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1900.2

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Loti, Pierre. Journal intime inédit [ID D22432]. (2)
8e partie : Le Palais de I’Impératrice
Nous avançons toujours entre les vieux arbres dans une absolue solitude, comme si tout était mort et voici, me dit mon guide, le « Lac des Lotus » et le « Pont de marbre »... Ces deux noms, qu'on avait entendus souvent, et qui semblaient des noms de féerie, des noms désignant des choses qui ne pouvaient être vues, mais des choses dont la renommée pourtant avait transpiré à travers les farouches remparts de la « Ville murée », ces deux noms qui évoquaient pour moi des aspects de lumière et d'ardente couleur me surprennent, prononcés ici, dans ce morne désert, sous ce vent glacé.
Le « Lac des Lotus ». J'imaginais, comme l'avaient chanté les poètes chinois, une étendue toute rose, une étendue de grands calices sur l'eau. Et c'est ça, c'est ce sinistre marécage, couvert de feuilles et de roseaux fripés par les gelées. Et puis il est immense bien plus que je ne pensais, il s'en va, s'en va, vers de tristes rivages de vieux arbres et de vieilles pagodes, sous le ciel gris.
Le « Pont de marbre », en effet, ce long arceau blanc, supporté par des séries de piliers blancs, cette courbe gracieuse, ces balustres à têtes de monstres, cela répond à peu près à l'idée que j'en avais, et c'est très chinois. Mais ce lac, où sont ses calices tout roses ? De près cependant,
oui, ce sont bien des lotus ; je reconnais, roussies et mortes, leurs larges feuilles que j'ai vues si vertes aux palais d'Yeddo. Et ils devaient être fleuris à profusion, car les tiges et les calices desséchés se dressent encore au-dessus de la vase comme un champ de roseaux. On m'explique que les Alliés les ont vidés, ces lacs artificiels, pour déverser leurs eaux dans le canal de communication entre Pékin et le fleuve, afin de rétablir cette voie que les Chinois avaient desséchée de peur qu'elle ne servit aux envahisseurs d'Europe.
Ce Pont de marbre, de 150 mètres de long, enjambe le Lac des Lotus, très rétréci en cet endroit, et c'est sur l'autre rive, tout près, que je trouverai ma résidence impériale. Elle est hantée, l'entrée de ce grand pont, par deux personnages bien horribles, en robe bleue, effondrés sur la berge, deux cadavres en pleine pourriture.
Sur l'autre rive, la rive où je vais habiter, voici des murailles épaisses comme des remparts, des portiques brisés, puis des ruines et des débris, car on s'est beaucoup battu par là. Devant un vieux mur gris, des chiens crevés, un amas de loques et de détritus répandant une odeur cadavérique — toujours, partout, le désarroi et la mort — ; dans ce mur une brèche toute fraîche, gardée par deux chasseurs d'Afrique ; c'est là chez moi. Et sans doute je vais habiter encore dans les décombres et la misère.
Je descends au milieu d'une cour pleine de débris. Je suis noir de poussière, saupoudré de neige et mes dents claquent de froid. Au fond de cette cour cependant, une longue galerie vitrée, élégante, légère, intacte, dirait-on, au milieu de la destruction des abords. Et à travers les glaces on voit briller des ors, des porcelaines, des soies impériales traversées de chimères et de nuages. C'est bien un coin de palais, très caché là, et que rien ne décelait aux alentours...
Etrange, notre premier dîner au milieu de ces merveilles. A une petite table d'ébène, Cluzeau et moi, enveloppés dans nos capotes au collet remonté, grelottants de froid, servis par Osman qui tremble de tous ses membres. Une pauvre petite bougie chinoise de cire rose, plantée dans
une bouteille — bougie ramassée par là dans les débris d'un autel d'ancêtres — nous éclaire à grand'peine, tourmentée par le vent. Nos assiettes, nos plats sont des porcelaines inestimables jaune impérial, marquées au chiffre de l'Empereur Kouang-Si qui fut contemporain de Louis XV. Notre vin de ration, notre eau trouble — bouillie et rebouillie par peur des cadavres qu'on a jetés dans tous les puits pour les empoisonner — sont dans d'affreuses bouteilles qui ont pour bouchon des navets taillés au couteau. La scène se passe dans une galerie d'une longueur à n'en plus finir, dont les lointains sont dans le noir mystérieux et où s'esquissent vaguement des splendeurs de mille et une nuits. Nos pieds glacés posent sur des tapis impériaux jaunes, à haute laine, où s'enroulent les dragons à cinq griffes. A côté de nous brillent doucement, à la lueur de notre pauvre petite bougie finissante, des vases de dix mille francs, des écrans fantastiques, des trônes, des monstres, des choses dont la magnificence étrange n'a plus de prix. Et nous sommes pleins de poussière, traînés, crottés, l'air de grossiers barbares, intrus chez des fées.
