violette, dans un troisième palais de l'Impératrice appelé « La Rotonde ».
Juste au bout du Pont de marbre, en face des deux cadavres qui sont toujours là, au beau soleil de ce matin, dans les lotus gelés, on trouve un portique monumental de bois laqué avec les deux inévitables monstres de marbre blanc. Derrière ce portail se dresse un grand mur épais comme un rempart avec une porte de forteresse que garde, en ces temps insolites, un poste d'infanterie de marine qui a la consigne de ne laisser passer que moi-même ou mes serviteurs.
La porte franchie et refermée, on monte par un plan incliné en pierre, sur une vaste esplanade — artificielle sans doute, malgré ses grandes proportions — esplanade de douze mètres de haut, qui supporte un temple, des jardins d'arbres centenaires, des rocailles, des kiosques, des
petits palais, des petits miradors. De tous ces points, on a vue changeante et toujours admirable sur les parcs et les palais, sur toute la Ville Violette d'un côté, sur le Lac des lotus, de l'autre.
Aujourd'hui, c'est là-haut le silence, le calme de l'isolement et de la mort. Dans le temple qui est là, très criblé par des éclats d'obus, une grande déesse de jade, en robe d'or, qui était un peu le palladium de l'empire chinois, trône, souriante et intacte au milieu de mille débris. De tous les coins de ce lieu surélevé, celui qui fixe mon choix, que je fais meubler pour mon usage, est un petit kiosque à toit de porcelaine, un petit kiosque vitré, grand comme une cabine de bord, où le soleil donnera jusqu'au soir et qui, posé tout au bord de l'esplanade, sur la crête du rempart d'enceinte, domine le Lac des Lotus et le Pont de marbre.
Derrière le temple, dans une grande salle épargnée par les obus, des meubles restent intacts : un trône d'ébène pour l'Impératrice et des écrans impériaux. C'est de là que je fais enlever les meubles qu'il me faut : une petite table d'ébène et deux fauteuils, d'ébène aussi, avec des
coussins d'admirable soie impériale jaune d'or.
Mon installation terminée, je vais rejoindre, à travers le triste bois, au palais des Ancêtres, les membres de la Légation de France qui ont déjeuné là, à une table improvisée, car nous devons aller ensemble visiter la Ville Violette et le palais de l'empereur.
Le soleil, qui rayonnait ce matin, s'est voilé de nouveau sous des nuages qui semblent lourds de neige et le vent qui souffle est, comme hier, un vent glacé, venu de Mongolie.
La Ville Violette, sinistre et fermée, avec ses remparts rouge sang et ses fossés de trente mètres de large, où poussent en fouillis des joncs et des roseaux, nous fait sombre mine. Le poste de Japonais qui garde la porte veut bien nous ouvrir, mais ils frappent en vain à ces battants énormes, dont les vieilles ferrures dorées figurent des monstres grinçant des dents ; les eunuques ont barricadé à l'intérieur avec des poutres énormes. Par les fentes du bois disjoint, on les aperçoit, inquiets, répondant avec des voix flûtées « qu'ils n'ont pas d'ordres ». Il fait un froid de loup à cette porte ; les petits soldats japonais nous allument im grand feu avec des bois laqués qui traînent par terre. Nous menaçons d'incendier la porte, de tirer des coups de revolver par les fentes, etc.. Alors les eunuques se sauvent et nous restons devant l'écrasante muraille, devant la porte barricadée et muette, nous amusant à ramasser des flèches que l'empereur ou les mandarins avaient tirées du haut des murs. Nous avons envoyé le sergent japonais faire le tour, par une autre entrée (deux kilomètres à peu près) et nous attendons là une heure, tandis que la journée s'avance, nous chauffant les doigts aux flammes de ce petit bûcher que le vent tourmente. Enfin des cris à l'intérieur ; notre Japonais est dans la place ; avec un bruit sourd tombent les poutres qui barricadaient la porte et les eunuques s'avancent, cauteleux, apeurés, souriants, se confondant en saluts et en excuses. Coups de canne aux premiers à portée de la main. Et nous voici tous enfin dans une sorte de sinistre
chemin de ronde, au pied de la seconde muraille, muraille intérieure, plus haute et plus terrible que la première, recouverte de tuiles jaunes représentant des monstres. Cette espèce de couloir étroit, vide, désolé, qui s'en va à l'infini, entre les deux murailles d'un rouge sanglant, est semé de quelques débris humains, de quelques loques ayant été des vêtements de soldats ; il est plein de corbeaux qui croassent et il s'y promène quelques chiens mangeurs de cadavres. Sans difficulté, les eunuques, maintenant déjoués, nous ouvrent la seconde enceinte, et nous voici dans l'impénétrable dédale. Tout est muré et remuré, portes barricadées et gardées par d'horribles monstres ; murs rouge sang, ornés de faïences jaunes, toits de faïence jaune, hérissés de diableries, de cornes et de griffes. A chaque instant, des portes nouvelles se referment et se cadenassent derrière nous avec un bruit de sépulcre qui se recouvre.

9e partie : Dans la Ville Violette
Là-dedans, où presque personne n'était entré (et où aucun de nous s'était jamais venu il va sans dire) nous nous dirigeons au hasard, toujours du côté où les eunuques ne veulent pas nous mener. Jamais séries de prisons, de préaux de Mazas n'ont été sinistres comme tout cela. Et un délabrement, une usure ! Et tant d'horribles emblèmes, de grimaces, de formes inquiétantes, de griffes, de dents dégalnées et de regards louches ! Nous savons qu'il y a encore des femmes cachées là-dedans, des princesses, des trésors..., mais où les trouver ? Derrière combien de portes et des monstres les a-t-on cachées ? ou dans quels souterrains ?
Nous trouvons enfin les appartements particuliers de l'empereur, sa chambre à coucher, sa bibliothèque toute d'ébène noire où les précieux livres sont reliés de soie jaune.
Puis, les appartements particuliers de l'Impératrice. Une série de salles séparées les unes des autres par des petites cours, des jardinets emplis d'ornements de bronze, monstres, brûle-parfums et chimères. On y arrive toujours par un perron de marbre blanc, gardé par deux lions, de marbre, de bronze ou d'or étincelant, de grandeurs naturelle. Et toutes ces salles, vitrée comme des serres, vitrées de grandes glaces qui laissent voir les richesses intérieures, n'ont qu'un rez-de-chaussée, et leur énorme toiture de faïence jaune les écrase de sa complication et de son amas de chimères. Derrière la chambre à coucher de l'Impératrice, une sorte d'oratoire sombre, rempli de divinités bouddhiques sur des autels. Il y reste encore une senteur exquise laissés par la femme élégante et galante, par la vieille belle au'était cette souveraine. Parmi ces dieux, un petit bouddha de bois, très vieux, très fané et dont l'or ne brille plus, porte au cou un long collier de perles et, devant lui, un bouquet se dessèche : dernières offrandes, nous dit l'un des eunuques, faites par l'Impératrice pendant la minute suprême avant sa fuite, à ce vieux petit bouddha qui était son fétiche favori.
Le grand luxe inimitable de ces appartements de l'Impératrice et de ceux de l'Empereur c'est toujours ces espèces d'arceaux d'ébène, fouillés à jour, qui semblent d'épaisses charmilles de feuillages noirs et qui se succèdent, comme les arbustes taillés en voûte des vieux parcs. Comment, avec quels ciseaux, avec quelles prodigieuses patiences, a-t-on pu ainsi, en plein bois, à presque un mètre de profondeur, ajourer ces charmilles mortuaires, sculpter chaque tige et chaque feuille, chaque nervure de feuille et encord introduire là-dedans des papillons et des oiseaux ?
Sur les coffres, sur les tables, quantitié d'objets sont placés sous des boîtes carrées en verre, à cause sans doute de cette poussière noire de Pékin qui est incessante et infiniment ténue. Et cela donne un air de tristesse et de mort. Beaucoup de bouquets artificiels, de chimériques fleurs, en corail, en jade, en agathe, en pierreries, même en plumes de martin-pêcheur montées sur bronze pour leur donner la raideurs qu'il faut.
Le quartier des salles de trône, le quartier des anciennes splendeurs impériales, est loin des appartements particuliers, dans la partie centrale de cette « Ville Violette ». Il est dans l'axe de la grande entrée d'honneur, du côté opposé à la porte par laquelle nous sommes venus. Trois salles de trône, pareilles, se succèdent en prolongement somptueux, séparées par d'immenses cours de marbre. Les cortèges magnifiques des vieux temps, les défilés de princes et de rois tributaires, arrivaient dans l'une ou l'autre de ces salles, la plus extérieure ou la plus profonde, suivant leur noblesse et leur importance.
