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Macé, Gérard

(Paris 1946-) : Dichter, Photograph, Schriftsteller, Professeur de lettres

Subjects

Art : Photography / Index of Names : Occident / Literature : Occident : France

Chronology Entries (2)

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1 1981 Macé, Gérard. Leçon de chinois [ID D21763].
Quellen :
Chen, Fou. Récits d'une vie fugitive. (Paris : Unesco, 1967 ; Garis : Gallimard, 1977).
Cheng, François. Vide et plain. (Paris : Le Seuil, 1979).
Elisseeff, Danielle ; Elisseeff, Vadime. La civilisation de la Chine classique [ID D6602].
Jaeger, Georgette. Les lettrés chinois : poètes T'ang et leur milieu [ID D24920].
Quignard, Pascal. Un lipogramme d'Appius Claudius. In : Argile ; vol. 18, hiver (1978-1979).
Segalen, Victor. René Leys [ID D3084].
Besoin de Chine. In : Armand Robin multiple et un. In : Plein chant, automne (1979).

C'est la face entière, et non seulement la bouche, qui apprend à prononcer les sons, dont la vibration cesse aussitôt, percutés presque tous entre le palais et les dents – contre l'os et l'ivoire.
Derrière ce masque, c'est la voix qu'il faudrait imiter, au lieu d'un « accent ». Et le visage d'un autre qu'il faudrait apprivoiser.
Premières pages d'écriture. Pour que la main apprenne à reconnaître les caractères. Car c'est elle qui commandera au cerveau.
Défi à l'homme gauche, à l'Européen manchot.
J'apprends à tracer des signes et à prononcer, comme un enfant qui pressent le vieillard en lui, et se souvient du nourrisson. Apprendre le chinois, c'est rééduquer une main morte, en paralysie depuis toujours à l'orient de soi-même. Mais pour réveiller quoi, dans un coin perdu de quel hémisphère ?
Méandres d'un « peu profond ruisseau ».
Quatre tons, plus un ton léger : chacune des quatre cents syllabes est une corde pincée sur cette gamme rudimentaire. Un peu plus haut, un peu plus bas, le cri d'amour est changé en injure, et le chanvre en cheval.
Les mots montent et descendent sur la courte échelle des significations.
Il faudrai apprendre aussi l'intonation qui veut tout dire : ironie, périphrases, fausses questions et sous-entendus... La colère et ses discours, l'allitération et ses ruses.
Ici la corde et l'archet, là-bas la cloche et le gong.
Toute langue est pauvre au commencement, même le chinois. De là vient la saveur de la première leçon : quatre mille ans de « réel réalisé », mais aucune mémoire personnelle.
A quand les souvenirs de ce moi étranger ?
Les mots qui désignent les nombres : cent, mille et un million ici ; bâi (cent), qiân (mille), et wàn (dix mille) en Chine. Pour nous les zéros se comptent par trois, pour les Chinois par quatre. Passer d'une langue à l'autre implique donc une opération de change – qui est aussi une conversion mentale, car il s'agit du « change » de l'espace et du temps.
Entre ciel et terre, c'est-à-dire entre le cercle et le chiffre neuf, la quadrature et le carré.
Tout est quantifiable en Chine : poids, mesures, mérites et démérites. Mais aussi les signes : mille, deux mille, six mille, et le savoir est mesuré comme le reste. Pour devenir lettré, savant, poète ou moine, il suffirait donc d'ouvrir le dictionnaire. Qui, mais à condition d'avoir aussi la connaissance du vide, à l'origine et au coeur de tout. Comme les ancêtres parmi nous, et les démons partout présents.
La Chine est familière des grands nombres. Mais l'immensité mesurable n'est pas encore l'infini. D'où une hiérarchie très précise, et une divinité partout sans nom.
3 e jour du 3e mois : fête du printemps. 5e jour du 5e mois : fête de la 5e lune. 7e jour du 7e mois : fête de la femme. 15e jour du 8 e mois : fête de la mi-automne. 9e jour du 9e mois : fête du double neuf. Les fêtes font partie de cet empire du nombre. Le dictionnaire aussi, dans son principe de classement : d'abord les caractères formés d'un seul trait, puis de deux, puis de trois, puis de quatre... De même autour de la table, où l'on place d'abord la personne dont le nom de famille est composé d'un seul trait, et ainsi de suite, du plus simple au plus compliqué.
Du langage à la table, cosmogonie partout : à partir du moindre élément, on engendre un univers. Comme en peinture, où il suffit d'un unique trait pour séparer le ciel et la terre.
Le boulier dispense les Chinois d'écrire pour effectuer les quatre opérations. Dans un espace asymétrique et restreint (un cadre de bois très ordinaire) des formules dont la valeur est muette glissent sous les doigts d'un maître trop humain, comme les points cardinaux d'un univers encore en mouvement, avant de se loger dans lVendroit prévu où ils serviront de mémoire.
Ainsi, l'écriture en Chine fut au cours des siècles d'un usage réservé. Etendre aujourd'hui cet usage en le simplifiant, c'est peut-être asservir tout un peuple à des règles vulgaires, et c'est donner naissance à une langue morte.
Nous avons volé le feu au ciel, les Chinois lui ont volé les signes ; mais on s'est partout servi du feu pour brûler les livres.
Le premier empereur (T'sin che-houang ti) qui plaça son règne sous les signes de l'eau, de la couleur noire, du chiffre six, du yin et de l'hiver, de l'ombre et de l'ubac, fit fermer la grande muraille pour mieux se protéger des barbares – et c'est le même qui ordonna de brûler tous les livres afin de réduire au silence les lettrés. La première stèle, élevée pour avoir force de loi, est un instrument de torture et de mort. Elle est encore dans nos mémoires (comme la marque au fer rouge sur le corps des lettrés qui voulurent conserver leurs livres) pour nous reppeler que le pur souci de la grammaire ne préserve pas des sacrifices, et que le langage pris à la lettre attise la haine des tyrans. Qu'en tous les siècles et de toutes les manières il fallut payer de sa personne pour défendre les mots.
Pressé de questions, comme le voyageur à son retour : alors, vous apprenez le chinois ? Comment ? Et surtout, pourquoi ? Or, le chinois vous prend parce qu'un but quelconque (un progrès encore plus) est hors de question.
Un apologue tout de même : aujourd'hui qu'il n'y a plus d'ailleurs (sinon dans une forêt fraîchement abattue, ou un livre déniché par hasard), Marco Polo ne quitterait pas Venise, il apprendrait des langues. Ou travaillerait à les oublier toutes, mais dans une chambre convenablement orientée, aussi difficile à trouver aujourd'hui que le Pays des Licornes jadis.
