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1756.1

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Voltaire. Essai sur l’histoire générale et sur les moeurs et l’esprit des nations, depuis Charlemagne jusqu’à nos jours [ID D19777].
Chapitre 1
De la Chine, de son antiquité, de ses forces, de ses lois.
L'empire de la Chine dès lors était plus vaste que celui de Charlemagne, surtout en y comprenant la Corée et le Tonkin, provinces alors tributaires des chinois. Environ trente degrés en longitude et vingt-quatre en latitude, forment son étendue. Le corps de cet état subsiste avec splendeur depuis plus de quatre mille ans, sans que les lois, les mœurs, le langage, la manière même de s'habiller, aient souffert d'altération sensible.
Son histoire incontestable, et la seule qui soit fondée sur des observations célestes, remonte, par la chronologie la plus sûre, jusqu'à une éclipse, calculée 2155 ans avant notre ère vulgaire, et vérifiée par les mathématiciens missionnaires, qui envoyés dans les derniers siècles chez cette nation inconnue, l'ont admirée et l'ont instruite. Le père Gaubil a examiné une suite de trente-six éclipses de soleil, rapportées dans les livres de Confucius ; et il n'en a trouvé que deux douteuses et deux fausses.
Il est vrai qu'Alexandre avait envoyé de Babylone en Grèce les observations des chaldéens, qui remontaient à 400 années plus haut que les chinois ; et c'est sans contredit le plus beau monument de l'antiquité : mais ces éphémérides de Babylone n'étaient point liées à l'histoire des faits : les chinois au contraire ont joint l'histoire du ciel à celle de la terre, et ont ainsi justifié l'une par l'autre.
Deux cent trente ans au-delà du jour de l'éclipse dont on a parlé, leur chronologie atteint sans interruption et par des témoignages qu'on croit authentiques, jusqu'à l’empereur Hiao, qui travailla lui-même à réformer l'astronomie, et qui, dans un règne d'environ 80 ans, chercha à rendre les hommes éclairés et heureux. Son nom est encore en vénération à la Chine, comme l'est en Europe celui des Titus, des Trajan, et des Antonins. S'il fut pour son temps un mathématicien habile, cela seul montre qu'il était né chez une nation déjà très policée. On ne voit point que les anciens chefs des bourgades germaines ou gauloises aient réformé l’astronomie. Clovis n’avait point d'observatoire.
Avant Hiao, on trouve encore six rois ses prédécesseurs ; mais la durée de leur règne est incertaine. Je crois qu'on ne peut mieux faire dans ce silence de la chronologie, que de recourir à la règle de Newton, qui ayant composé une année commune des années qu'ont régné les rois de différents pays, réduit chaque règne à 22 ans ou environ. Suivant ce calcul, d'autant plus raisonnable qu'il est plus modéré, ces six rois auront régné à peu près 130 ans ; ce qui est bien plus conforme à l'ordre de la nature, que les 240 ans qu'on donne, par exemple, aux sept rois de Rome, et que tant d’autres calculs démentis par l'expérience de tous les temps.
Le premier de ces rois, nommé Fohi, régnait donc vingt-cinq siècles au moins avant l'ère vulgaire, au temps que les babyloniens avaient déjà une suite d’observations astronomiques : et dès lors la Chine obéissait à un souverain. Ses quinze royaumes, réunis sous un seul homme, prouvent que longtemps auparavant cet état était très peuplé, policé, partagé en beaucoup de souverainetés ; car jamais un grand état ne s'est formé que de plusieurs petits ; c'est l'ouvrage de la politique, du courage, et surtout du temps. Il n'y a pas une plus grande preuve d'antiquité.
Un tyran nommé Hoangti ordonna à la vérité qu’on brûlât tous les livres ; mais cet ordre insensé et barbare avertissait de les conserver avec soin, et ils reparurent après lui. Qu'importe après tout que ces livres renferment, ou non, une chronologie toujours sûre ? Je veux que nous ne sachions pas en quel temps précisément vécut Charlemagne : dès qu'il est certain qu'il a fait de vastes conquêtes avec de grandes armées, il est clair qu’il est né chez une nation nombreuse, formée en corps de peuple par une longue suite de siècles. Puis donc que l'empereur Hiao, qui vivait incontestablement environ deux mille quatre cent ans avant notre ère, conquit tout le pays de la Corée, il est indubitable que son peuple était de l'antiquité la plus reculée.
Les hommes ne multiplient pas aussi aisément qu'on le pense. Le tiers des enfants est mort au bout de dix ans. Les calculateurs de la propagation de l'espèce humaine ont remarqué qu'il faut des circonstances favorables pour qu'une nation s'accroisse d'un vingtième au bout de cent années ; et souvent il arrive que la peuplade diminue au lieu d'augmenter. C'est encore une nouvelle preuve de l'antiquité de la Chine. Elle était au temps de Charlemagne, comme longtemps auparavant, plus peuplée encore que vaste. Le dernier dénombrement dont nous avons connaissance, fait seulement dans les quinze provinces qui composent la Chine proprement dite, monte jusqu'à près de soixante millions d'hommes capables d'aller à la guerre ; en ne comptant ni les soldats vétérans, ni les vieillards au-dessus de soixante ans, ni la jeunesse au-dessous de vingt ans, ni les mandarins, ni la multitude des lettrés, ni les bonzes ; encore moins les femmes, qui sont partout en pareil nombre que les hommes, à un quinzième ou seizième près, selon les observations de ceux qui ont calculé avec le plus d'exactitude ce qui concerne le genre humain. À ce compte, il paraît difficile qu'il y ait moins de cent cinquante millions d'habitants à la Chine : notre Europe n'en a pas beaucoup plus de cent millions, à compter vingt millions en France, vingt-deux en Allemagne, quatre dans la Hongrie, dix dans toute l'Italie jusqu'en Dalmatie, huit dans la Grande-Bretagne et dans l'Irlande, huit dans l'Espagne et le Portugal, dix dans la Russie européenne, six dans la Pologne, six dans la Turquie d'Europe, dans la Grèce et les îles, quatre dans la Suède, trois dans la Norvège et le Danemark, trois dans la Hollande et les Pays-Bas.
On ne doit donc pas être surpris, si les villes chinoises sont immenses ; si Pékin, la nouvelle capitale de l'empire, a près de six de nos grandes lieues de circonférence, et renferme environ quatre millions de citoyens : si Nanquin, l'ancienne métropole, en avait autrefois davantage : si une simple bourgade nommée Quientzeng, où l'on fabrique la porcelaine, contient environ un million d'habitants.
Les forces de cet état consistent, selon les relations des hommes les plus intelligents qui aient jamais voyagé, dans une milice d'environ huit cent mille soldats bien entretenus : cinq cent soixante et dix mille chevaux sont nourris ou dans les écuries ou dans les pâturages de l'empereur, pour monter les gens de guerre, pour les voyages de la cour, et pour les courriers publics.
