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1708.2

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Malebranche, Nicolas. Entretien d'un philosophe chrétien et d'un philosophe chinois [ID D1799].

Le Chinois. Il me paroit que vôtre doctrine ressemble fort à celle de nôtre secte, & que le Ly & le Dieu que vous honorez, ont entr'eux assez de rapport. Le peuple de ce païs est idolâtre : il invoque la pierre & le bois, ou certains Dieux particuliers qu'ils se sont imaginez être en état de les secourir. Je croyois aussi que ce Seigneur du ciel que vous nommez vôtre Dieu, étoit de même espece, plus excellent & plus puissant que celui du peuple : mais toujours un Dieu imaginaire. Mais je vois bien que vôtre Religion mérite qu'on l'examine sérieusement.

Le Chrétien. Comparez donc sans prévention vôtre doctrine avec la nôtre. Vous y êtes d'autant plus obligé, que vôtre bonheur éternel dépend de cet examen. La Religion que nous suivons n'est point une production de nôtre esprit. Elle nous a été enseignée par cette souveraine vérité que vous appeliez le Ly, & il l'a confirmée par un grand nombre de miracles, que vous regarderez comme des fables, prévenus comme vous l'êtes de la sublimité de vos connoissances. Je tâche de vous désabuser par des raisonnemens humains. Mais ne croyez pas que nôtre foy en dépende. Elle est appuyée sur l'autorité divine & proportionnée à la capacité de tous les hommes.
Vous dites que le Ly est la souveraine vérité. Je le dis aussi : mais voici comme je l'entens. Dieu, l'Etre infiniment parfait, contenant en lui tout ce qu'il y a de realité ou de perfection, comme je vous l'ai déjà & prouvé & expliqué, il peut en me touchant par ses réalitez efficaces, car il n'y a rien en Dieu d'impuissant ; c'est-à-dire en me touchant par son essence, entant que participable par tous les êtres, me découvrir ou me représenter tous les êtres. Je dis en me touchant, car quoique mon esprit soit capable de penser ou d'appercevoir, il ne peut appercevoir que ce qui le touche ou le modifie : & telle est sa grandeur, qu'il n'y a que son Créateur qui puisse agir immédiatement en lui. C'est dans le vrai Ly qu'est la vie des intelligences, la lumière qui les éclaire. Mais c'est ce que les hommes charnels & grossiers ne comprennent pas. Voilà pourquoi je dis que le vrai Ly est la souveraine vérité : c'est qu'il renferme dans son essence, entant qu'imparfaitement imitable en une infinité de manières, les idées ou les archétypes de tous les êtres, & qu'il nous les découvre, ces idées. Otez les idées, vous ôtez les véritez, car il est évident que les véritez ne sont que les rapports qui sont entre les idées. Dieu est encore la souveraine vérité en ce sens, qu'il ne peut nous tromper, manquer à ses promesses, &c. Mais il n'es pas nécessaire de s'arrêter à ces divers sens selon lesquels on peut dire que Dieu est la souveraine vérité.
Dites-moi maintenant : comment entendez-vous que le Ly est la vérité ? Mais faites attention que ce mot, vérité, ne signifie que rapport. Car deux & deux sont quatre n'est une vérité, que parce qu'il y a un rapport d'égalité entre 2 & 2 & 4. De même 2 & 2 ne sont pas 5, n'est aussi une vérité, que parce qu'il y a un rapport d'inégalité entre 2 & 2 & 5. Qu'entendez-vous donc par souveraine vérité ou souverain rapport ? quel genre d'être est-ce, quelle réalité trouvez-vous dans un rapport, ou un souverain rapport ? Si un corps est double d'un autre je conçois qu'il a plus de réalité. Mais ôtez la réalité des corps, vous ôtez leur rapport. Le rapport qui est entre les corps, n'est donc dans le fond que les corps mêmes. Ainsi le Ly ne peut être la souveraine vérité, que parce qu'étant infiniment parfait, il renferme dans la simplicité de son essence, les idées de toutes les choies qu'il a créées, & qu'il peut créer.
Vous dites que le Ly ne peut subsister que dans la matière. Est-ce que vous prétendez qu'il ne consiste que dans les diverses figures qu'ont les corps qui composent l'univers, & que le Ly n'est que l'ordre & l'arrangement qui est entre eux ? Que vôtre Ly seroit peu de choie s'il ne consistoit qu'en cela. Et que la matière elle-même, la dernière & la plus méprisable des substances seroit au-dessus de ce Ly, dont vous dites cependant tant de merveilles. Car assurément la substance vaut mieux que les divers arrangemens, ce qui ne périt point, que ce qui est périllable.

Le Chinois. Par le Ly nous n'entendons pas simplement l'arrangement de la matière, mais cette souveraine sagesse qui range dans un ordre merveilleux les parties de la matière.