La longue galerie, dont on ne voit pas les extrémités, a des glaces de chaque côté jusqu'à hauteur d'homme et ces choses frêles sont seules à nous séparer du grand noir sinistre, plein de ruines et de cadavres, qui nous environne. Au-dessus des glaces c'est, suivant l'usage chinois, une série de châssis garnis de papier de riz qui sont déchirés de toutes parts et à travers lesquels nous arrivent, comme en plein vent, tous les souffles glacés de la nuit.
Notre maigre ration de soldat avalée, notre thé bu dans des porcelaines de musée, nous n'avons pas le courage de rester pour l'heure de la cigarette, tant ce froid nous glace jusqu'aux os. Nous préférons nous séparer pour aller dormir. Cluzeau, qui a pris possession de ce lieu deux jours avant moi, me mène dans la chambre qu'il me destine. C'est au rez-de-chaussée, bien entendu, puisque les constructions chinoises n'ont jamais d'étage. J'ai, pour me séparer de la nuit extérieure, des glaces, comme dans la galerie du dîner, de très légers stores de soie blanche et des châssis de papier de riz crevés par le vent. Quant à la porte, toute vitrée, je
l'attacherai avec une ficelle car elle n'a plus de loquet.
J'ai par terre d'admirables tapis jaunes. J'ai un grand lit impérial d'ébène sculptée avec des matelas de soie et d'or. Demain j'irai dans les réserves de l'Impératrice choisir les bibelots qui plairont à ma fantaisie pour décorer mon appartement. Cluzeau éprouve le besoin de m'assurer
que les portes des murs extérieurs et la brèche par où je suis entré sont bien gardées par des factionnaires. Il s'en va dormir dans son logis, sous la garde de ses ordonnances, à l'autre bout du palais. Je fais coucher près de moi Osman et David. Nous nous endormons en tremblant de
froid dans les belles soies de l'Impératrice, entendant le vent d'hiver qui tourmente et déchire nos carreaux en papier de riz.
Et dans un demi-sommeil, au milieu de la nuit, nous entendons, de temps à autre, des fusillades espacées, sinistres dans le lointain.
Dimanche 21 octobre. — Changement à vue. Au réveil le soleil rayonne, chauffe comme un soleil d'été. Et toute cette magnificence, un peu bouleversée, s'éclaire d'une lumière d'Orient.
Et c'est amusant d'aller à la découverte dans le dédale de ce palais caché, très bas dans un lieu bas, dissimulé derrière des murs et des arbres. Il est un assemblage de très longues galeries droites, vitrées des deux côtés comme des serres, avec des boiseries d'une légèreté extrême.
Elles forment, ces galeries, comme des damiers de cours intérieures plantées d'arbustes et de bosquets ; on voit à travers et on voit en passant les merveilles d'art qu'elles contiennent ; elles ne sont défendues par rien, et on sent que toutes ces frêles choses sont construites dans un lieu tellement impénétrable, gardé par tant de remparts, que l'on considérait qu'il était inviolable et qu'on n'avait rien à y craindre. Il y a des alignements de grands vases de faïence contenant des arbustes, grenadiers et lauriers, que l'on devait rentrer l'hiver. Il y a des plates-bandes de zinnias à moitié morts de sécheresse depuis que l'étrange dame est en fuite et que l'on n'arrose plus. A mesure que l'on s'éloigne vers le bois — et sous le bois, pourrait-on dire — les logements, les galeries deviennent plus modestes : habitations de mandarins, d'intendants, de jardiniers, de domestiques. Il y a des jardins entourés de murs où l'on accède par des portes de marbre bizarrement sculptées et qui sont remplis de petits bassins, de prétentieuses et étranges rocailles. Il y a des jardins potagers aussi, car c'est un village, une ville, tout un monde. On y cultivait des kakis, des raisins, des aubergines et quantité de citrouilles bizarrement déprimées pour faire des gourdes. Il y avait des petits pavillons pour la culture des vers à soie (qui est en Chine un passe-temps princier) et des petits kiosques pour les graines potagères, chaque espèce de graine contenue dans des jarres de vieille porcelaine avec dragons impériaux qui
seraient des pièces de musée.