Plusieurs missionnaires, que l'empereur Cang-Hi dans ces derniers temps approcha de sa personne par amour pour les sciences, rapportent qu'ils l'ont suivi dans ces chasses magnifiques vers la grande Tartarie, où cent mille cavaliers et soixante mille hommes de pied marchaient en ordre de bataille : c'est un usage immémorial dans ces climats.
Les villes chinoises n'ont jamais eu d'autres fortifications, que celles que le bon sens a inspiré à toutes les nations, avant l'usage de l'artillerie ; un fossé, un rempart, une forte muraille et des tours : depuis même que les chinois se servent de canons, ils n'ont point suivi le modèle de nos places de guerre : mais au lieu qu'ailleurs on fortifie des places, les chinois ont fortifié leur empire. La grande muraille qui séparait et défendait la Chine des tartares, bâtie cent trente sept ans avant notre ère, subsiste encore dans un contour de cinq cent lieues, s'élève sur des montagnes, descend dans des précipices, ayant presque partout vingt de nos pieds de largeur, sur plus de trente de hauteur.
Monument supérieur aux pyramides d'Égypte par son utilité, comme par son immensité. Ce rempart n'a pu empêcher les tartares de profiter dans la suite des temps des divisions de la Chine, et de la subjuguer ; mais la constitution de l'état n'en a été ni affaiblie ni changée. Le pays des conquérants est devenu une partie de l'état conquis ; et les tartares mantchoux, maîtres aujourd'hui de la Chine, n'ont fait autre chose que se soumettre les armes à la main aux lois du pays dont ils ont envahi le trône.
Le revenu ordinaire de l'empereur se monte, selon les supputations les plus vraisemblables, à deux cent millions d'onces d'argent. Il est à remarquer que l'once d'argent ne vaut pas cent de nos sous valeur intrinsèque, comme le dit l'histoire de la Chine ; car il n'y a point de valeur intrinsèque numéraire ; mais à prendre le marc de notre argent à cinquante de nos livres de compte, cette orme revient à douze cent cinquante millions de notre monnaie en 1740. Je dis, en ce temps ; car cette valeur arbitraire n'a que trop changé parmi nous, et changera peut-être encore ; c'est à quoi ne prennent pas assez garde les écrivains, plus instruits des livres que des affaires, qui évaluent souvent l'argent étranger d'une manière très fautive.
Ils ont eu des monnaies d'or et d'argent frappées avec le coing, longtemps avant que les dariques fussent frappés en Perse. L'empereur Cang-Hi avait rassemblé une suite de trois mille de ces monnaies, parmi lesquelles il y en avait beaucoup des Indes ; autre preuve de l'ancienneté des arts dans l'Asie ; mais depuis longtemps l'or n'est plus une mesure commune à la Chine, il y est marchandise comme en Hollande ; l'argent n'y est plus monnaie : le poids et le titre en font le prix : on n' y frappe plus que du cuivre, qui seul dans ce pays a une valeur arbitraire.
Le gouvernement dans des temps difficiles a payé en papier, comme on a fait depuis dans plus d'un état de l'Europe ; mais jamais la Chine n'a eu l'usage des banques publiques, qui augmentent les richesses d'une nation, en multipliant son crédit.
Ce pays favorisé de la nature possède presque tous les fruits transplantés dans notre Europe, et beaucoup d'autres qui nous manquent. Le bled, le ris, la vigne, les légumes, les arbres de toute espèce y couvrent la terre ; mais les peuples n'ont jamais fait de vin, satisfaits d’une liqueur assez forte qu'ils savent tirer du ris.
L’insecte précieux qui produit la soie, est originaire de la Chine ; c'est de-là qu’il passa en Perse assez tard, avec l'art de faire des étoffes du duvet qui les couvre ; et ces étoffes étaient si rares du temps même de Justinien, que la soie se vendait en Europe au poids de l'or.
Le papier fin, et d'un blanc éclatant, était fabriqué chez les chinois de temps immémorial ; on en faisait avec des filets de bois de bambou bouilli. On ne connaît pas la première époque de la porcelaine et de ce beau vernis qu'on commence à imiter et à égaler en Europe. Ils savent depuis deux mille ans fabriquer le verre, mais moins beau et moins transparent que le notre.
L'imprimerie y fut inventée par eux dans le même temps. On sait que cette imprimerie est une gravure sur des planches de bois, telle que Gutenberg la pratiqua le premier à Mayence au quinzième siècle. L'art de graver les caractères sur le bois est plus perfectionné à la Chine ; notre méthode d'employer les caractères mobiles et de fonte, beaucoup supérieure à la leur, n'a point encore été adoptée par eux, tant ils sont attachés à leurs anciens usages. L'usage des cloches est chez eux de la plus haute antiquité. Ils ont cultivé la chimie ; et sans devenir jamais bons physiciens, ils ont inventé la poudre ; mais ils ne s'en servaient que dans des fêtes, dans l'art des feux d'artifice, où ils ont surpassé les autres nations. Ce furent les portugais qui dans ces derniers siècles leur ont enseigné l'usage de l'artillerie ; et ce sont les jésuites qui leur ont appris à fondre le canon. Si les chinois ne s’appliquèrent pas à inventer ces instruments destructeurs, il ne faut pas en louer leur vertu, puisqu'ils n'en ont pas moins fait la guerre.
Ils ne poussèrent loin l'astronomie qu'en tant qu'elle est la science des yeux et le fruit de la patience. Ils observèrent le ciel assidûment, remarquèrent tous les phénomènes, et les transmirent à la postérité. Ils divisèrent, comme nous, le cours du soleil en trois cent soixante cinq parties et un quart. Ils connurent, mais confusément, la précession des équinoxes et des solstices. Ce qui mérite peut-être le plus d'attention, c'est que de temps immémorial ils partagent le mois en semaines de sept jours. On montre encore les instruments dont se servit un de leurs fameux astronomes mille ans avant notre ère, dans une ville qui n'est que du troisième ordre.
Nanquin, l'ancienne capitale, conserve un globe de bronze, que trois hommes ne peuvent embrasser, porté sur un cube de cuivre qui s'ouvre, et dans lequel on fait entrer un homme pour tourner ce globe, sur lequel sont tracés les méridiens et les parallèles. Pékin a un observatoire, rempli d'astrolabes et de sphères armillaires ; instruments à la vérité inférieurs aux nôtres pour l'exactitude, mais témoignages célèbres de la supériorité des chinois sur les autres peuples d'Asie.
La boussole qu'ils connaissaient, ne servait pas à son véritable usage, de guider la route des vaisseaux. Ils ne naviguaient que près des côtes. Possesseurs d'une terre qui fournit tout, ils n'avaient pas besoin d'aller, comme nous, au bout du monde. La boussole, ainsi que la poudre à tirer, était pour eux une simple curiosité ; et ils n'en étaient pas plus à plaindre.
