La reprise des terrains de la Pagode de Ningpo. In : L'écho de CHine ; 18.7.1898.
La journée du 16 juillet 1898 aura été bonne : bonne pour l'administration de notre Concession qui a affirmé avec une inébranlable fermeté sa volonté de veiller au maintien de ses droits et à la reprise de son bien ; bonne pour l'honneur de notre petite France de Shanghai, qui voit disparaître enfin le témoignage humiliant des faiblesses passées ; bonne pour la Grande France aussi qui a vu ses braves marins et les soldats improvisés qui ont sur ce petit coin de terre la charge de son drapeau rivaliser de courage et de dévouement pour le maintien de l'ordre et la sauvegarde de nos droits.
Je ne ferai pas un long historique de l'affaire des terrains de la Pagode de Ningpo. On connaît l'histoire des empiétements progressifs par lesquels des terrains vagues laissés par l'incendie de l'Amiral Laguerre ont été peu après occupés par la Guilde de Ningpo qui y déposa ses cercueils et les fit enclore de palissades. Cet abus ne fut jamais reconnu par l'Administration municipale Française qui protesta à plusieurs reprises et finit par décider de faire passer deux rues sur le territoire contesté. La question aurait été dès lors réglée ; mais par suite d'un désir de conciliation que l'on peut trouver immodéré, mais qui s'explique par la date même, 1874, le Consul d'alors, M. Godeaux, décida d'ajourner l'œuvre entreprise par le Conseil Municipal et autorisa le remplacement de palissades par des murs.
Telle est restée la situation jusqu'au commencement de cette année ; à cette époque l'état de resserrement où est réduit [sic] notre Concession par suite de l'envahissement des Chinois fit paraître nécessaire, en présence surtout de la mauvaise volonté opposée par le Gouvernement Impérial aux demandes d'extension des établissements étrangers, la reprise, au moins, du territoire qui nous appartenait. Nous manquons en effet d'emplacement pour les services les plus utiles, des abattoirs, une école Française, un hôpital indigène. Comme mesure préliminaire, le dépôt mortuaire de la Pagode de Ningpo fut fermé dès le mois de janvier, et les cercueils enlevés. Enfin, à la fin de juin, M. de Bezaure fit porter à la connaissance du Taotai l'intention de la Municipalité Française d'opérer la prise de possession, moyennant le paiement d'une indemnité convenable au Gouvernement Impérial, seul propriétaire légitime, d'une partie des terrains de la Corporation. Ces terrains sont un ancien cimetière, entièrement clos de murs, où les inhumations ont cessé depuis trente ans. Il ne présente donc aucun intérêt pour la Corporation même, et il ne faut voir dans la mauvaise volonté opposée à la restitution de ce coin de terre que l'effet d'un stupide
amour-propre.
Voyant que les négociations menées avec le Taotai n'avaient aucune chance d'aboutir, il parut nécessaire d'agir manu militari et de prendre les Ningponais par surprise. Le 16 juillet, deux jours après la revue du 14, où les corps réunis de nos marins et de nos volontaires avaient fait une impression si imposante, la Compagnie de débarquement de l’Eclaireur se rendit au cimetière et sous sa protection, trois brèches furent opérées dans les murailles.
On trouvera plus loin le récit des événements de la journée, événements qui, malgré des relations exagérées, n'ont présenté aucune gravité réelle.
Dès maintenant il nous sera permis d'exprimer notre reconnaissance et notre admiration au Commandant Texier. C'est un chef calme et résolu, dont l'empire sur ses troupes, qualité si importante en temps d'émeute est absolu. C'est à son sang-froid et à ses habiles préparations que les troubles doivent de ne pas avoir pris d'extension plus grande. Honneur aussi à nos excellents marins bretons dont l'esprit de discipline ne s'est pas un moment relâché.
Enfin, il convient de faire ressortir comme il convient la conduite admirable de notre Compagnie de Volontaires. Elle a prouvé qu'elle n'était pas seulement une troupe de parade, mais un corps d'action, prête à assurer la défense de la vie et de la propriété des Européens ; elle a reçu hier le baptême du feu. Pas un membre ne manquait hier à l'appel et, pendant ces deux jours et deux nuits, sous l'habile commandement de M. Bard, de M. Chollot et de M. St. Cyr Penot, elle a fourni à nos marins le plus précieux appui. De l'avis unanime, notre Compagnie s'est hier et avant-hier couverte d'honneur. Qu'elle en soit ici publiquement remerciée.