Un Chinois reconnaît un étranger à son écriture aussi : à ce tracé grêle et tremblant, qui ne crée aucune présence, ni aucun vide. Traits sans épaisseur et sans mémoire, sans haine et sans ciel.
Méprisant les désinences et les parlers divers, mais liés à l'espace de l'empire, les caractères chinois, dans le carré qu'ils occupent, retracent les fleuves et les défilés du Milieu, le feu du ciel et les labours de la terre. Ils nous proposent un rôle avant même d'être disposés en recettes ou sentences, et font danser devant nos yeux l'illusion d'une langue naturelle.
La plupart des idéogrammes, tributaires d'une convention qu'ils brisent, amorcent un récit en nous invitant à lire leurs histoire. Où se retrouvent les veines du dragon et le carré de la terre, l'esclavage de la femme et le cadavre de l'homme.
L'eau et le coeur, l'arbre et le feu, la porte et le toit... Agrippée au ciel où elle imprime un sens, l'écriture chinoise est une liane enroulée autour du vide, une tresse autour de la pensée.
L'homme toujours debout, la femme toujours assise : le poignet libre pour l'un, les pieds bandés pour l'autre.
Nuages enroulés. Chanvre effiloché. Fagot emmêlé. Corde détortillée. Et face de diable, crâne de squelette ou grains de sésame, or et jade ou cavité ronde : ce sont les noms des rides et reliefs qu'impriment au paysage les traits d'un pinceau plus ou moins sec.
Pauvres pleins et pauvres déliés, d'une écriture que nous continuons malgré tout de flatter.
Un calligraphe digne de ce nom se donne amoureusement à son art. Elan ou retenue, effleurement ou pression : l'écriture est une caresse, un toucher sensuel. Ecriture heureuse que le poète occidental entrevoit (dans le plaisir, parfois, de recopier sans rature, ou comme Goethe écrivant de son doigt sur le dos de sa maîtresse...), mais presque toujours désespère d'atteindre : ce pourquoi sa main si souvent s'affole, se raidit ou se crispe.
Le célèbre calligraphe Zheng Xie, raconte François Cheng, échoua jusqu'à l'âge de quarante ans à tous les examens de lettré auxquels il se présenta. Non par manque de connaissances (seule raison d'échec en Occident), mais à cause de sa mauvaise calligraphie : l'épreuve la plus importante lui était fatale à chaque fois. Il se mit donc à imiter les modèles, en calligraphiant à toute heure du jour, en toutes circonstances. Et même la nuit : une fois qu'il traçait ainsi des caractères, avec le bout du doigt, sur le ventre de sa femme enceinte, celle-ci s'écria furieuse : « A chacun son corps. » Et comme le caractère qui désigne le corps est aussi, en chinois, le caractère qui désigne le style, la remarque de sa femme fut un éclair dans l'esprit de Zheng Xie : il sut à partir de ce moment qu'au lieu d'imiter, il devait en lui seul apprendre le recueillement, éprouver le geste, créer la tension nécessaire. Pour devenir le calligraphe le plus grand de son siècle.
Une tournure de la langue natale (involontaire comme une position du corps dans le sommeil), un mot à mot traduit viennent souvent s'insérer dans une phrase étrangère : la « faute » est ici proche du lapsus. L'objet premier du désir, par un accroc ou une échancrure dans la langue apprise, vient reppeler ses droits, et fait tenir à l'autre un propos décousu.
Sous l'habit d'emprunt, un dessous dépasse : la doublure sous le manteau chinois, et j'entends des rires dans mon dos.
L'imaginaire a son idiome à lui, qu'il impose à la moindre erreur ; mais si j'apprends une langue aussi étrangère, n'est-ce pas pour le laisser parler ?
Pourquoi les liens de parenté dans une autre langue sont-ils si malaisés à retenir, si souvent mélangés et confondus, nécessitant si je veux m'en souvenir un effort de clarté – mais avant tout dans ma propre langue et ma mémoire ? Comme si je retrouvais là ce qui fut d'abord si nébuleux en français – facile à prononcer ou savoir, mais si difficile à admettre vraiment.
Quant je trébuche en chinois, je recompose une parenté, je refais une généalogie ; or, les termes chinois sont d'une infinie précision (distinguant le côté paternel et le côté maternel, les cadets et les aînés, etc.) et la famille est toujours innombrable, étagée dans l'espace et le temps. (Ce sont les parents du côté maternel qui sont affublés du caractère désignant l'étranger : le père est d'ici, la mère vient d'ailleurs. J'aurais pourtant juré le contraire.)
Dans le caractère qui désigne la médecine générale, on retrouve la clé qui signifie le « dedans » ; et dans celui qui désigne la chirurgie, la clé du « dehors ». D'une langue à l'autre, l'anatomie est donc la proie d'un imaginaire qui dépend de chaque écriture ou de chaque idiome (ainsi, la mort est bien « masculine » en allemand).
Mais dehors ou dedans, je sens trop se racornir en moi la vieillesse et l'avarice – les cailloux du scrupule au lieu d'un « coeur limpide et fin ».
Je rêve d'une langue (et je crois la parler quelquefois, à l'orée du sommeil ou au bord de l'insomnie) où le moindre signe, dans ses vides et ses pleins, dans le déchirement de l'air à le prononcer, nous dirait les méandres de son apparition et la lente approche de sa mort ; une langue où tout roman serait comme nié d'avance, car il réclamerait pour être lu ou pour être écrit un peu plus d'une vie humaine.
Le chinois lui-même a failli à cette tâche. Le japonais parfois, comme un art d'emprunt porté à son comble, et sur la corde unique d'un vieil instrument, réuissit à ne faire plus jouer, dans de brefs récits, que la neige, une lettre, un lacet, ou quelque fériche nommé d'un mot. Mais la poésie seule, vraiment inouïe, redevient « chinoise » comme je l'entends.
Vieil écolier, éternel apprenti (et trop réel fabulateur), je réinvente une enfance en apprenant le chinois. Devant ces caractères d'abord illisibles, en écoutant ce babil dont je ne parviens qu'avec peine à isoler les sonorités, revit l'enfant sous la table qui tâchait de trouver un peu de sens à la conversation des adultes, lointaine et perdue comme un continent à la dérive.
La fascination devant la langue la plus étrangère est parente encore du premier éblouissement devant le poème : offert et chiffré, lui aussi.
