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“D'une Chine à l'autre” (Publication, 1954)

Year

1954

Text

Cartier-Bresson, Henri. D'une Chine à l'autre. [Préf. de Jean-Paul Sartre]. (Paris : Delpire, 1954). = Cartier-Bresson, Henri. China, gestern und heute. (Düsseldorf : Karl Rauch, 1955). [Bericht seiner Reise als Photograph in Beijing, Shanghai und Nanjing]. (Sar2)

Type

Publication

Contributors (2)

Cartier-Bresson, Henri  (Chanteloup-en-Brie 1908-2004 Monjustin, Provence) : Photograph, Regisseur, Schauspieler, Zeichner, Maler

Sartre, Jean-Paul  (Paris 1905-1980 Paris) : Schriftsteller, Philosoph, Dramatiker, Publizist
[Biographische Einträge siehe unter Literatur]

Subjects

Art : Photography

Chronology Entries (1)

# Year Text Linked Data
1 1954 Sartre, Jean-Paul. Préface. In : Cartier-Bresson, Henri. D'une Chine à l'autre [ID D24228].
A l'origine du pittoresque il y a la guerre ef le refus de comprendre l'ennemi : de fait, nos lumières sur l'Asie nous sont venues d'abord de missionnaires irrités et de soldats. Plus tard sont arrivés les voyageurs — commerçants ef touristes — qui sont des militaires refroidis : le pillage se nomme "shopping" et les viols se pratiquent onéreusement dans des boutiques spécialisées. Mais l'attitude de principe n'a pas changé : on tue moins souvent les indigènes mais on les méprise en bloc, ce qui est la forme civilisée du massacre, on goûte l'aristocratique plaisir de compter les séparations. « Je me coupe les cheveux, il natte les siens ; je me sers d'une fourchette, il use de bâtonnets ; j’écris avec une plume d'oie, il trace les caractères avec un pinceau ; j'ai les idées droites, et les siennes sont courbes : avez-vous remarqué qu'il a horreur du mouvement rectiligne, il n'est heureux que si tout va de travers. » Ca s'appelle le jeu des anomalies : si vous en trouvez une de plus, si vous découvrez une nouvelle raison de ne pas comprendre, on vous donnera, dans votre pays, un prix de sensibilité. Ceux qui recomposent ainsi leur semblable comme une mosaïque de différences irréductibles, il ne faut pas s'étonner s'ils se demandent ensuite comment on peut être Chinois.
Enfant, j'étais victime du pittoresque : on avait tout fait pour rendre les Chinois intimidants. On me parlait d'oeufs pourris — ils en étaient friands — d'hommes sciés entre deux planches, de musique fluette ef discordante. Dans le monde qui m'entourait, il y avait des choses et des bêtes qu'on nommait, entre toutes, chinoises : elles étaient menues et terribles, filaient entre les doigts, attaquaient par derrière, éclataient soudain en tintamarres saugrenus, ombres glissant comme des poissons le long d'une vitre d'aquarium, lanternes étouffées, raffinements incroyables et futiles, supplices ingénieux, chapeaux sonnants. Il y avait l'âme chinoise, aussi, dont on me disait simplement qu'elle est impénétrable. "Les Orientaux, vois-tu... " Les nègres ne m'inquiétaient pas : on m'avait appris que c'étaient de bons chiens ; avec eux, on restait entre mammifères. Mais l'Asiatique me faisait peur : comme ces crabes de rizières qui détalent entre deux sillons, comme ces sauterelles qui s'abattent sur la grande plaine et dévastent tout. Nous sommes rois des poissons, des lions, des rats et des singes ; le Chinois est un arthropode supérieur, il règne sur les arthropodes.
Puis vint Michaux qui, le premier, montra le Chinois sans âme ni carapace, la Chine sans lotus ni Loti.
Un quart de siècle plus tard, l'album de Cartier-Bresson achève la démystification.