Le Chrétien. En cela vôtre doctrine est semblable à la nôtre. Mais pourquoi soutenez-vous que le Ly ne subsiste point en lui-même, & qu'il ne peut subsister que dans la matière : qu'il n'est point intelligent, & qu'il ne sçait ni ce qu'il est, ni ce qu'il fait ? Cela nous sait juger que vous croyez que le Ly n'est que la figure & l'arrangement des corps car la figure & l'arrangement des corps ne peuvent subsister sans les corps mêmes, & manquent d'intelligence. La rondeur par exemple, d'un corps, n'est assurément que le corps même de telle façon, & elle ne connoît point ce qu'elle est. Quand vous voyez un bel ouvrage, vous dites qu'il y a là bien du Ly. Si vous voulez dire par-là que celui qui l'a compose, a été éclairé par le Ly, par la souveraine sagesse, vous penserez comme nous. Si vous voulez dire que l'idée qu'a l'ouvrier de son ouvrage, est dans le Ly, & que c'est cette idée qui a éclairé l'ouvrier, nous y consentirons. Mais qu'on brise l'ouvrage, l'idée qui éclaire l'ouvrier subsiste toujours. Le Ly ne subsiste donc pas dans l'arrangement des parties dont l'ouvrage est composé, ni par la même raison dans l'arrangement des parties du cerveau de l'ouvrier. Le Ly est une lumière commune à tous les hommes, & tous ces arrangemens de matière ne sont que des modifications particulières. Ils peuvent périr & changer ces arrangemens : mais le Ly est éternel & immuable. Il subsiste donc en lui-même, non-seulement indépendamment de la matière, mais indépendamment des intelligences les plus sublimes, qui reçoivent de lui l'excellence de leur nature & la sublimité de leurs connoissances. Pourquoi donc rabaillez-vous le Ly, la souveraine sagesse, jusqu'à soûtenir qu'elle ne peut subsister sans la matière. Mais encore un coup, quels étranges paradoxes s'il est vrai que vous les souteniez ! Vôtre Ly n'est point intelligent. Il est la souveraine sagesse, & il ne sçait ni ce qu'il est ni ce qu'il fait. Il éclaire tous les hommes, il leur donne la sagesse & l'intelligence, & il n'est pas sage lui même. Il arrange certainement les parties de la matière pour certaines fins : il place dans l'homme les yeux au haut de la tête, afin qu'il voye de plus loin, mais lans le sçavoir ni même sans le vouloir. Car il n'agit que par une impetuosité aveugle de la nature bienfaisante. Voilà ce que j'ai oui dire que vous pensiez de vôtre Ly. Est-ce là rendre justice à celui de qui vous tenez tout ce que vous êtes ?

Le Chinois. Nous disons que le Ly est la souveraine sagesse & la souveraine justice : mais par respect pour lui, nous n'oserions dire qu'il est sage ni qu'il est juste. Car c'est la sagesse & la justice qui rendent sage et juste : & par conséquent la sagesse vaut mieux que le sage, la justice que le juste. Comment pouvez-vous donc dire de vôtre Dieu, de l'Etre infiniment parfait, qu'il est sage. Car la sagesse qui le rendrait sage seroit plus parfaite que lui, puisqu'il tirerait d'elle la perfection.

Le Chrétien. L'Etre infiniment parfait est sage. Mais il est à lui-même la sagesse ; il est la sagesse même. Il n'est point sage par une sagesse étrangère & chimérique : il est à lui même la lumière, & la lumière qui éclaire toutes les intelligences. Il est juste & la justice essentielle & originale. Il est bon & la bonté même. Il est tout ce qu'il est necessairement & indépendamment de tout autre être, & tous les êtres tiennent de lui tout ce qu'ils ont de réalité & de perfection : car l'Etre infiniment parfait le suffit à lui-même, & tout ce qu'il a fait a sans cesse besoin de lui.

Le Chinois. Quoi, la souveraine sagesse seroit sage elle-même. Il me paraît clair que cela le contredit : car les formes & les qualitez sont différentes des sujets. Une sagesse sage ! comment cela ? c'est la sagesse qui rend sage, mais elle n'est pas sage elle-même.