On est étonné que ce peuple inventeur n'ait jamais percé dans la géométrie au delà des éléments, que dans la musique ils aient ignoré les demi-tons, que leur astronomie et toutes leurs sciences soient en même temps si anciennes et si bornées. Il semble que la nature ait donné à cette espèce d'hommes si différente de la notre, des organes faits pour trouver tout d’un coup tout ce qui leur était nécessaire, et incapables d'aller au-delà. Nous au contraire, nous avons eu des connaissances très tard ; et nous avons tout perfectionné rapidement. Ce qui est moins étonnant, c'est la crédulité avec laquelle ces peuples ont toujours joint leurs erreurs de l'astrologie judiciaire aux vraies connaissances célestes. Cette superstition a été celle de tous les hommes ; et il n'y a pas longtemps que nous en sommes guéris ; tant l'erreur semble faite pour le genre humain.
Si on cherche pourquoi tant d'arts et de sciences, cultivés sans interruption depuis si longtemps à la Chine, ont cependant fait si peu de progrès ; il y en a peut-être deux raisons : l'une est le respect prodigieux que ses peuples ont pour ce qui leur a été transmis par leurs pères, et qui rend parfait à leurs yeux tout ce qui est ancien ; l'autre est la nature de leur langue, premier principe de toutes les connaissances.
L'art de faire connaître ses idées par l'écriture, qui devait n'être qu'une méthode très simple, est chez eux ce qu'ils ont de plus difficile. Chaque mot a des caractères différents : un savant à la Chine est celui qui connaît le plus de ces caractères ; quelques-uns sont arrivés à la vieillesse avant de savoir bien écrire.
Ce qu'ils ont le plus connu, le plus cultivé, le plus perfectionné, c'est la morale et les lois. Le respect des enfants pour les pères est le fondement du gouvernement chinois. L'autorité paternelle n'y est jamais affaiblie. Un fils ne peut plaider contre son père qu'avec le consentement de tous les parents, des amis, et des magistrats. Les mandarins lettrés y sont regardés comme les pères des villes et des provinces, et le roi comme le père de l’empire. Cette idée, enracinée dans les cœurs, forme une famille de cet état immense.
Tous les vices y existent comme ailleurs, mais certainement plus réprimés par le frein des lois, toujours uniformes. Le savant auteur des mémoires de l'amiral Anson témoigne un grand mépris pour la Chine, parce que le petit peuple de Kanton trompa les anglais autant qu'il le put. Mais doit-on juger du gouvernement d'une grande nation par les mœurs de la populace des frontières ? Et qu'auraient dit de nous les chinois, s'ils eussent fait naufrage sur nos côtes maritimes dans le temps où les lois des nations d'Europe confisquaient les effets naufragés, et que la coutume permettait qu'on égorgeât les propriétaires ?
Les cérémonies continuelles qui chez les chinois gênent la société, et dont l'amitié seule se défait dans l'intérieur des maisons, ont établi dans toute la nation une retenue et une honnêteté qui donne à la fois aux mœurs de la gravité et de la douceur. Ces qualités s'étendent jusqu'aux derniers du peuple. Des missionnaires racontent que souvent dans des marchés publics, au milieu de ces embarras et de ces confusions qui excitent dans nos contrées des clameurs si barbares et des emportements si fréquents et si odieux, ils ont vu les paysans se mettre à genoux les uns devant les autres selon la coutume du pays, se demander pardon de l'embarras dont chacun s'accusait, s'aider l'un l'autre, et débarrasser tout avec tranquillité. Dans les autres pays les lois punissent les crimes ; à la Chine elles font plus, elles récompensent la vertu. Le bruit d'une action généreuse et rare se répand-il dans une province, le mandarin est obligé d'en avertir l'empereur, et l'empereur envoie une marque d'onneur à celui qui l'a si bien méritée. Cette morale, cette obéissance aux lois, jointe à l'adoration d'un être suprême, forment la religion de la Chine, celle des empereurs et des lettrés. L'empereur est de temps immémorial le premier pontife : c'est lui qui sacrifie au tien, au souverain du ciel et de la terre. Il doit être le premier philosophe, le premier prédicateur de l'empire ; ses édits sont presque toujours des instructions et des leçons de morale.

Chapitre 2
De la religion de la Chine.
Que le gouvernement n'est point athée ; que le christianisme n'y a point été prêché au septième siècle ; de quelques sectes établies dans le pays.
Congfutsée, que nous appelons Confucius, qui vivait il y a deux mille trois cent ans, un peu avant Pythagore, rétablit cette religion, laquelle consiste à être juste. Il l'enseigna, et la pratiqua dans la grandeur, dans l'abaissement, tantôt premier ministre d'un roi tributaire de l’empereur, tantôt exilé, fugitif et pauvre. Il eut de son vivant cinq mille disciples, et après sa mort ses disciples furent les empereurs, les colao, c'est-à-dire, les mandarins, les lettrés, et tout ce qui n'est pas peuple.
Sa famille subsiste encore : et dans un pays ou il n'y a d'autre noblesse que celle des services actuels, elle est distinguée des autres familles en mémoire de son fondateur : pour lui, il a tous les honneurs, non pas les honneurs divins qu'on ne doit à aucun homme, mais ceux que mérite un homme qui a donné de la divinité les idées les plus saines que puisse former l'esprit humain sans révélation : c'est pourquoi le père Le Comte et d'autres missionnaires ont écrit que les chinois ont connu le vrai dieu, quand les autres peuples étaient idolâtres, et qu'ils lui ont sacrifié dans le plus ancien temple de l'univers. Les reproches d'athéisme, dont on charge si libéralement dans notre occident quiconque ne pense pas comme nous, ont été prodigués aux chinois. Il faut être aussi inconsidérés que nous le sommes dans toutes nos disputes, pour avoir osé traiter d'athée un gouvernement dont presque tous les édits parlent d'un être suprême père des peuples, récompensant, et punissant avec justice, qui a mis entre l'homme et lui une correspondance de prières et de bienfaits, de fautes et de châtiments.
Il est vrai que leur religion n'admet point de peines et de récompenses éternelles ; et c'est ce qui fait voir combien cette religion est ancienne. Moïse lui-même ne parle point de l'autre vie dans ses lois. Les saducéens chez les juifs ne la crurent jamais ; et ce dogme n'a été heureusement constaté dans l'occident que par le maître de la vie et de la mort.
On a crû que les lettrés chinois n'avaient pas une idée distincte d'un dieu immatériel ; mais il est injuste d’inférer de là qu'ils sont athées. Les anciens égyptiens, ces peuples si religieux, n'adoraient pas Isis et Osiris comme de purs esprits. Tous les dieux de l'antiquité étaient adorés sous une forme humaine ; et ce qui montre bien à quel point les hommes sont injustes, c'est qu'on flétrissait du nom d'athées chez les grecs ceux qui n'admettaient pas ces dieux corporels, et qui adoraient dans la divinité une nature inconnue, invisible, inaccessible à nos sens.
Le fameux archevêque Navarette dit que selon tous les interprètes des livres sacrés de la Chine, l'âme est une partie aérée, ignée, qui en se séparant du corps se réunit à la substance du ciel. Ce sentiment se trouve le même que celui des stoïciens. C'est ce que Virgile développe admirablement dans son sixième livre de l'Enéide.