Les agitateurs ont essayé de nouveau la tactique qui leur a si bien réussi en 1874. Mais les temps sont changés, et le chaud accueil qu'on a fait à leurs tentatives a dû les déconcerter quelque peu. Il est probable que les Chinois qui sont en général des gens pratiques et prudents, se dégoûteront peu à peu de ces manifestations bruyantes qui n'auront, ils peuvent être convaincus, aucun effet.
Troubles à Shanghai
Comme nous l'annoncions dans notre dernier numéro, le Conseil Municipal de la Concession Française a fait samedi matin acte de propriétaire en ouvrant trois brèches dans le mur d'enclos du terrain de la Pagode de Ningpo. Nous rappelons dans l'article de tête ce qu'est ce terrain, quels sont les droits indéniables que nous avons sur lui.
Nous nous contenterons donc de donner ici le récit fidèle des événements.
Première journée
Le 17 à 5 heures du matin, M. de Bezaure, en personne, se rendait chez divers Conseillers pour les prévenir que S.E. Ts'ai, le taotai de Shanghai, opposait de nouvelles tergiversations à notre juste et légitime désir d'entrer en possession de notre propriété.
Après quelques pourparlers auxquels pris [sic] part Mr le Commandant Texier, de l’Eclaireur, il fut décidé de passer outre et d'en finir une bonne fois avec cette question pendante depuis plus de 30 ans. La compagnie de débarquement de l’Eclaireur, avec une pièce d'artillerie de campagne, se rendit à l'enclos de la Pagode et à 6 heures moins le quart le premier coup de pioche était donné par les ouvriers-coolies du service des travaux. Un quart d'heure après, sur la prière de M. de Malherbe, secrétaire de la Municipalité, le commandant Texier franchissait le premier la brèche suivi de Mr Claudel, Consul de France, de M. de Malherbe et de votre serviteur. On fit vivement le tour de la propriété.
C'est un vaste quadrilatère aux côtés presque égaux coupé d'un arroyo desséché et bordé de deux côtés par un fossé intérieur aux eaux stagnantes et de couleur innommable. Quand les briques de la brèche disparurent sous ce noir linceul, une odeur épouvantable se dégagea du fond de ces eaux tourbeuses. Il fallut reculer. A quelques pas de là, une charogne de chat pendu attestait que bien que l'enclos ne possédât aucune porte d'entrée, des maraudeurs devaient trouver le moyen de se réfugier dans la place pour y échapper soit aux poursuites de la police soit pour y chercher un abri gratuit. Près de là une stèle en marbre porte quelques caractères : c'est une défense de pêcher dans les eaux sacrées du lac voisin. Nous cherchons vainement le lac et ne trouvons qu'une flaque d'eau noire ; la défense nous paraît bien inutile.
Le jardin est rempli de grands arbres aux diverses essences. Quant aux herbes on les compte par milliers d'espèces. Un botaniste aurait là une année de travail à classer toute cette flore exubérante. Tout est calme. La population surprise manifeste un certain étonnement et reste tranquille. Cependant de vieux Shanghaiens font la remarque que les têtes des indigènes expriment plutôt la surprise craintive que cette frousse hilarante, caractéristique des foules chinoises et qu'il sera bon de rester sur ses gardes. La compagnie de débarquement de l’Eclaireur stationne donc en permanence au poste de l'ouest. Petit à petit la foule vient voir les brèches ; elle pénètre dans l'enclos. Des Européens, venus en curieux, sont rudoyés par quelques énergumènes, M. Kingsmill et M. Korff sont légèrement passés à tabac. Les marins de garde n'hésitent pas et chargent la foule à la baïonnette, tuent deux Chinois, et en blessent quelques autres. Immédiatement la Compagnie Française des Volontaires est convoquée. A 8 heures tous les Volontaires sont là ; les vétérans et les nouveaux arrivés non armés demandent des armes et des munitions et on commence à faire des patrouilles.
Entre-temps, les Chinois se sont portés sur les maisons de M.M. Houllegate et Meudre. Ils détruisent le mur de clôture de la première et pillent la seconde. Une sortie de six Volontaires de garde accompagnés de M. Claudel qui passe presque toute la soirée à accompagner les patrouilles, disperse les émeutiers. Les patrouilles sortent, dispersent la foule ; on nous accueille à coup de pierres et de briques. Des lampes sont cassées ; les fils du quartier de l'ouest sont coupés. Nous sommes en pleine obscurité. Quelques arrestations sont opérées parmi les plus bruyants. L'un d'eux, chose curieuse, lançait des injures en un français (?) que n'aurait pas désavoué le plus grossier des voyous de barrière ; doucement les délinquants sont conduits au poste. Tout se calme alors comme par enchantement et vers 11 heures la moitié des Volontaires est renvoyée avec ordre de revenir le lendemain à 7 heures. A minuit et demi, après quelques patrouilles pour faire fermer les portes, la seconde moitié est congédiée avec ordre de revenir le lendemain à 9 heures.