Le Chrétien. Je vois bien que vous vous imaginez qu'il y a des formes & des qualitez abstraites, & qui ne sont les formes & les qualitez d'aucun sujet : qu'il y a une sagesse, une justice, une bonté abstraite, & qui n'est la sagesse d'aucun Etre. Vos abstractions vous trompent : Quoi, pensez-vous qu'il y ait une figure abstraite, une rondeur, par exemple, qui rende ronde une boule, & sans laquelle un corps dont tous les points de la surface seroient également éloignez du centre ne seroit point rond ? Lorsque je rends cette justice au Ly de dire de lui, qu'il est indépendant de la matière, sage, juste, tout puissant, en un mot infiniment parfait, & que je l'adore en cette qualité ; pensez vous qu'en cela je ne sois pas juste, indépendamment de vôtre justice abstraite & imaginaire, si en cela je rends au Ly l'honneur qui lui est dû ? encore un coup vos abstractions vous trompent. Mais il faut que je vous explique comment je conçois que Dieu est à lui-même sa sagesse ; & en quel sens il est la nôtre.
Le Dieu que nous adorons c'est l'Etre infiniment parfait, comme je vous l'ai déjà expliqué, & dont je vous ai prouvé l'existence. Or se connoître soi même est une perfection. Donc l'Etre infiniment parfait se connoît parfaitement. Et par consequent il connoît aussi toutes les manières dont son essence infinie peut être imparfaitement participée, ou imitée par tous les êtres particuliers & finis, soit créez, soit possibles : c'est-à-dire, qu'il voit dans son essence les idées ou les archétypes de tous ces êtres. Or l'Etre infiniment parfait est aussi tout puissant, puisque la toute-puissance est une perfection. Donc il peut vouloir, & par consequent créer ces êtres. Ainsi Dieu voit dans son essence infinie l'essence de tous les êtres finis, je veux dire l'idée ou l'archetipe de tous ces êtres. Il voit aussi leur existence & toutes leurs manières d'exister par la connoissance qu'il a de ses propres volontez, puisque ce sont ses volontez qui leur donnent l'Etre. Ainsi l'Etre infiniment parfait est à lui-même sa sagesse : il ne tire ses connoissances que de lui même. Et s'il connoît la matière qu'il arrange avec tant d'art par rapport aux fins qu'il se propose, comme il paraît évidemment dans la construction des animaux et & des plantes, il ne la connoît que parce qu'il l'a faite. Car si elle étoit éternelle, il n'en auroit pas formé tant d'ouvrages admirables, puisqu'il n'en auroit pas même la connoissance ; l'Etre infiniment parfait ne pouvant tirer ses connoissances que de lui-même. Vous voyez donc comment Dieu est sage, & comment il est à lui même sa sagesse.
Dieu est aussi nôtre sagesse & l'auteur de nos connoissances, parce que lui seul agit immédiatement dans nos esprits, & qu'il leur découvre les idées qu'il renferme des êtres qu'il a créez, & qu'il peut créer : c'est-à-dire parce qu'il nous touche l'esprit par sa substance toujours efficace, non sélon tout ce qu'elle est, mais seulement sélon qu'elle est représentative de ce que nous voyons. Pour vous rendre sensible ce que je veux dire ; imaginez-vous que le plan de ce mur soit visible immédiatement & par lui même, capable d'agir sur vôtre esprit & de se faire voir à lui. Je vous ai prouvé que cela n'est pas vrai ; car il y a une différence infinie entre le corps qu'on voit immédiatement & directement, je veux dire entre les idées des corps, ou les corps intelligibles, & entre les corps matériels, ceux que l'on regarde en tournant & fixant ses yeux vers eux. Supposons, dis-je, que le plan de ce mur soit capable d'agir sur vôtre esprit & de se faire voir à lui, il est clair qu'il pourrait vous y faire voir toutes sortes de lignes courbes & droites, & toutes sortes de figures, sans que vous visitez le plan. Car si le plan vous touchoit seulement entant que ligne & telle ligne, & que le reste de ce plan ne vous touchât point, & devint parfaitement transparent, vous verriez la ligne sans voir le plan, quoique vous ne visitez la ligne que dans le plan, & par l'action du plan sur vôtre esprit : parce qu'en éfet ce plan renferme la réalité de toutes sortes de lignes, sans quoi il ne pourrait vous les représenter en lui-même. Ainsi Dieu, l'Etre infiniment parfait, renfermant éminemment en lui-même tout ce qu'il y a de réalité ou de perfection dans tous les Etres, il peut nous les représenter, en nous touchant par son essence, non prise absolument, mais prise entant que relative à ces êtres, puisque son essence infinie renferme tout ce qu'il y a de réalité véritable dans tous les êtres finis. Ainsi Dieu seul agit immédiatement dans nos âmes, lui seul est nôtre vie, nôtre lumière, nôtre sagesse. Mais il ne nous découvre maintenant en lui que les sciences humaines, & ce qui nous est nécessaire par rapport à la société & à la conservation de la vie présente, tantôt en | conséquence de nôtre attention, & tantôt en conséquence des loix générales de l'union de l'âme & du corps. Il s'est reservé de nous instruire de ce qui a rapport à la vie future par son Verbe, qui s'est fait homme, & qui nous a appris la Religion que nous professons. Vous voyez donc qu'on ne rabaisse point la souveraine sagesse, le vrai Ly, en foûtenant qu'il est sage ; puisqu'il est à lui-même sa sagesse & sa lumière, & la seule lumière de nos esprits. Mais si le Ly ne se connoissoit pas lui-même, & ne sçavoit ce qu'il fait ; s'il n'avoit ni volonté ni liberté ; s'il faisoit tout dans le monde par une impétuosité aveugle & nécessaire; quelques excellens que fussent ses ouvrages, je ne voi pas que dans la dépendance où vous le mettez encore de la matière, il méritât les éloges que vous lui donnez.

Le Chinois. Je vois bien qu'il n'y a pas de contradiction que Dieu soit sage, & aussi la sagesse même de la manière que vous l'expliquez. Mais nous concevons encore nôtre Ly comme l'ordre immuable, la Loy éternelle, la règle & la justice même. Comment accorder encore le Ly avec vôtre Dieu ? Comment fera-t-il juste, & en même-temps la justice & la règle ? Nos Docteurs même ne sçavent point si vôtre Dieu existe : mais tout le monde sçait bien qu'il y a une Loy éternelle, une règle immuable, une justice souveraine bien au dessus de vôtre Dieu, s'il est juste, puisqu'il ne peut être juste que par elle. Nôtre Ly est une Loi souveraine à laquelle vôtre Dieu même est obligé de se soûmettre.

