Loti, Pierre. Journal intime inédit [ID D22432]. (3)
10e partie : Le Palais des Ancêtres
Il a gelé cette nuit ; tout est couvert de petits crisaux blancs quand nous commençons, à travers les galeries et les jardins du palais, les explorations et les fouilles quotidiennes. On enterre quelques cadavres qui empestaient nos alentours.
Près de la galerie somptueuse où nous prenons nos repas de soldats en campagne est établi le dépôt général des vieux bronzes, retrouvés partout – et il y en a de millénaires aux formes rudes et jamais vues.
Les chasseurs d'Afrique, occupés du matin au soir à déblayer l'église, à trier, à ouvrir les grandes caisses mystérieuses, ont découvert, pendant la journée d'hier, d'étonnantes merveilles en cloisonnés et en laques d'or. Dans un bâtiment tout au fond des cours, presque déjà sous les arbres du bois où le palais finit, des cosaques ont dû longer quelques jours, être malades et peut-être mourir ; ça sent le cadavre là-dedans, et leurs vieux vêtements d'uniforme, troués, pleins d'horribles taches, traînent par terre. Il y traîne aussi des vieilles bottes qu'ils avaient commené de cirer ; ils les faisaient reluire en les frottant avec des morceaux qu'ils déchiraient à de magnifiques robes impériales jaunes et or, qui sont là pleines de cirage, à terre, comme des choses viles.
Vers 10 heures du matin, par les sentiers du grand bois impérial qu'habitent en ces jours d'abomination les chiens, les pies et les corbeaux, je m'en vais, de l'autre côté de la « Ville Violette », visiter le Palais des Ancêtres qui est occupé par notre infanterie de marine.
C'est dans une partie plus ombreuse du bois, où les énormes cèdres, les énormes pins aux branches centenaires, abritent et font verdir les monstres gardiens des portes. En avant de la muraille d'entrée, des portiques extravagants et légers, laqués de vert et de rouge, contournés et tourmentés, s'emmêlent aux ramures sombres.
Une fois franchie la première enceint, qui a l'épaisseur d'un rempart, on en trouve naturellement une seconde, puis une troisième. Toujours dans l'ombre verdâtre des vieux arbres, les cours se succèdent, pompeuses et funèbres, ornées d'emblèmes mortuaires en bronze ou en marbre, - et les cèdres sur tout cela étendent leurs branches centenaires.
Au fond d'une dernière cour, sur une estrade de marbre, le Palais des Ancêtres dresse sa façade aux ors ternis et sa haute toiture de faïence jaune.
De chaque côté du palais, aux portes closes, deux kiosques aux formes étranges, dont les laques et les ors ont pris au cours des siècles des teintes de vieux bronzes, enferment comme des étuis deux colossales tortues de marbre portant sur le dos une stèle inscrite. La tortue et la stèle et, autour de la tortue, un banc circulaire en laque rouge pour qui veut s'asseoir et la contempler : c'est tout ce que contient le kiosque mystérieux, où vingt personnes environ pourraient prendre place en cercle. Dans ce lieu, tout est incompréhensible et on reste confondu devant l'énigme des symboles.
On m'ouvre le grand palais, tout laqué d'or, d'or terni qui passe au rougeâtre de cuivre. Une salle unique, au fond de laquelle sont rangées neuf portes à doubles battants fermés sur lesquelles, par ordre du général, les scellés ont été posés. Au milieu de la salle, des tables sur lesquelles il était d'usage d'apporter des mets pour le repas des Mânes ancestraux. (C'est sur cette table que, le jour de l'entrée à Pékin, le général et son état-major trouvèrent toute servie une collation de gâteaux, de fruits et de breuvages). Aux deux extrémités de la salle, des musiques pour les morts : plusieurs sortes de harpes ou de cithares, aux cordes horizontales, instruments gigantesques posant sur des pieds en laque d'or et ornés de monstrueuses figures ; et des carillons, (à l'une des extrémités, un carillon de cloches ; à l'autre, un cariollon de blocs de marbre suspendus par des chaînes d'or) ; aux corniches des énormes chevalets qui supportent ces carillons, des phénix et des monstres éployant leurs ailes d'or, dans l'éternelle pénombre, vers la voûte d'or.
Des armoires d'ébène enferment d'inestimables manuscrits ancien, ayang forme de grands rouleaux enveloppés de soies impériales. Nous en déroulons un qui représente, en une sorte de série sans fin, la réception par l'un des empereurs défunts d'une ambassade de Louis XIV (gens en grands costumes et en grandes perruques, avec des figures du temps). La plupart de ces rouleaux, en séries sans fin de peintures, représentent des scènes de la vie des anciens empereurs, costumes, attitudes et mise en scène, tout cela reproduit avec une minutie extrême et un art souvent merveilleux, bien que très différent du nôtre.
Les neuf portes magnifiques, aux battants scellés, conduisent aux autels mortuaires de neuf empereurs Célestes. On veut bien briser pour moi la cire rouge et les bandelettes de toile et je pénètre dans l'un des neuf sanctuaires sacro-saints – celui du grand empereur Kouang-Si. Il y fait sombre et on dirait qu'on a jeté de la terre et de la cendre sur les choses : toujours cette poussière de Mongolie qui est ici partout, comme un indice de vétusté et de mort. Cinq ou six marches montent à l'autel, charé d'objets rares et inconnus, vases d'or et vases de jade, sceptres et cachets impériaux. Un sergent qui m'accompagne promène la lueur d'une petite bougie sur les merveilles qui sont là. Derrière l'autel, une grande figure que je n'avais pas vue en entrant me regarde avec des yeux obliques, entre deux rideaux de soie jaune impérial dont tous les plis sont noirs de poussière : un pâle portrait de l'empereur défunt, de grandeur naturelle, si pâle, à la lueur de notre barbare petite bougie, que l'on dirait un reflet de fantôme dans une glace ternie. Et quelle profanation inouïe, aux yeux de ce mort, notre simple présence dans ce lieu impénétrable entre tous, au milieu d'une impénétrable ville ! De chaque côté des marches qui conduisent à l'autel, de grands coffres de laque noire, à compartiments, à doubles fonds, fermés par des serrures compliquées, renferment des centaines de petites boîtes contenant des cachets impériaux, en onyx, en jade, en or, reliques sans prix qui dormaient là depuis deux cents ans - l'empereur étant contemporain de Louis XV...
Quand tout cela est refermé, rescellé et le pâle reflet du vieil empereur rendu à son silence et à ses ténèbres habituelles, nous sortons de ce froid sépulcral pour chercher dans la cour un peu de soleil, filtré entre les branches des cèdres.
Je déjeune ce matin à l'autre bout de la « Ville Jaune », invité par un groupe d'officiers qui sont logés au Temple des Vers-à-soie, autre vieux sanctuaire, où des brûle-perfums de bronze s'alignent dans des cours de marbre.