Elles sont toutes surélevées sur des terrasses de marbre d'une quinzaine de mètres de haut. On arrive à la première par de doubles escaliers de marbre blanc, immenses, d'aspect babylonien, séparés l'un de l'autre par un « sentier impérial » où aucun autre que le Fils du Ciel n'avait le droit de mettre le pied, sorte de plan incliné en marbre blanc, fait d'un seul et monstrueux bloc, sur lequel des chimères et des dragons sont sculptés. La salle est là-haut, immense aussi, surmontée d'une prodigieuse toiture de faïence jaune qui est courbe, contournée, dont tous les angles se retroussent en formes de monstres. Au-dedans, c'est la splendeur des laques et des ors ; colonnes de laque rouge et d'or, plafond d'une complication inimaginable où se tordent en tous sens les dragons et les chimères, monstrueuses bêtes dont les griffes et les cornes apparaissent partout, mêlées à des nuages. La plus énorme un lustre au-dessus du trône. Le trône, de laque rouge et d'or, se dresse au milieu, en haut d'une estrade tout le long de laquelle sont rangés les brûle-parfums et les monstres, comme devant l'autel d'un Dieu. Et derrière le trône, de larges écrans de plumes, au bout de hampes, emblèmes de la souveraineté. Par terre, des tapis jaune-impérial, en haute laine, avec encore des dragons et des griffes. Et tout cela d'un délabrement de vieux cimetière. Des corbeaux, des pigeons ayant leurs nids dans les dorures de la voûte, les beaux tapis couverts de fiente et de poussière, le vent glacé entrant là-dedans par des fenêtres crevées.
Derrière cette première salle des escaliers de marbre redescendent dans une grandiose cour dallée, au fond de laquelle se dresse, sur une autre terrasse de marbre, au bout des mêmes escaliers prodigieux et du même sentier impérial, une seconde salle pareille à la première, avec l'écrasant édifice de faïence jaune qui lui sert de toiture.
Derrière cette seconde salle, redescent encore dans une autre cour dallée, déserte et blanche, au fond de laquelle se dresse, obsédante et pareille, la troisième salle, le troisième amas farouche de monstres jaunes, en haut d'escaliers et de « sentiers impériaux ». Et toutes ces rampes de marbre, obstinément blanches à travers les siècles, ont des centaines de balustres en forme de monstres. Et la lourdeur, l'énormité, l'air dominateur et farouche de ces toitures prodigieuses, représentent bien l'âme du « colosse jaune ».
La décrépitude et le silence de tout cela ! Rien que des corbeaux qui croassent à la mort. Entre les dalles de marbre des cours, tant de plantes sauvages et d'arbrisseaux ont poussé qu'on dirait de petits bois funéraires. Et sur ces dalles il y a, parmi les herbes roussies et les branches effeuillées, des rangées de lourdes choses en bronze, espèces de cônes compliqués qui posent seulement sur le sol et peuvent être changés de place ; ils servaient jadis, au temps des magnificences que nous n'imaginons plus, à marquer le poste de chaque grand dignitaire, de chaque porte-étendard, pour les cérémonies solennelles et terribles, quand le Fils du Ciel devait apparaître comme un Dieu en haut des grands escaliers de marbre.
Le soir, quand je rentre dans le silence funèbre de notre palais, nos soldats ont travaillé tout le jour à recoller du papier de riz sur les châssis de bois léger de nos appartements ; le vent d'hiver n'entre plus. En outre, Cluzeau a fait fonctionner le chauffage ; sous les sol dallé des longues galeries, des caves sont creusées, sortes de calorifères avec d'énormes fours ; une bande de portefaix chinois (Parmi lesquels on nous a prévenus de nous méfier parce qu'il y a des boxers) est occupée à y brûler des poutres, des boiseries, des portants du théâtre impérial. De dessous les tapis somptueux monte une douce chaleur ; on commence à avoir des impressions de bien-être et de chez soi, dans cette solitude. Et la nuit, malgré le silence et les coups de fusil, paraît moins funèbre.
Lundi 22 octobre. – Les Chinois réquisitionnées, les suspects et les non suspects, nous ont toute la nuit chauffés par en dessous – plutôt trop – et ce matin le soleil rayonne. C'est comme hier l'illusion de l'été, sous les légères vérandas couleur bronze, ornées de branches de lotus roses.
Et la matinée se passe comme celle d'hier, à la découverte, dans les différents bâtiments du palais.
C'est encore l'église qui est la mine la plus extraordinaire, la caverne d'Ali-Baba la plus remplie. En plus de ce qui avait été apporté du grand palais, l'Impératrice avait fait entasser là tous les cadeaux qu'elle avait reçus il y a deux ans pour son jubilé. Et le défilé des personnes qui apportèrent ce jour-là des présents à la souveraine avait, paraît-il, quatre kilomètres de long et dura toute une journée. On imagine ce qu'il est possible d'entasser des caisses dans une église, dans la nef et les bas-côtés, quand on les empile jusqu'à mi-hauteur des colonnes. Tout cela a été plus ou moins pillé, saccagé, brisé à coups de crosses et éventré à coups de baïonnettes. Mais il y en avait tant ! En dessous, les énormes caisses, préservées par leur lourdeur et par l'amas des choses qui les recouvraient, sont demeurées intactes. Mais dessus étaient les milliers d'objets légers, pour la plupart dans des boîtes de verre et posant sur des coussins de soie jaune : vases de fleurs artificielles composées avec des patiences chinoises, en agathe, en marbre, en jade, en corail ; pagodes et paysages d'ivoire avec des milliers de personnages ; paysages en plumes d'oiseaux rares, montée sur bronze ; oeuvres prodigieuses de fragilité et de finesse témoignant des patiences qui nous dépassent et attestant des années de travail. Tout cela, brisé, crevé à coups de baïonnettes, les débris des boîtes de verre jonchant le sol et craquant sous les pas. Les robes impériales de lourde soie jaune, tissées de dragons d'or, traînent par terre, sous les pieds, parmi les cassons de verre. On marche sur des ivoires ajourés, des soieries, des perles. Il y a des centaines de caisses contenant des potiches anciennes, d'une valeur folle, dans des écrins de soie jaune ; des bronzes millénaires provenant des collections d'antiquités de l'Impératrice, toujours dans de somptueux écrins jaunes. Et des paravents brodés ou sculptés, des cloisonnés, des craquelés, des laques. Dans un des bas-côtés, les coffres de santal et d'ébène sculptés sont empilés par centaines. La sacristie contient, en autres choses, dans d'énormes caisses, tous les somptueux costumes des acteurs du théâtre impérial et leurs extravagantes coiffures reproduisant les modes des vieux temps chinois. Le presbytère, les grandes salles d'école sont bondé de caisses ; il y a des vieux bronzes empilés jusqu'à hauteur d'homme, il y a des réserves de soie et des réserves de thé. Et dans cette église, emplie de choses païennes, les grandes orgues sont restées en place, muettes depuis de longues années, et nous en jouons, tandis qu'en bas, nos chasseurs d'Afrique, enfoncés jusqu'à mi-jambe dans les ivoires ou les soies impériales, travaillent au déblaiement.
Pas un nuage aujourd'hui ; une lumière étincelante, un ciel profond et bleu. Et c'est cela, paraît-il, le ciel ordinaire de Pékin, même parmi les plus grands froids. Les temps sombres, la pluie, la neige, sont ici de rares exceptions.
Après notre petit déjeûner de soldats, servis dans les précieuses porcelaines, au milieu de la longue galerie merveilleuse, je pars pour m'installer au travail, dans le silencieux palais surélevé qui est sur l'autre rive du Lac des Lotus. Osman, David et Toum me suivent, portant mon papier, ma plume, mon encrier provenant des réserves impériales.
Un soleil d'été, dont la chaleur surprend, rayonne sur les blancheurs du Pont de Marbre, sur les vases du lac et les cadavres qui dorment parmi les feuilles gelées des lotus. A la porte du palais de la Rotonde le sergent et les hommes du poste m'ouvrent et referment derrière moi les battants de laque rouge. Je commence l'ascension de l'esplanade et me voici dans le silence et la solitude de mon palais étrange. Pour se rendre au petit kiosque-mirador que j'ai élu pour cabinet de travail, il faut passer par d'étroits couloirs aux fines boiseries vitrées qui se contournent entre des vieux arbres et des rocailles très maniérées.
A travers les vitres, le beau soleil chauffe ce réduit mystérieux où l'Impératrice, paraît-il, aimait venir s'asseoir et contempler de haut ses lacs tout roses de fleurs ; le beau soleil tombe sur ma table et mes coussins jaune d'or. Le petit kiosque à l'intérieur est tapissé de papier blanc ; contre ses vitres, les dernières mouches, les derniers papillons battent des ailes, prolongés par cette chaleur de serre. Devant moi s'étend le grand lac, traversé par le Pont de Marbre ; et dans les arbres d'alentour, qui couvrent les rives comme un bois, montent des toitures de palais ou de pagodes qui sont d'étranges merveilles de faïence. Au tout premier plan, les branches de quelques vieux cèdres, les petits monstres porcelaine d'un kiosque voisin et la mignardise des rocailles. Je suis très isolé, très haut parmi des splendeurs dévastées et du silence, dans un lieu inaccessible et gardé. Rien ne trouble le calme ensoleillé de ma retraite. De loin en loin, le cri d'un corbeau, ou le galop d'un cheval, en bas, au pied du rempart où pose mon habitation frêle : quelque estafette militaire qui passe. Et puis, plus rien.
