Malebranche, Nicolas. Entretien d'un philosophe chrétien et d'un philosophe chinois [ID D1799].
Le Chinois. Quel est ce Seigneur du ciel, que vous venez de si loin nous annoncer ? Nous ne le connoissons point, & nous ne voulons croire que ce que l'évidence nous oblige à croire. Voilà pourquoi nous ne recevons que la matière & le Ly cette fouveraine Vérité, Sagesse, Justice, qui subsiste éternellement dans la matière, qui la forme & la range dans ce bel ordre que nous voyons, & qui éclaire aussi cette portion de matière épurée & organisée, dont nous sommes composez. Car c'est necessairement dans cette souveraine Vérité, à laquelle tous les hommes sont unis, les uns plus les autres moins, qu'ils voient les veritez & les loix éternelles, qui font le lien de toutes les societez.
Le Chrétien. Le Dieu, que nous vous annonçons est celui-là même dont l'idée est gravée en vous, & dans tous les hommes. Mais faute d'y faire assez d'attention, ils ne la reconoissent point telle qu'elle est, & ils la défigurent étrangement. Voilà pourquoi Dieu, pour nous renouveller son idée, nous a déclaré par son Prophète, qu'il est celui qui est ; c'est-à-dire, l'Etre qui renferme dans son essence tout ce qu'il y a de realité ou de perfection dans tous les êtres, l'Etre infini en tout sens, en un mot l'Etre.
Lorsque nous nommons Seigneur du ciel le Dieu, que nous adorons, vous vous imaginez que nous le concevons seulement comme un grand & puissant Empereur. Vôtre Ly, vôtre
souveraine justice, approche infiniment plus de l'idée de nôtre Dieu, que celle de ce puissant Empereur. Détrompez-vous sur nôtre doctrine. Je vous le répète, nôtre Dieu c'est celui qui est, c'est l'Etre infiniment parfait, c'est l'Etre. Ce Roi du ciel que vous regardez comme nôtre Dieu, ne seroit qu'un tel être, qu'un être particulier, qu'un être fini. Nôtre Dieu c'est l'Etre sans aucune restriction ou limitation. Il renferme en lui-même d'une manière incompréhensible à tout esprit fini, toutes les perfections, tout ce qu'il y a de réalité véritable dans tous les êtres & créez & possibles. Il renferme en lui ce qu'il y a même de realité ou de perfection dans la matière, le dernier & le plus imparfait des êtres ; mais sans son imperfection, sa limitation, son néant ; car il n'y a point de néant dans l'Etre, de limitation dans l'infini en tout genre. Ma main n'est pas ma tête, ma chaise, ma chambre, ni mon esprit ni le vôtre. Elle renferme pour ainsi dire, une infinité de néants, les néants de tout ce qu'elle n'est point. Mais dans l'Etre infiniment parfait il n'y a point de néant. Nôtre Dieu est tout ce qu'il est partout où il est, & il est par-tout. Ne vous efforcez pas de comprendre comment cela est ainsi. Car vous êtes fini, & les attributs de l'infini ne seroient point ses attributs, si un esprit fini les pouvoit comprendre. On peut démontrer que cela est ainsi : mais on ne peut pas expliquer comment cela est : on peut seulement prouver que cela doit être incompréhensible & inexplicable à tout esprit fini.
Le Chinois. Je conviens que l'idée que vous me donnez de vôtre Dieu, est la plus excellente de toutes, car il n'y a rien de plus grand que l'infini en toutes manières. Mais nous nions que cet infini existe. C'est une fiction, une imagination sans réalité.
Le Chrétien. Vous soûtenez & avec raison, qu'il y a une souveraine règle & une souveraine vérité, qui éclaire tous les hommes, & qui met ce bel ordre dans l'univers. Si l'on vous disoit que cette souveraine vérité n'est qu'une fiction de vôtre esprit, comment en prouveriez-vous l'existence ? Certainement la preuve de son existence n'est qu'une suite de celle de l'Etre infiniment parfait. Vous le verrez bientôt. Voici cependant une démonstration fort simple & fort naturelle de l'existence de Dieu, & la plus simple de toutes celles que je pourrais vous donner.