Le Chrétien. Vos abstractions vous séduisent encore. Quel genre d'être, est-ce que cette Loi & cette règle : comment subsiste-t-elle dans la matière : quel en est le Législateur ? Elle est éternelle dites-vous. Concevez donc que le Législateur est éternel. Elle est nécessaire & immuable dites-vous encore : dites donc aussi que le Législateur est nécessaire, & qu'il ne luy est pas libre ni de former, ni de suivre ou de ne suivre pas cette Loi. Concevez que cette Loy n'est immuable & éternelle, que parce qu'elle est écrite pour ainsi dire en caractères éternels dans l'ordre immuable des attributs ou des perfections du Législateur, de l'Etre éternel & nécessaire, de l'Etre infiniment parfait. Mais ne dites pas qu'elle subsiste dans la matière. Je m'explique. L'Etre infiniment parfait se connoît parfaitement, & il s'aime luy-même invinciblement, & par la nécessité de sa nature. Vous ne sçauriez concevoir autrement l'Etre infiniment parfait. Car fa volonté n'est point comme en nous une impression qui luy vienne d'ailleurs : ce ne peut être que l'amour naturel qu'il se porte à luy-même & à ses divines perfections. Il suit dé-là qu'il estime & qu'il aime nécessairement davantage les Etres qui participent davantage à ses perfections. Il estime donc & il aime davantage l'homme par exemple que le cheval ; l'homme vertueux & qui luy ressemble, que l'homme vicieux, qui défigure l'image qu'il porte de la divinité, car nous sçavons que Dieu a crée l'homme à son image & à sa ressemblance. L'ordre éternel, immuable & nécessaire qui est entre les perfections que Dieu renferme dans son essence infinie, ausquelles participent inégalement tous les Etres, est donc la Loi éternelle nécessaire et immuable. Dieu même est obligé de la suivre : mais il demeure indépendant : car il n'est obligé de la suivre que parce qu'il ne peut ni errer ni se démentir, avoir honte d'être ce qu'il est, cesser de s'estimer et de s'aimer, cesser d'estimer & d'aimer toutes choses à proportion qu'elles participent à son essence. Rien ne l'oblige à suivre cette Loi que l'excellence immuable & infinie de son être, excellence qu'il connoît parfaitement & qu'il aime invinciblement. Dieu est donc juste essentiellement, & la justice même, & la règle invariable de tous les esprits qui se corrompent s'ils cessent de se conformer à cette règle, c'est-à-dire s'ils cessent d'estimer & d'aimer toutes choses à proportion qu'elles sont estimables & aimables, à proportion qu'elles participent davantage aux perfections divines.
Comme c'est dans l'Etre infiniment parfait, ou pour parler comme vous dans le Ly, que nous voyons toutes les véritez, ou tous les rapports, qui font entre les idées éternelles & immuables qu'il renferme ; il est clair que nous y voyons les rapports de perfection, aussi-bien que les simples rapports de grandeur ; les rapports qui règlent les jugemens de l'esprit, & en même-tems les mouvemens du cœur, aussi bien que ceux qui ne règlent que les jugemens de l'esprit ; en un mot les rapports qui ont force de Loi, aussi-bien que ceux qui sont purement speculatifs. Ainsi la Loi éternelle est en Dieu & Dieu même ; puisque cette Loi ue consiste que dans l'ordre éternel & immuable des perfections divines. Et cette Loi est notifiée à tous les hommes par l'union naturelle, quoique maintenant fort assoiblie, qu'ils ont avec la souveraine raison, où en tant que raisonnables ; & de plus par les sentimens d'approbation ou de reproche intérieur dont cette même raison les console lorsqu'ils obéîssent à cette Loi, ou les désole lorsqu'ils ne luy obéîssent pas, ils sont convaincus qu'elle leur est commandée, Mais parce que les hommes sont devenus trop charnels, grossiers, esclaves de leurs passions, en un mot incapables de rentrer en eux-mêmes, pour consulter attentivement cette souveraine Loi, & pour la suivre constamment ; ils ont tous besoin des lumières & des secours de NOTRE SAINTE RELIGION. Car non-seulement elle expose clairement tous nos devoirs, mais elle nous donne encore tous les secours nécessaires pour les pratiquer.
Comparez donc sans prévention vôtre Doctrine sur le Ly avec celle que je viens de vous exposer. Vos Docteurs étoient fort éclairez, j'en conviens : mais ils étoient hommes comme vous & comme nous. Et nous sçavons qu'il y a un Dieu, un Etre infiniment parfait, non-seulement par une infinité de preuves que nous croyons démonstratives, mais parce que Dieu luy-même s'est fait connoître aux Auteurs de nos écritures. Mais laissant maintenant à part l'autorité divine de nos livres sacrez, & celle de vos Docteurs, examinez s'il est possible que vôtre Ly sans devenir le nôtre, c'est-à-dire l'Etre infiniment parfait, puisse être la lumière, la sagesse, la règle qui éclaire tous les hommes. Pourrions-nous voir en luy tout ce que nous y voyons, s'il n'en contenoit éminemment la réalité ? Est ce qu'on pourroit voir dans un plan, s'il étoit visible par luy même, des solides qui n'y sont point ? N'est-il pas évident que ce qu'on voit immédiatement & directement n'est pas rien, & que voir rien & ne point voir c'est la même chose ? Comment trouveriez-vous dans vôtre Ly ces espaces infinis, j'entens ceux que vôtre esprit apperçoit immédiatement, & qu'il sçait n'avoir point de bornes : car je ne parle pas de ces espaces matériels qu'on ne voit point en eux-mêmes, & par couséquent qu'on pourroit voir ou plutôt croire qu'on les voit, sans qu'ils fussent ; & ausquels cependant vous attribuez une existence éternelle qui ne convient certainement qu'à leur idée. Car l'idée de ces espaces où les espaces qui sont l'objet immédiat & direct de vôtre esprit, sont néceffaires & éternels ; puisque ce n'est que l'essence de l'Etre infiniment parfait en tant que représentative de ces espaces. Dites donc comme nous, que le vrai Ly qui nous éclaire immédiatement, & en qui nous découvrons tous les objets de nos connoissances, est infiniment parfait, & contient éminemment dans la simplicité parfaite de son essence, tout ce qu'il y a de vraie réalité dans tous les Etres finis.
Rendez justice au vrai Ly, en avouant de bonne foy qu'il est essentiellement juste ; puisqu'aimant nécessairement son essence, il aime aussi toutes choses à proportion qu'elles sont plus parfaites, puisqu'elles ne sont plus parfaites, que parce qu'elles y participent davantage. Dites aussi qu'il est la justice même, la Loi éternelle, la règle invariable, puisque cette Loi éternelle n'est que l'ordre immuable des perfections qu'il renferme dans l'infinité & la simplicité de son essence : ordre qui est la Loi de Dieu même, & la règle de sa volonté & celle de toutes les volontez créées. Mais défiez-vous de vos abstractions, vaines subtilitez de vos Docteurs. Il n'y a point de ces formes ou de ces qualitez abstraites. Toutes les qualitez ne sont que des manières d'Etre de quelques substances. Si nous aimons Dieu sur toutes choses, & nôtre prochain comme nous-mêmes, en cela nous serons justes, sans être, si cela se peut dire, informez d'une forme abstraite de justice qui ne subsiste nulle part.
Vous croyez que c'est le Ly qui arrange la matière dans ce bel ordre que nous remarquons dans l'univers : Que c'est luy qui donne aux animaux & aux plantes tout ce qui est nécessaire pour leur conservation & la propagation de leur espece. Il est donc clair qu'il agit par rapport à certaines fins. Cependant vous soûtenez qu'il n'est pas sage & intelligent, & qu'il fait tout cela par une impétuosité aveugle de sa nature bienfaisante. Quelle preuve avez-vous d'un si étrange paradoxe ?