Or certainement ni le manuel d'Épictète, ni l'Enéide ne sont infectés de l'athéisme. Nous avons calomnié les chinois, uniquement parce que leur métaphysique n’est pas la notre. Nous aurions dû admirer en eux deux mérites, qui condamnent à la fois les superstitions des païens, et les mœurs des chrétiens. Jamais la religion des lettrés ne fut déshonorée par des fables, ni souillée par des querelles et des guerres civiles. En imputant l'athéisme au gouvernement de ce vaste empire, nous avons eu la légèreté de lui attribuer l'idolâtrie par une accusation qui se contredit ainsi elle-même. Le grand malentendu sur les rites de la Chine est venu de ce que nous avons jugé de leurs usages par les nôtres : car nous portons au bout du monde nos préjugés et notre esprit contentieux. Une génuflexion, qui n'est chez eux qu’une révérence ordinaire, nous a paru un acte d'adoration ; nous avons pris une table pour un autel. C'est ainsi que nous jugeons de tout. Nous verrons en son temps comment nos divisions et nos disputes ont fait chasser de la Chine nos missionnaires.
Quelque temps avant Confucius, Laokiun avait introduit une secte, qui croit aux esprits malins, aux enchantements, aux prestiges. Une secte semblable à celle d'Épicure fut reçue et combattue à la Chine cinq cent ans avant Jésus-Christ : mais dans le premier siècle de notre ère, ce pays fut inondé de la superstition des bonzes. Ils apportèrent des Indes l'idole de Fo ou de Foé, adorée sous différents noms par les japonais et les tartares, prétendu dieu descendu sur la terre, à qui on rend le culte le plus ridicule, et par conséquent le plus fait pour le vulgaire. Cette religion, née dans les Indes près de mille ans avant Jésus-Christ, a infecté l'Asie orientale ; c'est ce dieu que prêchent les bonzes à la Chine, les talapoins à Siam, les lamas en Tartarie.
C'est en son nom qu’ils promettent une vie éternelle, et que des milliers de bonzes consacrent leurs jours à des exercices de pénitence, qui effrayent la nature. Quelques-uns passent leur vie nus et enchaînés ; d'autres portent un carcan de fer, qui plie leur corps en deux et tient leur front toujours baissé à terre. Leur fanatisme se subdivise à l' infini. Ils passent pour chasser des démons, pour opérer des miracles ; ils vendent au peuple la rémission des péchés. Cette secte séduit quelquefois des mandarins ; et par une fatalité qui montre que la même superstition est de tous les pays, quelques mandarins se sont fait tondre en bonzes par piété.
Ce sont eux qui dans la Tartarie ont à leur tête le Dalaï-lama, idole vivante qu’on adore, et c'est-là peut-être le triomphe de la superstition humaine.
Ce Dalaï-lama, successeur et vicaire du dieu Fo, passe pour immortel. Les prêtres nourrissent toujours un jeune lama, désigné successeur secret du souverain pontife, qui prend sa place dès que celui-ci, qu'on croit immortel, est mort. Les princes tartares ne lui parlent qu’à genoux. Il décide souverainement tous les points de foi sur lesquels les lamas sont divisés. Enfin il s'est depuis quelque temps fait souverain du Tibet à l’occident de la Chine. L’empereur reçoit ses ambassadeurs, et lui en envoie avec des présents considérables.
Ces sectes sont tolérées à la Chine pour l'usage du vulgaire, comme des aliments grossiers faits pour le nourrir ; tandis que les magistrats et les lettrés, séparés en tout du peuple, se nourrissent d’une substance plus pure. Confucius gémissait pourtant de cette foule d'erreurs : il y avait beaucoup d'idolâtres de son temps. La secte de Laokiun avait déjà introduit les superstitions chez le peuple. Pourquoi, dit-il dans un de ses livres, y a-t-il plus de crimes chez la populace ignorante que parmi les lettrés ? C'est que le peuple est gouverné par les bonzes. beaucoup de lettrés sont à la vérité tombés dans le matérialisme, mais leur morale n’en a point été altérée. Ils pensent que la vertu est si nécessaire aux hommes, et si aimable par elle-même, qu'on n'a pas même besoin de la connaissance d'un dieu pour la suivre. D'ailleurs il ne faut pas croire que tous les matérialistes chinois soient athées, puis que nos premiers pères de l'église croyaient dieu et les anges corporels. On prétend que vers le VIIIe siècle, du temps de Charlemagne, la religion chrétienne était connue à la Chine. On assure que nos missionnaires ont trouvé dans la province de Kingtching une inscription en caractères syriaques et chinois. Ce monument, qu'on voit tout au long dans Kircher, atteste qu'un saint homme nommé Olopüen, conduit par des nuées bleues, et observant la règle des vents, vint de Tacin à la Chine l'an 1092 de l'ère des séleucides, qui répond à l'an 636 de Jésus-Christ ; qu'aussitôt qu'il fut arrivé au faubourg de la ville impériale, l'empereur envoya un colao au-devant de lui, et lui fit bâtir une église chrétienne.
Il est évident par l'inscription même, que c'est une de ces fraudes pieuses qu'on s'est toujours trop aisément permises. Le sage Navarette en convient. Ce pays de Tacin, cette ère des séleucides, ce nom d'Olopüen, qui est, dit-on, chinois, et qui ressemble à un nom espagnol, ces nuées bleues qui servent de guides, cette église chrétienne bâtie tout d'un coup à Pékin pour un prêtre de Palestine qui ne pouvait mettre le pied à la Chine sans encourir la peine de mort ; tout cela fait voir le ridicule de la supposition. Ceux qui s'efforcent de la soutenir, ne font pas réflexion que les prêtres dont on trouve les noms dans ce prétendu monument, étaient des nestoriens, et qu'ainsi ils ne combattent que pour des hérétiques.
Il faut mettre cette inscription avec celle de Malabar, où il est dit que saint Thomas arriva dans le pays en qualité de charpentier avec une règle et un pieu, et qu'il porta seul une grosse poutre pour preuve de sa mission. Il y a assez de vérités historiques sans y mêler ces absurdes mensonges.
Il est très vrai qu'au temps de Charlemagne la religion chrétienne (ainsi que les peuples qui la professent) avait toujours été absolument inconnue à la Chine. Il y avait des juifs. Plusieurs familles de cette nation non moins errante que superstitieuse, s'y étaient établies deux siècles avant notre ère vulgaire ; elles y exerçaient le métier de courtier que les juifs ont fait dans presque tout le monde.
Je me réserve à jeter les yeux sur Siam, sur le Japon, et sur tout ce qui est situé vers l'orient et le midi, lorsque je serai parvenu au temps où l’industrie des européens s'est ouvert un chemin facile à ces extrémités de notre hémisphère.

Chapitre 126
État de l'Asie au temps des découvertes des portugais : De la Chine.
