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1900.1

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Loti, Pierre. Journal intime inédit [ID D22432]. (1)
3e partie : En route pour la Chine
Lundi 24 septembre. – Après avoir traversé la Mer Jaune, par un temps morne, nous arrivons de grand matin à Takou où l'immense escadre internationale est déjà assemblée.
Alors commence une vie militaire à outrance, coups de canons, sonneries et musiques de guerre.
Dimanche 30 septembre. Lundi 1er octobre. – Préparatifs de bombardement et de combats pour la prise des forts de Ning-Haï, que l'on dit très armés de canons Armstrong.
2 octobre 1900. Ning-Haï. – Qui m'eût dit, il y a quelques mois, que je viendrais encore faire du pillage en Chine ?
Ce matin, dans les maisons abandonnées en hâte, au milieu du désarroi des fuites précipitées, parmi les meubles brisés, les cartouches jonchant le sol, la poudre répandue en jonchée noire ; fouillé à la recherche des bibelots, des porcelaines. Ca sent le chinois, la poudre et la mort. Cela rappelle les jours de Thuan-An, il y a dix-huit ans, et le pillage de Makung il y a quinze ans. Je ne suis jamais venu en Chine au'au milieu de ce tohubohu des pillages, je ne l'ai jamais vue qu'ainsi. Qui m'eût dit que ces jours, qui semblaient finis à tous jamais, recommenceraient pour moi.
Au dehors du fort et des logements dévolus aux Français, que gardent nos matelos furetant et pillant avec moi, le beau soleil d'un matin d'automne resplendit sur des campagnes qui devaient être heureuses, sur des jardins, des vergers fleuris comme chez nous de zinnias et d'astres. De partout les Chinois ont fuit, tout est vide. Mais, dans les chemins bordés de bouleaux et de saules, c'est une étonnante confusion de soldats de sept nations alliées, furetant, maraudant, détruisant. Les grandes invasions barbares devaient ressembler à cela.
Des bersaglieri d'Italie, la plume de coq sur leur casque colonial rabattent des moutons pour les emmener. Des cosaques pillent une pagode, emportant les grands bouddhas dorés, les vases de bronze. Das Autrichiens, des Anglais, des Allemands, des troupes de l'Inde à haut turban, dévastent les jardins, chassent les boeufs et les poulets. Des soldats et des matelots japonais, merveilleux dans leurs tenues européennes toutes nouves, fraternisent avec les nôtres, puisant à la même aiguade. Et des pavillons de toutes les nations flottent partout, sur des maisons, des forts, des pagodes. Les Russes, les plus nombreux, sauvages et sales, débarqués au nombre de cinq mille encombrent la plage, envahissent comme une marée montante. Et des familles chinoises s'en vont, tête basse, sans une plainte ni seulement un regard des petits enfants emportant sur leur tête leurs couvertures et leurs matelas.
Cette chose navrante : une pauvre vieille Chinoise, vieille, vieille, presque centenaire, ne pouvant plus marcher sur ses petits pieds déformés, chassée de sa maison, se traîne Dieu sait où, emmenée par deux jeunes garçons qui doivent être ses petit-fils, tandis que des brutes d'Anglais et de Russes chavirent son logis, jettent dehors, en riant, les modestes images de son autel d'ancêtres. Les deux enfants qui la soutiennent de leur mieux ont un air de tendre soolicitude et de respect infini. Et la figure de cette vieille femme exprime le désespoir sans bornes.
La Grande Muraille de Chine, au beau soleil de 10 heures du matin, d'un matin d'automne déjà presque frais. Je monte à un mirador de vieille que vient d'occuper un poste de Japonais ; très souriants, les petits Japonais, officier en tête, m'offrent de monter à ce mirador. Ils sont en train d'y planter leur pavillon au bout d'une hampe de bambou.
La prodigieuse Grande Muraille, épaisse ici de 6 à 8 mètres, flanquée de bastions carrés, déploie sa ligne infinie qui, d'un côté, tombe dans la Mer Jaune, de l'autre se perd dans les montagnes. On domine de là, dans la pure lumière, les plaines désertes de la Mandchourie. Sur la mer, l'étonnante escadre d'invasion, les monstrueux cuirassés assemblés comme une troupe de pirates, à la curée de la Chine.
Là-bas, mystérieuse, la grande ville tartare de Shangh-Haï-Kouan, toute grise et comme endormie, a fermé ses portes dans la terreur de'linvasion, des massacres et des pillages. Un temps calme, exquis et léger. L'herbe fine, sur la Grande Muraille, est mêlée d'asters et d'oeillets roses comme ceux de nos sables.
Mercredi 3 octobre 1900. – Appareillé de Shang-Haï-Kouan le soir pour Takou.
Jeudi 4 octobre. – Au lever du jour, repris notre mouillage dans l'escadre internationale en rade de Takou.
Jeudi 11 octobre. – Par un beau temps calme, presque chaud, très lumineux sur la mer, je quitte le 'Redoutable', en rade de Takou, pour me rendre en Mission à Pékin, n'emmenant avec moir que mon fidèle Osman.
D'abord nous prenons passage sur le 'Bengali', l'un des bateaux qui depuis un mois fait le pénible et lassant va-et-vient, toujours chargé de matériel et de troupes, entre l'escadre, les transports ou les affrêtés qui arrivent et la terre chinoise, par-dessus la barre dangereuse du Peiho.
Aujourd'hui il est bondé de zouaves, le 'Bengali', de braves zouaves arrivés hier de Tunisie et qui s'en vont, inconscients et joyeux, sur la funèbre terre chinoise. Ils sont serrés, à tout touche sur le pont les zouaves, avec de bonnes figures gaies et des yeux grands ouverts pour voir enfin la Chine. Suivant le cérémonial d'usage le 'Bengali' passe à la poupe du 'Redoutable', pour le salut à l'amiral. La musique les attend à l'arrière du cuirassé, pour leur jouer au passage Sambre-et-Meuse et quelqu'un de ces airs qui emballent les soldats. Et quand nous passons, tous les zouaves – ceux qui reviendront et ceux qui doivent mourir – tandis que leurs clairons sonnent « aux champs », tous les zouaves agitent leurs bonnets rouges avec des hurrahs pour l'amiral qui, du haut de sa galerie, ll lève sa casquette en leur honneur.
Au bout d'une demi-heure de route environ, la terre chinoise apparaît. Jamais rivage d'une laideur plus féroce n'a surpris et glacé des soldats nouveaux venus. Une côte basse de terre grise toute nue, sans un arbre ni un herbage, et partout des forts, de contours géométriques et de taille colossale, du même gris que la terre, percés d'embrasures de canons. Jamais entrée de fleuve n'a montré un attirail militaire plus étalé ni plus menaçant ; sur les deux rives de l'horrible fleuve aux caux bourbeuses, les forts se dressent donnant l'impression de quelque chose d'imprenable et de terrible – laissant entendre aussi que cette entrée, malgré la désolation des rives, est d'une importance de premier ordre et même à quelque cité immense, peureuse et riche, comme Pékin doit être.

4e partie : En Chine
De près les murs gris de ces forts, éclaboussés, percés, déchiquetés de boulets, laissent voir de terribles brèches ; ils se sont tirés l'un sur l'autre, à bout portant, le jour de la prise de Takou. Par un miraculeux hasard, un obus français, lancé par 'le Lion', était tombé au milieu de l'un d'eux amenant l'explosion de son énorme poudrière et l'affolement des Chinois ; les Japonais alors s'en étaient emparés, pour ouvrir un feu imprévu sur le fort d'en face ; et alors, comme on sait, la déroute chinoise avait commencé. Sans ce hasard, sans cet obus et cette panique, toutes les canonnières européennes entrées dans le Païho étaient invévitablement perdues ; le débarquement des forces alliées devenait impossible ou problématique, et toute la face de la guerre était changée.