Le Chinois. La voici. C'est que si le Ly étoit intelligent comme vous le pensez, étant bien faisant par sa nature, il n'y auroit point de monstres ni aucun désordre dans l'univers. Pourquoi le Ly feroit-il naitre aveugle un enfant avec deux yeux ? Pourquoi feroit-il croître les bleds pour les ravager ensuite par les orages. Est-ce qu'un Etre infiniment sage & intelligent peut changer à tout moment de dessein, faire & aussi-tôt défaire ce qu'il a fait. L'univers est rempli de contradictions manifestes : marque certaine que le Ly qui le gouverne n'est ni sage ni intelligent.

Le Chrétien. Quoi celuy qui nous a donné des yeux & les a placé au haut de la tête, n'a pas eu dessein que nous nous en servissions pour voir, & pour voir de plus loin ? Celuy qui a donné des ailles aux oileaux n'a ni sçû ni voulu qu'ils pussent voler dans l'air ? Que ne dites-vous plutôt touchant les désordres de l'univers, que vôtre esprit étant fini vous ne connoissez pas les diverses fins ou les divers desseins du Ly, dont la sagesse est infinie. De ce que l'univers est rempli d'éfets qui le contredisent, vous en.concluez que le Ly n'est pas lage : & moy j'en conclus démonstrativement tout le contraire. Voicy comment.
Le Ly ou plutôt l'Etre infiniment parfait que j'adore, doit toujours agir selon ce qu'il est, d'une manière conforme à les attributs & qui en porte le caractère. Car prenez y garde il n'a point & ne peut avoir d'autre Loi ou d'autres règle de sa conduite, que l'ordre immuable de tes propres attributs. C'est nécessairement dans cet ordre qu'il trouve le motif ou la règle qui le détermine plutôt à agir d'une façon que d'une autre : car il ne se détermine que par la volonté, & sa volonté n'est que l'amour qu'il se porte à luy-même & à ses divines perfections. Ce n'est point une impression qui luy vienne d'ailleurs & qui le porte ailleurs : ce que je vous dis est nécessairement renfermé dans l'idée de l'Etre infiniment parfait. Or se former des Loix générales des communications des mouvemens, des Loix générales de l'union de l'âme & du corps, & d'autres semblables, après en avoir prévu toutes les suites, porte certainement le caractère d'une sagese & d'une préscience infinie : & au contraire agir à tous momens par des volontez particulières marque une sagesse & une prévoyance bornée, telle qu'es la nôtre. De plus agir par des Loix générales porte le caractère d'une cause générale, l'uniformité dans la conduite exprime l'immutabilité de la cause. Cela est évident & résout vos difficultez. Le Ly dites-vous ravage les moissons qu'il a fait croître : donc il n'est pas sage. Il fait & défait sans cesse, il se contredit : donc il change de dessein ou plutôt il agit par une impétuosité aveugle & naturelle. Vous vous trompez. Car au contraire, c'est à cause que le vrai Ly fuit toujours les Loix trés-simples des communications des mouvemens, que les orages se forment & qu'ils ravagent les moissons, que les pluyes produites aussi par les mêmes Loix, avoient fait croître. Car tout ce qui arrive naturellement dans la matière n'est qu'une suite de ces Loix. C'est une même conduite qui produit des effets si différens. C'est parce que Dieu ne change point sa manière d'agir qu'il fuit toujours les mêmes Loix, qu'on remarque dans l'univers tant d'effets qui se contredisent. C'est à cause de la simplicité de ces Loix que les fruits sont ravagez ; mais la fécon dite de ces mêmes Loix est telle, qu'elles réparent bientôt le mal qu'elles ont fait. Elles sont telles en un mot ces Loix, que leur simplicité & leur fécondité jointes ensemble, portent davantage le caractère des attributs divins, que toute autre Loi plus féconde mais moins simple, ou plus simple mais moins féconde. Car Dieu ne s'honore pas seulement par l'excellence de son ouvrage, mais encore par la simplicité de ses voyes, par la sagesse & l'uniformité de sa conduite.
Dieu a établi les Loix générales de l'union de l'âme & du corps ; en conséquence desquelles sélon les diverses impressions qui se font dans le cerveau, nous devons être avertis de la présence des objets, ou de ce qui arrive à nôtre corps. Dans le cerveau d'un homme qui a perdu un bras, il se fait la même impression que lorsqu'il avoit la goûte au petit doigt. Il se fait de même dans le cerveau d'un homme qui dort, la même impression qu'y faisoit autrefois son père mort depuis peu. D'où vient que celui-ci est averti de la présence de son père, & que l'autre souffre encore les douleurs de la goûte dans un doigt qu'il n'a plus ? C'est que Dieu ne veut pas composer ses voyes, ni troubler l'uniformité & la généralité de sa conduite pour remédier à de légers inconveniens.
En conséquence des mêmes loix, dés qu'un homme veut remuer le bras, il se remue, sans que l'homme sçache seulement ce qu'il faudrait faire pour le remuer. On voit bien que la fin de cette Loi est nécessaire à la conservation de la vie & de la société : mais d'où-vient qu'il n'y a point d'exception, & que Dieu qui commande l'aumône & défend l'homicide, concourt également à celuy qui étend la main pour secourir son prochain, & à celuy qui tue son ennemi. C'est assurément que Dieu ne veut pas ôter à ses voyes leur simplicité & leur généralité, & qu'il réserve au jour de ses vengeances à punir l'abus criminel que les hommes font de la puissance qu'il leur communique par l'établissement de ses loix.