Je travaillais depuis une heure quand un très léger frôlement derrière moi, du côté des petits couloirs d'entrée, me donne le sentiment d'une discrète et gentille présence et je me retourne : un chat qui s'arrête court, une patte en l'air, hésitant et me regarde bien dans les yeux avec un air de dire : « Qui es-tu ? qu'est-ce que tu fais là ? Tu n'as pas l'air méchant... » Je l'appelle tout bas ; il répond par un miaulis plaintif. Et je me remts au travail, plein de tact, sachant que pour une première entrevue il n'y a pas à insister davantage. Un joli chat blanc et jaune qui a l'air distingué et grand seigneur. Un moment après, tout contre ma jambe, le frôlement est renouvelé et je fais descendre avec lenteur, en plusieurs temps, ma main jusqu'à la petite tête veloutée qui, après un soubresaut, se laisse caresser. C'est fini, la connaissance est faite. Un chat habitué aux caresses, c'est visible, un familier de l'Impératrice vraisemblablement. Demain je lui ferai apporter quelque chose sur ma ration de soldat.
Le soleil, à l'heure où il s'abaisse, énorme et rouge, derrière le Lac des Lotus, prend tout à coup son air triste de soleil d'hiver, en même temps qu'un frisson glacé passe sur les choses et que, soudainement, tout devient funèbre dans le palais vide. Alors j'entends des pas qui s'approchent, résonnant au milieu du silence sur les dalles de l'esplanade ; sans doute Osman et David qui viennent me chercher. D'ailleurs qui serait-ce sinon ces deux là, les seuls êtres humains pour qui la porte du rempart a la consigne de s'ouvrir. Il fait un froid glacial et la buée du soir commence à monter sur le Lac des Lotus, quand nous retraversons le Pont de Marbre, au crépuscule, pour rentrer chez nous.
Après le souper, par nuit noire, chasse aux voleurs dans le dédale des cours et des jardins de notre palais. On en attrape trois.
3 1900.3 Loti, Pierre. Journal intime inédit [ID D22432]. (3)
10e partie : Le Palais des Ancêtres
Il a gelé cette nuit ; tout est couvert de petits crisaux blancs quand nous commençons, à travers les galeries et les jardins du palais, les explorations et les fouilles quotidiennes. On enterre quelques cadavres qui empestaient nos alentours.
Près de la galerie somptueuse où nous prenons nos repas de soldats en campagne est établi le dépôt général des vieux bronzes, retrouvés partout – et il y en a de millénaires aux formes rudes et jamais vues.
Les chasseurs d'Afrique, occupés du matin au soir à déblayer l'église, à trier, à ouvrir les grandes caisses mystérieuses, ont découvert, pendant la journée d'hier, d'étonnantes merveilles en cloisonnés et en laques d'or. Dans un bâtiment tout au fond des cours, presque déjà sous les arbres du bois où le palais finit, des cosaques ont dû longer quelques jours, être malades et peut-être mourir ; ça sent le cadavre là-dedans, et leurs vieux vêtements d'uniforme, troués, pleins d'horribles taches, traînent par terre. Il y traîne aussi des vieilles bottes qu'ils avaient commené de cirer ; ils les faisaient reluire en les frottant avec des morceaux qu'ils déchiraient à de magnifiques robes impériales jaunes et or, qui sont là pleines de cirage, à terre, comme des choses viles.
Vers 10 heures du matin, par les sentiers du grand bois impérial qu'habitent en ces jours d'abomination les chiens, les pies et les corbeaux, je m'en vais, de l'autre côté de la « Ville Violette », visiter le Palais des Ancêtres qui est occupé par notre infanterie de marine.
C'est dans une partie plus ombreuse du bois, où les énormes cèdres, les énormes pins aux branches centenaires, abritent et font verdir les monstres gardiens des portes. En avant de la muraille d'entrée, des portiques extravagants et légers, laqués de vert et de rouge, contournés et tourmentés, s'emmêlent aux ramures sombres.
Une fois franchie la première enceint, qui a l'épaisseur d'un rempart, on en trouve naturellement une seconde, puis une troisième. Toujours dans l'ombre verdâtre des vieux arbres, les cours se succèdent, pompeuses et funèbres, ornées d'emblèmes mortuaires en bronze ou en marbre, - et les cèdres sur tout cela étendent leurs branches centenaires.
Au fond d'une dernière cour, sur une estrade de marbre, le Palais des Ancêtres dresse sa façade aux ors ternis et sa haute toiture de faïence jaune.
De chaque côté du palais, aux portes closes, deux kiosques aux formes étranges, dont les laques et les ors ont pris au cours des siècles des teintes de vieux bronzes, enferment comme des étuis deux colossales tortues de marbre portant sur le dos une stèle inscrite. La tortue et la stèle et, autour de la tortue, un banc circulaire en laque rouge pour qui veut s'asseoir et la contempler : c'est tout ce que contient le kiosque mystérieux, où vingt personnes environ pourraient prendre place en cercle. Dans ce lieu, tout est incompréhensible et on reste confondu devant l'énigme des symboles.
On m'ouvre le grand palais, tout laqué d'or, d'or terni qui passe au rougeâtre de cuivre. Une salle unique, au fond de laquelle sont rangées neuf portes à doubles battants fermés sur lesquelles, par ordre du général, les scellés ont été posés. Au milieu de la salle, des tables sur lesquelles il était d'usage d'apporter des mets pour le repas des Mânes ancestraux. (C'est sur cette table que, le jour de l'entrée à Pékin, le général et son état-major trouvèrent toute servie une collation de gâteaux, de fruits et de breuvages). Aux deux extrémités de la salle, des musiques pour les morts : plusieurs sortes de harpes ou de cithares, aux cordes horizontales, instruments gigantesques posant sur des pieds en laque d'or et ornés de monstrueuses figures ; et des carillons, (à l'une des extrémités, un carillon de cloches ; à l'autre, un cariollon de blocs de marbre suspendus par des chaînes d'or) ; aux corniches des énormes chevalets qui supportent ces carillons, des phénix et des monstres éployant leurs ailes d'or, dans l'éternelle pénombre, vers la voûte d'or.
Des armoires d'ébène enferment d'inestimables manuscrits ancien, ayang forme de grands rouleaux enveloppés de soies impériales. Nous en déroulons un qui représente, en une sorte de série sans fin, la réception par l'un des empereurs défunts d'une ambassade de Louis XIV (gens en grands costumes et en grandes perruques, avec des figures du temps). La plupart de ces rouleaux, en séries sans fin de peintures, représentent des scènes de la vie des anciens empereurs, costumes, attitudes et mise en scène, tout cela reproduit avec une minutie extrême et un art souvent merveilleux, bien que très différent du nôtre.
Les neuf portes magnifiques, aux battants scellés, conduisent aux autels mortuaires de neuf empereurs Célestes. On veut bien briser pour moi la cire rouge et les bandelettes de toile et je pénètre dans l'un des neuf sanctuaires sacro-saints – celui du grand empereur Kouang-Si. Il y fait sombre et on dirait qu'on a jeté de la terre et de la cendre sur les choses : toujours cette poussière de Mongolie qui est ici partout, comme un indice de vétusté et de mort. Cinq ou six marches montent à l'autel, charé d'objets rares et inconnus, vases d'or et vases de jade, sceptres et cachets impériaux. Un sergent qui m'accompagne promène la lueur d'une petite bougie sur les merveilles qui sont là. Derrière l'autel, une grande figure que je n'avais pas vue en entrant me regarde avec des yeux obliques, entre deux rideaux de soie jaune impérial dont tous les plis sont noirs de poussière : un pâle portrait de l'empereur défunt, de grandeur naturelle, si pâle, à la lueur de notre barbare petite bougie, que l'on dirait un reflet de fantôme dans une glace ternie. Et quelle profanation inouïe, aux yeux de ce mort, notre simple présence dans ce lieu impénétrable entre tous, au milieu d'une impénétrable ville ! De chaque côté des marches qui conduisent à l'autel, de grands coffres de laque noire, à compartiments, à doubles fonds, fermés par des serrures compliquées, renferment des centaines de petites boîtes contenant des cachets impériaux, en onyx, en jade, en or, reliques sans prix qui dormaient là depuis deux cents ans - l'empereur étant contemporain de Louis XV...
Quand tout cela est refermé, rescellé et le pâle reflet du vieil empereur rendu à son silence et à ses ténèbres habituelles, nous sortons de ce froid sépulcral pour chercher dans la cour un peu de soleil, filtré entre les branches des cèdres.
Je déjeune ce matin à l'autre bout de la « Ville Jaune », invité par un groupe d'officiers qui sont logés au Temple des Vers-à-soie, autre vieux sanctuaire, où des brûle-perfums de bronze s'alignent dans des cours de marbre.
Et vers 3 heures, par les allées de ce bois fantastique où tombe à présent un soleil d'été, je m'en retourne dans mon palais solitaire dont les portes se referment et se verrouillent derrière mois dès que je suis passé.
Dans mon petit mirador, j'aurai pour tout le jour paix et silence inviolable, sur mes hautes terrasses, - jusqu'à l'heure où le soleil, tombant en boule rouge derrière le Lac des Lotus, annoncera le triste soir ; alors j'entendrai derrière moi sur l'esplanade les pas d'Osman et de mon soldat qui viendront me chercher pour rentrer au gïte.
Installé depuis quelques instants au travail, dans mon haut mirador, devant les perspectives du lac et des vieux toits de faïence émergeant des arbres, je sens contre ma jambe un amical frôlement. Ah ! la visite du chat ! Je l'avais prévue et je la recevrai sans doute chaque jour…
Une heure après, un galop de cavalerie, en bas, sur les dalles blanches du Pont de Marbre : c'est le Maréchal de Waldersee ; il demeure dans la « Ville Jaune », lui aussi, dans un palais de l'Impératrice. Il passe très vite, suivi de cavaliers qui portent de petits étendards. Tout cela se perd et le funèbre silence revient.