Le plus imprévu, dans cet ensemble, c'est une église gothique avec ses deux clochers, un presbytère et une école, choses bâties jadis par les missionnaires, dans des proportions grandioses. L'Impératrice qui, en quittant la régence, désirait bâtir là ce palais et étendre les dépendances de la Ville Impériale, avait échangé tout cela aux évêques contre des terrains plus vastes situés plus loin, contre une église plus grande et plus belle (contre ce nouveau Peh-Tang où les missionnaires et quelques milliers de chrétiens ont subi cet été les horreurs d'un siège de quatre mois). Et elle avait, cette Impératrice, en femme d'ordre, utilisé cette église et ses dépendances pour y déposer, dans quelques milliers de caisses, ses trésors de toute sorte. Et on n'imagine pas ce qu'il peut y avoir de choses étranges dans les réserves d'une Impératrice de Chine.
Avant nous, les Japonais, très pillards et destructeurs, ont campé dans ce labyrinthe de palais ; ensuite, sont venus les Cosaques, puis les Allemands qui nous ont précédés. Et on a déjà emporté d'ici des tombereaux de pillage, mais il reste encore de quoi emplir des musées. En quel indescriptible désarroi tout cela, en quel méli-mélo extravagant ! On voit qu'on avait commencé des triages, les Allemands, sans doute, gens d'ordre. Dans les longues galeries vitrées, sur une longueur de 15 ou 20 mètres, sont empilés des coussins et des matelas, de soie et d'or, brodés, rebrodés de chimères et de fleurs. Ensuite la section des bronzes ou la section des écrans... Et c'est à l'infini, car il y avait ici des richesses accumulées pendant des siècles dans la Ville Violette et transportées par l'Impératrice dans les dépendances de ce nouveau palais.
Nous nous occupons surtout de l'aile principale, où le général fera ses salons et où, par fantaisie, nous prenons nos petits repas de soldats en campagne au milieu d'un luxe d'Héliogabale.
Notre déjeuner, ce matin, s'éclaire d'un soleil splendide et ces vitrages nous donnent une tiédeur de serre. Toute l'élégance de ces longues galeries est dans les arceaux d'ébène épais qui s'y succèdent de proche en proche ; ébène tellement sculptée, fouillée, ajourée, qu'on dirait des charmilles de feuillages noirs se succédant en perspective jusque dans les fonds. Ce matin notre décoration, qui changera peut-être ce soir, consiste surtout en des paravents de laque noire sur lesquels sont jetés des vols tourmentés de cigognes de grandeur naturelle dont chaque plume est faite en relief d'une nacre blanche différente ; un trône et des fauteuils
pareils. Et quelques brûle-parfums en vieux cloisonné aux teintes inimitables, d'un mètre de haut, posant sur des têtes d'éléphants d'or. Dans les lointains de la galerie, les merveilles se succèdent : fauteuils de laque rouge ciselée, écrans féeriques, potiches géantes, plus vieilles que nos cathédrales. Tout cela, sous les arceaux d'ébène, s'en va en perspectives qui n'en finissent plus. Et la lumière qui tombe sur ces merveilles est admirable.
Dehors, pour préserver les vitrages du soleil trop ardent des étés, courent des vérandas faites de colonnades légères, d'un vert bronze avec gerbes de lotus roses.
Une découverte de ce matin — et nous en ferons tant d'autres ! — c'est, dans une grande salle qui était restée fermée, les décors et les accessoires du théâtre impérial. Oh ! l'étrangeté de tout cela ! Evidemment on devait jouer des féeries mythologiques se passant dans les nuages, chez les Dieux ou aux enfers. Ce qu'il y a là dedans de monstres, de bêtes, de diables, en carton, en papier, montés sur des carcasses de bambou ou de baleine, tout cela fabriqué avec un suprême génie de l'horrible, avec une imagination qui dépasse les extrêmes limites du cauchemar ! Cela périra par le feu, tout cela qui servit à amuser ou à troubler la rêverie du jeune empereur débauché, sonm oient et malade. Ce local servira pour l'hôpital de nos soldats, il faut le déblayer. Et avec quelle joie nos chasseurs d'Afrique charrient dehors, au grand soleil de onze heures, toutes ces choses, les énormes bêtes d'apocalypse, les éléphants grands comme nature qui ont des écailles et des cornes et qui ne pèsent rien, et qu'un seul homme fait sauter et courir. Et ils les brisent, ils sautent dedans, les réduisent à rien, et les brûlent.