Ne vous imaginez pas que le monde soit le plus excellent ouvrage que Dieu puisse faire, mais que c'est le plus excellent que Dieu puisse faire par des voyes aussi simples & aussi sages que celles dont il se sert. Comparez si vous le pouvez l'ouvrage avec les voyes, l'ouvrage entier & dans tous les tems avec toutes leurs voyes ; car c'est le composé de l'ouvrage entier joint aux voyes qui porte le plus le caractère des attributs divins, que Dieu à choisi. Car il ne s'est déterminé à tel ouvrage que par sa volonté, que suivant son motif & sa Loi ; mais sa volonté n'est que l'amour qu'il se porte à luy-même, & son motif & sa Loi n'est que l'ordre immuable & néceffaire qui est entre ses divines perfections. Comme l'Etre infiniment parfait se suffit à luy-même, il lui est libre de ne rien faire. Mais il ne lui est pas libre de choisir mal, je veux dire de choisir un dessein qui ne soit pas infiniment sage, & par là de démentir ce qu'il est véritablement.
N'humanisez donc pas la divinité, ne jugez jamais par vous-mêmes de l'Etre infiniment parfait. Un homme qui bâtit une maison & qui peu de jours après la jette par terre, marque très-probablement par le changement de sa conduite, son inconstance, son repentir, son peu de prévoyance ; parce qu'il n'agit que par des volontez, ou avec des desseins particuliers & bornez. Mais la cause universelle agit & doit agir sans cesse par des volontez générales, & suivre exactement les loix sages qu'elle s'est prescrites après en avoir prévu toutes les suites. Après dis-je en avoir prévu, & voulu positivement & directement tous les effets qui rendent son ouvrage plus parfait, car c'est à cause de ces bons effets qu'il a établi ces loix : mais prévu & seulement permis les mauvais, c'est-à-dire indirectement voulu qu'ils arrivassent. Car il ne les veut point directement ces mauvais effets : il ne les veut que parce qu'il veut directement agir sélon ce qu'il est, & conserver dans sa conduite la généralité & l'uniformité qui luy convient, afin qu'elle soit conforme à ses attributs. Ce n'est pas cependant que lorsque l'ordre de ces mêmes attributs demande ou permet qu'il agisse par des volontez particulières, il ne le fasse ; comme il est arrivé dans l'établissement de nôtre sainte Religion, car nous sçavons qu'elle a été confirmée par plusleurs miracles.
Le principe général de tout cecy c'est que les causes agissent sélon ce qu'elles sont. Ainsi pour sçavoir comment elles agissent au lieu de se consulter soi-même, il faut consulter l'idée qu'on a de ces causes. Vôtre Empereur est de même nature que vous : cependant ne vous imaginez pas qu'il doive agir comme vous agiriez vous-mêmes dans pareille occasion. Car s'il se glorifioit plus de sa dignité que de sa nature, il pourrait prendre des defsseins ausquels vous ne penseriez jamais. Consultez donc l'idée de l'Etre infiniment parfait si vous voulez connoître quelque chose dans sa conduite.
Mais ne voyez vous pas d'ailleurs qu'il est absolument nécefssaire pour la conservation du genre humain & l'établissement des societez, que le vrai Ly agisse sans cefsse en nous en conséquence des loix générales de l'union de l'âme & du corps, dont les causes naturelles ou occasionelles sont les divers changemens qui arrivent dans les deux substances dont les hommes sont composez. Supposé seulement que Dieu ne nous donne pas toujours les mêmes perceptions, lorsque dans nos yeux ou dans nôtre cerveau il y a les mêmes impressions ; cela seul détruirait toutes les societez. Un père méconnoîtroit son enfant, & un ami son ami. On prendroit une pierre pour du pain, & généralement tout sera dans une confusion effroyable. Otez la généralité des loix naturelles tout retombe dans un cahos où l'on ne connoît plus rien : car les volontez particulières du vrai Ly qui gouverne le monde nous sont entièrement inconnues. On croirait peut-être par exemple qu'en se jettant par la fenêtre on descendroit aussi sûrement de sa maison que par l'escalier, ou qu'en se confiant en Dieu dont la nature est bien-faisante, on marcherait sur les eaux sans se submerger. Ne jugez donc pas que le Ly agisse par une impétuosité aveugle à cause des maux qui vous arrivent. Il laisse à vôtre industrie éclairée par la connoissance des loix générales à vous garentir de ceux de la vie présente ; & il nous envoyé pour nous apprendre ce qui est nécessaire pour éviter ceux de la vie future, qui sont certainement bien plus à craindre. Il est infiniment bon, il est naturellement bien-faisant : il fait même à ses créatures, je ne crains point de le dire, tout le bien qu'il peut leur faire, mais en agissant comme il doit agir, prenez garde à cette condition, en agissant selon l'ordre immuable de ses attributs : car Dieu aime infiniment plus sa sagesse que son ouvrage. Le bonheur de l'homme n'est pas la fin de Dieu, j'entends sa fin principale, sa dernière fin. Dieu est à lui-même sa fin : sa dernière fin c'est sa gloire ; & lorsqu'il agit, c'est d'agir sélon ce qu'il est, toujours d'une manière qui porte le caractère de ses attributs, car il n'a point d'autre Loi, ou d'autre règle de sa conduite.