De temps à autre, j'entre chez ma voisine, la grande déesse de jade qui sourit toujours, blanche et sereine, dans sa robe d'or bordée de pierreries ; il m'arrive même de toucher sa main froide et de la retenir dans les miennes. Ou bien je vais explorer les autres kiosques de l'étrange résidence, ceux où se trouvent des coussins, des fauteuils, des trônes ; on dirait des nids d'amour, clandestins, séparés les uns des autres par des rocailles et de vieux arbres, - et ce devait être cela en effet, l'Impératrice y venait s'isoler, dans les soies impériales, dans le jaune et dans l'or, avec ses favoris.
La haute esplanade dallée, qu'entoure le faite crénelé des remparts, domine de partout des paysages artificiels, mais immenses et séculaire et surtout interdits, jamais vus par des yeux européens. Elle st sans doute artificielle elle-même malgré son énormité, et elle est très ancienne, car il y croît des cèdres de cent ans ; - des cèdres et des pins de ce pays-ci qui ont vraiment des formes tout à fait chinoises, qui ont dans leur vétusté des tournures d'arbres comme on en a vu sur les potiches et les laques. Tout est tellement chinois ici, qu'on est pour ainsi dire dans la Chine quintessenciée et exclusive. Cette trerrasse était un haut jardin, très maniéré, pour les rêveries ultrachinoises d'une intransigeante impératrice. Le point culminant, derrière la demeure de la déesse de jade, est une étonnante rocaille où l'on grimpe vers un kiosque de porcelaine bleue, par une rampe torturée. Sur l'esplanade, à l'ombre des vieux arbres tordus, d'alignent des pots de faïence avec des arbustes nains ; il y a aussi des petits carrés de chrysanthèmes et d'oeillets d'Inde jaune d'or. – Du silence et du silence ; point de chants d'oiseaux, mais on entend parfois, dans le bois que l'on domine, les corbeaux croasser -. Et je découvre à chaque promendade des choses étranges. Voici un kiosque de faïence que je n'avais pas remarqué ; il abrite, sur un socle de marbre, un énorme bloc d'agathe qui représente un flot de la mer, une sorte de vague chassée par le vent, avec des formes de poissons ébauchées dessus et qui ont l'air de bondir...
Le soleil rougit, tombe, tombe, le froid vient, et voici Osman et mon soldat m'apportant pour le retour un manteau de fourrure pris dans les réserves du palais. Et une fois de plus, nous repassons le Pont de Marbre, au crépuscule glacé, pour rentrer chez nous.
Le soir, c'est dans l'appartement de Cluzeau qu'a lieu notre veillée. Comme il doit passer ici l'hiver, il l'a meublé avec une richesse et une profusion magnifiques. Sous les arceaux d'ébène sculptée, c'est un chatoiement de broderies faites par les fées, d'écrans merveilleux, de cloisonnées centenaires. De grands paravents étranges masquent les fonds et, de la voûte, descendent des lanternes et des pendeloques qui avaient dormi pendant des siècles dans des écrins.
Et, vêtus de robes impériales, nous nous étendons sur des coussins dorés pour fumer l'opium qui apporte le rêve chinois et l'oubli, dans ce décor de Mille et une Nuits, au milieu du silence et du noir funèbre des alentours, où des cadavres traînent encore partout parmi les ruines. Très tard, l'opium tient en éveil, dans un état qui est tout à la fois lucide et confus. Et au loin, le grand silence extérieur est parfois traversé d'un cri, ou d'un coup de feu.

11e partie : Le Temple de la Pensée abstraite
Mercredi 24 octobre. - L'après-midi nous allons visiter le Temple des Lamas, à l'angle nord-est de Pékin, contre les murs de la ville tartare.
En sortant de chez les Lamas, nous profitons de ce qui reste de soleil pour aller chez Confucius qui habite le voisinage, la même nécropole pourrait-on dire, dans un délaissement plus funèbre encore.
La grande porte vermoulue, pour nous livrer passage, s'arrache de ses gonds et s'effondre, tandis qu'un hibou qui dormait là s'envole. Et nous voici dans une sorte de bois funéraire, marchant sur l'herbe mourante d'automne, parmi de pauvres vieux arbres à moitié morts.
Un art ce triomphe à trois arches se présente à nous, d'un dessin exquis et singulier et qui surprend par sa fraîcheur, au milieu du délabrement de toutes choses. De près, cependant, on s'aperçoit de son grand âge, à je ne sais quel archaïsme et quelle imperceptible usure ; mais il est composé de matériaux presque éternels : marbre blanc pour la base et faïence ensuite jusqu'au sommet ; faïence jaune et verte représentant, en haut-relief, des fleurs de lotus, des nuages et de chimères. Et chacune des trois arches est surmontée d'un clocheton émaillé de jaune qui a, naturellement, un toit courbe avec des dragons à tous les angles. La poussière n'a pas prise sur ces faïences, surtout en ce climat sans pluie, et ce portail isolé, qui ne se relie à rien, semble un bibelot précieux égaré dans des ruines.
Plus loin, une grande rotonde, couleur de terre et de cendre, qui accuse une antiquité extrême, est entourée d'un large fossé où meurent des roseaux et des lotus et que gardent des balustres de marbre blanc. C'était un lieu pour les sages, où ils allaient méditer et deviser, et ce large fossé avait pour but de l'isoler pour y faire plus de silence. On y accède par la courbe d'un pont de marbre dont les balustres ébauchent vaguement des têtes de monstres. A l'intérieur, c'est la décrépitude et l'abandon suprêmes. Il y reste une sorte de chaire, jadis somptueuse, avec une table ; sur tout cela, on dirait qu'on a semé à pleines pelletées une sorte de terre très fine qui recouvre aussi le sol ; les pas s'y enfoncent et s'y assourdissent, et on s'aperçoit que, sous cette couche poudreuse, des tapis restent encore. Et ce n'est que de la poussière, la continuelle et épaisse poussière de Pékin, accumulée là depuis des temps incalculables. Et la voûte est pleine de nids d'oiseaux.
En cheminant un peu dans l'herbe jaunie, sous les vieux arbres presque desséchés, on arrive au temple lui-même ; précédé d'une grande cour où sont plantées, de hautes stèles de marbre, on dirait tout à fait un cimetière, cette fois. Mais non, les morts ne sont point là ; ces stèles glorifient seulement leur mémoire. Philosophes, profonds penseurs, ténébreux pour nous, qui illustrèrent ce temple de leur présence et de leur rêverie, dans les siècles antérieurs, leurs noms sont là, gravés avec quelqu'une de leurs pensées les plus transcendantes. On arrive au temple proprement dit par des marches de marbre blanc, de chaque côté desquelles sont rangés de blocs de marbre en forme de tambours, objets d'une antiquité à donner le vertige, sur lesquels des pensées, intelligibles seulement pour quelques mandarins très érudits, sont inscrites en caractères chinois primitifs, en lettres contemporaines et soeurs des hiéroglyphes de l'Egypte.
C'est ici le temple du détachement de la pensée abstraite et de la spéculation glacée. On est saisi dès l'abord par sa simplicité absolue à laquelle la Chine ne nous avait pas préparé. Très vaste, très haut de plafond, très grandiose, et d'un rouge uniforme de sang, il est magnifiquement vide et supérieurement calme. Colonnes rouges et murailles rouges, avec de discrets ornements d'or, à l'éclat voilé par le temps et la poussière. Au milieu, un bouquet de lotus géants dans un vase colossal et c'est tout. Après la profusion, la débauche d'idoles, de dragons, de monstres, le pullulement de la forme humaine ou animale dans toutes les pagodes de Chine, cette absence de toute figure cause un soulagement et un repos.
Dans des niches rangées autour des murs, des stèles, rouges comme ce lieu tout entier, sont consacrées à la mémoire de personnages plus éminents que ceux de la cour d'entrée et portent des maximes qu'ils énoncèrent. La stèle de Confucius lui-même, plus grande que les autres et plus longuement inscrite, occupe la place de l'autel, au centre de la vaste salle.
A proprement dit, ce n'était point un temple, puisqu'on n'y faisait ni cérémonies ni prières ; une sorte d'académie plutôt, un lieu de réunion et de froides conférences philosophiques. Malgré tant de poussière et d'apparent abandon, les nouveaux élus de l'Académie de Pékin sont tenus encore d'y venir faire une retraite et tenir une conférence.
Et plus des maximes inscrites sur sa stèle, des pensées de Confucius, en lettres d'or, forment ça et là des tableaux encadrés sur les murs. Et en voici une que je transcris ici textuellement, à l'intention de jeunes érudits de chez nous, préoccupés surtout de classifications, de dissections et d'enquêtes. Ils y trouveront une réponse vénérable et millénaire à l'une de leurs questions les plus modernes.
« La littérature de l'avenir sera de bonté et de pitié. »
Il est près de cinq heures quand nous sortons de ces herbes et de ces ruines, et le triste soleil d'automne décline tout à fait là-bas, derrière l'étendue de l'immense Chine, du côté de l'Europe lointaine. Je me sépare de mes compagnons du jour car ils habitent, eux, le quartier des Légations, dans le sud de la Ville tartare, et moi je dois rentrer dans la Ville Jaune, ou Ville Impériale, ou Ville Interdite, où je demeure depuis une semaine.