Penser à rien & ne point penser, appercevoir rien & ne point appercevoir, c'est la même chose. Donc tout ce que l'esprit apperçoit immédiatement & directement, est quelque chose ou existe : je dis immédiatement & directement, prenez-y garde. Car je sçai bien, par exemple, que quand on dort, & même en bien des rencontres quand on veille, on pense à des choses qui ne font point. Mais ce ne sont point alors ces choses-là qui font l'objet immédiat & direct de nôtre esprit. L'objet immédiat de nôtre esprit, même dans nos songes, est très-réel. Car si cet objet n'étoit rien, il n'y aurait point de différence dans nos songes ; car il n'y a point de différence entre des riens. Donc encore un coup, tout ce que l'esprit apperçoit immédiatement, est réellement. Or je pense à l'infini, j'apperçois immédiatement & directement l'infini. Donc il est. Car s'il n'étoit point, en l'appercevant, je n'appercevrois rien, donc je n'appercevrois point. Ainsi en même tems j'appercevrois & je n'appercevrois point, ce qui est une contradiction manifeste.
Le Chinois. J'avoue que si l'objet immédiat de vôtre esprit étoit l'infini, quand vous y pensez il faudrait nécessairement qu'il existât : mais alors l'objet immédiat de vôtre esprit n'est que vôtre esprit même. Je veux dire, que vous n'appercevez l'infini, que parce que cette portion de matière organisée & subtilisée, que vous appeliez esprit, vous le représente : ainfi il ne s'enfuit point que l'infini existe absolument & hors de nous, de ce que nous y pensons.
Le Chrétien. On pourrait apparamment vous faire la même réponse à l'égard du Ly ou de la souveraine vérité que vous recevez pour le prémier de vos principes : mais ce ne seroit vous répondre qu'indirectement. Prenez donc garde je vous prie. Cette portion de matière organisée & subtilisée que vous appellez esprit, est réellement finie. On ne peut donc, en la voyant immédiatement, voir l'infini. Certainement où il n'y a que deux realitez, on ne peut en appercevoir quatre. Car il y auroit deux réalitez que l'on appercevroit, & qui néanmoins ne seroient point. Or ce qui n'est point, ne peut être apperçû. Appercevoir rien & ne point appercevoir, c'est la même choie. Il est donc évident que dans une portion de matière finie ou dans un esprit fini, on ne peut y trouver assez de realité pour y voir l'infini. Faites attention à ceci. L'idée que vous avez seulement de l'espace n'est-elle pas infinie ? Celle que vous avez des deux est bien vaste : mais ne tentez-vous pas en vous-même, que l'idée de l'espace la surpasse infiniment ? Ne vous répond-elle pas, cette idée, que quelque mouvement que vous donniez à vôtre esprit pour la parcourir, vous ne l'épuiserez jamais, parce qu'en effet elle n'a point de bornes. Mais si vôtre esprit, vôtre propre substance ne renferme point assez de réalité pour y découvrir l'infini en étendue, un tel infini, un infini particulier ; comment y pourriez-vous voir l'infini en tout genre d'être, l'Etre infiniment parfait, en un mot l'Etre. Je pourrais vous demander comment la matière subtilisée tant qu'il vous plaira, peut représenter ce qu'elle n'est pas ? comment des organes particuliers & sujets au changement, peuvent ou voir, ou se représenter des véritez & des loix éternelles, immuables, & communes à tous les hommes ; car vos opinions me paroissent des paradoxes insoûtenables ?
Le Chinois. Vôtre raisonnement paraît juste, mais il n'est pas solide, car il est contraire à l'expérience. Ne sçavez-vous pas qu'un petit tableau peut nous représenter de grandes campagnes, un grand & magnifique Palais. Il n'est donc pas nécessaire que ce qui représente, contienne en foi toute la réalité qu'il représente.
Le Chrétien. Un petit tableau peut nous représenter de grandes campagnes : un simple discours, une description d'un Palais peut nous le représenter. Mais ce n'est ni le tableau ni le discours qui est l'objet immédiat de l'esprit, qui voit des Palais ou des campagnes. Les Palais mêmes matériels, que nous regardons, ne sont point l'objet immédiat de l'esprit qui les voit : c'est l'idée des Palais : c'est ce qui touche ou qui affecte actuellement l'esprit, qui est son objet immédiat. Il est certain qu'un tableau ne représente des campagnes, que parce qu'il refléchit la lumière, qui entrant dans nos yeux, & ébranlant le nerf optique, & par lui le cerveau, de même que le feraient des campagnes, en excite en conséquence des loix naturelles de l'union de l'âme & du corps, les idées qui seules représentent véritablement les objets, qui seules font l'objet immédiat de l'esprit. Car vous devez sçavoir qu'on ne voit point les objets matériels en eux-mêmes. On ne les voit point immédiatement & directement, puisqu'on en voit souvent qui ne sont point. C'est une vérité qu'on peut démontrer en cent manières.