Le Chinois. Je vous avoue qu'il est nécessaire que le Ly fâche ce qu'il fait, & même qu'il le veuille ; & je suis assez content de la réponse que vous venez de rendre à l'objection que je vous ai faite. Mais vous supposez toujours que la matière a été créée de rien, ce que je ne croi pas véritable pour deux raisons. La première, c'est qu'il y a contradiction que de rien on puisse faire quelque chose. La deuxième, c'est que je puis affirmer d'une chose, ce que je connois être renfermé dans l'idée que j'en ai. Par exemple je puis assurer qu'un quarré peut-être divisé en deux triangles égaux & semblables, parce que je le conçois clairement, ainsi je puis assurer que l'étendue est éternelle, puisque je la conçois éternelle.

Le Chrétien. Je réponds à vôtre première objection, qu'il est vrai que Dieu même ne peut pas de rien faire quelque chose en ce sens, que le rien soit la baze ou le sujet de l'ouvrage, ou que l'ouvrage soit formé ou composé de rien : car il y aurait une contradiction manifeste. L'ouvrage serait & ne serait pas en même-tems, ce qui seul fait la contradiction. Mais que l'Etre infiniment parfait & par conséquent tout puissant ; car la toute-puissance est renfermée dans l'idée de l'Etre infiniment parfait, veuille & produise par conséquent les Etres dont les idées ou les modèles sont renfermées dans son essence qu'il connoît parfaitement ; il n'y a en cela nulle contradiction : car le néant & l'Etre peuvent se succeder l'un à l'autre. Dieu voit en lui-même l'idée de l'étendue : il peut donc vouloir en produire. S'il le veut, & que cependant elle ne soit pas produite, il n'est pas tout-puissant, ny par conséquent infiniment parfait. Niez donc l'existence d'un Etre infiniment parfait, ou avouez qu'il a pu créer la matière, & même que lui seul l'a créée, puisqu'il la meut, & l'arrange dans l'ordre que nous admirons. Car étant infiniment parfait, indépendant, ne tirant ses connoissances que de lui-même, & sçachant même de toute éternité tout ce qu'il sçait devoir arriver, s'il n'avoit pas fait la matière, il ne sçauroit pas seulement les changemens qui lui arrivent, ny même si elle existe.

Le Chinois. Je vous avoue que je ne comprens pas le moindre rapport entre la volonté de vôtre Dieu, & l'existence d'un fêtu.