Je peux lire un caractère sans savoir le prononcer, je peux le prononcer sans savoir l'écrire. Son et sens éloignés, miroirs sans reflets, comme le français que j'appris à l'école, séparé des miens et livré à un autre que moi-même (on lisait et on écrivait si peu, autour de moir, que le français m'est à jamais une langue 'apprise' – sans rien à voir avec les mots écorchés, le patois pudique des femmes qui m'aimaient).
Le bavard qui dans ses rêves ne parle plus que par proverbes voit au matin la vérité s'enfuir, et lui manquer comme un mot sur le bout de la langue. Ainsi, en chinois, c'est répondre par oui ou par non qui laisse interdit. Dans la tournure qu'on va choisir tient toute la réponse, orientée déjà par la question de l'autre.
Cette hésitation devant l'évidence, et le mot qui se dérobe alors qu'il est déjà inscrit en nous, on ne l'éprouve jamais que 'poétiquement' dans sa langue natale. Car tout poème, « traduit d'un chinois qui ne fut pas », est une navigation entre les « oui » et les « non » qu'on cherche à éviter : Ulysse finit ainsi par faire des phrases...
D'un rêve ancien, à Rome, me reste le souvenir d'un village à la frontière « italo-chinoise » : une cité lacustre à l'est de Venise.
Langues natales, et prêtes à vous venger au moindre oubli, vous savez des frontières ignorées des géographes : entre Luberon et Tibet, Bretagne et Si-chuan. Quant à mois, je sais des femmes en noir dans les rizières de Padoue, ou sosie qui s'éloigne et une femme sans nom dans un jardin botanique, où l'on essaie de 'naturaliser' des paroles étrangères.
La disposition des caractères sur la age, l'ordre des mots dans la phrase : du français au chinois, tout est presque toujours inversé.
Ecriture en miroir, et parole prise à revers : la bibliothèque tourne sur ses gonds, et je retrouve dans mon dos le jumeau qui me dévisageait.
Segalen face aux stèles, Mallarmé perdu dans les fumées de sa conversation, Armand Robin goûtant l'opium d'une parole enfin vraie, ont-ils gagné là-bas le paradis des signes ?
La pierre et l'os, le bambou et la soie, le papier enfin : sur un support de plus en plus fragile, avec des signes maintenant simplifiés, c'est une langue qui s'amenuise, un tracé qui se perd.
Autrement dit l'ailleurs introuvable.
Le chinois, parlé à Paris en poursuivant un rêve, devient vite aussi imprononçable qu'une langue morte. Morte de l'éloignement dans l'espace, comme d'autres du recul dans l'histoire. Le chinois que j'apprends échappe non seulement à toute valeur d'usage, à toute volonté d'échange, mais encore à tout désir de savoir.
J'écoute la conversation sans bruit des signes entre eux.
C'est en français que j'apprends le chinois.
Considérées à partir d'une autre langue, les figures entre la vitre et le tain ne seraient pas les mêmes. Les animaux du miroir non plus : grenouille et boeuf, coq et serpent, dragon et liconre...
Qu'on ne me jette pas la pierre si je renonce – si je renonce à me perdre dans ces signes millénaires et cependant mortels, comme tel peintre chinois se perdant dans la brume, ou dans le chaos qu'il a fait naître de son encre.
Apprendre une langue, c'est avoir du goût pour l'erreur, comme d'autres pour les aléas du voyage ; croire qu'on « avance » alors qu'on est ramené en arrière le plus souvent. Ainsi, en chinois, les signes d'un jardin sec n'étaient que le vois mort d'une enfance. D'où je suis revenu par le sentier qu'il a fallu jadis frayer en français. Le chinois que je continue d'ignorer s'inscrit pourtant comme un pli dans ma mémoire – derrière la transparence d'un papier huilé qui donne sa lumière blanche à l'oubli.
Dans les 'Récits d'une vie fugitive', l'épouse du narrateur est vouée à un caractère fautif, le caractère 'po' (dérivé de « bai », qui signifie le blanc) qu'elle retrouve dans le nom de son poète préféré, celui de son premier maître, celui de son mari, et qu'elle craint à l'avenir de recopier en toute occasion.
C'est en français qu'il me faut recopier sans fin ce caractère fautif, en devinant quelquefois sa signification. Car le français, sauf orgueil ou folie, est bien notre lot : de hasard et d'oubli, de leurres et d'éblouissements.
Que ferions-nous d'une langue « sans substantif, sans adjectif, sans pronom, sans verbe, sans adverbe, sans singulier, sans pluriel, dans masculin, sans féminin, sans neutre, sans conjugaison, sans sujet, sans complément, sans proposition principale, sans subordonnée, sans ponctuation », ce chinois parlé nulle part que nous décrit Armand Robin, idiome inconnu qui ne s'entend que dans la bouche des morts, et qui ressemble peut-être au breton de son enfance, quand il s'imagine retrouver père et mère après minuit ?
(Mont père au nom de hasard, mon père emêtré dans sa parole ne parlait même pas breton : le vent n'entrait pas dans les écoles en pays gallo, le sabot porté au cou n'a jamais résonné aussi loin. Je n'ai donc pas connu cette langue pourtant natale, où s'entend partout le 'z', la lettre de la mort selon les latins qui la déportèrent à la fin de leur alphabet. Langue aux initiales changeantes, dont il nous reste aujourd'hui des noms propres lavés par la mer, des pierres levées qu'une marée basse a laissées derrière elle, bretonnante et retirée).
Le temps est enfin venu de me confier à une seule langue, celle des contes de nourices et es messes basses dont bourdonne mon oreille. Un français hanté par l'allitération et la rime des barbares, et qui se laisse aller à l'assonance. Un « fredon » qui nous revient de loin (à défaut d'une langue morte dont j'ai dû faire aussi mon deuil) et qui cherche à couvrir le bruit fêlé des origines. Une écriture où se déchiffre encore, sous les remords et les hésitations du copiste, un signe recopié de travers : une faute d'orthographe ancienne, une erreur d'état civil, bref tout ce qui vient rappeler le mensonge des souvenirs, la honte d'un enfant, mille débuts de romans et la mémoire des noms qu'on craint de perdre malgré tout. Si la poésie veut bien de moit, je retourne à la page blanche et au « parlar materno », comme à un ruisseau clair-obscur où viennent encore boire quelques animaux malades de la parole. Et mon frère de lait le lecteur.