Nous avançons maintenant dans le fleuve, sur l'eau bourbeuse et infecte où flottent des cadavres, des carcasses le ventre gonflé, des immondices de toute sorte. Et les deux rives sinistres nous montrent au soleil déclinant du soir, un défilé de ruines, une désolation uniformément grise et noire, terre, centre et charpentes calcinées. Plus rien que des murs crevés, des écroulements, des décombres.
Sur les eaux empestées du fleuve, une animation fiévreuse, un encombrement où nous avons peine à nous frayer passage : des jonques par centaines, jonques réquisitionnées par les Alliés, portant chacune le pavillon et, en grandes lettres, le nom écri sur la coque de la nation qui l'emploie.
Et des remorqueurs, des chalands, des charbonniers, des paquebots. Et sur les horribles berges de vase et de terre grise, parmi les détritus et les bêtes mortes, une acitivité de fourmilière, à débarquer des munitions, des tentes, des fusils, des fourgons, des mulets, des chevaux. Des soldats de toutes les nations, au milieu d'un peuple de coolies menés à coups de fouet ; une confusion encore jamais vue d'uniformes, de tentes, de ruines, de canons, de butin et de matériel de guerre. Et un petit vent glacé, qui se lève avec le soir, vient nous faire frissonner après le soleil encore chaud du jour.
Devant les ruines d'un quartier où flotte le pavillon de France, le 'Bengali' accoste à la lugubre rive et nos zouaves débarquent au crépuscule, un peu décontenancés par cet accueil sombre que leur fait la Chine. Sur une sorte de place qui est là, en attendant qu'on leur ait trouvé quelque gite, ils allument des feux par terre, que le vent tourmente les couvrant d'une fétide poussière, et ils font chauffer dans l'obscurité, sans chansons et en silence, le petit repas du soir.
Cette ville dévastée et noire, pleine de soldats, au milieu des plaines désertes qui nous envoient ce vent, ce froid et cette poussière, sent la peste et la mort. Ca et là des cloaques où croupissent des chiens, des crânes et des chevelures, parmi des débris de meubles et de hardes.
Une rue, une petite rue centrale, rebâtie à la hâte depuis un mois, avec des poutres, des briques, du torchis, de la boue et, le long des boutiques louches où des gens arrivés on ne sait d'où ont improvisé des cabarets de l'absinthe, des poissons salés et de l'eau-de-vie russe. Les soldats s'envirent et jouent du couteau.
Couché à bord du 'Bengali'. Toute la nuit des coups de fusils à la cantonnade, et vers le matin d'horribles cris.
Vendredi 12. – Levé un peu avant le jour pour aller prendre le chemin de fer qui marche encore jusqu'à Tien-Tsin et un peu au delà.
Pas de billets à ce train. Tout ce qui est militaire, ou même européen, y monte de droit. Retrouvé à la gare tous nos zouaves d'hier, sac au dos ; ils d'entassent dans les wagons, avec les Japonais et des Russes. Je prends place dans une voiture aux vitres cassées, avec des officiers de zouaves qui regrettent leur Tunisie d'où ils viennent.
Deux heures et demie de route à travers la sinistre plaine. D'abord ce n'est que de la terre grise comme à Tong-Kou ; ensuite, cela devient des roseaux, des herbages fripés par la gelée. Et il y a partout d'immenses taches rouges, comme des traînées de sang, dues à la floraison d'une espèce de plante de marais. Le vent souffle du nord et il fait très froid. Sur l'horizon de ce désert, on voit s'agiter des nuées d'oiseaux migrateurs. Rien, dans cette plaine, que des tombeaux, des tombeaux innombrables ; tous de même forme, sortes de haute taupinières surmontées d'un bouton de faïence, ils sont groupés par familles et ils sont légion ; c'est tout un pays funéraire qui défile sous nos yeux, taché de plaques rouges et peuplé à l'infini de ces mêmes inquiétants petits cônes en terre durcie. Les stations, les gares, brûlées, détruites, sont occupées militairement par des cosaques ; on y voit des wagons calcinés et tortus par le feu, des locomotives criblées de balles. Et les rares villages rencontrés sur la route ne sont plus que des ruines. Rien que des images de destruction et de mort.
Tien-Tsin. Dans des tourbillons de poussière noire que soulève un vent glacé, nous mettons pied à terre, livrés aussitôt à des « pousse-pousse » qui nous emmènent en courant, dans ce nuage de poussière qui nous aveugle. D'abord la ville européenne, une très grande ville dirait-on, avec des maison somptueuses, mais démolies, éventrées, sans toitures ni fenêtres, criblées d'obus. Le long du fleuve une agitation fiévreuse, des milliers de jonques débarquant de la cavalerie, des troupes, du matériel de guerre. Dans les rues, une foule remuante de soldats de tous les pays l'Europe, d'officiers à cheval, de coolies chinois promenant d'énormes charges. Et des saluts militaires tout le long du chemin.
Où aller faire tête, malgré le désir qu l'on a d'un gîte, par ce vent glacé et cette poussière ? Frappé à la porte de deux ou trois hôtels, qui se reinstallent dans des ruines, dans un invraisemblable désordre de mobilier brisé. Tout est plein ; rien à espérer de ce côté-là. Et il faut, bon gré mal gré, aller mendir la table et le lgois chez des officiers inconnus, qui nous donnent la plus aimable hospitalité dans des maison où les trous d'obus ont été bouchés à la hâte et où le vent n'entre plus.
Samedi 13 octobre. – La journée en préparatifs de ce départ pour Pékin. On peut aller à chevel, en charrette ou en jonque. Je choisis la jonque plus pratique pour le bagage et qui fournit un gîte tout trouvé pour dormir, puisque sur le route il faut s'attendre à ne trouver que des ruines et des cadavres.
Dans les magasins européens de Tien-Tsin, à moitié ruinés et pillés, il s'agit d'acheter tout ce qui sera nécessaire à la vie pendant trois jours : petits matelas, couvertures, plats, couverts, vivres etc... Et puis faire nettoyer, préparer la jonque ; dans le petit sarcophage où nous habiterons, faire mettre un toit de nattes. Et, chez des pères Lazaristes, embaucher un petit Chinois pour faire le thé – le nommé Toum, - 14 ans, une figure éveillée et jolie, une queue qui lui tombe jusqu'aux pieds. Au Consulat, on ne nous juge pas suffisamment armés, bien que nous ayons chacun un revolver, Osman et moi, et on nous adjoint deux soldats du train.
Dîné chez le général Frey, qui est entré le premier avec les troupes françaises dans la Ville impériale, et qui me raconte en détails la prise du « Pont de Marbre ». Il s'inquiète de l'eau que nous boirons en route, le fleuve étant empesté de cadavres, l'eau des puits empoisonnée par les morts qu'on y a jetés, et me fait un inappréciable cadeau : une caisse d'eau d'Evian.
Dimanche 14 octobre. – Le matin, expédié en avance ma jonque avec mes deux soldats, mon petit Chinois et mon bagage. Je la rejoindrai damain matin à Yang-Soun, le point où le chemin de fer s'arrête, coupé par les boxers, économisant ainsi presque un jour de navitgation sur le fleuve.
Dîné chez le Consul Général, avec le confortable et l'élégance que les obus n'ont pu atteindre, n'ayant démoli que les étages supérieurs du consulat. (Dans le jour, visite aux deux déesses).
Toute la nuit, coups de fusil dans le lointain.
Lundi 15 octobre. – Départ de grand matin, en chemin de fer. Au bout d'une heure, à travers les mêmes désolations qu'hier, arrivée à Yang-Soun, par un vent glacé.