J'ignore absolument le chemin, n'étant jamais venu dans ces lieux morts d'où nous venons de sortir, et j'ai pour me guider un « Mafou » en français un cocher ou piqueur. Je sais seulement que je dois avoir environ quatre kilomètres à faire, avant de retrouver mon gîte somptueux et désolé.
Nous sortons bientôt du silence et des ruines pour arriver dans des avenues larges, qui paraissent sans fin et où commencent à grouiller des robes de coton bleu et des têtes à longue tresse. De tristes petites maisons toutes basses, toutes grises, souvent brûlées et croulantes, sont de chaque côté de la vaste chaussée où les pas des chevaux, dans la terre friable et noire, soulèvent autour de nous d'infects nuages. Si basses les maisons et si larges les avenues, qu'on a sur la tête une immense étendue de ciel crépusculaire. Le froid augmente si vite, à la tombée du jour, qu'il semble que de minute en minute sout se glace. Parfois le grouillement est compact, autour des petites boutiques où l'on vend à manger, devant la fétidité des boucheries de viande de chien ou des rôtisseries de sauterelles. Ensuite, la solitude revient, dans des quartiers en ruines.
D'après l'orientation du couchant d'or pâle, je crois voir que la direction suivie est bonne ; si cependant il n'avait pas compris, mon mafou d'emprunt, où j'ai l'intention de me rendre ; comme il ne parle que chinois, je serais fort au dépourvu.
Et la bonhomie en somme de tous ces gens qui, si près encore des bombardements et des pillages, me laissent passer sans un regard de malveillance. Qu'est-ce que je ferais pourtant, avec mon mafou et mon revolver, si ma figure venait à ne pas leur plaire ?...
Ca n'en finit plus, ce retour... A la fin je reconnais, sur le ciel, la silhouette de la montagne artificielle des palais impériaux, avec ses petits pavillons et ses vieux arbres arrangés comme sur les laques. Et voici la muraille rouge sang et l'une des portes d'émail jaune de la Ville Impériale, avec deux factionnaires de l'armée alliée qui me présentent les armes. Là, je me reconnais, je suis chez moi et je congédie mon mafou pour pénétrer seul dans cette ville Jaune de laquelle du rest, à cette heure-ci, on ne le laisserait plus sortir...
La Ville Impériale, ou Ville Jaune, ou Ville Interdite, qui est murée de si terribles murs au centre de l'immense Pékin, est bien plus un parc qu'une ville, un bois d'arbres séculaires, pins et thuyas surtout, qui peut avoir trois kilomètres de côté et où sont épars quelques vieux temples et les quelques palais récents dus à la fantaisie de l'Impératrice actuelle. Cette ville Impériale, ce parc immense, où je pénètre ce soir comme chez moi, était jadis inacessible et inconnu aux Européens ; les ambassadeurs mêmes n'y pénétraient jamais. Il entourait la très mystérieuse Ville Violette, qui, au centre, y occupe un carré dominateur, défendu par des fossés et de doubles remparts. Ce grand bois, qui depuis des siècles voyait passer dans ses allées des cortèges de mandarins en robe de soie, des princesses promenées dans des palanquins, ou des impératrices suivies d'étranges dames, est ce soir un désert d'ombre funèbre. Maintenant que ses hôtes habituels se sont enfuis et que les « barbares d'Occident » le gardent, il est nuit et jour silencieux ; on y rencontre, de loin en loin, quelques piquets de soldats d'une nation ou d'une autre ; on n'y entend guère que le pas des sentinelles gardent les portes des plais ou des temples, ou le cri des corbeaux, le cri des chiens en maraude pour finir de manger les cadavres.
J'ai d'abord à traverser une assez longue étendue de bois où il n'y a rien ; la route est poudreuse. L'ombre des vieux arbres précipite le crépuscule. Sur l'herbe rase, desséchée par l'automne, sautillent des pies attardées, sautillent aussi des corbeaux dont les cris résonnent lugubrement dans le froid silence. Là-bas, des chiens se disputent quelque chose qu'ils tirent de dessous des laques et que l'on préfère ne pas trop définir. Les vieux arbres ont vraiment des formes chinoises et, la lumière baissant, on dirait des paysages peints sur papier de riz, à l'encre de Chine.
Voici la Ville Violette, dont un angle apparaît là-bas au détour deu chemin. Ses longues murailles droites, au-dessus de ses fossés pleins de roseaux, s'en vont à perte de vue dans le crépuscule. Toujours muette et fermée, bien entendu, comme un colossal tombeau.
De l'autre côté, un coin du Lac de Lotus apparaît entre les branches. Et maintenant ja passe devant l'Ile des Jades ; on y va par un petit pont de marbre et je sais d'avance, pour l'avoir vue plusieurs fois par jour, l'horrible grimace chinoise que me réservent les deux monstres de marbre blanc qui en gardent l'entrée.
Je sors enfin de l'ombre et de l'oppression des arbres. Le Lac des Lotus se déploie devant moi, faisant de l'espace libre, en même temps qu'une grand étendue de ciel crépusculaire s'ouvre de nouveau sur ma tête, avec une prmière étoile allumée. C'est le commencement d'une de ces nuits de solitude et de silence que l'on passe ici, dans cette étrange région de Pékin, avec constamment des coups de fusil à la cantonade.
Le Lac des Lotus, qui tout l'été est un merveilleux champ de calices roses, est à présent un triste marécage recouvert de feuilles roussies, au-dessus duquel monte à cette heure une espèce de buée glacée, comme un nuage qui traînerait sur les roseaux morts. Arrivé là, je suis presque chez moi, car voici le grand pont de marbre blanc, en arc de cercle bordé de deux rangées de monstres, qui mêne à mes quartiers.
Il gêlera cette nuit. Et, dans l'air glacé, monte une petit bouffée cadavérique. Ah ! oui, je reconnais le personnage qui me l'envoie, en robe bleue, les bras étendus, couché le nez dans la vase du lac et montrant sa nuque au crâne ouvert. De même que je devine, dans l'obscurité envahissante, son voisin qui, à dix pas plus loin, gît le ventre en l'air.
Ce bau solitaire pont de marbre une fois passé, au-dessus du petit nuage qui voile les herbages du lac, je trouverei sur ma gauche un grand portail de faïence, gardé par deux factionnaires allemands, merveilleux de correction automatique, qui me présenteront les armes s'ils y voient encore. Ce sera l'entrée des jardins au fond desquels habite le feld-maréchal de Waldersee, dans un palais de l'Impératrice. Et deux cents mètres plus loin, après avoir traversé d'autres portails, et des murs, et des ruines, je trouverai une brèche fraîchement ouverte dans une vieille muraille grise et gardée par des soldats de chez nous, des chasseurs d'Afrique ; ce sera mon entrée à moi. Là, je trouverai un second palais de l'Impératrice, très caché, très enfoui, qui se prolonge indéfiniment comme noyé sous les vieux arbres. Et ce sera la féerique splendeur de chaque soir, sous des arceaux d'ébène prodigieusement sculptée, avec, autour de moir, l'éclat des cloisonnés, des laques, des soies aux chimères d'or.
Jeudi 25 octobre. – Le même soleil radieux se lève sur nos galeries vitrées, et nos jardins, et nos bois saupoudrés de gelée blanche qui vont de plus en plus s'effeuillant. Et chaque matin, c'est la même activité de nos chasseurs d'Afrique faisant travailler leurs équipes de Chinois à déblayer l'église. A travers nos cours c'est un continuel va-et-vient de meubles, de bronzes précieux, portés sur des brancards qui sortent de l'église ou du persbytère, pour aller prendre place dans les galeries où les sergents les classent. Et on en a tant vu, de ces choses précieuses, que cela devient satiété et lassitude. Rien n'étonne plus, rien ne nous plaît plus pour nos apparements, rien n'est assez beau pour nos fantaisies d'Héliogabale. Et, en fait de découvertes de trésors, ce matin Osman a fait celle d'une tranchée pleine de cadavres ; les derniers défenseurs de la Ville Jaune qui sont là, en tas, enchevêtrés, dans des poses d'agonie cruelle. Les chiens et les vautours, descendus au fond du trou, leur ont mangé les intestins, les yeux, vidé le thorax ; on voit des épines dorsales toutes rouges qui se contournent parmi des lambeaux de vêtements et dans un fouillis de membres n'ayant presque plus de chair. Presque tous ont gardé leurs souliers, mais ils n'ont plus de chevelures. D'autres Chinois évidemment les ont scalpés pour faire de fausses queues ; presque tous les autres cadavres, rencontrés un peu partout, avaient la natte arrachée avec la peau, laissant voir le blanc du crâne. Et l'horrible amas s'étale au soleil qui en précise les détails et la bouffonnerie macabre.
L'après-midi, comme toujours, dans la solitude de mon mirador. Et voici que ce lieu si lointain et si inaccessible, dont il eût semblé insensé autrefois de dire que je ferais ma demeure, m'est devenu déjà familier ainsi que tout ce qui s'y trouve et ce qui s'y passe : la présence de la grande déesse de jade, la visite quotidienne du chat, le silence, le manège des moineaux qui nichent aux toits d'émail et la promenade des feuilles mortes avec la chute des petites aiguilles balsamiques des cèdres sur les dalles de l'esplanade, sitôt que souffle le vent...