Le Chinois. Je le veux. Mais on vous dira que c'est dans le Ly que nous voyons toutes choses. Car c'est lui qui est nôtre lumière. C'est la souveraine vérité, aussi bien que l'ordre & la règle. C'est en lui que je vois les cieux, & que j'apperçois ces espaces infinis qui font au-dessus des cieux que je vois.
Le Chrétien. Comment dans le Ly ? Reprenez le principe. Appercevoir le néant & ne point appercevoir, c'est la même chose. Donc on ne peut appercevoir cent réalitez où il n'y en a que dix : car il y en auroit quatre-vingt dix qui n'étant point ne pourraient être apperçûës. Donc on ne peut appercevoir dans le Ly toutes choses, s'il ne contient éminemment tous les êtres : si le Ly n'est l'Etre infiniment parfait, qui est le Dieu que nous adorons. C'est en lui que nous pouvons voir le ciel & ces espaces infinis que nous sentons bien ne pouvoir épuiser, parce qu'en effet il en renferme en lui la réalité. Mais rien de fini ne contenant l'infini ; de cela seul que nous appercevons l'infini, il faut qu'il soit. Tout cela est fondé sur ce principe si évident & si fimple, que le néant ne peut être directement apperçû, & qu'appercevoir rien & ne point appercevoir, c'est la même choie.
Le Chinois. Je vous avoue de bonne foi que je n'ai rien à répliquer à vôtre démonstration de l'existence de l'Etre infini. Cependant je n'en suis point convaincu. Il me semble toujours que quand je pense à l'infini, je ne pense à rien.
Le Chrétien. Mais comment à rien ? Quand vous pensez à un pied d'étendue ou de matière, vous pensez à quelque chose. Quand vous en appercevez cent ou mille, assurément ce que vous appercevez a cent ou mille fois plus de réalité. Augmentez encore jusqu'à l'infini, & vous concevrez sans peine que qui pense à l'infini, est infiniment éloigné de penser à rien, puisque ce à quoi vous penseriez est plus grand que tout ce à quoi vous aviez pensé. Mais voici ce que c'est. La perception, dont l'infini vous touche, est si légère que vous comptez pour rien ce qui vous touche si légèrement. Je m'explique.
Lors qu'une épine vous pique, l'idée de l'épine produit dans vôtre âme une perception sensible, qu'on appelle douleur. Lorsque vous regardez l'étendue de vôtre chambre, son idée produit dans vôtre âme une perception moins vive, qu'on appelle couleur. Mais lorsque vous regardez dans les airs, la perception que ces espaces, ou plutôt que l'idée de ces espaces produit en vous, n'a plus, ou presque plus de vivacité. Enfin quand vous fermez les yeux, l'idée des espaces immenses que vous concevez alors, ne vous touche plus que d'une perception purement intellectuelle. Mais, je vous prie, faut-il juger de la réalité des idées par la vivacité des perceptions qu'elles produisent en vous ? Si cela est, il faudra croire qu'il y a plus de réalité dans la pointe d'une épine qui nous pique, dans un charbon qui nous brûle, ou dans leurs idées, que dans l'univers entier, ou dans son idée. Il faut assurément juger de la réalité des idées, par ce qu'on voit qu'elles renferment. Les enfans croyent que l'air n'est rien, parce que la perception qu'ils en ont n'est pas sensible. Mais les Philosophes sçavetit bien qu'il y a autant de matière dans un pied cube d'air, que dans un pied cube de plomb. Il semble au contraire que les idées doivent nous toucher avec d'autant moins de force qu'elles sont plus grandes. Et si le ciel nous paraît si petit en comparaison de ce qu'il est, c'est peut-être que la capacité que nous avons d'appercevoir est trop petite pour avoir une perception vive & sensible de toute sa grandeur. Car il est certain que plus nos perceptions sont vives, plus elles partagent nôtre esprit, & remplissent davantage la capacité que nous avons d'appercevoir ou de penser : capacité qui certainement a des bornes fort étroites. L'idée de l'infini en étendue, renferme donc plus de réalité que celle des cieux ; & l'idée de l'infini en tous genres d'êtres, celle qui répond à ce mot l'Etre, l'Etre infiniment parfait en contient encore infiniment davantage, quoique la perception dont cette idée nous touche soit la plus légère de toutes ; d'autant plus légère qu'elle est plus vaste, & par conséquent infiniment légère, parce qu'elle est infinie.