Trouvé là ma jonque et mon personnel qui m'attend au bord du fleuve licencié un de mes soldats, qui me déplaît. Gardé seulement le nommé Jules David, du 15e du train, avec son fusil, ses cartouches et son sac. Départ en jonque à neuf heures.
Et, pour trois jours, il va falloir s'arranger une petite existence de lacustre, dans le sarcophage qui est la chambre de cette jonque, sous un toit de nattes qui laisse voir le ciel par mille trous et cette nuit, laissent tomber la gelée blanche. Vivre en promiscuité complète avec ces deux compagnons, Osman et David, servis par l'impayable petit Toum. Et le petit logis, à improviser tout ce qu'il faut, que le voyage au beau soleil, malgré le vent froid, commence bien, avec de bons rires.
(Jules David, 22 ans, né à Saint-Martin-des-Besaces, Calvados, ancient garçon de ferme, aujourd'hui soldat du train. Une fine et régulière figure d'arabe, moustache noire sur des joues d'un rouge de pêche mûre, grands yeux candides et admirables).
Cinq Chinois inconnus pour équipage et nous partons à la cordelle, remontant le courant du Peïho ; l'eau lourde et empoisonnée ou macèrent des cadavres. Paysage monotone et funèbre. Sur les deux rives, des sorghos, espèce de millets géants, beaucoup plus hauts que nos maïs, que la guerre a empêché de faucher et que les gelées ont roussis. Un petit chemin de halage, étroit, sur la terre grisâtre et tout le temps ces sorghos desséchés, en rideau sans fin. Quelquefois un fantôme de village apparaît : ruines et cadavres si l'on s'approche.
A 10 heures et demie, arrêt devant un grand fort chinois sur lequel flotte le pavillon français. C'est un de nos gîtes d'étape ; le Peïho est occupé militairement sur tout son cours, pour permettre la communication avec Pékin ; des postes de sept nations alliées sont échelonnés sur les deux rives.
Ce fort est occupé par des zouaves ; nous y descendons pour toucher nos rations de campagne : deux jours de vivres, pain, viande de conserve, vin, thé et sucre. Nous ne toucherons plus rien à présent jusqu'à Tong-Tchéou (Ville-de-la-Pureté-céleste) où nous arriverson après-demain soir.
Et le halage de la jonque recommence, lent et monotone, entre les tristes berges dévastées. J'ai sur le pont de cette jonque un fauteuil de mandarin, pour trôner au soleil, quand on n'y gèle pas trop. Le plus souvent je préfère sauter sur la berge et, devant nos Chinois qui tirent la cordelle, marcher, marcher avec Osman et David, sur le petit sentier de terre grise, entre le rideau sans fin des sorghos et le fleuve, obligés parfois à un brusque écart, pour un cadavre sournois couché en travers du chemin.
Souvent nous croisons de longs convois de jonques qui redescendent à la file, sous pavillon de l'une des nations alliées, rapportant des soldats, des malades, des blessés et du butin. Enormément de Russes qui évacuent la région et emportent un effrayant pillage.
Au crépuscule, passé devant les ruines d'un village où des Russes viennent camper pour la nuit. Ils déménagent d'une maison des meubles d'ébène sculptée, les brisant et y mettant le feu. En nous éloignant, nous voyons la flamme haute briller dans le gris du soir et gagner des arbres voisins.

5e partie : Vers Pékin
Sinistre tombée de nuit, dans une solitude. Tant d'ombre, de silence et de cadavres autour de nous, tant d'ambiances hostiles ou désolées, et le froid qui augmente, avec l'obscurité... L'impression mélancolique s'évanouit au souper, devant la comique petite table à trois couverts, organisée par Osman et David, dans le petit sarcophage fermé le mieux possible, à la lueur d'un fanal chinois. Nous avons pour nous réchauffer des cigarettes turques et le thé bouillant confectionné par Toum, sur un feu de sorghos.
Puis vient l'heure de dormir. Tout habillés, bien entendu, et les armes chargées à nos côtés ; nous nous étendons tous trois sous les couvertures mises en commun et sous le toit de nattes, par les trous duquel des étoiles paraissent.
Coup de fusil à la cantonade, très loin. Deux alertes avant minuit. Des factionnaires de postes japonais et russes, sur la rive, nous hèlent pour nous empêcher de passer ; il faut se lever, montrer avec un fanal le pavillon français et l'uniforme.
A minuit, nos Chinois amarrent la jonque pour jusqu'au matin, en un lieu qu'ils disent sûr, et nous nous endormons d'un profond sommeil, dans la nuit glacée.
Mardi 16 octobre. – Réveil au petit jour, pour faire lever et repartir les Chinois. Déjeuner au thé bouillant que le petit Toum fabrique. Et puis nous voulons aller à terre, marcher sur la berge bien vite, pour nous réchauffer. David, alors, glisse sur le rebord de la jonque couvert d'une couche de glace et tombe dans le fleuve. Il faut l'essuyer, le réchauffer, l'habiller de la tête aux pieds dans des vêtements à moi, et je n'en ai que d'uniforme. Alors le voilà dans la joie et le fou rire, de se trouver en capitaine de frégate.
Enfin je saute à terre, dans la hâte de marcher et de courir. Horreur ! A un détour du sentier de halage, je manque marcher sur quelque chose qui git, en forme de croix : un cadavre, nu, aux chairs grisâtres, couché sur le ventre, les bras étendus, à demi enfoui dans la vase dont il a pris la couleur ; les chiens ou les corbeaux l'ont scalpé ; le crâne apparaît tout blanc et la chevelure n'y est plus.
Le vent est glacé, mais sec et vivifiant, la lumière magnifique, le soleil donnant l'illusion d'été. Et, dans l'éternel petit sentier qui mène à Pékin, sur la gelée blanche, entre les sorghos et le fleuve, on marche, on marche, sans fatigue et avec une envie de courir en avant des Chinois penchés sur la cordelle qui traîne la maison flottante. Il y a des arbres maintenant sur les rives, des espèces de saules aux feuilles d'un vert intense, inconnus chez nous. Il y a des jardins aussi, jardins à l'abandon, autour de villages en ruines ; nos cinq Chinois y courent en maraude, prendre des légumes pour leur repas. David, dans une maison en ruines, trouve des piquets de fleurs artificielles chinoises, qu'il apporte pour décorer le petit logis. On s'habitue à cette vie de la jonque, à ces petits repas dans le sarcophage, où l'on mange avec un appétit extrême, après tant de plein air et tant de vent.
Vers le soir, les montagnes de Pékin, en petite découpure extra-lointaine, commençent de se dessiner sur l'horizon. Mais le crépuscule de ce second jour a je ne sais quoi de pariculièrement lugubre. Le fleuve sinueux, tout en détours de labyrinthe, s'est resserré encore et semble n'être plus qu'un ruisseau entre les deux silencieuses rives. Le ciel s'éteint dans des nuances froides et mortes de soir d'hiver. Tout ce qui reste de lueurs est sur l'eau qui reflète en miroir glacé les hauts herbages, les sorghos des rives et quelques silhouettes d'arbres déjà toutes noires. Ce isolement immensce, cet enveloppement de la nuit dans un lieu quelconque de ce pays des morts, ces derniers reflets des roseaux les plus proches et ces ténèbres des lointains confus et inconnus, - tout cela serait pour glacer le coeur des plus braves. Et vite il faut redescendre dans le petit logis de nattes, à la lueur du fanal chinois, se réchauffer, s'égayer et oublier, si l'on peut, avec des cigarettes et du thé bouillant que Toum prépare.
Vers 9 heures du soir, comme nous venions de dépasser un groupe de jonques purement chinoises, jonques de maraudeurs, vraisemblablement, des cris de détresse et de mort tout à coup, d'horribles cris... Toum, qui écoute ce que ces gens disent, explique qu'ils veulent assommer et noyer un vieux parce qu'il a volé du riz. Nous ne sommes pas en nombre et d'ailleurs pas assez sûrs de nos gens pour intervenir. Dans leur direction nous tirons des coups de fusil en l'air, et soudainement le silence se fait.