Aussitôt le déjeuner, je vais prendre possession de ce qui sera mon cabinet de travail pendant ces quelques jours, dans le recueillement et la solitude.
C'est de l'autre côté du Pont de marbre, en allant vers la Ville Violette, dans un troisième palais de l'Impératrice appelé « La Rotonde ».
Juste au bout du Pont de marbre, en face des deux cadavres qui sont toujours là, au beau soleil de ce matin, dans les lotus gelés, on trouve un portique monumental de bois laqué avec les deux inévitables monstres de marbre blanc. Derrière ce portail se dresse un grand mur épais comme un rempart avec une porte de forteresse que garde, en ces temps insolites, un poste d'infanterie de marine qui a la consigne de ne laisser passer que moi-même ou mes serviteurs.
La porte franchie et refermée, on monte par un plan incliné en pierre, sur une vaste esplanade — artificielle sans doute, malgré ses grandes proportions — esplanade de douze mètres de haut, qui supporte un temple, des jardins d'arbres centenaires, des rocailles, des kiosques, des
petits palais, des petits miradors. De tous ces points, on a vue changeante et toujours admirable sur les parcs et les palais, sur toute la Ville Violette d'un côté, sur le Lac des lotus, de l'autre.
Aujourd'hui, c'est là-haut le silence, le calme de l'isolement et de la mort. Dans le temple qui est là, très criblé par des éclats d'obus, une grande déesse de jade, en robe d'or, qui était un peu le palladium de l'empire chinois, trône, souriante et intacte au milieu de mille débris. De tous les coins de ce lieu surélevé, celui qui fixe mon choix, que je fais meubler pour mon usage, est un petit kiosque à toit de porcelaine, un petit kiosque vitré, grand comme une cabine de bord, où le soleil donnera jusqu'au soir et qui, posé tout au bord de l'esplanade, sur la crête du rempart d'enceinte, domine le Lac des Lotus et le Pont de marbre.
Derrière le temple, dans une grande salle épargnée par les obus, des meubles restent intacts : un trône d'ébène pour l'Impératrice et des écrans impériaux. C'est de là que je fais enlever les meubles qu'il me faut : une petite table d'ébène et deux fauteuils, d'ébène aussi, avec des
coussins d'admirable soie impériale jaune d'or.
Mon installation terminée, je vais rejoindre, à travers le triste bois, au palais des Ancêtres, les membres de la Légation de France qui ont déjeuné là, à une table improvisée, car nous devons aller ensemble visiter la Ville Violette et le palais de l'empereur.
Le soleil, qui rayonnait ce matin, s'est voilé de nouveau sous des nuages qui semblent lourds de neige et le vent qui souffle est, comme hier, un vent glacé, venu de Mongolie.