Tandis que l'Espagne jouissait de la conquête de l'Amérique, que le Portugal dominait sur les côtes de l'Afrique et de l'Asie, que le commerce de l'Europe prenait une face si nouvelle, et que le grand changement dans la religion chrétienne changeait les intérêts de tant de rois, il faut vous représenter dans quel état était le reste de nôtre ancien univers. Nous avons laissé, vers la fin du treizième siècle, la race de Gengis Khân souveraine dans la Chine, dans l’Inde, dans la Perse, et les tartares portant la destruction jusqu'en Pologne et en Hongrie. La branche de cette famille victorieuse qui régna dans la Chine, s'appelle Yven. On ne reconnaît point dans ce nom celui d'Octaï-Kan, ni celui de Coblaï son frère, dont la race régna un siècle entier. Ces vainqueurs prirent avec un nom chinois les mœurs chinoises. Tous les usurpateurs veulent conserver par les lois ce qu'ils ont envahi par les armes. Sans cet intérêt si naturel de jouir paisiblement de ce qu'on a volé, il n'y aurait pas de société sur la terre. Les tartares trouvèrent les lois des vaincus si belles, qu'ils s'y soumirent pour mieux s'affermir. Ils conservèrent surtout avec soin celle qui ordonne que personne ne soit ni gouverneur ni juge dans la province où il est né ; loi admirable, et qui d'ailleurs convenait à des vainqueurs. Cet ancien principe de morale et de politique, qui rend les pères si respectables aux enfants, et qui fait regarder l'empereur comme le père commun, accoutuma bientôt les chinois à l'obéissance volontaire. La seconde génération oublia le sang que la première avait perdu. Il y eut neuf empereurs consécutifs de la même race tartare, sans que les annales chinoises fassent mention de la moindre tentative de chasser ces étrangers. Un des arrière-petits-fils de Gengis Khân fut assassiné dans son palais ; mais il le fut par un tartare, et son héritier naturel lui succéda sans aucun trouble. Enfin ce qui avait perdu les califes, ce qui avait autrefois détrôné les rois de Perse et ceux d'Assyrie, renversa ces conquérants ; ils s'abandonnèrent à la mollesse. Le neuvième empereur du sang de Gengis Khân, entouré de femmes et de prêtres lamas qui le gouvernaient tour à tour, excita le mépris, et réveilla le courage des peuples. Les bonzes ennemis des lamas furent les premiers auteurs de la révolution. Un aventurier qui avait été valet dans un couvent de bonzes, s'étant mis à la tête de quelques brigands, se fit déclarer chef de ceux que la cour appelait les révoltés. On voit vingt exemples pareils dans l'empire romain, et surtout dans celui des grecs. La terre est un vaste théâtre, où la même tragédie se joue sous des noms différents. Cet aventurier chassa la race des tartares en 1357 et commença la vingt et unième famille, ou dynastie, nommée ming, des empereurs chinois. Elle a régné deux cent soixante et seize ans ; mais enfin elle a succombé sous les descendants de ces mêmes tartares qu'elle avait chassés. Il a toujours fallu qu'à la longue le peuple le plus instruit, le plus riche, le plus policé, ait cédé partout au peuple sauvage, pauvre et robuste. Il n'y a eu que l'artillerie perfectionnée qui ait pu enfin égaler les faibles aux forts, et contenir les barbares. Nous avons observé (au second chapitre) que les chinois ne faisaient point encore usage du canon, quoiqu’ils connussent la poudre depuis si longtemps. Le restaurateur de l'empire chinois prit le nom de Taitsoug, et rendit ce nom célèbre par les armes et par les lois. Une de ses premières attentions fut de réprimer les bonzes, qu'il connaissait d'autant mieux qu'il les avait servis. Il défendit qu'aucun chinois n'embrassât la profession de bonze avant quarante ans, et porta la même loi pour les bonzesses. C'est ce que le tzar Pierre le Grand a fait de nos jours en Russie. Mais cet amour invincible de sa profession, et cet esprit qui anime tous les grands corps, a fait triompher bientôt les bonzes chinois, et les moines russes, d'une loi sage ; il a toujours été plus aisé dans tous les pays d’abolir des coutumes invétérées que de les restreindre. Il paraît que Taitsou, ce second fondateur de la Chine, regardait la propagation comme le premier des devoirs ; car en diminuant le nombre des bonzes, dont la plupart n'étaient pas mariés, il eut soin d’exclure de tous les emplois les eunuques, qui auparavant gouvernaient le palais, et amollissaient la nation. Quoique la race de Gengis eût été chassée de la Chine, ces anciens vainqueurs étaient toujours très redoutables. Un empereur chinois nommé Yngtsong fut fait prisonnier par eux, et amené captif dans le fond de la Tartarie en 1444. L'empire chinois paya pour lui une rançon immense. Ce prince reprit sa liberté, mais non pas sa couronne, et il attendit paisiblement pour remonter sur le trône la mort de son frère qui régnait pendant sa captivité. L’intérieur de l'empire fut tranquille. L'histoire rapporte qu'il ne fut troublé que par un bonze, qui voulut faire soulever les peuples, et qui eut la tête tranchée. La religion de l'empereur et des lettrés ne changea point. On défendit seulement de rendre à Confutzée les mêmes honneurs qu'on rendait à la mémoire des rois ; défense honteuse, puisque nul roi n'avait rendu tant de services à la patrie que Confutzée ; mais défense qui prouve que Confutzée ne fut jamais adoré, et qu'il n’entre point d'idolâtrie dans les cérémonies dont les chinois honorent leurs aïeux et les mânes des grands hommes. Une étrange opinion régnait alors à la Chine. On était persuadé qu'il y avait un secret pour rendre les hommes immortels. Des charlatans qui ressemblaient à nos alchimistes, se vantaient de pouvoir composer une liqueur qu'ils appelaient le breuvage de l'immortalité. Ce fut le sujet de mille fables dont l'Asie fut inondée, et qu'on a prises pour de l'histoire. On prétend que plus d'un empereur chinois dépensa des sommes immenses pour cette recette ; c'est comme si les asiatiques croyaient que nos rois de l'Europe ont recherché sérieusement la fontaine de Jouvence, aussi connue dans nos anciens romans gaulois que la coupe d'immortalité dans les romans asiatiques. Sous la dynastie Yven, c'est-à-dire sous la postérité de Gengis Khân, et sous celle des restaurateurs nommée Ming, les arts qui appartiennent à l'esprit et à l'imagination furent plus cultivés que jamais ; ce n'était ni nôtre sorte d'esprit, ni nôtre sorte d'imagination ; cependant on retrouve dans leurs petits romans le même fonds qui plaît à toutes les nations. Ce sont des malheurs imprévus, des avantages inespérés, des reconnaissances : on y trouve peu de ce fabuleux incroyable, telles que les métamorphoses inventées par les grecs et embellies par Ovide, telles que les contes arabes, et les fables du Boyardo et de l'Arioste. L'invention dans les fables chinoises s'éloigne rarement de la vraisemblance, et tend toujours à la morale. La passion du théâtre devint universelle à la