Nuit tranquille, amarrés n'importe où dans les roseaux. Grand froid. Quelques coups de fusil au loin, mais on s'y habitue et on se rendort.
Mercredi 17 octobre. – Réveil pour aller courir sur la berge, dans la gelée blanche, au beau soleil clair.
Vers 10 heures, ayant voulu prendre un raccourci, avec David, pour aller rejoindre plus loin la jonque, obligés de suivre un long détour du fleuve, nous traversons les ruines d'un hameau où gisent d'affreux cadavres tordus. Et bientôt nous voici égarés et anxieux, au milieu des éternels sorghos, ne retrouvant plus le chemin, ni la jonque, ni le fleuve.
Vers 1 heure après-midi, Tong-Tchéou, « Ville-de-la-Pureté-Céleste » apparaît au loin devant nous : grands remparts, miradors, tour étonnament haute et frêle, de silhouette très chinois, à vingt toitures superposées.
Des cadavres de bestiaux, morts de la peste bovine, passent à côté de nous au fil de l'eau, le ventre gonflé, répandant une horrible odeur. Et, d'une jonque échouée, sort un long bras de mort, aux chairs pourries. On a dû violer aussi par là des cimetières, car il y a, sur la vase des berges, des cercueils éventrés vomissant leurs ossements et leurs pourritures.
Ville immense que Tong-Tchéou, occupant deux ou trois kilomètres de rivage. Ville fantôme, bien entendu. En s'approchant, on s'aperçoit vite que tout est en ruines et en décombres. Le long du fleuve, devant les grands murs crénelés c'est, en petit, l'agitation de Takou et de Tien-Tsin, compliquée de quelques centaines de chameaux mongols, accroupis dans la poussière. Rien que des soldats, des envahisseurs, du matériel de guerre. Et tous les pavillons d'Europe flottant sur les campements et les jonques. Des cosaques, très ivres, essaient des chevaux capturés, vont et viennent au triple galop, comme des fous, avec des cris de brutes sauvages. Le vent glacé, qui promène l'infecte poussière, tourmente ces pavillons plantés partout qui donnent un air ironique de fête à cette désolation.
Je cherche où sont les pavillons de France pour arrêter ma jonque devant ce quartier et me rendre au « gîte d'étape », toucher nos rations de campagne, réquisitionner pour demain des charrettes et des chevaux de selle. Des zouaves qui sont là, quand je mets le pied sur le funèbre bord, parmi des détritus et des puanteurs sans nom, m'indiquent qu'il faut entrer par la grande porte des remparts, tourner à gauche, etc... puis finalement viennent me conduire.
Dans cette porte, percée dans l'épaisseur des murs noirs, un parc à boeufs pour la nourriture des soldats ; il y en a trois ou quatre par terre, crevés de la peste boine, et on vient les tirer par la queue pour les jeter dans le fleuve, au rendez-vous général des carcasses. Les massives portes franchies, nous trouvons une rue où s'empressent à divers travaux des soldats de chez nous, dans une épaisse poussière et une odeur de cadavres. Les maisons, aux portes et aux fenêtre brisées, laissent voir leur intérieur lamentable où tout est en lambeaux, saccagé à plaisir. Et tout de suite nous trouvons le logis des officiers, du colonel, sous les toits réparés en hâte, parmi des chinoiseries dépareillées, réunies par les soldats.
Quand tout est convenu ; le départ fixé à demain matin au lever du jour, les charrettes et les chevaux demandés pour nous attendre à 6 heures sur la berge en face de notre jonque ; je pars, profitant de ce qui reste de jour, me promener dans les ruines, escorté d'Osman, David et Toum, toutes les armes chargées. A mesure qu'on s'éloigne du quartier où la présence de nos soldats entretient un peu de vie, l'horreur augmente, avec la solitude et le silence.
D'abord le quartier des marchands de porcelaine, des grands entrepôts où se vendaient les potiches de Canton. Le long d'une rue, qui devait être belle à en juger par des restes de devantures sculptées et dorées, nous entrons dans des magasin béants, marchant sur des monceaux de cassons. Ici, c'est l'oeuvre des Russes. Et il a fallu s'acharner des journées entières, à coups de crosse, pour piler si menu toutes ces choses. Les potiches, assemblées ici par milliers, les plats, les assiettes, les tasses tout cela est concassé, broyé, avec des débris humains et des chevelures. Nous pénétrons jusqu'au fond de ces entrepôts, dans des cours intérieures particulièrement lugubres, entre leurs vieux murs. Dans une de ces cours un chien galeux s'escrime à tirer, tirer quelque chose de dessous un morceau de cassons ; le cadavre d'un enfant dont la tête a été fracassée d'un coup de crosse (les Russes en ont tué ainsi par centaines). Et le chien commence de lui manger les jambes.
Personne, naturellement dans les longues rues de cette ville de morts. Des corbeaux qui croassent dans le silence. D'affreux chiens repus de cadavres, qui s'enfuient devant nous la queue basse. De loin en loin, quelques rôdeurs chinois de mauvais aspect : gens qui cherchent encore à piller dans les ruines, ou pauvres dépossédés, échappés au massacre, qui viennent peureusement voir ce qu'on a fait de leur logis. Le soleil est déjà très bas, le froid augmente, les maisons vides d'emplissent d'ombre.
Toujours très profondes ces maisons, avec des recoins, des petits cours, des petits bassins, des jardinets mélancoliques. Quand on a franchi le seuil, que gardent des petits monstres en granit usés par le frottement des mains, on s'enfonce dans des détours sans fin. Et les détails intimes de la vie chinoise se révèlent, gentils et touchants, dans l'arrangement des pots de fleurs, des plates-bandes, des petites galeries où courent des liserons. Ici, une cage pendue appartenais sans dout à quelque enfant dont on aura tracassé la tête ; l'oiseau y est encore, mort de faim et desséché dans un coin. Et tout est saccagé, les meubles éventrés, le contenu des tiroirs, les papiers épandus par terre, avec des vêtements marqué de larges taches rouges, avec des tout petits souliers de dame, barbouillé de sang. Et ça et là, des bras, des james, des têtes coupées, des chevelures.
En certains de ces jardinets, les plantes continuent gaiement de fleurir, débordant dans les allées, parmi les débris humains. Sur une tonnelle, où se cache un cadavre de femme, des volubilis roses sont délicatement fleuris en guirlande, encore fleuris à cette heure tardive du soir et malgré le grand froid des nuits, ce qui dérout nos idées d'Europe sur les volubilis.
En dehors des grandes voies, les petites rues latérales, contournées aboutissant à des murs, sont les plus lugubres à voir, au crépuscule et au chant des corbeaux, avec ces têtes de morts à longue queue qui roulent ça et là dans la poussière.
Au fond d'une maison, dans un recoin, dans une soupente, quelque chose remue. Deux femmes, tapies là, cachées. Elles s'affolent dans la terreur de nous voir, tremblant, criant, joignant les mains pour demander grâce. L'une jeune, l'autre un peu vieille, se ressemblent toutes deux sans doute la mère et la fille. Elles attendaient de nous les pires choses et la mort.
Autre maison, maison de riches, avec un grand luxe de pots de fleurs en porcelaine dans les jardinets. Au fond d'un apparement déjà sombre – car la nuit vient – mais pas trop saccagé, avec des meubles encore intacts et de beaux fauteuils sculptés, David, tout à coup, se recule avec horreur de quelque chose qui sort d'un seau posé à terre : deux cuisses décharnées. La moitié inférieure d'une femme posée dans ce seau les jambes en l'air, la maîtresse de ce beau logis probablement. Le torse a disparu, mais la tête, la voici, c'est ce paquet noir aux mèches ébouriffées, sous ce fauteuil, à côté d'un chat crevé.