Il y a des photographes qui poussent à la guerre parce qu'ils font de la littérature. Ils cherchent un Chinois qui ait l'air plus chinois que les autres ; ils finissent par le trouver. Ils lui font prendre une attitude typiquement chinoise et l'entourent de chinoiseries. Qu'ont-ils fixé sur la pellicule? Un Chinois? Non pas : l'Idée chinoise.
Les photos de Cartier-Bresson ne bavardent jamais. Elles ne sont pas des idées : elles nous en donnent. Sans le faire exprès. Ses Chinois déconcertent : la plupart d'entre eux n'ont jamais l'air assez chinois. Homme d'esprit, le touriste se demande comment ils font pour se reconnaître entre eux. Moi, après avoir feuilleté l'album, je me demande plutôt comment nous ferions pour les confondre, pour les ranger tous sous une même rubrique. L'idée chinoise s'éloigne et pâlit : ce n'est plus qu'une appellation commode. Restent des hommes qui se rassemblent en tant qu'hommes. Des présences vivantes et charnelles qui n'ont pas encore reçu leurs appellations contrôlées. Il faut savoir gré à Cartier-Bresson de son nominalisme.
Le pittoresque se réfugie dans les mots. Ce vieil eunuque, si je vous présente par des mots, quel exotisme ! Il vit au monastère, avec d'autres eunuques. Dans un bocal, il conserve précieusement ses 'précieuses' ; du temps que l'impératrice Tseu-hi, l'Aggripine jaune, n'était encore qu'une concubine, certains soirs, il la mettait nue, l'entourait d'un châle pourpre et la portait dans ses bras jusqu'à la couche impériale Impératrice nue, Aggripine concubine – ça rime – châle pourpre, tous ce qu'on peut donner à voir, la réalité. A présent, ouvrez l'album : qu'est-ce que vous voyer d'abord ? une vie qui se défait, un vieil homme. Ce n'est pas l'accident de la castration, c'est l'universelle vieillesse qui lui donne ce visage ridé, ciré ; c'est la vieillesse et non la Chine qui lui a tanné la peau. Il ressemble à une femme ? Peut-être : mais c'est que la différence des sexes tend à s'effacer avec l'âge. Il baisse les yeux cagotement, sournoisement et tend la main pour saisir le billet que lui montre un interprète rieur et blasé. Où sont les lumières de la Cour Impériale ? Où sont les Impératrices d'antan ? Je veux bien qu'il soit eunuque : mais que ferait-il de plus, à son âge, s'il ne l'était pas ? La pittoresque s'efface, adieu la poésie européenne ; ce qui demeure, c'est la vérité matérielle, c'est la misère et l'avidité d'un vieux parasite du régime déchu.
Ce paysan déjeune. Il est venu à la ville pour y vendre les produits de sa terre. A présent, il mange une soupe au riz, en plein air, au milieu des citadins qui l'ignorent, avec une voracité rustique : affamé, las, solitaire, il a des frères, en ce moment même, dans toutes les grandes cités agricoles du monde, depuis le Grec qui pousse ses moutons sur les boulevards d'Athènes jusqu'au Chleuh, descendu de ses montagnes, qui erre dans les rues de Marrakech. Voici d'autres paysans : la faim les a rabattus sur Pékin et ils y sont restés. Que faire dans une capitale sans industrie, quand la technique artisanale exige de longs apprentissages ? Ils conduiront des vélo-taxis. A peine leur avons-nous jeté un coup d'oeil, ces véhicules nous semblent familiers : nous avons eu les nôtres sous l'occupation. Il est vrai qu'ils semblaient moins crasseux. C'est que nous mettons notre crasse ailleurs. Et la misère est la chose du monde la mieux partagée : nous ne manquons pas de misérables. Il est vrai que nous avons perdu l'habitude de les atteler à des carrioles pour leur faire traîner les riches. Ont-ils cessé pour cela d'être nos bêtes de somme ? On les attelle aux machines.