Chine depuis le quatorzième siècle jusqu'à nos jours. Ils ne pouvaient avoir reçu cet art d'aucun peuple. Ils ignoraient que la Grèce eût existé ; et ni les mahométans, ni les tartares n'avaient pu leur communiquer les ouvrages grecs. Ils inventèrent l'art, mais par la tragédie chinoise qu'on a traduite, on voit qu'ils ne l'ont pas perfectionné. Cette tragédie intitulée l’orphelin de Tchao est du quatorzième siècle ; on nous la donne comme la meilleure qu'ils aient eu encore. Il est vrai qu'alors les ouvrages dramatiques étaient plus grossiers en Europe : à peine même cet art nous était-il connu. Nôtre caractère est de nous perfectionner, et celui des chinois est jusqu'à présent de rester où ils sont parvenus. Peut-être cette tragédie est-elle dans le goût des premiers essais d’Eschyle. Les chinois toujours supérieurs dans la morale ont fait peu de progrès dans toutes les autres sciences. C’est sans doute que la nature, qui leur a donné un esprit droit et sage, leur a refusé la force de l’esprit. Ils écrivent en général comme ils peignent, sans connaître les secrets de l'art. Leurs tableaux jusqu'à présent sont destitués d'ordonnance, de perspective, de clair-obscur ; leurs écrits se ressentent de la même faiblesse. Mais il paraît qu'il règne dans leurs productions une médiocrité sage, une vérité simple, qui ne tient rien du style ampoulé des autres orientaux. Vous ne voyez dans ce que vous avez lu de leurs traités de morale aucune de ces paraboles étrangères, de ces comparaisons gigantesques et forcées. Ils ne parlent point en énigmes : c'est encore ce qui en fait dans l'Asie un peuple à part. Vous lisiez il n'y a pas longtemps des réflexions d'un sage chinois sur la manière dont on peut se procurer la petite portion de bonheur dont la nature de l'homme est susceptible : ces réflexions sont précisément les mêmes que nous retrouvons dans la plupart de nos livres. La théorie de la médecine n'est encore chez eux qu'ignorance et erreur. Cependant les médecins chinois ont une pratique assez heureuse. La nature n'a pas permis que la vie des hommes dépendit de la perfection de la physique. Les grecs savaient saigner à propos, sans savoir que le sang circulât. L'expérience des remèdes et le bon sens ont établi la médecine pratique dans toute la terre : elle est partout un art conjectural, qui aide quelquefois la nature, et quelquefois la détruit. En général l'esprit d’ordre, de modération, le goût des sciences, la culture de tous les arts utiles à la vie, un nombre prodigieux d'inventions qui rendaient ces arts plus faciles, composaient la sagesse chinoise. Cette sagesse avait poli les conquérants tartares, et les avait incorporés à la nation. C'est un avantage que les grecs n'ont pu avoir sur les turcs. Enfin les chinois avaient chassé leurs maîtres, et les grecs n'ont pas même imaginé de secouer le joug de leurs vainqueurs. Quand nous parlons de la sagesse qui a présidé quatre mille ans à la constitution de la Chine, nous ne prétendons pas parler de la populace ; elle doit être en tout pays uniquement occupée du travail des mains. L'esprit d'une nation réside toujours dans le petit nombre qui fait travailler le grand, qui le nourrit et le gouverne. Certainement cet esprit de la nation chinoise est le plus ancien monument de raison qui soit sur la terre. Ce gouvernement, quelque beau qu'il fût, était nécessairement infecté de grands abus attachés à la condition humaine, et surtout à un vaste empire. Le plus grand de ces abus, qui n'a été corrigé que dans ces derniers temps, était la coutume des pauvres d'exposer leurs enfants, dans l'espérance qu'ils seraient recueillis par les riches. Il périssait ainsi beaucoup de sujets. L'extrême population empêchait le gouvernement de prévenir ces pertes. On regardait les hommes comme les fruits des arbres, dont on laisse périr sans regret une grande partie, quand il en reste suffisamment pour la nourriture. Les conquérants tartares auraient pu fournir la subsistance à ces enfants abandonnés, et en faire des colonies qui auraient peuplé les déserts de la Tartarie. Ils n'y songèrent pas ; et dans nôtre occident, où nous avions un besoin plus pressant de réparer l'espèce humaine, nous n'avions pas encore remédié au même mal, quoiqu'il nous fût plus préjudiciable. Londres n'a d'hôpitaux pour les enfants trouvés que depuis quelques années. Il faut bien des siècles pour que la société humaine se perfectionne.

Chapitre 163
De la Chine au dix-septième siècle et au commencement du dix-huitième.
Il vous est fort inutile sans doute de savoir que dans la dynastie chinoise qui régnait après la dynastie des tartares de Gengis Khân, l'empereur Quancum succéda à Kinkum, et Kicum à Quancum. Il est bon que ces noms se trouvent dans les tables chronologiques ; mais vous attachant toujours aux événements et aux mœurs, vous franchissez tous ces espaces vides, pour venir aux temps marqués par de grandes choses. Cette même mollesse qui a perdu la Perse et l'Inde, fit à la Chine dans le siècle passé une révolution plus complète que celle de Gengis Khân, et de ses petits-fils. L'empire chinois était au commencement du dix-septième siècle bien plus heureux que l'Inde, la Perse, et la Turquie. L'esprit humain ne peut certainement imaginer un gouvernement meilleur que celui où tout se décide par de grands tribunaux, subordonnés les uns aux autres, dont les membres ne sont reçus qu’après plusieurs examens sévères. Tout se règle à la Chine par ces tribunaux. Six cours souveraines sont à la tête de toutes les cours de l'empire. La première veille sur tous les mandarins des provinces ; la seconde dirige les finances ; la troisième a l'intendance des rites, des sciences et des arts ; la quatrième a l'intendance de la guerre ; la cinquième préside aux juridictions chargées des affaires criminelles ; la sixième a soin des ouvrages publics. Le résultat de toutes les affaires décidées à ces tribunaux est porté à un tribunal suprême. Sous ces tribunaux il y en a quarante-quatre subalternes, qui résident à Pékin. Chaque mandarin dans sa province, dans sa ville, est assisté d'un tribunal. Il est impossible que dans une telle administration l'empereur exerce un pouvoir arbitraire. Les lois générales émanent de lui : mais par la constitution du gouvernement il ne peut rien faire sans avoir consulté des hommes élevés dans les lois, et élus par les suffrages. Que l’on se prosterne devant l'empereur comme devant un dieu, que le moindre manque de respect à sa personne soit puni selon la loi comme un sacrilège, cela ne prouve certainement pas un gouvernement despotique et arbitraire. Le gouvernement despotique serait celui où le prince pourrait, sans contrevenir à la loi, ôter à un citoyen les biens, ou la vie, sans forme, et sans autre raison que sa volonté. Or s'il y eut jamais un état dans lequel la vie, l'honneur, et les biens des hommes aient été protégés par les