Et vers 3 heures, par les allées de ce bois fantastique où tombe à présent un soleil d'été, je m'en retourne dans mon palais solitaire dont les portes se referment et se verrouillent derrière mois dès que je suis passé.
Dans mon petit mirador, j'aurai pour tout le jour paix et silence inviolable, sur mes hautes terrasses, - jusqu'à l'heure où le soleil, tombant en boule rouge derrière le Lac des Lotus, annoncera le triste soir ; alors j'entendrai derrière moi sur l'esplanade les pas d'Osman et de mon soldat qui viendront me chercher pour rentrer au gïte.
Installé depuis quelques instants au travail, dans mon haut mirador, devant les perspectives du lac et des vieux toits de faïence émergeant des arbres, je sens contre ma jambe un amical frôlement. Ah ! la visite du chat ! Je l'avais prévue et je la recevrai sans doute chaque jour…
Une heure après, un galop de cavalerie, en bas, sur les dalles blanches du Pont de Marbre : c'est le Maréchal de Waldersee ; il demeure dans la « Ville Jaune », lui aussi, dans un palais de l'Impératrice. Il passe très vite, suivi de cavaliers qui portent de petits étendards. Tout cela se perd et le funèbre silence revient.
De temps à autre, j'entre chez ma voisine, la grande déesse de jade qui sourit toujours, blanche et sereine, dans sa robe d'or bordée de pierreries ; il m'arrive même de toucher sa main froide et de la retenir dans les miennes. Ou bien je vais explorer les autres kiosques de l'étrange résidence, ceux où se trouvent des coussins, des fauteuils, des trônes ; on dirait des nids d'amour, clandestins, séparés les uns des autres par des rocailles et de vieux arbres, - et ce devait être cela en effet, l'Impératrice y venait s'isoler, dans les soies impériales, dans le jaune et dans l'or, avec ses favoris.
La haute esplanade dallée, qu'entoure le faite crénelé des remparts, domine de partout des paysages artificiels, mais immenses et séculaire et surtout interdits, jamais vus par des yeux européens. Elle st sans doute artificielle elle-même malgré son énormité, et elle est très ancienne, car il y croît des cèdres de cent ans ; - des cèdres et des pins de ce pays-ci qui ont vraiment des formes tout à fait chinoises, qui ont dans leur vétusté des tournures d'arbres comme on en a vu sur les potiches et les laques. Tout est tellement chinois ici, qu'on est pour ainsi dire dans la Chine quintessenciée et exclusive. Cette trerrasse était un haut jardin, très maniéré, pour les rêveries ultrachinoises d'une intransigeante impératrice. Le point culminant, derrière la demeure de la déesse de jade, est une étonnante rocaille où l'on grimpe vers un kiosque de porcelaine bleue, par une rampe torturée. Sur l'esplanade, à l'ombre des vieux arbres tordus, d'alignent des pots de faïence avec des arbustes nains ; il y a aussi des petits carrés de chrysanthèmes et d'oeillets d'Inde jaune d'or. – Du silence et du silence ; point de chants d'oiseaux, mais on entend parfois, dans le bois que l'on domine, les corbeaux croasser -. Et je découvre à chaque promendade des choses étranges. Voici un kiosque de faïence que je n'avais pas remarqué ; il abrite, sur un socle de marbre, un énorme bloc d'agathe qui représente un flot de la mer, une sorte de vague chassée par le vent, avec des formes de poissons ébauchées dessus et qui ont l'air de bondir...
Le soleil rougit, tombe, tombe, le froid vient, et voici Osman et mon soldat m'apportant pour le retour un manteau de fourrure pris dans les réserves du palais. Et une fois de plus, nous repassons le Pont de Marbre, au crépuscule glacé, pour rentrer chez nous.
Le soir, c'est dans l'appartement de Cluzeau qu'a lieu notre veillée. Comme il doit passer ici l'hiver, il l'a meublé avec une richesse et une profusion magnifiques. Sous les arceaux d'ébène sculptée, c'est un chatoiement de broderies faites par les fées, d'écrans merveilleux, de cloisonnées centenaires. De grands paravents étranges masquent les fonds et, de la voûte, descendent des lanternes et des pendeloques qui avaient dormi pendant des siècles dans des écrins.
Et, vêtus de robes impériales, nous nous étendons sur des coussins dorés pour fumer l'opium qui apporte le rêve chinois et l'oubli, dans ce décor de Mille et une Nuits, au milieu du silence et du noir funèbre des alentours, où des cadavres traînent encore partout parmi les ruines. Très tard, l'opium tient en éveil, dans un état qui est tout à la fois lucide et confus. Et au loin, le grand silence extérieur est parfois traversé d'un cri, ou d'un coup de feu.
11e partie : Le Temple de la Pensée abstraite
Mercredi 24 octobre. - L'après-midi nous allons visiter le Temple des Lamas, à l'angle nord-est de Pékin, contre les murs de la ville tartare.
En sortant de chez les Lamas, nous profitons de ce qui reste de soleil pour aller chez Confucius qui habite le voisinage, la même nécropole pourrait-on dire, dans un délaissement plus funèbre encore.
La grande porte vermoulue, pour nous livrer passage, s'arrache de ses gonds et s'effondre, tandis qu'un hibou qui dormait là s'envole. Et nous voici dans une sorte de bois funéraire, marchant sur l'herbe mourante d'automne, parmi de pauvres vieux arbres à moitié morts.
Un art ce triomphe à trois arches se présente à nous, d'un dessin exquis et singulier et qui surprend par sa fraîcheur, au milieu du délabrement de toutes choses. De près, cependant, on s'aperçoit de son grand âge, à je ne sais quel archaïsme et quelle imperceptible usure ; mais il est composé de matériaux presque éternels : marbre blanc pour la base et faïence ensuite jusqu'au sommet ; faïence jaune et verte représentant, en haut-relief, des fleurs de lotus, des nuages et de chimères. Et chacune des trois arches est surmontée d'un clocheton émaillé de jaune qui a, naturellement, un toit courbe avec des dragons à tous les angles. La poussière n'a pas prise sur ces faïences, surtout en ce climat sans pluie, et ce portail isolé, qui ne se relie à rien, semble un bibelot précieux égaré dans des ruines.
Plus loin, une grande rotonde, couleur de terre et de cendre, qui accuse une antiquité extrême, est entourée d'un large fossé où meurent des roseaux et des lotus et que gardent des balustres de marbre blanc. C'était un lieu pour les sages, où ils allaient méditer et deviser, et ce large fossé avait pour but de l'isoler pour y faire plus de silence. On y accède par la courbe d'un pont de marbre dont les balustres ébauchent vaguement des têtes de monstres. A l'intérieur, c'est la décrépitude et l'abandon suprêmes. Il y reste une sorte de chaire, jadis somptueuse, avec une table ; sur tout cela, on dirait qu'on a semé à pleines pelletées une sorte de terre très fine qui recouvre aussi le sol ; les pas s'y enfoncent et s'y assourdissent, et on s'aperçoit que, sous cette couche poudreuse, des tapis restent encore. Et ce n'est que de la poussière, la continuelle et épaisse poussière de Pékin, accumulée là depuis des temps incalculables. Et la voûte est pleine de nids d'oiseaux.