Sekundärliteratur
Qin Haiying : Macé s'est mis à apprendre le chinois sans aucun but pratique, mais tout simplement, dit-il, parce que le chinois le 'prend', parce qu'il veut y voir clair et voir mieux, à ce miroir, les mots de son propre patois. Il fait cette confidence apparemment paradoxale qui résume la subitilité du jeu translinguistique : « C'est en français que j'apprends le chinois ».

Houbert, Olivier. Gérard Macé ou le désir d'Orient. In : Critique ; 658 (2002).
Dans l'ouvrage Détour par l'Orient Macé explore sa fascination pour la langue et la culture chinoises. Chez Macé on se promène dans l'alignement des signes comme dans la mémoire, avec le même tremblement, le même vacillement qui peut à tout moment renverser ou dynamiter le sens. Dans les pages consacrées à l'apprentissage d'une langue étrangère, on retrouve les préoccupations de l'écrivain par rapport à sa propre vérité, à son propre dédoublement, à l'aspect fictif de toute existence. La langue, pour l'écrivain, est bien une machine à réinventer le monde et à remonter le temps.
  • Document: Qin, Haiying. Segalen et la Chine : écriture intertextuelle et transculturelle. (Paris : L'Harmattan, 2003). S. 11. (Seg40, Publication)
2 2010 Macé, Gérard. Une vue de l'esprit : entrtien sur la Chine avec Gérard Macé par Qian Linsen et Huang Bei [ID D24816].
- Monsieur Macé, dans notre pays, depuis un certain temps, votre nom et vos œuvres se font connaître dans le milieu de la littérature comparée et parmi les lecteurs de la revue Dialogue transculturel. Lors du colloque international « Les Écrivains français du XXe siècle et la Chine » qui a eu lieu à l'université de Nanjing en 1999, ainsi que dans les publications qui en sont issues, votre nom a été évoqué aussi bien par Monsieur François Cheng que par le Professeur Qin Haiying. Huit ans après cet événement, je suis ravi de vous voir en personne à l'occasion du colloque international organisé par l'Université Fudan : « Ecritures croisées : France/Chine », et d'avoir enfin l'occasion de discuter avec vous de vive voix. Ma première question est la suivante : dans l'itinéraire de votre vie, comment avez-vous rencontré la Chine et l'Orient ?De même, dans votre vie littéraire et dans votre création poétique, d'où est née cette rencontre ?
- Ma relation avec la Chine a commencé tôt, et elle a connu quelques moments plus intenses que d'autres.
Le premier dont je me souvienne, c'est un emprunt dans une bibliothèque. II n'y avait pas de livres dans ma familie (ni du côté paternel, ni du côté maternel on n'avait fait d'études), il m'est donc arrivé quelquefois d'en emprunter à la bibliothèque municipale, dans la ville de banlieue où j'étais lycéen. Aujourd'hui, trois titres me reviennent en mémoire : L'Espace littéraire de Maurice Blanchot (que je n'ai sans doute pas compris, mais l'important était cet espace suggéré par le titre, un espace dans lequel je voulais vivre), Les Lusiades de Camôes qui me projetait dans ce que j'ai appelé plus tard « l'autre hémisphère du temps », et un ouvrage consacré à Confucius, dans la collection « Philosophes de tous les temps », aux éditions du Seuil.
Le nom latin de Confucius devrait être pour beaucoup dans ce choix, car il contenait cet exotisme à double détente dont parle Segalen : dans l'espace et dans le temps.
Je ne suis pas devenu confucéen pour autant (cela n'aurait d'ailleurs eu aucun sens, même si j'avais été capable de comprendre) , mais quelque chose de la Chine a continué de m'attirer, d'autant que j'étais de plus en plus rétif à la façon de penser qu'on voulait m'inculquer, dans la dissertation surtout, puis dans l'enseignement de la philosophie. Les poètes me parlaient davantage, les Français et quelques Chinois lus en traduction (que j'avais tendance à corriger sans savoir un mot de la langue originale, pour me les approprier peut-être, ou pour les plier à mon propre rythme, sans souci d'être fidèle à quoi que ce soit).
La découverte de Segalen alors que j'étais encore au lycée (grâce au volume publié au « Club du Meilleur Livre ») fut autrement déterminante, et je me souviens encore avec précision de l'attrait puissant de ce gros volume rouge et carré, qui ressemblait à une terre cuite ornée d'idéogrammes, et qui faisait de la Chine une contrée limitrophe de la Bretagne. Cette géographie imaginaire fut aussi puissante que la réelle, d'autant plus que j'ai eu la chance de lire nombre de manuscrits encore inédits, grâce à l'accueil et la confiance d'Annie Joly, la fille de Segalen.
À la fin des années soixante-dix, j'ai ainsi participé au premier colloque consacré à Segalen, en compagnie de François Cheng, à qui j'ai fait part de mon désir d'apprendre un peu de chinois, pour mieux comprendre l'écriture. Et sans doute pour reconsidérer mon rapport au français, que je m'étonnais parfois de parler plutôt qu'une autre langue (autre version du roman familial). Enfin, c'était me mettre en état d'ignorance, de l'autre côté des signes demeurés illisibles, et revivre ce qu'avait vécu une grand-mère illettrée.
Plus tard, alors que je vivais à Rome, j'ai lu l'ouvrage d'un Jésuite qui n'avait jamais vu la Chine (le père Bartoli), mais qui avait passé sa vie à rêver d'aventures, en lisant les lettres d'autres Jésuites, plus chanceux que lui, qui décrivaient l'Empire du Milieu sous tous ses aspects. Le condensé qu'en avait fait ce scribe de Dieu donne l'idée d'un pays fantasmagorique, mal traduit, déformé par l'imagination qu'entraînent des mots venus de loin.
Un mot encore à propos du paysage de la Chine : il est pour moi inséparable de ce qu'on appelle en France les « pierres de rêve », ces marbres prélevés sans retouche, ou presque, mais souvent ornés d'une calligraphie, et qui font coïncider l'infiniment petit et l'infiniment grand, dans des paysages où la montagne se représente elle-même, et devient une œuvre d'art. Je ne suis pas loin d'en faire un idéal esthétique, lié au regard et au non-agir, que j'ai retrouvé en pratiquant la photographie. Cadrage, découpe, choix d'un motif remplacent alors, avec l'avantage de la légèreté, le travail et ses pénibles exigences, les métamorphoses harassantes et prétentieuses.

-D'après ce que vous avez dit (pendant le colloque), la rencontre avec la Chine dans votre vie littéraire doit beaucoup à Segalen, à ce poète français à la chinoise, à son œuvre, à ses expériences. Pourriez-vous entrer plus dans les détails concernant les influences de Segalen sur vous et sur les poètes de votre génération ?
-J'ai eu la chance de lire Segalen très tôt, quand j'étais encore lycéen. Quelques années plus tard, alors que j'étais étudiant, j'ai eu accès aux manuscrits qui étaient encore dans la famille. J'ai ainsi lu sur place plusieurs inédits, dont Le Fils du ciel, et j'ai édité Le double Rimbaud, y ai également consulté de larges extraits de la correspondance, dont les lettres de la dernière année.
J'ai eu ainsi l'impression d'entrer intimement dans l'univers de Segalen, en même temps que je partageais une aventure littéraire en grande partie méconnue. Et c'est la première chose qui a compté pour moi : l'impression d'entrer dans un atelier, de découvrir une œuvre encore en devenir, bien qu'elle fût achevée. Mais la nature de cette œuvre y était pour beaucoup, sans doute parce que la poésie a toujours été indissociable, pour moi, d'un rapport au monde fait d'un inlassable questionnement, loin des dogmes et des vérités révélées. Que les voyages, la médecine, les découvertes archéologiques ou la photographie aient accompagné le parcours de Segalen n'était pas pour me déplaire, car le champ de la littérature s'en trouvait agrandi. D'ailleurs, les poètes que je préfère, de Dante à Mandelstam en passant par Leopardi, Coleridge ou Baudelaire, ne se sont pas contentés d'écrire des poèmes. Et l'histoire, l'anthropologie m'ont toujours poétiquement intéressé.
Cependant, je dois dire que ce n'est pas la poésie de Segalen qui m'a le plus marqué, sa perfection formelle la rendant un peu austère à mes yeux, et quelquefois compassée, voire empruntée. Mais il est vrai que son « emprunt » à la Chine contribue à créer un entre-deux poétique, un espace intermédiaire qui délimite une contrée de l'esprit autant qu'un territoire réel. C'est même la tension entre les deux qui fait vibrer le langage, et lui donne cet air étranger en français même. De ce point de vue, les Stèles sont une utopie, au sens propre du terme.
René Leys m'a davantage séduit, sans doute parce que la fiction que Segalen met en place se donne pour telle, et que son jeu très subtil nous fait pénétrer dans l'espace mystérieux de la Cité interdite, dans les arcanes du pouvoir en même temps que dans les secrets de la féminité. Le récit nous mène au cœur de la Chine en même temps que dans un lieu fantasmatique, d'où la fascination qu'il exerce.
Mais si j'ai pris une leçon chez Segalen, elle vient davantage d'Équipée et des notes sur l'exotisme, c'est-à-dire de ce qui l'anime toute sa vie, dans des textes souvent dispersés. C'est son rapport à soi et à l'autre (dans le bain de jouvence de Tahiti, ou dans la réalité plus rugueuse de la Chine) qui m'a le plus durablement marqué. Car il est l'un des rares à trouver la bonne distance, et à savoir qu'on ne devient pas l'autre. Ce qu'il ne cesse d'affirmer, c'est la supériorité de la connaissance sur la conversion (choisie ou forcée) et la saveur inimitable de la différence.
L'influence de Segalen s'est donc exercée sur quelques écrivains ou chercheurs (Kenneth White, Christian Doumet, Tzvetan Todorov), mais je remarque surtout que son œuvre n'a cessé de grandir à partir du moment où l'on est sorti des ambiguïtés du colonialisme. Ce n'est pas un hasard, je pense même que c'était une condition pour que sa leçon puisse être entendue.