Le Chrétien. Hé bien qu'en voulez vous conclure, que l'Etre infiniment parfait ne peut pas créer un fêtu ? Niez donc qu'il y ait un être infiniment parfait : ou plutôt avouez qu'il y a bien des choses que ny vous ny moy ne pouvons comprendre. Mais de bonne-foi concevez-vous clairement quelque rapport entre l'action de vôtre Ly quelle qu'elle puisse être, ou entre sa volonté, (si maintenant vous convenez qu'il ne fait rien sans le sçavoir & le vouloir faire), & le mouvement d'un fêtu. Pour moi je vous avoue aussi mon ignorance : je ne voi nul rapport entre une volonté & le mouvement d'un corps. Le vrai Ly m'a formé deux yeux d'une structure merveilleuse, & proportionnée à l'action de la lumière. Dés que je les ouvre, j'ai malgré moi diverses perceptions de divers objets, chacun d'une certaine grandeur couleur, figure & le reste. Qui fait tout cela en moi & dans tous les hommes ? C'est un être infiniment intelligent & tout-puissant. Il le fait parce qu'il le veut. Mais quel rapport entre la volonté de l'Etre souverain & le moindre de ces effets ? Je ne le voi pas clairement ce rapport : mais je le conclus de l'idée que j'ai de cet être. Je sçai que les volontez d'un être tout-puissant doivent nécessairement être èficaces, jusqu'à faire tout ce qui ne renferme point de contradiction. Quand je verrai Dieu tel qu'il est, ce que ma religion me fait esperer, je comprendrai clairement en quoi consiste l'efficace de ses volontez. Ce que je conçois maintenant, c'est qu'il y a contradiction que vôtre Ly puisse mouvoir un fêtu par son éficace propre si l'existence de ce fêtu n'est l'effet de la volonté du vrai Ly. Car si Dieu veut & crée par conséquent ou conserve ce fêtu en tel lieu, & il ne peut le créer qu'il ne le crée dans quelque endroit, il sera où il le veut & jamais autre part. C'est qu'il n'y a que celui dont la volonté toujours éficace donne l'existence aux corps qui les puisse mouvoir, ou les faire exister fuccessivement en différens lieux.

Le Chinois. Cela est fort bien. Mais que répondez-vous à ma séconde preuve de l'éternité de l'étendue : n'est-elle pas démonstrative ? Ne peut-on pas affirmer ce qu'on conçoit clairement ? Or quand nous pensons à l'étendue, nous la concevons éternelle, nécessaire, infinie. Donc l'étendue n'est point faite : elle est éternelle, nécessaire, infinie.

Le Chrétien. Oui sans doute, l'étendue, celle que vous appercevez immédiatement & directement, l'étendue intelligible est éternelle, nécessaire, infime. Car c'est l'idée ou l'archetipe de l'étendue créée, que nous appercevons immédiatement : & cette idée est l'essence éternelle de Dieu même, entant que relative à l'étendue matérielle, ou entant que représentative de l'étendue dont cet univers est composé. Cette idée n'est point faite, elle est éternelle. Mais l'étendue dont il est question, celle dont cette idée est le modèle, est créée dans le tems par la volonté du Tout-puissant. Est-ce que vous confondez encore les idées des corps avec les corps mêmes. De l'existence de l'idée | qu'on apperçoit d'un Palais magnifique, en peut-on conclure l'existence de ce Palais ?
Cette proposition est véritable : on peut affirmer d'une chose, ce que l'on conçoit clairement être renfermé dans l'idée de cette chose. La raison en est que les êtres sont nécessairement conformes aux idées de celui qui les a faits, & que l'on voit dans l'essence de celui qui les a créez, les mêmes idées sur lesquelles il les a créez. Car si nous les voyions ailleurs, ces idées, si nous les voyions par exemple chacun de nous dans les modifications de nôtre propre substance ; comme Dieu n'a pas fait le monde sur mes idées, mais sur les siennes, je ne pourrais pas affirmer d'aucun être ce que je verrois clairement être renfermé dans l'idée que j'en aurais. Mais de l'idée qu'on a des êtres, on ne peut conclure l'existence actuelle de ces êtres. De l'idée éternelle, nécessaire, infinie de l'étendue, on ne peut en conclure qu'il y a une autre étendue nécessaire, éternelle, infinie, on n'en peut pas même conclure qu'il y ait aucun corps. L'Etre infiniment parfait voit dans don Eddence une infinité de mondes possibles de différens genres, dont nous n'avons nulle idée, parce que nous ne connoissons pas toutes les manières dont son essence peut être participée ou imparfaitement imitée ; en peut-on conclure que tous les modèles de ces mondes sont exécutez ? Il est donc évident que de l'existence nécessaire des idées, on n'en peut point conclure l'existence nécessaire des êtres, dont ces idées sont les modèles : on peut seulement dans les idées des êtres en découvrir les proprietez ; parce que ces êtres ont été faits par celui-là même en qui nous voyons leurs idées.

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Malebranche, Nicolas  (Paris 1638-1715 Paris) : Philosoph, Oratorianer

Subjects

Philosophy : Europe : France / Religion : Christianity

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# Year Bibliographical Data Type / Abbreviation Linked Data
1 1708 Malebranche, Nicolas. Entretien d'un philosophe chrétien et d'un philosophe chinois, sur l'existance & la nature de Dieu. (Paris : Michel David, 1708). = Publié par André Robinet. T. 15. (Paris : J. Vrin, 1958). (Bibliothèque des textes philosophiques).
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9619459b.
Publication / Male1