En cheminant un peu dans l'herbe jaunie, sous les vieux arbres presque desséchés, on arrive au temple lui-même ; précédé d'une grande cour où sont plantées, de hautes stèles de marbre, on dirait tout à fait un cimetière, cette fois. Mais non, les morts ne sont point là ; ces stèles glorifient seulement leur mémoire. Philosophes, profonds penseurs, ténébreux pour nous, qui illustrèrent ce temple de leur présence et de leur rêverie, dans les siècles antérieurs, leurs noms sont là, gravés avec quelqu'une de leurs pensées les plus transcendantes. On arrive au temple proprement dit par des marches de marbre blanc, de chaque côté desquelles sont rangés de blocs de marbre en forme de tambours, objets d'une antiquité à donner le vertige, sur lesquels des pensées, intelligibles seulement pour quelques mandarins très érudits, sont inscrites en caractères chinois primitifs, en lettres contemporaines et soeurs des hiéroglyphes de l'Egypte.
C'est ici le temple du détachement de la pensée abstraite et de la spéculation glacée. On est saisi dès l'abord par sa simplicité absolue à laquelle la Chine ne nous avait pas préparé. Très vaste, très haut de plafond, très grandiose, et d'un rouge uniforme de sang, il est magnifiquement vide et supérieurement calme. Colonnes rouges et murailles rouges, avec de discrets ornements d'or, à l'éclat voilé par le temps et la poussière. Au milieu, un bouquet de lotus géants dans un vase colossal et c'est tout. Après la profusion, la débauche d'idoles, de dragons, de monstres, le pullulement de la forme humaine ou animale dans toutes les pagodes de Chine, cette absence de toute figure cause un soulagement et un repos.
Dans des niches rangées autour des murs, des stèles, rouges comme ce lieu tout entier, sont consacrées à la mémoire de personnages plus éminents que ceux de la cour d'entrée et portent des maximes qu'ils énoncèrent. La stèle de Confucius lui-même, plus grande que les autres et plus longuement inscrite, occupe la place de l'autel, au centre de la vaste salle.
A proprement dit, ce n'était point un temple, puisqu'on n'y faisait ni cérémonies ni prières ; une sorte d'académie plutôt, un lieu de réunion et de froides conférences philosophiques. Malgré tant de poussière et d'apparent abandon, les nouveaux élus de l'Académie de Pékin sont tenus encore d'y venir faire une retraite et tenir une conférence.
Et plus des maximes inscrites sur sa stèle, des pensées de Confucius, en lettres d'or, forment ça et là des tableaux encadrés sur les murs. Et en voici une que je transcris ici textuellement, à l'intention de jeunes érudits de chez nous, préoccupés surtout de classifications, de dissections et d'enquêtes. Ils y trouveront une réponse vénérable et millénaire à l'une de leurs questions les plus modernes.
« La littérature de l'avenir sera de bonté et de pitié. »
Il est près de cinq heures quand nous sortons de ces herbes et de ces ruines, et le triste soleil d'automne décline tout à fait là-bas, derrière l'étendue de l'immense Chine, du côté de l'Europe lointaine. Je me sépare de mes compagnons du jour car ils habitent, eux, le quartier des Légations, dans le sud de la Ville tartare, et moi je dois rentrer dans la Ville Jaune, ou Ville Impériale, ou Ville Interdite, où je demeure depuis une semaine.
J'ignore absolument le chemin, n'étant jamais venu dans ces lieux morts d'où nous venons de sortir, et j'ai pour me guider un « Mafou » en français un cocher ou piqueur. Je sais seulement que je dois avoir environ quatre kilomètres à faire, avant de retrouver mon gîte somptueux et désolé.
Nous sortons bientôt du silence et des ruines pour arriver dans des avenues larges, qui paraissent sans fin et où commencent à grouiller des robes de coton bleu et des têtes à longue tresse. De tristes petites maisons toutes basses, toutes grises, souvent brûlées et croulantes, sont de chaque côté de la vaste chaussée où les pas des chevaux, dans la terre friable et noire, soulèvent autour de nous d'infects nuages. Si basses les maisons et si larges les avenues, qu'on a sur la tête une immense étendue de ciel crépusculaire. Le froid augmente si vite, à la tombée du jour, qu'il semble que de minute en minute sout se glace. Parfois le grouillement est compact, autour des petites boutiques où l'on vend à manger, devant la fétidité des boucheries de viande de chien ou des rôtisseries de sauterelles. Ensuite, la solitude revient, dans des quartiers en ruines.
D'après l'orientation du couchant d'or pâle, je crois voir que la direction suivie est bonne ; si cependant il n'avait pas compris, mon mafou d'emprunt, où j'ai l'intention de me rendre ; comme il ne parle que chinois, je serais fort au dépourvu.
Et la bonhomie en somme de tous ces gens qui, si près encore des bombardements et des pillages, me laissent passer sans un regard de malveillance. Qu'est-ce que je ferais pourtant, avec mon mafou et mon revolver, si ma figure venait à ne pas leur plaire ?...
Ca n'en finit plus, ce retour... A la fin je reconnais, sur le ciel, la silhouette de la montagne artificielle des palais impériaux, avec ses petits pavillons et ses vieux arbres arrangés comme sur les laques. Et voici la muraille rouge sang et l'une des portes d'émail jaune de la Ville Impériale, avec deux factionnaires de l'armée alliée qui me présentent les armes. Là, je me reconnais, je suis chez moi et je congédie mon mafou pour pénétrer seul dans cette ville Jaune de laquelle du rest, à cette heure-ci, on ne le laisserait plus sortir...
La Ville Impériale, ou Ville Jaune, ou Ville Interdite, qui est murée de si terribles murs au centre de l'immense Pékin, est bien plus un parc qu'une ville, un bois d'arbres séculaires, pins et thuyas surtout, qui peut avoir trois kilomètres de côté et où sont épars quelques vieux temples et les quelques palais récents dus à la fantaisie de l'Impératrice actuelle. Cette ville Impériale, ce parc immense, où je pénètre ce soir comme chez moi, était jadis inacessible et inconnu aux Européens ; les ambassadeurs mêmes n'y pénétraient jamais. Il entourait la très mystérieuse Ville Violette, qui, au centre, y occupe un carré dominateur, défendu par des fossés et de doubles remparts. Ce grand bois, qui depuis des siècles voyait passer dans ses allées des cortèges de mandarins en robe de soie, des princesses promenées dans des palanquins, ou des impératrices suivies d'étranges dames, est ce soir un désert d'ombre funèbre. Maintenant que ses hôtes habituels se sont enfuis et que les « barbares d'Occident » le gardent, il est nuit et jour silencieux ; on y rencontre, de loin en loin, quelques piquets de soldats d'une nation ou d'une autre ; on n'y entend guère que le pas des sentinelles gardent les portes des plais ou des temples, ou le cri des corbeaux, le cri des chiens en maraude pour finir de manger les cadavres.