La Ville Violette, sinistre et fermée, avec ses remparts rouge sang et ses fossés de trente mètres de large, où poussent en fouillis des joncs et des roseaux, nous fait sombre mine. Le poste de Japonais qui garde la porte veut bien nous ouvrir, mais ils frappent en vain à ces battants énormes, dont les vieilles ferrures dorées figurent des monstres grinçant des dents ; les eunuques ont barricadé à l'intérieur avec des poutres énormes. Par les fentes du bois disjoint, on les aperçoit, inquiets, répondant avec des voix flûtées « qu'ils n'ont pas d'ordres ». Il fait un froid de loup à cette porte ; les petits soldats japonais nous allument im grand feu avec des bois laqués qui traînent par terre. Nous menaçons d'incendier la porte, de tirer des coups de revolver par les fentes, etc.. Alors les eunuques se sauvent et nous restons devant l'écrasante muraille, devant la porte barricadée et muette, nous amusant à ramasser des flèches que l'empereur ou les mandarins avaient tirées du haut des murs. Nous avons envoyé le sergent japonais faire le tour, par une autre entrée (deux kilomètres à peu près) et nous attendons là une heure, tandis que la journée s'avance, nous chauffant les doigts aux flammes de ce petit bûcher que le vent tourmente. Enfin des cris à l'intérieur ; notre Japonais est dans la place ; avec un bruit sourd tombent les poutres qui barricadaient la porte et les eunuques s'avancent, cauteleux, apeurés, souriants, se confondant en saluts et en excuses. Coups de canne aux premiers à portée de la main. Et nous voici tous enfin dans une sorte de sinistre
chemin de ronde, au pied de la seconde muraille, muraille intérieure, plus haute et plus terrible que la première, recouverte de tuiles jaunes représentant des monstres. Cette espèce de couloir étroit, vide, désolé, qui s'en va à l'infini, entre les deux murailles d'un rouge sanglant, est semé de quelques débris humains, de quelques loques ayant été des vêtements de soldats ; il est plein de corbeaux qui croassent et il s'y promène quelques chiens mangeurs de cadavres. Sans difficulté, les eunuques, maintenant déjoués, nous ouvrent la seconde enceinte, et nous voici dans l'impénétrable dédale. Tout est muré et remuré, portes barricadées et gardées par d'horribles monstres ; murs rouge sang, ornés de faïences jaunes, toits de faïence jaune, hérissés de diableries, de cornes et de griffes. A chaque instant, des portes nouvelles se referment et se cadenassent derrière nous avec un bruit de sépulcre qui se recouvre.

9e partie : Dans la Ville Violette
Là-dedans, où presque personne n'était entré (et où aucun de nous s'était jamais venu il va sans dire) nous nous dirigeons au hasard, toujours du côté où les eunuques ne veulent pas nous mener. Jamais séries de prisons, de préaux de Mazas n'ont été sinistres comme tout cela. Et un délabrement, une usure ! Et tant d'horribles emblèmes, de grimaces, de formes inquiétantes, de griffes, de dents dégalnées et de regards louches ! Nous savons qu'il y a encore des femmes cachées là-dedans, des princesses, des trésors..., mais où les trouver ? Derrière combien de portes et des monstres les a-t-on cachées ? ou dans quels souterrains ?
Nous trouvons enfin les appartements particuliers de l'empereur, sa chambre à coucher, sa bibliothèque toute d'ébène noire où les précieux livres sont reliés de soie jaune.
Puis, les appartements particuliers de l'Impératrice. Une série de salles séparées les unes des autres par des petites cours, des jardinets emplis d'ornements de bronze, monstres, brûle-parfums et chimères. On y arrive toujours par un perron de marbre blanc, gardé par deux lions, de marbre, de bronze ou d'or étincelant, de grandeurs naturelle. Et toutes ces salles, vitrée comme des serres, vitrées de grandes glaces qui laissent voir les richesses intérieures, n'ont qu'un rez-de-chaussée, et leur énorme toiture de faïence jaune les écrase de sa complication et de son amas de chimères. Derrière la chambre à coucher de l'Impératrice, une sorte d'oratoire sombre, rempli de divinités bouddhiques sur des autels. Il y reste encore une senteur exquise laissés par la femme élégante et galante, par la vieille belle au'était cette souveraine. Parmi ces dieux, un petit bouddha de bois, très vieux, très fané et dont l'or ne brille plus, porte au cou un long collier de perles et, devant lui, un bouquet se dessèche : dernières offrandes, nous dit l'un des eunuques, faites par l'Impératrice pendant la minute suprême avant sa fuite, à ce vieux petit bouddha qui était son fétiche favori.
Le grand luxe inimitable de ces appartements de l'Impératrice et de ceux de l'Empereur c'est toujours ces espèces d'arceaux d'ébène, fouillés à jour, qui semblent d'épaisses charmilles de feuillages noirs et qui se succèdent, comme les arbustes taillés en voûte des vieux parcs. Comment, avec quels ciseaux, avec quelles prodigieuses patiences, a-t-on pu ainsi, en plein bois, à presque un mètre de profondeur, ajourer ces charmilles mortuaires, sculpter chaque tige et chaque feuille, chaque nervure de feuille et encord introduire là-dedans des papillons et des oiseaux ?
Sur les coffres, sur les tables, quantitié d'objets sont placés sous des boîtes carrées en verre, à cause sans doute de cette poussière noire de Pékin qui est incessante et infiniment ténue. Et cela donne un air de tristesse et de mort. Beaucoup de bouquets artificiels, de chimériques fleurs, en corail, en jade, en agathe, en pierreries, même en plumes de martin-pêcheur montées sur bronze pour leur donner la raideurs qu'il faut.