Et qui se fait traîner ? Des Messieurs bien, en chapeau mou et en robe longue, ceux-là même qui feuillettent, pour l'instant des livres, à l'étalage d'un bouquiniste, et qui se réjouissent de savoir lire. Rirez-vous de leur robe ? Alors, il faut rire de nos curés. De leurs chapeaux ? Alors riez de vous-même. L'uniforme de l'élite, là-bas, c'est le feutre et la robe ; chez nous, c'est le complet-veston. De toute façon, ce qui prête à rire, chez eux et chez nous, c'est qu'il y ait des élites, des Messieurs qui soient seuls à savoir lire ou compter et qui portent sur le dos la marque de leur supériorité.
Les images rapprochent les hommes quand elles sont matérialistes ; c'est-à-dire quand elles commencent par le commencement : par les corps, par les besoins, par le travail. Au diable les oeufs pourris et les ailerons de requins : vous dites que ce sont des nourritures exotiques puisque près de Quarante millions de Français en ignorent jusqu'au goût ? Alors ces nourritures sont encore plus exotiques en Chine puisque quatre cents millions de Chinois – ou presque - n'en ont jamais mangé. Quatre cents millions de Chinois qui ont faim, comme les journaliers italiens, qui s'épuisent au travail, comme les paysans français, qui sont exploités par la famille Tchang Kaï-chek, comme les trois-quarts des occidentaux par les grands féodaux du capitalisme. Après celà, bien sûr, nous ne parlons pas leur langue et nous n'avons pas leurs moeurs : mais il sera toujours temps de parler des différences. Ce qui sépare soit s'apprendre ; ce qui rejoint se voit en un clin d'oeil. Cet homme qui vient vers nous, vous devez savoir sur l'heure si vous verrez en lui d'abord un Allemand, un Chinois, un Juif ou d'abord un homme. Et vous déciderez de ce qu vous êtes en décidant de ce qu'il est. Faites de ce coolie une sauterelle chinoise, vous deviendrez dans l'instant une grenouille française. Faites poser vos modèles vous leur donnerez le temps de devenir autres. Autres que vous. Autres que l'homme. Autres que soi. La 'pose' donne l'élite et les parias, les généraux et les Papous, les Bretons bretonnants, les Chinois chinoisants et les dames patronnesses : l'idéal. Les instantanés de Cartier-Bresson attrapent l'homme à toute vitesse sans lui laisser le temps d'être superficiel. Au centième de seconde, nous sommes tous les mêmes, tous au coeur de notre condition humaine.
De cet immense Empire agricole, on ne nous montrera que les villes : les communistes sont maîtres des campagnes. Mais chaque photo nous découvre les maux d'une économie arriérée : artisanat, surpopulation, misère. « Le peuple chinois, dit Michaux, est artisan-né... Tout ce qu'on peut trouver en bricolant, le Chinois l'a trouvé. » C'est vrai : regardez les marchands, leurs visages malicieux et patients, observez les mains, les mains prestes, jamais inoccupées qui roulent deux noix l'une contre l'autre, comme les mains grecques égrenent des chapelets d'ambre ; elles sont faites pour rafistoler et pour subtiliser : « La ruse en Chine n'est nullement alliée au Mal mais à tout, la vertu, c'est ce qu'il y a de mieux combiné. »
Tous combinards, bien sûr, tous artisans, artistes, artificieux. Mais si vous devez croire qu'ils doivent leur astuce à la pigmentation de leur peau, à la forme de leur cervelle ou à leur régime alimentaire, je vous demanderai qui est plus ingénieux, qui est plus débrouillard d'un Chinois ou d'un Napolitain ? Naples contre Pékin : à Chinois, Chinois et demi. Le match nul est probable. A Naples, on nous fera le coup des faux parkers faussement volés, des montres vraiment volées, faussement à ventre, des compteurs truqués ; si vous achetez votre tabac aux revendeurs des rues, Dieu sait ce que vous fumerez. Mais regardez ce marchand qui vend des cigarettes sous la protection