Afin que vous compreniez mieux tout ceci, la réalité & l'efficacité des idées ; il est bon que vous fassiez beaucoup de réflexion sur deux véritez. La première, qu'on ne voit point les objets en eux-mêmes, & qu'on ne sent point même son propre corps en lui-même, mais par son idée. La féconde, qu'une même idée peut nous toucher de perceptions toutes différentes.
La preuve qu'on ne voit point les objets en eux-mêmes, est évidente : car on en voit souvent qui n'existent point au dehors, comme lors qu'on dort, ou que le cerveau est trop échauffé par quelque maladie. Ce qu'on voit alors n'est certainement pas l'objet, puisque l'objet n'est point, & que le néant n'est pas visible : car voir rien & ne point voir, c'est la même chose. C'est donc par l'action des idées sur nôtre esprit que nous voyons les objets. C'est aussi par l'action des idées que nous sentons nôtre propre corps. Car il y a mille expériences que des gens à qui on a coupé le bras, sentent encore long-temps après que la main leur fait mal. Certainement la main qui les touche alors, & qui les affecte d'un sentiment de douleur, n'est pas celle qu'on leur a coupée. Ce ne peut donc être que l'idée de la main, en conséquence des ébranlemens du cerveau, semblables à ceux que l'on a, quand on nous blesse la main. C'est qu'en effet la matière dont nôtre corps est composé, ne peut agir sur nôtre esprit, il n'y a que celui qui lui est superieur, & qui l'a créé, qui le puisse par l'idée du corps, c'est-à-dire par son essence même, entant qu'elle est représentative de l'étendue ; ce que je vous expliquerai dans son tems.
Il est encore certain qu'une même idée peut toucher nôtre âme de perceptions toutes différentes. Car si vôtre main étoit dans de l'eau trop chaude, & qu'en même tems vous y eussiez la goûte, & de plus que vous la regardassiez, l'idée de la même main vous toucheroit de trois sentimens différens, douleur, chaleur, couleur. Ainsi il ne faut pas juger que l'idée que l'on a, quand on pense à l'étendue les yeux fermez, soit différente de celle qu'on a, quand on les ouvre au milieu d'une campagne : ce n'est que la même idée de l'étendue qui nous touche de différentes perceptions. Quand vos yeux sont fermez, vous n'avez qu'une perception tres-foible ou de pure intellection, & toujours la même des diverses parties idéales de l'étendue. Mais quand ils sont ouverts, vous avez diverses perceptions sensibles, qui sont diverses couleurs, lesquelles vous portent à juger de l'existence & de la variété des corps, parce que l'opération de Dieu en vous n'étant pas sensible, vous attribuez aux objets que vous n'appercevez point en eux-mêmes, toute la realité que leurs idées vous représentent. Or tout cela le fait en conséquence des loix générales de l'union de l'âme & du corps. Mais il faudrait faire une trop longue digression pour vous expliquer le détail de tout ceci.
Revenons à nôtre sujet, que ce que je viens de dire peut d'autant plus éclaircir, que vous y ferez plus de réflexion. Croyez-vous encore que penser à l'infini, c'est ne penser à rien, c'est ne rien appercevoir ?
Le Chinois. Je suis bien convaincu que quand je pense à l'infini, je suis tres-éloigné de penser à rien. Mais alors je ne pense point à un tel être, à un être particulier & déterminé. Or le Dieu que vous adorez n'est-ce pas un tel être, un être particulier ?
Le Chrétien. Le Dieu que nous adorons n'est point un tel être en ce sens, que son essence soit bornée : il est bien plutôt tout être. Mais il est un tel Être en ce sens, qu'il est le seul Etre qui renferme dans la simplicité de son essence, tout ce qu'il y a de réalité ou de perfection dans tous les êtres, qui ne sont que des participations, (je ne dis pas des parties) infiniment limitées, que des imitations infiniment imparfaites de son essence. Car c'est une propriété de l'Etre infini d'être un, & en un sens toutes choses : c'est-à-dire parfaitement simple, sans aucune composition de parties, de réalitez, de perfections, & imitable ou imparfaitement participable en une infinité de manières par differens êtres.
C'est ce que tout esprit fini ne sçau roit clairement comprendre : mais c'est ce qu'un esprit, quoique fini, peut clairement déduire de l'idée de l'Etre infiniment parfait. Est-ce que vous-même vous croïez que vôtre Ly, vôtre souveraine sagesse, règle, vérité, soit un compote de plusieurs réalitez différentes, de toutes les idées différentes qu'elle vous découvre : car j'ai oui dire que la plupart de vos Docteurs croyent que c'est dans le Ly que vous voyez tout ce que vous voyez.