J'ai d'abord à traverser une assez longue étendue de bois où il n'y a rien ; la route est poudreuse. L'ombre des vieux arbres précipite le crépuscule. Sur l'herbe rase, desséchée par l'automne, sautillent des pies attardées, sautillent aussi des corbeaux dont les cris résonnent lugubrement dans le froid silence. Là-bas, des chiens se disputent quelque chose qu'ils tirent de dessous des laques et que l'on préfère ne pas trop définir. Les vieux arbres ont vraiment des formes chinoises et, la lumière baissant, on dirait des paysages peints sur papier de riz, à l'encre de Chine.
Voici la Ville Violette, dont un angle apparaît là-bas au détour deu chemin. Ses longues murailles droites, au-dessus de ses fossés pleins de roseaux, s'en vont à perte de vue dans le crépuscule. Toujours muette et fermée, bien entendu, comme un colossal tombeau.
De l'autre côté, un coin du Lac de Lotus apparaît entre les branches. Et maintenant ja passe devant l'Ile des Jades ; on y va par un petit pont de marbre et je sais d'avance, pour l'avoir vue plusieurs fois par jour, l'horrible grimace chinoise que me réservent les deux monstres de marbre blanc qui en gardent l'entrée.
Je sors enfin de l'ombre et de l'oppression des arbres. Le Lac des Lotus se déploie devant moi, faisant de l'espace libre, en même temps qu'une grand étendue de ciel crépusculaire s'ouvre de nouveau sur ma tête, avec une prmière étoile allumée. C'est le commencement d'une de ces nuits de solitude et de silence que l'on passe ici, dans cette étrange région de Pékin, avec constamment des coups de fusil à la cantonade.
Le Lac des Lotus, qui tout l'été est un merveilleux champ de calices roses, est à présent un triste marécage recouvert de feuilles roussies, au-dessus duquel monte à cette heure une espèce de buée glacée, comme un nuage qui traînerait sur les roseaux morts. Arrivé là, je suis presque chez moi, car voici le grand pont de marbre blanc, en arc de cercle bordé de deux rangées de monstres, qui mêne à mes quartiers.
Il gêlera cette nuit. Et, dans l'air glacé, monte une petit bouffée cadavérique. Ah ! oui, je reconnais le personnage qui me l'envoie, en robe bleue, les bras étendus, couché le nez dans la vase du lac et montrant sa nuque au crâne ouvert. De même que je devine, dans l'obscurité envahissante, son voisin qui, à dix pas plus loin, gît le ventre en l'air.
Ce bau solitaire pont de marbre une fois passé, au-dessus du petit nuage qui voile les herbages du lac, je trouverei sur ma gauche un grand portail de faïence, gardé par deux factionnaires allemands, merveilleux de correction automatique, qui me présenteront les armes s'ils y voient encore. Ce sera l'entrée des jardins au fond desquels habite le feld-maréchal de Waldersee, dans un palais de l'Impératrice. Et deux cents mètres plus loin, après avoir traversé d'autres portails, et des murs, et des ruines, je trouverai une brèche fraîchement ouverte dans une vieille muraille grise et gardée par des soldats de chez nous, des chasseurs d'Afrique ; ce sera mon entrée à moi. Là, je trouverai un second palais de l'Impératrice, très caché, très enfoui, qui se prolonge indéfiniment comme noyé sous les vieux arbres. Et ce sera la féerique splendeur de chaque soir, sous des arceaux d'ébène prodigieusement sculptée, avec, autour de moir, l'éclat des cloisonnés, des laques, des soies aux chimères d'or.
Jeudi 25 octobre. – Le même soleil radieux se lève sur nos galeries vitrées, et nos jardins, et nos bois saupoudrés de gelée blanche qui vont de plus en plus s'effeuillant. Et chaque matin, c'est la même activité de nos chasseurs d'Afrique faisant travailler leurs équipes de Chinois à déblayer l'église. A travers nos cours c'est un continuel va-et-vient de meubles, de bronzes précieux, portés sur des brancards qui sortent de l'église ou du persbytère, pour aller prendre place dans les galeries où les sergents les classent. Et on en a tant vu, de ces choses précieuses, que cela devient satiété et lassitude. Rien n'étonne plus, rien ne nous plaît plus pour nos apparements, rien n'est assez beau pour nos fantaisies d'Héliogabale. Et, en fait de découvertes de trésors, ce matin Osman a fait celle d'une tranchée pleine de cadavres ; les derniers défenseurs de la Ville Jaune qui sont là, en tas, enchevêtrés, dans des poses d'agonie cruelle. Les chiens et les vautours, descendus au fond du trou, leur ont mangé les intestins, les yeux, vidé le thorax ; on voit des épines dorsales toutes rouges qui se contournent parmi des lambeaux de vêtements et dans un fouillis de membres n'ayant presque plus de chair. Presque tous ont gardé leurs souliers, mais ils n'ont plus de chevelures. D'autres Chinois évidemment les ont scalpés pour faire de fausses queues ; presque tous les autres cadavres, rencontrés un peu partout, avaient la natte arrachée avec la peau, laissant voir le blanc du crâne. Et l'horrible amas s'étale au soleil qui en précise les détails et la bouffonnerie macabre.
L'après-midi, comme toujours, dans la solitude de mon mirador. Et voici que ce lieu si lointain et si inaccessible, dont il eût semblé insensé autrefois de dire que je ferais ma demeure, m'est devenu déjà familier ainsi que tout ce qui s'y trouve et ce qui s'y passe : la présence de la grande déesse de jade, la visite quotidienne du chat, le silence, le manège des moineaux qui nichent aux toits d'émail et la promenade des feuilles mortes avec la chute des petites aiguilles balsamiques des cèdres sur les dalles de l'esplanade, sitôt que souffle le vent...
12e partie : Les souliers de l'Impératrice
Une heure merveilleuse est celle où le soleil couchant va mourir sur les toits de cette « Ville Violette » que l'on domine d'ici un peu comme à vol d'oiseau. Toutes ces extravagantes toitures d'émail jaune, hérissées de monstres, qui se suivent, pressées en lignes symétriques, entre les farouches remparts d'enceinte, brillent sous les rayons du soir, semblent tout à coup des palais d'or. Et le silence funèbre de tout cela, avec ce froid soudain qui tombe et ces croassements de corbeaux.