-Dans votre rencontre avec la Chine, la culture de ce pays a dû exercer beaucoup de charme sur vous, et Vêlement qui représente le plus d'intérêt dans cette culture, c'est sans doute la poésie et l'écriture idéographique. Je crois comprendre que ce sont là les deux éléments les plus importants dans votre rapport à la Chine. À cet égard, il y a des points communs entre vous et des poètes comme Segaîen, Claudel et Michaux. Mais au fait, quelle magie exerce sur vous la poésie et l'écriture chinoùe, y compris la calligraphie ? Quels types d'inspirations, d'émotion et d'imagination suscitent-elles chez vous, au point de vous pousser vers la Chine ?
- Ce qui frappe quand on pense à la Chine vue d'ici, c'est l'immensité du territoire et la continuité temporelle. Puis la montagne et les fleuves, ce qui est l'origine du « paysage » en chinois.
Mais ce qui m'a attiré spontanément, c'est plutôt ce que j'appellerais une vue de l'esprit, débarrassée de la perspective et du concept.
En effet, j'ai toujours éprouvé comme une contrainte l'organisation de l'espace en Occident, et singulièrement en France : ce qui est souvent vécu comme une recherche de l'harmonie, grâce à la symétrie et au point de fuite, est pour moi d'une grande violence, ou d'un grand ennui. Or, ce point de vue à partir duquel tout s'organise, et ce point de fuite qui donne une idée de l'infini, sont inséparables d'une perspective théologique, dont le discours philosophique est souvent l'héritier, parfois sans le savoir.
J'ai toujours préféré les grands à-plats dans la peinture, l'ubiquité ou la succession des plans, la variété du sensible à la recherche obstinée d'une définition. C'est pourquoi l'espace chinois de la peinture à l'encre, le culte du non-agir qui ne se confond pas avec la passivité, mais dont l'inspiration poétique est si proche, la notion de vide qui introduit du «jeu » entre les forces agissantes, m'ont toujours semblé d'une grande justesse. Etje me suis toujours senti à l'aise dans cette forme de relation au monde, qui n'a rien d'exotique à mes yeux.

-Dans le paysage de la poésie française contemporaine, vous vous faites remarquer par vos poèmes en prose, et un imaginaire qui a souvent pour sources l'ancienneté des civilisations et l'exotisme. Mais depuis longtemps, pour les poètes occidentaux, la Chine est le pays le plus imaginaire. Est-ce là la raison fondamentale qui prépare déjà votre rencontre avec la Chine avant même d'y avoir mis les pieds ?
- Ce que j'ai découvert en écrivant (car l'aventure personnelle se reconstruit, et prend tout son sens, dans l'aventure poétique elle-même) , c'est à quel point avait compté pour moi l'apprentissage de l'écriture dans la petite enfance, et sur tous les plans. C'est comme si mon rapport au monde en avait été changé, au point d'introduire une coupure dont les effets se font encore sentir.
Il faut dire que dans ma famille, personne n'avait fait d'études, et que ma grand-mère maternelle était illettrée. A cause de ce manque, tout ce qui touchait aux études était infiniment respecté, le livre était un objet quasiment sacré. J'ai adoré apprendre, j'ai adoré écrire, mais en même temps cet apprentissage m'éloignait de mes proches, qui craignaient une distance qu'ils avaient pourtant souhaitée. De mon côté, je redoutais de perdre une partie de leur expérience, un rapport sensible au monde, qu'une approche purement intellectuelle risquait d'assécher. J'ai ainsi vécu le rapport au savoir comme un partage chronologique, la crainte d'une séparation, et l'ivresse de la nouveauté. Bref, tout ce qui constitue la fascination.
Je disais que j'ai adoré écrire, et il faut l'entendre dans tous les sens du terme. J'accomplissais par là le désir de mes parents, je découvrais le plaisir de tracer les lettres (et de les orner, ce qu'on faisait encore à l'école primaire) en même temps que le charme de la littérature, auquel j'ai été immédiatement sensible.
Quand j'ai découvert la calligraphie chinoise, j'étais donc préparé à la contemplation du signe pour lui-même, à la force de sa suggestion, à la beauté du geste et l'esthétique du tracé. Mais je n'ai pas voulu m'en tenir là, pour mieux comprendre ce qu'était cette sorte d'écriture. L'arbitraire du signe découvert grâce à la linguistique, la diversité des cultures m'ont amené à étudier d'un peu près quelques langues lointaines, non pour les pratiquer, mais pour entrer dans leur système, et le rapport au monde qu'elles instituaient.
Le bénéfice que j'en ai tiré, outre une approche à la fois plus rationnelle et plus fine de l'écriture, c'est une meilleure compréhension de mon rapport au français, et à la poésie. En somme, la navigation dans les langues est un détour nécessaire, comme celui qu'on fait grâce aux voyages : c'est l'épreuve de l'étranger, mais aussi d'une part étrangère à soi-même, qu'on apprend ainsi à reconnaître.
Les noms de Segalen, de Claudel et de Michaux ont balisé en effet cet itinéraire, mais c'est le dernier qui a compté de plus en plus, auquel il faudrait ajouter Francis Ponge. Non pour son rapport à la Chine, mais pour son rapport poétique au signe linguistique, en français même.