Le Chinois. Nous trouvons dans le Ly bien des choses que nous ne pouvons comprendre, entr'autre l'alliance de sa simplicité avec sa multiplicité. Mais nous semmes certains qu'il y a une sagesse, & une règle souveraine qui nous éclaire, & qui règle tout. Vous mettez apparemment en vôtre Dieu cette sagesse, & nous croyons qu'elle subsiste dans la matière : elle existe certainement la matière : mais jusqu'à present nous n'avons point été convaincus de l'existence de vôtre Dieu. Il est vrai que la preuve que vous venez de me donner de son existence est fort simple, & telle que je ne sçai maintenant qu'y répliquer : mais elle est si abstraite qu'elle ne me convainc pas tout-à-fait. N'en auriez-vous point de plus sensible ?
Le Chrétien. Je vous en donnerai tant qu'il vous plaira. Car il n'y a rien de visible dans le monde que Dieu a créé, d'où on ne puisse s'élever à la connoissance du Créateur, pourvu qu'on raisonne juste. Et certainement je vous convaincrai de son existence, pourvu que vous observiez cette condition, prenez-y garde, de me suivre, & de ne me rien répliquer que vous ne le conceviez distinctement.
Lorsque vous ouvrez les yeux au milieu d'une campagne, dans l'instant même que vous les ouvrez, vous découvrez un très-grand nombre d'objets, chacun sélon sa grandeur, sa figure, son mouvement ou son repos, sa proximité ou son éloignement, & vous découvrez tous ces objets par des perceptions de couleurs toutes différentes. Cherchons quelle est la cause de ces perceptions si promptes que nous avons de tant d'objets. Cette cause ne peut être, ou que ces mêmes objets, & les organes de nôtre corps qui en reçoivent l'impression, ou nôtre âme, si vous la distinguez maintenant de ces organes, ou le Ly, ou le Dieu que nous adorons, & que nous croyons agir sans cesse en nous à l'occafion des impressions des objets sur nôtre corps.
1. Je crois que vous convenez que les objets ne sont que refléchir la lumière vers nos yeux. 2. Comme je suppose que vous sçavez comment sont faits les yeux, je crois que vous convenez encore, qu'ils ne font que rassembler les rayons qui sont réfléchis de chaque point des objets, en autant de points sur le nerf optique, où se trouve le foyer des humeurs transparentes de l'œil. Or il est évident que cette réunion des rayons ne fait qu'ébranler les fibres de ce nerf, & par lui les parties du cerveau où ces nerfs aboutissent, & aussi les esprits animaux où ces petits corps, qui peuvent être entre ces fibres. Or jusques ici il n'y a point de sentiment, ni aucune perception d'objets.
Le Chinois. C'est ce que nos Docteurs vous nieront. Car ce que nous appelions esprit ou âme, n'est selon eux, que de la matière organisée & subtilisée. Les ébranlemens des fibres du cerveau, joints avec les mouvemens de ces petits corps, ou de ces esprits animaux, sont la même choie que nos perceptions, nos jugemens, nos raisonnemens, en un mot sont la même chose que nos diverses pensées.
Le Chrétien. Me voilà arrêté tout court : mais c'est que vous manquez à la condition prescrite. Vous me répliquez ce que vous ne concevez point clairement : car je conçois clairement tout le contraire. Je conçois clairement par l'idée de l'étendue ou de la matière, qu'elle est capable de figures & de mouvemens, de rapports de distance ou permanens ou successifs, & rien davantage ; & je ne dis que ce que je conçois clairement. Je trouve même qu'il y a moins de rapport entre le mouvement des petits corps, l'ébranlement des fibres de nôtre cerveau, & nos pensées, qu'entre le quarré & le cercle, que personne ne prit jamais l'un pour l'autre. Car le quarré & le cercle conviennent du moins en ce qu'ils sont l'un & l'autre des modifications d'une même substance : mais les divers ébranlemens du cerveau & des esprits animaux, qui font des modifications de la matière, ne conviennent en rien avec les pensées de l'esprit, qui sont certainement des modifications d'une autre substance.