Aussitôt mon retour de la « rotonde », je repars avec Osman et David, dans le crépuscule déjà presque nocturen, nos revolvers chargés, pour aller, à travers la poussière et les ruines, faire visite à Monseigneur Favier qui demeure près de la « Ville Jaune », à un kilomètre à peine de ma résidence impériale. Un chasseur d'Afrique nous guide. La nuit nous prend au milieu des décombres ; dans le nuage de poussière noire que nos pieds soulèvent nous trébuchons sur les pierres, les débris, les cassons. Enfin voici l'église. – celle dont l'Impératrice accorda la construction, en remplacement de l'ancienne où elle avait entassé ses réserves – et voici les murs de la concession catholique où les missionnaires et leurs chrétiens chinois viennent de subir les horreurs d'un long siège.
Monseigneur Favier, chef des missions en Chine, habitant ce pays depuis quarante ans, ayant joui longtemps de la faveur impériale, avait édifié ici une oeuvre immense qui vient de s'écrouler subitement. Il est encore une puissance à Pékin. Il avait du reste été le premier à prévoir et à annoncer le mouvement Boxer et on eût évité bien des désastres en l'écoutant.
La salle où il me reçoit tient du presbytère et de la maison chinoise ; aux murs blancs, des trous d'obus ont été récemment bouchés.
L'évêque est un homme de haute taille, de beau visage régulier, avec des yeux ardents qui disent l'énergie et la finesse. Les évêques croisés, qui jadis accompagnaient les armées en Terre-Sainte, devaient lui ressembler au moral et au physique. Depuis le commencement des hostilités chinoises, il a renoncé au costume mandarin qu'il portait depuis de longues années, - et qui constituait une des plus rares prérogatives accordées par l'empereur céleste, - il a coupé sa longue tresse et repris la soutane noire lisérée de violet des évêques français. Il est d'une exquise bienveillance, avec beaucoup d'esprit et un peu de rudesse. Une heure à causer avec lui, en fumant des cigarettes et en prenant du thé qu'un Chinois nous sert. Il me conte ce siège épique de quatre mois, cette défense admirable par une vingtaine de matelots et quelques prêtres, contre des milliers de Chinois ; la première attaque ds Boxers arrivant au nombre de cinq ou six mille avec des bannières où étaient inscrites des paroles de mort, jusque devant l'église que l'on avait barricadée et fortifiée en hâte depuis la vieille et là, saisis d'on ne sait quel effroi avant de commencer leur oeuvre, s'arrêtant pour pousser tous ensemble une clameur immense. L'héroîsme de ces vingt matelots – qui furent tous blessés ou tués, - l'héroïsme des prêtres et aussi des pauvres chrétiens chinois, réfugiés là quatre mille, protestants ou catholiques et qui, vers les derniers jours, quand la faim commençait à les torturer, se privaient de leur maigre ration de riz pour la laisser aux matelots, disant : « Ceux-là qui se battent pour nous défendre, ils ont besoin de plus de force que nous. » A la fin on mangeait les feuilles et les jeunes pousses des arbres du préau, pétries avec un peu de millet ; quant aux arbres, on les carbonisait pour faire de la poudre avec ce charbon et du salpêtre qu'on allait voler la nuit en sautant par-dessus les murs. On fondait des balles avec le plomb des toitures ; on sautait par-dessus les murailles pour aller ramasser des douilles vides et on s'en servait pour refaire des cartouches. Au pied des murs, qu'on défendait désespérément, s'entassaient les cadavres des Boxers qui avaient tenté l'assaut ; des chiens venaient leur manger les entrailles, - et on tuait ces chiens et on les pêchait d'en haut avec des cordes et des crochets, pour les manger, - les réservant aux malades et aux femmes qui nourrissaient afin que leur lait ne fût point tari. On tentai d'envoyer des messager aux légations pour demander des nouvelles et du secours : une heure après, la tête du messager était plantée sur un bâton devant l'église avec ses entrailles. Un canon, adroitement placé par les Chinois devant la porte principale, menaçait d'ouvrir une brèche et de tout perdre ; un jeune prêtre, à la tête de quelques volontaires, était allé une nuit s'en emparer et le ramener au prsbytère... Et la joie, après, quand on était à bout de forces et de vivres, enbombré de malades et de cadavres, la joie d'entendre le bombardement de Pékin, et surtout la joie d'entendre tout près, sous les murs, un clairon français sonner la marche des zouaves. Et quand enfin on ouvrit les portes à l'infanterie de marine, on se jetait dans les bras les uns des autres et on s'embrassait. Et puis il y eut le Te Deum, dans l'église criblée de balles et d'obus où tout le monde pleurait.
L'évêque doit partir après-demain pour l'Europe, ayant à parler au Pape (Il n'est allé en Europe que deux fois en quarante ans). Il est maintenant très tard et je ne veux pas abuser. Mais Monseigneur Favier vent bien me faire promettre de revenir demain, à la même heure qui est son heur de repos et où ses préparatifs seront finis.
Dehors il fait nuit noire et nous avons renvoyé notre chasseur d'Afrique. L'évêque alors sort avec nous, entre Osman et mois, nous tenant chacun par un bras, il nous mène devant une grande brèche, disant : « Vous n'avez qu'à aller tout droit ». Un instant après nous sommes complètement égarés, dans les ruines, les ténèbres, la poussière, marchant sur des débris, sur des têtes de mort. Et cela dure une heure.
Vendredi 26 octobre. – Conduits par le guide chinois qu'on m'a envoyé de la Légation et escorté par le chasseur d'Afrique Reboux qui m'accompagne d'habitude chaque fois que je dois sortir de l'enceinte Jaune, nous partons à cheval pour aller à l'audience que Li-Hung-Chang me donne pour ce matin. C'est, comme toujours, au radieux et chaud soleil, dans la sécheresse et la poussière.
Nous nous égarons un peu en voulant chercher des raccourcis ans l'étrange bois et quand nous retrouvons notre chemin il faut, pour ne pas être en retard, filer ventre à terre le long des grands murs et des fossés en marécages de la Ville Violette. Après cette solitude si défendue, dans laquelle on s'habitue à vivre, c'est une surprise, chaque fois que l'on rentre dans le Pékin de tout le monde, de retrouver tout à coup ce grouillement chinois et les humbles foules. On a peine à se figurer que ces bois et ces lacs, où l'on a des illusions de vraie campagne, sont englobés de toutes parts dans la plus populeuse des villes.