- Parmi vos écrits qui ont trait à la Chine, l'œuvre la plus représentative est sans aucun doute Leçon de chinois. C'est cette œuvre-là qui a suscité le plus de réactions lors du colloque à Nankin que j'ai organisé en 1999 ; dans celui de Shanghai, organisé par le Dr. HuangBei cette année, elle fait à nouveau l'objet d'une vive discussion. Ce qui crée le plus d'intérêt pour les participants du colloque, notamment pour les chercheurs chinois, c'est d'une part votre imagination et votre vision « poétique » à partir de mots comme « Chine » et « chinois », d'autre part votre objectif « poétique » dans l'apprentissage du chinois, c'est-à-dire la découverte d'un « Orient de soi ». Pourriez-vous en parler un peu ?
- L'apprentissage d'une langue (surtout quand elle est liée à une graphie étrangère) peut être une expérience intérieure, et c'est ainsi que j'ai vécu, il y a maintenant une trentaine d'années, le peu de chinois que j'ai essayé d'apprendre.
Je n'en sais plus un mot, la paresse et l'incapacité ayantjoué leur rôle. Mais je cherchais surtout à être plus précis dans mon rapport au signe, à bousculer ma vision du monde à travers l'écriture, tout en sortant du flou et des fantasmes par rapport à l'écriture chinoise. C'est cette expérience dontj'ai essayé de rendre compte dans Leçon de chinois, etje suis très touché (en même temps que surpris) qu'elle trouve aujourd'hui un écho en Chine même.
Ce que je veux ajouter, c'est que ce petit livre appartient à une période où la fascination pour le signe (et une interrogation obstinée) était pour moi une source d'inspiration. Cette période a pris fin avec Le Dernier des Égyptiens, parce que j'ai pu confronter dans ce récit d'une lecture (celle du Dernier des Mohicans par Champollion, le déchiffreur des hiéroglyphes) le signe écrit et le signe naturel, et deux modes d'interprétation. La bibliothèque et la forêt sont pour moi deux lieux d'élection, dont la rivalité est devenue complémentaire, car elle résume, et rassemble, les deux faces de l'esprit humain.
Le Dernier des Égyptiens, quelques années après Leçon de chinois, m'a permis d'échapper à la fascination dont je parlais tout à l'heure, et dont Leopardi fut le premier à parler, au début du xixe siècle. Dans son journal de pensées, le Zibaldone, il note en effet un nouveau phénomène, le fétichisme du signe, envisagé pour lui-même, autant sinon plus que pour sa fonction. Il y a là une sorte de perversion, ou d'inversion des valeurs, qui est une marque de la modernité, dont m'ont guéri mon intérêt pour les réalités humaines, et ma curiosité pour les civilisations.

-À travers Leçon de chinois, nous découvrons que, outre l'imagination et l'expérience poétique, vous avez également toute une réflexion sur la pensée, la culture, le régime et la tradition en Chine. Il s'agit au fond d'une « Chine culturelle » selon votre vision. Le ton parfois un peu grave nous fait penser à Segalen. Pourriez-vous accepter ce rapprochement ?
-L'écriture est toujours une façon de modeler le réel, en découpant des séquences, en instituant des notions, en mesurant l'espace et le temps, en nommant et classifiant... Mais son rôle est double : elle fonde et elle transmet, elle cherche à restituer le réel, en même temps qu'elle l'invente, au moins en partie.
En Chine plus qu'ailleurs, le rôle de l'écriture fut immense, et aujourd'hui encore, grâce à une continuité de plusieurs millénaires, on peut mesurer son pouvoir, on peut même l'éprouver. Après une phase archaïque où l'écriture était liée à la magie, à la divination, elle a permis l'instauration de la loi, donc l'unité de l'empire, ce que la diversité des langues et des peuplements, les aléas de l'histoire, les influences étrangères auraient rendu beaucoup plus compliqué. En Chine plus qu'ailleurs, il me semble que l'existence historique du pays, l'unité du territoire et la succession des dynasties ont été possibles grâce à l'écriture. C'est peut-être pour cela qu'elle est restée la même, malgré quelques variantes et quelques simplifications : c'est que l'existence même de la Chine en dépend.
Qu'elle ait déterminé, puis maintenu des formes de pensée si étrangères aux nôtres est un motif supplémentaire d'intérêt, une interrogation féconde.

-Avant ce voyage en Chine, vous n 'avez eu qu 'une seule fois l'occasion de vous rendre à Pékin, et c'était par ailleurs un séjour très bref. Par contre, vous êtes allé plusieurs fois au Japon. Il paraît que, si vous aviez hésité à connaître plus tôt la Chine réelle, c'était pour mieux garder la « Chine imaginaire » dans votre cœur. Il me semble que cette attitude est comparable avec celle de Segalen : le peu d'intérêt qu 'il a manifesté pour la Chine réelle en pleine agitation et l'effort qu'il a déployé dans la poursuite de l'esprit d'une Chine ancienne ont également pour but de garder une belle image de la vieille Chine. Nous voyons dans ce point commun un fiéntage de Segalen et une recherche spirituelle équivalente. Qu 'en pensez-vous ?
-J'ai saisi deux occasions de venir en Chine, plus que je ne les ai provoquées. On peut penser que c'est pour préserver la vision d'une Chine imaginaire, ce qui est en partie vrai. Mais il y a une autre raison, plus prosaïque et plus brutale : la nature du régime politique. J'aime trop circuler sans entraves, et parler librement, pour supporter les contraintes d'un voyage plus ou moins encadré. La situation est désormais très différente, etj'en suis très heureux.
Mes séjours au Japon ne m'ont d'ailleurs pas éloigné de la Chine, et m'ont sans doute préparé à mieux comprendre certaines de ses traditions, comme l'art des jardins ou la calligraphie, qu'on retrouve là-bas, transposés certes, mais très vivants.
Quant à la Chine dans l'histoire du XXe siècle, ou à la Chine actuelle et à ses bouleversements, j'y suis très attentif, et je me tiens aussi informé que possible. Pendant mon séjour au printemps dernier, je lisais Les Origines de la révolution chinoise de Lucien Bianco (ce qui a éclairé ma visite à Xi'an, entre autres) et depuis mon retour, j'ai lu ou relu les écrits complets de Simon Leys, que vous connaissez comme sinologue sous le nom de Pierre Rykmans.
Que cela n'apparaisse pas dans mes écrits n'a rien d'extraordinaire : je ne suis pas reporter. La frontière n'est pas tant entre le réel et l'imaginaire qu'entre le journalisme et la littérature. Et ce qu'apporté celle-ci est d'une nature différente, plus mystérieuse et plus profonde, mais pas moins nécessaire. D'autre part, je me méfie des propos politiques, des jugements immédiats, lorsqu'ils ne reposent pas sur une information honnête et solide. Les discours des intellectuels français sur la Chine maoïste furent l'exemple même de cette phraséologie qui se veut inspirée par le présent, concernée par l'histoire, mais qui tourne le dos à la réalité parce qu'elle est aveuglée par l'idéologie.
Les vertus politiques de l'imagination littéraire sont plus durables. Utopie de Thomas More, au début du xvie siècle, ne s'est pas contenté de nous donner un mot nouveau. Il s'agit d'un faux récit de voyage qui met en scène les confidences d'un marin, afin de nous faire connaître une organisation politique peut-être idéale, sur une île lointaine. Or, cette fable nous en dit davantage qu'un récit réaliste sur les conséquences des grandes découvertes, les bouleversements des mentalités, la confrontation avec d'autres mondes, et ce qui va devenir l'obsession politique de l'Occident.