Le quartier des salles de trône, le quartier des anciennes splendeurs impériales, est loin des appartements particuliers, dans la partie centrale de cette « Ville Violette ». Il est dans l'axe de la grande entrée d'honneur, du côté opposé à la porte par laquelle nous sommes venus. Trois salles de trône, pareilles, se succèdent en prolongement somptueux, séparées par d'immenses cours de marbre. Les cortèges magnifiques des vieux temps, les défilés de princes et de rois tributaires, arrivaient dans l'une ou l'autre de ces salles, la plus extérieure ou la plus profonde, suivant leur noblesse et leur importance.
Elles sont toutes surélevées sur des terrasses de marbre d'une quinzaine de mètres de haut. On arrive à la première par de doubles escaliers de marbre blanc, immenses, d'aspect babylonien, séparés l'un de l'autre par un « sentier impérial » où aucun autre que le Fils du Ciel n'avait le droit de mettre le pied, sorte de plan incliné en marbre blanc, fait d'un seul et monstrueux bloc, sur lequel des chimères et des dragons sont sculptés. La salle est là-haut, immense aussi, surmontée d'une prodigieuse toiture de faïence jaune qui est courbe, contournée, dont tous les angles se retroussent en formes de monstres. Au-dedans, c'est la splendeur des laques et des ors ; colonnes de laque rouge et d'or, plafond d'une complication inimaginable où se tordent en tous sens les dragons et les chimères, monstrueuses bêtes dont les griffes et les cornes apparaissent partout, mêlées à des nuages. La plus énorme un lustre au-dessus du trône. Le trône, de laque rouge et d'or, se dresse au milieu, en haut d'une estrade tout le long de laquelle sont rangés les brûle-parfums et les monstres, comme devant l'autel d'un Dieu. Et derrière le trône, de larges écrans de plumes, au bout de hampes, emblèmes de la souveraineté. Par terre, des tapis jaune-impérial, en haute laine, avec encore des dragons et des griffes. Et tout cela d'un délabrement de vieux cimetière. Des corbeaux, des pigeons ayant leurs nids dans les dorures de la voûte, les beaux tapis couverts de fiente et de poussière, le vent glacé entrant là-dedans par des fenêtres crevées.
Derrière cette première salle des escaliers de marbre redescendent dans une grandiose cour dallée, au fond de laquelle se dresse, sur une autre terrasse de marbre, au bout des mêmes escaliers prodigieux et du même sentier impérial, une seconde salle pareille à la première, avec l'écrasant édifice de faïence jaune qui lui sert de toiture.
Derrière cette seconde salle, redescent encore dans une autre cour dallée, déserte et blanche, au fond de laquelle se dresse, obsédante et pareille, la troisième salle, le troisième amas farouche de monstres jaunes, en haut d'escaliers et de « sentiers impériaux ». Et toutes ces rampes de marbre, obstinément blanches à travers les siècles, ont des centaines de balustres en forme de monstres. Et la lourdeur, l'énormité, l'air dominateur et farouche de ces toitures prodigieuses, représentent bien l'âme du « colosse jaune ».
La décrépitude et le silence de tout cela ! Rien que des corbeaux qui croassent à la mort. Entre les dalles de marbre des cours, tant de plantes sauvages et d'arbrisseaux ont poussé qu'on dirait de petits bois funéraires. Et sur ces dalles il y a, parmi les herbes roussies et les branches effeuillées, des rangées de lourdes choses en bronze, espèces de cônes compliqués qui posent seulement sur le sol et peuvent être changés de place ; ils servaient jadis, au temps des magnificences que nous n'imaginons plus, à marquer le poste de chaque grand dignitaire, de chaque porte-étendard, pour les cérémonies solennelles et terribles, quand le Fils du Ciel devait apparaître comme un Dieu en haut des grands escaliers de marbre.