Décidément les Chinois reviennent en masse à Pékin. Au dire de Monseigneur Favier, il y revient surtout des Boxers, sous tous les costumes et sous toutes les formes. Les longues rues aux maisons de boiseries dorées se repeuplent de robes et de queues ; tout ce qui n'est pas en ruine est réhabité. Et les marchands reviennent aussi, les marchands du matin, avec leur fruits, leurs salades, leurs légumes. Et tous les petits métiers des rues reprennent leur activité et leur drôlerie. Nous allons vite au milieu de tout cela, étant presque en retard. Nous suivons notre guide chinois, ou plutôt le nuage de poussière que laisse derrière lui le trot de son cheval. La cours est longue, Li-Hung-Chang demeure très loin.
Enfin, dans une rue sordide et grise, à l'entrée d'une vieille maison délabrée, le guide s'arrête. Est-ce possible qu'il demeure là, ce Li-Hung-Chang, riche comme Aladin, possesseur de plais et de merveilles, qui fut l'un des favoris les plus durables de l'Impératrice et une des gloires de la Chine ? Un poste de soldats russes garde cette entrée ; on sait en effet que Li-Hung-Chang est un des protégés de la Russie.
La salle où l'on m'introduit, au fond d'une cour, est triste et délabrée. Une table et deux ou trois chaises assez élégantes. Un Chinois en belle robe de soie me fait asseoir et m'offre du thé, - c'est l'interprète de Son Altesse – il parle français d'une façon correcte et distinguée. La salle, dans les fonds, est pleine de malles, de valises, de paquets, de couvertures enroulées ; on dirait un campement prêt à partir.
Sur un signe d'un autre Chinois l'interprête m'emmène dans une seconde cour, et là apparaît, à la porte d'une salle de réception, un grand vieillard qui vient à ma rencontre, s'appuyant de droite et de gauche sur des serviteurs vêtus de robes de soie. Il est colossal, avec des prommettes saillantes sous de petits yeux rusés ; il a l'exagération du type mongol. La robe fourrée est d'une couleur indécise, sombre, laissant voir l'usure et les taches ; son bonnet de mandarin serait quelconque dans un diamant placé au-dessus du front (Li-Hung-Chang, qui a toujours été d'une avarice sordide, pose en ce moment pour la pauvreté !). La salle de réception est vieille et mal tenue, encombrée, comme la pièce d'entrée, de paquets et de couvertures. Nous prenons place dans des fauteuils, l'un devant l'autre, une table entre nous deux sur laquelle des serviteurs posent des cigarettes, du thé et du champagne. Et nous nous dévisageons comme deux êtres qu'un monde sépare. Après m'avoir demandé mon âge et le chiffre de mes revenus (ce qui est une formule de politesse chinoise), Li-Hung-Chang salue de nouveau et la causerie commence. C'est évidemment mon titre de lettré et d'académicien qui me vaut la grâce particulière de son accueil.
Quand nous avons parlé des questions politiques brûlantes du jour, Li-Hung-Chang s'apitoie sur la Chine, s'apitoie sur les ruines de Pékin. « J'ai visité toute l'Europe » dit-il, « j'ai vue les musées de toutes vos capitales. Pékin avait aussi le sien ; la Ville Impériale était un uncomparable musée, commencé depuis des siècles, et il est maintenant détruit... » Il m'interroge ensuite sur ce que nous faisons dans le palais de l'Impératrice, si nous détruisons toujours. Ce que nous faisons, il le sait sans doute aussi bien que moi, ayant des espions partout ; sa figure cependant simule une satisfaction et un soulagement quand je lui assure que nous ne détruisons plus.
L'audience finie, les poignées de mains échangées, Li-Hung-Chang, toujours appuyé sur les deux serviteurs qu'il domine de toute la tête, vient me reconduire jusqu'au milieu de la cour. Sur le seuil il me rappelle pour me prier, si j'écris un livre sur mon voyage à Pékin, de lui en envoyer un exemplaire.
A travers deux kilomètres de ruines et de décombres nous allons au quartier des Légations où j'ai besoin de causer avec M. Pichon, notre ministre. Toujours couché et très déprimé, bien que la fièvre typhoïde soit conjurée.
Au moment de romonter à cheval, deux attachés de la Légation me donnent très gentiment une indication précise, de source chinoise très certaine, qui me permettera d'emporter deux souliers de l'Impératrice. Dans la Ville Jaune où j'habite, dans un îlot parmi les arbres, au sud du Lac des Lotus, est une petit palais, me disent-ils, où l'Impératrice a passé la dernière nuit d'angoisse avant sa fuite. Dans la deuxième chambre à droite, au fond de la deuxième cour, - la chambre où elle a couché – je trouverai par terre, sous un lit, une paire de souliers lui ayant appartenu.
Nous rentrons ventre à terre dans la Ville Jaune. Après avoir déjeuné avec Cluzeau, dans notre galerie de plus en plus splendide, enrichie chaque jour de nouvelles merveilles, je pars à la recherche de cette dépouille impériale, escorté par Osman et David, le revolver à la ceinture. Nous n'étions jamais allés nous promener dans cette partie du bois qui est au sud du lac. Et nous trouvons cependant sans difficulté, parmi les vieux cèdres, ce palais dans un îlot de verdure où mène un pont de marbre. Ce petit palais a été pillé d'abord par les Russes ; dans le partage il a été depuis attribué aux Allemands qui ont quelques sentinelles aux abords. Bâti sur des terrasses de marbre enguirlandées de verdure, c'était un petit chef-d'oeuvre de grâce, un arrangement exquis de boiseries laquées et de toitures de faïence. Mauvais présage, sur l'escalier de marbre qui y monte c'est une dégringolade barbare de cassons de porcelaine, de cassons de laque, de grands brûle-parfums brisés sans soute à coups de crosse, de fleurs artificielles et de lambeaux de soie. La première cour est pleine de débris ; la seconde, de même. Et enfin j'entre dans la seconde chambre au fond à droite ; il y reste des débris de meubles, un lit d'ébène, un trône et, par terre, à la plac indiquée, parmi des soies déchirées, les deux petits souliers, adorables et comiques ! Souliers de princesse tartare qui ne se déformait point les pieds à la chinoise, mais les avait très petits ; souliers de soie rouge finement brodés, avec des talons blancs de trente centimètres de haut, des talons comme des échasses. Et je m'empare de ce souvenir de l'étrange dame...
Il est près de deux heures. Dans les allées qui me ramènent vers la « rotonde » où je finirai ma journée, un soleil brûlant, comme en été. Les soldats de garde au pied du rempart m'ouvrent et renferment derrière moi la porte et je monte dans ma solitude habituelle où m'attend le sourire de la déesse de jade et la visite du chat blanc moucheté de jaune.
A la tombée glacée du soir, quand Osman et David viennent me chercher, nous passons sans nous arrêter devant les murs de notre palais caché derrière les décombres, continuant dans la poussière et les ruines, dépassant la tranchée pleine de cadavres, et nous allons jusqu'au presbytère de Monsieur Favier.
L'évêque me reçoit dans son même parloir blanc, les paquets formés, les valises prêtes. Il part demain matin pour l'Europe, anxieux et triste, après l'effondrement presque complet de ce qui fut l'oeuvre de toute sa vie.