- Pendant ce voyage en Chine, vous êtes allé à plusieurs endroits : à Suzhou, vous avez eu des conversations avec des poètes chinois contemporains ; après la rencontre littéraire à Shanghaï, malgré la fatigue, vous êtes allé visiter Xi'an, ancienne capitale des Tang, ainsi que Nankin, vieille capitale des Six Dynasties. Ce trajet méfait penser aux voyages qu 'a effectués Segalen en Chine : est-ce un hasard ? Est-ce un choix délibéré ? Ce deuxième voyage en Chine a-t-il, comme dans le cas de Segalen, pour l'objectif de chasser la « Licorne » ? Votre venue en Chine va certainement vous apporter de nouvelles inspirations et de nouvelles émotions poétiques, n'est-ce pas ?
- Mon voyage était du tourisme, et très confortable : les conditions et la durée n'ont donc rien avoir avec les équipées de Segalen. Mon désir n'était d'ailleurs pas d'aller sur ses traces, même si la Chine historique nous y mène à peu près forcément. J'ai relu Peintures pendant mon voyage, et cette lecture « in situ » était plus parlante qu'aucune autre, de même que j'ai été ému de voir le cheval de Ho Kiu Ping, dans un décor hélas bien différent de celui qui s'est offert aux yeux de Segalen. Mais je n'ai pas l'obsession du passé, j'aime sa trace dans le présent, plutôt que la nostalgie ou les fausses retrouvailles.
Puisque vous me parlez de nouvelles inspirations poétiques, je dois vous dire que ma réponse (peut-être provisoire) est toute prête. J'ai en effet écrit trois poèmes pendant mon voyage, oujuste après. Le mieux est donc que je vous les donne à lire.

Quels objets emporter
dans l'autre monde ? La question s'est posée
pour les rois qui nous ont laissé
de la vaisselle dans leur tombeau.
Qui ont construit des arches funéraires
en faisant l'inventaire de leurs biens :
les chevaux en ordre de marche, devant
les buffles et les cochons, les coqs et les poules
qui ont du mal à marcher droit.
Quels livres emporter en voyage ? Question
souvent sans réponse, comme à propos des lainages
et de l'imper, du chapeau qu'on sort et ressort
dix fois de la valise avant de l'oublier.

Calligraphe à l'eau
qui se méfiait d'une encre trop noire, calligraphe à l'eau
sur une terre qui boit comme un buvard, je t'ai suivi
quand tu marchais à reculons en traçant des sutras,
des poèmes qui devenaient des taches en séchant
sur le sol, dans la lumière du matin,
pendant qu'autour de toi des gymnastes en satin
esquissaient les mouvements d'une danse au ralenti
qui cherchait à mêler l'accord avec le monde
et le culte de la santé.
Mais le solitaire dans la foule, qui fendait l'air
avec la main, comme d'autres avec un sabre
et dessinait d'invisibles caractères avec son corps,
contre qui s'escrimait-il ? Contre la moiùé de lui-même
qui refusait le monde, ou contre les ombres
encombrant son chemin ?

À part quelques pierres
où l'on peut voir des paysages, j'ai rapporté de voyage
le genou d'une jeune fille, lisse et rond comme l'ivoire,
que je mets dans ma paume les soirs de grande fatigue.
La montagne que j'ai vue entre la rivière
et les remparts tiendrait sans doute dans mon jardin,
mais j'aurais trop peur qu'elle encombre le regard.
Je préfère l'effacer au profit de visions plus légères :
des Chinois en capuches, qui cherchent dans la brume
le décor d'une peinture à l'encre ; les remous d'un fleuve
et des reliefs en noir et blanc, qui donnent une ossature
à la terre et de la force à l'écriture.
[Ces trois poèmes font désormais partie de Promesse, tour et prestige, Gallimard, 2009. Pages 31, 32 et 33].

- Comme pendant chacun de vos voyages lointains, vous avez fait en Chine une grande quantité de photos. En fait, en même temps que votre travail littéraire rencontre de plus en plus de lecteurs, votre travail photographique suscite un intérêt croissant. Vous avez déjà réalisé plusieurs expositions en France et à l'étranger et publié certaines de vos images. Certains de vos livres font dialoguer le texte et l'image photographique, comme cette sur ks jardins japonais, Un monde qui ressemble au monde. Pourriez-vous nous parler du rapport entre texte et photographie dans votre œuvre ?
-J'ai commencé à photographier très tard, à l'âge de cinquante ans, mais la photographie m'intéressait depuis longtemps, et elle m'a inspiré la première partie de La Mémoire aime chasser dans k noir*. Ce sont d'ailleurs des notes que j'ai commencées à l'hôtel « Beijin », lors de mon premier séjour à Pékin, il y a une quinzaine d'années. Comme quoi les voies de l'inspiration sont imprévisibles, et le moment juste inattendu, peut-être même indépendant des circonstances. Mais comment le savoir ?
La photographie fut d'abord une expérience, comme l'apprentissage du chinois, mais appuyer sur un bouton est tout de même plus facile qu'apprendre les idéogrammes, ou se perdre dans une phrase dont on cherche les mots !
J'ai plaisir à cadrer, à composer en un instant, mais l'instant décisif, pour être cueilli, demande vigilance et détente, et il est proche en cela de l'écriture du poème. La grande différence, c'est que l'élaboration mentale, la rumination intérieure ne dépend que de soi, du moins en apparence, alors que la photographie telle que je la pratique dépend de ce qu'on rencontre, et ce qu'on ne saurait maîtriser : les personnages qui bougent, la lumière qui change, une voiture qui passe, etc.
Ce que j'aime dans la photographie est proche de la calligraphie : c'est une écriture avec la lumière, ainsi qu'un geste longuement médité, mais qui s'accomplit en un instant. Proche aussi du paysage de pierre, ou des pierres de rêve, tels que les Chinois nous l'ont révélé : la découpe suffit à esthétiser le réel, sans autre intervention. À montrer, plutôt qu'à démontrer.
En ce sens, la photographie me repose de récriture, mais la prolonge ou la complète, tout en me libérant de l'obligation de trouver du sens. Parfois, elle illustre mon propos (comme dans Un monde qui ressemble au mondé ou mon livre Élhiofrie, le livre et l'ombrelle), parfois elle s'en détache totalement.
Mais je crois reconnaître deux sortes d'images : celles qui objectivent un monde intérieur, ou le révèlent, grâce aux surprises que ménage la réalité, et celles qui sont davantage du document. Je prépare actuellement une exposition que j'intitulerai Un miroir le long du chemin : c'est une expression qui recouvre les deux aspects, et c'est d'ailleurs la définition du roman selon Stendhal. Une autre expression que je pourrais reprendre à mon compte est d'Henri Cartier-Bresson : c'est L'Imaginaire d'afrrès nature, et quand j'ai réuni ses écrits, je lui ai d'ailleurs suggéré d'en faire un titre, ce qu'il a accepté.
La photographie est le carnet de notes que je n'ai jamais en voyage, ni même à Paris. Je ne note rien, je préfère mémoriser.