Le soir, quand je rentre dans le silence funèbre de notre palais, nos soldats ont travaillé tout le jour à recoller du papier de riz sur les châssis de bois léger de nos appartements ; le vent d'hiver n'entre plus. En outre, Cluzeau a fait fonctionner le chauffage ; sous les sol dallé des longues galeries, des caves sont creusées, sortes de calorifères avec d'énormes fours ; une bande de portefaix chinois (Parmi lesquels on nous a prévenus de nous méfier parce qu'il y a des boxers) est occupée à y brûler des poutres, des boiseries, des portants du théâtre impérial. De dessous les tapis somptueux monte une douce chaleur ; on commence à avoir des impressions de bien-être et de chez soi, dans cette solitude. Et la nuit, malgré le silence et les coups de fusil, paraît moins funèbre.
Lundi 22 octobre. – Les Chinois réquisitionnées, les suspects et les non suspects, nous ont toute la nuit chauffés par en dessous – plutôt trop – et ce matin le soleil rayonne. C'est comme hier l'illusion de l'été, sous les légères vérandas couleur bronze, ornées de branches de lotus roses.
Et la matinée se passe comme celle d'hier, à la découverte, dans les différents bâtiments du palais.
C'est encore l'église qui est la mine la plus extraordinaire, la caverne d'Ali-Baba la plus remplie. En plus de ce qui avait été apporté du grand palais, l'Impératrice avait fait entasser là tous les cadeaux qu'elle avait reçus il y a deux ans pour son jubilé. Et le défilé des personnes qui apportèrent ce jour-là des présents à la souveraine avait, paraît-il, quatre kilomètres de long et dura toute une journée. On imagine ce qu'il est possible d'entasser des caisses dans une église, dans la nef et les bas-côtés, quand on les empile jusqu'à mi-hauteur des colonnes. Tout cela a été plus ou moins pillé, saccagé, brisé à coups de crosses et éventré à coups de baïonnettes. Mais il y en avait tant ! En dessous, les énormes caisses, préservées par leur lourdeur et par l'amas des choses qui les recouvraient, sont demeurées intactes. Mais dessus étaient les milliers d'objets légers, pour la plupart dans des boîtes de verre et posant sur des coussins de soie jaune : vases de fleurs artificielles composées avec des patiences chinoises, en agathe, en marbre, en jade, en corail ; pagodes et paysages d'ivoire avec des milliers de personnages ; paysages en plumes d'oiseaux rares, montée sur bronze ; oeuvres prodigieuses de fragilité et de finesse témoignant des patiences qui nous dépassent et attestant des années de travail. Tout cela, brisé, crevé à coups de baïonnettes, les débris des boîtes de verre jonchant le sol et craquant sous les pas. Les robes impériales de lourde soie jaune, tissées de dragons d'or, traînent par terre, sous les pieds, parmi les cassons de verre. On marche sur des ivoires ajourés, des soieries, des perles. Il y a des centaines de caisses contenant des potiches anciennes, d'une valeur folle, dans des écrins de soie jaune ; des bronzes millénaires provenant des collections d'antiquités de l'Impératrice, toujours dans de somptueux écrins jaunes. Et des paravents brodés ou sculptés, des cloisonnés, des craquelés, des laques. Dans un des bas-côtés, les coffres de santal et d'ébène sculptés sont empilés par centaines. La sacristie contient, en autres choses, dans d'énormes caisses, tous les somptueux costumes des acteurs du théâtre impérial et leurs extravagantes coiffures reproduisant les modes des vieux temps chinois. Le presbytère, les grandes salles d'école sont bondé de caisses ; il y a des vieux bronzes empilés jusqu'à hauteur d'homme, il y a des réserves de soie et des réserves de thé. Et dans cette église, emplie de choses païennes, les grandes orgues sont restées en place, muettes depuis de longues années, et nous en jouons, tandis qu'en bas, nos chasseurs d'Afrique, enfoncés jusqu'à mi-jambe dans les ivoires ou les soies impériales, travaillent au déblaiement.
Pas un nuage aujourd'hui ; une lumière étincelante, un ciel profond et bleu. Et c'est cela, paraît-il, le ciel ordinaire de Pékin, même parmi les plus grands froids. Les temps sombres, la pluie, la neige, sont ici de rares exceptions.
Après notre petit déjeûner de soldats, servis dans les précieuses porcelaines, au milieu de la longue galerie merveilleuse, je pars pour m'installer au travail, dans le silencieux palais surélevé qui est sur l'autre rive du Lac des Lotus. Osman, David et Toum me suivent, portant mon papier, ma plume, mon encrier provenant des réserves impériales.