Après souper, chasse de voleurs, en deux bandes armées, dans les cours lointaines de notre palais. Nous n'en attrapons point. Nous en laissons fuir deux qui enjambent lestement un mur, malgré les coups de revolver et nous échappent.
13e partie : Retour vers la Mer Jaune
Samedi 27 octobre. - L'île des Jades, sur le Lac des Lotus, est un rocher qui se dresse au-dessus des bois de la Ville Jaune, supportant un amas de vieux arbres et de vieilles pagodes qui vont s'étageant vers le ciel. Couronnant le tout, une sorte de donjon s'élance, de proportions gigantesques et de contours particulièrement étranges. On le voit de partout ce donjon ; il domine Pékin de sa silhouette ultra-chinoise et contien une effroyable idole aérienne dont le rictus et le geste menaçant planent sur la ville et que les soldats ont appelée : « le grand diable de Chine ».
On arrive à l'Ile des Jades par un arceau de marbre blanc qui enjambe les lotus et dont les deux entrées, il va sans dire, sont gardées par des monstres grimaçants et par de hauts portiques en bois laqué avec toitures de faïence. Ce pont franchi, on arrive aux pieds de rochers à pic et il faut de suite commencer à grimper, par des escaliers et des sentiers pavés. On trouve alors, échelonnées sous les ramures séculaires, des séries de terrasses de marbre, d'escaliers de marbre bordés de brûle-parfums de bronze et de pagodes vieilles et sombres, au fond desquelles brillent dans l'obscurité d'énormes idoles dorées. Cette île des Jades est occupée par nos soldats, détaché là sous le commandement d'un capitaine, et qui couchent dans les pagodes. Pour se faire de la place, pour avoir de quoi s'étendre la nuit sur les autels, roulés dans leur couvertures, ils on mis dehors tous les petits dieux secondaires qui dormaient là depuis des siècles, tout le petit peuple de bronze et d'or qui encombrait les tables sacrées. Et ils gisent par centaines, par milliers, sur les terrasses blanches, en tas, chavirés, les james en l'air, les petits bouddhas encore étincelants sur qui tombent à présent le soleil, la poussière ou la neige. Les grandes idoles seules sont restées au fond des sanctuaries, protégées par leur énormité et leur lourdeur. Et avec quel air de grossière barbarie s'étalent, autour de leurs trônes, les fusils de nos soldats, leurs courvertures, leurs hardes éparses. Et quelle puanteur humaine ils ont déjà apportée sous ces plafonds de laque habitués aux parfums du santal et des baguettes d'encens.
A travers les ramures torturées des vieux cèdres, à mesure que l'on s'élève, l'horizon se déploie, toujours plus immense. On ne voit guère partout que des cimes d'arbres, avec des teintes d'automne. Et ce bois infini, où apparaissent çà et là, comme noyées, d'étonnantes toitures d'émail jaune, c'est Pékin. Pékin que l'on ne se serait jamais représenté sous de tels aspects ; et Pékin vu des hauteurs d'un lieu sacro-saint, d'où jamais un Européen n'avait regardé.
L'espace qui vous porte va toujours diminuant, se rétrécissant, à mesure que l'on sélève vers « le grand diable de Chine », à mesure que l'on s'approche de la pointe de ce rocher qu'est l'Ile des Jades.
A ces étages supérieurs, nous croisons une petite troupe de visiteurs singuliers qui redescendent : des missonnaires lazaristes, vêtus en mandarins et portant la longue queue. En leur compagnie quelques jeunes prêtres catholiques chinois qui, dirait-on, tremblent d'être là et ont, malgré eux et malgré leur christianisme, le sentiment de quelques sacrilège commis par le fait seul de leur présence en ce lieu défendu.
Nous voici tout au pied du donjon étrange qui couronne ces rochers et, à côté de nous, le kiosque de faïence où le grand diable habite. Nous sommes très haut, dans l'air vif et pur, sur une étroite terrasse au-dessus d'une immense région d'arbres un peu voilée par une buée de poussière et de soleil. Et nous entrons chez le grand diable, le seul habitant de cette région aérienne. Oh ! l'horrible personnage ! Comme Shiva, dieu de la mort, il dans sur des cadavres : il est de taille surhumaine, coulé en bronze ; il a cinq ou six visages atroces ; il porte un collier de crânes et gesticule avec une quarantaine de bras qui brandissent des lances ou des têtes de mort. Tel est le Dieu que ces Chinois ont placé au-dessus de leur ville, dominant tout, presque dans l'air...
Les choses qui nous supportent : rochers, terrasses de marbre, cime des vieux arbres, dévalent sous nos pieds avec des fuites de vertige. L'air est d'une pureté absolue, la lumière admirable et le silence infini. Pékin, sous nos pieds, semblable à un bois, nous n'attendions pas cela. Aux premiers plans, la Ville Violette dessine son grand carré de toitures d'émail jaune. Ailleurs, des arbres et encore des arbres ; tout est noyé là-dedans. Quelques longues rues se dessinent, comme des coupées dans une forêt. On voit aussi, au loin, formant un carré gigantesque, les remparts noirs émerger de la verdure ; au delà des remparts le bois recommence, semble infini. Du côté du Nord les grandes montagnes de Mongolie s'élèvent, charmantes, nettes et irisées. Et de cette ville de la mort qui sans soute ne se relèvera jamais plus, monte un grand silence traveré par des croassements de corbeaux.
L'après-midi, comme d'habitude, dans mon palais fermé, dans un mirador que le soleil d'automne emplit de rayons, je sens que cela va finir, mon séjour ici, mon petit rêve de magnificence et de solitude. Alors un peu de mélancolie me vient, sur ces terrasses dallées, au milieu de ces vieux arbres et de ces petits kiosques de porcelaine. Et quand l'énorme soleil rouge s'abaisse derrière le Lac des Lotus, je me dis que je le verra là encore une ou deux fois peut-être et que ce sera fini au grand jamais. Si même, plus tard, quelque chose me ramenait à Pékin, ce lieu qui m'était familier serait redevenu impénétrable et sacré. Quelle singulière destinée m'en a fait le maître pour quelques jours !
Quand je vais faire visite à la déesse de jade – le soleil déjà décliné et les toits de la Ville Violette déjà dans l'or du soir -, je trouve les aspects changés autour d'elle. Les soldats du post ont déblayé tout qui enbombrait son sanctuaire. Cassons de porcelaine, de laques, de girandoles, débris de bouquets et d'autels, ils ont tout enlevé et soigneusement balayé la place. Et la déesse, solitaire pus que jamais, sourit dans son temple vide et déjà presque obscur.
Dimanche 28 octobre. – Je devais partir demain ; J'ai décidé de prolonger d'un jour. Je regrette ce lieu. Et puis je voudrais me trouver transporté d'ici dans ma chambre du « Redoutable » ; je recule le moment de reprendre la funèbre route de Takou.