d'un Tchang Kai-chek et de deux Sun Yat-sen : son oeil est lourd, sa lèvre tombe ; il semble trop sot pour être indélicat : et pourtant, il a ouvert tous les paquets qu'il expose, il a débourré les cigarettes et les a remplies de détritus qu'il a masqués aux deux bouts, par une pincée de tabac. Industrieux faute d'industrie les uns et les autres passent leur temps à réparer, à soutenir, à contenir, à rattacher, ils bouchent les trous, ils empêchent les murs et les toits de crouler puis, entre deux cataclysmes, ils s'asseyent au bord du trottoir et guettent les riches en dressant des plans compliqués pour leur tirer quelques sous. Leur ingéniosité, leur malhonnêté débonnaire, c'est la misère qui l'explique et l'absence des machines.
Foules d'Asie. Il faut savoir gré à Cartier-Bresson de ne pas s'être mis en tête de nous rendre leur grouillement. Car elles ne grouillent pas, ou si peu : elles s'organisent. Bien sûr, elles envahissent tout, détruisent tout : ces vieilles femmes qui s'avancent à petits pas, à petites courbettes, à petits sourires, ce sont de vieilles servantes, les Déesses-Mères des foules. Qu'une d'elles, timidement entre dans la maison d'un riche, pour visiter une servante, sa nièce ou sa cousine, aussitôt toutes sont là, inexplicablement et pullulent ; la maison est trop petite pour les contenir, les murs s'écroulent. Ces visiteuses innombrables sont particulièrement redoutées par les Américains.
Mais nul n'a le droit de confondre ce pullulement avec une invasion de sauterelles. Les foules chinoises sont organisées : elles occupent les trottoirs et débordent sur la chaussée mais chacun, tout aussitôt, se fait sa place tout en reconnaissant celle de voisin. Voyez ces coiffeurs : ils ont tous leur espace vital et nul ne songe à le leur contester. C'est que cette foule à grandes mailles lâches saigne quand elle se resserre ; à Shanghaï, le gouvernement met de l'or sur le marché, les acheteurs font la queue ; brusque condensation de la multitude. Résultat : sept morts et plusieurs jambes cassées. En Chine, l'homme des foules doit vivre à distance respectueuse et la fameuse politesse chinoise est d'abord une mesure d'extrême urgence pour empêcher l'étouffement. Cartier-Bresson nous fait partout deviner ce pullulement fantôme, morcelé en constellations minuscules, cette menace de mort discrète et omniprésente. Pour moi, qui aime la foule comme la mer, ces multitudes chinoises ne me semblent ni terribles ni même étrangères : elles tuent mais enfouissent les morts en leur sein et boivent le sang comme un buvard boit l'encre : ni vu ni connu. Les nôtres sont plus irritées, plus cruelles : voilà tout ; quand elles se retirent, elles laissent leurs morts derrière elles et les trottoirs abandonnés sont badigeonnés de rouge : c'est l'unique différence.
Aux premières années de ce siècle, le touriste était grand amateur de misère. Le capitaine Carpeaux, fils du sculpteur Carpeaux, regrettait en 1911, qu'un Haussmann chinois eût percé des boulevards dans la ville impériale : « Hélas, qu'a-t-on fait de la grande rue Pékinoise si pittoresquement animée, si délicieusement sale et défoncée ? Où sont tous ces marchands ambulants si extraordinaires devant leurs minuscules étalages de choses sans nom ?... Tout a été chassée, enlevé, abattu, nivelé, les grandes dalles centenaires et cassées sont parties avec les petits marchands crasseux et si curieux »...
Crasseux, délicieusement sales, extraordinaires : voilà tout de même ce que deviennent les hommes sous la poigne de la misère. Et l'on s'en plaindrait ?