Shanghaiens . Dormez en paix !
Deuxième journée
Dès 6 heures du matin nous rencontrions notre brave commandant qui, arpentant le Bund de son long compas, se rendait au Consulat de France pour y prendre des ordres. Là, il n'apprenait rien de nouveau. Le Consulat avait été gardé pendant la nuit par un détachement de matelots de l'Océanien, dont l'allure martiale et décidée montrait bien qu'il faut peu de chose pour faire un soldat d'un Français, et par des pompiers. Mais à 7 heures, juste au moment où M. de Bezaure qui, à cheval, passait lui-même les différents postes en revue, venait de quitter les lieux, les choses changeaient. Au poste de l'Est, des émeutiers s'avançaient, brandissant des piques et des bambous. Pendant que l'on installait les manches à eau pour disperser la foule qui allait s'amassant sur le devant du poste, un groupe d'émeutiers plus résolus que les autres se portait sur l'arrière du poste et démolissait en un clin d'oeil le mur de briques de clôture pour opérer une invasion. A ce moment, il n'y avait plus à temporiser ; il fallait faire un exemple. Le sergent Lejoncour commanda alors à ses hommes d'armer leurs revolvers et de faire feu sur les forcenés. L'effet fut instantané. Quatre ou cinq Chinois tombèrent, mais furent emportés par leurs camarades qui prirent la poudre d'escampette. A ce moment l'infatigable Commandant Texier et sa brave troupe de marins arrivaient et prenaient position à la tête du nouveau pont qui doit relier Tongadon à notre quai. La pièce d'artillerie de campagne fut mise en batterie ; une décharge à blanc ne fit qu'encourager les insurgés. Le commandant jugeant la situation grave, sur le refus de la foule de se disperser, tira une volée à mitraille de façon à ne l'atteindre que par ricochet.
Cris, tumulte, panique, retraite précipitée. On emporte de nombreux blessés, mais trois hommes restent sur le carreau. On les rentre au poste de l'Est où nous les voyons alignés dans la cour recouverts d'une natte. Les misérables portent d'horribles blessures à la tête ; la mort a été instantanée.
Mais il est 9 heures ; nous revenons au Consulat. Sur le Kinleeyuen, tout est calme ; sur le quai de France, on toise notre uniforme, mais on s'écarte ; la nouvelle de la chaude réception des émeutiers du quartier de l'Est s'est répandue comme une traînée de poudre.
Presque au même moment sur le quai de la Brèche, près de la Pagode, la foule, excitée par quelques agitateurs, devenait turbulente. Des énergumènes insultent notre sentinelle, un brave qui de se sentir ainsi traité et dont la main lui démange. Mais la consigne est de rester calme et notre homme ne veut connaître que l'ordre reçu. Cependant, notre lieutenant, M. Chollot, voit le danger qu'il y a de laisser cette foule croire que toutes ses provocations resteront impunies. Il sort avec un peloton de Volontaires et lui ordonne de se disperser.
On lui rit au nez ; enhardis à l'excès, de misérables gueux l'insultent, lui lancent des pierres, des briques, des cailloux, le menacent de bambous et de piques. Il commande alors deux salves à blanc qui restent sans effet ; tout au contraire, elles semblent persuader les émeutiers de leur invulnérabilité. Ils offrent leurs poitrines en riant et en injuriant nos compagnons.
Leur erreur va être de courte durée. La troisième salve est tirée à balles. Quatre hommes tombent foudroyés. La foule effrayée emmène les blessés en poussant d'affreux hurlements.
Le quai de la Brèche est dégagé. Un tombereau sort des Travaux ; on y jette trois cadavres. Le quatrième est tombé sur le bout de terrain qui se trouve de l'autre côté de la crique, entre elle et le mur de la Cité. Il reste là étendu, grande tache bleue, mouchetée de rouge, au milieu de l'herbe courte. Des curieux viennent le voir et le transportent jusque sous les murs de la Cité.