12e partie : Les souliers de l'Impératrice
Une heure merveilleuse est celle où le soleil couchant va mourir sur les toits de cette « Ville Violette » que l'on domine d'ici un peu comme à vol d'oiseau. Toutes ces extravagantes toitures d'émail jaune, hérissées de monstres, qui se suivent, pressées en lignes symétriques, entre les farouches remparts d'enceinte, brillent sous les rayons du soir, semblent tout à coup des palais d'or. Et le silence funèbre de tout cela, avec ce froid soudain qui tombe et ces croassements de corbeaux.
Aussitôt mon retour de la « rotonde », je repars avec Osman et David, dans le crépuscule déjà presque nocturen, nos revolvers chargés, pour aller, à travers la poussière et les ruines, faire visite à Monseigneur Favier qui demeure près de la « Ville Jaune », à un kilomètre à peine de ma résidence impériale. Un chasseur d'Afrique nous guide. La nuit nous prend au milieu des décombres ; dans le nuage de poussière noire que nos pieds soulèvent nous trébuchons sur les pierres, les débris, les cassons. Enfin voici l'église. – celle dont l'Impératrice accorda la construction, en remplacement de l'ancienne où elle avait entassé ses réserves – et voici les murs de la concession catholique où les missionnaires et leurs chrétiens chinois viennent de subir les horreurs d'un long siège.
Monseigneur Favier, chef des missions en Chine, habitant ce pays depuis quarante ans, ayant joui longtemps de la faveur impériale, avait édifié ici une oeuvre immense qui vient de s'écrouler subitement. Il est encore une puissance à Pékin. Il avait du reste été le premier à prévoir et à annoncer le mouvement Boxer et on eût évité bien des désastres en l'écoutant.
La salle où il me reçoit tient du presbytère et de la maison chinoise ; aux murs blancs, des trous d'obus ont été récemment bouchés.
L'évêque est un homme de haute taille, de beau visage régulier, avec des yeux ardents qui disent l'énergie et la finesse. Les évêques croisés, qui jadis accompagnaient les armées en Terre-Sainte, devaient lui ressembler au moral et au physique. Depuis le commencement des hostilités chinoises, il a renoncé au costume mandarin qu'il portait depuis de longues années, - et qui constituait une des plus rares prérogatives accordées par l'empereur céleste, - il a coupé sa longue tresse et repris la soutane noire lisérée de violet des évêques français. Il est d'une exquise bienveillance, avec beaucoup d'esprit et un peu de rudesse. Une heure à causer avec lui, en fumant des cigarettes et en prenant du thé qu'un Chinois nous sert. Il me conte ce siège épique de quatre mois, cette défense admirable par une vingtaine de matelots et quelques prêtres, contre des milliers de Chinois ; la première attaque ds Boxers arrivant au nombre de cinq ou six mille avec des bannières où étaient inscrites des paroles de mort, jusque devant l'église que l'on avait barricadée et fortifiée en hâte depuis la vieille et là, saisis d'on ne sait quel effroi avant de commencer leur oeuvre, s'arrêtant pour pousser tous ensemble une clameur immense. L'héroîsme de ces vingt matelots – qui furent tous blessés ou tués, - l'héroïsme des prêtres et aussi des pauvres chrétiens chinois, réfugiés là quatre mille, protestants ou catholiques et qui, vers les derniers jours, quand la faim commençait à les torturer, se privaient de leur maigre ration de riz pour la laisser aux matelots, disant : « Ceux-là qui se battent pour nous défendre, ils ont besoin de plus de force que nous. » A la fin on mangeait les feuilles et les jeunes pousses des arbres du préau, pétries avec un peu de millet ; quant aux arbres, on les carbonisait pour faire de la poudre avec ce charbon et du salpêtre qu'on allait voler la nuit en sautant par-dessus les murs. On fondait des balles avec le plomb des toitures ; on sautait par-dessus les murailles pour aller ramasser des douilles vides et on s'en servait pour refaire des cartouches. Au pied des murs, qu'on défendait désespérément, s'entassaient les cadavres des Boxers qui avaient tenté l'assaut ; des chiens venaient leur manger les entrailles, - et on tuait ces chiens et on les pêchait d'en haut avec des cordes et des crochets, pour les manger, - les réservant aux malades et aux femmes qui nourrissaient afin que leur lait ne fût point tari. On tentai d'envoyer des messager aux légations pour demander des nouvelles et du secours : une heure après, la tête du messager était plantée sur un bâton devant l'église avec ses entrailles. Un canon, adroitement placé par les Chinois devant la porte principale, menaçait d'ouvrir une brèche et de tout perdre ; un jeune prêtre, à la tête de quelques volontaires, était allé une nuit s'en emparer et le ramener au prsbytère... Et la joie, après, quand on était à bout de forces et de vivres, enbombré de malades et de cadavres, la joie d'entendre le bombardement de Pékin, et surtout la joie d'entendre tout près, sous les murs, un clairon français sonner la marche des zouaves. Et quand enfin on ouvrit les portes à l'infanterie de marine, on se jetait dans les bras les uns des autres et on s'embrassait. Et puis il y eut le Te Deum, dans l'église criblée de balles et d'obus où tout le monde pleurait.
L'évêque doit partir après-demain pour l'Europe, ayant à parler au Pape (Il n'est allé en Europe que deux fois en quarante ans). Il est maintenant très tard et je ne veux pas abuser. Mais Monseigneur Favier vent bien me faire promettre de revenir demain, à la même heure qui est son heur de repos et où ses préparatifs seront finis.
Dehors il fait nuit noire et nous avons renvoyé notre chasseur d'Afrique. L'évêque alors sort avec nous, entre Osman et mois, nous tenant chacun par un bras, il nous mène devant une grande brèche, disant : « Vous n'avez qu'à aller tout droit ». Un instant après nous sommes complètement égarés, dans les ruines, les ténèbres, la poussière, marchant sur des débris, sur des têtes de mort. Et cela dure une heure.
Vendredi 26 octobre. – Conduits par le guide chinois qu'on m'a envoyé de la Légation et escorté par le chasseur d'Afrique Reboux qui m'accompagne d'habitude chaque fois que je dois sortir de l'enceinte Jaune, nous partons à cheval pour aller à l'audience que Li-Hung-Chang me donne pour ce matin. C'est, comme toujours, au radieux et chaud soleil, dans la sécheresse et la poussière.
Nous nous égarons un peu en voulant chercher des raccourcis ans l'étrange bois et quand nous retrouvons notre chemin il faut, pour ne pas être en retard, filer ventre à terre le long des grands murs et des fossés en marécages de la Ville Violette. Après cette solitude si défendue, dans laquelle on s'habitue à vivre, c'est une surprise, chaque fois que l'on rentre dans le Pékin de tout le monde, de retrouver tout à coup ce grouillement chinois et les humbles foules. On a peine à se figurer que ces bois et ces lacs, où l'on a des illusions de vraie campagne, sont englobés de toutes parts dans la plus populeuse des villes.
Décidément les Chinois reviennent en masse à Pékin. Au dire de Monseigneur Favier, il y revient surtout des Boxers, sous tous les costumes et sous toutes les formes. Les longues rues aux maisons de boiseries dorées se repeuplent de robes et de queues ; tout ce qui n'est pas en ruine est réhabité. Et les marchands reviennent aussi, les marchands du matin, avec leur fruits, leurs salades, leurs légumes. Et tous les petits métiers des rues reprennent leur activité et leur drôlerie. Nous allons vite au milieu de tout cela, étant presque en retard. Nous suivons notre guide chinois, ou plutôt le nuage de poussière que laisse derrière lui le trot de son cheval. La cours est longue, Li-Hung-Chang demeure très loin.
Enfin, dans une rue sordide et grise, à l'entrée d'une vieille maison délabrée, le guide s'arrête. Est-ce possible qu'il demeure là, ce Li-Hung-Chang, riche comme Aladin, possesseur de plais et de merveilles, qui fut l'un des favoris les plus durables de l'Impératrice et une des gloires de la Chine ? Un poste de soldats russes garde cette entrée ; on sait en effet que Li-Hung-Chang est un des protégés de la Russie.
La salle où l'on m'introduit, au fond d'une cour, est triste et délabrée. Une table et deux ou trois chaises assez élégantes. Un Chinois en belle robe de soie me fait asseoir et m'offre du thé, - c'est l'interprète de Son Altesse – il parle français d'une façon correcte et distinguée. La salle, dans les fonds, est pleine de malles, de valises, de paquets, de couvertures enroulées ; on dirait un campement prêt à partir.
Sur un signe d'un autre Chinois l'interprête m'emmène dans une seconde cour, et là apparaît, à la porte d'une salle de réception, un grand vieillard qui vient à ma rencontre, s'appuyant de droite et de gauche sur des serviteurs vêtus de robes de soie. Il est colossal, avec des prommettes saillantes sous de petits yeux rusés ; il a l'exagération du type mongol. La robe fourrée est d'une couleur indécise, sombre, laissant voir l'usure et les taches ; son bonnet de mandarin serait quelconque dans un diamant placé au-dessus du front (Li-Hung-Chang, qui a toujours été d'une avarice sordide, pose en ce moment pour la pauvreté !). La salle de réception est vieille et mal tenue, encombrée, comme la pièce d'entrée, de paquets et de couvertures. Nous prenons place dans des fauteuils, l'un devant l'autre, une table entre nous deux sur laquelle des serviteurs posent des cigarettes, du thé et du champagne. Et nous nous dévisageons comme deux êtres qu'un monde sépare. Après m'avoir demandé mon âge et le chiffre de mes revenus (ce qui est une formule de politesse chinoise), Li-Hung-Chang salue de nouveau et la causerie commence. C'est évidemment mon titre de lettré et d'académicien qui me vaut la grâce particulière de son accueil.