Bénis soient le froid et la faim pour avoir dicté tant d'inventions cocasses et de trouvailles saugrenues. Et puis les pauvres sont conservateurs : ils gardent les vieux meubles, les vieux vêtements, les vieux outils, faute de pouvoir les remplacer. On allait chercher dans leur taudis les traditions de la Chine ancienne. Quels fastes dans ces royales guenilles sans oublier les ravissantes arabesques tracées par la crasse sur de jeunes gorges. Avons-nous tant changé ? Nous n'allons plus visiter les pauvres à domicile. On dirait même que nous les évitons. C'est qu'ils exagèrent ; depuis quelques lustres, ils gênent les riches.
Imaginez Barrès à Pékin. Pourquoi pas ? Nous serions en 1908 ; il reviendrait à pas lents d'une maison hospitalière et projetterait d'écrire une 'Bérénice chinoise'. Tout à coup, il s'arrête et regarde à ses pieds un paquet d'étoffe. En Chine, figurez-vous, quand un enfant meurt, on le ficelle dans un drap rouge et on l'abandonne la nuit dans une encoignure, au matin, les tombereaux de la voirie l'emporteront vers la fosse commune. Voilà Barrès tout ému : comment ne s'attendrirait-il pas sur cette coutume jolie ; et quel pur plaisir d'artiste il prend à contempler ces petits tas écarlates qui rehaussent d'une touche vive et gaie la grisaille de l'aube. Près de celui-ci on a déposé un chat crevé. Un chat crevé, un môme crevé : deux petites âmes vaguelettes. Barrès les associe dans une même oraison funèbre et puis il passe à des rapprochements plus distingués : à cette même heure, peut-être, roulé dans une soie pourpre, on emporte vers la couche impériale le beau corps chaud d'une concubine. Un petit corps chaud, un petit corps froid ; sur l'un et l'autre, la même tache de sang. Nous y sommes : du sang, de la volupté, de la mort. Heureux Barrès : il est mort à son tour, emportant dans sa tombe le secret de la bonne conscience. Nous autres, nous avons vu les enfants crever comme des rats dans les bombardements ou dans les camps nazis : quand, dans un prestigieux décor de terre rouge et de palmiers, on nous montre des mouches en train de bouffer les yeux des nouveaux-nés, nous détournons la tête et nous avons la conscience mauvaise. Allez donc expliquer ça ? Dans une ruelle de Naples, un jour, une porte d'écurie s'est ouverte sur une caverne sombre : sur un immense lit nuptial, un bébé de six mois reposait, tout petit, perdu, son visage froncé comme une étoffe, paraissait maquillé : il ressemblait à s'y méprendre au cardinal nonagénaire qui avait dit la messe à Saint-Pierre le dimance précédent. Il était mort. Il m'a suffi d'avoir vu, une fois, cette mort napolitaine, indiscrètement exposée : je me sens incapable d'apprécier à sa valeur le poétique linceul des petits chinois pauvres ; mon regard le traverse et devine un visage ridé, trop jeune pour être enfantin. Il faut croire que nous sommes devenus insensibles : l'idée ne nous vient pas d'évoquer le châle de soie, la chair soyeuse, de la belle Tseu-hi. Nous nous bornons à penser qu'il faut empêcher les enfants de mourir. Et devant ce môme assassiné, déchet du Kuomintang, nous faisons des voeux pour la victoire de la Huitième Armée. Cet album est un faire-part : il annonce la fin du tourisme. Il nous apprend avec ménagement, sans pathétique inutile que la misère a perdu son pittoresque et ne le retrouvera plus jamais.
Elle est là, pourtant, insupportable et discrète. A toutes les pages, elle se manifeste. Par trois opérations élémentaires : porter, fouiller, marauder.