J'appelle une substance ce que nous pouvons appercevoir seul, sans penser à autre chose, & modification de substance ou manière d'être ce que nous ne pouvons pas appercevoir seul. Ainsi je dis que la matière ou l'étendue créée est une substance, parce que je puis penser à de l'étendue, sans penser à autre chose ; & je dis que les figures, que la rondeur par exemple, n'est qu'une modification de substance ; parce que nous ne pouvons pas penser à la rondeur sans penser à l'étendue, car la rondeur n'est que l'étendue même de telle façon. Or comme nous pouvons avoir de la joye, de la tristesse, du plaisir, de la douleur, sans penser à l'étendue ; comme nous pouvons appercevoir, juger, raisonner, craindre, esperer, hair, aimer, sans penser à l'étendue, je veux dire sans appercevoir de l'étendue, non dans les objets de nos perceptions, objets qui peuvent avoir de l'étendue, mais dans les perceptions mêmes de ces objets.
Il est clair que nos perceptions ne sont pas des modifications de nôtre cerveau, qui n'est que de l'étendue diversement configurée, mais uniquement de nôtre esprit, substance seule capable de penser. Il est vrai néanmoins que nous pensons presque toujours en conséquence de ce qui se passe dans nôtre cerveau, d'où on peut conclure, que nôtre esprit lui est uni, mais nullement que nôtre esprit & nôtre cerveau ne soient qu'une même & unique substance. De bonne foy concevez-vous clairement, que les divers arangemens & mouvemens des corps petits ou grands soient diverses pensées ou divers sentimens ? si vous le concevez clairement, dites-moi en quel arangement de fibres du cerveau consiste la joye ou la tristesse, ou tel autre sentiment qu'il vous plaira ?
Le Chinois. J'avoue que je ne le conçois pas clairement. Mais il faut bien que cela soit ainsi, & que nos perceptions ne soient que des modifications de la matière. Car par exemple, dés qu'une épine nous pique le doigt, nous sentons de la douleur, & nous la sentons dans le doigt piqué ; marque certaine que la douleur n'est que la piquûre, & que la douleur n'est que dans le doigt.
Le Chrétien. Je n'en conviens pas. Comme l'épine est pointue, je conviens qu'elle fait un trou dans le doigt ; car je le conçois clairement, puisqu'une étendue est impénétrable à toute autre étendue. Il y a contradiction que deux ne soient qu'un : ainsi il n'est pas possible que deux pieds cubes d'étendue n'en fassent qu'un. L’épine qui pique le doigt y fait donc nécessairement un trou. Mais que le trou du doigt soit la même chose que la douleur que l'on souffre, & que cette douleur soit dans le doigt piqué, ou une modification du doigt, je n'en conviens pas. Car on doit juger que deux choses sont différentes, quand on en a des idées différentes, quand on peut penser à l'une sans penser à l'autre. Un trou dans un doigt n'est donc pas la même chose que la douleur. Et la douleur n'est pas dans le doigt, ou une modification du doigt. Car l'expérience apprend que le doigt fait mal à ceux-mèmes à qui on a coupé le bras, & qui n'ont plus de doigt. Ce ne peut donc être, comme je vous l'ai déjà dit, que l'idée du doigt qui modifie d'un fentiment de douleur nôtre âme, c'est-à-dire, cette substance de l'homme capable de sentir. Or cela arrive en conséquence des loix générales de l'union de l'âme & du corps que le Créateur a établies, afin que nous retirions la main, & que nous conservions le corps qu'il nous a donné. Je ne m'explique pas davantage : car la condition que j'ai supposée, est que vous ne devez me répliquez que ce que vous concevez clairement. Je vous prie de vous en souvenir.
Le Chinois. Hé bien. Que la matière soit ou ne soit pas capable de penser, on vous répondra que ce qui est en nous capable de penser, que nôtre âme sera la vraie cause de toutes ces perceptions différentes que nous avons des objets, lorsque nous ouvrons les yeux au milieu d'une campagne. On vous dira que de la connoissance que l'âme a des diverses projections ou images que les objets tracent sur le nerf optique, elle en forme cette variété de perceptions & de sentimens. Cela me paraît assez vraisemblable.