Nous étions allés loin dans cette ville, dont l'horreur et le silence à présent nous glacent, dans la nuit qui vient. Et nous retournons bon pas, sur les cassons et les débris, vers le quartier où les soldats ont ramené de la vie. Nous les trouvons en train de faire leurs cuisines du soir, sur des feux clairs, en brûlant des tables ou des fauteuils. Sur le quai, près du magasin où nous touchons nos vivres de route, il y a une cantine improvisée par un Italien, où l'on vend des choses à griser les soldats. Nous y achetons des vins et des liqueurs, ayant besoin de nous réchauffer et de nous égayer ce soir, dans notre logis de nattes, dans notre jonque amarrée à la berge, parmi les horribles détritus, sous le froid et la nuit qui commence.
David, au dessert, nous conte que son escadron, à Tien-Tsin, est campé près d'un cimetière chinois et que ses camarades – des soldats de chez nous – passent leur temps à fouiller sous les tombes, pour prendre l'argent qu l'on met, en ce pays, à côté des morts, et qu'ils se servent du bois des cercueils pour faire la cuisine : « Moi je ne trouve pas ça bien, dit-il ; ç'a beau être des Chinois, il faut laisser les morts tranquilles. Et puis ça me dégoûte, ils coupent notre viande sur ces planches-là. Je leur dis : au moins, coupez sur le côté qui est au dehors, pas sur le côté du dedans qui a touché le mort. »
Le lendemain matin, quand nous nous éveillons avant jour, nos chevaux et nos charrettes sont là. Sur le sinistre bord, des Mongols, parmi leurs chameaux, sont accroupis autour de feux qui ont brûlé toute la nuit dans la poussière.

6e partie : A Pékin
Jeudi 18 octobre. — Dernière étape, à cheval. Départ avant jour de notre jonque, devant Tong-Tchéou.
Longue route monotone, par un matin sombre et froid, à travers des villages saccagés d'aspect lamentable, à travers des champs de maïs et de sorghos brûlés par les premières gelées. Une petite pluie fine, rendant plus tristes les choses.
Par moments, on dirait nos campagnes en automne si, de temps à autre, de grandes stèles en granit posées sur d'énormes tortues étranges ne venaient rappeler la Chine. Et puis, des tombeaux et des tombeaux, les uns dans des bois funéraires d'arbres sombres. Sur cette route que nous suivons, des convois de troupes, d'ambulances, de toutes les nations. Des pillards dans les ruines des villages.
Dix heures. Un détour pour voir en passant le mausolée d'une impératrice. C'est au bord d'un étang qui est une macération de cadavres, avec des têtes de mort surgissant çà et là des roseaux, un bois d'arbres sombres, un portique et une avenue de stèles de marbre blanc.
La pluie fine tombe. Les lotus, fripés par la gelée, retombent sur l'eau froide.
Encore une demi-heure et, tout à coup, de derrière les arbres, la muraille de Pékin apparaît, chose géante, d'aspect babylonien, muraille noire, de plus de quarante kilomètres. Jamais chose plus lugubre et en même temps plus surhumaine ne m'était apparue, dans le grand silence et la lumière grise d'un matin bnmieux d'automne. C'est haut dans le ciel, haut comme une cathédrale, et cela s'en va à perte de vue, cette muraille noire, flanquée d'énormes bastions carrés. Sur chaque créneau un corbeau croasse à la mort. Pas un passant aux abords de cette ville, personne. Au pied des murs, une zone de terrain grisâtre, ravinée, poussiéreuse, sinistre, avec des lambeaux de vêtements qui traînent, des os et des crânes.
Et nous nous avançons en silence, sous l'oppression de ce Pékin jamais vu, dont le nom seul est pour imposer et qui vient de faire audessus de nos têtes cette apparition déconcertante et soudaine.
Maintenant, de là-bas devant nous, d'une percée dans la muraille colossale et noire, d'une porte, commence de couler vers nous une caravane mongole — dans ce même silence toujours où les corbeaux crocissent à la mort. A la file incessante, les chameaux monstrueux, tout en fourrure, avec d'énormes manchons aux pattes, des crinières comme des lions, défilent lentement et sans fin le long de nos chevaux qui s'effarent ; leurs pieds s'enfoncent dans la poussière noire qui assourdit leurs pas et le silence n'est pas rompu par leur marche. Les quelques Mongols qui les mènent, figures cruelles et lointaines, nous jettent à la dérobée un regard hostile. La caravane est passée, sans un bruit, aperçue à travers un voile de pluie fine et de poussière noire, comme une caravane fantôme. Et nous nous retrouvons seuls, sous la muraille prodigieuse, infinie, du haut de laquelle les corbeaux nous regardent.
Enfin les portes, épaisses comme des tunnels, doubles, triples, se contournant sous les lourdes et puissantes maçonneries, portes surmontées de donjons à meurtrières qui ont cinq étages de toitures courbes, qui sont des choses colossales et noires, posées sur la muraille noire.
Nos chevaux enfoncent profondément dans la poussière que le vent glacé promène en tourbillons aveuglants, malgré la petite pluie, la neige fondue qui fouette le visage.
Et nous entrons dans les ruines, dans le pays des décombres et de la cendre. Quelques mendiants dépenaillés, grelottant sous des loques bleues et d'affreux chiens engraissés de cadavres. Des ruines et des ruines. De longues rues, encore tracées parmi les éboulements de murs et les débris avec, de distance en distance, des restes de barricades qui étaient faites de briques grises amoncelées. Toujours des petites briques grises, des myriades de petites briques grises. C'est avec ces matériaux presque uniques que Pékin était bâtie ; ville de maisons basses, n'ayant jamais qu'un rez-de-chaussée et qui étaient revêtues de boiseries sculptées et dorées ; ville qui laisse un champ infini de lamentables petites ruines, à présent que le feu a passé, et la mitraille, émiettant toutes choses, ajoutant au gris des petites briques éboulées le gris monotone des cendres.
Voici que nous entrons dans la rue des Légations, le quartier des Européens, sur lequel on s'est le plus acharné. Tout est en ruines, il va sans dire ; il ne reste plus que des pans de murs et, de droite et de gauche, par des échappées, on perçoit qu'au loin tout est pareil amas de décombres, de petites briques grises et de poutres calcinées. Mais les pavillons d'Europe flottent ici partout et il y a dans cette rue un continuel va-et- vient d'uniformes, soldats, officiers, cavaliers de toute arme et de toute couleur.
Le pavillon de France et l'entrée de ce qui fut notre légation, avec deux monstres de marbre blanc ainsi qu'il est d'étiquette devant tous les palais de la Chine. Des soldats de chez nous gardent cette porte que je franchis avec recueillement, au souvenir des héroïsmes qui l'ont si
longtemps défendue.
Je mets pied à terre dans une première cour, parmi des débris de toute sorte et des ruines. Les murs de cette cour sont tellement criblés de balles que l'on dirait une gageure, un amusement ; ils ressemblent à des écumoires.
A ma gauche, la maison du chancelier où s'étaient réfugiés les braves défenseurs du lieu parce qu'elle était plus abritée. Elle n'est pas détruite et c'est là que l'on a offert de me recueillir.
A ma droite, la légation proprement dite que des mines chinoises ont anéantie ; il n'en reste plus que quelques pans de murs et un immense turaulus de décombres.