Dans toutes les capitales de misère, les pauvres portent des paquets. Ils ne s'en séparent jamais : quand ils s'asseyent, ils les posent à côté d'eux et les surveillent. Qu'y mettent-ils ? Tout : du bois ramassé dans un parc, à la sauvette, des croûtons de pain, des fils de fer arrachés à une grille, des rognures d'étoffe. Si le fardeau est trop lourd, ils le traînent, brouettes, charrettes à bras. La misère a toujours l'air de déménager à la cloche de bois. A Pékin, à Shanghaï, à Nankin tout le monde tire, tout le monde pousse : ces hommes s'évertuent à faire avancer un charroi ; les voilà sur un pont : la route s'élève, il faut redoubler d'efforts ; des gamins rôdent toujours prêts à donner un coup de main, pour une aumône. Comme le chômeur de 'Deux sous d'espoir' qui se poste au milieu d'une côte et tire par la bride les chevaux de fiacre. Le building du fond, c'est un phare. En haut du phare, il y a l'oeil de l'Occident ; son regard tournant balaye la Chine : on a réservé les trois étages supérieurs aux correspondants de presse étrangers. Comme ils sont haut. Bsaucoup trop haut pour voir ce qui se passe sur terre. Ils dansent au milieu du ciel avec leurs épouses et leurs maîtresses. Pendant ce temps, à ras du sol, les portefaix poussent leurs charrettes et Tchang Kaï-chek se fait battre par les armées communistes. Les Américains ne voient ni les bicoques plates de la Chine, ni les paysans en arme, ni les portefaix. Mais les portefaix n'ont qu'à lever la tête pour voir le phare de l'Amérique.
Dans toutes les capitales de misère, on fouille. On fouille le sol et le sous-sol. On se rassemble autour des poubelles, on se glisse au milieu des décombres : « ce que les autres jettent est à moi ; ce qui ne peut plus leur servir est assez bon pour moi ». Sur un terrin vague, près de Pékin, les ordures s'entassent. Ce sont les déchets des pauvres : ils ont tout passé au crible, ils ont déjà fouillé dans leurs propres détritus : ils n'ont laissé, à regret, que l'immangeable, l'inutilisable, l'innommable, l'immonde. Et pourtant le troupeau est là. A quatre pattes. Chaque jour. Il fouillera tout le jour.
Dans toutes les capitales de misère, on maraude. Est-ce voler ? Non : mais glaner. Ces ballots viennent d'être débarqués. S'ils restent une heure de plus sur le quai, ils vont disparaître. A peine les a-t-on posés, la foule se précipite et les entoure. Chacun tente d'arracher sa poignée de coton. Beaucoup de poignées de coton, glanées jour après jour, cela fait un vêtement. Le regard des femmes, je le reconnais, je l'ai vu à Marseille, à Alger, à Londres, dans les rues de Berlin : il est sérieux, rapide et traqué, l'angoisse s'y mêle à l'avidité. Il faut prendre avant d'être pris. Quand on aura chargé les ballots sur un camion, les gosses courront derrière la voiture, les mains en avant. Pendant ce temps, à Nankin, on tiraille dans les rues. Seul au milieu d'un boulevard, un homme se penche sur un fauteil éventré : il veut en prendre la bourre. S'il ne reçoit pas en plein front une des balles qui sifflent à ses oreilles, il aura glané du combustible pour une seule heure d'une seule journée d'hiver.
Tous les jours, les pauvres creusent, fouillent, glanent. Tous les jours, les artisans répètent leurs mouvements traditionnels ; à toutes les aubes, les officiers font de la gymnastique dans les jardins de la ville interdite, pendant que des fantômes vieillots glissent le long des palais. Tous les matins Pékin recompose son visage de la veille, de la semaine dernière, du millénaire dernier. Chez nous, l'industrie fait éclater tous les cadres ; mais là-bas, pourquoi changerait-on ? Cartier-Bresson a photographié l'éternité.