Quand nous avons parlé des questions politiques brûlantes du jour, Li-Hung-Chang s'apitoie sur la Chine, s'apitoie sur les ruines de Pékin. « J'ai visité toute l'Europe » dit-il, « j'ai vue les musées de toutes vos capitales. Pékin avait aussi le sien ; la Ville Impériale était un uncomparable musée, commencé depuis des siècles, et il est maintenant détruit... » Il m'interroge ensuite sur ce que nous faisons dans le palais de l'Impératrice, si nous détruisons toujours. Ce que nous faisons, il le sait sans doute aussi bien que moi, ayant des espions partout ; sa figure cependant simule une satisfaction et un soulagement quand je lui assure que nous ne détruisons plus.
L'audience finie, les poignées de mains échangées, Li-Hung-Chang, toujours appuyé sur les deux serviteurs qu'il domine de toute la tête, vient me reconduire jusqu'au milieu de la cour. Sur le seuil il me rappelle pour me prier, si j'écris un livre sur mon voyage à Pékin, de lui en envoyer un exemplaire.
A travers deux kilomètres de ruines et de décombres nous allons au quartier des Légations où j'ai besoin de causer avec M. Pichon, notre ministre. Toujours couché et très déprimé, bien que la fièvre typhoïde soit conjurée.
Au moment de romonter à cheval, deux attachés de la Légation me donnent très gentiment une indication précise, de source chinoise très certaine, qui me permettera d'emporter deux souliers de l'Impératrice. Dans la Ville Jaune où j'habite, dans un îlot parmi les arbres, au sud du Lac des Lotus, est une petit palais, me disent-ils, où l'Impératrice a passé la dernière nuit d'angoisse avant sa fuite. Dans la deuxième chambre à droite, au fond de la deuxième cour, - la chambre où elle a couché – je trouverai par terre, sous un lit, une paire de souliers lui ayant appartenu.
Nous rentrons ventre à terre dans la Ville Jaune. Après avoir déjeuné avec Cluzeau, dans notre galerie de plus en plus splendide, enrichie chaque jour de nouvelles merveilles, je pars à la recherche de cette dépouille impériale, escorté par Osman et David, le revolver à la ceinture. Nous n'étions jamais allés nous promener dans cette partie du bois qui est au sud du lac. Et nous trouvons cependant sans difficulté, parmi les vieux cèdres, ce palais dans un îlot de verdure où mène un pont de marbre. Ce petit palais a été pillé d'abord par les Russes ; dans le partage il a été depuis attribué aux Allemands qui ont quelques sentinelles aux abords. Bâti sur des terrasses de marbre enguirlandées de verdure, c'était un petit chef-d'oeuvre de grâce, un arrangement exquis de boiseries laquées et de toitures de faïence. Mauvais présage, sur l'escalier de marbre qui y monte c'est une dégringolade barbare de cassons de porcelaine, de cassons de laque, de grands brûle-parfums brisés sans soute à coups de crosse, de fleurs artificielles et de lambeaux de soie. La première cour est pleine de débris ; la seconde, de même. Et enfin j'entre dans la seconde chambre au fond à droite ; il y reste des débris de meubles, un lit d'ébène, un trône et, par terre, à la plac indiquée, parmi des soies déchirées, les deux petits souliers, adorables et comiques ! Souliers de princesse tartare qui ne se déformait point les pieds à la chinoise, mais les avait très petits ; souliers de soie rouge finement brodés, avec des talons blancs de trente centimètres de haut, des talons comme des échasses. Et je m'empare de ce souvenir de l'étrange dame...
Il est près de deux heures. Dans les allées qui me ramènent vers la « rotonde » où je finirai ma journée, un soleil brûlant, comme en été. Les soldats de garde au pied du rempart m'ouvrent et renferment derrière moi la porte et je monte dans ma solitude habituelle où m'attend le sourire de la déesse de jade et la visite du chat blanc moucheté de jaune.
A la tombée glacée du soir, quand Osman et David viennent me chercher, nous passons sans nous arrêter devant les murs de notre palais caché derrière les décombres, continuant dans la poussière et les ruines, dépassant la tranchée pleine de cadavres, et nous allons jusqu'au presbytère de Monsieur Favier.
L'évêque me reçoit dans son même parloir blanc, les paquets formés, les valises prêtes. Il part demain matin pour l'Europe, anxieux et triste, après l'effondrement presque complet de ce qui fut l'oeuvre de toute sa vie.
Après souper, chasse de voleurs, en deux bandes armées, dans les cours lointaines de notre palais. Nous n'en attrapons point. Nous en laissons fuir deux qui enjambent lestement un mur, malgré les coups de revolver et nous échappent.

13e partie : Retour vers la Mer Jaune
Samedi 27 octobre. - L'île des Jades, sur le Lac des Lotus, est un rocher qui se dresse au-dessus des bois de la Ville Jaune, supportant un amas de vieux arbres et de vieilles pagodes qui vont s'étageant vers le ciel. Couronnant le tout, une sorte de donjon s'élance, de proportions gigantesques et de contours particulièrement étranges. On le voit de partout ce donjon ; il domine Pékin de sa silhouette ultra-chinoise et contien une effroyable idole aérienne dont le rictus et le geste menaçant planent sur la ville et que les soldats ont appelée : « le grand diable de Chine ».
On arrive à l'Ile des Jades par un arceau de marbre blanc qui enjambe les lotus et dont les deux entrées, il va sans dire, sont gardées par des monstres grimaçants et par de hauts portiques en bois laqué avec toitures de faïence. Ce pont franchi, on arrive aux pieds de rochers à pic et il faut de suite commencer à grimper, par des escaliers et des sentiers pavés. On trouve alors, échelonnées sous les ramures séculaires, des séries de terrasses de marbre, d'escaliers de marbre bordés de brûle-parfums de bronze et de pagodes vieilles et sombres, au fond desquelles brillent dans l'obscurité d'énormes idoles dorées. Cette île des Jades est occupée par nos soldats, détaché là sous le commandement d'un capitaine, et qui couchent dans les pagodes. Pour se faire de la place, pour avoir de quoi s'étendre la nuit sur les autels, roulés dans leur couvertures, ils on mis dehors tous les petits dieux secondaires qui dormaient là depuis des siècles, tout le petit peuple de bronze et d'or qui encombrait les tables sacrées. Et ils gisent par centaines, par milliers, sur les terrasses blanches, en tas, chavirés, les james en l'air, les petits bouddhas encore étincelants sur qui tombent à présent le soleil, la poussière ou la neige. Les grandes idoles seules sont restées au fond des sanctuaries, protégées par leur énormité et leur lourdeur. Et avec quel air de grossière barbarie s'étalent, autour de leurs trônes, les fusils de nos soldats, leurs courvertures, leurs hardes éparses. Et quelle puanteur humaine ils ont déjà apportée sous ces plafonds de laque habitués aux parfums du santal et des baguettes d'encens.
A travers les ramures torturées des vieux cèdres, à mesure que l'on s'élève, l'horizon se déploie, toujours plus immense. On ne voit guère partout que des cimes d'arbres, avec des teintes d'automne. Et ce bois infini, où apparaissent çà et là, comme noyées, d'étonnantes toitures d'émail jaune, c'est Pékin. Pékin que l'on ne se serait jamais représenté sous de tels aspects ; et Pékin vu des hauteurs d'un lieu sacro-saint, d'où jamais un Européen n'avait regardé.
L'espace qui vous porte va toujours diminuant, se rétrécissant, à mesure que l'on sélève vers « le grand diable de Chine », à mesure que l'on s'approche de la pointe de ce rocher qu'est l'Ile des Jades.
A ces étages supérieurs, nous croisons une petite troupe de visiteurs singuliers qui redescendent : des missonnaires lazaristes, vêtus en mandarins et portant la longue queue. En leur compagnie quelques jeunes prêtres catholiques chinois qui, dirait-on, tremblent d'être là et ont, malgré eux et malgré leur christianisme, le sentiment de quelques sacrilège commis par le fait seul de leur présence en ce lieu défendu.
Nous voici tout au pied du donjon étrange qui couronne ces rochers et, à côté de nous, le kiosque de faïence où le grand diable habite. Nous sommes très haut, dans l'air vif et pur, sur une étroite terrasse au-dessus d'une immense région d'arbres un peu voilée par une buée de poussière et de soleil. Et nous entrons chez le grand diable, le seul habitant de cette région aérienne. Oh ! l'horrible personnage ! Comme Shiva, dieu de la mort, il dans sur des cadavres : il est de taille surhumaine, coulé en bronze ; il a cinq ou six visages atroces ; il porte un collier de crânes et gesticule avec une quarantaine de bras qui brandissent des lances ou des têtes de mort. Tel est le Dieu que ces Chinois ont placé au-dessus de leur ville, dominant tout, presque dans l'air...