lois, c'est l'empire de la Chine. Plus il y a de grands corps dépositaires de ces lois, moins l'administration est arbitraire ; et si quelquefois le souverain abuse de son pouvoir contre le petit nombre d'hommes qui s'expose à être connu de lui, il ne peut en abuser contre la multitude qui lui est inconnue et qui vit sous la protection des lois. La culture des terres poussée à un point de perfection dont on n'a pas encore approché en Europe, fait assez voir que le peuple n'était pas accablé de ces impôts qui gênent le cultivateur : le grand nombre d’hommes occupés de donner des plaisirs aux autres montre que les villes étaient florissantes autant que les campagnes étaient fertiles. Il n'y avait point de cité dans l'empire où les festins ne fussent accompagnés de spectacles. On n'allait point au théâtre, on faisait venir les théâtres dans sa maison ; l'art de la tragédie, de la comédie était commun sans être perfectionné ; car les chinois n'ont perfectionné aucun des arts de l'esprit, excepté la morale ; mais ils jouissaient avec profusion de ce qu'ils connaissaient : et enfin ils étaient heureux autant que la nature humaine le comporte. Ce bonheur fut suivi vers l'an 1630 de la plus terrible catastrophe, et de la désolation la plus générale. La famille des conquérants tartares descendants de Gengis Khân avait fait ce que tous les conquérants ont tâché de faire ; elle avait affaibli la nation des vainqueurs, afin de ne pas craindre sur le trône des vaincus la même révolution qu'elle y avait faite. Cette dynastie des Ivan ayant été enfin dépossédée par la dynastie Ming, les tartares qui habitèrent au nord de la grande muraille ne furent plus regardés que comme des espèces de sauvages, dont il n'y avait rien ni à espérer ni à craindre. Au-delà de la grande muraille est le royaume de Leao-Tong, incorporé par la famille de Gengis Khân à l'empire de la Chine, et devenu entièrement chinois. Au nord-est de Leao-Tong, étaient quelques hordes de tartares mantchoux, que le vice-roi de Leao-Tong traita durement. Ils firent des représentations hardies, telles qu'on nous dit que les scythes en firent de tout temps depuis l'invasion de Cyrus ; car le génie des peuples est toujours le même, jusqu'à ce qu’une longue oppression les fasse dégénérer. Le gouverneur pour toute réponse fit brûler leurs cabanes, enleva leurs troupeaux, et voulut transplanter les habitants. Alors ces tartares qui étaient libres se choisirent un chef pour faire la guerre. Ce chef nommé Taitsou se fit bientôt roi ; il battit les chinois, entra victorieux dans le Leao-Tong, et prit d'assaut la capitale. Cette guerre se fit comme toutes celles des temps les plus reculés. Les armes à feu étaient inconnues dans cette partie du monde. Les anciennes armes, comme la flèche, la lance, la massue, le cimeterre, étaient en usage : on se servait peu de boucliers et de casques, encore moins de brassards et de bottines de métal. Les fortifications consistaient dans un fossé, un mur, des tours ; on sapait le mur, ou on montait à l'escalade. La seule force du corps devait donner la victoire ; et les tartares accoutumés à dormir en plein champ, devaient avoir l'avantage sur un peuple élevé dans une vie moins dure. Taitsou ce premier chef des hordes tartares étant mort en 1626 dans le commencement de ces conquêtes, son fils Taitsong prit tout d'un coup le titre d’empereur des tartares, et s'égala à l'empereur de la Chine. On dit qu'il savait lire et écrire, et il paraît qu'il reconnaissait un seul dieu, comme les lettrés chinois ; il l'appelait Tien comme eux. Il s'exprime ainsi dans une de ses lettres circulaires aux magistrats des provinces chinoises. Le Tien élève qui lui plait ; il m'a peut-être choisi pour devenir vôtre maître. En effet depuis l’année 1628 le Tien lui fit remporter victoire sur victoire. C'était un homme très habile ; il poliçait son peuple féroce pour le rendre obéissant, et établissait des lois au milieu de la guerre. Il était toujours à la tête de ses troupes ; et l'empereur de la Chine dont le nom est devenu obscur, et qui s'appelait Hoaitsang, restait dans son palais avec ses femmes et ses eunuques : aussi fut-il le dernier empereur du sang chinois ; il n'avait pas su empêcher que Taitsong et ses tartares lui prissent ses provinces du nord ; il n'empêcha pas davantage qu’un mandarin rebelle nommé Listching lui prit celles du midi. Tandis que les tartares ravageaient l’orient et le septentrion de la Chine, ce Listching s'emparait de presque tout le reste. On prétend qu'il avait six cent mille hommes de cavalerie, et quatre cent mille d'infanterie. Il vint avec l'élite de ses troupes aux portes de Pékin, et l'empereur ne sortit jamais de son palais ; il ignorait une partie de ce qui se passait. Listching le rebelle (on l’appelle ainsi parce qu'il ne réussit pas) renvoya à l'empereur deux de ses principaux eunuques faits prisonniers, avec une lettre fort courte par laquelle il l'exhortait à abdiquer l'empire. C'est ici qu'on voit bien ce que c'est que l'orgueil asiatique, et combien il s'accorde avec la mollesse. L'empereur ordonna qu'on coupât la tête aux deux eunuques, pour lui avoir apporté une lettre dans laquelle on lui manquait de respect. On eut beaucoup de peine à lui faire entendre que les têtes des princes du sang et d’une foule de mandarins que Listching avait entre ses mains répondraient de celles de ses deux eunuques. Pendant que l'empereur délibérait sur la réponse, Listching était déjà entré dans Pékin. L'impératrice eut le temps de faire sauver quelques-uns de ses enfants mâles ; après quoi elle s'enferma dans sa chambre, et se pendit. L'empereur y accourut, et ayant fort approuvé cet exemple de fidélité, il exhorta quarante autres femmes qu'il avait à l'imiter. Le père de Mailla jésuite, qui a écrit cette histoire dans Pékin même au siècle passé, prétend que toutes ces femmes obéirent sans réplique ; mais il se peut qu'il y en eût quelques-unes qu'il fallut aider. L'empereur qu'il nous dépeint comme un très bon prince, aperçut après cette exécution sa fille unique âgée de quinze ans, que l'impératrice n’avait pas jugé à propos d'exposer à sortir du palais ; il l'exhorta à se pendre comme sa mère, et ses belles-mères ; mais la princesse n'en voulant rien faire, ce bon prince, ainsi que le dit Mailla, lui donna un grand coup de sabre, et la laissa pour morte. On s'attend qu’un tel père et un tel époux se tuera sur le corps de ses femmes et de sa fille ; mais il alla dans un pavillon hors de la ville pour attendre des nouvelles ; et enfin ayant appris que tout était désespéré, et que Listching était dans son palais, il s'étrangla, et mit fin à un empire et à une vie qu'il n'avait pas osé défendre. Cet étrange événement arriva l’année 1641. C'est sous ce dernier empereur de la race chinoise que les jésuites avaient enfin pénétré dans la cour de Pékin. Le père Adam Schall, natif de