Devant moi, le jardin, où dorment, ensevelis en hâte, sous des grêles de balles, ceux de nos braves matelots qui furent fauchés pendant le siège. Les arbres, qui s'effeuillent au vent glacé, sont déchiquetés par la mitraille. Et, sous le ciel bas et lugubre, des flocons de neige passent
en fouettant... Il faut se découvrir, en traversant ce petit bois étrange, car on ne sait pas sur qui l'on marche ; les places qui seront marquées bientôt, je n'en doute pas, n'ont pu l'être encore ; on n'est pas sûr, en passant, de n'avoir pas sous les pieds quelqu'un de ces morts qui mériteraient tant de couronnes.
La maison du chancelier, presque épargnée, un peu par miracle, c'est là que les défenseurs habitaient pêle-mêle et dormaient par terre, diminués de jour en jour par les balles, vivant sous la menace incessante de la mort. Ils étaient là, une cinquantaine de matelots avec un officier, le lieutenant de vaisseau Darcy, et un aspirant, qui dort à présent dans la terre du jardin, frappé d'une balle en plein front. Quelques volontaires s'étaient joints à eux, qui faisaient le coup de feu dans leurs rangs, sur les petites barricades ou sur les toits. Et deux étrangers, M. et Mme de Rosthorn, de la Légation d'Autriche.
L'horreur de ce siège, c'est qu'il n'y avait à espérer aucune merci si l'on se rendait à bout de forces et à bout de vivres : c'était la mort, et la mort avec d'atroces raffinements chinois pour prolonger des paroxysmes de souffrance.
Aucun espoir de s'évader non plus, par quelque sortie suprême ; on était au milieu des grouillements d'une immense ville, on était enclavé dans un dédale de petites bâtisses sournoises, abritant une fourmilière d'ennemis, le tout emmuré dans le colossal rempart noir de Pékin.
C'était pendant la période torride de l'été chinois. Le plus souvent, il fallait se battre quand on mourait de soif, quand on était aveuglé de poussière, sous un soleil aussi destructeur que les balles, et dans l'incessante et fade infection des cadavres.
Et une femme était là, avec eux, élégante et jeune, cette Mme de Rosthorn, cette Autrichienne à qui il faudrait donner une de nos plus belles croix françaises. Seule, au milieu de ces hommes en détresse, elle soutenait les coeurs par son inaltérable gaieté de bon aloi, elle soignait les blessés, leur préparant des plats de ses propres mains. Et puis s'en allait charrier des briques et du sable pour les barricades.
Autour des assiégés, le cercle se resserrait de jour en jour, à mesure que leurs rangs s'éclaircissaient et que la terre du jardin s'emplissait de morts. Ils perdaient du terrain pied à pied, disputant à l'ennemi qui était légion, le moindre pan de mur, le moindre tas de briques. Et quand on les voit, leurs petites barricades de rien du tout, faites en hâte la nuit, et que cinq ou six de nos matelots réussissaient à défendre (on n'en pouvait plus mettre davantage) il semble vraiment qu'à tout cela un peu de surnaturel se soit mêlé. Quand, avec l'un des défenseurs du lieu, je me promène sous ce ciel sombre, écoutant ses explications de témoin, et qu'il me dit : là, au pied de ce petit mur, nous les avons tenus tant de jours ; là, devant cette petite barricade, nous avons résisté une semaine — cela semble un conte héroïque et merveilleux.
Oh ! leur dernier retranchement. C'est là, tout à côté de la maison, dans ce jardin (qui n'est plus qu'une steppe de terre grise, piétinée dans les perpétuels petits combats à bout portant, retournée pour les trous où l'on j était les morts) , c'est là, à quelques pas du kiosque de la musique, un petit fossé creusé en hâte la nuit avec, sur la berge, un amas de sacs de terre et de sable : tout ce qu'ils avaient pour barrer le passage aux meurtriers et aux tortionnaires qui leur grimaçaient la mort, à six mètres à peine, derrière des pans de murs. Et ces si.x mètres, ce « terrain contesté », était précisément le petit cimetière pour lequel on tremblait, car c'est une
habitude chinoise de déterrer et de violer les morts ; c'était le point où l'on avait, le plus longtemps possible, enterré ceux que l'on perdait chaque jour. Oh ! l'étrange petit cimetière, avec ses bosses de terre grise, ses arbustes fracassés, hachés par les balles. On y enterrait encore sous le feu à bout portant des Chinois, et un vieux prêtre à barbe blanche — devenu depuis un martyr dont la tête fut promenée par les rues — disait tranquillement sur les tombes les prières des morts, malgré tout ce qui sifflait dans l'air autour de lui, et fouettait, et cassait les branches.
S'ils avaient franchi ce petit cimetière, les Chinois, et escaladé le pauvre petit retranchement suprême en sacs de sable cousus dans des rideaux, pour tous ceux qui étaient là, c'était l'horrible mort avec des rires, les ongles arrachés, les pieds tenaillés, et la tête ensuite promenée en musique avec des danses.
Elle restait là quand même, la gentille étrangère, qui aurait si bien pu s'abriter ailleurs, à la Légation d'Angleterre par exemple, où s'étaient réfugiés la plupart des ministres avec leurs familles, au centre même du quartier défendu par quelques poignées de braves. Mais non, elle restait là, en ce point brûlant qu'était la Légation de France — d'ailleurs la clef et la pierre d'angle de tout le quadrilatère européen, et dont la perte eût amené le désastre général.
On les attaquait de tous les côtés et de toutes les manières, avec des cris et des fracas soudains de trompes et de tambours, souvent aux heures les plus imprévues de la nuit. Ils entendaient parfois des milliers d'hommes hurler à la mort — et il faut avoir entendu hurler des gosiers de Chinois pour connaître ces voix qui glacent. Et des gongs rassemblés sous les murs leur faisaient un bruit de tonnerre.
Parfois, d'un trou soudainement percé dans un mur, sortait sans bruit et s'allongeait une perche de vingt ou trente pieds, avec du feu au bout, de l'étoupe et du pétrole enflammés, et cela venait s'appuyer contre les toits, pour allumer sournoisement des incendies. Et c'est ainsi qu'une nuit furent brûlées les écuries de la Légation.
On les attaquait aussi en dessous ; ils entendaient des coups sourds frappés dans la terre et comprenaient qu'on les minait, que les tortionnaires allaient surgir du sol, ou plutôt les faire sauter. Et il fallait, coûte que coûte, creuser aussi, tenter d'établir des contre-mines pour conjurer ce péril souterrain. Un jour cependant, vers midi, en deux terribles détonations qui soulevaient des trombes de plâtras et de poussière, la Légation de France sauta, ensevelissant sous ses décombres le lieutenant de vaisseau qui commandait la défense et un groupe de ses marins. Et cependant ce ne fut pas la fin encore ; ils sortirent de toute cette cendre où ils étaient jusqu'aux épaules — excepté deux, deux braves matelots qui ne reparurent jamais — et la défense continua encore durant plusieurs jours.
Une fois, ils virent, avec leurs longues-vues, afficher un édit de l'Impératrice ordonnant de cesser le feu sur les étrangers (ce qu'ils ne virent pas, c'est que les hommes chargés de l'affichage étaient écharpés par la foule). Une sorte d'accalmie, d'armistice, s'ensuivit quand même, on les attaqua avec moins de violence. Ils voyaient aussi des incendies partout dans la grande ville chinoise. Ils entendaient des fusillades, des canonnades et de longs cris. Des espions venaient parfois leur donner des renseignements, toujours faux d'ailleurs et contradictoires, sur cette armée de secours qu'ils attendaient d'heure en heure avec une croissante angoisse. On leur disait : elle est ici, elle est là ; elle avance, ou bien : elle a été battue et elle recule. Et toujours elle ne paraissait pas. Que faisait donc l'Europe ? Est-ce qu'on les abandonnait ? Et ils continuaient désespérément de se défendre, dans un espace de plus en plus restreint, enserrés par l'horrible mort et la torture chinoise.
