Wei, Aoyu. L'influence de Derrida, Foucault et Barthes en Chine sur la communauté intellectuelle entre 1985 et 1995 [ID D24740].
Aujourd'hui, au moment où nous sommes en train de réfléchir sur le parcours au XXe siècle des idées occidentales en Chine, nous pouvons constater que depuis 1985, des penseurs français contemporains de première importance tels que Jacques Derrida, Michel Foucault et Roland Barthes, présentés à la communauté intellectuelle chinoise par l'intermédiaire des chercheurs et professeurs américains, ont exercé une forte influence. Car l'interprétation, l'assimilation et l'intégration de ces penseurs avant-gardistes en Chine, ainsi que le débat et la controverse suscités autour de leurs réflexions théoriques ont marqué une rupture dans l'histoire et l'évolution en Chine de la réception des idées occidentales et européennes en particulier, idées auxquelles la communauté intellectuelle avait toujours recouru comme de grandes références depuis 1840 pour mettre en place la stratégie de modernisation de l'Empire du Milieu dans tous les domaines, à commencer par celui des concepts.
Après que les remières revendications de démocratic affichées sur le Mur de la Démocratie de Xidan à Pékin furent étouffées par Deng Xiaoping, la communauté intellectuelle chinoise trouva que l'art et la littérature étaient le meilleur vecteur d'une idéologie libératrice pour un peuple longtemps enfermé et isolé du monde extérieur. C'est justement à ce moment-là et dans ce domaine-là que la communauté intellectuelle attendait la rencontre d'un certain Derrida, Foucault et Barthes, qui recouraient eux aussi à l'art, à la littérature et à l'histoire modernistes et post-modernistes pour 'déconstruire' tout discours totalitaire.
Peu habituée au style obscur et plein de néologismes, perplexe en face de ce que certains intellectuels français qualifiaient de terrorisme intellectuel, la communauté intellectuelle chinoise, qui a toujours tenté de raisonner dans une tradition carésienne ou hégélienne, essaya quand même avec la plus grande bonne volonté d'accéder à l'essentiel de ces penseurs extraordinaires. Mais peu de temps après, des critiques littéraires ou artistiques, qui apprenaient vite, se mirent à imiter, pasticher et reproduire le style de ces maîtres en termes chinois fraîchement inventés, qui ne relevaient souvent d'aucune correspondance exacte.
Un débat au niveau national s'engageait sur le choix entre la stratégie de l'occidentalisation dont le fond philosophique était dénoncé et condamné même par les grands penseurs européens, et le retour à la grande tradition chinoise dont les valeurs essentielles, dites asiatiques, semblaient trouver le moment propice pour s'y substituer.
Ceux qui ont choisi de rester dans la tradition de la métaphysique européenne continuaient à rechercher la liberté absolue en élaborant une image de la Chine du future selon le modèle offert par les rationalistes, l'image de l'Etat de droit, de la démocratie, de la liberté et des droits de l'homme.
Alors que ceux qui ont choisi de 'déconstruire' la tradition métaphysique occidentale avec les armes théoriques fournies par Jacques Derrida, transférées par ses représentants américains et reformulées par des critiques avant-gardistes chinois, ont fourni de nouvelles ressources ailmentant les pensées du conservatisme culture. Nous découvrons qu'à cette époque, une déduction libre et une interprétation fallacieuse de la pensée de Derrida se répandirent rapidement dans la communauté intellectuelle et surtout chez les jeunes étudiants des universités et dans la grande presse littéraire ou artistique, avec des termes comme 'post-modernisme', 'post-histoire', 'post-littérature', 'post-peinture', 'post-poésie', 'post-narration', etc.
Sur le terrin de la pensée, à l'universalisme des principes chers aux philosophes des Lumières, les post-modernistes et déconstructionnistes chinois opposèrent une différence, une différenciation radicale pour défendre l'identité culturelle, nationale et nationaliste qui, irréductible et incommensurable, ne saurait selon eux être mondialisée, assimilée par les valeurs universelles de l'idéologie dominante capitaliste.
La théorie de la déconstruction de Derrida a recouru aux langues 'hiéroglyphiques' pour les mettre en opposition avec les langues occidentales phonétiques qui, grosses d'une longue histoire d'abstraction logique et supérieures, selon Hegel, à toutes les autres langues 'naturelles', constituent la base de la métaphysique occidentale, dont le noyau est le 'logos'.
La thèse de la métaphysique avancée par Derrida a été renforcée par la thèse de la 'fin de l'histoire' de Michel Foucault. Ce qui encourageait beaucoup de militants déconstructionnistes chinois dans leurs effort acharnés pour déraciner les traditions culturelles et historique européennes. Selon eux, les valeurs occidentales véhiculées dans les 'grand récis' d'histoire sont désormais démystifiés par rapport à leur ancienne image historique de grande tradition continue, linéaire, qui s'étend jusqu'à nos jours et qui aurait toutes raisons de continuer à s'étendre dans le futur.
Roland Barthes est, en Chine, consacré comme le plus grand théoricien et avocat du modernisme littéraire et l'incontestable représentant du post-modernisme. Sa passion pour la nouveauté absolue et la révolution du langage, sa faiblesse pour le vide, le néant. 'L'empire des signes' dont le sens est reporté à l'infini et donc déporté, avec le concours de l'enchantement provenant de Derrida et de Foucault, avaient fini par persuader un certain nombre d'intellectuels chinois de la fin de la ittérature au sens traditionnel.
Toutes ces 'fins' anticipées et annoncées par Derrida, Foucault et Barthes ont profondément bouleversé la communauté intellectuelle chinoise et ont rendu absurde sa poursuite d'un idéal issu de la foi en la Raison, le Progrès et la Science. Elles ont justifié, par ailleurs, la légitimité que se donnaient les autorités chinoises pour refuser les valeurs universelles occidentales et leur résister, ainsi que la revendication d'une réforme politique basée sur ces valeurs.
Jacques Derrida lui-même s'est montré surpris du sort fait en Chine à sa théorie de la déconstruction, lorsque je lui ai expliqué, dans la Maison des Sciences de l'Homme, l'évolution de la communauté intellectuelle chinoise au cours de ces quinze dernières années. Pourtant personne ne pourrait faire de reproches à un philosophe français qui a lutté avec sincérité contre le totalitarisme sous toutes ses formes, s'est rendu à Prague en 1968 pour exmprimer sa solidarité avec les intellectuels tchèques libéraux et y a été fait prisonnier.
Si nous réfléchissons à la raison des effets pervers de l'influence qu'ont exercée Derrida, Foucault et Barthes sur la communauté intellectuelle chinoise entre 1985 et 1995, ce n'est pas seulement le fait du pouvoir quasi magique de la langue chinoise d'assimiler et de transformer les concepts étrangers, c'est aussi le fait de la capacité hautement performante des pouvoirs impériaux ou communistes chinois de récupérer et de détourner les ressources de pensée subversives.
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