Ce matin, des emballages à n'en pas finir. J'emporterai près de dix caisses de pillage, plus un grand panneau de laque incrusté de jade, pour l'amiral.
L'après-midi, pour revoir la mystérieuse Ville Violette, je monte sur la montagne artificielle de la Ville Impériale, - tellement haute que l'on croirait un coteau véritable, tellement ancienne que les cèdres y meurent de vieillesse. On y trouve une série de kiosques aux toits de faïence et, tout en haut, une pagode où des soldats d'infanterie de marine dorment en compagnie de grandes idoles d'or. De là, comme du sommet de l'Ile des Jades, on domine le bois silencieux qu'est Pékin et au milieu duquel la Ville Violette trace un carré de grandes toitures jaune d'or, entouré comme une ruine abandonnée de larges fossés qui sont devenus des marécages. Et, d'en bas, montent des cris de pies et de corbeaux.
En redescendant, je passe par le Palais des Ancêtres. On y arrive toujours sous la voûte des mêmes pins et des mêmes cèdres, dans le même silence et la même solitude. Le soleil du soir, déjà rose sur les toits et les hautes branches, laisse dans l'ombre les dalles verdies, les monstres et les emblèmes gardiens des seuils. Et je me hâte pour aller encore une fois voir mourir le jour dans mon mirador où je n'aurai pas travaillé aujourd'hui et où le chat ne m'aura pas trouvé à ma place habituelle. Une tournée d'adieu dans tous les recoins de ce lieu étrange, sur les hautes terrasses dallées qui dominent les toits d'or, dans tous les petits kiosques maniérés et charmants où l'Impératrice cachait ses rêveries et ses amours. Puis je vais prendre la main glacée de la déesse de jade qui est déjà dans l'obscurité sépulcrale. Le soleil s'est couché dans de petits nuages d'hivers et de gelée qui donnent froid rien qu'à regarder. Et quand nous repassons le Pont de Marbre pour rentrer dans notre palais, le vent de Mongolie, sec et piquant, nous fait trembler sous nos manteaux.
Lundi 29 octobre. – Le dernier jour. Le soleil se lève splendide sur nos galeries vitrées, sur nos jardins saupoudrés de gelée blanche où continue l'activité des chasseurs d'Afrique et des corvées chinoises charroyant les bibelots précieux. Emballages encore, préparatifs de départ.
A quatre heures, grande émotion chez nos sentinelles : de Tien-Tsin, arrivée imprévue du général et de son état-major que l'on n'attendait que demain. Et il me faut dîner à sa droite, à une grande table officielle, avec tout ce monde. Il me faut aussi lui céder sa chambre que j'occupais et je m'en vais pour cette dernière nuit dormir au milieu des splendeurs de chez Cluzeau.
Mardi 30 octobre. – A sept heures du matin, à l'inaltérable beau soleil et au vent glacé, je suis à cheval, avec le chasseur d'Afrique Reboux et nous prenons la tête du convoi de nos malles et caisses de pillage qui suivent dans deux voitures d'artillerie, escortées de quatre chasseurs d'Afrique, d'Osman, David et Toum. Envorion six kilomètres à faire, avec tout ce petit convoi, pour aller au « port de Pékin » m'embarquer dans une jonque.
Après avoir passé le Pont de Marbre, longé la sinistre Ville Violette et ses marécages de roseaux mourants, nous sortons du grand bois qu'est la Ville Impériale. Ensuite il faut traverser, dans le vent et les nuages de poussière noire, tout un Pékin de ruines, de décombres, de grouillement et de pouillerie, en pleine activité matinale. Et enfin, une fois franchies les terribles portes dans les hauts remparts noirs, il reste à traverser une sorte de steppe grise et sinistre où des caravanes lentes, des centaines de chameaux de Mongolie, énormes, à crinière de lion, font cabrer nos chevaus.
On gêle, à ce port de Pékin. Un petit sous-lieutenant qui y commande le poste nous donne gentiment du thé chaud. Il se trouve qu'il a été à Rochefort à un bal que j'ai donné.
Ma jonque est là qui m'attend. Et sur l'étroit canal, entre les deux rives je joncs où pourrissent des cadavres, nous partons à la cordelle, trainés par un mulet au trot que fouette un Chinois à la course. Il faut changer quatre fois de jonque, à cause des écluses. Vers quatre heures enfin nous arrivons à Tong-Tcheou, la ville de ruines et de cadavres, qu'il faut traverser à pied, une vingtaine de Chinois réquisitionnés portant mes caisses de pillage, pour arriver au borde du Peï-Ho, - où Dieu merci, je retrouve ma jonque amarrée, sous la garde d'un soldat – la même jonque qui m'avait amené de Tien-Tsin, mes mêmes Chinois et tout mon petit matériel de nomade. On n'a pillé que notre provision d'eau ; heureusement il nous reste les précieuses caisses d'eau d'evian, données par le général Frey.
Nous avons juste le temps, avant la tombée de la nuit, d'aller chez le chef d'étape pour les papiers, d'aller au magasin des vivres toucher ses rations de campange, d'aller à une petite cantine tenue dans les ruines par un bandit italien et d'y acheter quelques conserves. Et vite, démarrons la jonque de la rive infect qui sent la peste et la mort et commençons de redescendre au courant vers Tien-Tsin.
Cela nous amuse de reprende notre vie de lacustres et, la lanterne allumée, nous mangeons avec une faim terrible notre premier dïner à la jonque, arrosé par le thé bouillant que Toum nous fabrique. Il fait beaucoup plus froid qu'à l'aller. Gelés, tombant de sommeil, nous récressons nos couvertures, nos manteaux et nous nous couchons tous les trois ensemble, Osman, David et moi, nous réchauffant les uns par les autres sous le toit de nattes qui laisse voir des étoiles.
Mercredi 31 octobre. – Le soleil matinal resplendit sur le pont de la jonque couvert d'une couche de glace. Le vent de Mongolie souffle avec violence, sec et glacé.
Nous redescendons quand même le fleuve très vite, entrainés par le courant. La journée se passe presque entière à marcher sur le petit chemin de halage, à côté de nos Chinois à la cordelle, ne rentrant que pour prendre nos repas, avec des appétits de sauvages. Les rives désolées défilent à nouveau sous nos yeux, avec leur mêmes ruines, leur mêmes cadavres yux mêmes places ; seulement ils n'ont plus de cheveux, on les a tous scalpés pour faire des fausses nattes. Pour nous réchauffer, nous buvons de l'eau-de-vie, du vin chaud, du thé bouillant et nous nous couchons en tas, comme les moutons, l'hiver, dans les bergeries.
History : China
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Literature : Occident : France
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Periods : China : Qing (1644-1911)