Il fallait économiser sur toutes choses — en particulier sur les balles. Et quand on capturait des Boxeurs, des incendiaires, au lieu de les fusiller on leur fracassait le crâne à bout portant avec un revolver.
Un jour enfin, leurs oreilles, toujours tendues au bruit des batailles du dehors, perçurent une canonnade continue, sourde et profonde, en dehors des murs de Pékin, en dehors de ces grands murs noirs dont ils apercevaient au loin les créneaux et qui les enfermaient comme dans un cercle dantesque. On bombardait Pékin ! Ce ne pouvait être que les armées d'Europe, venues à leur secours.
Cependant une dernière épouvante troublait encore leur joie. Est-ce que les Chinois n'allaient pas tenter contre eux un suprême assaut, pour les anéantir avant l'entrée des troupes alliées ? En effet, on les attaqua furieusement ce jour-là ; mais ils résistèrent. Et tout à coup, plus personne autour d'eux sur les barricades chinoises ; leurs ennemis étaient en fuite, et les alliés entraient dans la ville.

7e partie : Dans la Ville Impériale
Dans cette maison du chancelier où je reçois l'hospitalité, on a bouché les brèches des murs.
On me donne une chambre où les plâtriers travaillent encore et où les murs frais répandent une humidité glacée. Rien, là-dedans, Osman et David étendent à terre nos petits matelas et nos couvertures de la jonque, organisent des tables avec des planches. Et, dans ce gîte misérible et mouillé, nous regardons tomber le crépuscule et la neige.
Quant à M. Picbon, le ministre de France, auprès duquel j'ai une mission à remplir, il est à la Légation d'Espagne, moins détruite que celle-ci ; mais il a la fièvre, typhoïde — épidémique à Pékin à cause de l’eau empoisonnée — impossible de le voir, et mon séjour dans ce cite de misère menace de durer.
Pendant le souper, que je prends avec les membres de la Légation, sans feu, grelottant de froid, on m'annonce qu'une surprise m'est réservée au dessert. La surprise c'est Cluzeau, aide-de-camp du général Voyron, commandant le corps expéditionnaire de France, qui vient me faire la communication suivante :
Le général, qui repart demain matin pour Tïen-Tsin, a l'intention et s'installer pour l'hiver dans l'inacessible Ville Impériale, à quelques kilomètres d'ici, dans un des palais de l'Impératrice. Et il m'offre d'aller avec Cluzeau m'installer là, en son absence et lui préparer ses appartements, C'est au milieu d'un désarroi de choses merveilleuses et on pourra faire du pillage
Vendredi 19 octobre. — Nous nous éveillons mouillés et gelés, dans le triste logis de pauvre.
Visite le matin au général qui part à 10 heures pour Tien-Tsin. Il est convenu que j'irai demain m'installer dans le palais impérial, avec mes compagnons de route.
Dans l'après-midi nous allons au Temple du Ciel. C'est à trois kilomètres d'ici, au milieu d'un parc d'arbres séculaires, muré de doubles murs. Les empereurs y venaient une fois l'an, s'enfermer pour les purifications préparatoires et finalement pour un sacrifice solennel. Jusqu'à ces jours de désastre, les Européens, bien entendu, n'y entraient jamais surtout depuis qu'un touriste américain, homme de haute éducation, qui s'y était faufilé, avait fait ses ordures sur l’autel.
Il faut, pour aller là, sortir d'abord de la ville tartare où nous sommes, franchir de terribles murs intérieurs et des séries de gigantesques portes et pénétrer dans la ville chinoise.
La ville chinoise, lorsqu 'elle se découvre au sortir de ces remparts, présente d'abord une sorte d'avenue immense et droite, une chaussée de deux kilomètres de long aboutissant à une autre porte monumentale qui apparaît là-bas, surmontée de son donjon à toiture cornue et percée dans cette muraille babylonienne qui est la fortification extérieure de Pékin. Des deux côtés de l'avenue s’alignent les maisons basses toujours sans étage, les façades, les corniches revêtues de boiseries étrangement sculptées et dorées, d'où s'élancent comme chez nous des gargouilles, des rangées de dragons d'or. A travers un nuage de poussière, et un poudroiement de soleil on voit jusque dans le lointain des dorures briller. Sur la chaussée large où l'on piétine dans l'épaisse poussière, c'est un continuel défilé de cavaliers et de caravanes. Les monstrueux chameaux mongols, semblables à des moutons géants, tout laineux et roux, attachés à la queue leu len, lents et solennels, coulent incessants comme un fleuve, soulevant la poussière en nuages noirs. Ils s'en vont, très loin peut-être, jusqu’au fond des déserts confinant à la Sibérie, emportant, de la même allure infatigable et lente, des milliers de ballots de marchandises, agissant à la manière des canaux et des rivières qui charrient lentement, à travers des espaces immenses, les chalands et les jonques. Ils souèvent tant de poussière lourde qu'on ne voit, au-dessus du nuage incessant qu'ils font, que leurs dos et leurs têtes se préciser ; leurs jambes, comme la base des maisons, comme les robes des passants, tout cela est confus et noyé, déformé et imprécis. Et l'or des façades ne commence à briller très nettement qu'à la hauteur des extravagantes corniches. On dirait une ville de féerie et de rêve, n'ayant pas de base, posant sur un nuage où s'agitent des moutons inoffensifs et géants chargés de clochettes. Et la lumière est si belle, l'air si pur, au-dessus de cette poussière invraisemblable, qu l'on voit sur le ciel se détacher avec une précision absolue les découpures étincelantes qui couronnent les maisons, les centaines de chimères d'or élancés en gargouilles, les centaines de stèles en bois doré, chargées de caractères étranges, stèles noires et or, deux fois plus hautes que les maisons, piquant le ciel de leurs pointes et supportant des emblèmes bizarres, des diableries, des chimères. Et plus haut que les stèles et que les maisons, traversent en plein ciel, au-dessus de l'avenue fantastique, des arcs de triomphe de proportions colossales, en bois découpé, laqué, doré, dont la base sort confusément du grouillement et du nuage mais qui dessinent en haut leurs cornes et leurs monstres avec une impitoyable netteté. Pékin, les jours de sécheresse, de vent et de soleil, retrouve dans l'éternelle poussière de ses steppes et de ses ruines, dans le nuage de cendre qui masque son délabrement et sa vermoulure. – Pékin, ville de découpures et d'excentricité où tout est griffu et cornu, retrouve encore un reflet de sa splendeur.
La grande avenue, de plus en plus en ruines, saccagée, dévastée, aboutit à un pont courbe, de marbre blanc, avec des ablustres à tête de monstres, encore superbe, sur une sorte de canal fétide où macèrent des détritus humains et des immondices. C'est le pont des mendiants, hôtes dangereux qui, avant la prise de Pékin, se tenaient en double rangée macabre le long des balustres et rançonnaient les passants ; ils étaient une corporation redoutable, ayant un roi et quelquefois pillant à main armée, le pont est vide aujourd'hui ; depuis tant de batailles et de massacres leur toupe s'est évanouie comme un essaim de mouches chassé par le vent.
Après le pont commence une steppe, un désert, une étendue grise de deux ou trois kilomètres qui s'en va vide et désolée, jusqu'au grand rempart, là-bas, là-bas, où tout finit. Et la chaussée, à travers cette steppe, continue jusqu'à la porte, toujours là-bas, surmontée de son grand donjon noir. Pourquoi cette solitude, en plein ville ? On n'y voit même pas trace de ruines, à part quelques débris qui traînent, quelques affreux chiens en maraude, on n'y voit personne.