Les choses qui nous supportent : rochers, terrasses de marbre, cime des vieux arbres, dévalent sous nos pieds avec des fuites de vertige. L'air est d'une pureté absolue, la lumière admirable et le silence infini. Pékin, sous nos pieds, semblable à un bois, nous n'attendions pas cela. Aux premiers plans, la Ville Violette dessine son grand carré de toitures d'émail jaune. Ailleurs, des arbres et encore des arbres ; tout est noyé là-dedans. Quelques longues rues se dessinent, comme des coupées dans une forêt. On voit aussi, au loin, formant un carré gigantesque, les remparts noirs émerger de la verdure ; au delà des remparts le bois recommence, semble infini. Du côté du Nord les grandes montagnes de Mongolie s'élèvent, charmantes, nettes et irisées. Et de cette ville de la mort qui sans soute ne se relèvera jamais plus, monte un grand silence traveré par des croassements de corbeaux.
L'après-midi, comme d'habitude, dans mon palais fermé, dans un mirador que le soleil d'automne emplit de rayons, je sens que cela va finir, mon séjour ici, mon petit rêve de magnificence et de solitude. Alors un peu de mélancolie me vient, sur ces terrasses dallées, au milieu de ces vieux arbres et de ces petits kiosques de porcelaine. Et quand l'énorme soleil rouge s'abaisse derrière le Lac des Lotus, je me dis que je le verra là encore une ou deux fois peut-être et que ce sera fini au grand jamais. Si même, plus tard, quelque chose me ramenait à Pékin, ce lieu qui m'était familier serait redevenu impénétrable et sacré. Quelle singulière destinée m'en a fait le maître pour quelques jours !
Quand je vais faire visite à la déesse de jade – le soleil déjà décliné et les toits de la Ville Violette déjà dans l'or du soir -, je trouve les aspects changés autour d'elle. Les soldats du post ont déblayé tout qui enbombrait son sanctuaire. Cassons de porcelaine, de laques, de girandoles, débris de bouquets et d'autels, ils ont tout enlevé et soigneusement balayé la place. Et la déesse, solitaire pus que jamais, sourit dans son temple vide et déjà presque obscur.
Dimanche 28 octobre. – Je devais partir demain ; J'ai décidé de prolonger d'un jour. Je regrette ce lieu. Et puis je voudrais me trouver transporté d'ici dans ma chambre du « Redoutable » ; je recule le moment de reprendre la funèbre route de Takou.
Ce matin, des emballages à n'en pas finir. J'emporterai près de dix caisses de pillage, plus un grand panneau de laque incrusté de jade, pour l'amiral.
L'après-midi, pour revoir la mystérieuse Ville Violette, je monte sur la montagne artificielle de la Ville Impériale, - tellement haute que l'on croirait un coteau véritable, tellement ancienne que les cèdres y meurent de vieillesse. On y trouve une série de kiosques aux toits de faïence et, tout en haut, une pagode où des soldats d'infanterie de marine dorment en compagnie de grandes idoles d'or. De là, comme du sommet de l'Ile des Jades, on domine le bois silencieux qu'est Pékin et au milieu duquel la Ville Violette trace un carré de grandes toitures jaune d'or, entouré comme une ruine abandonnée de larges fossés qui sont devenus des marécages. Et, d'en bas, montent des cris de pies et de corbeaux.
En redescendant, je passe par le Palais des Ancêtres. On y arrive toujours sous la voûte des mêmes pins et des mêmes cèdres, dans le même silence et la même solitude. Le soleil du soir, déjà rose sur les toits et les hautes branches, laisse dans l'ombre les dalles verdies, les monstres et les emblèmes gardiens des seuils. Et je me hâte pour aller encore une fois voir mourir le jour dans mon mirador où je n'aurai pas travaillé aujourd'hui et où le chat ne m'aura pas trouvé à ma place habituelle. Une tournée d'adieu dans tous les recoins de ce lieu étrange, sur les hautes terrasses dallées qui dominent les toits d'or, dans tous les petits kiosques maniérés et charmants où l'Impératrice cachait ses rêveries et ses amours. Puis je vais prendre la main glacée de la déesse de jade qui est déjà dans l'obscurité sépulcrale. Le soleil s'est couché dans de petits nuages d'hivers et de gelée qui donnent froid rien qu'à regarder. Et quand nous repassons le Pont de Marbre pour rentrer dans notre palais, le vent de Mongolie, sec et piquant, nous fait trembler sous nos manteaux.
Lundi 29 octobre. – Le dernier jour. Le soleil se lève splendide sur nos galeries vitrées, sur nos jardins saupoudrés de gelée blanche où continue l'activité des chasseurs d'Afrique et des corvées chinoises charroyant les bibelots précieux. Emballages encore, préparatifs de départ.
A quatre heures, grande émotion chez nos sentinelles : de Tien-Tsin, arrivée imprévue du général et de son état-major que l'on n'attendait que demain. Et il me faut dîner à sa droite, à une grande table officielle, avec tout ce monde. Il me faut aussi lui céder sa chambre que j'occupais et je m'en vais pour cette dernière nuit dormir au milieu des splendeurs de chez Cluzeau.
Mardi 30 octobre. – A sept heures du matin, à l'inaltérable beau soleil et au vent glacé, je suis à cheval, avec le chasseur d'Afrique Reboux et nous prenons la tête du convoi de nos malles et caisses de pillage qui suivent dans deux voitures d'artillerie, escortées de quatre chasseurs d'Afrique, d'Osman, David et Toum. Envorion six kilomètres à faire, avec tout ce petit convoi, pour aller au « port de Pékin » m'embarquer dans une jonque.
Après avoir passé le Pont de Marbre, longé la sinistre Ville Violette et ses marécages de roseaux mourants, nous sortons du grand bois qu'est la Ville Impériale. Ensuite il faut traverser, dans le vent et les nuages de poussière noire, tout un Pékin de ruines, de décombres, de grouillement et de pouillerie, en pleine activité matinale. Et enfin, une fois franchies les terribles portes dans les hauts remparts noirs, il reste à traverser une sorte de steppe grise et sinistre où des caravanes lentes, des centaines de chameaux de Mongolie, énormes, à crinière de lion, font cabrer nos chevaus.
On gêle, à ce port de Pékin. Un petit sous-lieutenant qui y commande le poste nous donne gentiment du thé chaud. Il se trouve qu'il a été à Rochefort à un bal que j'ai donné.
Ma jonque est là qui m'attend. Et sur l'étroit canal, entre les deux rives je joncs où pourrissent des cadavres, nous partons à la cordelle, trainés par un mulet au trot que fouette un Chinois à la course. Il faut changer quatre fois de jonque, à cause des écluses. Vers quatre heures enfin nous arrivons à Tong-Tcheou, la ville de ruines et de cadavres, qu'il faut traverser à pied, une vingtaine de Chinois réquisitionnés portant mes caisses de pillage, pour arriver au borde du Peï-Ho, - où Dieu merci, je retrouve ma jonque amarrée, sous la garde d'un soldat – la même jonque qui m'avait amené de Tien-Tsin, mes mêmes Chinois et tout mon petit matériel de nomade. On n'a pillé que notre provision d'eau ; heureusement il nous reste les précieuses caisses d'eau d'evian, données par le général Frey.
Nous avons juste le temps, avant la tombée de la nuit, d'aller chez le chef d'étape pour les papiers, d'aller au magasin des vivres toucher ses rations de campange, d'aller à une petite cantine tenue dans les ruines par un bandit italien et d'y acheter quelques conserves. Et vite, démarrons la jonque de la rive infect qui sent la peste et la mort et commençons de redescendre au courant vers Tien-Tsin.
Cela nous amuse de reprende notre vie de lacustres et, la lanterne allumée, nous mangeons avec une faim terrible notre premier dïner à la jonque, arrosé par le thé bouillant que Toum nous fabrique. Il fait beaucoup plus froid qu'à l'aller. Gelés, tombant de sommeil, nous récressons nos couvertures, nos manteaux et nous nous couchons tous les trois ensemble, Osman, David et moi, nous réchauffant les uns par les autres sous le toit de nattes qui laisse voir des étoiles.
Mercredi 31 octobre. – Le soleil matinal resplendit sur le pont de la jonque couvert d'une couche de glace. Le vent de Mongolie souffle avec violence, sec et glacé.
Nous redescendons quand même le fleuve très vite, entrainés par le courant. La journée se passe presque entière à marcher sur le petit chemin de halage, à côté de nos Chinois à la cordelle, ne rentrant que pour prendre nos repas, avec des appétits de sauvages. Les rives désolées défilent à nouveau sous nos yeux, avec leur mêmes ruines, leur mêmes cadavres yux mêmes places ; seulement ils n'ont plus de cheveux, on les a tous scalpés pour faire des fausses nattes. Pour nous réchauffer, nous buvons de l'eau-de-vie, du vin chaud, du thé bouillant et nous nous couchons en tas, comme les moutons, l'hiver, dans les bergeries.

Cited by (1)

# Year Bibliographical Data Type / Abbreviation Linked Data
1 2000- Asien-Orient-Institut Universität Zürich Organisation / AOI
  • Cited by: Huppertz, Josefine ; Köster, Hermann. Kleine China-Beiträge. (St. Augustin : Selbstverlag, 1979). [Hermann Köster zum 75. Geburtstag].

    [Enthält : Ostasieneise von Wilhelm Schmidt 1935 von Josefine Huppertz ; Konfuzianismus von Xunzi von Hermann Köster]. (Huppe1, Published)