Un soleil d'été, dont la chaleur surprend, rayonne sur les blancheurs du Pont de Marbre, sur les vases du lac et les cadavres qui dorment parmi les feuilles gelées des lotus. A la porte du palais de la Rotonde le sergent et les hommes du poste m'ouvrent et referment derrière moi les battants de laque rouge. Je commence l'ascension de l'esplanade et me voici dans le silence et la solitude de mon palais étrange. Pour se rendre au petit kiosque-mirador que j'ai élu pour cabinet de travail, il faut passer par d'étroits couloirs aux fines boiseries vitrées qui se contournent entre des vieux arbres et des rocailles très maniérées.
A travers les vitres, le beau soleil chauffe ce réduit mystérieux où l'Impératrice, paraît-il, aimait venir s'asseoir et contempler de haut ses lacs tout roses de fleurs ; le beau soleil tombe sur ma table et mes coussins jaune d'or. Le petit kiosque à l'intérieur est tapissé de papier blanc ; contre ses vitres, les dernières mouches, les derniers papillons battent des ailes, prolongés par cette chaleur de serre. Devant moi s'étend le grand lac, traversé par le Pont de Marbre ; et dans les arbres d'alentour, qui couvrent les rives comme un bois, montent des toitures de palais ou de pagodes qui sont d'étranges merveilles de faïence. Au tout premier plan, les branches de quelques vieux cèdres, les petits monstres porcelaine d'un kiosque voisin et la mignardise des rocailles. Je suis très isolé, très haut parmi des splendeurs dévastées et du silence, dans un lieu inaccessible et gardé. Rien ne trouble le calme ensoleillé de ma retraite. De loin en loin, le cri d'un corbeau, ou le galop d'un cheval, en bas, au pied du rempart où pose mon habitation frêle : quelque estafette militaire qui passe. Et puis, plus rien.
Je travaillais depuis une heure quand un très léger frôlement derrière moi, du côté des petits couloirs d'entrée, me donne le sentiment d'une discrète et gentille présence et je me retourne : un chat qui s'arrête court, une patte en l'air, hésitant et me regarde bien dans les yeux avec un air de dire : « Qui es-tu ? qu'est-ce que tu fais là ? Tu n'as pas l'air méchant... » Je l'appelle tout bas ; il répond par un miaulis plaintif. Et je me remts au travail, plein de tact, sachant que pour une première entrevue il n'y a pas à insister davantage. Un joli chat blanc et jaune qui a l'air distingué et grand seigneur. Un moment après, tout contre ma jambe, le frôlement est renouvelé et je fais descendre avec lenteur, en plusieurs temps, ma main jusqu'à la petite tête veloutée qui, après un soubresaut, se laisse caresser. C'est fini, la connaissance est faite. Un chat habitué aux caresses, c'est visible, un familier de l'Impératrice vraisemblablement. Demain je lui ferai apporter quelque chose sur ma ration de soldat.
Le soleil, à l'heure où il s'abaisse, énorme et rouge, derrière le Lac des Lotus, prend tout à coup son air triste de soleil d'hiver, en même temps qu'un frisson glacé passe sur les choses et que, soudainement, tout devient funèbre dans le palais vide. Alors j'entends des pas qui s'approchent, résonnant au milieu du silence sur les dalles de l'esplanade ; sans doute Osman et David qui viennent me chercher. D'ailleurs qui serait-ce sinon ces deux là, les seuls êtres humains pour qui la porte du rempart a la consigne de s'ouvrir. Il fait un froid glacial et la buée du soir commence à monter sur le Lac des Lotus, quand nous retraversons le Pont de Marbre, au crépuscule, pour rentrer chez nous.
Après le souper, par nuit noire, chasse aux voleurs dans le dédale des cours et des jardins de notre palais. On en attrape trois.

Mentioned People (1)

Loti, Pierre  (Rochefort 1850-1923 Hendaye) : Schriftsteller, Dramatiker, Marineoffizier

Subjects

History : China / Literature : Occident : France / Periods : China : Qing (1644-1911)

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# Year Bibliographical Data Type / Abbreviation Linked Data
1 1900 Loti, Pierre. Journal intime inédit. In : Cahiers Pierre Loti ; no 11-14 (1955), 15-18 (1956), 19-21 (1957). Publication / Loti15
  • Cited by: Asien-Orient-Institut Universität Zürich (AOI, Organisation)