A droite et à gauche, très loin, de grands murs rouge sang, qui forment remparts à l'intérieur du grand rempart de Pékin, semblent enclore de grands bois. A droite, c'est le Temple de l'Agriculture ; à gauche, le Temple du Ciel où nou nous rendons, et nous nous engageons dans la steppe de terre grise.
Il y a de trois kilomètres de côté, l'enclos du Temple du Ciel ; il est une des choses les plus colossales de cette ville où tout est colossal. Quand nous sommes au milieu des terrains gris, nous voyons derrière nous, en longue procession isolée, couler, couler toujours vers la porte, la suite interminable des caravanes qui s'en vont, on ne sait où, lentement, vers l'intérieur de la Chine. La porte de l'enclos jadis impénétrable est grande ouverte. C'est un bois d'arbres séculaires, saules, pins et thuyas, avec de belles allées ombreuses. Mais ce lieu, tant habitué au respect et au silence, est profané aujourd'hui par la cavalerie des 'barbares'. Quelques milliers de Sikhs – troupes anglaises de l'Inde – sont sampés là, leurs chevaux piétinant partout les pelouses pleines de détritus et d'ordures.
Il y a, comme toujours, plusieurs murs s'enfermant les uns dans les autres et, çà et là, dans le bois, des temples secondaires. Nous nous dirigeons vers le temple central qui apparaît au loin, sorte de rotonde au au toit d'émail bleu, surmonté d'une sphère d'or qui brille très haut audessus des cimes des arbres.
Vers le sud du grand parc, une épaisse et infecte fumée noire ; elle s'échappe du brûle-parfum gigantesque affecté autrefois aux sacrifices sacrés. Ce sont les Anglais, gens de haute délicatesse, qui y font insinéter leur bétail mort de la peste bovine afin de fabriquer du noir animal.
La rotonde centrale, le temple même du Ciel, est posée sur une haute esplanade de marbre blanc. On y monte par des degrés très doux et par un 'sentier impérial' réservé au Fils du Ciel. C'est un plan incliné en marbre blanc fait d'un seul bloc, d'un monolithe énorme, où le dragon impérial est sculpté en bas relief, ses enroulements, ses écailles, ses griffes servant aux pas du souverain, pour les empêcher de glisser sur cet étrange sentier réservé à lui seul.
Du haut de la terrasse solitaire tristement et éternellement blanche, de l'inaltérable blancheur du marbre, on voit l'immense Pékin se déployer dans sa poussière que le soleil dore comme il dore les nuages et ça et là, de cet ensemble, qui est comme enveloppé sous les voiles de gaze, émergent plus net les grands toits vernissés des palais et des pagodes. Autour, dans les environs proches, des cimes d'arbres et un grand silence. L'herbe et les broussailles poussent entre les dalles sculptées, attestant l'antiquité de cette terrasse malgré son immaculée blancheur sur laquelle tombe un soleil chaud et clair, soleil de Pékin, apportant des surprises d'été au milieu de l'automne ou de l'hiver. La porte du temple est ouverte, gardée par un Indien à brand turban aussi dépaysé que nous-mêmes au milieu de ces ambiances chinoises. Le temple est neuf, éclatant de laques et d'or, bâti en remplacement de l'ancien qui brûla il y a quelques années. Grandes colonnes de laque rouge, tout uniment fuselées, avec des enroulements de fleurs d'or. L'autel est vide, tout est vide ; les pillards sont passés par là, il ne reste que le marbre des dalles et la laque des murs. Rentré à la fin du jour, à travers les kilomètres de grouillement et de poussière.
Couché ce soir encore dans le délabrement funèbre et l'humidité glacée, à la Légation de France.
Samedi 20 octobre. – Le matin, je vais commencer de remplir ma mission auprès du ministre de France. Il est couché, encore très malade, très déprimé, très éteint. C'est dans le voisinage, à la Légation d'Espagne non détruite qu'il reçoit l'hospitalité.
Temps noir aujourd'hui, vent glacé qui chasse des tourbillons de neige et de poussière, les deux ensemble par surcroît. Triste temps pour mon exode vers la Ville Impériale où je vais habiter.
Vers deux heures arrivent les charettes chinoises que l'on me prête pour me transporter avec mes gens et mes bagages. Petites charrettes massives et sans ressorts, jadis élégantes ; la mienne revêtue, à l'extérieur et au dedans, d'une soie gris ardoise avec applications de velours noir, aspect de corbillard. Il y aura cinq ou six kilomètres à faire, presque au pas, à cause de l'état pitoyable des rues et des ponts. Les charrettes chinoises ne ferment pas, on y est battu par le vent glacé, aveuglé par la poussière, cinglé par la neige, transit de froid jusqu'aux moelles.
D'abord les ruines, pleines de soldats, du quartier des Légations. Puis, des ruines plus solitaires, une dévastation poudreuse et grise vaguement aperçue avec des yeux brûlés par les tourbillons blancs ou noirs. Un peu partout, des pavillons des nations alliées, plantés sur des ruines ; aux principaux passages, aux portes, aux ponts, des entinelles européennes ou japonaises. Des corvées de soldats, des voitures d'ambulance portant pavillon de la Croix-Rouge.
Enfin les grands remparts couleur sang de la Ville impériale ; nous y entrons, avec d'épouvantables cahots, non par une porte mais par une brèche que les soldats indiens de l'Angleterre ont ouverte dans le mur. Quelques grouillements chinois, gens du peuple et gens de mauvaise mine, dans des rues aux maisonnettes de bois doré avec des légions de chimères, tout cela croulant, criblé d'obus, léché par le feu, couvert de neige ou obscurci de poussière. Puis des terrains vagues, cendres grises et détritus où errent, la queue basse, d'affreux chiens engraissés de chair de cadavres.
Une autre porte, dans un autre rempart qui fermait ce désert gris, et nous entrons, paraît-il, dans la Ville impériale proprement dite (Ville Jaune). Et là, j'entre dans le mystère et l'inconnu, dans toute cette partie centrale de l'immense Pékin où jamais un Européen n'avait pénétré.
Mais ma surprise est grande, car ce n'est pas une ville mais un bois, un bois d'arbres séculaires, de mêmes essences qu'au Temple du Ciel : pins, thuyas et saules. Le grésil fouette dans leurs vieilles branches noueuses, tandis que la poussière noire, qui ne veut pas s'abattre, monte encore du sol des allées. Et des corbeaux croassent de tous côtés.
Je perçois, à travers ce qui cingle toujours mes yeux, qu'il y a de grandes montagnes boisées où d'échelonnent des kiosques de faïence ; qu'il y a çà et là sous bois de vieux palais farouches aux toits d'émail, gardés par d'horribles monstres de marbre ou de bronze. Il est immense le bois, mais comme tout cela est funèbre, hostile, inquiétant sous le ciel sombre.
Maintenant quelque chose d'immense ; une prison, une forteresse, quoi ? De doubles remparts rouge sang, avec bastions à meurtrières et fossés pleins d'herbages. Doubles remparts qui s'en vont à perte de vue... Cela c'est la 'ville violette', enfermée au sein de l'impénétrable 'ville jaune' et plus impénétrable encore, la résidence de l'Invisible, du Fils du Ciel... Mon Dieu, comme tout cela est funèbre, hostile, féroce sous le ciel sombre.

Mentioned People (1)

Loti, Pierre  (Rochefort 1850-1923 Hendaye) : Schriftsteller, Dramatiker, Marineoffizier

Subjects

History : China / Literature : Occident : France / Periods : China : Qing (1644-1911)

Documents (1)

# Year Bibliographical Data Type / Abbreviation Linked Data
1 1900 Loti, Pierre. Journal intime inédit. In : Cahiers Pierre Loti ; no 11-14 (1955), 15-18 (1956), 19-21 (1957). Publication / Loti15
  • Cited by: Asien-Orient-Institut Universität Zürich (AOI, Organisation)