Fragile éternité : c'est une mélodie toujours recommencée, pour l'arrêter, il faudrait casser le disque. Et justement, on va le casser. L'histoire est aux portes de la ville : au jour le jour, dans les rizières, dans les montagnes et dans la pleine, elle se fait. Encore une journée et puis une journée encore : ce sera fini, le vieux disque volera en éclats. Ces instantanés intemporels sont rigoureusement datés : ils fixent pour toujours les derniers instants de l'Eternel.
Entre le temps circulaire de la vieille Chine et le temps irréversible de la Chine nouvelle, il y a un intermédiaire, une durée gélatineuse également éloignée de l'Histoire et de la répétition : c'est l'attente. La ville a défait la gerbe de ses millions de gestes quotidiens : plus personne ne lime, ne taille, ne gratte, ni ne rogne, ni n'ajuste, ni ne fourbit. Abandonnant leurs petits espaces vitaux, leurs cérémonies, leurs voisins, les gens vont s'entasser, en grosses masses informes, devant les gares, sur les quais. Les maisons se vident. Et les ateliers. Et les marchés. En des lieux excentriques, les foules se rassemblent se resserrent, coagulent ; leurs fines structures s'écrasent. Aux photos aérées du vieux Pékin, des images lourdes et denses succèdent. Attente. Quand elles ne prennent pas l'Histoire en charge, les masses vivent les grandes circonstances comme des attentes interminables. Les masses de Pékin et de Shanghaï ne font pas l'histoire ; elles la subissent. Comme la subissent d'ailleurs les policiers qui les surveillent ; les soldats qui passent au milieu d'elles ; qui reviennent du front, qui ne cessent pas d'en revenir et qui n'y vont jamais, les mandarins qui s'envolent, les généraux qui s'enfuient. Ceux qui la font n'ont jamais vu les grandes villes impériales ; ils ne connaissent que des montagnes et des champs ; dans les champs et dans les montagnes, le sort de la Chine s'est décidé. Pour la première fois, une capitale attend le bon plaisir de la campagne : l'Histoire apparaîtra sous la forme d'un cortège paysan. Les citadins tiennent la campagne pour un espace inerte qui relie les villes entre elles et que les armées parcourent et saccagent jusqu'à ce qu'on ait, dans les villes, décidé de faire la paix. Mais, tout à coup, elle se découvre : c'est de la chair vive, du muscle ; dans le muscle, les villes sont logées comme des grains d'urate. Pourtant, ces foules n'ont pas peur. Là-haut, l'oeil d'Amérique s'affole et tournique. Mais on sait depuis longtemps, à ras de terre, que les communistes ont gagné. Les riches pestent contre Tchang Kaï-chek autant que contre Mao Tse-tung ; les paysans veulent rentrer chez eux : puisque tout est aux mains des communistes, autant les trouver au village qu'à la ville ; les ouvriers et les pauvres commencent à espérer : les mille attentes singuilères du temps de la Répétition se sont rapprochées et fondues en un seul espoir. Le reste de la population fait des processions et prie pour la paix : pour n'importe quelle paix. C'est une manière de tuer le temps : avant de rejoindre les bonzes et de brûler des baguettes de papier, on profite de l'occasion pour régler ses affaires personnelles ; on va, pour son propre compte frotter le nez d'une idole, les filles bréhaignes poussent leur ventre contre le ventre des statues ; après la cérémonie, dans la grande pharmacie près du temple, on achètera les boulettes séchées qui rendent l'ardeur aux maris languissants et réchauffent les pieds des épouses.