-Parmi les photos faites en Chine, le sujet fnincipal n'est pas le paysage mais l'homme. Même à Huangshan, montagne réputée pour ses vues, vos images montrent toujours plus Us gens que le paysage. En réalité, la plupart de vos œuvres, littéraires comme photographiques, sont imprégnées d'un grand intérêt pour l'humain. Avec des êtres de différents pays, de différentes civilisations, différentes mœurs. Avez-vous ressenti une autre humanité en Chine ?
- Oui, l'humanité m'intéresse, dans sa diversité, ses costumes et ses coutumes (les deux mots ont la même étymologie). Car la civilisation ne se résume pas à des monuments ou des textes. Elle lègue aussi des façons de faire, des rites et des échanges, des manières de table et un savoir-vivre. Quant à la politique, elle va jusqu'à imposer une façon de se tenir, ou de regarder. Je me faisais cette réflexion le printemps dernier à Pékin. Quinze ans après mon premier séjour, l'allure des gens dans la rue avait changé : le dos moins courbé, les épaules moins rentrées, le regard plus clair disaient aussi les changements du régime.
Vous m'invitez à dire un mot de Huangshan, l'une des montagnes les plus célèbres en Chine. Ce qui me frappe, alors que la Chine est si peuplée, c'est qu'on la représente souvent comme un vaste espace inhabité, et cela m'est apparu particulièrement vrai à Huangshan, parce que j'avais en mémoire les photographies récentes de Marc Riboud, qui cherchent au fond à reproduire la montagne peinte par Shitao, la montagne perdue dans la brume. Admirables photographies, dignes des plus grandes réussites de la peinture à l'encre, mais photographies en partie trompeuses, car la réalité de Huangshan, ce sont aussi les foules de touristes qui arpentent ces montagnes en file indienne, en suivant un parcours très balisé. Et si les touristes chinois sont si nombreux, c'est qu'il s'agit d'un pèlerinage autant que d'une promenade. Huangshan est un paysage remarquable, mais aussi un lieu de mémoire, et presque un lieu sacré, où s'enracine le sol chinois capable de monter jusqu'au ciel.
De ce point de vue, je n'ai pas vu une « autre humanité », j ai vu l'humanité sous un autre aspect, ou une autre de ses faces, pour reprendre une expression montagnarde. Nous sommes sans cesse confrontés à la diversité, mais il n'y a pas d'altérité radicale.

- Naturellement, le voyage en Chine d'un Occidental au XXF siècle n'est plus celui qu'on faisait au XXe siècle : les façons d'appréhender le pays et les points d'intérêt ne sont plus ceux de Segalen ; ils diffèrent davantage de ceux du groupe « Tel quel » dans ks années 60. Nous avons remarque que c'était précisément pendant cette dernière période qu'on a vu prospérer k groupe prochinois « Tel quel » d'un côté, et de l'autre l'apparition successive des œuvres posthumes de Segalen. Vous étiez à cette époque un jeune passionné de littérature, avec votre sensibilité personnelle et un vif esprit. Pourquoi avez-vous choisi alors Segalen et non pas le groupe « Tel quel » ? Si j'ai bien compris, vos voyages et vos recherches en Chine sont dans la lignée de Segalen. Ne croyez-vous pas ?
- Chez Segalen je percevais quelque chose d'authentique, même si ce n'est pas le seul point de vue possible sur la Chine. Chez « Tel Quel » quelque chose d'opportuniste et de superficiel. Le principal animateur du groupe est d'ailleurs devenu un chroniqueur mondain, ivre de l'air du temps.
Quant aux années « chinoises » de « Tel Quel », elles sont liées à une stratégie de prise du pouvoir en France, mais du pouvoir littéraire, ce qui les rend dérisoires. Simon Leys, dont le jugement est plus autorisé que le mien, et dont l'humour cinglant est salutaire, a tout dit du contenu « sinologique » des textes publiés à l'époque dans la revue, et des traductions de Michelle Loi. Il suffît de le lire.

— Par rapport à l'« Empire chinois » qui était très fermé, la Chine du XXIe siècle, dans la poursuite des réformes et de l'ouverture, fournit de nouvelles chances pour les échanges culturels entre la Chine et le monde extérieur, ainsi que des dialogues approfondis sur le plan intellectuel et spirituel. Dans ce contexte, pour vous et d'autres écrivains français, vos voyages en Chine seront sans aucun doute plus fructueux. Plus grand aussi sera le chemin frayé par Segalen et d'autres auteurs dans des échanges entre les cultures chinoise et française, souvent complémentaires. Je pense à cette célèbre formule d'Ossip Mandelslarn que vous citez dans Un détour par l'Orient : « Au fond, le Japon et la Chine ne sont pas l'Extrême-Orient, mais l'Extrême-Occident : un Occident plus loin que Londres et Paris. » Comment entendez-vous cette phrase ?
-J'ai cité Mandclstam parce que c'est l'un des poètes que je préfère au XXe siècle, et parce que c'est la victime d'une tragédie politique dont la Chine a souffert clic aussi.
J'ai cité cette phrase parce qu'elle est juste, dans rétonncmcnt qu'elle provoque. Elle déjoue les pièges de rethnocentrisme, de la façon la plus simple, puisqu'elle fait bouger soudain notre représentation habituelle de l'espace terrestre.
De ce point de vue, la Chine n'est plus l'Empire du Milieu, et la France n'est plus au centre du monde. Le dialogue (au moins entre quelques-uns d'entre nous) devrait en être plus facile et plus riche. J'espère que nous en apportons ensemble un commencement de preuve.
  • Document: Macé, Gérard. Une vue de l'esprit : entrtien sur la Chine avec Gérard Macé par Qian Linsen et Huang Bei. In : Revue des sciences humaines ; no 297 (janv.-mars 2010). (Macé3, Publication)
  • Person: Huang, Bei
  • Person: Qian, Linsen

Bibliography (3)

# Year Bibliographical Data Type / Abbreviation Linked Data
1 1981 Macé, Gérard. Leçon de chinois. (Montpellier : Fata Morgana, 1981). Publication / Macé1
2 2000 Macé, Gérard. Un détour par l'Orient. (Paris : Gallimard-Promeneur, 2000). (Le cabinet des lettrés). Publication / Macé2
3 2010 Macé, Gérard. Une vue de l'esprit : entrtien sur la Chine avec Gérard Macé par Qian Linsen et Huang Bei. In : Revue des sciences humaines ; no 297 (janv.-mars 2010). Publication / Macé3