Le Chrétien. Cela peut paraître vraisemblable, mais certainement cela n'est pas vrai. Car 1. il n'est pas vrai que l'âme connoisse qu'il se fait telles & telles projections sur le nerf optique : elle ne sçait pas même comment l'oeil est fait, & s'il est tapissé du nerf optique. 2. Supposé qu'elle connut tout cela, comme elle ne sçait ni l'Optique ni la Géométrie, elle ne pourroit de la connoissance des projections des objets dans tes yeux, en conclure ni leur figure, ni leur grandeur : leur figure, parce que la projection d'un cercle, par exemple, n'est jamais un cercle, excepté dans un seul cas ; leur grandeur, parce qu'elle n'est pas proportionnée à celle des projections, lors qu'ils ne sont pas dans une égale distance. 3. Suposé qu'elle sçut parfaitement l'Optique & la Géométrie, elle ne pourroit pas dans le même instant qu'elle ouvre les yeux, avoir tiré ce nombre comme infini de conséquences, toutes nécessaires pour placer tous ces objets dans leur distance, & leur attribuer leurs figures, sans compter cette variété surprenante de couleurs dont on les voit comme couverts ; tout cela aujourd'hui comme hier, sans erreur ou avec les mêmes erreurs, & convenir en cela avec un grand nombre d'autres perfonnes. 4. Nous avons sentiment intérieur que toutes nos perceptions des objets se sont en nous sans nous, & même malgré nous, lorsque nos yeux sont ouverts & que nous les regardons. Je sçai par exemple, que quand le soleil touche l'horison, il n'est pas plus grand que quand 'il est dans nôtre méridien, & même que la projection qui s'en trace sur mon nerf optique, est quelque peu plus petite ; & cependant malgré mes connoissances je le vois plus grand. Je croi qu'il est au moins un million de fois plus grand que la terre, & je le vois sans comparaison plus petit. Si je me promène d'Occident en Orient en regardant la lune, je voi qu'elle avance du même côté que moi ; & je sçai cependant qu'elle se va coucher à l'Occident. Je sçai que la hauteur de l'image qui se peint dans mon œil, d'un homme qui est à dix pas de moi, diminue de la moitié quand il s'est approché à cinq ; & cependant je le voi de la même grandeur : & tout cela indépendamment de la connoissance des raisons sur lesquelles sont réglées les perceptions que nous avons de tous ces objets : car bien des gens, qui apperçoivent les objets mieux que ceux qui sçavent l'Optique, ne les sçavent pas, ces raisons. Il est donc évident que ce n'est point l'âme qui se donne cette variété de perceptions qu'elle a des objets, dés qu'elle ouvre les yeux au milieu d'une campagne.
Le Chinois. Je l'avoue, il faut nécessairement que ce soit le Ly.
Le Chrétien. Oui sans doute, si par le Ly vous entendez un Etre infiniment puissant, intelligent, agissant toujours d'une manière uniforme, en un mot l'Etre infiniment parfait. Remarquez sur-tout deux choses. La première, qu'il est nécessaire que la cause de toutes les perceptions que nous avons des objets, doit sçavoir parfaitement la Géométrie & l'Optique, comment les yeux & les membres du corps de tous les hommes sont composez, & les divers changemens qui s'y passent à chaque instant, j'entens du moins ceux sur lesquels il est nécessaire de régler nos perceptions. 2. Que cette cause raisonne si juste & si promptement, qu'on voit bien qu'elle est infiniment intelligente, qualité que vous réfutez au Ly, & qu'elle découvre de simple vue les conséquences les plus éloignées des principes, sélon lesquels elle agit sans cette dans tous les hommes & en un instant.
Pour vous faire concevoir plus distinctement ce que je pense sur cela, je dis que supposé que ce soit moi-même qui me donne la perception de la distance d'un objet, qui scroit feusement à trois ou quatre pieds de moi, il est nécessaire que je sçache la Géométrie, comment mes yeux sont composez, & les changemens qui s'y passent, & que je raisonne ainsi. Par la connoissance que j'ai de mes yeux, je sçai la distance qui est entre eux. Je sçai aussi par leur situation, les deux angles que leurs axes qui concourent au même point de l'objet, sont avec la distance de mes yeux. Voilà donc trois choses connues dans un triangle, sa base & deux angles. Donc la perpendiculaire tirée du point de l'objet sur le milieu de la distance qui est entre mes yeux, laquelle marque l'éloignement de l'objet qui m'est directement opposé, peut être connue par la connoissance que j'ai de la Géométrie. Car cette science m'apprend qu'un triangle est déterminé quand un côté est donné avec deux angles & que dé-là on en peut déduire ce que je cherche. Mais si je me fermois un œil, comme il n'y auroit plus que deux choses connues, la distance des yeux & un angle, le triangle serait indéterminé, & par conséquent je ne pourrais plus par ce moyen appercevoir la distance de l'objet. Je pourrais la connoître par un autre, mais moins exactement, comme par celui-ci. Par la connoissance supposée que j'ai de ce qui se passe dans mes yeux, je connois la grandeur de l'image qui se peint dans le fonds de mon œil. Or l'Optique m'apprend que plus les objets sont éloignez, plus leurs images ou leurs projections sont petites. Donc par la grandeur de l'image, je dois juger que l'objet, dont je sçai d'ailleurs à peu prés la grandeur ordinaire, est aussi à peu prés à telle distance. Mais ce moyen n'étant pas si exact, il faut que je me serve de mes deux yeux, pour connoître plus exactement la distance de l'objet. De même lors qu'un homme s'approche de moi, je juge par les moyens précedens ou d'autres semblables, que la distance de lui à moi diminue : mais comme par la connoissance que j'ai de ce qui se passe dans mes yeux, je sçai que la projection qui s'en trace dans le fond de mes yeux, augmente à proportion qu'il est plus proche ; & que l'Optique m'apprend, que les hauteurs des images des objets sont en raison réciproque de leurs distances, je juge avec raison que je dois me donner de cet homme une perception de grandeur toujours égale, quoique son image diminue sans cesse sur mon nerf optique. Quand je regarde un objet & que la projection qui s'en trace dans le fonds de mon œil, y change sans cesse de place, je dois appercevoir que cet objet est en mouvement. Mais si je marche en même tems que je le regarde, comme je sçai aussi la quantité de mouvement que je me donne, quoique l'image de cet objet change de place dans le fonds de mes yeux, je dois le voir immobile ; si ce n'est que le mouvement que je sçai que je me donne en marchant, ne soit pas proportionné au changement de place que je sçai qu'occupé sur mon nerf optique l'image de cet objet.