Tant que les autorités demeurent à leur poste, la foule reste sous pression. Les flics l'encadrent et la contiennent ; mais, à la différence des nôtres, ils frappent rarement : celui-ci s'impatiente parce qu'on le serre de trop près. Il lève la jambe : va-t-il lancer un coup de pied ? Non, il donne du talon dans une flaque ; éclaboussés, les gens reculeront. Mais les Messieurs du Kuomintang ne tiennent pas en place : ils s'en vont. Il en reste mille. Il en reste cent. Bientôt, il n'en restera plus. Les Messieurs qui ne peuvent s'en aller, les jaunes et les blancs, sont verts de peur. Pendat l'interrègne, les bas instincts de la populace vont se déchaîner : on va piller, violer, assassiner. Du coup, les bourgeois de Shanghaï appellent les communistes de leur voeu : plutôt n'importe quel ordre que la fureur populaire.
Cette fois, c'est fini : les notables sont partis, le dernier flic a disparu ; les bourgeois et la populace restent seuls dans la ville. Pillera, pillera pas ? Foules admirables : quand elles n'ont plus senti le poids du fardeau qui les écrasait, elles ont hésité un instant et puis, peu à peu, se sont décomprimées ; ces grosses masses reviennent à l'état gazeux. Regardez les photos : tout le monde s'est mis à courir. Où vont-ils ? Piller ? Pas même : ils sont entrés dans les belles demeures abandonnées et ils ont fouillé, comme, hier encore, ils fouillaient dans les tas d'ordures. Qu'ont-ils pris ? Presque rien : les lattes du plancher, pour faire du feu. Tout est calme ; qu'ils viennent à présent, les paysans du Nord : ils trouveront une ville en ordre.
Vous rappelez-vous juin 1940 et ces géants funèbres qui fonçaient sur leurs camions, sur leurs chars, à travers Paris désert ? Ca, c'était pittoresque : peu de volupté mais beaucoup de pompe, du sang et de la mort : les Allemands voulaient une victoire cérémonieuse. Ils l'ont eue, et les beaux SS, debout sur les autos camouflées, ressemblaient à des prêtres, à des bourreaux, à des martyrs, à des Martiens, à tout, sauf à des hommes. A présent, ouvrez l'album : enfants et jeunes gens se sont massés sur le passage des vainqueurs ; ils sont amusés, curieux, tranquilles, ils se croisent les bras et regardent. Où est la victoire ? Où est la terreur ? Voici le premier soldat communiste qu'on ait vu à Shanghaï depuis le commencement de la guerre civile : c'est un petit homme au beau visage sombre, qui porte son équipement au bout d'un bâton, comme nos anciens soldats quand ils revenaient de guerre. Ce petit homme épuisé, ces jeunes spectateurs : on pourrait se croire à l'arrivée d'une course à pied. Tournez la page, regardez-les de dos, à présent, les soldats de la Huitième Armée, sous leurs ombrelles, perdus sur une grande avenue de Shanghaï. Ont-ils pris la ville, ces paysans, ou bien est-ce la ville qui va les prendre ? Ils s'asseyent. Sur la chaussée, sur le trottoir, à l'endroit même, où la veille encore, une foule assise les attendait. Elle s'est relevée, cette foule, elle s'est poussée tout contre eux, elle les domine de toute sa taille et elle les regarde. D'ordinaire, les vainqueurs se cachent pour se reposer ; mais ceux-ci, on dirait qu'ils ne se souvient pas d'initimider. Ce sont eux, pourtant, qui ont mis en déroute les troupes du Kuomintang armées par les Américains, ce sont eux qui ont tenu l'armée japonaise en échec. Ils semblent écrasés par les hauts building qui les entourent. La guerre est finie : il faut gagner la paix. Les photos rendent à merveille la solitude et l'angoisse de ces paysans au coeur d'une ville superbe et pourrie. Derrière leurs persiennes les Messieurs reprennent courage : « Nous les mènerons par le bout du nez ».
Il n'a pas fallu très longtemps pour que les Messieurs changent d'avis. Mais c'est une autre histoire et Cartier-Bresson ne nous la raconte pas. Remercions-le d'avoir su nous montrer la plus humaine des victoires, la seule qu'on puisse, sans aucune réserve, aimer.

Cited by (1)

# Year Bibliographical Data Type / Abbreviation Linked Data
1 2007- Worldcat/OCLC Web / WC