Cologne, avait tellement réussit auprès de cet empereur par ses connaissances en physique et en mathématique, qu'il était devenu mandarin. C'était lui qui le premier avait fondu du canon de bronze à la Chine : mais le peu qu'il y en avait à Pékin, et qu'on ne savait pas employer, ne sauva pas l'empire. Le mandarin Schall quitta Pékin avant la révolution. Après la mort de l'empereur, les tartares et les rebelles se disputèrent la Chine. Les tartares étaient unis et aguerris ; les chinois étaient divisés et indisciplinés. Il fallut petit à petit céder tout aux tartares. Leur nation avait pris un caractère de supériorité qui ne dépendait pas de la conduite de leur chef. Il en était comme des arabes de Mahomet, qui furent pendant plus de trois cent ans si redoutables par eux-mêmes. La mort de l'empereur Taitsong, que les tartares perdirent en ce temps-là, ne les empêcha pas de poursuivre leurs conquêtes. Ils élurent un de ses neveux encore enfant : c'est Changti père du célèbre Camg-Hi, sous lequel la religion chrétienne a fait des progrès à la Chine. Ces peuples qui avaient d'abord pris les armes pour défendre leur liberté, ne connaissaient pas le droit héréditaire. Nous voyons que tous les peuples commencent par élire des chefs pour la guerre ; ensuite ces chefs deviennent absolus, excepté chez quelques nations d'Europe. Le droit héréditaire s'établit et devient sacré avec le temps. Une minorité ruine presque toujours des conquérants, et ce fut pendant cette minorité de Changti que les tartares achevèrent de subjuguer la Chine. L’usurpateur Listching fut tué par un autre usurpateur chinois, qui prétendait venger le dernier empereur. On reconnut dans plusieurs provinces des enfants vrais ou faux du dernier prince détrôné et étranglé, comme on avait produit des Demetri en Russie. Des mandarins chinois tâchèrent d'usurper des provinces, et les grands usurpateurs tartares vinrent enfin à bout de tous les petits. Il y eut un général chinois qui arrêta quelque temps leurs progrès, parce qu'il avait quelques canons, soit qu'il les eût des portugais de Macao, soit que le jésuite Schall les eût fait fondre. Il est très remarquable que les tartares dépourvus d'artillerie l'emportèrent à la fin sur ceux qui en avaient : c'était le contraire de ce qui était arrivé dans le nouveau monde, et une preuve de la supériorité des peuples du nord sur ceux du midi. Ce qu'il y a de plus surprenant, c'est que les tartares conquirent pied à pied tout ce vaste empire de la Chine sous deux minorités ; car leur jeune empereur Changti étant mort en 1661 à l'âge de vingt-quatre ans, avant que leur domination fût entièrement affermie, ils élurent son fils Camg-Hi au même âge de huit ans auquel ils avaient élu son père, et ce Camg-Hi a rétabli l'empire de la Chine, ayant été assez sage et assez heureux pour se faire également obéir des chinois et des tartares. Les missionnaires qu'il fit mandarins l'ont loué comme un prince parfait. Quelques voyageurs, et surtout le Gentil, qui n'ont point été mandarins, disent qu'il était d'une avarice sordide et plein de caprices : mais ces détails personnels n'entrent point dans cette peinture générale du monde ; il suffit que l'empire ait été heureux sous ce prince ; c'est par-là qu'il faut regarder et juger les rois. Pendant le cours de cette révolution qui dura plus de trente ans, une des plus grandes mortifications que les chinois éprouvèrent, fut que leurs vainqueurs les obligeaient à se couper les cheveux à la manière tartare. Il y en eut qui aimèrent mieux mourir que de renoncer à leur chevelure. Nous avons vu les moscovites exciter quelques séditions, quand le tzar Pierre Ier les a obligés à se couper leurs barbes, tant la coutume a de force sur le vulgaire. Le temps n'a pas encore confondu la nation conquérante avec le peuple vaincu, comme il est arrivé dans nos Gaules, dans l'Angleterre, et ailleurs. Mais les tartares ayant adopté les lois, les usages et la religion des chinois, les deux nations n'en composeront bientôt qu'une seule. Sous le règne de ce Camg-Hi les missionnaires d'Europe jouirent d'une grande considération ; plusieurs furent logés dans le palais impérial : ils bâtirent des églises ; ils eurent des maisons opulentes. Ils avaient réussi en Amérique, en enseignant à des sauvages les arts nécessaires : ils réussirent à la Chine, en enseignant les arts les plus relevés à une nation spirituelle. Mais bientôt la jalousie corrompit les fruits de leur sagesse, et cet esprit d’inquiétude et de contention, attaché en Europe aux connaissances et aux talents, renversa les plus grands desseins. On fut étonné à la Chine de voir des sages qui n'étaient pas d'accord sur ce qu'ils venaient enseigner, qui se persécutaient et s'anathématisaient réciproquement, qui s'intentaient des procès criminels à Rome, et qui faisaient décider dans des congrégations de cardinaux, si l'empereur de la Chine entendait aussi bien sa langue que des missionnaires venus d'Italie et de France. Ces querelles allèrent si loin, que l'on craignit dans la Chine, ou qu'on feignit de craindre les mêmes troubles qu'on avait essuyés au Japon. Le successeur de Camg-Hi défendit l'exercice de la religion chrétienne, tandis qu'on permettait la musulmane et les différentes sortes de bonzes. Mais cette même cour, sentant le besoin des mathématiques autant que le prétendu danger d'une religion nouvelle, conserva les mathématiciens en imposant silence aux missionnaires. Ce qui mérite bien nôtre attention, c'est le tremblement de terre que la Chine essuya en 1699 sous l'empereur Camg-Hi. Ce phénomène fut plus funeste que celui qui de nos jours a détruit Lima et Lisbonne ; il fit périr, dit-on, environ quatre cent mille hommes. Ces secousses ont dû être fréquentes dans notre globe : la quantité de volcans qui vomissent la fumée et la flamme, font penser que la première écorce de la terre porte sur des gouffres, et qu’elle est remplie de matière inflammable. Il est vraisemblable que nôtre habitation a éprouvé autant de révolutions en physique que la rapacité et l'ambition en a causé parmi les peuples.

Mentioned People (1)

Voltaire  (Paris 1694-1778 Paris) : Schriftsteller, Dramatiker, Philosoph
[Voltaire siehe unter "Literatur : Westen : Frankreich"]

Subjects

History : China : General / Literature : Occident : France / Philosophy : China : Confucianism and Neoconfucianism

Documents (1)

# Year Bibliographical Data Type / Abbreviation Linked Data
1 1756 Voltaire. Essai sur l'histoire générale et sur les moeurs et l'esprit des nations, depuis Charlemagne jusqu'à nos jours. Vol. 1-7. (Genève : Cramer, 1756). (Collection complette des oeuvres de Mr. de Voltaire ; t. 11-17).
Nouv. ed., revue, corrigée & considérablement augmentée. (Amsterdam : Aux Dépens De la Compagnie, 1764).
http://pagesperso-orange.fr/fdomi.fournier/Generalite/Voltaire/Hist_Gene/H_Moeurs_001.htm.
Publication / Volt3