Il est évident que si je ne sçavois pas exactement la grandeur des projections qui se tracent sur le nerf optique, la situation & le mouvement de mon corps, & divinement pour ainsi dire l'Optique & la Géométrie ; quand il dépendrait de moi de former en moi les perceptions des objets, je ne pourrais jamais appercevoir la distance, la figure, la situation & le mouvement d'aucun corps. Donc il est nécessaire que la cause de toutes les perceptions que j'ai, lorsque j'ouvre les yeux au milieu d'une campagne, sçache exactement tout cela, puisque toutes nos perceptions ne sont réglées que par-là. Ainsi la règle invariable de nos perceptions, est une Géométrie ou Optique parfaite : & leur cause occasionnelle ou naturelle est uniquement ce qui se passe dans nos yeux, & dans la situation & le mouvement de nôtre corps. Car par exemple, si je suis transporté d'un mouvement si uniforme, comme on l'est quelquefois dans un batteau, que je ne sente point ce mouvement, le rivage me paraîtra se mouvoir. De même si je regarde un objet au travers d'un verre convexe ou concave, qui augmente ou diminue l'image qui s'en trace dans l'œil, je le verrai toujours ou plus grand ou plus petit qu'il n'est : & quoique je sçache d'ailleurs la grandeur de cet objet, je n'en aurai jamais de perception sensible, que proportionnée à l'image qui s'en forme dans les yeux. C'est que le Dieu que nous adorons, le Créateur de nos âmes & de nos corps, pour unir ensemble ces deux substances, dont l'homme est composé, s'est fait une loi générale de nous donner à chaque instant toutes les perceptions des objets sensibles que nous devrions nous donner à nous mêmes, si sçachant parfaitement la Géométrie & l'Optique, & ce qui se passe dans nos yeux & dans le reste de nôtre corps, nous pouvions outre cela, uniquement en conséquence de cette connoissance, agir en nous-mêmes, & y produire toutes nos sensations par rapport à ces objets. En effet, Dieu nous ayant faits pour nous occuper de lui, & de nos devoirs envers lui, il a voulu nous apprendre sans application de nôtre part, par la voie courte & sûre des sensations, tout ce qui nous est nécessaire pour la conservation de la vie ; non seulement la présence & la situation des objets qui nous environnent, mais encore leurs diverses qualitez, soit utiles soit nuisibles.
Faites maintenant une sérieuse attention sur la multitude des sensations que nous avons des objets sensibles, non seulement par la vue, mais par les autres sens : sur la promtitude avec laquelle elles se produisent en nous, sur l'exactitude avec laquelle elles nous avertissent, sur les divers degrez de force ou de vivacité de ces sensations, proportionnez à nos besoins, non-seulement en vous & en moi, mais dans tous les hommes, & cela à chaque instant. Considerez enfin les règles invariables & les loix générales de toutes nos perceptions, & admirez profondément l'intelligence & la puissance infinie du Dieu que nous adorons, l'uniformité de sa conduite, sa bonté pour les hommes, son application à leurs besoins à l'égard de la vie présente. Mais que sa bonté paternelle, que nôtre Religion nous apprend qu'il a pour ses enfans, est au-dessus de celle-ci ! Un ouvrier aime sans doute infiniment davantage son enfant, que son ouvrage.
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