La simultanéité des attaques indique qu'on se trouvait en présence d'un vrai plan bien combiné, qui n'a échoué que par l'intelligence des mesures préventives prises par le Consulat général et la Municipalité Française.
La présence d'hommes armés de piques, de lances et de bambous est une preuve que certains soldats [en activité ou hors cadre] ont prêté la main aux meneurs. Il y a là matière à enquête et nous demandons la plus sévère des punitions pour les fonctionnaires chinois qui n'ont pas reculé devant l'infamie d'encouragements déguisés donnés aux émeutiers. Les volontaires réunis à la Municipalité sont alors divisés en plusieurs sections ; on leur assigne différents postes. En faisant une patrouille, on trouve deux morts, Rue des Pères : le premier un peu avant la Rue du Consulat, l'autre un peu plus loin. De plus, on apprend que les Chinois ont relevé et emmené un cadavre.
A partir de ce moment tout paraît calmé.
Total des morts relevés sur la Concession [2 heures 30 dimanche]
2 près de la Pagode, passés à la baïonnette. 3 au poste de l'Est. 7 au Quai de la Brèche.
1 heure. - Les deux rues de Tongkadou sont fermées au moyen de barricades formées de 79 balles de coton ; la barricade du quai a, dans son milieu, une embrasure permettant le tir de la pièce de campagne. La chaloupe à vapeur de l'Eclaireur, avec un canon revolver, se tient prête à balayer le Bund et M. Luciani, enseigne de vaisseau, a le commandement du poste de l'Est. Le poste de l'Ouest est confié à M. Bernard, Aspirant. Le commandant Texier a son quartier général au Consulat. La foule chinoise se tient à distance respectueuse des barricades. Rien d'amusant comme leurs têtes ahuries. Quelques agents indigènes les tiennent en respect au moyen d'éventails.
2 h 35. - On nous annonce l'arrivée de 150 hommes du Marco Polo.
2 h 45. - Le Tcheshien vient de se rendre au Consulat Général de France. Il promet de faire son possible pour rétablir l'ordre, mais craint que cela ne soit difficile, etc., etc., à la chinoise. M. de Bezaure lui répond en le remerciant de ses offres de service et lui dit qu'il a pris lui-même toutes les mesures pour que l'ordre soit préservé.
L'arrivée de 150 matelots du Marco Polo qu'il voit dans la cour du Consulat Général ne semble nullement tranquilliser le Tcheshien qui paraît croire que son dernier jour est arrivée.
3 h. - M. de Bezaure est en conférence avec les Ningponais qui ont pris l'initiative des négociations.
3 h 05. - Les Volontaires de la compagnie C [Compagnie Anglaise] ont été prévenus de se tenir prêts à toute éventualité. On craindrait de voir un soulèvement sur la Concession Etrangère.
Nous apprenons à ce moment que certains marchands refuseraient de vendre des vivres à des Français et qu'on parle d'établir un système de boycottage. Quelques coups de bambou appliqués d'office ne manqueront pas de ramener ces imbéciles à la raison.
4 h. - Le Commandant Texier accompagne le commandant du Marco Polo dans sa visite aux différents postes.
4 h 15. - On nous dit que les autorités chinoises ne montrent pas toutes la bonne volonté qu'on devrait en attendre. Le Tcheshien doit lancer une proclamation ordonnant le calme aux Chinois. La circulation sera interdite sur la Concession à partir de 9 heures. Les Chinois devront réintégrer leurs domiciles respectifs avant cette heure.
4 h 20. - Les volontaires anglais vont faire une manifestation sur le champ de courses. Nos compliments pour cet acte de solidarité.
4 h 30. - On nous dit que le Taotai veut rejeter la faute de ces troubles sur nous. Il connaît pourtant les meneurs ; on les lui a signalés depuis plus d'un mois. Pourquoi ne sont-ils pas encore arrêtés. Calme partout.
5 h. - Nous faisons une ronde de la Municipalité à la Pagode ; de la Pagode à la Porte du Nord par les fossés de la ville ; de là nous nous rendons sur le quai de France, nous reprenons la Rue du Consulat et revenons à la Municipalité.
7 h. - M.M. de Malherbe, Chosseler et Hivonnait vont à Zikawei porter 15 fusils pour permettre aux Pères de se défendre en cas d'attaque.
9 h 30. - Le Tcheshien sort du Consulat de France. Il a donné sa parole à M. de Bezaure que la nuit se passerait sans troubles et que les boutiques ouvriraient toutes à nouveau aujourd'hui dans l'après-midi.
History : China - Europe : France